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Notes panoptiques, 2002, II

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J’ai toujours été attiré par la tristesse. Non seulement j’ai le don des larmes, mais j’en ai le goût. Rien là-dedans cependant de la morbidezza. Mais une mélancolie radieuse.

Ce cauchemar, cette nuit, des brouettes de fonte pesant si lourd que les prisonniers du camp ne peuvent les déplacer que vides, me rappelle, je ne sais pourquoi, les saucisses d’Auschwitz.
Je m’attendais à voir quelques baraquements de bois: pas à cette vaste installation industrielle, à ces hauts bâtiments de brique, à ces usines à tuer.
J’avais bien vu, dans Nuit et brouillard, les monceaux de chaussures et les monceaux de jouets, mais je ne m’attendais pas à ces regards des milliers de photos le long des couloirs qui, eux, semblaient nous attendre et nous murmurer tranquillement: «Alors ?»
Alors nous n’avions pas échangé un mot, mon compagnon et moi. Seulement, je me rappelle le petit stand ambulant, là-bas, où se débitaient des saucisses, et dont nous nous étions éloignés avec dégoût en dépit de notre faim.

Il y a, dans Austerlitz de W.G. Sebald, un caractère d'absolue nécessité qu’on ne trouve plus souvent dans la littérature actuelle. Je ne le trouve, à vrai dire, que rarement chez les auteurs français contemporains, sauf peut être du côté des poètes ou des purs prosateurs. Je l’avais trouvé tout jeune chez Cingria et chez Witkiewicz, mes premiers dieux littéraires, ou chez Cendrare et Ramuz. Je l’ai trouvé encore, très fort, chez Thomas Bernhard, mais pas partout. Je le trouve par bribes à chaque page d’Annie Dillard. Je le trouve chez Haldas. Je le trouve partout chez Maurice Chappaz. Je le trouve chez un V.S. Naipaul ou chez le Philip Roth de Patrimoine et de ce qui suit. Je le trouve à chaque page de Seule la mer d’Amos Oz.

Le Nobodaddy de William Blake. Celui que j’appelle Monsieur Dieu et que les Juifs affublent d’un masque de consonnes. Le Père de l’ancêtre de mes couilles. Le papa poule de la poule de Colomb. Ce nom de Dieu de Dieu qui faisait dire à Wells que les blasphèmes de Joyce prouvaient sa foi. Or valsez saucisses philologues...

Rêve érotique cette nuit, avec la sensation de me noyer dans une mare de foutre, l’écoeurante odeur m’étouffant comme une espèce de gaz sirupeux - réellement à vomir.

Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, dernier roman de Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans une certaine forme de passion mimétique - je l’ai moi-même vécu avec G. et je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

Des gens qui ne peuvent pas concevoir le don. Qui se sentiraient diminués par le don. Or je vis tout le contraire: augmenté par le don. Pas affaire de bonne conscience mais de justice.

Joyce.jpgJames Joyce était en littérature comme en religion, disons dans le cabanon des lettres à égale distance du couvent et du bordel. Avec cette ferveur iconoclaste qui n’a pas trompé Wells: vous crachez sur la mitre avec une passion qui vous trahit. Mais vraiment religieux ? Je ne sais pas. Mon sentiment actuel serait: plutôt mystique que religieux, avec un côté kabbaliste.

Proust, Joyce et Céline comme horizon. Cela écume à l’horizon. Me rappelle La Guadeloupe aux vaches solitaires et aux herbages horizontaux, à la frange lointaine desquels la mer des Caraïbes brasillait doucement.

Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même, je pense qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

Quelque chose de Raymond Guérin dans le nouveau livre de Jacques-Etienne Bovard, Le pays de Carole, lié au mélange là-dedans de dur et de doux, d’âpre et de sensible, de très viril et de vulnérable à la fois.

Bovard4.jpgAchevé hier soir la lecture et la prise de notes du Pays de Carole, qui me semble un beau roman de maturation, où l’auteur accomplit une avancée importante, pour son oeuvre, tout en apportant, à ce pays, quelque chose que peu de nos écrivains actuels lui donnent: un sol physique. Ce qui me saisit peut-être le plus, dans ce roman fortement enraciné dans une terre nommée, c’est qu’il impose les noms de celle-ci avec la même aura légendaire qui émane des noms de l’Irlande du sud de John McGahern ou de la Prusse orientale de Günter Grass. Ramuz n’ose même pas, si je ne m’abuse, nommer Lausanne dans Circonstances de la vie, ou alors juste en passant, sans que la ville n’atteigne aucune espèce de consistance. C’est d’ailleurs pareil dans Le pays de Carole, mais on sent Bovard prêt, désormais, à parler de n’importe quelle partie de ce pays, ou de n’importe quelle classe sociale, avec la juste distance. Ce qui manque certes encore à Bovard, c’est la dimension épique, ou la plus large vision historique, enfin la folie russe pourrait-on dire. Mais une certaine dimension obscure se fait jour, très prometteuse, dans les parties les plus intéressantes de ce livre, qui sont aussi les plus troublantes (la scène finale du nettoyage de Carole) ou les plus proches de l’animalité. La perception du sexe, chez le protagoniste apparemment assez conventionnel dans son machisme (je bande donc je suis), est beaucoup plus subtile en réalité qu’il n’y paraît, et le rapport masculin-féminin est rendu par l’auteur dans sa complexité.
Aussi j’aime la densité physique de ce livre, et dans sa perception de tous les éléments. L’arrière-pays du Haut-Jorat n’a jamais été campé avec autant de simple vigueur (même si Roud et Chessex se situent quelques étages au-dessus question langue et pure émotion), le lac est d’une présence en mouvement que je n’ai jamais ressentie avec autant d’intensité lyrique (André Guex, c’est du journalisme ou de la poésie Club Alpin), les ambiances d’abattage ou de cueillette de champignons ne font jamais morceaux choisis mais se fondent naturellement dans la totalité symphonique d’un tableau juste une fois encore. Enfin on a l’impression curieuse de «voir» physiquement chaque personnage, et pas du tout par l’artifice de la photo. Bref, tout ça fait un livre qui fera probablement sourire de travers nos éminences bondieusardes et bourdieusardes de la critique romande, alors qu’un pays peut s'y reconnaître.

Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail à propos de la nature. Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans vanité particulière: comme une évidence qui m’engage.

Travailler beaucoup plus sur l’objet. Pour la lecture, ce sont les notes. Pour la nature, c’est la nature. In vivo et in situ. La danseuse et l’éventail, telle qu’en parle Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek. L’observation et tout ce qui s’ensuit, avec à l’esprit la conscience même vague du principe d’indétermination.

Je me sens, intérieurement, tout à fait icononclaste, et cela s’accentue avec le temps, du moins pour ce qui concerne la photographie. De la même façon, le fond sonore de l’époque m’apparaît de plus en plus comme un terrible dissolvant. Au plus haut niveau de la représentation, je suis contre l’esthétisme à la Winckelmann. Au plus profond, n’ai plus aucun besoin de musique. Les arts plastiques d’aujourd’hui: on n’en parle même pas, sauf quelques peintres des siècles passés, tels Nicolas de Staël, Bacon ou Czapski.

En ce qui concerne Etre sans destin, dont j’ai maintenant (re)lu les deux tiers, je me dis que jamais je n’avais vu la douleur se raconter ainsi, d’une façon aussi candide et pure, sans trace jamais de pathos ou de révolte, sans aucune haine apparente, alors même que se multiplient les détails propres à susciter l’horreur, la compassion et la révolte du lecteur. Surtout, il me semble que l’auteur s’adresse à moi…

Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par des tambours, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision ! Et pas la moindre explication - je me suis donc rendormi tout en me promettant de ne pas manquer mon rendez-vous de ce matin, comme je venais de le faire dans un rêve...
(Paris, en novembre)

Kertesz9.JPGMidi, Tour des Lois de la Bibliothèque nationale François Mitterrand. Il y a une demi-heure que nous attendons Imre Kertesz, en présence d’une foule importante (environ deux cents personnes) où Français et Hongrois se mêlent. Tout à l’heure, je songeais aux années de dèche et de dépression vécues par l’écrivain qui se voit maintenant adulé et accueilli partout, sommé de se prononcer sur tout et n’importe quoi. Or le voici paraître à l’instant, entouré de Françoise Nyssen et de Bertrand Py, ses éditeurs français d’Actes Sud, littéralement assailli par toute sorte de dames bien mises et de messieurs qui doivent appartenir à la bonne société hongroise de Paris. L’homme lui-même a des gestes étrangement lents, comme s’il était gêné, et lorsqu’il s’est assis, je remarque le tremblement de sa main droite qu’il tient, sous la table, appuyée à son genou. Après une brève introduction du remplaçant du directeur de la Bibliothèque nationale, annoncé pour plus tard (si Garcia Marquez avait été l’invité, nul doute qu’il eût trouvé le temps de l’accueillir lui-même...), Martina Wachendorff, responsable de l’édition des oeuvres de Kertsez en français, a très brièvement remercié celui-ci avant de céder la parole au public, au premier rang duquel s’est levé l’historien François Fejtö, immédiatement ovationné. Entre autres formules de politesse à la manière mitteleuropéenne, Fejtö a remercié son compatriote d’avoir revivifié si merveilleusement leur langue commune, ensuite de quoi les questions et les réponses se sont succédées. Le mufle de service (un confrère de la télévision) n’a pas manqué de lui demander si, «lui qui était un résistant», il n’avait pas été tenté de refuser le Nobel comme l’avaient fait d’autres lauréats, et non des moindres ? Mais Kertesz a l’habitude de la mauvaise foi sous tous ses aspects - il suffit de lire Le refus pour s’en convaincre -, et il a très gentiment désamorcé la question en affirmant qu’il avait eu la chance de travailler des années durant sans être connu, que certes il aurait su que faire de l’argent du Nobel entre trente et cinquante ans, mais qu’en somme il avait échappé aux retombées négatives de cette élection telles que les ont subies Pasternak ou Brodski. Alors que plusieurs voix soulignaient l’incroyable «naïveté» du protagoniste d’Etre et destin, j’ai cru bon de dire, pour ma part, que cette apparente naïveté allait de pair avec un apprentissage d’autant plus terrible et, pour le lecteur, aboutissait à une «leçon de vie» qui faisait de lui-même, comme par retournement, une espèce d’enfant démuni. C’est d’ailleurs exactement en ces termes que le garçon, revenant à Budapest, désigne ceux qui l’interrogent, qui lui semblent réagir de manière puérile à ses explications de vieillard avant l’âge... Ensuite de quoi j’ai demandé à Kertesz lui-même de s’expliquer sur ce qu’il entend, à la fin du journal intitulé Un autre, quand il parle de la conception de la mort de l’homme moderne, désormais toujours plus ou moins liée à Auschwitz. Sans aucun pathos, il m’a alors répondu qu’il avait vécu la mort de deux façons à Buchenwald, d’abord en voyant les autres mourir, ensuite en éprouvant sa propre fin toute proche, et tout aussitôt je me suis rappelé Les révélations de la mort de Chestov que j’ai tant lues et relues...

Me serais-je trouvé plus à l’aise à vivre mes jeunes années dans la première moitié du XXe siècle, à l’époque de Proust et de Cendrars, de Claudel et de Cingria, que dans cette période qu’il faut bien dire du déclin de la littérature ? En vérité, et cela m’est de plus en plus évident: que c’est tout ce qui est encore à venir qui m’intéresse aujourd’hui, convaincu que je suis que la vie qui vient nous donnera encore matière à pas mal de livres. Depuis une année, j’ai découvert les oeuvres d’Annie Dillard, de W.G. Sebald et d’Imre Kertesz, dont je sens qu’elles vont m’accompagner durant un bon bout de chemin. Pas un écrivain français ne m’a apporté ce que ceux-là m’ont donné, mais nous en sommes exactement là: au temps d’une basse époque de la littérature française, compensée par la vitalité de nombreux auteurs «étrangers», tels Philip Roth ou Amos Oz, V.S. Naipaul ou Antonio Lobo Antunes, entre autres.

Ciel gris. Froideur mouillée sur Paris. Jambes très douloureuses au réveil, mais tout de suite je m’éloigne de mon corps en me rappelant le corps supplicié du garçon de Buchenwald et celui de la petite Louise. En fin de matinée, le retour des tambours sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard qui ne pouvait qu’être celui d’Alexandre Dumas, transporté de je ne sais où au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises. A l’ère de Beigbeder et de Loana, double face de la même catin médiatique, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit - rien n’est donc perdu.

Imre Kertesz dans Un autre: «N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître (...) N’oublie pas la promesse que cette vie contient». Où la littérature devient (rêve de Wittgenstein) absolument littérale. Plus rien que des objets de clarté. Ma répulsion naturelle et de toujours envers toute forme d’ésotérisme ou de Kabbale - toujours fui toute société secrète et tout langage chiffré, de René Char dont j'étais fou à dix-huit ans aux mystiques de tous les siècles (à l’instant j’écris à la table du Relais-Odéon où François crayonnait ses portraits, un soir de 1994, jusqu’au moment où nos regards se sont croisés).

Me vient l’idée que tout ce qui est industriel pour rien, mort pour rien, plaisir pour rien, participe du plan d’Auschwitz. En cela qu’Auschwitz est fondateur et inimitable. En cela qu’Auschwitz se distingue absolument du Goulag.

Je lis La douleur de Marguerite Duras, récit de l’attente, du retour puis de la lente résurrection de Robert Antelme, père de son premier enfant mort-né et figure dominante de toute son existence, auteur en outre de L’Espèce humaine, dont j’ai entendu parler pour la première fois l’autre matin, par un interlocuteur d’Imre Kertesz, où le déporté fait le bilan de ce qu’il a vécu à Dachau et à Buchenwald. Curieux de voir comment, depuis quelque temps, Auschwitz me revient en pleine gueule - le moment aussi de lire enfin Etty Hillesum.

Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus de cette vieille ganache d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes notes initiales (vers 1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. Me revient du coup le souvenir (qu’il m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père militariste (il était commandant instructeur à l’armée) et fasciste de ma bonne amie et vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, qui crachait à chaque fois qu’il le croisait...

Hitler3.jpgJ’ai (re)commencé ce soir de lire sérieusement Mein Kampf, et je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt car j’aurais eu, alors, des arguments pour étayer mon sentiment que le personnage d’Hitler, montré par Tabori, est exagérément caricatural et faible, jamais vraiment inquiétant en tout cas. Or il en va tout autrement du véritable auteur de Mein Kampf, dont l’intelligence volontariste, à la fois bornée et résolue, distille page après page une haine croissante qui, elle, a de quoi faire froid dans le dos. C’est véritablement là que s’observe la genèse et le développement d’un ressentiment érigé en ligne de vie. A l’origine, Adolf est un jeune homme qui s’est opposé très tôt à son père, qu’il vénère par ailleurs (notera-t-il en tout cas après la mort du vieux), et qui prétendait faire de lui un fonctionnaire. Sa mère (bien-aimée) prendra le relais, mais il n’aura pas à lui faire de peine longtemps puisqu’elle meurt à son tour, laissant tout seul un garçon sûr de lui, très porté déjà sur les palabres et les balades par monts et vaux, adepte de la vie saine et tôt imbu de nationalisme allemand. Avant même qu’il ne débarque à Vienne (à seize, dix-sept ans) son thème est là: Allemand d’Autriche, il enrage de voir les Habsbourg laisser se «dégermaniser» l’Autriche au profit des Slaves, et ne jure que par l’empereur d’Allemagne. Après qu’il a raté son examen à l’Académie des beaux-arts de Vienne, première expérience du doute sur soi-même à son propre aveu, où on lui explique qu’il aurait de meilleures dispositions pour l’architecture que pour la peinture (à moins que ce ne soit lui qui essaie de s’en persuader), il va travailler sur des chantiers et c’est là qu’il découvrira le «peuple» et ceux qui essaient,selon lui, de l’abuser par leurs sophismes, à savoir les sociaux-démocrates et, en sous-main, les juifs.
Hitler est loin d’être l’imbécile hystérique et grossier qui apparaît dans l’interprétation de John Arnold. C’est un type plutôt conventionnel et même assez rigoureux, du point de vue moral, qui est en quête d’une humanité saine, laquelle doit être conduite, sous peine de s’égarer, par un véritable Chef honnête et vertueux.

Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques («des machines électorales complètement incapables de produire un sens collectif») ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides, et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, aussi, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

medium_Bernhard.jpgRetour à Thomas Bernhard, auquel est consacrée tout un cahier du style de L’Herne; et tout de suite je me retrouve partagé entre l’intérêt et l’agacement, notamment à la lecture d’un long entretien au Braünerhof, où il ne cesse de contredire et de malmener son interlocuteur, qui me semble un bien grand imbécile de subir de telles insultes - quitte à déclarer, dans le post-scriptum de son «exclusivité», que TB faisait ainsi du Thomas Bernhard «sur commande». Est-ce le prix du génie ? Je ne crois pas. Je crois que Proust était très courtois avec ses interlocuteurs, et Céline lui-même ne se permettait pas d’être mufle. Par ailleurs, je ne pense pas que TB soit un génie. Un talent fou, sans doute, et un personnage certes émouvant et pur, dans son intransigeance, mais un raseur, aussi, à bien des égards. Un type «qui a souffert» est-il automatiquement justifié de tout piétiner ? Je ne crois pas. Ce côté Schopenhauer me rebute, comme chez Antonin. Cette façon puérile de piétiner ses jouets. Non, je ne veux pas, je ne veux rien, na: tu es vilain, tout est vilain, na. Non: ça ne passe pas. Des claques.

En lisant Tracteur de Heiner Müller, que j’avais fort mal jugé sur la première pièce que j’ai vue de lui, La mission, il y a de ça une dizaine d’années, l’écrivain m’apparaît de plus en plus comme un poète important, qu’on pourrait dire de la face sombre de notre époque. Des moments saisissants dans cette évocation de l’immédiat après-guerre, ou de jeunes machinistes sont invités à tracer les sillons de demain dans des champs encore pleins de mines. J’ai toujours senti quelque chose d’équivoque chez Müller, qui a tout de même pactisé avec un Etat totalitaire (ce qui ne semble pas gêner du tout nos têtes pensantes), mais en même temps il y a chez lui une authentique vision tragique et cela me touche.


medium_Wittgenstein.jpgTrès instructif de voir comment, dans les deux préfaces aux Remarques mêlées de Wittgenstein, messieurs les spécialistes s’évertuent à écarter le lecteur non diplômé ès philosophie, affirmant que ces pages ne peuvent être lues sans référence obligatoires à l’ensemble de l’oeuvre. C’est tout simplement se moquer de l’honnête homme, car celui-ci trouvera là-dedans de quoi faire son miel à propos de mille sujets intéressants (la musique et la religion, le travail et la compréhension, la poésie et la religion, ainsi de suite) et sans qu’il lui soit besoin d’étudier les ouvrages techniques du logicien. 

Place des héros de Thomas Bernhard, sa grande pièce scandaleuse, ne me fait pas, à vrai dire, une impression bien profonde. Un professeur juif autrichien s’est suicidé, on l’enterre et la parole est donnée à sa gouvernante - la personne qui comptait vraiment pour lui -, ses filles et son frère, autre professeur à la fois plus radical et mieux fait pour survivre dans ce triste monde. Bien entendu, la charge contre l’Autriche, intégralement nazie, et l’Europe, intégralement nazie, contre les socialistes autrichiens, intégralement nuls, et contre tous les autres partis autrichiens, évidemment pires que le parti socialiste, contre Vienne qui pue et contre le monde entier qui schlingue, la charge donc est virulente, mais une fois de plus je me dis que cette accumulation d’invectives finit par se diluer dans l’insignifiance, conformément à la pensée de je ne sais plus qui selon laquelle toute exagération est insignifiante. Mais peut-être suis-je injuste ? De fait, TB dit tout de même des choses là-dedans, et surtout il filtre des sentiments et des émotions qui s’incarnent peut-être, sur scène, mieux qu’à simple lecture ? J’attends de voir...

C’est aujourd’hui l’anniversaire de maman, et la première fois que je ne puis le lui souhaiter. J’y pense avec mélancolie et vais me lancer, ces jours, dans la composition de la préface aux Passions partagées, qui racontera ses derniers jours et amorcera ma grande remémoration à partir de scènes de la vie qui nous fut commune.
La première phrase m’en est venue l’autre soir dans le parking souterrain de la gare, que j’ai notée sur un bout de papier: «C’était une belle nuit d’été, la cathédrale semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des toits de la ville, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée.»
Oui, ce sera quelque chose de ce genre, dans une forme à la fois simple et coulante, qui marquera bien l’appel de tout le livre. Je voudrais un texte de la musicalité intérieure de Tous les jours mourir, qui fût à la fois une introduction à mes lectures du monde et une sorte de douce remémoration de nos naissances et de nos renaissances.

Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

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