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Noël 1956

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Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me le remémorer ?

On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du cinéma. Dans le film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel rien n’est encore visible.

En voyant le ciel de la première heure rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

On passe beaucoup de temps dans les basques de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit riche ou pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du jour qui se lève sur le monde partout pareil.

Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, ce que ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Victor visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps alors qu’un nouveau jour se lève ?

Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère se levait lui aussi avec ces gestes à la fois nonchalants et vaguement énervés signalant prétendument ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

À un autre étage maintenant, nos sœurs se levaient à leur tour et se lavaient, chacune après l’autre mobilisant le lavabo, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon le vieux garçon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant précautionneusement son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les allées goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux et les guichets du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient paletots et manteaux d’hiver, bonnets et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de gens bien coiffés se présentaient, plus ou moins bien lunés et lavés, les cohortes de réfugiés.



EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître)

Commentaires

  • Belle nouvelle la parution prochaine de "L'Enfant prodigue" !

    Joyeux Noël aux résidents de la Désirade, cher JLK.

  • Merci Michèle, et nos voeux chaleureux à vous deux.

  • Magnifique, JLK...Texte magnifique..J'aime ce regard sur le monde.

  • Merci Bertrand, pour ces mots qui me touchent. Et toutes bonnes fêtes en vos confins de la steppe, à fleur de neige.

    Amitiés

    Jls

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