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Découverte de Sacha Sperling

 

Sacha3.jpgEn lisant Mes illusions donnent sur la cour. Dans la filiation de Bret Easton Ellis...

Un compère me parlait avant- hier soir d’un jeune écrivain de dix-huit ans qu’il fallait lire absolument, LE phénomène du moment, une espèce de Sagan au masculin, dont il était question l’autre matin sur France-Culture.

Or, je me méfie de ce genre de « révélations», surtout que Beigbeder y serait déjà allé de son coup de clairon, mais je vais voir sur la grille de France-Culture, sans rien y trouver. Puis mon compère l’identifie en librairie hier après-midi: son nom est Sacha Sperling, et le titre de son roman: Mes illusions donnent sur la cour. Du coup, je lui dis de l’acheter, et dès son retour à La Désirade  je commence de lire Mes illusions donnent sur la cour, beau titre à la Carver, dont la première page me rappelle, par sa netteté mélancolique et son objectivisme sensible, les premières pages de Moins que zero de Bret Easton Ellis. Puis cela devient autre chose : cela devient un récit personnel au ton unique, délicat et subtil, précis et poreux, très mûr de perception émotive et pour ainsi dire implacable par son regard et ses constats, comme un regard d’enfant découvrant l’énormité fragile du monde et que quelque chose va basculer dans sa vie; et de fait on est bientôt pris par ce qui se passe, d'un constat à un autre constat, dans ce roman de Sacha Sperling qu’on sent aller, de phrase nette en phrase nette, avec une espèce de tendre et lancinante honnêteté, vers la vie comme elle est quand on y entre - et maintenant, réellement pris, comme on dit: scotché par le premier roman de ce grave gamin, après avoir noté cette phrase de la page 31, «Un jour j’ai arrêté de considérer ma mère comme ma mère. Je ne sais pas comment ça s’est fait. Ce jour-là, j’ai véritablement commencé de l’aimer… », j'ai poursuivi ma lecture, achevée tout à l'heure.

Il ne faut pas oublier, dès la première phrase de ce livre, que s'y exprime un adolescent de  14 ans: "Je n'avais aucune idée de la mélancolie que pouvait m'inspirer un ciel d'été, si bleu soit-il. Le silence est trop lourd quand on attend quelqu'un, certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment.

Un gosse de 14 ans peut-il s'exprimer ainsi ? Un adolescent peut-il dire "certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment ?" La question implique aussitôt la vraisemblance psychologique de cette confession d'un enfant du siècle, qui traite d'une matière vécue par Sacha Winter à 14 ans et que transcrit Sacha Sperling à 18 ans, en indiquant précisément, à la fin du roman, que le récit de Sacha Winter est peut-être un "mensonge" qui lui permet d'affronter sa vie. 

Ladite vie pourrait  être résumée à la dérive d'un jeune en mal d'amour, plus ou moins rejeté par un père qui a raté son Mai 68 sans réussir à assumer sa paternité, et qui n'entrera jamais dans la vie de Sacha, et une mère adorable qui lui donne tout, à commencer par une affection sans bornes, sans l'empêcher de s'enfoncer peu à peu dans l'angoisse nihiliste, puis dans la coke et l'autodestruction. Un seul appui existentiel permet à Sacha Winter d'affronter la réalité: sa complicitié amicale, puis amoureuse, avec son alter ego Augustin, qui flotte comme lui entre fêtes et baises confuses, plaisirs improbables et nuits magnétiques scandées par la drogue et la violence musicale.

Dans les grandes largeurs, le roman évoque le milieu et les comportements des Kids de Larry Clark, avec une scène qui rappelle presque photographiquement la dernière séquence de sexe "innocent" de Ken Park où les deux garçons se partagent la même fille. Le même climat d'innocence acide et de déspérance baigne d'ailleurs Mes illusions donnent sur la cour, rappelant aussi les nouvelles d'Informers, premier recueil de Bret Easton Ellis traduit sous le titre de Zombies, dont on retrouve notamment les observations portées par le narrateur sur ses relations avec son père.

À la fin du récit de Sacha Winter, le romancier le vire gentiment pour se retrouver avec le lecteur auquel il dit ceci: "Sachez que ce qu'il vous a raconté est probablement faux puisque la vérité l'a toujours effrayé. Il est plus facile pour lui de romancer une réalité médiocre".

Or, si la réalité ressaisie par le romancier est effectivement "médiocre", comme tant de confessions de jeunes écrivains déballant leur feuilleton imbibé de sexe, de drogue et de rock'n'roll, la modulation littéraire de ces thèmes, l'écriture à proprement parler, le "montage" du roman, et plus encore la vérité de celui-ci, les sentiments qu'il filtre avec une incomparable attention, les dialogues qui en découlent avec tant de justesse, et le point de vue de Sacha (Sacha Winter autant que Sacha Sperling) sur le monde, l'expression du manque d'amour de toute une prime jeunesse riche et frustrée à la fois, inassouvie en dépit de sa liberté, formatée pour jouir mais trop souvent à vide - toutes ces composantes sont ressaisies avec une rigueur et une justesse, du point de vue de l'expression formelle, qui impressionne et réjouit.

On ne criera pas au chef-d'oeuvre, crainte de ne pas être juste, précisément. Sacha Sperling n'est pas le nouveau Radiguet ni le nouveau Sagan non plus, même si ses coups de sonde dans le coeur humain et les mécanismes sociaux dénotent une pénétration aussi aiguë que ces deux autres romanciers si précoces. Il est à espérer qu'il résiste au succès plus que probable de son livre, mais le sérieux de son travail, sans une fausse note me semble-t-il,  fait augurer de la meilleure évolution. 

Enfin il faut signaler la poésie profonde de ce roman, et ses échappées de lyrisme urbain, rappelant là aussi quelques Américains, tels Raymond Carver ou John Cheever, en plus fragile évidemment: "Les jeunes aux yeux vermillon se sont arrêtés. Ils regardent le ciel avec angoisse. Un instant on peut sentir le poids du monde sur leurs épaules. Le trop grand poids du monde. À l'heure où tout devient plus sombre, il nous faut rapidement nous regarder en face.".

Or ce  "regarder en face", sur un ton plus cassant, lui fera dire un peu plus loin: "Tes plaisirs sont des trêves, faciles et rapides. Tu as tout et pourtant tu te retrouves peu à peu le coeur vide et la tête pleine d'images violentes qui seules peuvent te rappeler que tu es en vie".

Et quelle force, quelle finesse et quelle justesse une fois encore, notamment dans la déchirante évocation finale de l'amer constat de tout ce qui sépare désormais Sacha et Augustin, sur fond de veulerie et de drogue, d'enfance fracassée. Au demeurant, si Sacha Winter en tire l'amer constat: "Devenir adulte, c'est admettre qu'on va mourir, non ?", il n'est pas certain (d'ailleurs rien n'est certain dans ce roman de l'hésitation) que ce soit le dernier mot de Sacha Sperling, qui n'a jamais quitté le "côté de la vie"...

Sacha5.jpgSacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 265p.

Commentaires

  • Je suis tombé par hasard sur votre article, comme je me suis surpris à lire ce roman, prêté par un ami. Il m'a paru touchant, mais je suis assez d'accord sur ce point que vous soulignez: le narrateur écrit avec une maturité parfaitement déstabilisante pour ses 14 ans... C'est assez déroutant cette sensation d'avoir à faire à un jeune garçon mûr et attiré par ce qui peux le détruire. J'écris également, même si je ne suis ni 'fils de', ni 'petit ado parisien qui s'ennuie'.
    Je vous laisse le lien vers mon blog: dadoonino82.skyrock.com
    Je crois que votre avis peut être parfaitement constructif.

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