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Eloge de la force douce

A l'école du chien Fellow

A La Désirade, ce samedi 24 septembre. - Que pense le chien Fellow du Grand Djihad ? Estime-t-il que cette conjecture de Maurice G. Dantec, dans Cosmos incorporated, ait plus de consistance que celle des hordes chinoises déboulant sur les collines de Meudon telle que la prophétisait Céline ? Je me le demande, en cette matinée radieuse de votations démocratiques sur la libre circulation des personnes, comme je me l’étais demandé déjà en lisant Forteresse de Georges Panchard, où il était déjà question de la dévastation de l’Europe par une nouvelle croisade islamiste. Tout cela, cher Fellow, ne relève-t-il pas du fantasme délirant ?
Le premier enseignement du chien Fellow, au lendemain de son entrée dans notre maison, a été de me rappeler la force de la douceur, retenant la main qui frappe. Nous étions en balade dans les bois, je l’avais rappelé trois fois, il n’avait pas obéi, gamin qu’il était encore, donc je le frappai de ma canne ferrée lorsqu’il revint penaud, et alors il me fit cet œil noir: on ne frappe pas le chien Fellow, disait cet œil. Sur quoi l’animal se ferma à toute négociation jusqu’au coucher, me réservant visiblement un chien de sa chienne. Le lendemain matin, aux aubes, une merde m’attendait au milieu de mon atelier, et Fellow assis sur ses pattes me toisait avec ce message triomphal dans son regard de scottish ressentimental : « Je t’emmerde ». C’était l’époque de la fin de la guerre balkanique, après les tueries de Bosnie et avant celles du Kosovo. Mes amis serbes me taxaient de fiote angélique, et moi je les emmerdais, prêt en somme à m’entendre avec Fellow. Mais que pense donc Fellow du Grand Djihad ?
A l’instant Fellow reluque la mésange Zoé qui lui picore ses croûtons, tandis que je lis Du Jihad à la Fitna de Gilles Kepel, dont notre fille, étudiante en littératures espagnole et arabe, revenue de Damas ces derniers jours, m’a déchiffré l’inscription de couverture : « Il n’y a Dieu que Dieu, Mohammed est son prophète ».
Aux dernières nouvelles, notre enfant semble moins que jamais sur la voie de porter le voile, mais c’est en somme à l’école de Fellow qu’elle a appris elle aussi la force de la douceur: connaître pour mieux comprendre. Or que dit Gilles Kepel ?
Qu’il y a Jihad et Jihad. Que l'étymologie arabe du terme signifie effort, et d’abord dans la réalisation de la perfection individuelle. La dimension positive du jihad réside ainsi en cela qu’il « permet de se dépasser en tendant vers le Bien ». Comme on le sait cependant, cet effort implique aussi visée sociale, étatique, militaire et guerrière « pour étendre l’emprise de l’islam ». Or cette expansion est marquée dès l'origine par un conflit interne, désigné par le terme de fitna, ou discorde, désignant plus précisément la guerre à l’intérieur de l’islam dès le schisme entre sunnites et chiites. Rappelant les composantes spécifiques de l’expansion de l’islam, Gille Kepel en illustre à la fois la dynamique, soumise à l’autorité des oulémas, et - fait nouveau et déterminant selon lui -, la transformation récente de cette instance de contrôle et de décision.

« Le droit et la logique du déclenchement du jihad ont été déstabilisés par la révolution de l’information et c’est là ce qui va nous amener à la situation d’excès, de désordre, de terrorisme, que l’on connaît aujourd’hui ». Et de montrer ensuite comment, niant l’histoire, les jihadistes contemporains s’efforcent de rejouer la geste du prophète en s’appuyant sur Internet «qui abolit l’histoire et l’espace ». C’est dans les années 80, lors de la défaite de l’URSS en Afghanistan, que Gilles Kepel situe ce « bouleversement complet à proclamer le jihad », alors que commençaient de proliférer les guérillas-jihads initialement soutenues par les USA et qui se retourneraient bientôt contre ceux-ci.
Ce que montre ensuite Kepel, à la lumière des événements d’Algérie notamment, c’est comment la société civile s’est désolidarisée des jihads des années 1990. A propos de cet échec, il cite le grand idéologue d’al-Qaida, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, lié à l’assasinat de Sadate puis devenu compagnon de Ben Laden en Afghanistan, qui publia en décembre 2001 un pamphlet dans un quotidien arabe de Londres où il affirmait : « Nous avons échoué à mobiliser les masses, nous n’avons pas réussi à faire comprendre notre mesage, les masses se sont détournées de nous et il faut que nous les réveillions par des opérations spectaculaires », ce qu’il appelle des « opérations martyres ».
Celles-ci suffiront-elles à déclencher le Grand Djihad que prophétise Maurice G. Dantec dans Cosmos incorporated ? Je discerne un doute dans l’œil du chien Fellow. Va-t-on aujourd’hui, en Irak, vers un jihad qui va mobiliser les masses comme l’espère Zawahiri ? Ou bien est-ce ceux qui sont contre ce jihad, jugé comme relevant de la fitna, qui mobiliseront les sociétés civiles contre les fauteurs de violence ?
Le chien Fellow se retient de se jeter sur la mésange Zoé, mais c’est avec une détermination guerrière que je vais me lancer, tout soudain, dans mon projet d’extermination des dernières berces du Caucase au lait venimeux qui prolifèrent le long de notre chemin de pacifistes. Sus à l’envahisseur !
Gilles Kepel. Du Jihad à la Fitna. Bayard, 2005.

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