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Désarrois d’un costume trois pièces

A propos de L’Homme interdit

Le sentiment que, sous les apparences d’une vie réglée et « gérée » dans ses moindres détails, certains individus dissimulent une totale incapacité à vivre, se trouve parfaitement illustré dans le premier roman de Catherine Lovey, dont le thème apparemment convenu au premier regard donne lieu à un développement ouvert à de multiples interrogations.
L’idée de confronter un homme d’affaires au-dessus de tout soupçon, véritable parangon du battant supérieur ne vivant que pour son job, à la subite disparition de son épouse, qui lui fait soudain découvrir tout un pan de sa vie auquel le temps lui manquait d’accorder la moindre attention (sa femme justement, ses enfants, tout ça…), pourrait relever du lieu commun d’époque, comme il en prolifère dans les romans actuels. L’inhumanité croissante du monde qu’on appelle néo-libéral, la fuite en avant de ces hommes-creux réduits à leur fonction sociale, déjà typés au début du XXe siècle par Dostoïevski ou Kafka, appelle évidemment la réaction et la critique, mais encore faut-il que celles-ci s’étoffent à proportion de la complexité humaine, étant entendu que le pur pantin social n’existe pas et ne présente aucun intérêt pour le romancier.
Or dès les premières pages de L’Homme interdit, le sieur Brown, grand flandrin probablement beau mec et entré dans les ordres sociaux en costume trois pièces, qui apprend par la police que sa femme a disparu à l’instant même où il va signer le contrat de sa vie, nous apparaît, à travers sa parole même (le récit reproduisant sa confession à un psy muet, six mois après les événements), comme un individu intéressant par ce que filtre sa voix, que sa solitude croissante (soupçon des flics, rejet de ses collègues, silence absolu du thérapeute) va pousser vers une sorte de lucidité panique, jusqu’aux confins de la folie – toutes chose perçues à fleur d’écriture, saisies et restituées avec une acuité rare.
Qui était sa femme ? Qui sont ses enfants ? Qu’est-ce que cette voisine à chats qui le juge ? Qu’inspecte cet inspecteur dans ses tiroirs et ses fichiers informatiques ? Qu’est-ce que ce monde où les femmes disparaissent et les enfants réclament de la neige ? Et qui diable est-il lui-même, qui parle dans le vide et se rappelle un jour que l’instabilité (cette saleté de flux et de reflux) de la mer l’a toujours déstabilisé ?
Telle sont les questions qu’il ne se posera jamais que par la bande, en « homme interdit » qu’on sent à la fois comme effaré et comme empêché, qui a entrevu un jour, l’espace d’un éclair, que la mort de sa femme pourrait le libérer « quelque part », mais vite il a pensé à autre chose, craignant une fois encore toute instabilité, toute fluidité lui rappelant il ne sait quelle angoisse d’enfance.
Monstre d’égoïsme ou vieil enfant cravaté, fou virtuel du genre à flinguer soudain ses gosses ou assassin de sa propre femme qui aurait gommé tout souvenir de son acte ? La romancière ne conclut pas, laissant le lecteur flotter dans la stupeur fascinée entretenue par le discours maniaquement précis, hyperlucide et souvent frotté d’un étrange humour, d’un homme de plus en plus perdu et finalement proche, humain, émouvant en son vertigineux désarroi.

Catherine Lovey. L’homme interdit. Zoé, 167p.

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