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  • Que la mort n'existe pas


    Lecture de Cosmos incorporated (7)

    J’étais en train de lire la fin de Cosmos incorporated en écoutant le Te Deum d’Arvo Pärt lorsque je suis tombé sur ces mots : « Vous savez bien que la mort n’existe pas ». Le contexte du chapitre dans lequel ces mots sont prononcés, autant que le fait que ces mots constituent le titre exact (Que la mort n’existe pas) de la dernière partie de mon propre dernier livre paru, Les passions partagées, où j’évoque les derniers jours et l’agonie de ma mère - tout cela m’a plongé dans un mélange de profonde mélancolie et de joie paradoxale, lesquelles  imprègnent aussi bien les cinquante dernières pages de ce livre complètement renversant, où je lisais encore une page plus loin «l’Amour tue la Mort, l’Amour est capable de vous rendre insensible, non à lui-même mais à son antimonde, à ce qui n’est pas réel, et qui pourtant modèle la réalité du monde. Seul l’Amour est réel… »
    Et de fait, malgré les multiples « prodiges » que ploie et déploie la narration follement complexe et non moins cohérente du roman de Maurice G. Dantec, qu’on pourrait dire une fiction nourrie de conjectures scientifiques plus encore que de la science fiction, c’est bel et bien de réalité qu’il s’agit là, en tout cas c’est ainsi que je le perçois, à la fois physiquement et métaphysiquement, comme je ne l'ai perçu chez aucun autre écrivain à ce point d’incandescence et de vertige depuis Witkiewcicz, génial visonnaire polonais des années 20 dont la conception de l'humanité future aliénée et massifiée restait essentiellement mécaniste dans son catastrophisme, sans rien de la composante poétique, religieuse et mystique des projections imaginaires de Dantec.
    J’avais pensé naguère, en lisant les déclarations de celui-ci dans les journaux, que sa position spirituelle affichée de "chrétien sioniste" relevait de l’idéologie d’emprunt ou du plaquage de pacotille, mais il n’en est rien : c’est visiblement un vrai converti, sous ses dehors d'allumé sauvage, qui emprunte autant au réalisme pur et dur de Thomas d’Aquin qu’aux positions de rupture d'un Giordano Bruno et à toutes sortes de visionnaires mystiques de l’Ancien Testament ou des premiers siècles et du Moyen Âge, via l’Apocalypse, pour fonder une approche trinitaire de la réalité, proche aussi de celle d'un Chesterton. Là-dessus, comme la lecture du monde de Dantec est très nourrie aussi de culture scientifique et littéraire, de spéculations sociales ou géopolitiques (les plus discutables à mes yeux), sans parler de ses multiples références de fan de rock, cet extravagant cocktail peut faire apparaître son discours "théologique" comme du pipeau folky.
    Or il n’en est rien: ce livre se tient sans donner dans le catéchisme tocard, comme sur un système de toupies vrombissantes, ou comme une féerie de sphères de sens et de "sons", tant au niveau de sa narration « triviale » qu’à celui de ses multiples résonances morales, poétiques ou téléologiques. Sa dernière partie, malgré sa vision catastrophiste que ma nature débonnaire refuse absolument d’admettre, est même poignante d’humanité, et notamment quand il évoque la naissance de l'enfant orphelin voué au désastreux à-venir, décrit la mort "réelle" du cher Plotkine, parle de « la beauté intrinsèque que ne parvenaient pas à souiller les abominations de l’homme » ou, tout à la fin, à propos du « texte » qu’il reste virtuellement au dernier écrivain vivant d'écrire « dans la clameur atroce des tueries et le vacarme tonitruant des foules livrées à elles-mêmes », quand il évoque cette ultime voix sur Terre «qui fait de chacun d’entre nous autre chose qu’une routine dans le programme, autre chose qu’une boîte dans un ensemble infini de boîtes, autre chose qu’une machine dans la mégamachine", avant de conclure que "cette voix, c’est tout ce que l’humanité n’ose pas se dire, tout ce dont l’humain ne veut pas entendre parler, c’est-à-dire lui-même et ses atroces défaillances», cette voix qui est de l’Origine et « qui permet au monde de se faire », cette voix censée se taire à la fin de Cosmos incorporated et dont la modulation du livre fait espérer, sinon prouve précisément le contraire…

  • Plutôt rien

    Le Weyergans "tant attendu"

    A La Désirade, ce vendredi 30 septembre. - La France aime toujours la littérature, écrire un livre semble plus que jamais y signaler un « supplément d’âme », et même le personnage de l’écrivain qui n’écrit pas - l’écrivain « empêché », comme on dit,  y jouit d’une sorte de prestige, d’autant plus que toute Française ou tout Français se sent un peu dans ce cas, rêvant d’écrire un jour « son » roman et préparant, dans son bain, les réponses qu’elle ou il fera tantôt à Patrick Poivre d’Arvor ou à Guillaume Durand, après la parution de l’ouvrage rêvé chez Grasset.
    Chez Grasset justement vient de paraître le dernier roman longtemps « empêché » de François Weyergans, le type de l’écrivain en difficulté, à propos duquel ses proches ont toujours un peu peur (il est si fragile, le pôvchéri), et que Madame Public, quand elle lira enfin ce roman « que tout le monde attendait », n’aura de cesse de prendre dans ses bras pour le consoler.
    Dans Trois jours chez ma mère, François Weyergans explique comment François Weyergraf (son double romanesque, n’est-ce pas) n’arrive pas à écrire les divers romans (dont un qui parle de volcans) pour lesquels il a déjà reçu des à-valoir, et comment il est en train d’écrire Trois jours chez ma mère. Est-ce intéressant ? Pas moins que la voisine qui vous explique comment apprêter le homard à la nage ou le voisin qui vous confie, sous l’effet d’alcools divers, que sa femme accoutume de le branler dans les trains. Cela fait-il un livre ? Pas plus que la matière des chroniques de Bernard Frank en feraient des chroniques, sans le ton de Bernard Frank. Car François Weyergans a un ton. Et puis il a de l’humour, François Weyergans. Cela fait déjà deux bons points de plus qu’à Marc Levy, à cela près que celui-ci est mieux mal rasé que Weyergans et qu’il sait comme filer une intrigue combinant l’Amour, genre Love story, et le Drame, genre Urgences. Ainsi est-il douteux que Spielberg propose jamais à Weyergans de tirer un film de Trois jours chez ma mère. Celui-ci, en revanche, aura droit à une belle grande chronique de Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Obs, où un élégant parallèle sera tiré entre ce livre « tellement attendu » et le fameux Paludes de Gide, vous savez, ce roman d’un auteur en train d’écrire Paludes
    Je suis, pour ma part, en train d’écrire n’importe quoi du fait d’une putain d’insomnie. J’ai dû relancer le chauffage tout à l’heure sur la position Hiver. Mes femmes vont partir ce matin pour le Midi tandis que je resterai à la niche comme un bon chien avec mon compère Fellow. Je vais passer trois jours avec mon chien. Trois jours avec mon chien: voilà le titre d’un roman dont l’écriture me demandera bien trois jours aussi…

    François Weyergans. Trois jours chez ma mère. Grasset, 263p.

  • Petites aubes d'enfance

    Du cirque d'automne et de Thomas Wolfe

    A La Désirade, ce jeudi 29 septembre. – Les éléphants sont arrivés ce matin à Bellerive, sur la place du cirque jouxtant la plage fermée depuis peu. Ils étaient sept, encadrés de cornacs indiens, et cette apparition, au bord du lac embrumé, dans les premiers froids de la saison morte, m’a soudain rappelé l’évocation que Thomas Wolfe fait des petites aubes où, vendant son lot de journaux avant de se rendre à l’école, il assistait au montage du cirque dans sa petite ville d’Altamont, telle qu’on la trouve dans l’une des nouvelles de From Death to Morning (De la mort au matin), sous le titre de Circus at Dawn et commençant ainsi : « Thre were times in early autumn – in September – when the greater circuses would come to town – The Ringling Brothers, Robinson’s, and Barnum and Bailey shows, and when I was a route-boy on the morning paper, on those mornings when the circus would be coming in I would rush madly through my route in the cool and thrilling darkness that comes just before break of day, and then I would go back home and get my brother out of bed. »
    Ce souvenir du garçon courant chercher son frère à travers les ténèbres d’avant l’aube pour vivre avec lui l’arrivée des gens du cirque est immédiatement suivi d’une des ces scènes pleines de haut lyrisme mélancolique dont l’œuvre de Thomas Wolfe regorge : « Talking in low excited voices we would walk rapidly back toward town under the rustle of September leaves, in cool streets just grayed now with that still, that unearthly and magical first light of day which seems suddenly to re-discover the great earth out of darkness, so that the earth emerges with an awful, a glorious sculptural stillness, and one looks out with a feeling of joy and disbelief, as the first men on this earth must have done, for to see this happen is one of the things that men will remember out of life forever and think of as they die… »
    L’arrivée des éléphants, ce matin, au milieu des voitures bloquées, n’avait rien de cette magie crépusculaire ni de cette grandeur muette du silence matinal, mais la présence d’une petite troupe d’enfants escortant les sept sages m’a fait sourire à l’idée que, dans une trentaine ou une quarantaine d’années, cette matinée revivrait peut-être dans quelques mémoires comme un moment sauvé de la grisaille des jours…

  • L’Enfant-Machine ou l’Ennemi



    Lecture de Cosmos incorporated (6)

    Il est assez rare, par les temps qui courent, de se trouver en présence d’un génie créateur en activité (comme on le dirait d'un volcan), mais c’est exactement l’impression que me fait, en crescendo, la lecture de Cosmos incorporated, dont la réflexion qu’il développe sur l’à-venir de l’humanité, sur le Mal qui la menace d’anéantissement et sur le mystère de l’Être, me paraît sans équivalent dans le roman contemporain. Ce livre peut donner l’impression d’un fumeux échafaudage de conjectures techno-scientifiques et de spéculations mystico-philosophiques, voire d’indigeste brouet mêlant rogatons de contre-culture (de Burroughs aux Stooges), visions catastrophistes et relents de théologie patristique, dans le genre bric-à-brac new age, mais une lecture sérieuse révèle, je crois, un livre sérieux. Sans même parler de l’artefact, signalant une incroyable maestria dans la combinatoire narrative, c’est un livre qui danse en même temps qu’il pense, illustrant de manière presque ingénue (c’est le fait du genre investi, avec tout le décorum propre à la SF de haute volée, genre Frank Herbert ou Philip K. Dick) une réflexion aux fondements sûrs et des intuitions de véritable poète, au sens d'une poétique cristallisant tous les savoirs, au cap extrême de l’Aporie.
    Sous le titre de Process, la troisième partie de Cosmos incorporated introduit le personnage de l’Homme-Machine, planqué dans le dôme sommital de l’Hôtel Laïka, dans la forme d’un spectre d’enfant doté de tous les sexes et de 99 noms virtuels, le 100e étant à deviner par le lecteur féru en démonologie… On peut y voir en effet l’incarnation du Non-être (celui qui disperse) qui n’a plus de sexualité, juste bon à l’assouvissement virtuel par "actes absurdes" de son gardien pédophile, ni de nom personnel, l’Enfant-Machine étant la métaphore de l'Innommé ou de ce que Maurice Blanchot appelait « l’indestructible infiniment détruit ».
    Un chroniqueur distrait des Inrockuptibles a cru voir dans ce livre un illisible salmigondis: le contraire serait étonnant, s’agissant d’un roman qui jongle avec les dernières théories de la physique quantique et les intègre (comme le saut à la supercorde...) dans sa narration avec autant d’humour qu’il recycle à sa façon la théologie apophatique de Nicolas de Cues ou la controverse opposant Thomas d’Aquin et Averroès…
    Or ce qui est éberluant là-dedans, c’est que la vision globale du livre est d’une cohérence parfaite, mais que je dirais essentiellement poétique,  où la réflexion continue sur l’aliénation de l’homme à la Métastructure-Machine se vit comme dans un roman de chevalerie christo-futuriste, avec les Gentils qu’on aime et les Méchants dont on espère la défaite – ce qui s’appellera bientôt « baiser la Métastructure ». Jamais, depuis G.K. Chesterton, ou peut-être C.S. Lewis aussi, un auteur n’avait combiné ainsi la narration la plus « populaire » et la méditation la plus pure sous ses airs déjantés. J’en suis baba : je me pince. Mais non : je ne rêve pas : c’est écrit et c’est beau, cela pulse, c'est plein de savoir et de saveur, cela vit. Je me réjouis, demain, de finir ce livre ouvert sur  l'infini... 

  • Le rock des anges-quarks

    Lecture de Cosmos incorporated (5)

    Je vais de surprise en surprise à la lecture de Cosmos incorporated, et d’autant plus que je n’avais jamais vraiment mordu jusque-là à Dantec, qui me semblait trop touffu dans ses romans, trop mégalo dans son journal, vraiment trop tout. Mais j’ai dû mal lire : j’ai dû trop voir les défauts de sa prose à la masse, sans voir vraiment le projet de chaque livre et la vision de l’olibrius, que je classais dans la catégorie des timbrés éventuellement intéressants à la Philip K. Dick, parano à outrance et abusant peut-être de substances nocives...
    Or Cosmos incorporated correspond à ce que j’attends d’une nouvelle forme de narration, à la fois entée sur le Grand Récit des littératures et de la science dont parle Michel Serres, poreux au présent et pariant pour une possible écriture à venir, qui passe ici par la (ré)incarnation d’un personnage de notre monde déchu (genre tueur russe de téléfilm) en figure de héros vivant une « nouvelle enfance ».
    Il y a du génie visionnaire à la Tarkovski (salut la Zone…) et à la Burroughs dans l’exploration de la ville contaminée de Neon Park, à la fois dépotoir électrifié en surface et souterrain dostoïevskien, où Slotkine passe avant de repérer, au bord d’une rivière, une vieille voyante orphique fumeuse de pipe et le chien Balthazar qui « agit comme un chien » mais « parle comme un homme, au moment où les hommes se conduisent comme des porcs et parlent comme des machines ».
    Ce livre me rappelle une injonction qui me tient lieu de vieille conviction de postadolescence, résumée par le titre d’un roman de Miroslav Karleja lu dans ma vingtaine et intitulé Je ne joue plus. C’est cela qui arrive à Plotkine, à la fois à son corps défendant (il est choisi, désigné, inventé par Vivian) et ensuite de son libre choix assumé. Il sait maintenant qu’il doit trahir ce qu’il a été, « dépouiller le vieil homme » comme disait l’autre, reconnaissant la nécessité absolue de « la trahison de tout ce qui désintègre en permanence la liberté dans l’espace grand ouvert de la Métrastructure de Contrôle et de l’ensemble de ses rhizomes, mafieux, flicards, humanitaires, culturels, techniques ». Quand on se sent pris dans ce filet on sort son poignard et ensuite seulement on peut écrire…

    Lorsque Dantec écrit qu’ « amour et trahison du monde allaient de pair » et qu’il repère un « temps discret » courant de L’Aquinate et Leibniz à l’espace-temps d’un nouveau récit « en douce », tout cela censé marquer une « réunification poétique de l’être » en suivant humoristiquement la souple démarche d’un chien, je balance un clin d’œil à mon compère Fellow et je souris aux anges rockers psalmodiant leur cantique des corps quantiques …

  • L’esprit du conte


    Jean-Pierre Milovanoff parcourt Le pays des vivants

    Une cavale échevelée à travers la grande nature des hauts plateaux de la France du sud donne son rythme au début du dernier roman de Jean-Pierre Milovanoff, qui évoque à la fois Giono et Faulkner, et l’on attend beaucoup de la suite des tribulations de Martinez, qui a tué un homme en s’enfuyant d’un hôpital et dont le point de chute est le village perdu où il espère retrouver un compère qu’il a sauvé jadis, un certain Kochko, ancien boxeur du genre « grand fauve » humain, qui ne l’a pas attendu cependant pour aller rouler les mécaniques chez les anges… Du moins la dernière compagne de Kochko accueille-t-elle le fugitif, tandis qu’un autre personnage, du genre choryphée de populo, nommé Bichon, fait son entrée par la porte du cimetière du lieu, dont il est le fossoyeur, pour nous emmener le long d’un chemin à grands détours, en cantonnier philosophe du plus tendre pittoresque.
    Pittoresque et tendre : tel est aussi bien ce Pays des vivants peuplé de personnages qui ont plus de panache poétique que de réelle épaisseur humaine, au fil d’un récit qui relève à vrai dire du conte (et là nous pensons plutôt à Jean-Pierre Chabrol ou à Henri Gougaud, très en dessous tout de même de Faulkner et Giono…) plus que du roman, mais qui se lit non moins volontiers au demeurant.
    De fait, poète et romancier de grand métier, Jean-Pierre Milovanoff évoque les grands espaces et tel petit bled de la France méridionale avec autant de souffle que de chaleur, et son art du dialogue donne assez de vif à sa narration pour captiver le lecteur bon enfant. 
    Jean-Pierre Milovanoff. Le pays des vivants. Grasset, 288p.    

  • De la critique "scientifique"

    A propos des "ramuziens" et d'Alexandre Zinoviev

    Un cuistre teigneux, probable second couteau de la bande des « ramuziens » commis à la préparation des Œuvres complètes et/ou des deux volumes de La Pléiade à paraître ces prochains jours, m’attaque dans le courrier des lecteurs de 24Heures, ne supportant pas que j’aie ironisé sur le caractère « scientifique » du Chantier Ramuz. On voit de mieux en mieux que ce qui importe le plus à ces gens-là n’est pas de défendre et d’illustrer une grande œuvre littéraire mais de se poser en spécialistes exclusifs de la chose, tels les Docteurs de la loi.
    Je me suis bien diverti, en lisant le quatrième volume de la monumentale Histoire de la littérature romande, dirigée par Roger Francillon, de constater combien cet ouvrage à prétention « scientifique », précisément, dérivait autant que ceux des temps précédents dans le parti pris et les assertions arbitraires, voire parfois le règlement de compte, particulièrement sous la plume de jeunes doctes imbus de scientificité.
    Pour ma part, je n’ai rien contre les écarts « subjectifs » de tel ou tel critique, mais que celui-ci se prévale de son autorité « scientifique » pour légitimer ses jugements et ses lubies me paraît un peu fort de café. Cela me rappelle furieusement notre ami Alexandre Zinoviev, qui balayait toute la littérature russe contemporaine sous prétexte qu’elle n’était pas « scientifique », étant entendu que la sienne seule l’était. Or précisément, ce qui nous intéressait dans son œuvre était cela même qui échappait à la « science ». Au reste on la vu dans l’évolution de son travail littéraire autant que dans ses jugements sur l’époque: lui qui se  prétendait scientifiquement rigoureux a proféré tout et son contraire avant de s’enfoncer dans une spirale paranoïaque à mes yeux significative…  

  • La fille de feu tombée du ciel


    Lecture de Cosmos incorporated (4)
    J’étais sur le point de laisser tomber. Dantec me semblait en train de se planter. A la page 264 de Cosmos incorporated j’ai buté sur cette phrase : «L’extension maximale du surpli dévoilé au « monde », l’expansion soudainement formatée de sa « conscience » au sein d’une matrice de signifiants ne surcodant plus qu’eux-mêmes, provoquaient en réaction une condensation infinie du point de rupture, c’est-à-dire le moment où tout dans son corps-esprit devenait point de rupture, le moment où le Néant-Être qu’elle était devenue faisait place à l’invasion globale du Monde, et de la souffrance – physique, psychique, absolue – qui lui est corrélative ».
    Allais-je donc avaler cette sorte de galimatias ? Avant que je ne me décide à renvoyer Dantec à ses fumeuses cogitations, celles-ci se dissipaient soudain par un retournement du récit où tout, de la première partie du roman, allait prendre un sens nouveau, tandis que le voile se levait sur la genèse même et le projet du livre. Tout à coup on comprenait d’où venait le protagoniste, qui le guidait et à quoi rimait sa mission… On a dit que Faulkner consommait l’irruption de la tragédie grecque dans le roman noir. De la même façon, on pourrait dire que Cosmos incorporated marque la fusion du roman d’anticipation, de la contre-utopie polémique et de la mystique judéo-chrétienne.
            Plus précisément on découvre, dans la seconde partie du roman, que celui-ci est né dans l’imagination fertile d’une jeune fille de feu tombée du ciel, née sur un Anneau orbital sis à 500 km de la terre, sérieusement versée dans les arcanes de la Tradition spirituelle, autant que son frère est imbibé de littérature, et qui a entrepris de créer un Golem avec la complicité momentanée d’un agent logiciel qu’elle baptise Métatron, ange gardien de Sergueï constituant la réplique futuriste du prophète biblique Enoch… Vous suivez camarade Fellow ?
            Une fois encore, je ne suis pas très bon public en matière d’ésotérisme à la petite semaine, et guère non plus adepte de littérature mystico-politique, dans la lignée des René Guénon et autres Julius Evola. Mais Dantec est un fameux conteur combinant admirablement la part « naïve » de la SF populaire (avec intrigue, stéréotypes, décors et autres gadgets) et sa vision catastrophiste d’une humanité devenant machine-esclave d’elle-même, une interrogation latente sur le phénomène humain et la projection d’une nouvelle geste créatrice, où le récit de la Genèse (qu’il re-déchiffre avec pénétration, imaginant en outre que Dieu a créé l’écriture le huitième jour) se rejoue par l'homme-sacrifice Sergueï, mercenaire de métier voué à une nouvelle destinée d'homme libre...
     

     

     

  • Avec un grain de poivre


    L’humour grinçant d’Etgar Keret

    On pense à la fois à Woody Allen, pour l’humour juif «au quotidien», et à Dino Buzzati, dont l’auteur partage l’imagination fertile voire délirante, en lisant cette trentaine de nouvelles faisant suite à l’excellent Crise d’asthme.
    A partir de situations souvent très ordinaires, comme celle qui consiste à faire l’amour pour la première fois, dans Un beau couple, Etgar Keret développe des observations à la fois cocasses et tendrement grinçantes. Ainsi la petite affaire du «beau couple» est-elle racontée à la fois (in petto) par les deux amants «en rodage», le chat, le téléviseur vexé qu’on zappe avant de ne plus le regarder, et la porte qui espère que le «coup» d’un soir se prolonge afin d’ajouter une «touche féminine» à l’appartement du monsieur…
    Entre autres multiples trouvailles narratives, on retiendra celle de la première nouvelle du recueil (Un grassouillet), qui évoque l’amitié du narrateur avec le petit gros féru de bière et de sport en quoi, toutes les nuits, sa femme se transforme… ou encore, dans Deuxième occasion, celle du bureau spécialisé en rattrapage existentiel, qui vous permet de pallier, sur commande, toutes les occasions manquées de votre modeste vie.
    Drôle et souvent mordant, voire scabreux mais sans vulgarité, genre Deschiens à l’israélienne «up to date», mêlant angoisses et raillerie, Un homme sans tête ne nous la fera pas perdre à notre tour, bien au contraire…
    Etgar Keret. Un homme sans tête, et autres nouvelles.
    Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 202p.


  • Catacombes du futur

    Lecture de Cosmos incorporated (3)

    L’exergue de William Blake annonçait la couleur : « There is a Melancholy, O how lovely ‘tis, whose heaven is in the heavenly Mind, for she from heaven came, and where she goes heaven still doth follow her »… Et c’est ainsi qu’on parcourt un labyrinthe qu’on découvre initiatique au fur et à mesure que se précisent les signes et les symboles, comme sur un chemin de Damas, et l’on se rappelle aussi bien que Sergueï est soldat lui aussi, aux ordres de l’Ordre.
    Le seul nom de Blake évoque des visions, et c’est la dominante aussi de Cosmos incorporated, dont les tableaux successifs établissent une atmosphère poétique tout à fait particulière, aux résonances portant au-delà de la seule tension du thriller futuriste. Cela pourrait faire kitsch ou toc, et d’autant plus que s’y greffent moult références au rock des années 80 que le lecteur n’ « entend » pas forcément, et pourtant on avance là-dedans avec une curiosité croissante, comme happé par ce dédale spatio-mental envoûtant, produisant l’effet hyperréel des rêves. Le parcours de la Heavy Metal Valley, où s’entassent un million de carcasses de voitures du siècle précédent, et dans lequel Sergueï découvre des reliques de culte chrétien, semble ainsi communiquer avec ses rêves, comme le feu de ceux-ci se prolonge dans l’hôtel Laïka où il découvre une postadolescente en flammes qu’il vient d’apercevoir en songe. Or tout cela, une fois encore, qui pourrait être lourdement symbolique ou carrément insupportable, dans le genre chromo new age, dégage un mystère et une beauté crépusculaire réellement prenants.
    Au seuil de la deuxième partie de Cosmos incorporated, je suis à la fois perplexe et très intéressé par la suite de ce curieux roman, mêlant l’attrait apparent d’un récit de SF et, crescendo, l’enjeu d’un autre type de littérature à caractère symbolico-mystique. Dieu sait que le wagnérisme artistique, les pompes symbolistes à la Gustave Moreau, pis encore: la littérature de prétendus Initiés, ne m’ont jamais transporté, mais une fois encore je suis curieux de voir où nous conduit ce drôle d’apôtre de Dantec…

  • Eloge de la force douce

    A l'école du chien Fellow

    A La Désirade, ce samedi 24 septembre. - Que pense le chien Fellow du Grand Djihad ? Estime-t-il que cette conjecture de Maurice G. Dantec, dans Cosmos incorporated, ait plus de consistance que celle des hordes chinoises déboulant sur les collines de Meudon telle que la prophétisait Céline ? Je me le demande, en cette matinée radieuse de votations démocratiques sur la libre circulation des personnes, comme je me l’étais demandé déjà en lisant Forteresse de Georges Panchard, où il était déjà question de la dévastation de l’Europe par une nouvelle croisade islamiste. Tout cela, cher Fellow, ne relève-t-il pas du fantasme délirant ?
    Le premier enseignement du chien Fellow, au lendemain de son entrée dans notre maison, a été de me rappeler la force de la douceur, retenant la main qui frappe. Nous étions en balade dans les bois, je l’avais rappelé trois fois, il n’avait pas obéi, gamin qu’il était encore, donc je le frappai de ma canne ferrée lorsqu’il revint penaud, et alors il me fit cet œil noir: on ne frappe pas le chien Fellow, disait cet œil. Sur quoi l’animal se ferma à toute négociation jusqu’au coucher, me réservant visiblement un chien de sa chienne. Le lendemain matin, aux aubes, une merde m’attendait au milieu de mon atelier, et Fellow assis sur ses pattes me toisait avec ce message triomphal dans son regard de scottish ressentimental : « Je t’emmerde ». C’était l’époque de la fin de la guerre balkanique, après les tueries de Bosnie et avant celles du Kosovo. Mes amis serbes me taxaient de fiote angélique, et moi je les emmerdais, prêt en somme à m’entendre avec Fellow. Mais que pense donc Fellow du Grand Djihad ?
    A l’instant Fellow reluque la mésange Zoé qui lui picore ses croûtons, tandis que je lis Du Jihad à la Fitna de Gilles Kepel, dont notre fille, étudiante en littératures espagnole et arabe, revenue de Damas ces derniers jours, m’a déchiffré l’inscription de couverture : « Il n’y a Dieu que Dieu, Mohammed est son prophète ».
    Aux dernières nouvelles, notre enfant semble moins que jamais sur la voie de porter le voile, mais c’est en somme à l’école de Fellow qu’elle a appris elle aussi la force de la douceur: connaître pour mieux comprendre. Or que dit Gilles Kepel ?
    Qu’il y a Jihad et Jihad. Que l'étymologie arabe du terme signifie effort, et d’abord dans la réalisation de la perfection individuelle. La dimension positive du jihad réside ainsi en cela qu’il « permet de se dépasser en tendant vers le Bien ». Comme on le sait cependant, cet effort implique aussi visée sociale, étatique, militaire et guerrière « pour étendre l’emprise de l’islam ». Or cette expansion est marquée dès l'origine par un conflit interne, désigné par le terme de fitna, ou discorde, désignant plus précisément la guerre à l’intérieur de l’islam dès le schisme entre sunnites et chiites. Rappelant les composantes spécifiques de l’expansion de l’islam, Gille Kepel en illustre à la fois la dynamique, soumise à l’autorité des oulémas, et - fait nouveau et déterminant selon lui -, la transformation récente de cette instance de contrôle et de décision.

    « Le droit et la logique du déclenchement du jihad ont été déstabilisés par la révolution de l’information et c’est là ce qui va nous amener à la situation d’excès, de désordre, de terrorisme, que l’on connaît aujourd’hui ». Et de montrer ensuite comment, niant l’histoire, les jihadistes contemporains s’efforcent de rejouer la geste du prophète en s’appuyant sur Internet «qui abolit l’histoire et l’espace ». C’est dans les années 80, lors de la défaite de l’URSS en Afghanistan, que Gilles Kepel situe ce « bouleversement complet à proclamer le jihad », alors que commençaient de proliférer les guérillas-jihads initialement soutenues par les USA et qui se retourneraient bientôt contre ceux-ci.
    Ce que montre ensuite Kepel, à la lumière des événements d’Algérie notamment, c’est comment la société civile s’est désolidarisée des jihads des années 1990. A propos de cet échec, il cite le grand idéologue d’al-Qaida, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, lié à l’assasinat de Sadate puis devenu compagnon de Ben Laden en Afghanistan, qui publia en décembre 2001 un pamphlet dans un quotidien arabe de Londres où il affirmait : « Nous avons échoué à mobiliser les masses, nous n’avons pas réussi à faire comprendre notre mesage, les masses se sont détournées de nous et il faut que nous les réveillions par des opérations spectaculaires », ce qu’il appelle des « opérations martyres ».
    Celles-ci suffiront-elles à déclencher le Grand Djihad que prophétise Maurice G. Dantec dans Cosmos incorporated ? Je discerne un doute dans l’œil du chien Fellow. Va-t-on aujourd’hui, en Irak, vers un jihad qui va mobiliser les masses comme l’espère Zawahiri ? Ou bien est-ce ceux qui sont contre ce jihad, jugé comme relevant de la fitna, qui mobiliseront les sociétés civiles contre les fauteurs de violence ?
    Le chien Fellow se retient de se jeter sur la mésange Zoé, mais c’est avec une détermination guerrière que je vais me lancer, tout soudain, dans mon projet d’extermination des dernières berces du Caucase au lait venimeux qui prolifèrent le long de notre chemin de pacifistes. Sus à l’envahisseur !
    Gilles Kepel. Du Jihad à la Fitna. Bayard, 2005.

  • Les animaux dénaturés

    Lecture de Cosmos incorporated (2)

    Quel intérêt y a-t-il à suivre un personnage programmé ? Un tueur de tueurs est-il plus digne d’attention qu’un tueur ? Et ne va-t-on pas s’enferrer dans ce morne enfer du bout du monde où tout semble consommé : « Plus de frontière à conquérir, plus de guerre à affronter, plus de limite à outrepasser, les gladiateurs professionnels avaient de beaux jours devant eux. Du pain et des jeux…» Mais où diable nous conduit Dantec ? se demande-t-on en poursuivant, avec Sergueï Plotkine, son protagoniste tueur à gages, l’exploration de Grande Jonction, en territoire mohawk, dont il est censé liquider le maire convaincu de trahison – de qui ou de quoi, on ne sait ?
    On ne sait pas non plus où on va mais on y va. Le premier être vivant que rencontre Sergueï à Grande Jonction est un chien, du genre cyberdog ex-militaire ; le premier homme un type qui le révulse (Ecce homo degueulando), gardien adipeux de l’Hôtel Laïka dans lequel lui est attribuée la capsule 108, au dixième étage d'où il a vue sur la ville-frontière dont on s'embarque pour le cosmos. Dans ladite capsule pressurisée, Sergueï se retrouve seul avec une sorte de djinn informatique qui danse autour de lui comme un esprit luciférien et lui envoyant des infos neuronumériques utiles à son repérage. Une douche sort du mur, des robots nettoyeurs s’activent à la vitesse de la poussière, il est question de valises-maisons en carton recyclo et l’on voit une navette Discovery quitter la terre par le hublot, bref on se croirait à la fois dans Brazil pour le décor futuro-déglingué et dans les Chroniques martiennes de ce vieux gamin de Bradbury, mais il y a autre chose qui se prépare et c’est cela qui nous scotche à cette étrange lecture.
    Devant le miroir Sergueï ne se reconnaît pas. Qui est-il ? Le catalogue des meurtres qu’il a commis aux quatre coins de la planète est-il réel ou construit par ceux qui lui ont reformaté l’espace mental ? On se le demande en entendant la musique sérielle de tous les bruits de l’hôtel Laïka, devant lequel le chien, lui aussi reconstruit (il parle) attend le protagoniste. Chien d’aveugle ou Cerbère ? Partout règne le visage froid de la Machine et voici qu’une parole du Christ cité par Luc traverse l’esprit du Terminator  Plotkine  : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il fût déjà allumé ». Dans la foulée on apprend que l’ère du pétrole est révolue, au profit de l’hydrogène et qu'une espèce de paix a été négociée par l’Unimanité après le Grand Djihad, laquelle Unimanité a interdit toute religion « intolérante » au profit d’un nouveau polythéisme « portatif ». A l’horizon du Vieux Monde, l’Europe se divise en émirats soumis à la Charia et en Fédération européenne slavo-russe, tandis que le Cosmodrome de Grande Jonction cristallise, derrière un rideau de fer, les derniers rêves d’une humanité en perdition. Or tout est à venir au tournant de cette page 163 où, soudain, Sergueï choisit de marcher « vers un des possibles que le programme d’instruction n’avait pas prévu »…


  • Après le désastre

    Lecture de Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec (1)

    On entre dans Cosmos incorporated comme dans un cauchemar éveillé avec la sensation de participer psychiquement et physiquement à la genèse d’un espace-temps et d’un personnage se construisant à vue. D’emblée on ressent la même oppression que dans les premières pages de 1984, à cela près que la surveillance n’est pas ici que du Dehors bigbrotherisé mais de partout, puisqu’on vous scanne jusqu’à l’ADN et qu’on vous manipule du Dedans par contrôle et/ou injection d’information.
    Le cauchemar a des dehors fascinants de film psychique hyperplastique, dont le début est une genèse en raccourci, lumière rouge et matière blanche, œil émergeant de la soupe originelle avec un iris scellant l’identité de l’Adam apparu dans le portique de contrôle, plus exactement prénommé Sergueï Diego Dimitrievitch, Plotkine de son nom, né en 2001 en Sibérie et en principe âgé de 56 ans mais en réalité deux fois plus jeune à la suite de deux cures de rajeunissement transgéniques. Tout cela qu’il apprend en même temps que le lecteur, et c’est la première belle idée du livre : que le premier personnage émerge du chaos (des « années noires » qui ont fait 500 millions de morts en quatre décennies) sans avoir connu jusque-là que la guerre et se découvrant pourtant des souvenirs d’enfance en Sibérie et ailleurs (il aurait donc vécu en Argentine ?) avant de se rappeler sa première mission.
    Avec la première esquisse du personnage commence de se brosser une fresque spatio-temporelle assez saisissante, à la fois très maîtrisée dans les grandes largeurs et passionnante par les multiples observations qui la nourrissent. On est là dans une espèce de monde-fourmilière-cerveau, à l'enseigne de l'Unimonde Humain ("un monde pour tous - un Dieu pour chacun") où les hommes sont en train de se transformer en machines, à un point de l’Histoire où l’involution se concrétise à la fois par ce déficit de l’élément humain et par la dégringolade de la démographie, entre autres composantes du désastre généralisé, dont la régression du progrès lui-même. Les éléments satiriques émaillant les premières séquences de l'hypertexte historico-politique donnent du vif à la fresque en mouvement, et l'arrivée du protagoniste à Grande Jonction, type de la nouvelle ville-jungle genre Las Vegas des paumés du paradis orbital, antichambre du Far Sky où se situe désormais l'Avenir radieux, dénote un sacré pouvoir d'évocation.   
    Bref, je n’en suis à l’instant qu’à la page 67, mais cela me semble très bien parti, très dense et dégageant une espèce de sombre beauté…

  • Lectures croisées

    A propos de Chestov, Witkiewicz, Dantec et Larbaud...

    A La Désirade, ce mercredi 22 septembre. – « C’est un grand art, écrivait Léon Chestov à ses filles, un art difficile, que de savoir se garder de l’exclusivisme vers lequel nous sommes inconsciemment entraînés par notre langage et même par notre pensée éduquée par le langage. C’est pourquoi on ne peut se limiter à un seul écrivain. Il faut toujours garder les yeux ouverts. Il y a la mort et ses horreurs. Il y a la vie et ses beautés. Souvenez-vous de ce que nous avons vu à Athènes, souvenez-vous de la Méditerranée, de ce que nous avons vu lors de nos excursions en montagne, ou encore au musée du Louvre. La beauté est aussi une source de révélation ».


    C’est à propos des deux Tolstöi, du romancier brassant la vie à pleine mains dans Guerre et paix, et de l’auteur de La mort d’Ivan Illitch, marqué par le jugement radical qu’un bourgeois jouisseur porte sur sa vie au moment de la perdre, que Chestov met en rapport les « révélations de la mort » et tout ce que nous avons reçu de la vie.
    Or je pensais à cela ce matin en lisant simultanément Sur la balance de Job de Chestov (qui contient précisément l’insondable méditation du penseur sur Dostoïevski révélé à lui-même à l’instant précédant son exécution, soudain différée, et sur le dernier Tolstoï, dans Les révélations de la mort), les poèmes d'A.O. Barnabooth de Valéry Larbaud, les premières pages de L’inassouvissement de S.I. Witkiewicz et celles de Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec.


    A propos de ces deux derniers, cette lecture rapprochée m’a fait entrevoir tout à coup cette évidence : que tous deux, tous deux mégalomanes et catastrophistes, sont hantés par l’ambition folle de tout dire. Witkiewicz, plus artiste et plus cultivé à l’ancienne, est sans doute celui des contre-utopistes du début du XXe siècle qui a le plus génialement préfiguré notre époque de fuite dans le bien-être et cette folie généralisée que représente la norme actuelle, en englobant conversations essentielles et observations perso-collectives dans tous les domaines de la sexualité ou des révolution sociales, de la politique locale et mondiale, avec la montée des totalitarismes et la fuite dans les sectes religieuses – or on était en 1925. A l’autre bout du siècle, l’ambition de Dantec se veut plus scientifique et paramystique, sa mélancolie est d’un autre ordre que celle de Witkacy, mais le début de Cosmos incorporated impose une vision que je suis impatient de voir se déployer…

    A côté de cela, les grâces de Barnabooth n’ont-elles pas quelque chose de suranné et de futile ? Absolument pas. Larbaud est aussi "sérieux", à sa façon, que le fulminant Dantec à dégaine de prophète punk;  et là je rejoins Chestov qui nous rappelle que la littérature n’est « exclusive » que pour les niais ou les hystériques se jetant au feu pour UN poète ou pour UN philosophe.
    Mais non, et je donnerais bien des pages graves pour ces trois vers de Centomani, dans les poésies de A.O. Barnabooth où, évoquant la course des « lents et lourds et noirs express Naples-Tarente » le voyageur se remémore cette vision :


    « Il y a une maison de paysan, en ruines,
    Inhabitée, sur un des murs on a écrit
    En français, ces mots peut-être ironiques : Grand Hôtel.
    La prairie, à l’entour, est pâle est grise ».
    Et le poète de murmurer encore :
    « On  a dit que l’endroit était nommé centomani.
    J’y suis venu souvent, pendant l’été 1903.
    C’est une partie de ma vie que j’ai passée là,
    Oubliée, perdue à jamais…
    Arbres, ruines, talus, roseaux du Basento,
    Ô paysage neutre et à peine mélancolique,
    Que n’eûtes-vous cent mains pour barrer la route
    A l’homme que j’étais et que je ne serai plus ? »

  • Eloge du vaste

    A propos de La méthode Mila

    Le dernier roman de Lydie Salvayre est de ceux qui requinquent, comme on pourrait le dire d’une potion tonique. Dès l’attaque de ses premières pages, où le narrateur (homme de lettres bon teint) se met à vitupérer Descartes, accusé d’avoir tout soumis à la pensée unique et tout congelé dans le frigo de la Raison, le verbe cingle et caracole, jouant sur la rhétorique endiablée des pamphlétaires.
    A préciser que la rage de l’imprécateur s’ancre dans l’existentiel, avec la charge écrasante d’une mère malade et râleuse, du genre tyran affectif grave aussi impossible à « raisonner » que le phénomène même de la décrépitude.
    La philosophie nous aide-t-elle à vivre ? Telle est aussi bien la question qui se faufile entre les lignes de La méthode Mila, du nom d’une voyante haute en couleurs dont le protagoniste s’entiche et qui oppose « le vaste », à savoir la poésie, le baroque de la vie, la générosité spontanée et l’intelligence du cœur, à la contention frileuse et à la pétoche sécuritaire des temps qui courent. A ce propos, et en arrière-fond, une chasse aux Tsiganes menée par les bien-pensants du coin corse le jeu…
    Tout cela pourrait être convenu, sous l’égide du « politiquement correct », mais Lydie Salvayre est elle-même trop bonne sorcière – et sourcière de langage – pour ne pas nous « emballer » à force de pétulance rabelaisienne, d’humour savoureux et de vitaliste déraison.
    Lydie Salvayre. La méthode Mila. Seuil, 226p.

  • Une peinture vivifiante

    Découverte de Carl Liner

    A La Désirade, ce samedi 17 septembre. – On se sentait un peu mourir sous le ciel bas de ces derniers jours, et nous nous demandions un peu ce que nous étions venus faire dans la station friquée et policée de Gstaad, lorsque, entrant dans la galerie hyperchic des Lovers of Fine Arts, nous avons découvert une vingtaine de toiles et d’aquarelles de Carl Liner, la plupart des paysages de montagne ou de Provence - et tout à coup le monde se remettait à jubiler dans un concert de couleurs et de visions tenues ensemble par un artiste de haute volée, quelque part entre le dernier Hodler et les expressionnistes nordiques à la Nolde ou à la Munch, en plus radieux, pas loin non plus d’un Gimmi ou d’un Giovanni Giacometti, ces autres coloristes lyriques de nos hautes terres.
    Je retarde évidemment puisque Carl Liner (1914-1997) a déjà son musée en Appenzell et se trouve tellement coté que je ne pourrais me payer la moindre de ses aquarelles – ce que je volerais le plus volontiers de ses pièces exposées à Gstaad, mais voilà : l’important est que cela soit et que notre regard en soit revivifié…

  • Une fable édifiante



    Quand Philippe Claudel nous la fait aux bons sentiments

    Je me suis rappelé un certain Bréviaire moral de la Bonne Jeunesse datant de l’heureuse année 1888, déniché un jour à la brocante de l’Armée du Salut, en lisant La petite fille de Monsieur Linh, et ces vers m’en sont revenus par cœur:

    « Dans les cités de la savante Asie
    Chez les enfants sauvages du désert
    Et jusqu’au sein de la Polynésie
    La Vérité marche à front découvert ».


    Je souris à penser que les mêmes qui ricanent à la lecture de ces vers, y voyant de la littérature de patronage, avalent sans broncher la prose suave du dernier roman de Philippe Claudel, où l’on pleure tandis que la Vérité marche plus que jamais « à front découvert ».
    C’est l’histoire d’un très très vieux Monsieur qui vient de la très très lointaine Indochine où il a tout perdu sauf sa toute petite fille qu’il serre contre lui comme une toute toute jolie poupée de chiffons, et qu’il appelle Sang diû, ce qui signifie « matin doux » et peut être entendu comme « sans Dieu ». Vous voyez ça ?
    Casé dans un dortoir pour réfugiés de la très très grande ville, où il subit les sarcasmes ou l’indifférence de ses compagnons d’infortune (donc les réfugiés ne sont pas forcément des tout gentils, notez cela) qui lui reprochent de ne pas laisser s’ébattre sa toute petite fille, le rejetant dans la nostalgie de son tout bon village de là-bas, où les buffles méditent (sic) dans la toute bonne boue.
    Au hasard d’une promenade dans un square, Monsieur Linh rencontre un vieux géant fumeur de clopes, forcément inquiétant au premier regard (ne va-t-il pas lui ravir sa petite fille) puis se révélant le tout bon type, pleurant quant il se rappelle sa toute bonne épouse, qui faisait tourner un manège dans le tout bon temps, et pleurant de plus belle quand il se souvient d’avoir, jeune soldat, tiré sur les Indochinois, et s’excusant alors auprès de Monsieur Linh.
    On s’excuse beaucoup par les temps qui courent. Tout le monde s’excuse, et le pape et ce faux cul de Bush, donc je vais m’excuser à mon tour : pardon Philippe Claudel, pardon de ne pas avoir aimé votre dernier livre, dont le dénouement, salué par les toutes bonnes âmes, m’a positivement navré. Lesdites bonnes âmes ont trouvé merveilleuse l’idée d’avoir collé, dans les bras de Monsieur Linh, une poupée de son. Or je n’y ai vu, pour ma part, qu’un truc de littérateur égaré dans les bons sentiments…

  • Volkoff le mousquetaire




    Hommage à Vladimir Volkoff (1932-2005)

    C’est un auteur magistral qui vient de s’éteindre en la personne de Vladimir Volkoff, décédé dans la nuit de mardi à mercredi à l’âge de 72 ans. Né à Paris de parents russes immigrés (il était arrière-petit neveu de Piotr Tchaïkovski, auquel il consacra une biographie), Volkoff avait noué des liens étroits avec les éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, où parut son ouvrage majeur, la formidable tétralogie intitulée Les humeurs de la mer, publiée en coédition avec Julliard en 1980.
    C’est cependant avec Le retournement, inaugurant une série de thrillers mêlant l’espionnage à la métaphysique, que Vladimir Volkoff avait connu son premier grand succès en 1979, après une première série d’ouvrages dont Le trêtre, évoquant les dilemmes d’un prêtre orthodoxe sous le communisme. Marqué par l’exil de ses parents autant que par la guerre d’Algérie, à laquelle il avait participé de 1957 à 1962 au titre d’officier, Volkoff tenait la position d’une sorte de mousquetaire franco-russe, hussard de l’anticommunisme très versé dans les intrigues de la guerre froide et de la désinformation, dont un long séjour aux Etats-Unis, où il enseigna, l’engagea à brocarder le « politiquement correct » dès ses premières manifestations, dans Le complexe de Procuste.
    Conteur flamboyant, Vladimir Volkoff a construit, avec Les humeurs de la mer, un grand roman polyphonique cristallisant de grands thèmes éternels, où l’opposition de Caïn le meurtrier fondateur de cités, et d’Abel l’idéaliste, se trouve notamment modulée dans le contexte tragique du XXe siècle.
    Ce texte a paru dans l’édition de 24 Heures du 15 septembre 2005


    Découverte des Humeurs de la mer sur tapuscrit, en 1979
    L’oeuvre d’art, selon Vladmir Volkoff, doit être bombée, contrairement à la vie qui est plate. Et de fait il me semble avoir pénétré dans la courbure d’un univers parallèle en commençant de lire le monumental tapuscrit, dactylographié très serré, du premier volume des Humeurs de la mer que Dimitri m’a confié il y a quelque temps, et qui fait valdinguer une fois de plus la pauvre idée de clercs exsangues selon laquelle le roman serait mort.

    Première rencontre de Vladimir Volkoff, en 1979
    Je me figurais un immense type à la Robertson Davies, style grand maître dominant à lippe de séducteur et de buveur de scotch, à l’image du protagoniste des Humeurs de la mer, mais c’est un fin personnage à bouc de blé sec, court sur pattes et tiré à quatre épingles, du genre médecin ou notable de province à la Tchékhov, cordial mais un peu ampoulé, avec un rire bruyant de soldat, que j’ai rencontré en la personne de Vladimir Volkoff, flanqué d’une femme qu’il voussoye et me paraît le modèle de l’épouse légitime intelligente et fidèle, plutôt mère qu’amante et sûrement promise à s’effacer de temps à autre devant telle ou telle autre créature de chair.
    Je ne sais à quoi cela tient, mais je sens chez lui quelque chose d’obscur et de compliqué, sous ses airs de fringant réactionnaire, qui m’en dit beaucoup plus sur son monde que ses explications voulues claires et nettes. Il y a chez lui du mousquetaire mais je le sens également sans père et sans fils, sans terre et sans âge, ou alors à la fois plus jeune et plus vieux qu’il ne semble (il approche de la cinquantaine), plus apatride américanisé que Russe ou Français même s’il se réclame de sa parenté avec Tchaïkovski et tire probablement l’essentiel de sa connaissance des hommes et de la vie de ce qu’il a vu et vécu durant la guerre d’Algérie. Tout de même, et une fois de plus, je suis saisi par le contraste opposant le personnage, si corseté d’apparence, et le maëlstrom des Humeurs de la mer que j’imaginais brassées par je ne sais quel démiurge échevelé...

    Lecture des Humeurs de la mer
    Le premier souvenir que j’ai de la tétralogie des Humeurs de la mer, qui n’avait pas encore de titre à ce moment-là, est un énorme paquet de feuilles de papier défraîchi à dactylographie serrée qui m’a transporté en quelques heures, après l’épique plongée initiale du jeune Arnim à travers la nuit américaine, dans une sorte de labyrinthe mental qui se construisait au fur et à mesure de ma lecture, comme par génération spontanée et plus précisément à la façon dont la lecture des pièces de théâtre - et je pense immédiatement à Shakespeare, si difficile d’abord et si prodigieusement précis dans toutes ses suggestions ensuite - dresse en nous un décor où des bribes de voix vont faire apparaître des personnages et les situations d’une histoire; et je me trouvais là sans beaucoup mieux comprendre ce qui m’arrivait que le pauvre Arnim au milieu de ces facultards européens répétant eux-mêmes une drôle de pièce où il était question du mythe de Caïn et Abel; et d’emblée j’avais l’impression que ce premier chaos baigné de magie avait un sens que maîtrisait probablement l’Auteur, que je voyais debout à sa table sans savoir qu’en effet Divomlikoff, alias Vladimir Volkoff, avait travaillé dans cette posture au pupitre de son pavillon de la région d’Atlanta.
    Je ne sais pourquoi j’ai pensé à Dumas dès le début de cette lecture, peut-être du fait de l’allant viril et des pouvoirs suggestifs d’un récit peu porté sur l’adjectif ou la calorie sentimentale, ce côté mousquetaire du Roy-Tsar de Volkoff et d’emblée aussi l’importance de la quête et du secret. Il en va d’un message crypté. Arnim est en quête de son père, et d’entrée de jeu la question de sa nature propre, d’agneau doux ou de prédateur, se pose dans le débat central du livre: savoir la mesure dans laquelle le Mal peut contribuer au Bien. Question fondamentale de l’éthique: Dieu a-t-il voulu le Mal ? Mais tout aussitôt le sentiment que, pour Volkoff la réponse est déjà faite, me rappelant alors le malin plaisir de notre prof d’italien à troubler nos coeurs candides en nous présentant Machiavel dans son optique de catholique de droite - du cynisme de bourgeois rassis à mes yeux de jeune protestant attiré par l’objection de conscience et lisant Camus. Pourtant ici je cède à l’élan du roman, à la magie des situations (comme en rêve) et à la griserie presque physique de la découverte - le côté Jules Verne de cette psycho-théologie tordue, où tous les hommes sont restés un peu jeunes gens, que hantent et qu’inquiètent les femmes.
    Le titre d’Olduvaï fait allusion au premier crâne défoncé de notre histoire, en lequel Volkoff identifie Abel, moins intéressant à ses yeux que Caïn le premier tueur, bâtisseur de la première ville et patron des arts martiaux et poétiques. Le maître du jeu, d’abord apparu sous le nom de Bloch, qui devient Blok ensuite puis Beaujeux, est lui-même un démiurge qui dégage un fumet de viande fauve, jubilant en son narcissisme de Don Juan frotté de théologie et de littérature d’espionnage, comme l’Auteur.
    Les femmes là-dedans n’ont guère d’autres rôles à jouer que ceux de maman (ou plus exactement de grande frangine maternelle) ou de “Botticelli vénal” juste bonne au repos du guerrier, et c’est ce qui fait à mes yeux la faiblesse de ce roman de mecs. Volkoff m’a dit lui-même que le sujet de Bovary lui semblait indigne du romancier, et l’option chevaleresque lui donne aussi bien son bel élan et son panache, mais tout le côté végétatif de James ou de Tchékhov me manque. Pas de place ici pour le canapé défoncé d’Oblomov.
    Cependant il y a tout le reste et qui m’a captivé, surtout dans La leçon d’anatomie, où Volkoff raconte sa guerre d’Algérie de loyaliste déchiré, puis dans Intersection où l’histoire de Beaujeux et de sa compagne, racontée par leurs anges gardiens respectifs, recoupe celle de la France et de la Russie, vues du ciel comme l’Auteur voit en somme ses personnages, non sans divine tendresse au demeurant.
    Volkoff se défie de Freud avec la même véhémence qu’un Nabokov, à cela près que celui-ci ne réagit en somme qu’en artiste alors que, dans la diatribe lancée par Beaujeux à la fin des Maîtres du temps, c’est dans la perspective de la religion du Père et du Fils, avec toute une civilisation patriarcale à ses basques que Volkoff réagit à ce qu’il estime à la fois la ruine des pères et la mort de Dieu.
    Pour ma part je ressens les choses tout autrement: c’est bien Nietzsche et non Freud qui nous confronte à la mort de Dieu, parce que c’est Nietzsche qui a l’intuition la plus profonde du nihilisme chrétien. On peut en découdre avec Freud sans cesser de s’intéresser à ses analyses, tandis qu’avec Nietzsche il faut choisir et trancher. Le docteur de Vienne ne m’en impose pas plus que la figure du Commandeur, et la mystique du chef m’est aussi étrangère que le tremblement de Kafka devant son père, mais du moins le discours de Volkoff est-il clair, qu’on pourrait dire celui d’un preux à l’ancienne, et c’est dans l’affirmation réactionnaire et manichéenne qu’il est d’ailleurs le plus éclairant. Le libéral Arnim, que Beaujeux aime de son haut comme un vague fils oedipien et qui finira chef d’entreprise ou fonctionnaire aux Nations Unies, n’est pas un personnage bien consistant, et d’ailleurs aucun personnage - sauf celui de la compagne du protagoniste, en faire-valoir - ne se hausse au niveau de Beaujeux. Tout le roman tourne aussi bien autour de ce pivot du Maître, qui est à la fois le représentant faillible de Dieu le Père et de l’Auteur, du Christ au poste de chef des services secrets ou de Don Juan se flattant au whisky entre deux saillies.
    Reste un formidable roman de cape et d’épée idéologique à la gloire de la civilisation chrétienne et des âmes bien nées, qu’il est tout à fait logique en somme qu’un esthète proustien de l’espèce d’Angelo Rinaldi déteste au point de le descendre en flammes, sans l’avoir à l’évidence vraiment lu, dans sa chronique outrageusement intitulée Les égoûts de la mer...

    Chez Vladimir Volkoff, à Atlanta puis à Macon (Georgia), en 1981
    Nul individu de ma connaissance n’est aussi poseur et naturel à la fois que Vladimir Volkoff, qui me semble simultanément tout proche et d’une autre époque ou d’un autre empire, autrement dit un bon camarade qui serait au même moment corseté dans son rôle de Monsieur l’écrivain ou de Monsieur le prof, de Monsieur l’aristocrate russe en exil ou de Monsieur l’officier de l’armée visible ou invisible au garde-à-vous en son âme et conscience comme enfant il devait l’être au milieu de ses soldats de plomb.
    Il m’avait invité à le venir trouver en Amérique mais sans penser que je débarquerais tout à trac non moins que fauché, et c’est ainsi qu’au téléphone on m’explique que la maison est sens dessus dessous et qu’on ne peut m’y recevoir ces jours, avant de me faire comprendre que, la femme actuelle et la mère ne frayant pas, on ne pourra se voir qu’à l’insu de l’une ou de l’autre - bref c’est dans un chapitre de roman de Volkoff que je débarque ou plus exactement dans le pavillon où Les humeurs de la mer ont été écrites à ce pupitre qu’on me propose de photographier, et l’écrivain debout comme Tolstoï ou un cheval, et la femme et la fille ensuite au repas de la Noël orthodoxe, stigmatisant de concert Rinaldi le sodomite.
    Nous sommes montés au sommet tournant du plus haut building du monde, non loin de l’aéroport d’Atlanta et, sirotant un Bloody Mary, Vladimir le preux m’a fait l’éloge de Flannery O’Connor la catholique marquée par Dieu du signe du lupus et n’en chantant que plus crânement, avant que Volkoff le prédateur ne me cuisine en douce sur mes amours et me propose ensuite de revenir bientôt en Georgie où nous traquerions ensemble le gibier dans la vaste forêt.
    Et telle est l’impression que me laisse cette rencontre, à laquelle je resonge en lisant le tapuscrit du Complexe de Procuste dans le Greyhound: je n’avais pas de cravate mais je me sentais en société sans être dupe, ni lui non plus, de notre mutuelle anarchie et de divers Ordres dont nous respectons tous deux les hiérarchies...

    A la chasse avec Volkoff, en 1981
    L’apparition de Vladmir Volkoff en tenue de chasse, ce matin aux aurores, m’a confirmé dans l’impression que cet homme est une espèce de séminariste encanaillé pour qui toute forme, et plus précisément tout uniforme, confère à celui qui le porte une légitimité supérieure et garantit en quelque sorte l’efficace de son action, consistant en l’occurrence à traquer la bécassine dans les bois sauvages. Le pimpant de ce costume de style broussard, mais sans un faux pli, dont la tournure d’opérette est accentuée par un joli chapeau à larges bords, m’a rappelé le monde du général Dourakine plus que celui des safaris à la Hemingway, et c’est sans cesser de sourire sous cape que j’ai accompagné notre grand petit homme, nanti d’un beau fusil flambant neuf et d’une gibecière, dans les immenses forêts proches où je lui ai proposé, pour ne pas le déranger dans sa partie, de l’attendre au soleil avec mon livre du moment - et c’est ainsi qu’après nous être quittés je suis monté dans un arbre du genre sycomore où j’ai poursuivi la lecture de La conjuration des imbéciles.
    C’est là-haut que m’est apparue la proximité singulière des aspirations de l’énorme Ignatius, Don Quichotte thomiste du dépotoir amerloque à dégaine de Pança pansu, et de Vladimir l’orthodoxe en guerre contre le nivellement à la Procuste de nos sociétés égalitaires, et je me suis senti comme un lien entre eux. L’informe patafiolu en mal de hiérarchies théologiques m’a rappelé ma propre attirance pour le catholicisme, de même que j’ai retrouvé chez Volkoff la chaleur spirituelle et le mélange d’intuition et de rigueur d’un Berdiaev ou d’un Florenski.
    J’en étais là de mes cogitations lorsque des coups de feu m’ont annoncé la position de Volkoff dans les fourrés, dont il a bientôt surgi mais les mains vides, n’ayant fait qu’effaroucher une paire de je ne sais quels oiseaux, et me cherchant là-bas sur le chemin avant de pousser de hauts cris amusés quand il m’a localisé sur la fourche de mon sycomore. “Mais vous rendez-vous compte, jeune écervelé que vous êtes, que j’aurais pu vous confondre avec le paresseux qui hante ces bois et vous tirer tout vif ?!”
    Sur quoi notre goût commun de la réalisation concrète s’est manifesté par une séance de tir au pistolet, sur une cible de papier, où je l’ai battu à plate couture mais sans le vouloir en somme, gagnant du moins l’estime de Dourakine Bis au titre de Nouveau Guillaume Tell.

    Dernier bémol…
    A en croire Vladimir Volkoff, le mauvais romancier se reconnaîtrait essentiellement à son incapacité foncière de créer de bons personnages féminins. Or il est lui-même l’exception qui prouve le contraire: qu’on peut être un romancier très estimable sans avoir jamais réussi un seul personnage féminin...







  • Une possibilité de bonheur



    En Lisant Les grand-mères de Doris Lessing

    A La Désirade, ce dimanche 11 septembre. – C’est un livre qu’on lit en coup de vent et qui touche pourtant au cœur, je l’ai traversé en une heure avec le sentiment de « lire » une possibilité de bonheur liée à une folle liberté prise, folle et si naturelle à la fois, scandaleuse apparemment et si légitime, rare mais donnée ici comme une grâce.
    De fait, Les grands-mères de Doris Lessing pourrait être dit le roman de la grâce heureuse, à la fois idéale et interdite, même s’il n’a rien de réellement transgressif. C’est l’histoire d’une amitié totale entre deux petites filles restées inséparables à l’âge d’être femmes. Elles forment un vrai couple sans être lesbiennes pour autant, comme leurs fils uniques s’aimeront sans êtres gays. Les deux amies à la vie à la mort sont Roz et Lil; leurs deux garçons, Tom et Ian.
    Roz, forte nature très portée sur le théâtre, a fait fuir Harold qui se sentait si peu exister aux yeux de sa jeune femme, laquelle a refusé de le suivre dans la ville universitaire où il espèrait l’emmener, loin de Lil. Quant à celle-ci, elle n’a même pas à s’occuper de son conjoint, qui trouve satisfaction avec d’autres avant de se crasher dans un accident de voiture.
    Sur ce rivage marin à l’éternel beau temps, aéré en permanence et où leurs maisons proches ont l’air d’être toujours ouvertes, les belles jeunes femmes voient grandir leurs garçons jusqu’à l’âge d’incarner de jeunes dieux, lesquels radieux éphèbes deviendront assez naturellement leurs amants, en parallèle parfait. C’est une possibilité de bonheur, nous souffle Doris Lessing en menant son roman comme une joviale mise en scène, laissant cependant toute liberté à ses personnages et à la vie. Surtout c’est une modulation sur le thème de l’amoureuse complicité, au sein d’une famille élargie qui se fait clan à l’approche des belles-filles, et c’est enfin une rêverie sur l’utopique jeunesse éternelle renvoyant non au désenchantement mais à l’acceptation malicieuse de la réalité pleine de si délicieux souvenirs.
    Le roman commence et s’achève par un fracas, après la découverte par Mary, la femme de Tom, des lettres d’amour que celui-ci a adressées à Lil, sa maîtresse de vingt ans son aînée. Roz éclate de rire quand elle comprend que Mary a compris la nature des amours croisées qu’ont vécues les deux « grand-mères » et leurs fils, et le quatuor en restera un peu mélancolique à vrai dire, mais « c’est la vie », à laquelle les amants ont fait un beau pied-de-nez, et ma foi tant pis pour les jeunes épouses qui n’ont plus qu’à inventer leur propre liberté en fondant une petite entreprise en crâne tandem, au dam du clan…
    Chère vieille Doris insolente et si jeune de cœur à 86 balais. Je me rappelle notre rencontre fortuite au jardin du Luxembourg, il y a presque vingt ans de ça, une heure avant notre rendez-vous chez son éditeur. L’ayant reconnue après qu’elle se fut assise sur mon banc, je lui avais souri dans le soleil, et, le regard vif, elle m’avait souri à son tour en constatant que je lisais « quite a good book », puisque le bouquin n’était autre que le sien… Ensuite elle avait éclaté de rire en me voyant arriver pour l’interviewer, et nous avions parlé de son livre et de la vie comme si nous nous connaissions depuis longtemps…

    Doris Lessing. Les grand-mères. Flammarion 2005, 127p.

  • La peinture au corps

    Sensualité et sublimation



    Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec un de ces élans juvénils qui semblaient soulever tout à coup sa vielle carcasse d'octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, sauf quand celui-ci caresse ses baigneuses et ses baigneurs.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier : Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant "directement au système nerveux", comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon.

    C’est le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté…



    Peindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme.
    Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail de la baleine morte, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain, dans l’anse sablonneuse d’une île déserte, sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.

    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, et Berdiaev après lui, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous les vrais mystique qui « bandent » pour Dieu - les femmes autant sinon plus que les hommes, cela sans dire…

    Post Scriptum du 10 septembre, sur un balcon au bord du ciel de Neuchâtel. - Et ce soir nous imaginions, avec des amis, que le ciel qui s'étageait au-dessus du lac et des collines avait été peint par Corot. Après que j'eus rappelé à mes amis que Corot, sur son lit de mort, avait regretté de n'être jamais arrivé à peindre un ciel - ce peintre par excellence du ciel, l'ami Jean a alors observé que probablement où il était On le chargeait de temps à autre d'en peindre un vrai, comme celui de ce soir, un Corot divin...

      

    Josef Czapski. Autoportrait, Café rouge et La femme au théâtre

    Bonnard et Cézanne, ou  l'accord parfait du dionysiaque et de l'apollinien

    John Constable, Ciel.

  • L'île possible du présent

    De Houellebecq en Dantzig

    A La Désirade, ce mercredi 7 septembre. Je reviens « à moi ». Après sept jours passés à la lecture de La possibilité d’une île, je reviens « à moi » ce qui signifie : à ma propre perception de la réalité. Je suis certes content d’avoir lu le livre de Michel Houellebecq à fond, parce qu’il le mérite, mais si j’estime ce livre important pour l’époque, et que je reconnais qu’il m’a captivé, j’éprouve à présent le besoin de revenir à ma façon naturelle d’aimer et, revenant « à moi », je reviens au vrai partage d’une passion que m’offre, si généreusement, le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig dont j’ai relu ce matin les rubriques consacrées au mots Âme, Amour et Amers grincheux.
    C’est un peu comme au jardin zoologique. On regarde un moment l’ornithorynque. Il est intéressant. Vraiment un drôle de cocktail, cet Arcimboldo animal, puis on retourne à l’otarie faisant la folle dans la cascade ou au lion pensif à plat ventre dans sa crinière de philosophe du XIXe finissant.
    Houellebecq radote à propos de Nabokov, comme Nabokov a radoté à propos de Faulkner ou de Dostoïevski, mais c’est la loi du jardin zoologique : le lamantin ne saurait même concevoir l’oiseau de paradis, ni celui-ci se figurer la possibilité d’un gnou sur une île flottante, tandis que nous passons d’une cage à l’autre, Charles Dantzig et ses amis, en devisant tranquillement.
    Voici ce que dit Dantzig du mot Âme dont les poètes font leur bonnet même en été : « Âme est un mot simple, dont on ne se méfie pas à cause de sa simplicité, au contraire des célèbres mots en « ismes » dont le monde se méfie à cause de ce tatouage à la cheville qui siffle : « Attention, notion ! »
    Et ceci encore de si juste : « Âme révèle souvent l’orgueil insensé d’écrivains qui se proclament humbles, comme Villiers de l’Isle-Adam qui écrit : « Je n’écris que pour les personnes atteintes d’âme » (Fragments divers). Et cela  encore : « Certains écrivains emploient ces mots comme les femmes qui vont au marché avec tous leurs bijoux ».
    Ensuite Dantzig , à propos d’Amers et grincheux, multiplie les constats d’une fusillante pertinence. « La moitié de la gloire de Baudelaire vient, non de ses grands vers, mais de ce qu’il n’est jamais content. L’amertume plaît aux auteurs, en ce qu’elle réfute leur responsabilité, aux lecteurs en ce qu’elle justifie leurs rancoeurs. » Ensuite à Cioran qu’il appelle « l’amer en chef », il reproche d’employer la langue française « avec un vocabulaire d’étudiant en sociologie » qui abuse des points de suspension, ce qui fait de lui « un moraliste distendu ». Et de conclure : « Un moraliste devrait assumer sa posture de tueur méprisant : une phrase, une balle, on rengaine ». Ainsi s’exprime Charles Dantzig .
    Et cela qu’on dirait du Vialatte : « Selon les grincheux, nous vivons en décadence. Comme si la décadence n’était pas là depuis le premier jour de la vie. Chassé du paradis, Adam errait en grommelant : « Tout fout le camp ». Avant c’était mieux. Après ce sera mieux. Pauvre présent ! pauvre présent toujours injurié, présent qui est nous, présent qui n’arrive jamais à se débarrasser du chewing-gum du passé, et devant qui on agite en permanence le papier brillant de l’avenir, pauvre présent, tu trouve les moyen d’admirer ceux qui t’injurient ! »
    Sur Amour aussi notre compagnon de route excelle. Je ne cite pas tout mais ceci doit l’être : « L’amour est un espoir. De là sa nuance de bassesse. Seulement, c’est un espoir envers soi-même, de pouvoir être assez bien pour plaire, etc. De là sa nuance de hauteur. Une des conséquences positives de l’amour est la vanité. Tous les efforts qu’on fait pour attirer l’attention de l’autre et qui nous améliorent… » On voit qu’on est loin de la philosophie de Marc Levy.
    Et cela : « Bien sûr, il n’y a que l’amour, et ce livre même n’est qu’un grand imprimé d’amour destiné à en créer, mais je crois qu’il ne faut pas trop le dire. Les forces de la haine en profiteraient pour enrôler dans leurs troupes les esprits irrités par l’air béat que, disent-elles, l’amour donne ».
    On le constate dès qu’on entre dans Le passé, grand roman d’amour de l'Argentin Alan Pauls (Bourgois, 2005) dont j'ai entrepris la lecture cette nuit et qui vibre d'électricité passionnelle dès ses premiers chapitres rappelant Proust - et très vite il faut se faire à la béatitude des jeunes amants sous peine de retourner à la cage de l’amer Michel…
    Quant à Dantzig il remet ça : « Les femmes deviennent amoureuses espérant introduire du romanesque dans leur vie. Ayant constaté que cela a surtout introduit des emmerdements, elles lisent des romans ». Et cela enfin : « L’amour est le seul sujet sur lequel on puisse écrire n’importe quoi, car l’amour est n’importe quoi. C’est une qualité ».  
    Charles Dantzig est à la fois l’un des gardiens du jardin zoologique et l’interprète de tous les animaux dont l’un de ses préférés est la Fontaine, il me semble. A propos d’Amour, encore, il relève que La Fontaine écrit que « son mari l’aimait d’amour folle ». Ce qui lui fait conclure : « C’est charmant, frais, pimpant, un air de flûte, reste des temps médiévaux qui croyaient aux fées. « Un jeune fol s’éprit d’amour folle… » Et c’est le début d’un conte".

     

  • Désarrois d’un costume trois pièces

    A propos de L’Homme interdit

    Le sentiment que, sous les apparences d’une vie réglée et « gérée » dans ses moindres détails, certains individus dissimulent une totale incapacité à vivre, se trouve parfaitement illustré dans le premier roman de Catherine Lovey, dont le thème apparemment convenu au premier regard donne lieu à un développement ouvert à de multiples interrogations.
    L’idée de confronter un homme d’affaires au-dessus de tout soupçon, véritable parangon du battant supérieur ne vivant que pour son job, à la subite disparition de son épouse, qui lui fait soudain découvrir tout un pan de sa vie auquel le temps lui manquait d’accorder la moindre attention (sa femme justement, ses enfants, tout ça…), pourrait relever du lieu commun d’époque, comme il en prolifère dans les romans actuels. L’inhumanité croissante du monde qu’on appelle néo-libéral, la fuite en avant de ces hommes-creux réduits à leur fonction sociale, déjà typés au début du XXe siècle par Dostoïevski ou Kafka, appelle évidemment la réaction et la critique, mais encore faut-il que celles-ci s’étoffent à proportion de la complexité humaine, étant entendu que le pur pantin social n’existe pas et ne présente aucun intérêt pour le romancier.
    Or dès les premières pages de L’Homme interdit, le sieur Brown, grand flandrin probablement beau mec et entré dans les ordres sociaux en costume trois pièces, qui apprend par la police que sa femme a disparu à l’instant même où il va signer le contrat de sa vie, nous apparaît, à travers sa parole même (le récit reproduisant sa confession à un psy muet, six mois après les événements), comme un individu intéressant par ce que filtre sa voix, que sa solitude croissante (soupçon des flics, rejet de ses collègues, silence absolu du thérapeute) va pousser vers une sorte de lucidité panique, jusqu’aux confins de la folie – toutes chose perçues à fleur d’écriture, saisies et restituées avec une acuité rare.
    Qui était sa femme ? Qui sont ses enfants ? Qu’est-ce que cette voisine à chats qui le juge ? Qu’inspecte cet inspecteur dans ses tiroirs et ses fichiers informatiques ? Qu’est-ce que ce monde où les femmes disparaissent et les enfants réclament de la neige ? Et qui diable est-il lui-même, qui parle dans le vide et se rappelle un jour que l’instabilité (cette saleté de flux et de reflux) de la mer l’a toujours déstabilisé ?
    Telle sont les questions qu’il ne se posera jamais que par la bande, en « homme interdit » qu’on sent à la fois comme effaré et comme empêché, qui a entrevu un jour, l’espace d’un éclair, que la mort de sa femme pourrait le libérer « quelque part », mais vite il a pensé à autre chose, craignant une fois encore toute instabilité, toute fluidité lui rappelant il ne sait quelle angoisse d’enfance.
    Monstre d’égoïsme ou vieil enfant cravaté, fou virtuel du genre à flinguer soudain ses gosses ou assassin de sa propre femme qui aurait gommé tout souvenir de son acte ? La romancière ne conclut pas, laissant le lecteur flotter dans la stupeur fascinée entretenue par le discours maniaquement précis, hyperlucide et souvent frotté d’un étrange humour, d’un homme de plus en plus perdu et finalement proche, humain, émouvant en son vertigineux désarroi.

    Catherine Lovey. L’homme interdit. Zoé, 167p.

  • Une curée indigne

    Houellebecq et la critique

    Lecture de La possibilité d'une île (6)

    A La Désirade, ce dimanche 4 septembre. - La méchanceté de la critique établie à l’encontre de La possibilité d’une île est à la fois sidérante et significative, comme s’il s’agissait de se débarrasser vite fait d’un écrivain qu’on craint de lire, les propos méprisants et même haineux trahissant de fait une lecture en surface ou de mauvaise foi. Il y a là une sorte de lynchage qui découle probablement, aussi, du marketing anticipé de ce livre, comme s’il fallait que les vertueux critiques opposent leurs saints principes à ce battage et montrent ainsi leur indépendance. Sous un titre hypocrite (Ni cet excès d’honneur ni cette indignité), car on a soigneusement choisi les termes les plus méprisants de nos confrères européens, Le Temps d'hier passait en revue une dizaine de chroniques où l’on voit bien que le parti pris, le jugement anticipé, la conclusion précédant lecture sont la règle. On parle d’antisémitisme et de misogynie, on taxe le pauvre auteur de « commère » ou de « cynique vulgaire », surtout : on ne dit rien du contenu réel du livre.
    Il va de soi qu’on peut discuter les (apparentes) provocations du début du livre, où Daniel 1 l’humoriste « panique » aligne les énormités comme n’oserait le faire un Dieudonné shooté, de même qu’on peut se trouver en désaccord avec maintes observations et autres conclusions du même protagoniste, et notamment avec sa vision déterministe de la vie, mais discuter, ou même disputer, n’est pas vilipender.
    C’est d’autant plus choquant qu’il s’agit d’un livre d’immersion lente et d’évolution, dont le personnage, d’abord agité et faraud à l’image de l’époque, devient de plus en plus pénétrant au fur et à mesure qu’il mesure, avec quel désarroi, l’effet du vieillissement sur lui-même.

    C’est là le grand thème du livre : le vieillissement du corps et, pourrait-on dire, du corps de l’espèce, le sentiment d’un type vieillissant d’être jeté (qu’exprimait déjà si fort un Buzzati dans sa Chasse aux vieux), la fatigue d’être et la tristesse de n’être plus aimé, car c’est aussi un roman d’une lancinante mélancolie sur le manque d’amour, qui ressort le plus fort dans le chapitre magnifique où Daniel 1 constate que la charmante Esther, type de la jeune fille libérée à l’enseigne de la movida espagnole, incarne une sorte de nouvelle espèce hédoniste qui ne désire que son désir et surtout pas l’attache de l’amour.
    Je doute, pour ma part, que l’hédonisme d’Esther (lequel ravirait Michel Onfray, que vomit Daniel 1, et moi donc...) soit le fait d’une génération entière, comme le prétend Daniel 1. Il y a du moraliste puritain chez Houellebecq (puritain à l’envers si l’on veut mais puritain quand même) qui répugne aux nuances et aux détails individuels, même si ses personnages sont bien plus travaillés ici et diversifiés que dans Les particules. Mais là encore : le texte évolue. Il est imbécile de prétendre, comme La Stampa, que ce livre postule « le salut par l’entremise d’une secte adoratrice de la science et des extraterrestres », telle affirmation prouvant du moins que le livre n’a pas été lu. C’est ne pas voir la critique malicieuse des tenants et des aboutissants de la secte en question, avec le passage du premier gourou à son fils messianique, et cette superbe description de la petite entreprise du début devenant firme organisée nickel. Ce qu’on retient dans les gazettes, c’est que Michel le barjo a trempé dans un séminaire des raéliens et qu’il en est revenu fondu en mysticisme. C’est prouver une fois de plus qu’on n’a pas lu son livre...
    Mais ma foi tant pis pour eux: ils ont manqué quelque chose. Un chef-d’œuvre ? Peut-être pas. Pas encore Les illusions perdues, mais un beau livre drôle et douloureux, surtout : honnête.
    J’ai souvent été exaspéré par le vilain canard Houellebecq, qui m’a imposé l’interview la plus pénible jamais réalisée, dont la bande enregistrée est une suite de grommellements vagues et de propos vaseux. Les particules m’avaient pas mal déçu, de même que  la forme genre feuilleton de Plateforme, alors que le contenu, le ton, l’immersion psychologique, les observations nouvelles de ce livre, sa vision dans le temps aussi, m’ont réconcilié avec ce drôle de bonhomme.

    Quant à La possibilité d’une île, c’est indéniablement le livre le plus accompli de Michel Houellebecq et le plus prometteur aussi, car le lascar n'a pas dit son dernier mot : c’est, passées une fois encore les cinquante premières pages un peu trop « couilles de Reiser », de la littérature sérieuse. Pas cuistre ou pédante du tout, mais sérieuse, captivante, amusante et sérieuse.

  • Le kitsch qui dérange

    Lecture de La possibilité d'une île (5)

    A La Désirade, ce samedi 3 septembre. – Il a fait hier après-midi un temps soudain étrange, me rappelant l’ entrée maritime observée à Cap d’Agde en mai dernier, où d’un moment à l’autre une sorte d’obscurité éblouissante s’est établie en plein jour, exacerbée par un froid subit et des relents de je ne sais quelle tornade à venir. Or j’étais en train de regarder Le choc des mondes, ce charmant navet de SF ultrakitsch des années 50 qui évoque la fuite d’une poignée de terriens à bord d’une fusée à l’approche d’une catastrophe planétaire; et le soir encore, les images des voyageurs de l’espace débarquant dans un décor idyllique composé de toiles peintes mille fois plus suggestives, dans leur naïveté lustrale, que les effets spéciaux les plus carabinés, m'ont fait repenser au long chapitre (Daniel 17) que Michel Houellebecq consacre, sans se moquer mais sans se départir d’un sourire distant, à la secte des Elohimistes réunie dans le décor de Lanzarote.
    J’ai parlé de navet à propos du Choc des mondes, mais ce film-culte (comme on dit...) de Rudolph Mate, qui m’évoque un roman-photo d’anticipation ou une BD de la belle époque des séries d’Artima, dégage le même type d’interrogation sur notre destinée terrestre que peut suggérer n’importe quel cataclysme naturel, du tsunami du début de l’année à l’ouragan qui vient de dévaster la Louisiane. Le spectacle des foules errantes vues d’avion, dans les abords du lac Pontchartrain, m’a fait le même effet que celle qui fuient dans le dernier film de Spielberg : il y a là de l’enfantine terreur, et donc des questions auxquelles M. Rinaldi, que la seule idée qu’un écrivain puisse toucher à la science fiction fait grimacer d’horreur, n’a pas ni n'aura jamais accès.
    Michel Houellebecq, nourri de culture populaire comme nous tous, et se posant des questions sur les fins de l’espèce et du monde, retrouve, dans La possibilité d’une île, cette (feinte) naïveté qui ne craint pas de jouer avec le kitsch. Mais seuls les cuistres recuits s’en offusqueront, que la seule idée que la littérature puisse dire quelque chose, et d'une manière non agrée par l'Académie de leur Bon Goût, dérange.
    NE PAS DERANGER : voici ce que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et autres bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre « dérangeant » qui ne menace en rien leur confort intellectuel...

     

  • Houellebecq et les petites merdes

    Lecture de La possibilité d'une île (4)

    A La Désirade, ce vendredi 2 septembre. -Au fil de la partie ascendante de son récit de vie, Daniel 1, le protagoniste de La possibilité d’une île, traite Fogiel de « petite » merde, par une sorte de constat qui semble aller de soi et pour celui qui parle autant que pour celui dont il est question. Fogiel est une petite merde : c’est un fait, de même que Carlier est une grosse merde. Ce sont des évidences comparables à celles qui portent sur le temps qu’il fait.
    Mais qui parle ? Est-ce Michel Houellebecq qui s’exprime ainsi ? Est-ce Houellebecq qui « fusille une star », comme le relève un hebdo suisse people qui s’empresse de relever, dans La possibilité d’une île, tous les cas de dropping name où Houellebecq, jouant sur la fameux (euh) effet de réalité, mais sous le couvert de Daniel 1, traite Nabokov de ceci et Michel Onfray, la pauvre Björk ou l'ensauvagé Lagefeld de cela.
    Il ne fait aucun doute que la presse people, farcie de petites merdes, va se jeter sur le livre de Michel Houellebecq et lui faire un procès en fusillade, histoire de faire mousser le mahousse. Tout cela est en somme logique, étant entendu que Daniel 1, l’humoriste de Michel Houellebecq, et l’Houellebecq en question, font une espèce de judo avec la réalité contemporaine, la poussant à l’extrême de sa logique pour mieux en illustrer les mécanismes, comme s’y emploie Amélie Nothomb dans Acide sulfurique en imaginant un jeu de téléréalité dans un camp de concentration.
    Moi qui travaille dans un merdique journal de province, et que maints lecteurs considèrent probablement comme une petite ou une grosse merde, je suis intéressé tout de même de percevoir, sous le discours panique de Houellebecq-Daniel, une parole de révolte et d’interrogation qui nous transporte dans une autre dimension.
    A un moment donné, Daniel 1 traite Larry Clark, réalisateur de Ken Park, de petite-grosse merde, ou quelque chose comme ça : vil commerçant démagogue, à peu de chose près. Comme j’estime beaucoup Larry Clark, et que je trouve Ken Park un film d’une grande honnêteté, j’aurais pu conclure que ce Daniel1 était une petite merde et ce Michel Houellebecq une grosse merde avant de retourner à la lecture de mon cher Dictionnaire égoïste de la littérature française de ce cher Dantzig tellement plus reposant. Mais non : ce que dit Daniel 1 sur Larry Clark a beau me sembler tout faux : j’ai envie de discuter avec lui, quitte à ce qu’on s’engueule. Daniel sort de ses gonds parce que Larry Clark, dans Kids et dans Ken Park, s’est mis très près de groupes d’adolescents pour essayer de percevoir leur désarroi dans une société en perte de lien social et familial. Comme il se sent menacé par ce que vient de lui dire sa jeune amie sur son âge, Daniel 1 panique et se déchaîne en croyant trouver dans Ken Park l’apologie de la jeunesse contre les vieux, ce qui est tout à fait faux. Larry Clark montre, dans Ken Park, autant de compassion (nous fait ressentir autant de pitié) pour les deux vieux vieillards adorables qui se font poignarder par leur petit-fils dément que pour les autres parents aux airs eux-mêmes de vieux gamins. Peut-être Michel Houellebecq ressent-il les choses comme son Daniel 1, mais est-ce une raison pour que je le traite de petite merde ?
    En ce qui me concerne, j’ai de plus en plus horreur de l’usage normalisé du langage ordurier, et je suis persuadé que Michel Houellebecq ressent la même chose, de même que je suis persuadé que Bret Easton Ellis a horreur de la violence. Mais ces deux-là font usage des mêmes armes, quitte à passer pour de vraies frappes. Or lorsque je lis la chronique de M. Angelo Rinaldi consacrée à La possibilité d’une île, je n’ai pas de peine à discerner la vraie vulgarité, sous la pommade et la poudre de cocotte.
    Ah mais le jour se lève, camarades, chères petites merdes que nous sommes : encore une journée divine !



     

  • Le tabou de la vieillesse

    Lecture de La possibilité d'une île (3)

    Je lisais ce matin un fragment d’  In quel preciso momento de Dino Buzzati où il est question du sentiment d’être « jeté » de l’homme vieillissant, et du coup je me suis rappelé ces pages étonnantes de La possibilité d’une île où Daniel 1, constatant que la ravissante Esther, de vingt ans plus jeune que lui, n’a pas osé le présenter à sa sœur aînée en craignant que celle-ci le trouve trop décati, se lance alors dans une diatribe qui lui fait relever que la différence d’âge est aujourd’hui le dernier tabou. « Dans le monde moderne, ajoute-t-il, on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux ». Et de s’enflammer à proportion de son inquiétude, et de susciter la première vraie conversation avec Edith qui va se prolonger tard dans la nuit au point qu’ils en oublieront de faire l’amour.

    Ce qui le fait dire ceci : « C’était notre première vraie conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première vraie conversatoon que j’aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur ou au contraire de lui apporter de la joie, soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales ». Sur quoi Daniel évoque trois particularités de la jolie Esther : le fait qu’elle ait perdu un rein et le fait qu’elle ait perdu plus récemment le chien qu’elle aimait (comme si celui-ci faisait aussi partie de son corps), enfin le fait qu’elle soit « une très jolie jeune fille».
    Or comme je suis le père d’une très jolie jeune fille, mais vraiment très jolie, j’apprécie en connaisseur ce qui suit, à propos de l’ascendant que Daniel 1 subit de la part de la très jolie Esther : « La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité innée, naturelle, instinctive, qui les place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c’est tout uniment qu’une très jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de serviteurs, elle-même n’ayant pour seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir la responsabilité concrète d’une être plus faible, d’être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe ».
    Des passages de cette eau-là, que je situe à la hauteur d’analyse des pages de Saul Bellow dans Ravelstein ou des pages de Philip Roth dans La bête qui meurt, où il est également question d’un homme vieillissant fou d’une très jolie jeune fille, des pages si limpides et si fines, si déliées dans leur expression et d’une résonance si amicale, La Possibilité d’une île, dont on prétend l’auteur phallocrate, misogyne et vulgaire, en regorge, au point que depuis trois jours j’y reviens sans cesse pour y puiser…      

     

  • Houellebecq au top


    L’événement annoncé se vérifie : La possibilité d’une île est un livre étonnant.


    Il suffit de se plonger dans la lecture de La possibilité d’une île pour oublier complètement, après un quart d’heure de lecture, le tapage et le clabaudage qui ont précédé la parution de ce livre. Tel est en effet le miracle de la vraie littérature que de nous transporter dans un monde parallèle à la fois imaginaire et tout aussi réel pourtant, plus signifiant en tout cas que la réalité brute. C’est d’ailleurs le propos même de La possibilité d’une île que de nous faire réfléchir à ce que nous vivons en nous en donnant une image aux traits décalés, forcés, parfois même dérangeants ou insupportables par leurs grimaces. Or le protagoniste contemporain de ce roman est justement un grimacier : un bouffon, un de ces humoristes médiatiques auxquels il est aujourd’hui permis, par exorcisme, de dire tout haut ce que pensent ou ressentent tout bas les « braves gens », dans les limites récemment rappelées par l’affaire Dieudonné.
    Personnage de roman, Daniel 1 ira d’ailleurs beaucoup plus loin que Dieudonné dans la provocation, fort de la constatation que « l’attitude humoristique dans la vie, c’est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité », faisant alors fortune en alignant les spectacles grinçants, puis les films à tendance porno, puis le porno à tendance violente, non sans rester d’une lucidité douloureuse. Car Daniel 1, tout cynique qu’il paraisse, est une espèce d’enfant du siècle clairvoyant, sans préjugés, curieux de tout, mais également mélancolique. Si le vibrionnant Jamel Debbouze le taxe de « mec hypercool », c’est sans se douter que Daniel 1, comme Michel Houellebecq, auquel il ressemble évidemment, lit Balzac et Schopenhauer, se passionne pour la signification profonde de l’évolution des mœurs de notre drôle d’espèce et scrute sur lui-même les effets du vieillissement, passant d’une femme chérie qui se flétrit à une jeune beauté dont il tombe éperdument amoureux à l’approche de la cinquantaine…
    Le récit de vie de Daniel 1, qui vécut à notre époque, constitue le gros morceau de La possibilité d’une île, alternant avec celui de Daniel 25, clone du premier et vivant dans un très lointain futur, où la vie des néo-humains, cloîtrés dans des périmètres protégés, se poursuit à l’écart des derniers représentants de notre espèce réduits à la sauvagerie et s’entre -dévorant dans les détritus. Entre Daniel 1 et Daniel 25, de grandes mutations ont eu lieu, de la Première Diminution consommant la fonte des glaces au Grand Assèchement, entre autres catastrophes, et la néo-humanité a beaucoup évolué elle aussi, abandonnant le rire à un moment donné et les larmes un peu plus tard (à l’époque de Daniel 9), seul l’amour des chiens demeurant intact…
    Tout cela relève de la science fiction, mais l’intérêt du roman de Michel Houellebecq tient à l’intrusion, dans la SF, de l’observation intimiste (avec les histoires d’amour d’Isabelle et d’Esther), de la vie végétative et du débat sur les fins humaines, à égale distance de Pascal et des visionnaires kitsch du New Age… Aussi, La possibilité d’une île est un tableau remarquable des mœurs de notre temps, de la fabrication d’un journal de nymphettes à la production d’un snuff-movie, (film érotique avec mise à mort réelle) en passant par les joyeusetés de l’art branché et la mise sur orbite d’un gourou de mondiale influence. A cet égard. Michel Houellebecq rejoint les grands observateurs de l’époque, tels Philip Roth ou J.M. Coetzee…
    Surtout et plus que jamais : Houellebecq achoppe à la déprime contemporaine, à l’affrontement du mâle et de la femelle, à la terreur du vieillissement dans une société de plus en plus axée sur la compétition et l’élimination des faibles. Son bouffon a la liberté d’exprimer des situations proprement révoltantes et si réelles pourtant. Passionné de science, le romancier nourrit en outre son ouvrage d’observations sur les neurosciences ou la génétique qui n’on rien de pédant.
    Très réjouissant aussi : que l’humour de Michel Houellebecq soit comme apaisé, ses personnages infiniment plus nuancés dans leurs modulations (à commencer par les femmes) et son écriture, retrouvant la santé d’Extension du domaine de la lutte, en plus ample et plus affirmé, d’un écrivain majeur. Ni Flaubert ni Céline, car il ne travaille pas dans la ciselure ou la fine musique, mais plutôt dans la filière Balzac-Zola pour l’observation et l’énergie « électrique » de la phrase, également du côté des Anglo-saxons portés sur la conjecture, Philip K. Dick ou J.M. Ballard. Déprimant disent certains ? Pas du tout à nos yeux : stimulant au possible ! 

    Michel Houellebecq. La possibilité d’une île. Fayard, 485p.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 1er septembre 2005

  • Laboratoire de Michel Houellebecq

     

    Lecture de La possibilité d'une île (2)


    A La Désirade, ce mercredi 31 août. – J’ai beau ne pas voir du tout le monde et les gens comme les voit Michel Houellebecq : je n’en suis pas moins captivé par la lecture de La possibilité d’une île, comme je ne l’avais plus été (j’excepte le merveilleux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig) depuis des mois par un ouvrage contemporain, je dirais : Elizabeth Costello de J.M. Coetzee.
    Michel Houellebecq n’a pas encore l’âge de Coetzee et moins encore celui de la vieille protagoniste débonnaire et fine fée de ce magnifique roman du vieillissement, mais La possibilité d’une île est aussi une affaire d’âge et de vieillissement. Après ces livres de vieux ados branleurs en mal d’extase que me figurent Extension et Les particules, et le feuilleton de trentenaires raplaplas de Plateforme, ce nouveau livre traduit à la fois l’angoisse du vieillissement personnel du protagoniste et le sentiment latent en Occident d’une lassitude à la fois physique et métaphysique, la fameuse ère du désenchantement dont parle Marcel Gauchet, mais ici vue de l’autre bout des siècles, comme par un ange.
    Plusieurs de mes chers confrères (un Jacques-Pierre Amette ou un Pierre Assouline, pour ceux qui se sont déjà s’exprimés) disent s’ennuyer en lisant La Possibilité d’une île. Eh bien pas moi : ce livre me passionne, et d’abord par son ton, à la fois sérieux et mélancolique, malicieux et tendre sous ses aspects ici et là provocateurs. On cherche déjà noise à l’auteur en recensant les « petites phrases » lâchées par Daniel 1 illico attribuées à l’auteur, à propos de Nabokov, Onfray, les Arabes-Juifs-Chrétiens et autres « jeunes pétasses », sans dire que tout ça procède d’un magma existentiel dans lequel le discours trivial du corps se mêle au corps du monde. Pour ma part, je ne vois que Witkiewicz qui ait si bien parlé des rapports entre le corps et la conscience, le sexe et l’esprit, les caresses et les sentiments, la course de rat de l’individu et les transformations sociales significatives en phase avec le climat, la perte du sens du sacré en phase avec le choc des nouveaux savoirs.
    Tout ça, tressé, fondu dans un récit beaucoup plus fin et délicat qu’il n’y paraît (l’honnête homme traditionnel et la gente dame seront évidemment choqués par maintes expressions de la novlangue con-cul-bite au goût du jour, mais il faudra qu’ils s’y fassent avant qu’on ne parle d’autre chose…) et qui laisse à chacun la liberté de « se » penser.
    La possibilité d’une île est un formidable réceptacle d’observations, procédant d’une grande curiosité inquiète. De tout le reste je me fiche bien : de tout ce qu’on dira de ce livre en le jugeant d'avance ou sans le lire. Ce que je sais, c’est que j’y trouve mille fois plus de notations intéressantes que dans tous les romans réunis de M. Rinaldi si bellement écrits, n’est-ce pas, et que même en désaccord sur de multiples points, même partageant la défiance de Nancy Huston envers les « professeurs de désespoir », ce livre me semble plus vivant, plus tonique, plus excitant, plus stimulant que des tonnes d’ouvrages actuels mieux peignés.
    Dans un premier temps, j’ai resserré le fruit de ma première lecture dans un papier beaucoup trop bref et sous un titre très « fils de pub », mais cela fait partie du jeu, cela aussi, et d’ailleurs j’y reviendrai plus souvent qu’à mon tour…

  • En ce moment précis

    La formule de Buzzati

    Ne parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE que je traduis à la diable : « De qui as-tu peur, imbécile ? De la postérité peut-être ? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela : être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, un tel document ! Qui pourrait t’opposer la moindre objection ? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais un homme. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints d'en tenir compte".
    Oui c’est cela que je ressens en lisant les auteurs qui comptent réellement pour moi : tel fut cet individu en ce moment précis, il se nommait Blaise, Umberto, Thomas, Vassily, Stanislaw Ignacy, Flannery, Charles-Albert, Marcel, Dino, et tels ils me parlent d'une seule multiple voix.