Lecture de Cosmos incorporated (6)
Il est assez rare, par les temps qui courent, de se trouver en présence d’un génie créateur en activité (comme on le dirait d'un volcan), mais c’est exactement l’impression que me fait, en crescendo, la lecture de Cosmos incorporated, dont la réflexion qu’il développe sur l’à-venir de l’humanité, sur le Mal qui la menace d’anéantissement et sur le mystère de l’Être, me paraît sans équivalent dans le roman contemporain. Ce livre peut donner l’impression d’un fumeux échafaudage de conjectures techno-scientifiques et de spéculations mystico-philosophiques, voire d’indigeste brouet mêlant rogatons de contre-culture (de Burroughs aux Stooges), visions catastrophistes et relents de théologie patristique, dans le genre bric-à-brac new age, mais une lecture sérieuse révèle, je crois, un livre sérieux. Sans même parler de l’artefact, signalant une incroyable maestria dans la combinatoire narrative, c’est un livre qui danse en même temps qu’il pense, illustrant de manière presque ingénue (c’est le fait du genre investi, avec tout le décorum propre à la SF de haute volée, genre Frank Herbert ou Philip K. Dick) une réflexion aux fondements sûrs et des intuitions de véritable poète, au sens d'une poétique cristallisant tous les savoirs, au cap extrême de l’Aporie.
Sous le titre de Process, la troisième partie de Cosmos incorporated introduit le personnage de l’Homme-Machine, planqué dans le dôme sommital de l’Hôtel Laïka, dans la forme d’un spectre d’enfant doté de tous les sexes et de 99 noms virtuels, le 100e étant à deviner par le lecteur féru en démonologie… On peut y voir en effet l’incarnation du Non-être (celui qui disperse) qui n’a plus de sexualité, juste bon à l’assouvissement virtuel par "actes absurdes" de son gardien pédophile, ni de nom personnel, l’Enfant-Machine étant la métaphore de l'Innommé ou de ce que Maurice Blanchot appelait « l’indestructible infiniment détruit ».
Un chroniqueur distrait des Inrockuptibles a cru voir dans ce livre un illisible salmigondis: le contraire serait étonnant, s’agissant d’un roman qui jongle avec les dernières théories de la physique quantique et les intègre (comme le saut à la supercorde...) dans sa narration avec autant d’humour qu’il recycle à sa façon la théologie apophatique de Nicolas de Cues ou la controverse opposant Thomas d’Aquin et Averroès…
Or ce qui est éberluant là-dedans, c’est que la vision globale du livre est d’une cohérence parfaite, mais que je dirais essentiellement poétique, où la réflexion continue sur l’aliénation de l’homme à la Métastructure-Machine se vit comme dans un roman de chevalerie christo-futuriste, avec les Gentils qu’on aime et les Méchants dont on espère la défaite – ce qui s’appellera bientôt « baiser la Métastructure ». Jamais, depuis G.K. Chesterton, ou peut-être C.S. Lewis aussi, un auteur n’avait combiné ainsi la narration la plus « populaire » et la méditation la plus pure sous ses airs déjantés. J’en suis baba : je me pince. Mais non : je ne rêve pas : c’est écrit et c’est beau, cela pulse, c'est plein de savoir et de saveur, cela vit. Je me réjouis, demain, de finir ce livre ouvert sur l'infini...
Commentaires
Eh bien, aucun article jusqu'ici ne m'a autant donné envie de lire ce livre ! J'avoue qu'après quelques essais moyennement heureux j'hésitais à me lancer encore dans quelques centaines de pages de cet auteur. J'aurais sans doute fini par céder à ma curiosité, mais après vous avoir lu j'en ai même l'impatience... Merci !