Lecture de Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec (1)
On entre dans Cosmos incorporated comme dans un cauchemar éveillé avec la sensation de participer psychiquement et physiquement à la genèse d’un espace-temps et d’un personnage se construisant à vue. D’emblée on ressent la même oppression que dans les premières pages de 1984, à cela près que la surveillance n’est pas ici que du Dehors bigbrotherisé mais de partout, puisqu’on vous scanne jusqu’à l’ADN et qu’on vous manipule du Dedans par contrôle et/ou injection d’information.
Le cauchemar a des dehors fascinants de film psychique hyperplastique, dont le début est une genèse en raccourci, lumière rouge et matière blanche, œil émergeant de la soupe originelle avec un iris scellant l’identité de l’Adam apparu dans le portique de contrôle, plus exactement prénommé Sergueï Diego Dimitrievitch, Plotkine de son nom, né en 2001 en Sibérie et en principe âgé de 56 ans mais en réalité deux fois plus jeune à la suite de deux cures de rajeunissement transgéniques. Tout cela qu’il apprend en même temps que le lecteur, et c’est la première belle idée du livre : que le premier personnage émerge du chaos (des « années noires » qui ont fait 500 millions de morts en quatre décennies) sans avoir connu jusque-là que la guerre et se découvrant pourtant des souvenirs d’enfance en Sibérie et ailleurs (il aurait donc vécu en Argentine ?) avant de se rappeler sa première mission.
Avec la première esquisse du personnage commence de se brosser une fresque spatio-temporelle assez saisissante, à la fois très maîtrisée dans les grandes largeurs et passionnante par les multiples observations qui la nourrissent. On est là dans une espèce de monde-fourmilière-cerveau, à l'enseigne de l'Unimonde Humain ("un monde pour tous - un Dieu pour chacun") où les hommes sont en train de se transformer en machines, à un point de l’Histoire où l’involution se concrétise à la fois par ce déficit de l’élément humain et par la dégringolade de la démographie, entre autres composantes du désastre généralisé, dont la régression du progrès lui-même. Les éléments satiriques émaillant les premières séquences de l'hypertexte historico-politique donnent du vif à la fresque en mouvement, et l'arrivée du protagoniste à Grande Jonction, type de la nouvelle ville-jungle genre Las Vegas des paumés du paradis orbital, antichambre du Far Sky où se situe désormais l'Avenir radieux, dénote un sacré pouvoir d'évocation.
Bref, je n’en suis à l’instant qu’à la page 67, mais cela me semble très bien parti, très dense et dégageant une espèce de sombre beauté…
Commentaires
J'aime bien ces critiques en cours de lecture, où le livre est décortiqué en même temps qu'il est lu (comme vous l'aviez fait pour le dernier Houellebecq). Ca donne du texte une vision plus large, des interprétations plus nombreuses ou du moins plus poussées. On voit aussi comment le texte est perçu par le lecteur : "Cosmos Incorporated" a l'air de faire bonne impression dans les premières pages, mais tiendra-t-il la distance ?
Continuez à nous donner ces critiques en épisodes !
C'est bien la question que je me pose: cela tiendra-t-il la distance ? Je me suis interdit de lire aucun commentaire sur ce livre (y compris ceux de Juan Asensio) et tâche d'oublier tout le boucan fait autour de l'auteur. Ce n'est pas plus facile qu'avec Houellebecq, mais cela me semble légitime. Merci de votre attention. C'est cela qui manque terriblement aux écrivains, par les temps qui courent, et notamment à ces deux-là: une réelle attention, par delà la jactance...