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Carnets de JLK - Page 51

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    6. Nous sommes tous des poètes numériques

    Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…

    JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et de 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des pièces brèves d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John-Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…

    L.M.: - Vous écriviez-vous-même de la poésie ?

    JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le « voulu poétique »…

    L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre,relève selon vous du « voulu poétique » ?

    JLK. - C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du « voulu poétique » sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’« events ».

    L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?

    JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.

    L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…

    JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas. Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie , qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».

    L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent vraiment la version polonaise ?

    JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails.

    L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un « con ».

    JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qui n’a rien précisément de « voulu poétique »…

    L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello. Nous citer ce que vous tenez pour un beau poème.

    JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et nervalien poète romand Edmond-Henri Crisinel et qui s’intitule La Folle.

    « Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
    Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
    Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
    Les jardins sont absents et morte est la douleur.
    Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
    eaux transparente où passe et repasse une fuite.
    Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite.
    Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    5. Nous sommes tous des délateurs éthiques

    Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?

    JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume de Roux, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…

    L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet…

    JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais cependant lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre Ma vie parmi les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négative et me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre

    L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…

    JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison; et le résultat est que j’en ai tiré depuis lors un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…

    L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…

    JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaîné depuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…
    L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…

    JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.

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    L.M. - Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…

    JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, mais j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant. Or un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno, quelques années plus tôt, par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée -, qui avait taxé son film "Vol spécial" d’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité de notre pays avec le plus d’attention et non sans sensibilité plutôt « de gauche »…

    L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…

    JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ; j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui fait des propositions, puisque je l’ai vécu, ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grands mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, s'est fait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation; et le fait est que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés par la sainte Eglise, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…

    L.M. - Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons

    Livia Mattei : - Le quatrième chapitre de votre libelle, consacré à l’art dit contemporain, même s’il n’en représente qu’une partie, démarre à fond de train puisque vous y taxez Jeff Koons, le plus grand «vendeur» actuel en la matière, de charlatan…

    JLK : - Charlatan est bien le mot dans l’absolu que représente l’Art méritant une majuscule et une révérence point forcément pieuse mais non moins sincère, de Lascaux à Nicolas de Staël, mais vous aurez remarqué que je nuance le terme en présentant notre ami Jeff comme un manager capable et un spéculateur cynique aussi avisé que le bateleur actuel de la Maison-Blanche. En fait, plus que cet habile crétin milliardaire qui a su recycler à sa façon toutes les resucées pseudo-avant-gardistes de son époque, dans la lointaine filiation de Marcel Duchamp ou sur les traces plus récentes de Warhol & Co, ce sont ses laudateurs extraordinairement complaisants que je vise, galeristes en vue ou conservateurs, critiques ou historiens d’art, qui ne cessent de glorifier ses babioles de luxe, jusqu’à la dernière enchère du Balloon Dog vendu à plus de 55 millions de dollars. Je vise les pontes de Beaubourg ou de la Fondation Beyeler qui se foutent du public avec des hymnes d’une vacuité prétentieuse sans pareils, et toutes celles et tous ceux qui en rajoutent comme à propos d’un Damian Hirst et de pas mal d’autres stars momentanées du Marché de l’Art. Faites un tour dans les archives de la Toile et vous verrez que pour un Jean Clair, lucide et implacable connaisseur à qui on ne la fait pas, la majorité des commentateurs se couchent…

    L.M. - Votre premier coup de gueule date de 1992, à Lausanne. C’était encore du temps de notre délicieuse Cicciolina…

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    JLK : - C’était l’hiver, il faisait froid, nos amies les Brésiliennes ou les Roumaines se les gelaient sur les trottoirs de l’ancien quartier industriel du Flon, et c’est là, dans un ancien atelier de tanneur recyclé en loft de luxe, que j’ai découvert, au milieu de toute une société de snobards de nos régions, les fellations ravissantes et les sodomies reluisantes de Jeff et sa putain mauve, traitées en délicates teintes sulpiciennes, à 75.000 dollars la pipe et, parmi autres objets, tel caniche de bois polychrome ou telle truie à 150.000 dollars pièce TVA non comprise, sans oublier la verge en érection du Maître en matière polymère, à disposer chastement sur sa table de nuit

    L.M. - Vous étiez alors chroniqueur littéraire à 24 Heures, mais vous avez commis un édito d’humeur qui vous a presque valu un procès…

    JLK : - Comme je traitais la galerie de porcherie modèle et plaignais les péripatéticiennes de la rue voisine moins bien traitées, l’épouse de trader new yorkais qui tenait la boutique a failli me traîner en justice, mais un abondant courrier de lecteurs m’a valu d’y couper, alors même qu’un artiste branché de la place me taxait de censeur à la Goebbels. Mais ça n’est qu’un début anecdotique, avec la série porno de Made in Heaven, après laquelle Jeffie allait frapper beaucoup plus fort «à l’international»…

    L.M. – Ce qui me touche, c’est que vous parlez surtout, entre vos diatribes, de l’Art qui vous tient à coeur…

    JLK : Je ne suis pas un spécialiste ni un critique d’art, mais j’aime la peinture depuis l’âge de treize ou quatorze ans, quand j’ai découvert les coulures vert sombre ou les moires à multiples noirs des murs de Paris d’Utrillo, et un bon prof à lavallière m’a entraîné ensuite dans les jardins provençaux de Cézanne, les jardins marins de Gauguin et les jardins méditerranéens de Bonnard, et c’était parti pour rencontrer un jour Joseph Czapski et devenir l’ami de Thierry Vernet, très humbles et très admirables artistes partageant en outre une admiration presque sans bornes pour l’un des derniers représentants de la grand peinture occidentale en la personne de Nicolas de Staël. Donc au pamphlet s’oppose l’exercice amoureux…

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    L.M. - Comme vous rappelez le conformisme des pseudo-rebelles, dans le chapitre précédent de votre libelle, vous vous en prenez à ce qu’on pourrait un nouvel académisme à verni progressiste, consacré par des collectionneurs fortunés et répertorié comme dans une Bourse…

    JLK : - Jean Clair, dans cet essai salubre qui s’intitule L’Hiver de la culture, décrit assez exactement le processus qui a permis à un pseudo-artiste comme Jeff Koons - dont on peut rappeler qu’il a fait lui aussi ses débuts comme trader à Manhattan -, de développer ses sociétés de bricolage de luxe à l'échelle mondiale, citant ce bunker bâlois, nommé le Schaulager, où sont stockées les œuvres les plus intéressantes du point de vue de la spéculation, au gré des décideurs qui manipulent le Marché de l’Art à leur guise. En Suisse, nous avons en outre des ports-francs qui facilitent le transit de ces « produits structurés » en 3 D, si j’ose dire. Tout cela pour convenir, carissima Livia, que le prétendu progressisme de Jeff Koons, si proche du peuple n’est-ce pas, célébré par l’impayable Bernard Blistène, lors de la rétrospective Koons à Beaubourg relève de la pure foutaise…

    L.M. : Après Lausanne, Bilbao, Versailles, Beaubourg et Bâle, vous revenez en votre pays pour administrer une taloche posthume au très officiel influenceur local que fut Pierre Keller en terre vaudoise…

    JLK : Bah, c’est en effet le serpent qui se mord la queue, et je ne vais pas cracher sur le joli cercueil de Pierre Keller décoré par le plasticien millionnaire John Armleder, mais le fait est que, des pissotières de Los Angeles, constituant son premier sujet de photographe-plasticien, au culs de chevaux et autres étapes mineures dans le pseudo-conceptuel, avant sa vraie carrière de manager scolaire et de notable concélébré par tous les amateurs de vins et de beaux discours, ce Vaudois parfaitement aligné, jusque dans sa gay-attitude joviale, n’aura pas manqué de célébrer verbalement les idoles du Marché de l’Art que sont devenus un Jeff Koons ou un Damian Hirst, proclamant lui-même en tant que fondateur et directeur de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne) : « Avant de leur apprendre à devenir artistes, j’apprends à nos élèves à se vendre »…

  • De dieux la fête !

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos de la Fête des vignerons 2019, de l’hésitation à s’y rendre pour de multiples bons motifs, et des raisons d’en être fou par delà toute réserve, le génie populaire damant le pion au message populiste…

    Moi l’autre : - Alors là, compère, nous voici pour une fois 100% d’accord, et même plus…

    Moi l’un : -Et tu m’en as vu le premier  ébahi, ébloui, illico charmé par l’ambiance bon enfant de la rue et des places encore ensoleillées, ensuite touché par l’accueil si prévenant des placeuses et placeurs bénévoles déguisés en étourneaux, enfin conquis en crescendo par cet incroyable spectacle dont j’avais craint le pire…

    Moi l’autre : - C’est vrai que nous y allions un peu à reculons…

    Moi l’un : - Moi surtout : tu me connais, je suis de nous deux la partie la plus lucidement sceptique, bien moins avenant voire tolérant que toi, et je cumule l’agoraphobie, le rejet de tout chauvinisme national ou cantonal, mais aussi la démagogie de tous bords et le folklore abruti par les clichés et la clinquant touristique, enfin je redoutais le gigantisme creux à grand renfort d’effets du dernier cri technologique. Et puis j’ai lu deux ou trois premières critiques évoquant le manque d’âme de tout ça et son côté parade de masse à la Kim Jong-Un. La Corée du Nord sur la place du marché où Jean-Jacques Roussau effeuillait le liseron : tu vises l’horreur ! 

    Moi l’autre : - Pour ma part, âme sensible comme tu me connais, plus Anima qu’Animus que toi, je redoutais plutôt l’artifice à la page tel qu’on l’a déjà vu en 1999, avec tous les gadgets de mise en scène resucés des années 70-90, de la musique pour flatter - pourquoi pas du rap ou du slam des Alpes ? et des images à en saturer Instagram…

    Moi l’un : - Ajoutant à cela que nous sommes, tous deux, allergiques à l’hyperfestif qui fait que la vraie fête n’existe plus, c’était en effet mal parti. Comme sont partis, envolés comme des baudruches dans le soir se faisant nuit et la nuit de plus en plus noire et pleine d’étoiles, toutes nos préventions et autres préjugés. Or le plus fou est que tous les aspects que nous craignions : le côté mégalo du projet, le brassage des airs choraux très rythmés et des chorégraphies, la dramaturgie réduite à trois fois rien, les trucs de mise en scène rappelant telle séquence de Fellini (la grande toiles agitée des eaux) ou telle vision de je ne sais quel film astro-futuriste – tout ça se trouvait intégré comme le sublime Ranz de vaches me rappelant la poignante litanie nocturne de Padre Padrone ou les incantations himalayennes, et la scène des tracassets m’a paru le summum d’une transposition coupant court à tout naturalisme pour convoquer les dieux de la terre… 

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    Moi l’autre : -  Assez loin de Ramuz tout ça…

    Moi l’un : - Très loin de l’usage conventionnel qu’on  a fait de Ramuz, mais Ramuz était à sa façon à l’écoute des dieux de la terre et de la chair, plus que du Dieu des chaires synodales, et la façon de la Fiesta 2019 de recycler les puissances naturelles, le soleil et les angoisses, me semble rejoindre le mysticisme naïf toujours présent chez les petits bourgeoisde tous âges sortant de la Migros pour rejoindre la « répète » des choristes, au dam des idéologues helvétistes ou anti-helvétistes…

    Moi l’autre : De fait, il n’y a pas de message dans cette fête, ou disons que le message est cousu dans le costume des messagers. Donc rien à voir avec les spectacles de propagande militaro-politiques, avec les rassemblements d’évangélistes, les célébrations olympiques ou les défilés massifs de l’Allemagne nazie…

    Moi l’un : - Comparer cette manifestation populaire, qui est l’émanation des villes et villages de cette terre, de ses sociétés locales et de ce qu’on peut dire « nos gens », aux shows totalitaires de la Corée du Nord est d’une imbécillité et d’un manque de tact, de sensibilité et de santé tellement énormes qu’on aura la charité de ne pas en rajouter, et qui dirait que le défilé des carrés de Cent-Suisses, même un peu tiré en longueur, fait l’apologie de la guerre ou de la force virile ? Dira-t-on que les jupons voltigeurs des effeuilleuses sont des incitations à  l’incivilité sexiste ou que les petits solistes  aux voix angéliques, les magnifiques gymnastes tournoyant sont des exaltations pédophiles ou des défis jetés aux handicapés ?

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    Moi l’autre : - D’autant moins que le messager boiteux de la tradition  est une messagère à jambe de titane articulée et qu’elle rebondit sur l’écran de sol comme un ange sans ailes !

    Moi l’un : - Une autre objection à la représentation a invoqué son manque d’âme ! C’était un peu vrai, m’a-t-il semblé,  pour l’édition de 1999, malgré son empreinte plus ostensiblement « artistique » et « littéraire », mais chaque édition reflète aussi son époque, et celle de 2019, par delà les prestiges culturels locaux d’époque, me paraît remarquable par sa façon d’intégrer les codes d’un méli-mélo culturel de plus en plus « foutraque », pour le dépasser en saisissante connivence avec les gens – et cela c’est dans l’arène seulement qu’on l’aura perçu. L'âme y était partout, dans le vitrail visuel de la saint-Martin et les yeux des enfants dessous les âges, dans la grâce et la fluidité du mouvement, l'âme des corps et des visages, l'âme qui a un coeur et point trop d'esprit à l'affiche mais dans l'intelligence instinctive et délicate, etc. 

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    Moi l’autre : - Tu te rappelles notre émotion de 1955 ? Ce supplément d'âme au nom des dieux plus explicitement figurés - mais ça prouve quoi ?

    Moi l’un : - Et comment : sur les épaules de notre employé de bureau modèle, ancien des éclaireurs de Sauvabelin et bon paroissien des hauts de Lausanne, lecteur de Ramuz et de Giono, qui a frémi comme sa Lucernoise de conjointe à l’apparition des archers du soleil et de Bacchus presque tout nu tandis que nous tombions raides amoureux de Cérès la déesse de l’été, hôtesse de l’air au nature. Le rêve ! Et c’est le souvenir que je souhaite aux kids d’aujourd’hui qui auront vécu ça : que ça leur chante au cœur une vie durant !

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  • Une belle échappée

    Hofmann2.jpgROMAN Dix ans avant la Fête des vignerons, mais un an seulement après le Prix Nicolas Bouvier à son Estive, l’écrivain-voyageur se coulait dans la peau de L’Assoiffée, trentenaire en quête d’elle-même.

    Blaise Hofmann aime la vie et les gens, mais aussi les mots qui expriment la sève de la vie et donnent voix aux gens. De ces dispositions généreuses, ses deux premiers livres se sont fait l’écho, autant qu’un tour de la Méditerranée que les lecteurs de 24 Heures ont pu suivre au fil de chroniques à la fois personnelles et denses. Cette soif de vivre, nous la retrouvons dans son premier roman avec plus encore d’intensité, marqué par l’impatience et la révolte d’une jeune femme en rupture de conformité, Berthe de son prénom. « C’est mal vu de se chercher quand on est adulte », écrit Berthe à l’ami qu’elle largue après un tendre début, et dont elle n’attend pas de réponse, dans une lettre datée de Paris où elle se retrouve après une longue errance à bicyclette, à pied ou en stop, de l’arrière-pays vaudois aux quatre coins de l’horizon où son appétit de choses nouvelles et de rencontres l’a poussée.
    Il y a de l’aventurière chez cette « sale gosse » qui a épuisé ses parents et se rêve « chevalière » plutôt que « pondeuse », mais également de l’enfant du siècle avec ses désarrois et ses vertiges suicidaires. L’écrivain lui communique du moins sa fringale de découverte et son besoin de se frotter aux autres, et l’on s’attache à ce beau personnage radical, que son refus de s’enliser porte aux extrêmes.

    - Comment ce personnage vous est-il apparu ?
    - Le livre est né d’une impulsion forte et naïve qui ne se reconnaît plus du tout dans le produit final : le malaise ressenti à la vue d’un sans-abri. Comment l’évoquer et sous quelle forme ? Adopter «artificiellement» un mode de vie SDF aurait manqué de respect. Jouer au reporter aurait fait de moi un voyeur. Élaborer un roman sociologique aurait sonné froid et distant. J’ai donc choisi d’injecter, dans une trentenaire bien portante, un « chromosome assoiffé », en deux mots, une envie de vivre sans compromis, sans hésitation et au plus près de soi. C’est moins l’état final d’une vie vagabonde qui m’intéressait que le lent glissement qui y aboutit.
    - Vous identifiez-vous au personnage ?
    - Que le narrateur soit une narratrice n’est pas très important. Je pense que nous avons tous, les hommes comme les femmes, une assoiffée en nous, qui crie plus ou moins fort et que l’on écoute plus ou moins. En ce qui me concerne, j’espère ne pas l’avoir tout à fait tuée en écrivant ce livre… Il faut lire ce roman comme un conte réaliste : la femme dont je parle ne peut pas exister, elle est trop extrême, elle ne tient pas la route. Et pourtant, mystère, elle parle de nous.
    - Vous dites tenir particulièrement à ce livre. Pourquoi cela?
    - Billet aller simple et Estive étaient des livres confortables. Il y avait entre les paragraphes un vécu « aventureux », mais la trame était réglée sur une expérience limitée dans le temps et l’espace. L’Assoiffée est partie de rien, m’a demandé beaucoup plus de travail, mais sonne peut-être… plus vrai?

    De fait, en dépit d’un scénario aussi tâtonnant que l’errance de la protagoniste, c’est un livre construit et bien incarné, vécu senti, marqué par le besoin d’honnêteté et de netteté de la jeune génération, et qui jette un regard frais sur le monde, non sans cynisme blessé parfois, mais avec une extrême acuité sensible au chaos social ou médiatique, aux langages de Babel ou à la profusion de la nature, du brassage urbain, de la ville-univers: « La rue, c’est un peu moi. En plus marqué. La rue met le doigt où ça fait mal. Elle parle de mes possibles, de mes ruptures, de mes deuils, de mes abandons, de ma solitude»…

    Blaise Hofmann. L’Assoiffée. Editions Zoé, 171p.

  • En attendant les zombies

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    Entretien, à Trieste, de JLK avec Livia Mattei.

     

    À la rentrée de l’automne 2019 paraîtra, chez Pierre-Guillaume de Roux, le 25elivre de JLK, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et constituant, sous l’appellation de « libelle », un brûlot virulent visant la massification globalisée (Nous sommes tous des Chinois virtuels), le nivellement de la littérature par les stéréotypes et la quête du succès à bon marché (Nous sommes tous des auteurs cultes), l’acclimatation de tout esprit critique à l’enseigne d’une nouveau conformisme «décalé» (Nous sommes tous des rebelles consentants), l’abaissement de l’Art au niveau d’un produit structuré soumis à la plus juteuse spéculation (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons), le déploiement d’une forme nouvelle de lynchage public à grande échelle (Nous sommes tous des délateurs éthiques), la dégradation du langage poétique devenant bavardage sentimental où chacun se la joue Rimbaud ou Minou Drouet sur les réseaux sociaux (Nous sommes tous des poètes numériques)et enfin le glissement progressif de l’humanité sympathique vers une espèce de plus en plus formatée, uniformisée et fardée à la manière des Anges de la télé et autres sous-produit du feuilleton Kardashian  (Nous sommes tous des zombies sympas).

    Composé dans l’urgence en moins de trois mois, ce livre dédié à la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray - trois esprits supérieurement éclairés rompant d’avec la veulerie de temps qui courent, l’ouvrage demandait, tant pour sa conception que pour sa réalisation, quelques explications que Livia Mattei, bien connue en Mitteleuropa cultivée pour l’alacrité sagace et la pénétration de ses lectures, a tenu à recueillir auprès de son vieil ami invité pour l’occasion dans sa demeure des hauts de Trieste…

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    1.Nous sommes tous des Chinois virtuels

     

    Livia Mattei : - Votre dernier livre, caro, est immédiatement mordant par son écriture et la charge de son contenu, qui relèvent du pamphlet. Alors pourquoi l’appeler « libelle » alors même que, dès le premier chapitre, vous attaquez durement les deux Présidents de la Chine néo-maoïste et de la Suisse capitaliste participant au déni de mémoire de celle-là par opportunisme ?

    JLK : - Il se trouve que, par nature tant que par éducation, je préfère le judo au karaté. Autour de mes dix-huit ans, j’ai été marqué par l’enseignement d’un prof d’italien du nom de François Mégroz, qui nous faisait lire la Commedia de Dante et, au titre de ceinture noire, initia les garçons de la classe intéressés aux rudiments des mouvements élémentaires dits Uki-goshi ou Kesa-Gatame.  Ce que j’en ai retenu est essentiellement qu’au lieu de frapper pour faire tomber son adversaire, mieux vaut préparer et accompagner sa chute en douceur en combinant Uki-Goshi (6emouvement du premier groupe du gokyo) avant de l’immobiliser au sol (Kesa gatame). En outre, tout s’oppose chez moi à la pratique binaire en matière de langage. Le pamphlet  cogne de manière le plus souvent univoque. Le libelle pointe, pique et n’est pas sans s’inspirer, en tançant, de la danse immobilement vibratile de la libellule.

    Lorsque Ueli Maurer, le Président de la Confédération helvétique en exercice, de passage à Pékin, déclare servilement qu’il faut « tirer un trait» sur le massacre de Tian’anmen, il incite aussi vivement à la pique que lorsque le président chinois à vie Xi ping donne aux Occidentaux plus ou moins pleutres, au forum économique de Davos, des leçons de libre échange. Mais cette entrée en matière « politique » ne tarde à déboucher, dans mon libelle, sur une réflexion beaucoup plus générale opposant ces « chinoiseries » très réelles à ce que j’appelle les Chinois virtuels que nous devenons tous peu ou prou. 

    L.M. : - Vous distinguez nettement, en effet, le Chinois virtuel du Chinois «plus que réel». Qu’est-ce à dire plus précisément ?  

    JLK : - Nous nous sommes écrits des billets bleus et verts, chère Livia, pendant plus de cinquante ans, et désormais nous « échangeons » par MESSENGER ou par SKYPE, et d’un CLIC nous « partageons » sur FACEBOOK. C’est ce que j’appelle devenir des Chinois virtuels. Par l’extension de la machine et par sa soumission à l’Empire commercial, quel qu’il soit.  Je ne parle donc pas du Péril Jaune mais d’une uniformisation virtuelle qui, par la multiplication des images lisses  et des mots sans chair, nous coupe de ce que j’appelle le plus-que-réel. Il va de soi que le massacre de Tian’anmen, ou la catastrophique pseudo-révolution pseudo-culturelle et ses millions de victimes, ne sont que des images symboliques, mais renvoyant à des faits combien réels. Plus-que-réels, mais qui ont été et continuent d’être niés, sauf par les esprits libres que je cite – un Simon Leys dans Les habits neufs du Président Mao,ou un Jean Pasqualini dans Prisonnier de Maoque lisait mon père dans les années 70 alors que je me débarrassais, de mon côté, de mes illusions de progressiste virtuel marxisant…

          L.M : - Vous prétendez que vous avez cessé d’être gauchiste en mai 68 après avoir vu de près les barricades parisiennes. N’est-ce pas un raccourci ?

           JLK : - Bien entendu. Je me suis éloigné du progressisme en m’efforçant de parler son langage, que j’ai vite ressenti comme une langue de bois, et surtout, à 19 ans, donc en 1966, en découvrant le socialisme réel en Pologne et l’usine à exterminer d’Oswiecim – Auschwitz en bon allemand. Mais j’ai mis bien plus longtemps à me défaire de toute idéologie, gauchiste ou réactionnaire, et c’est essentiellement contre l’idéologie que je ferraille dans ce nouveau livre…

              L.M. : Qu’entendez-vous exactement par idéologie ?  

           JLK : Disons que c’est l’usage des idées soumis à tel ou tel système religieux, philosophique, politique, social ou commercial, plus généralement : utilitaire. L’idéologie marque la pétrification de la pensée. Tout langage argumentatif y succombe. La poésie seule y échappe, sauf quand elle retombe dans le prône, le catéchisme religieux ou politique ou la publicité. 

    L.M. : Vous vous en prenez violemment à ceux q1ue vous appelez les jobards de l’intelligentsia parisienne, chantres du maoïsme dans les année 70, Sollers et consorts…

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    JLK : - L’épisode  de la visite de la bande de Tel Quel en Chine maoïste, relaté sans aucun recul par Julia Kristeva dans Les samouraïs, est en effet un moment emblématique de l’aveuglement des idiots utiles occidentaux, immédiatement pointé par Simon Leys, l’exemple à mes yeux de l’intellectuel intègre, mais traîné dans la boue par Le Mondeoù il était taxé d’agent d’influence américain. Philippe Sollers est retimbél sur sea pattes avec l’habileté acrobatique qu’on lui connaît, mais un Alain Badiou n’en démord pas et les témoignages accablant sur cette époque se sont multipliés.

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      L.M.- Passons donc à la Chine plus que-réelle de Xi Jinping, que vous évoquez à propos du romanChina Dream de l’exilé Ma Jiang…

    JLK : - Oui, et là encore c’est au très regretté  Simon Leys que je suis gré d’avoir découvert cet auteur, dont la satire du bonheur chinois actuel est carabinée, à la fois déchirante et salubre. Ma Jiang est certes un intellectuel de haut vol, mais c’est d’abord un écrivain en pleine pâte, et c’est en quoi il relaie les fables contre-utopiques de Zamiatine (Nous autres), des Anglais Aldous Huxley (Le meilleur de smondes), et Orwell (La ferme des animauxet 1984) ou du Polonais Witkiewicz (L’Adieu à l’automne etL’Inassouvissement), en travaillant sur la langue de bois du néo-communisme hyper-capitaliste de la Chine actuelle, avec laquelle la Suisse prétendument hyper-démocratique fricote par « pesée d’intérêt », comme elle fricote avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur l’assassinat de Jamal Khashoggi…

    L.M. :- Avez-vous honte d’être Suisse ? 

    JLK : - Pas plus que vous d’être Italienne, femme ou belle. D’ailleurs je ne sais pas trop ce que signifie «être Suisse» dans un pays aussi composite que l’Europe où le paraître compte plus, en nombre que l’être, et je sais assez quelles tueries séculaires, religieuses ou politiques, claniques ou idéologiques de tous bords  ont abouti à cette entité viable qu’est la Suisse réelle d’aujourd’hui…

     

    2. Nous sommes tous des auteurs cultes  

     

    Livia Mattei:- Après la massification collectiviste, vous vous en prenez à l’idolâtrie publicitaire. Mais où et quand est apparu selon vous ce qu’on appelle l’auteur culte, voire cultissime ?

    JLK.- Il me semble que le lancement du jeune Radiguet, vendu dans les années 1920 comme un savon par Grasset, annonce la couleur, en phase avec la première idolâtrie hollywoodienne d’importation. Le personnage devient plus important que son œuvre, ou plutôt l’image fantasmée , comme celle de Sagan en voiture de sport.

    L-M.: - Le type de succès même immense qu’ont connu un Victor Hugo ou un Edmond Rostand change alors de nature par le truchement de la publicité et des médias...

    JLK: - Exactement, et le culte à l’américaine fabrique des mythes à foison qui seront recyclés dès les années 1960 par des modes impliquant les écrivains autant que les stars du cinéma ou de la chanson. Curieusement cependant les livres cultes et les auteurs cultes ne sont pas forcément les plus lus du grand public, notamment en France où un certain sens de la qualité et un certain snobisme font encore le tri avant le règne de la seule quantité. Un Henri Michaux est enterré comme un auteur culte . C’est dire!

    L.M.: - Vous amorcez votre aperçu des auteurs cultes contemporains avec Joël Dicker. Pourquoi cela ?

    JLK: - Parce que la success story de ce wonderboy suisse idéalement mal rasé me semble emblématique. D’abord du fait de l’indéniable talent de storyteller du jeune auteur, dont le premier succès est due aux libraires et aux lecteurs plus qu’à la publicité et aux médias , ensuite par le formatage du deuxième roman au niveau d’une série aussi niaise que fade. Même si l’habileté technique y était encore. Mais tel est bien l’auteur culte des remis qui courent: c’est un habile. Votre Umberto Eco en est d’ailleurs un exemple probant, en plus smart que notre mini-Federer feuilletoniste...

    L.M.: -Selon vous Joël Dicker ne serait pas un écrivain mais plutôt un écrivant...

    JLK: - De fait je reprends la distinction faite par Audiberti entre écrivains - auteurs qui imposent un ton unique -, ecriveurs - gens de plume faisant le meilleur usage de la langue mais sans originalité foncière, et écrivants qui usent d’un langage standard et fabriquent souvent des livres plus vendables que maints écrivains. On ne fera pas de ce classement un système, mais ça peut aider à un repérage graduel qui se perd aujourd’hui faute d’esprit critique ...

    L.M. - Vous donnez ensuite l’exemple d’Anna Todd et de ses sex-sellers vendus par millions...

    JLK: - C’est le fond de la nullité à succès, sur la base d’un journal de collégienne publié sur Internet, plébiscité par des millions de gamines et récupéré par un grand éditeur américain d’un opportunisme typique. Plus indigente qu’une Barbara Cartland, la bimbo texane préfigure le degré zéro du feuilleton ou la notion même d’auteur n’a plus de sens. L’obsession sexuelle n’y est d’ailleurs plus qu’une sanie de compulsion puritaine mais ça cartonne chez les zombies...

    L.M. Et voici Michel Houellebecq. Tout autre animal !

    JLK: - Et sûrement un écrivain , ça ne fait pas un pli, avec un ton et une tripe sans pareils. Vaut-il pour autant l’appellation d’écrivain national comme l’a tiré récemment un magazine de la droite française ? Pauvre France alors « pays défait » comme l’appelle Pierre Mari dans une salutaire lettre ouverte aux élites présumées et autres importants de l’insignifiance établie... Et poète comme on l’a intronisé. Mais quelle poésie de gadoue si l’on excepte quelques rayons sur la poubelle genre Bukowski chez les Deschiens. Cela étant le lascar est un médium social et psychologique remarquable, et son observation portée sur le langage actuel et les faux semblants idéologiques et culturels est d’une pertinence unique. Et puis il n’a cessé d’évoluer, et son bilan dermatologique semble s’améliorer...
    Mais grand écrivain ? Comparez sa phrase et sa poétique à celles de Céline ou Proust, à Bernanos ou à dix autres stylistes du niveau d’Audiberti ou Paul Morand, Giono ou Jacques Chardonne et revenons à la considération du degree hiérarchique chère à Shakespeare, etc.

    L.M. : - Vous prenez aussi la défense de l’auteur culte norvégien Karl Ove Knausgaard, contre ses détracteurs français, dont un Pierre Assouline...

    JLK: - On a parlé à son propos d’un Proust norvégien, ce qui fait bondir nos chers Parisiens, qui le réduisent au rang d’un graphomane à santiags, ce qui me semble injuste même si son immense journal intime n’a rien de la tenue poétique de la Recherche ni de l’extraordinaire densité de l’univers proustien. Mais l’hypermnésie de son récit a bel et bien quelque chose de proustien, même si l'auteur lui-même se défend de cette écrasante comparaison, et je lui trouve une remarquable honnêteté dans son approche des êtres et un charme de vieux jeune homme plein de tendresse.

    L.M. : - Enfin vous vous moquez plutôt de cette étiquette d’auteur culte ...

    JLK: - Et comment, carissima ! Culte de quoi ? Plutôt cuculte, pour singer Gombrowicz ! Et qui en décide ? Voyez et concluez en n’oubliant pas de tirer la chasse d’eau !

     

    À suivre. Demain: Nous sommes tous des rebelles consentants

     

     

  • Par tous les chemins

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    Chemin faisant (1)

     

    De l'angoisse levée. - C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux départs sans retour, mais le seul drame ce soir sera de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une et de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux... 

    Des collines et des coquelicots.- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers,et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

    Des fontaines et des filles en fleur. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite  que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle  vie...  

    (Rome, le 19 mai 2009)

    Peinture: Floristella Stephani.

  • L'étrange Questionnaire

    littérature
     

    Notre occulte compère blogueur rémois Eric Poindron, tenancier du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/) , et sévissant non moins notoirement sur Facebook, jugea bon ce jour-là d'interrompre nos Travaux & Loisirs par un étrange Questionnaire, et voici ce qui lui fut répondu....


    1 – Écrivez la première phrase d’un roman, d'une nouvelle, ou d’un conte étrange à venir.
    - Une jeune femme émaciée lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là. Ce titre autant que la pâleur de la lectrice me composaient un nouveau ciel sous lequel il me plut de commencer d’écrire l’étrange roman que voici...
    2 – Sans regarder votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de brasser les aiguilles.

    3 – Regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Ma montre s'est arrêtée lors de notre dernier match de Sumo.
    4 – Comment expliquez-vous cette – ou ces – différences du temps ?
    - Il n’est aucun écart entre l'aiguille et son ombre.

    littérature
    5 – Croyez-vous aux prévisions météorologiques ?
    - Certes, mais à contre-temps.

    6 - Croyez-vous aux prévisions astrologiques ?
    - Certes, mais à contre-coup.
    7 – Regardez vous le ciel, et les étoiles, quand il fait nuit ?
    - Les étoiles me rappellent mon âge d'avant ma naissance. Quant au ciel il me scrute à la dérobade.
    8 – Que pensez-vous du ciel et des étoiles quand il fait nuit ?
    - Le ciel et les étoiles m'impatientent au point que je fais tomber le jour avant qu'il soit temps.
    9 – Avant de répondre à ce questionnaire, que regardiez-vous ?
    - Je regardais passer le train du temps en mâchant de la réglisse.

    10 – Que vous inspirent les cathédrales, les églises, les mosquées, les calvaires, les synagogues et autres monuments religieux ?
    - Ce sont les chastes maisons de passe du Temps.

    littérature

    11 – Qu’auriez-vous vu si vous aviez été aveugle ?
    - Je suis aveugle à tout ce que je ne vois pas.
    12 – Qu’auriez-vous aimé « voir » si vous aviez été aveugle ?
    - J’eusse aimé voir le clavier des prés de Rimbaud les yeux fermés.
    13 - Avez-vous peur ?
    - Tout le temps que je perds.

    14 – De quoi avez-vous peur ?

    - De ne pas avoir peur seul à seul quand la chauve-souris se coiffe au poteau.
    15 - Quel est le dernier film horrible que vous avez vu ?
    - Je suis aveugle à cela puisque je n'en prends point le ticket même en exo syndicale.
    16 - De Qui avez-vous peur ?
    - D’un être qui ne se nomme pas.
    17 - Vous êtes vous déjà perdu ?
    - Je le suis tout le temps.

    18 - Croyez-vous aux fantômes ?
    - Cela ne s’appelle pas croire.
    19 - Qu’est-ce qu’un fantôme ?
    - Cela ne se dit pas.
    20 - En l’instant, à l’exception de l’ordinateur, quel(s) bruit(s) entendez-vous ?
    - Le bruit de mon sang dans les pâles de mon ventilateur éteint.

    littérature
    21 - Quel est le bruit le plus effrayant que vous ayez entendu – « la nuit avait l’allure d’un cri de loup », par exemple - ?
    - La nuit tous les cris sont loups.
    22 – Avez-vous fait quelque chose d’étrange aujourd’hui ou ces derniers jours ?
    - J'ai inauguré une nouvelle chapelle, mon fils.
    23 – Êtes-vous déjà allé dans un confessionnal ?
    - J’y ai fait mon nid en septembre 2001.
    24 – Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable.
    - Je vous confesse l’innommable.
    25 –Sans tricher, qu’est-ce qu’un « cabinet de curiosités » ?
    - Je serai curieux de l'apprendre.
    26 –Croyez-vous à la rédemption ?
    - C’est elle qui tient l'Agenda, mon enfant.
    27 – Avez-vous rêvé cette nuit ?
    - Les SR de la Confédération détiennent les cassettes vidéo.
    28 - Vous souvenez-vous de vos rêves ?
    - Certes, et eux aussi.
    29 - Quel est le dernier rêve que vous avez fait ?
    Celui de la nuit prochaine.littérature

    30 – Que vous inspire le brouillard ?

    - Ce qu’il m’inspire m'aspire.
    31 - Croyez-vous aux animaux qui n’existent pas ?
    - Je ne crois qu’aux animaux que je savoure des yeux.
    32 - Qu’est-ce que vous voyez sur les murs de la pièce ou vous êtes ?
    - Je vois le squelette de la maison calcinée où vous retrouverez mes dents en or.
    33 - Si vous deveniez magicien, quelle est la première chose que vous feriez ?
    - Je ferai attendre le Congrès.
    34 - Qu’est-ce qu’un fou ?
    - Tout ce que vous trouvez en lui qui n'est pas vous.

    35 - Etes-vous fou ?
    - Si vous le dites.
    36 – Croyez-vous en l’existence des sociétés secrètes ?
    - J’en suis une quantité.
    37 – Quel est le dernier livre étrange que vous ayez lu ?
    - La multitude du passereau.
    38 – Aimeriez-vous vivre dans un château ?
    - Je suis plutôt théâtre ambulant, ces jours.
    39 – Avez-vous vu quelque chose d’étrange aujourd’hui ?
    - Certes, et je vous le fais mater pour un bon prix.

    littérature

    40 – Quel est le denier film étrange que vous avez vu ?
    La mélancolie du cimeterre.
    41 – Aimeriez-vous vivre dans une gare désaffectée ?
    - Tout lieu où je ne vis pas m’affecte.
    42 – Etes-vous capable de deviner l’avenir ?
    - Ce n’est pas une capacité mais une fonction matinale de buraliste inspiré.
    43 – Avez-vous déjà pensé vivre à l’étranger ?
    - Mon nom est Xénophile.

    44 – Où ?
    - L’étranger est partout où je vis.
    45 – Pourquoi ?
    - Pour devenir mon propre ami.

    46 – Quel est le film le plus étrange que vous avez vu ?
    - La chevale du seautier.
    47 – Auriez-vous aimé vivre dans un presbytère ?

    - Ce fut un fantasme de ma période belge.
    48 – Quel est le livre le plus étrange que vous ayez lu ?
    - Les mulets de Méra.
    littérature
    49- Préférez-vous les sabliers ou les globes terrestres ?

    - Je préfère les templiers savoyards.
    50 – Préférez-vous les loupes anciennes ou les armes blanches
    - Je préfère l’Opinel de la nonne sauvage Emma Porchetta.
    51 – Qu’y a-t-il, selon toute vraisemblance, dans les profondeurs du Loch Ness
    - Il y a l'un de mes briquets perdu mais resté allumé.
    52 – Aimez-vous les animaux empaillés ?
    - Surtout les silencieux et les humbles.
    53 – Aimez-vous marcher sous la pluie ?
    - La pluie lave mes aquarelles et requinque ma Vertu.

    54 – Que se passe-il dans les souterrains ?
    - Les souterraines y fomentent des complots au lieu de lustrer les boussoles.
    55 – Que regardiez-vous quand vos yeux se sont détachés de ce questionnaire ?
    - J’ai vu mes yeux se détacher et faire quelques pas sur le muret.

    56 – Que vous inspire cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase étant célèbre, je la salue comme il se doit d'une célébrité en m'inclinant humblement.
    57 – Sans tricher, d’où est tirée cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase n’est plus digne d’être saluée si quelque motion trivialement inquisitoriale la surdétermine.
    58 – Écrivez la dernière phrase d’un roman, d’une nouvelle, d’un livre étrange à venir.
    - Etrangement : non: mon agent à La Havane s'y oppose contractuellement.
    59 – Sans regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de s'aller immerger dans la piscine d'eau salée .
    60 – Regardez votre montre. Quelle heure est-il ?
    - Il est encore et toujours l’heure d'échapper à la voracité des cadrans.

    Image ci-dessus: Michael Sowa.

  • L'envers du cliché

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    26239170_10215404011280340_4090586481278418726_n.jpgÀ propos des 100 Cervin de JLK)

     

    C’est entendu : le cliché est une plaie. Plaie du goût, plaie du langage, plaie de la littérature et des arts plastiques et visuels, plaie de la musique dite légère ou de fond et tutti quanti.

    Contre le cliché, le bon ton mobilise les esprits forts et les initiés de l’esthétique supérieure, quitte cependant à développer une rhétorique anti-clichés devenant elle-même un langage convenu.

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    Voyez donc les gens de Bon Goût ricaner d’un air entendu à la seule évocation de ce cliché par excellence de l’helvétisme touristique, paysagiste ou chocolatier que représente le Cervin, montagne magique aux yeux candides et dont l’évidence altière, isolée parmi ses multiples cimes voisines, a suscité mille chromos et découragé autant de représentations picturales de qualité si ce n’est celle, formidable, d’un Oskar Kokoschka.

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    Cependant il est, me semble-t-il une autre façon, modeste en mon occurrence, et sans railler ou persifler ce cliché des clichés, de dégager l’objet, - et ce serait valable pour la pomme banale d’un Cézanne , le champ de tournesols d’un Van Gogh ou le Sacré-Cœur d’un Utrillo – de cet état conventionnel, consistant simplement à regarder vraiment la chose, compte non tenu de ses millions de représentations mécaniques aujourd’hui reproduites à milliards vomitifs sur Instagram, simplement comme elle est, à savoir multiple d’heures en heures et sous tous les angles, ou revue imaginairement sur la toile par celui qui s’y colle, et voici donc l’origine et la justification de ma démarche devenue work in progress dont la visée crânement affirmée est une série de 100, qui pourrait se développer en 1000 unités si je n’étais si velléitaire et lambin, voire paresseux alors qu’il suffit d’ouvrir une fenêtre pour voir bien mieux…

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  • Lorsque la nuit revient

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    Des lampes se sont allumées

    sur la rive d’en face

    où jamais je ne suis allé.

    Tout au fond de l’espace

    s’élève un escalier de vent

    affolant les rapaces.

     

    Dans ses meilleurs moments,

    le Temps se reprend à fumer

    comme un adolescent.

    J’aime voir s’envoler

    les ombres de la déraison

    par delà les nuées.

     

    Le fleuve ignore les saisons,

    et de l’autre côté

    a disparu notre maison.

     

     JLK, Urban Park. Gouache, octobre 2018.

  • Les échangistes

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    On s’était pointés suite à la petite annonce en bas de l'immeuble et le couple avait l’air clean, mais ce qui a suivi ne s’est pas limité à ce que vous imaginez : avec les Duflan il a aussi été question de déco et désormais ça fusionne entre nous à tous les niveaux.

    Gilda et moi nous nous entendons sur toute la ligne en matière d’aménagement intérieur, mais faut pas croire qu’on s’en tient au prêt-à-visser genre Conforama : on a aussi nos fantaisies; et c’est pareil avec les Duflan, qui nous ont donné des idées pour les rideaux dès le premier soir, avant même qu’on passe aux préliminaires.

    À la base on avait aussi les mêmes principes : rapports sécurisés et tous épilés avant la rencontre. Liberté totale ne veut pas dire laisser-aller : on est bien d’accord.

    RM_Perinee_11.jpgQuestion mode de vie on était aussi en phase : Kevin se faisait un joli salaire chez Microsoft et Marjo n’aimait pas trop les animaux à cause des déprédations sur le mobilier et des voisins, même au septième étage.

    Côté parfums nos libertines s’accordaient également : sensuel mais pas brésilien, de marque mais sans se ruiner.

    Bref on a vraiment échangé, avec les Duflan, sans pour autant faire péter tous les codes vu que tout se sait dans le quartier et qu’avec l’âge, après la retraite, ça deviendra limite.

    (Extrait de La Fée Valse)

    Dessins: Ruppert et Mulot.

  • Dans la peau d'Amiel

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    Opuscule à la fois pénétrant de psychologie surfine et d’une ironie tordante, sur fond de documentation sûre, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est un portrait fidèle jusque dans ses inventions, et un autoportrait de l’auteur en artiste du mentir vrai.

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    Ce fut un adorable drôle de type qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1861), auquel on laisse le privilège de se trouver également exécrable en se flagellant tous les soirs au moment de rédiger son «cher journal», mais pas que. 

    C’était une espèce de vieil orphelin demeuré quand il passa de survie en trépas un matin de mai 1861 après avoir toussé beaucoup, mais pas autant que sa mère, tuberculeuse pour de bon, qui l’abandonna avec ses deux sœurs alors qu’il avait à peine passé l’âge de raison, le père se jetant au Rhône trois ans plus tard pour laisser le petit trio à la charge d’un oncle barbant. L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.

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    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux journal en voie d’édition complète. J’avais vingt ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail, mais quel boulot passionnant que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses soeurs-chaperons ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceau de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une mansarde des Batignolles, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant, et c’est donc en pays de connaissance, et avec reconnaissance, que je me suis plongé dans le roman de Roland Jaccard…

    Un monument sauvé du feu

    Faut-il croire Amiel quand, au bord de la tombe et soupirant à la vue des cahiers représentants quelque 16457 pages de son Journal intime, dont il lui semble qu’il lui ricane au nez, se dit que le mieux serait de les détruire, mais, n’en ayant pas la force (!) s’en remet à son ami Edmond Schérer qu’il taxerait de «trahison» s’il s’avisait de ne pas les brûler voire, horreur, de les publier?

    Ce qui est sûr, c’est que ledit Edmond Schérer n’a pas obéi à son ami plus que Max Brod ne s’est résolu à brûler les écrits de Kafka, publiant deux volumes d’extrait du Journal intime un an après la mort du diariste, à partir desquels le plus extraordinaire monument du genre allait susciter autant d’engouement – dont celui de Léon Tolstoï – que de dénigrement, notamment en France.

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    À cet égard, il vaut la peine de citer le chapitre des Réflexions sur la littérature d’Albert Thibaudet consacré aux Journaux intimes, où il rappelle à quel point la critique parisienne du début du vingtième siècle est restée rétive voire hostile au pauvre Amiel, traité d’«emboché» pour ses accointances avec la culture allemande, et ensuite de «sous-homme» par un Paul Souday (qui fut aussi éclairé à la lecture de Proust… ) quand des extraits du journal divulguant la vie amoureuse d’Amiel, et plus précisément l’épisode connu sous le nom de Philine, furent publiés.

    Or, cette détestation que Thibaudet rattache à la forme française de puritanisme que représente le jansénisme, et tenant pour rien la littérature de l’aveu personnel non «sublimée» par le roman, a été relayée autant par le journalisme littéraire que par l’université française, comme on le voit aujourd’hui encore dans la réception du Journal intime, jusque sous la plume d'un Angelo Rinaldi .

    L’accusation de nombrilisme, porté contre tout ce qui concerne l’observation de soi-même relevant ou non de l’introspection, relance cette prévention d’une certaine France guindée et coincée. Le même reproche a été fait à Montaigne, et pour Amiel c’est l’opprobre méprisant sans en avoir, généralement, lu une ligne. Mais que cela cache-t-il? Quelle peur de se rencontrer? Quel préjugé? Comme si chacun de nous n’était pas le nombril d’un monde? Comme si le roman était par définition plus ouvert au monde que les écrits intimes ou épistolaires?

    Je reste, pour ma part, convaincu qu’un personnage de roman assure plus de liberté et plus d’universalité à l’écrivain que son journal intime ou sa correspondance, mais ce n’est pas une règle et les jugements en la matière ne sont souvent que des idées préconçues.

    Autant dire que Roland Jaccard, pratiquant lui-même le genre depuis sa prime jeunesse, (et bien armé pour apprécier l’immense apport d’Amiel à la psychologie littéraire et à la psychanalyse), a fait œuvre unique en matière de défense et d’illustration du présumé parangon d’impuissance, grand «malade de la volonté», d’abord en chroniqueur, puis en éditeur, et maintenant en romancier subtilement ironique.

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    Perspective cavalière et plus-que-présent

    Roland Jaccard ne «romance» pas la vie d’Amiel: il endosse sa peau à l’article de la mort et la retourne comme un gant, si l’on peut dire, en lui empruntant ses maux et ses mots. L’exercice paraît tout simple, servi par l’expression limpide du romancier, mais il a surtout le mérite d’éclairer la complexité du personnage au fil du temps, sans tenir compte d’une chronologie conventionnelle. Le «film» du roman se débobine alors comme une suite de séquences très agencées, qui traite le passé comme une relance vive.

    Le bilan établi au début du roman (donc tout à la fin de la vie d’Amiel) est désolant, mais bientôt l’on constatera que l’ombre finale n’est que la somme des désillusions de cet ancien élève (à Berlin) d’un certain Schopenhauer, qui l’aura marqué autant qu’en aura été influencé un certain Roland Jaccard.

    Si le Journal intime vous est familier, comme c’est mon cas, peut-être trouverez-vous que l’auteur des Derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel «jaccardise» un peu trop son sujet, en insistant sur la conscience malheureuse et la récurrente tentation suicidaire de celui qui a vu son père, sa jeune cousine Cécile et un ami étudiant «payer d’exemple», mais les faits sont là. Et les maux et les mots lestent le roman de gravité sans jamais exclure le décalage de l’ironie liée aux contradictions du personnage et aux tensions antinomique de sa «nature», ainsi faite qu’«elle s’ingénie à faire le désert autour d’elle et ne peut souffrir le désert», fuit ce qui l’attire, repousse ce qu’elle appelle, outrage ce qu’elle aime».

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    La passion de l'échec amoureux...

    Plus encore, l’Amiel de Roland Jaccard est ici perçu comme un artiste de l’échec amoureux, tantôt en égotiste au cœur sec et tantôt en idéaliste craignant l’enlisement conjugal, dont la première «bonne fortune» qu’il connaît, au tournant de la quarantaine, est ici restituée dans un raccourci saisissant et bonnement comique.

    Quand la douce Marie le «drague» pour ainsi dire, au moyen d’une première lettre doucement enflammée, lui avouant que ses conférences au cercle littéraire de Lausanne l’ont convaincue que leurs grandes âmes étaient faites pour convoler, et après qu’ils se sont retrouvés au Lausanne-Palace (Jaccard a l’air de connaître les lieux comme sa poche…) où ils passent une soirée de réciproque éblouissement finissant, au domicile de la jeune veuve, par l’étreinte «biblique» dont il confiera le lendemain à son journal que c’est «peu de chose», Amiel apparaît, dans le roman de Roland Jaccard, comme une synthèse vivante et vibrante de l’impossibilité de vivre une passion et moins encore une relation amoureuse dans le temps. Tétanisé devant le «triangle sacré» de la dame, il garde assez de bon sens pour se dire que cette jeune femme est sa dernière chance, mais il se rappelle bientôt qu’elle est fille de charcutier et, après avoir établi un tableau des avantages et inconvénients du célibat et du mariage, il se trouve des raisons de la repousser comme il l’a fait des «candidates» précédentes, etc.

    Pour plus de détails, la lectrice et le lecteur pourront se référer aux extraits du Journal intime d’Amiel relatifs à la liaison de celui-ci avec Marie Favre, dite Philine. Mais la «réalité» du journal n’est pas à opposer à la «fiction» du roman de Roland Jaccard. La loi de l’ironie, chère à celui-ci, à l’imitation d’Amiel, consisterait plutôt à n’accorder aucun crédit à une version plutôt qu’à l’autre, ou de les estimer aussi recevables l’une que l’autre, etc.

    Roland Jaccard. Les derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel. Serge Safran éditeur, 137p.  Paris, 2018.

  • Nous sommes tous des zombies sympas

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    (Libelle, à paraître à la rentrée 2019)
     
    À la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray.

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les traits les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6: Nous sommes tous des poètes numériques. 7: Nous sommes tous des zombies sympas.
     
     
     

  • La vie transfigurée

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    En lisant Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert. Dont vient de parasiter Visions de Goya, chez Arléa.

     

    "Les livres ne sont jamais, contrairement à ce que certains tentent de faire croire, des blocs opaques, séparés de la vie de ceux qui les écrivent », lit-on à la fin de cette très belle évocation de la vie et de l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël, focalisée sur les derniers jours, tragiques, d’une destinée marquée par le déchirement entre tourments et fulgurances créatrices.

     

    Cette observation du romancier-poète belge Stéphane Lambert fait écho à l’exergue de son livre, signé François Cheng, insistant également sur l’implication existentielle sans partage de l’artiste : « La peinture, au lieu d’être un exercice purement esthétique, est une pratique qui engage tout l’homme, son être physique comme son être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente ».

     

    Autant dire que ce livre, bien plus qu’une glose de plus sur un artiste commenté, déjà, par divers spécialistes, marque la rencontre, « par delà les eaux sombres », d’un écrivain personnellement très impliqué (certes érudit mais sans le moindre jargon) et d’un artiste dont l’engagement dans son œuvre tenait, comme chez un Van Gogh, de la quête d’absolu, souvent au bord du gouffre.

     

    Le titre de l’ouvrage  demande un premier éclaircissement :« La foi est la force qui anime », explique Stéphane Lambert ;« appliquée dans le domaine de l’art, c’est la certitude de devoir créer ». Et quant au vertige, c’est « la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d’être vivant ».

     

    Or l’un ne va pas sans l’autre : la foi sans l’intranquillité, la certitude sans remise en question, ou au contraire le doute énervé,  jusqu’à l’autodestruction, n’aboutissent pas à l’œuvre, faute d’équilibre dans le déséquilibre, si l’on ose dire.

     

    L’immédiat intérêt du livre de Stéphane Lambert tient, alors, au fait que, loin de la dissertation désincarnée, sa première partie, intitulée La Nuit désaccordée, relève de la fiction, en tout cas pour sa forme, puisque le point de vue est celui de Nicolas de Staël lui-même, modulé en discours indirect.

     

    Ainsi, de la nuit surgit une espèce de fugue soliloquée, admirablement rythmée, inquiète et désordonnée (le peintre revient en voiture à Antibes de Paris où il a assisté aux concerts fameux de Schönberg et Webern), zigzaguant mentalement entre ses souvenirs déçus de son second voyage en  Espagne, son envie d’aller « enlever Jeanne », sa tentation de se foutre en l’air dans le décor, son sentiment que tout est fini, puis son désir relancé de la « grande œuvre héroïque » à faire encore, autrement dit le Concert...

     

    Les yeux « grands ouverts sur un écran noir », Nicolas de Staël est donc évoqué une première fois comme une espèce de voyageur solitaire au bout de la nuit (« Plus on devient soi et plus on devient seul ») se rappelant ses étapes et ses espérances, ses  avancées d’artiste                                                               attaché à la représentation de l’« impossible réalité du monde » et ses déceptions sentimentales ou sociales, notamment devant la menace d’une gloire factice et de l’argent en trombe.

     

    Sur quoi l’auteur, dans la deuxième partie de La Nuit transfigurée, relaie la première fugue de l’artiste au fil d’une suite de variations un peu moins fondues en unité musicale, au moment de passer de l’implication à l’explication, mais enrichissant le tableau de nombreux détails factuels intéressants.

     

    Stéphane Lambert parle de peinture en poète, sans la sublimité un peu ronflante d’un Claudel, mais avec une finesse intuitive qui va de pair avec un savoir sûr, notamment dans ses mises en rapport entre siècles et styles.

     

    En ce qui concerne le Staël des dernières années, il évoque parfaitement la « tonne » musicale du rouge « en hémorragie » du Concert en sa « terrifiante monumentalité », autant qu’il décèle le caractère quasi sacré de ces icônes profanes des dernières années que figurent La Table de l’artiste ou La Cathédrale,  justement rapprochées.

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    Il faut se trouver devant les œuvres elles-mêmes, comme devant celles de Mark Rothko, très justement apparié à de Staël en l’occurrence, pour « entendre » vraiment ce qu’elles disent dans leur immense évidence silencieuse, pure, hiératique, quasi sacrée. Or Stéphane Lambert a raison  d’insister sur la dimension spirituelle de ces deux œuvres relevant d’un « grand feu » et d’un «grand style », la lumière en plus.

     

    Maison_nicolas_de_stael_Antibes.jpgMais l’écrivain ne s’en tient pas à cette dimension spirituelle, évidemment essentielle, correspondant pour Staël à une incessante quête du sens de la vie. De fait, Stéphane Lambert aborde d’autres aspects, plus triviaux, mais non moins importants pour la compréhension d’un homme à multiples facettes.

     

    Par delà la rhétorique romantique l’assimilant à un « ange fracassé », à l’instar de son voisin de cimetière René Crevel, à Montrouge, Nicolas de Staël était un homme comme les autres, probablement invivable à divers égards , passionné jusqu’à la démence,mais non moins  capable de mener sa barque d’artiste engagé dans une carrière. Ainsi Stéphane Lambert éclaire-t-il ses rapports avec les galeristes et autres personnages utiles à sa « visibilité », en s’interrogeant au passage sur les motivations qui l’ont poussé à réaliser la série des footballeurs, conspués par certains au motif qu’il rompait le pacte de l’abstraction. Nicolasde Staël opportuniste ? Sûrement pas ! Bien plutôt : démuni devant  le Gros Animal se profilant à l’horizon d’Amérique, gloire et fric à l’avenant. Mais on ne s’attardera pas...

     

    Enfin, s’il y a de la fragilité dans ce livre, avec une exposition sensible rare dans le genre, c’est que Stéphane Lambert suit Nicolas de Staël jusqu’au bout de sa nuit, au bord extrême du « balcon fatal », quitte à  revenir in extremis  du côté de la vie où l’œuvre de Nicolas de Staël nous rappelle que l’art, à sa façon, est plus fort que la mort

     

    Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa, 168p.

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  • Alain Dugrand en résistance

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    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.

     

  • Quand la critique est un art

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    20882564_10214082966455045_8934503663127614844_n.jpgJean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.

    Par Olivier Maulin.

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    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience. Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…

    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclevtisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarasser du livre.

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    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur.

    C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage. Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, «ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée.

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    Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur de collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Tchekhov, Bounine, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant.

    Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste.

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    Aphone au moment de la rencontre à cause d’un cancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Jean-Louis Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit.

    Olivier Maulin (Valeurs actuelles, le 24 janvier 2019)

    Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 416p.

  • Produits d'entretien

    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg
    Jean-François Duval fait parler

    ceux qui s'inquiètent de l'avenir.

     

    Passeur d’idées et d’expériences humaines, l’écrivain-reporter pratique l’entretien avec autant d’empathie que de compétence, jusqu’au plus pointu de la pensée contemporaine. Deux livres récents nous valent d’extraordinaires rencontres, qu’il s’agisse d’Elisabeth Kübler-Ross en sa retraite d’Arizona, ou de dix-huit personnalités qui ont des choses à dire dépassant la jactance des temps qui courent.

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    «L’avenir est notre affaire», nous rappelait Denis de Rougemont il y a plus de quarante ans de ça, dans un livre-testament militant pour une prise de conscience écologique non dogmatique, qui fit ricaner à gauche et soupirer à droite.

    Le grand Européen, que Malraux avait dit l’un des hommes les plus intelligents de sa génération, développait une réflexion globale sur le pillage de la planète et sa pollution, la nécessité de redéfinir la notion de territoire, ou l’urgence de dépasser les vanités et les clôtures de l’Etat-nation, qui faisait alors figure, pour certains, d’élucubrations de vieux rêveur impatient de séduire les jeunes filles en fleur, alors qu’elle s’inscrivait dans un courant de pensée devenu, aujourd’hui, bonnement central et vital.

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    Or je n’ai cessé de me rappeler ma propre rencontre avec le vieux Maître, en 1977, qui m’avait dit qu’une Europe des technocrates ne réaliserait jamais ses espérances et son combat, en lisant le recueil d’entretiens rassemblés par Jean-François Duval, où le souci de «notre affaire» revient à chaque page, chez les personnalités interrogées les plus diverses, qu’il s’agisse de Brigitte Bardot ou du philosophe Paul Ricoeur dont Emmanuel Macron fut le disciple, du penseur slovène non conformiste Slavoj Zizek dialoguant avec Isabelle Huppert, ou de notables penseurs transatlantiques (de Jean Baudrillard à Fukuyama) et du sommital et pétulant Dalaï-Lama rencontré en son exil de Dharamsala, sans oublier Michel Houellebecq en caleçon dans sa cuisine, avant et après sa douche…

    soluciones-elisabeth-kubler-ross.jpgUne espèce de sainte au milieu des coyotes

    Les gens qui souffrent le plus sont parfois les plus rayonnants, et c’est une joie aussi rare, et presque scandaleuse à certains égards, qu’on perçoit en la présence d’Elisabeth Kübler-Ross, quasi grabataire après plusieurs accidents cérébraux qui n’ont pas entamé son mental ni son moral quand Jean-François Duval, en 1996, débarque chez elle. 

    Quoique mondialement connue, la septuagénaire raconte que son fils Kenneth l'a «kidnappée» après l’incendie criminel qui a détruit sa maison de Virginie où elle avait le tort (aux yeux du Ku-Klux-Klan en tout cas) d’accueillir des enfants sidéens, pour la mettre à l’abri dans ce coin perdu de l’Arizona.

    En 1996, Elisabeth, que ses amis indiens ont sacrée «femme au calumet» avant de lui offrir un totem à l’effigie de l’Aigle debout, vivait toute seule dans une maison toujours ouverte, avec une seule jeune aide de ménage mexicaine, et c’est couchée, très affaiblie, quasi paralysée mais terriblement vivante (elle refusait de prendre des médicaments pour garder tous ses esprits) que son visiteur la découvrit et, bientôt, se fit reprocher de ne pas fumer: «Vous n’avez pas honte! Vous n’avez pas vu la pancarte à l’entrée de ma maison: merci de bien vouloir fumer! J’aime les gens qui fument». Et d’évoquer ensuite les sept «merveilleux coyotes» rôdant autour de sa maison…

    Une cinglée que cette mystique qui se réjouit de mourir pour rejoindre ceux qu’elle est persuadée de retrouver de l’autre côté? Le gens raisonnables le penseront sûrement quand, sur la base de sa longue expérience, elle lance au mécréant Jean-François que les enfants mourants ont bien de la chance d’en finir et qu’elle a déjà plein d’anges autour d’elle. 

    Et l’on se rappelle alors que c’est en découvrant les papillons noirs dessinés sur les murs par les enfants juifs déportés au camp de Majdanek, en sa vingtaine déjà très sensible au sort des autres, qu’elle a décidé de se consacrer à l’accompagnement des mourants. À ses yeux, notre vie serait donc celle de chenilles enfermées dans leur corps, dont la mort les délivrerait…

    Au fil de deux rencontres restituées comme deux petites pièces de théâtre savoureuses, c’est pourtant le contraire d’une illuminée qui s’exprime sur la vie autant que sur la mort: les signes qu’elle a reçus de son mari défunt qui ne croyait absolument pas à «tout ça», ce qu’elle a appris des enfants et des mourants devant la souffrance, l’aide d’un «soigneur d’âme prénommé Joseph» qui l’a enjointe de ne plus se focaliser sur la mort, entre autres propos affectueux ou plus sévères sur la Suisse et ses compatriotes trop souvent étroits d’esprit ou attachés à leur seul petit confort, Jésus qu’elle trouve aussi «okay» que mère Teresa (juste un peu trop «complexée» à son goût), l’enfer que les humains se fabriquent sur terre et qu’il est stupide d’imaginer qu’un Dieu ait pu le concevoir, ou encore l’importance de savoir recevoir plus encore que de savoir donner…

    1006402-Paul_Ricœur.jpg«Reporter d’idées» et bien plus... 

    Journaliste et écrivain, Jean-François Duval a accompli, des années durant, un travail qui relevait en partie du «reportage d’idées», au sens où l’entendait un Jean-Claude Guillebaud, grand reporter revenu de divers fronts de l’actualité avant de développer son «enquête sur le désarroi contemporain» dans la magistrale série d’essais nourris que furent La Trahison des lumières (1995) ou Commencement d’un monde (2008), en passant par La Tyrannie du plaisir.

    Plus modestement, mais avec autant de curiosité non alignée – qui l’a fait dialoguer par exemple avec un Charles Bukowski, en connaisseur avéré de l’underground culturel américain - que de solide formation, Jean-François Duval a multiplié, des années durant, les reportages et les entretiens de haute tenue qu’une inappréciable petite dame, à Zurich, du nom de Charlotte Hug, accueillait dans les pages de Construire, l’hebdomadaire «du capital à but social»… 

    Bien plus qu’un banal recueil d’interviews recyclées, ce nouveau livre intitulé Demain, quel Occident? fait double office de substantiel rappel «pour mémoire», en donnant la parole à quelques voix prophétiques (un Jean Baudrillard, par exemple, qui pressentait avec vingt ans d’avance le besoin compulsif des individus de se prouver qu’ils existent à grand renfort de selfies et autres shows auto-promotionnels sur les réseaux sociaux), mais aussi en multipliant les observations en prise directe sur notre présent et l’avenir que nous réserve un monde en mutation de plus en plus rapide. 

    Cinéma d’époque et zooms sur l’avenir 

    En rupture complète avec les médias cannibales qui consomment de la vedette et ne s’intéressent qu’au «buzz» de l’opinion, les entretiens réunis ici sont soumis à la double exigence du respect humain et de l’approche bien préparée. Brigitte Bardot n’est pas abordée ici comme un sex symbol décati fondu en écolo réac (je singe le langage des médias vampires), mais comme une personne de bon sens qui formule des jugements aussi respectables que ceux d’un Cioran, et bien plus affûtés que ceux  d’un Michel Houellebecq, dont la rencontre est bonnement drolatique dans le style Deschiens – en fait c’est surtout sa femme qui parle… 

    Blague à part, si ce livre est une véritable mine de réflexion, ou plus exactement d’amorces de réflexion et de pistes qu’il nous incombe, lecteurs, de suivre, c’est que Duval, ferré en philo et en connaissances tous azimuts mais ne donnant jamais dans aucun jargon, s’est préparé sérieusement à chaque rencontre. 

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     Tout le monde parle aujourd’hui de transhumanisme, mais c’est en 2002 déjà que le reporter se pointe à Boston chez Ray Kurzweil, et c’est dès 1996 qu’il avait interrogé Francis Fukuyma! Le nom de Paul Ricoeur est souvent réapparu dans les médias depuis l’accession à la présidence française de son disciple, mais c’est dès 1986 que Jean-François Duval avait enregistré ce grand maître de la pensée contemporaine jugeant que «nous sommes le dos au mur» et constatant, comme les Américains Daniel C. Dennett ou Stanley Cavell, ou comme le Dalaï Lama visité à Dharamsala, que le moment est venu pour l’humanité de considérer un peu plus sérieusement que l’avenir est «son affaire», etc. 

    1524834788_duval2.jpg1524834746_duval1.jpgJean-François Duval. Demain, quel Occident ? Entretiens. Social Info, 251p.

    Social Info, 251p.

    Elisabeth Kübler-Ross va mourir et danse avec les loups. SocialInfo, 97p.

  • Delteil le bienheureux

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    Faut-il canoniser Joseph Delteil 3.pngSurvivant mieux qu’un immortel académique, le chantre par excellence de la vie belle, « bonhomme inouï », nous revient par le truchement d’une très substantielle livraison de la revue « Instinct nomade », pilotée par le timonier Bernard Deson. C’est l’occasion de refaire le parcours d’un auteur adulé en sa jeunesse, oublié quelque temps, puis ressuscité au titre de «saint laïc», en attendant la caution fort heureusement improbable du Vatican… 

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    Figure éminemment originale de la littérature française du XXe siècle, Joseph Delteil (1894-1978), quoique massivement méconnu du grand public actuel, pourrait être dit un grand écrivain mineur - remarquable à la fois par son style et son mode de vie de véritable personnage,pittoresque à souhait -, au même titre qu’un Paul Léautaud ou un Albert Cossery. Comme ces deux derniers à la ville, Delteil figurait, au milieu de ses vignes du Languedoc, une manière d’individualiste à tout crin  féru d’amitiés vraies, anarchiste en apparence mais ancré au plus profond de la civilisation paysanne traditionnelle, dont il situait le paradis perdu au paléolithique. Son opposition farouche à une société fondée sur le profit et l’aveugle  fuite en avant au nom d’un hypothétique progrès, ses positions incessamment réaffirmées contre la guerre, la violence et la déshumanisation, avaient fait de lui, dans les années 60, une sorte de  précurseur de mai 68, un peu à l’image du « philosophe dans les bois » américain Henry David Thoreau, sans qu’il devienne pour autant un «auteur culte» de la jeunesse, et ce malgré ce qu’il y avait chez lui de l’hédoniste, à l’instar de son ami Henry Miller, ou de l’utopiste à pieds nus propre à séduire les hippies.

    D’un autre point de vue, l’homme vivant au quotidien comme une espèce de bienheureux avéré avec sa chère vieille moitié américaine, dans leur mas des environs de Montpellier, d’aucuns le déclarèrent «saint laïc », et voici que, dès son introduction au très substantiel numéro que sa revue Instinct nomadeconsacre cette année à Delteil, Bernard Deson n’hésite pas à en appeler  à un procès en canonisation vaticane style santo subitopost mortem, non sans un grain de sel de joviale ironie…

    De sainte Jeanne à Jésus-le-retour 

    Mais après tout pourquoi pas ? Le paroissien n’était certes pas du genre béni-oui-oui, qui déclarait volontiers « je suis chrétien, voyez mes ailes, je suis païen, voyez mon cul », et pourtant un véritable esprit évangélique traverse toute son œuvre, autant que sa vie a été marquée - comme celle de François d’Assise auquel il consacra une biographie à sa façon, - par une période joyeusement dissolue, dans le Paris des années folles, suivie d’une longue retraite de vigneron-poète dont le meilleur autoportrait en mouvement se déploie, en langue infiniment savoureuse, dans son dernier livre qu’on pourrait fort bien conseiller comme sa meilleur introduction, intitulé La Deltheillerie et faisant office à la fois de mémoires et de vibrant et très vivant credo, où d’emblée il nous le rappelle : « Je dis souvent : je, , mais c’est le pluriel, c’est le je de l’homme »…

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    « Monté » à Paris au début des années 1920 avec ses rudes sabots de fils de bûcheron du Sud-Ouest, Delteil connut la célébrité au cap de sa trentaine, après trois premiers livres concélébrés par Aragon et André Breton, avec une évocation biographique de Jeanne d’Arc jugée triviale ou au contraire trop chrétienne par les uns (Breton, rejetant son disciple surréaliste d’un temps, parla de « vaste saloperie ») alors qu’un Paul Claudel, catholique et poète de génie, y flairait le fumet d’un futur « grand écrivain »…

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    Bref, la petite péquenote, béatifiée en 1920, valut à Delteil le prix Femina et d’abondantes rentrées d’argent qu’il claqua en émule de Don Juan, et, plus durablement, inspira La Passion de Sainte Jeanne  au cinéaste danois Carl Dreyer (avec un certain Antonin Artaud et un non moins certain Antonin Artaud dans sa distribution), chef-d’œuvre du muet dont chacune et chacun pourra vérifier tout à l’heure (sur Youtube ou via Vimeo, avec l’ajout d’un Lamentate d’Arvo Pärt) qu’il n’a pas pris une ride… 

    Or en quoi la Jeanne de Delteil et Dreyer rompait-elle avec l’imagerie plus ou moins conventionnelle voire sulpicienne de la tradition ? En cela qu’elle y apparaissait en son humble chair vibrante de paysanne aussi charnellement présente qu’inspirée en son regard tout pur (le visage fascinant de Renée Falconelli, tondue par le réalisateur, y contribuait notablement), proche en cela d’un Jésus II à venir 20 ans plus tard sous les traits d’un échappé d’asile de fous entraînant, plus fou que le Christ de Pasolini ultérieur, douze apôtres non moins extravagants aux noms (ou surnoms) de Parsifal, Socrate et Salomon, Savonarole ou Don Quichotte, notamment) qui fausseront compagnie à leur Maître, lui préférant les pécheresses d’un Établissement spécialisé, laissant Jésus II  gagner Rome par «tous les chemins», où règne un «vieux pape tout papu», entre autres péripéties abracadabrantes fleurant leur iconoclasme potache… 

     

    Toute une époque en peinturlure

    Joseph Delteil raconte de façon tordante, dans La Deltheillerie,les séance collectives d’écriture automatique présidées, rue Fontaine, par le pape du surréalisme André Breton, qu’il traita plus tard de dictateur des lettres. Quant au charmant René Crevel, lui aussi de la fameuse bande, il dénonça le « francisme ordurier et la bondieuserie fanfaronne » de sa Jeanne d’Arcà succès, en un temps où le rejet des « valeurs chrétiennes » ou de la « civilisation française »  faisait figure de dogme chez les jeunes auteurs de l’époque, lesquels s’écharpaient les uns les autres avec une vigueur inimaginable aujourd’hui. Delteil lui-même n’avait-il pas « pissé » sur la tombe d’Anatole France à l’union de ses compères surréalistes ? Et ne compare-t-il pas son Cholérabiscornu à un « nouvel Hernani » ?

    Ce qui est sûr, c’est que toute une époque revit dans le chapitre de ses mémoires qu’il a intitulé La révolution à Paris, avant que la maladie et les vanités de la vie parisienne ne le fassent se replier dans un «désert» aux allures de grand jardin : « J’ai fui. Ce que j’ai fui c’est ce côté officiel de la littérature, ce côté foire, bazar, bagarre » (…) « J’ai refusé de monter sur les planches, de me donner en spectacle, d’être un « personnage »…    

    L’amour et les copains d’abord…

    Cela étant, il y a bien un « personnage » chez Delteil, et certains lui ont d’ailleurs reproché d’en rajouter à cet égard ; et c’est vrai que La Deltheillerie regorge de détails sur lui-même – jusqu’à ses vêtements au naturel faussement débraillé -   qu’on pourrait trouver complaisants. Ce à quoi il répond, dans un entretien référentiel avec Jacques Molénat, datant de 1969 et repris dans Instinct nomade : «La complaisance, je n’ai jamais su ce que c’était. C’est l’un des deux ou trois défauts qu’on m’a toujours reprochés. Personnellement, je ne vois pas ce qu’on veut dire par là. » (…) Je voudrais me regarder simplement de façon à me voir exactement tel que je me suis (…) « Est-ce de la complaisance. J’appelle cela l’amour de la vérité ».

    Et de fait, et bien plus largement, l’amour, à tous les sens du mot, traverse l’a vie et l’œuvre de Delteil, et son souci de la vérité et du mot juste pour la dire. Son premier roman reconnu s’intitulait ainsi Sur le fleuve amour,et le « faune » d’une certaine légende érotisée a partagé le plus claire de sa vie auprès d’une seule femme, qui précise aussi ceci, dans le même entretien, en matière d’érotisme au goût du jour : « Voilà un mot trèsgalvaudé. Si on appelle érotisme le fait, par exemple, d’allerdans monjardin, de me promener, de regarder les fleurs, de cintenpler une rose dans toutes ses faces, dans toutes ses nuances, d’attendre que le soleil l’éclaire detelle directionplutôt que de telle autre pour en jour pleinement, mieuxque personne et mieux que jamais, alors naturellement je suisérotique, cela va sans dire(…)Mais on appelle quelque fois érotisme une espèce de vice qui consisterait é détruire cette fleur, à n’en garder que… le pistil  et à détruire tout le reste »…

     Ainsi parlait le septuagénaire, qui n’en était pas moins un vert-galant de langage et pas que.

    Or il faut le lire dans le texte, parfois émaillé de rabelaisiennes obscénités, ou l’entendre parler de son ami Henry Miller, ou lire dans La Delteheillerieles admirables pages qu’il consacre à sa mère ou au jour sacré de la mise à mort du cochon, à son père l’homme des bois ou à l’amitié qu’il ne conçoit pas sans amour, pour vérifier le caractère englobant et pour ainsi dire sacré, religieux hors des dogmes, grave et joyeux, à la fois panthéiste – il est l’auteur d’une fameuse Cuisine paléolithique dont les recettes sont autant de poèmes savoureux – et profondément bon qui invoque aussi volontiers le Livre des morts(« Je n’ai causé de souffrance à personne ») que la satisfaction de faire et de se faire du bien (« le tout non par humanité, sentimentalité ou charité mais encore une fois pour mon plaisir ») et s’exclame enfin comme ça. « Ah ! la vie simple, amusante, naïve, sublime, que je mène au beau milieu de ce monde absurde, tragique et fou ! »…

     

    « Faut-il canoniser Joseph Delteil ? ». Instinct nomade, la revue du métissage culturel.No3, printemps-été 2019, 256p.

    Joseph Delteil. La Deltheillerie. Grasset, Les Cahiers rouges, 250p. 1996.

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  • Le libertin libertaire

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    Jean-Jacques Pauvert, qui tira Sade des Enfers, quitta ce bas monde en 2014, à l'âge de 88 ans. Je l'avais rencontré bien vivant à la sortie de ses Mémoires...


    Le nom de Jean-Jacques Pauvert est associé, pour les passionnés de littérature de la seconde moitié du XXe siècle, à un style de livres très typé autant qu'à une étincelante pléiade d'auteurs plus ou moins maudits, de Sade à Bataille et de Genet à Roussel ou, dans la dernière cuvée de l'après-guerre: de Boris Vian à Albertine Sarrazin. Editeur de Sartre à 18 ans et peu après de Montherlant (qui lui dicta les termes du contrat), il associa crânement son nom (première historique !) à celui de Sade, préludant à une bataille héroïque en justice, et se forgea bientôt une marque artisanale (typographie et maquettes) aussi originale que ses goûts de franc-tireur.

    — Quelles ont été vos premières lectures marquantes ?

    — J'ai eu la chance de grandir dans un milieu de lecteurs et me suis passionné très tôt pour des livres aussi différents que les aventures d'Arsène Lupin, à 12 ans, puis Les liaisons dangereuses et l ' Aphrodite de Pierre Louÿs, vers 13 ans. Plus tard, j'ai raffolé de Paludes d'André Gide, et j'ai beaucoup aimé, aussi, Les faux-monnayeurs.

    — Quels livres vous ont-ils accompagné durant toute votre vie ?

    — A côté des Liaisons dangereuses, je citerai Les fleurs du mal, Alcools d'Apollinaire que j'ai découvert aussi très tôt, et puis, et surtout, les livres de Raymond Roussel ...

    — Etes-vous intéressé par ce qui s'écrit aujourd'hui ?

    — J'essaie, mais je ne trouve pas grand-chose. Peut-être est-ce une question d'âge ? J'avais bien aimé Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, qui me paraissaient apporter quelque chose, après quoi Plateforme m'a semblé une redite consternante.

    — Vous avez commencé très tôt, aussi, la chasse aux livres ...

    — Il faut se reporter à l'époque: je chassais les livres rares ou interdits parce que je manquais d'argent, et de ce fait ne pouvais garder les livres intéressants que je dégotais. J'ai mis la main sur la fabuleuse collection de poètes surréalistes de Maurice Heine, que j'avais payée 10 000 francs de l'époque, représentant le salaire mensuel d'un employé supérieur. Cela dit, je n'ai jamais été fétichiste, sauf pour les livres qui me passionnaient vraiment. Lorsque Camus a publié Le mythe de Sisyphe en 1942, j'en ai acheté un des vingt exemplaires sur grand papier, qu'il m'a dédicacé. A ce moment-là, Le mythe de Sisyphe et L'étranger correspondaient à ce que nous, jeunes gens, ressentions sous l'Occupation. En 1957, Camus m'a permis de publier L'envers et l'endroit, qui était alors très rare. Cela s'est un peu gâté entre nous lorsque j'ai publié Histoire d'O: ce macho méditerranéen ne pouvait concevoir que l'auteur fût une femme. Et puis L'homme révolté m'a paru très superficiel, presque du Bernard-Henri Lévy ... C'est d'ailleurs à ce moment-là que la rupture s'est faite entre lui et Breton.

    — André Breton fut justement, pour vous, LA grande rencontre.

    — Ah ça oui, et l'homme autant que l'écrivain. Il n'était pas du tout tel qu'on le décrivait, prêt à excommunier à tout-va. Au contraire: très ouvert, avec un sens de l'humour extraordinaire. Il nous a fait un soir, chez Robert Lebel, et en présence de Marcel Duchamp, la lecture inénarrable du Concile d'amour de Panizza, dont il a joué tous les personnages. Nous étions pliés de rire, et même Duchamp a souri deux ou trois fois ! Je lui envoyais mes
    livres: il lisait tout et ne se trompait jamais. De Boris Vian, dont il voyait les hauts et les bas, il prisait beaucoup L'écume des jours.

    — Quand vous êtes-vous vraiment senti éditeur ?

    — Après Sade, je crois que c'est la publication du Voleur de Georges Darien, et la reconnaissance éclatante de Breton, qui m'ont fait me sentir éditeur. Autant que la redécouverte de ce livre, que m'avait révélé le Faustroll de Jarry, sa présentation graphique marquait une « signature ».

    — Que cela signifiait-il de publier Sade ou Histoire d'O dans les années 1940-50 ?

    — Vous n'imaginez pas le climat de l'époque, tant dans l'édition que dans les journaux. Ma lutte contre la censure a représenté une vingtaine de procès étalés entre 1947 et 1970. A l'époque du premier, j'avais 21 ans et je venais de faire paraître pour la première fois au monde une œuvre de Sade avec un nom d'éditeur et une adresse, en l'occurrence celle du garage de mes parents à Sceaux. Il y a eu un procès, j'ai été condamné, j'ai fait appel, puis on m'a donné raison, puis on a confirmé le premier jugement qui me condamnait ... tout en me laissant poursuivre la publication. Pendant très longtemps, les journalistes n'ont pas osé parler de la censure. Dès 1939, Daladier avait fait publier des décrets pour protéger « la race et la nationalité françaises ». Puis, en 1949, ont été promulguées les lois sur les publications pour la jeunesse. Les communistes, à l'époque, réclamaient la destruction des livres infectés par les vices des bourgeois. La censure était une idée non seulement répandue mais acceptée.

    — Pensez-vous qu'on puisse tout publier ?

    — L'argument des censeurs est le danger de corrompre la jeunesse ou les âmes fragiles. Mais alors il faut interdire les journaux, la télévision, la radio et le cinéma. Ma fille, à 12 ans, a été traumatisée par un article de France-Soir racontant le viol et l'assassinat d'une enfant par son père, la crème des papas. Or ce que j'en conclus, moi, c'est que c'est aux parents d'assurer l'éducation de leurs enfants et non à la police. Je pense que Les cent vingt journées de Sodome, de Sade, est un livre réellement scandaleux, que je n'aurais d'ailleurs pas publié en livre de poche, mais je pense aussi que la censure est une parfaite hypocrisie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui encore.

    — En 1965, vous avez fait scandale en vous exprimant sur l'état de l'édition. Que diriez-vous aujourd'hui ?

    — J'ai toujours pensé que l'édition se divisait entre ceux qui travaillent pour l'éternité et les autres. Tout le monde se plaignait alors de l'inflation des titres, de la crise du livre, de l'influence des prix littéraires, des rachats, des débuts de la concentration. J'avais affirmé qu'il ne fallait pas confondre usine et édition. Je dirais la même chose aujourd'hui, en pire ! 500 romans à la rentrée, c'est l'aberration même !

    — Si vous étiez jeune éditeur aujourd'hui, que feriez-vous ?

    — La situation « de notre temps » était à la fois plus et moins dure qu'aujourd'hui. Nous n'avions pas d'argent, mais l'aventure était plus joyeuse. On a parlé justement de nouvelles « années folles » à propos de ces années soixante. La qualité de l'individu et l'attention de toute une société littéraire comptaient plus qu'aujourd'hui. Même un Gaston Gallimard, qui était une crapule en tant qu'homme d'affaires, avait un sens littéraire indéniable que n'ont plus les gestionnaires actuels. Cela dit, si j'avais à recommencer, ce serait comme avant, et comme le fait aujourd'hui mon amie et éditrice Viviane Hamy: avec peu de livres et beaucoup de passion !



    « Pas question, Messieurs et Mesdames, de se rendre !»


    Toujours très vert à l'approche de ses 80 ans, l'œil malicieux et l'esprit vif, Jean-Jacques Pauvert se prête volontiers à l'exercice de l'entretien dans les bureaux vitrés des Editions Viviane Hamy donnant sur une arrière-cour du quartier de la Bastille.
    La veille encore, il se trouvait au Réal, sa thébaïde des hauts de Saint-Tropez où il travaille à la suite de ses Mémoires, et voici l'été sur son Paris où il vit le jour à Montmartre, tout à côté de chez Marcel Aymé, son premier complice d'édition ...
    Au naturel, l'éditeur réputé « sulfureux » n'a rien de l'agité débraillé ou libidineux, aussi élégant dans sa conversation que dans sa mise de dandy bohème à bottines. La partie personnelle, voire intime, de La traversée du livre est d'ailleurs marquée par la même « tenue », qui révèle un homme de goût sous les dehors de l'anarchiste, un homme de cœur aussi dont les aveux (notamment le récit de sa liaison avec Régine Deforges qui le contraignit à mener double vie pendant des années) n'ont rien de l'étalage au goût du jour. Contre toute censure aussi bien, mais non sans classe ...

    Saluant au passage l'ami lausannois Claude Frochaux, qui « inventa » la tranche noire de la fameuse collection Libertés et fut libraire au Palimugre, de même qu'il rend hommage aux imprimeurs suisses dans son livre, Jean-Jacques Pauvert incarne le Paris et la France de Léautaud (qu'il publia presque) et de Voltaire (qu'il publia vraiment), mais aussi l'amour de la langue française affinée par Sade et Bataille, et toute une époque de fronde préludant à Mai 68, qui revit magnifiquement, de Genet à Siné, ou de Vian à Chaval, dans ce premier volume de Mémoires avalé à grandes bouchées gourmandes, comme un roman !

    Jean-Jacques Pauvert, La traversée du livre, Editions Viviane Hamy, 478 pp.

  • Jean-Marc Lovay à sa source



    Amorce psychédélique d’une oeuvre, à découvrir à titre anthume...

    Lorsque nous avons appris que l’ Epître aux Martiens de Jean-Marc Lovay allait paraître, plus de trente ans après que ce texte eut obtenu le Prix Nicole 1969, en même temps que Pour mourir en février d’Anne-Lise Grobéty, nous étions loin de nous douter de ce que serait cette exhumation.

    L’histoire du tapuscrit perdu de ce premier roman d’un tout jeune auteur (Lovay, né en 1948, avait 19 ans lorsqu’il le composa !) dont ne parut qu’un extrait, dans la revue Ecriture, n’a jamais fait l’objet d’aucune déploration publique qui pût faire croire à une irrémédiable perte. Trente-six ans après avoir écrit ce texte en marge de son travail de nuit à la rédaction de la Feuille d’Avis du Valais, l’auteur lui-même rappelle, en préface à cette édition, qu’il avait d’autres chats à fouetter en 1968, du côté de l’Afghanistan, qu’à établir des archives qui le poursuivraient “comme des chiens de papiers” dans ses voyages.

    La parution, en 1970, de La tentation de l’Orient, son dialogue épistolaire “on the road” avec Maurice Chappaz, et celle des Régions céréalières chez Gallimard, en 1976, avec l’adoubement de Louis-René des Forêts, Pascal Quignard et Jean Grosjean, allaient ensuite éclipser le souvenir de la fantomatique Epitre, dont un pré-tapuscrit fut cependant retrouvé en avril 2000 par Maurice Chappaz dans son galetas de l’Abbaye du Châble, avant que Lovay lui-même ne tombe, en automne 2001, sur une première version originale et une copie définitive du livre “dans une cave entre un vieil aspirateur et un pied de sapin de Noël”. Et de souligner dans la foulée, avec sa malice très particulière, qu’il repousse “une complaisante propension à trop humblement estimer naïf un premier livre de jeunesse” dont le lecteur découvre, aussi bien, la remarquable cohérence du délire apparent.

    Il y a certes, dans Epitre aux Martiens, une forte marque d’époque, qui l’apparente à toute une contre-culture dont les figures référentielles (mais non explicites) pourraient être le conteur crépusculaire Buzzati et le routard Kerouac, le Burroughs visionnaire du Festin nu et divers auteurs de science fiction contre-utopique tels Ray Bradbury ou Philip K. Dick, entre autres.

    L’histoire de Julot, le protagoniste résolu à “tout quitter” pour accéder, après avoir franchi une muraille, à la “sombre nouveauté” d’un pays dominé par la Production auquel il s’efforce de s’intégrer avant de basculer dans une sédition aussi ambiguë que son adhésion, relance apparemment les thèmes et les stéréotypes formels de toute une littérature devenue redondante et même conventionnelle aujourd’hui, notamment par la bande dessinée. Or, l’ Epître aux Martiens échappe à ce qui est devenu conformisme par une sorte d’écart originel.

    Il est beaucoup question, dans ce livre d’avant mai 68, de “révolution”. Hélas (ou tant mieux ?) Jean-Marc Lovay n’a jamais été un révolutionnaire bien sérieux. Son Julot nous évoque plutôt le Moravagine de Cendrars ou les individualistes “allumés” de Zamiatine, pour ne pas citer le futur “suicidé de la société” qu’incarne le poète Maïakovski, jamais adapté à la mécanique sociale. Le regard de Lovay sur la société des années 60 est évidemment d’un môme occidental, mais une espèce de vieux fonds terrien et sauvage le rapproche du Cendrars de Moravagine et de L’Homme foudroyé autant que du Farinet de Ramuz ou de son mentor Chappaz, enfin de cette Suisse sauvage qu’on retrouve, au milieu des allées peignées, chez le génial Louis Soutter ou chez le plus inquiétant Adolf Wölffli.

    Ainsi que le relevait Charles Méla, professeur de littérature médiévale à l’Université de Genève, dans un texte d’hommage pertinemment intitulé Jean-Marc Lovay ou la création hallucinée, “l’écriture de Jean-Marc Lovay fait exister un univers mental hanté par la folie, un monde de machinations fantastiques et d’agressions obsédantes dont l’exploitation est conduite avec rigueur, humour et dans une coéhrence angoissante”.

    On n’entre pas dans le labyrinthe de Jean-Marc Lovay comme dans un moulin. Pour notre part, nous y aurons mis des années. Or l’Epître aux Martiens en est une porte possible…,

    Jean-Marc Lovay. Epître aux Martiens. Editions Zoé, 125p.

  • Avatars du JE

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    1200px-Henri-Frederic_Amiel_1852.jpgEntre le chef-d’oeuvre involontaire d’un Amiel se déployant sur plus de 16'000 pages, et les épanchements d’une Anna Todd et autres ados candidats à la célébrité basculant, via le numérique, du diarisme à la diarrhée verbale, le genre oscille entre littérature de haut vol et jactance tournant à vide, jusqu’aux tweets «journaliers» du pire mufle actuel…

    Elles ou ils l’ont tous appelé «cher journal» en leur adolescence soucieuse de secrètes confidences, et c’est en somme l’enfance de l’art d’écrire, au même titre que le poème, mais aussi, et le plus souvent, le degré zéro de la littérature que le genre du journal intime. La manifestation initiale la plus immédiate, à côté des premiers billets doux, de l’expression humaine, si l’on excepte la main enduite de sang d’auroch plaquée sur les parois de la grotte originelle et signifiant plus ou moins «je marque donc je suis», ou «je tue donc j’existe», etc. 

     

    Le lundi 14 juin 1852, dans le dix-septième cahier de son Journal intime, le prof genevois Henri-Frédéric Amiel, âgé de 31 ans, note ceci à dix heures et demie du soir après s’être demandé à quoi s’est évaporée sa journée: «La journée froide, pluvieuse, inhospitalière a été lugubrement orageuse, et les arbres de la terrasse se froissent encore effarés, avec un bruit triste comme la bise de Novembre. La campagne fait le bruit d’une cataracte, sans que je puisse distinguer si c’est le vent de pluie ou la pluie et le vent qui rendent ces son mélancoliques. Le ciel est sombre et bas, la nuit ténébreuse, les catalpas gémissent, la pluie bat mes carreaux; tout cela glace, racornit. On se sent l’âme frileuse. Je songe aux pauvres marins. – Puis les paupières me cuisent et mes yeux s’appesantissent; j’ai eu un éblouissement pendant le souper: il faut songer à la retraite; ma tête est lourde. Je me suis retiré trop tard depuis plusieurs nuits. Mon chien soupire à mes pieds; la maison est déjà muette comme une tombe, et cependant il est de bonne heure. Je sens du reste que c’est de la laideur subjective; si j’étais frais, élastique et gaillard, je trouverais un charme à ce qui me paraît si désagréable maintenant. Ainsi, allons dormir». 

     

    Pauvre pompon! À peine plus de trente ans et parlant d’aller se coucher comme d’une «retraite». Tu parles d’une Bérézina en pantoufles! Et «ça» va remplir 16'847 pages jusqu’à la «retraite» définitive, le 11 mai 1881. Cependant qu’on n’aille pas se figurer que ce ton cafardeux est celui des douze volumes de plus de 1000 pages chacun de cet extraordinaire document que représente le journal intime d’Amiel. Car celui-ci ne parle pas que de ses états d’âme, comme on le lui a trop souvent reproché: tous les jours il raconte aussi son entourage proche et lointain, sa famille et les femmes qui pourraient vivifier sa solitude et qu’il n’en finira pas de ne pas choisir pour compagnes pour trente-six mille raisons, ses amis et ses collègues dont il tire le portrait, le tout-Genève de l’époque, mais aussi les bains en plein air et les immenses balades qui le conduisent autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, et ses séjours à Paris ou Berlin, enfin son Grand Oeuvre poétique ou philosophique auquel il rêvasse en fignolant de petits poèmes ou en composant des chansons patriotiques (Roulez tambours, c’est lui !) sans se rendre compte que son nom restera dans les annales littéraires mondiales grâce à ce fichu journal qui passionnera des gens aussi différents que Tolstoï ou Gide, Sartre ou Anaïs Nin, entre autres. 

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    Dans sa préface à une anthologie des écrits d’Amiel intitulée Du journal intime, Roland Jaccard écrit ceci qui touche en outre à l’intérêt «psychanalytique» de cet immense corpus: «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud». 

    L’innocence perdue du «cher journal» 

    Ce qu’il faut relever, alors, qui distingue le Journal intime d’Amiel des journaux d’écrivains de son temps (de Stendhal à Dostoïevski, notamment), c’est qu’il est écrit sans intention prochaine de publication, en toute innocence. Par rapport à la vie privée, aux relations sociales ou à la sexualité, Amiel vit dans une société où, calvinisme oblige, la réserve, le secret, la discrétion ou la pudeur restent de mise. 

    Puceau jusqu’à 39 ans («J’ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de ce que l’imagination se figure ou se promet, c’est peu de chose», note-t-il le 6 octobre 1860), il se confie certes, en la matière, à son cher journal, détaillant volontiers ses moindres maux physiques et se contentant d’une croix dans la marge quand une fois de plus il a cédé à l’abominable (!) vice solitaire, mais il semble impensable que de telles pages apparaissent sous les yeux de ses amis pions ou pasteurs, sans parler de ses frangines ou de ses amies aux bas souvent bleus… 

    Or cette transparence privée, si l’on ose dire, fait précisément le prix du journal d’Amiel, qui pousse évidemment plus loin l’auto-examen ou le tableau du monde que dans les milliers de journaux intimes de la même époque (on sait que, dans la tribu du seul Tolstoï, toutes et tous se confiaient tous les jours à leur «cher journal»), et avant la progressive levée des secrets et le glissement dans un prétendu tout-dire non dénué d'ambiguïtés ou d’équivoques, tandis que la notion d’intimité se volatilisait et que «vrais» et «faux» journaux brouillaient toutes les pistes. 

     Une expérience révélatrice par l’absurde… 

     Mais comment alors distinguer le «vrai» journal du «faux»? 

    On le peut en lisant attentivement le dernier numéro de la revue Les Moments littéraires rassemblant, sous le titre décoratif de Feuilles d’automne, les extraits de journaux plus ou moins intimes de vingt-quatre écrivains français plus ou moins connus (de Pierre Bergounioux à Annie Ernaux, ou de Colette Fellous à Charles Juliet, etc.) tous rédigés entre le 23 et le 29 octobre 2017. 

    L’initiative de Gilbert Moreau, directeur de la revue, est intéressante surtout au second degré, dans la mesure où sa «commande», relevant de l’artifice, aboutit à une collection de pages de journaux plus ou moins faites pour l’occasion, où le caractère proprement intime de ces pages se module ou se limite en fonction de la publication annoncée – et ce n’est pas tel détail relatif au dernier orgasme de Dominique Noguez qui va lester la démarche de celui-ci de plus de «vérité»…

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    Particulièrement honnête, le traducteur René de Ceccaty (qui vient de signer une très belle nouvelle version de L’Enfer de Dante), précise d’emblée que les pages qu’il livre ici ne sont pas «arrachées» du journal intime qu’il tient depuis vingt-quatre ans, que la seule idée d’une publication détournerait de sa vocation magique d’«automédication». Or, tenant compte de ce caractère fabriqué du recueil, l’on verra mieux combien le genre du journal, sans l’élan de la fiction ou les métamorphoses de la poésie – ou sans le drame personnel d’un Barbellion dans son Journal d’un homme déçu – peut dévoiler la platitude, les vanités papelardes, les poses ou les manières d’écrivains se regardant écrire, ou comment le furet de la littérature vivante, jouant d’humour ou de pointes originales, se faufile entre les lignes et nous réjouit dans la lignée de l’inépuisable Journal de Jules Renard. L’intimité avilie et le dernier flirt d’Amiel À voir le succès mondial des séries de carnets manufacturés, marqués Moleskine ou Paperblanks, pour ne citer que les plus connus, la pratique du «cher journal» ne semble pas encore en voie d’extinction, qu’il soit intime ou «extime», mais un nouveau phénomène est apparu depuis quelques années avec l’extension exponentielle de l’Internet et des réseaux sociaux, et c’est le journal personnel «en ligne» qui fait de chacune et chacun, sous forme directe ou vaguement romancée, un écrivain potentiellement aussi «vendeur» que l’inénarrable Anna Todd. 

    Du diarisme à la diarrhée

     

    interview-anna-todd-son-nouveau-livre-landon-ses-projets-et-harry-styles-elle-nous-dit-tout.jpgDe fait c’est bel et bien, à la base, le journal intime d’une pécore américaine impatiente de se «faire» le bad boy de son collège, que représente After, premier des sex-sellers en six volumes que la donzelle a commencé d’écrire sur son smartphone. Or l’exemple de cette «réussite absolue» a fait florès au point que le diarisme ordinaire se fait désormais diarrhée numérique dépassant les milliers de pages du pauvre Amiel, tandis que le pire mufle de nos jours rédige ses «journaliers» à coups de tweets… Mais c’est avec celui-ci que cette chronique intimiste aimerait conclure dans le cercle magique de la fiction, en annonçant une nouvelle bonne pour la tête et le cœur, à savoir la parution, en septembre prochain, d’un petit livre délectable, intitulé «Les derniers jours» d’Henri-Frédéric Amiel et signé Roland Jaccard, où notre ami chroniqueur, déjà connu pour ses propres tranches de journaux intimes (Un jeune homme triste, Journal d’un homme perdu, Flirt en hiver, Journal d’un oisif, etc.) se met dans la peau d’Amiel pour évoquer, non sans fine mélancolie et avec l’acuité sensible et l’écriture incisive d’un Benjamin Constant, ses amours intensément pusillanimes pour une certaine Louise suivie d’une certaine Marie... 

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     «Elle ne pouvait pas se passer de moi et à cette seule idée l’envie me prenait de fuir», soupire l’Amiel de ce bijou romanesque en écho à tant de pages du Journal intime, et l’on sourit en vertu de la «loi de l’ironie» qui colorait ses journées d’adorable raseur… 

     

  • Pour l'amour de soi

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    Des «Chants de l’amour de soi» à «Ceux qu’on oublie difficilement», le jeune poète japonais Takuboku (1886-1912) nous reste plus proche, en sa rage individualiste, que maints de nos contemporains confits de narcissisme insipide…
     
     
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    Ishikawa Takuboku pleure beaucoup dans le cycle poétique de L’Amour de moi – titre choisi dans la traduction fort élégante de Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard, auquel Yves Marie-Allioux, moins littéraire et probablement plus proche de l'original, préfère les Chants de l’amour de soi, constituant la première partie du recueil intitulé Une poignée de sable, désormais classique de la poésie japonaise au même titre que l’œuvre d’un Rimbaud.
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    Un tanka résume le mélange très particulier de tristesse et de drôlerie qui caractérise le ton du jeune poète mal dans sa peau de citoyen révolté, de mari et de père: «Larmes larmes / Que c’est mystérieux ! / Comme je le lavais avec des larmes mon cœur a voulu faire le pitre»…
    Dans la foulée, on peut rappeler que le tanka est un bref poème traditionnel, de forme un peu plus ample que le haïku, et passablement rénové par Takuboku qui l’accommode à tous les instants fugitifs ou transitoires de la vie quotidienne, entre autres «minutes heureuses» et cris ou chuchotements.
    Larmes du fils: «En salivant sur un morceau de terre / j’ai modelé une effigie de ma mère en train de pleurer / Non mais quelle tristesse!» Ou encore : «Pour plaisanter j’ai pris ma mère sur mon dos / elle était si légère que j’en ai pleuré / avant d’avoir fait trois pas»…
    Larmes ravalées. «Ressentant une angoisse profonde / je me fige / et finis par me masser doucement le nombril». Larmes de l’esseulé: «Seul face à l’immensité de la mer / sept huit jours / pour pleurer j’aurai quitté mon foyer». Larmes de crocodile métaphysique: «Oh la tristesse de ce sable sans vie! / Ce doux bruit / quand on le saisit avant qu’il ne tombe d’entre les doigts».
    Ou cette lucidité sur soi qui est le contraire du narcissisme complaisant: «Lorsque j’entends des flatteries / de colère se soulève mon cœur / Trop se connaître soi-même quelle tristesse!».
    Ou cette bonne rage contre ceux qui l’ont humilié: «Ah que ceux qui ne fût-ce qu’une fois m’ont fait baisser la tête / que tous ces gens crèvent! / m’est-il parfois arrivé de souhaiter».
    Ou cette colère du jeune homme contre la société inégalitaire et matérialiste qu’il exècre: «Insupportables sont les visages serviles de mes compatriotes / tels qu’ils apparaissent à mes yeux aujourd’hui / je m’enferme chez moi»…
     
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    Les citations des Chants de l’amour de soi que je viens de recopier ici proviennent de la version d’Une poignée de sable signée Yves-Marie Allioux, qui a accompagné sa traduction d’une série de notes explicatives très précieuses et d’une postface non moins éclairante, intitulée Ishikawa Takuboku ou la phosphorescence de la vie courante, par allusion au discours prononcé à Stockholm par Patrick Modiano à la remise de son prix Nobel de littérature.
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    Cet extrait en oriente le propos: «J’ai toujours cru que le poète ou le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était caché en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne»…

    Où la poésie transcende la méconnaissance

    L’idée que la poésie ne soit qu’une sorte d’enjolivure du réel, ou qu’un rébus cérébral à usage d’élite, perdure aujourd’hui du plus basique (la pseudo-poésie déferlant sur les réseaux sociaux) au plus raffiné (la «poésie poétique» plus ou moins instituée), et c’est contre cela que réagissait Takuboku en affirmant que «la poésie ne doit pas être une soi-disant poésie» mais «doit être une relation rigoureuse des variations de la vie émotionnelle de l’être humain (il doit toutefois exister une expression plus adéquate), un journal tenu en toute honnêteté»...
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  • L'Artiste n'est jamais content

     
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    L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel. Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre, je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses au-dessus de tous les verts, etc.
     
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  • Une empathie sans limites

    Munro26.jpgEn lisant Les Lunes de Jupiter d'Alice Munro.

      

    1. Les Chaddeley et les Fleming

    Certains auteurs évoquent volontiers l'Autre avec majuscule, lénifient sur la Relation ou l'importance fondamentale du Lien, toujours avec majuscule, sans que la présence réelle de nos plus ou moins chers semblables ne s'incarne jamais dans leurs écrits. Or c'est, à l'opposé, par son inépuisable capacité d'empathie, dans ses nouvelles brassant générations et classes sociales, qu'Alice Munro, sans préjugés ni démagogie, fait exister ses personnages comme en ronde-bosse et sans les flatter plus qu'elle ne les juge, même si les préférences de ses narratrices se font évidemment sentir, s'agissant par exemple de telle peste ou de tel rustre. Mais l'humour prime en général, et c'est d'ailleurs sur le ton de la comédie que s'amorce ce recueil de douze nouvelles datant de 1974, avec le récit en deux temps intitulé Les Chaddeley et les Fleming, dont la première partie (Liens de famille) portraiture, avec pas mal de truculence, les facétieuses cousines de la narratrice et la double ascendance de celle-ci, opposant citadins établis et paysans rétifs à toute évolution. L'arrière-plan familial posé, c'est cependant avec la visite, des années plus tard, d'une de ces cousines, prénommée Iris et d'une nature jovialement débordante, chez la narratrice dont le mari snob a toujours regardé de haut la famille de sa conjointe, que la narration "décolle" soudain au moment où, excédée par la morgue de son mari traitant ladite cousine de "vieille rombière", la narratrice lui jette une assiette en Pyrex à la tête - on voit alors deux "clans" sociaux et humains s'opposer, et le probable divorce s'annoncer...

    Dans la seconde nouvelle, intitulée La pierre dans le champ, la même narratrice décrit précisément ses tantes, côté Fleming, perpétuant les moeurs extraordinairement austères de leurs aïeux débarqués en ce rude arrière-pays. Mais là encore, au-delà de ce fond d' observations aiguës sur la transition entre clans archaïques et familles de la classe moyenne (avec les vieux meubles rustiques que des "antiquaires" avant la lettre viennent négocier dans les fermes contre du neuf), ce sont les personnages, admirablement ressaisis - tel le chineur efféminé Poppy dont les moeurs supposées font une cible facile, ou les soeurs du père vouées à la seule Nécessité  -, et leurs attitudes ou leurs expressions verbales souvent révélatrices, que la nouvelliste excelle à faire vivre, chacun saisi dans le jeu de ses relations avec les autres. Dans la foulée, en outre, chaque lecteur ne manquera pas de se rappeler autant de situations familiales personnelles vécues, naguère ou jadis, au fil de cette remémoration généalogique, sociale et psychologique ressortissant en somme à la "famille humaine"..

     2. Le goût du goémon

    Si les sept nouvelles du premier recueil d'Alice Munro traduit en français constituent, déjà, un choix de premier ordre illustrant une pleine maîtrise de l'art de la nouvelle, chez un auteur merveilleusement poreux et limpide dans son expression, Le goût du géomon pourrait être dit la première merveille d'Alice - et il y en aura bien d'autres évidemment.

    Avec ce portrait de Lydia, quadra divorcée depuis quelques années, travaillant dans l'édition à Toronto et poète elle-même, qui fait escale dans une île au large du New-Brunswick après avoir passé dix-huit mois à Kingston avec un certain Duncan, lequel semble considérer leur liaison comme finie, la nouvelliste fait explicitement le portrait d'une femme de cette génération à la fois libérée et  "en compétition avec toutes les femmes", soucieuse à tout coup de "remporter la victoire".

    Non sans ironie, la nouvelliste situe cet épisode dans l'ile où la fameuse Willa Cather, autre grande plume américaine méconnue de trop de lecteurs francophones, a composé Une dame perdue. Or Lydia fait la connaissance d'un vieil homme délicieusement humble et désuet, qui vénère Willa Cather et revient en ces lieux comme en pèlerinage sacré. Dans la même pension, Lydia va rencontrer trois autres hommes: trois ouvriers d''âges différents (Laurent le patron sur de lui, Eugene le jeune homme innocent et heureux, et Vincent le fermier pauvre réservé et courtois), sur lesquels elle promène un regard qu'on croyait jusque-là réservé strictement aux hommes "évaluant" des femmes, imaginant plus précisément leur façon de vivre l'intimité amoureuse. Le "goût du goémon" éponyme fait un peu penser à la madeleine proustienne, tant la narration entremêle les temps de la vie de Lydia, qui par le goût du petit goémon, dont le plus attachant des hommes rencontrés (Vincent) lui a laissé quelques feuilles, se rappellera son errance recoupant celle de la femme perdue de Willa Cather. Tout cela plein de douceur un peu mélancolique mais sans rien de suave, dans la pleine conscience de ce que sont "des hauts et des bas" dans une vie ...

    3. La saison des dindes

    C'est une ado de 14 ans qui évoque ses débuts de videuse de dindes, à la fin des années 40, dans un bled de l'Ontario.  Cela se passe à la veille de Noël et la jeune fille doit son initiation, délicate quant à la pratique, à un type compétent, bien fait de sa personne  et toujours de bonne composition du nom de Herb Abbot. Or cet homme gai, bien plus avenant que le patron de cette petite entreprise, le sinistre Morgan, que son "abject" fils Morgy ou que les autres membres de l'équipe, intrigue les femmes par sa façon de ne pas s'intéresser à elles sans avoir l'air pour autant de ceux qui, en ville, sont réputés "comme ça". La situation se corse un peu à l'arrivée du jeune et beau Brian, narcissique et aguicheur dont la narratrice règle le compte en une phrase; "Brian était simplement quelque chose qu'il fallait supporter, comme le froid glacial du hangar où on vidait les dindes et l'odeur de sang et de boyaux". Par la suite, ce Brian fera quelque chose de sale à l'encontre de la plus coincée des employées, sans qu'on sache trop quoi ni si le personnage est vraiment le petit ami du charmant Herb ? La finesse de la nouvelle, qui traite explicitement d'homosexualité, tient alors à l'incertitude déstabilisant les femmes devant un homme qui leur échappe apparemment et dont elles ne peuvent même pas dire: "Le pauvre garçon, il ne fait de mal à personne!" Refusant, au moment des faits, de "classer" Herb, la narratrice constate qu'il n'est "pas une énigme qu'on puisse résoudre d'une manière aussi arbitraire". Plus tard, en revanche, quand elle aura acquis la conviction que son initiateur était bel et bien l'amant de Brian, le regard rétrospectif qu'elle jettera sur le petit groupe sera tout autre, plus aigu et plus profond, éclairant les relations entre les protagonistes d'une lumière plus crue et plus vraie.  

    4. Un accident

    Alice Munro est une analyste des sentiments étrangement pure de toute sentimentalité, sans être cynique ou sardonique pour autant. Les années qu'elle évoque par ailleurs, dans ces premières nouvelles, sont marquées par des conditions de vie plus rudes qu'aujourd'hui. Aussi ne s'étonnera-t-on pas trop de voir, dans ce  qui pourrait être une tragédie familiale, un épisode dramatique de la vie certes marqué par la mort d'un enfant, mais que les protagonistes encaissent comme une péripétie. Plus on avance dans la lecture de ces histoires, plus les portraits de chaque personnages gagnent en densité, et les relations entre eux en complexité - sans que rien ne soit obscur ni même compliqué. Ainsi sont les gens, se dit-on alors, et qu'on ne s'imagine pas que la prof de piano Frances et son amant Ted soient pervers parce qu'ils baisent dans l'église: c'est que Frances en a les clefs puisqu'elle tient l'orgue de la paroisse. Du moins relèvera-t-on la liberté totale, lucide et sans provocation pour autant, avec laquelle la nouvelliste évoque l'univers du sexe, les embrouilles de familles (les divorcés commencent à proliférer) et les mélanges de cultures - ici des émigrés finlandais régentés par une peste acariâtre préfigurant les assauts de vertu du politiquement correct. Enfin ce qui impressionne, en lisant ces recueils de manière chronologique, est le renouvellement constant des "solutions" narratives de chaque récit et son enrichissement à tous égards, thématiques ou formels.

    5. L'autobus de Bardon

    Les nouvelles d'Alice Munro se distinguent en cela, me semble-t-il, qu'elles participent de la rêverie et qu'elles y portent, à partir de thèmes qui n'ont rien d'éthéré, tous liés à la vie quotidienne, à la vie des gens et à leurs relations souvent délicates voire compliquées. Le point de vue de la narration est le plus souvent modulé par une voix de femme, mais cela ne fait pas pour autant de la nouvelliste une féministe, dans la mesure où son observation se distribue sans arrière-pensée psychologique ou idéologique. Est-ce dire que ses narratrices soient  neutres ou objectives ? Pas forcément. Jamais en tout cas l'on n'a le sentiment qu'elle défendent une thèse ou qu'elles soutiennent une cause. Point de "théologie" sous-jacente chez elle, comme chez une Flannery O'Connor, ni recours à aucun genre, style noir à la Patricia Highsmith. La vie seule, comme elle est, les gens comme ils sont, et par exemple cette "vieille fille" qui n'en est pas une: cette femme qui se raconte, dansL'Autobus de Bardon, suite de variations sur des fantasmes féminins et autres songeries amoureuses, impossible à vrai dire à résumer, comme une mélodie alternée de la mémoire affective (ou sexuelle) et de la narration présente.

    La nouvelle se subdivise en 13 petites séquences d'une espèce de film mental et affectif où il est beaucoup question d'un certain X présent-absent. La narratrice a entendu dire quelque part que "l'amour n'est pas sérieux, bien qu'il puisse être fatal", et elle dit y croire sans le prendre, plus que le lecteur, pour une sentence trop définitive - d'ailleurs les acceptions de ce qu'on appelle l'amour sont très changeantes dans les nouvelles d'Alice Mnro, selon qui parle. Celle qui s'exprime ici, loin d'être la "vieille fille" qu'elle disait au début, évoquant aussitôt le bas-bleu associé à cette expression, est une femme hypersensible qui a pas mal voyagé et cherché un sens à sa vie un peu flottante, aux confins de la solitude et de la désespérance,  entre Toronto et l'Australie, par delà ses "folies" de jeunesse et non loin des gouffres de la vraie folie, évoquant mélancoliquement une complicité masculine à la fois souhaitée et fuyante, dont le fameux X cristallise peut-être la forme rêvée...    

     6.Prue

    Cette Prue est appréciée de ses amis, qui se disent soulagés "de rencontrer quelqu'un qui ne se prend pas trop au sérieux, quelqu'un de si détendu et civilisé, qui n'exige rien et ne se plaint pas réellement". Plus précisément, cette Prue se plaint juste de son prénom, parce que Prue fait trop écolière et Prudence trop vieille fille, alors qu'elle n'est ni l'une ni l'autre: elle a été mariée très jeune, dans l'île de Vancouver, mais ce mariage a été un "désastre cosmique", qui lui a du moins valu des enfants dont elle apprécie les cadeaux et les conseils. À un moment de sa vie, Prue a vécu avec Gordon, après que celui-ci eut quitté sa femme jusqu'à ce qu'il lui revienne en promettant à Prue, plus tard, de l'épouser quand il aura cessé d'être amoureux... En attendant, Prue le revoit quand même et, en passant, lui fauche un bouton de manchette. Comme un gage ? Même pas ! Comme ça, pour le déposer dans une vieille boîte à tabac où elle conserve d'autres objets qu'elle laisse "plus ou moins tomber dans l'oubli". Or cette Prue est typique de ce "plus ou moins" qui caractérise les personnages d'Alice Munro - plus ou moins heureux, plus ou moins ceci et plus ou moins cela...

    7. Un dîner de jour de fête

    Les repas de famille ou entre amis constituent un bon matériau pour un écrivain porté sur l'observation des relations humaines et des comportements qui varient, au fil des heures, au gré des doses d'alcool et autres "facteurs extérieurs". Or, dans cette nouvelle d'un tissage parfait, intégrant des bribes de dialogues merveilleusement suggestifs, Alice Munro compose une sorte de récit choral à partir d'une multitude de petites dissonances. L'on y trouve deux couples recomposés et leurs enfants, plus la petite amie du jeune David (étudiant en histoire dans la vingtaine), demoiselle au prénom de Kimberly que caractérise une foi religieuse crânement affirmée, au dam de la mère de son ami, du genre intellectuelle un brin cynique, qui remarque à un moment donné que "la vie serait épatante s'il n'y avait pas les gens"... Ce qui n'empêche qu'il y a plein de gens autour de la table, au piano, par terre et ailleurs, captés par l'espèce de drone que figure le regard en mouvement de la narratrice. De conversations frisant l'éclat en apartés divers, jusqu'aux échanges fatigués de fin de soirée, tout est dit, et le non-dit n'en dit pas moins long.

    8. Mme Cross et Mme Kidd

    Les vieilles fées restées petites filles sont souvent comiques, surtout lorsqu'elles se prennent de bec comme des pies. En ce qui concerne Mme Kidd et Mme Cross, elles se connaissent depuis le jardin d'enfants, donc ça fait plus de quatre-vingts ans, après quoi chacune a vécu sa vie de son côté jusqu'au jour où elles se sont retrouvées à l'hospice du Sommet de la Colline, toutes deux en chaises roulantes mais lucides et pétulantes, se donnant du courage dans cette espèce de dépotoir humain où cohabite "un peu tout", entre vieillards et handicapés mentaux.

    La relation des deux bonnes dames se modifie un peu, cependant, du jour où Mme Cross se prend d'affection pour un "jeune" pas tout à fait sexagénaire, prénommé Jack et frappé d'aphasie après une attaque... Tout cela terriblement bien observé, rien n'étant épargné au lecteur des odeurs de soupe réchauffée ou d'urine chaude de cet établissement pareil à tant d'autres, où ces dames ont recréée chacune leur petit univers. Telle est la vie, se dit-on une fois de plus, telles sont les gens, ressaisies avec une justesse sans faille, simplement comme ça: comme c'est...    

    9. Histoires tristes  

    Les nouvelles d'Alice Munro sont pleines de personnages singuliers, comme l'est par exemple le pseudo-maître spirituel qu'incarne Stanley, figure secondaire mais très marquante de cette histoire à vrai dire plus bizarre que triste. D'ailleurs Julie le relève en passant, que "la vie est tellement bizarre", avant de se rappeler qu'elle a renoncé à manger des choux à la crème au temps où elle était enceinte... Après que la narratrice a retrouvé cette Julie, celle-ci va lui présenter un certain Douglas, le genre de type avec lequel toutes deux, qui ont déjà vécu plusieurs vies et plusieurs formes d'amour, pourraient éventuellement s'entendre et vivre après avoir changé de noms et oublié leurs statuts respectifs d'adultes responsables, très éduqués mais point dupes du "choix raisonnable "que signifie le mariage. Quant à Stanley, qui s'est tapé toutes les femmes des groupes spirituels qu'il animait et où il faisait croire à chacune qu'elle était l'Unique. c'est l'incarnation comique, pourrait-on dire, de la bizarrerie de la vie...

    10. Une visite.

    Le puritanisme religieux imprègne certaines nouvelles d'Alice Munro, et notamment dans ses tableaux des années 40-50 dans lesquels s'inscrit ce récit évoquant le séjour, chez le couple que forment Mildred et Wilfred, du frère de celui-ci, Albert, de son épouse et de sa belle-soeur, toutes deux passant leur temps à broder des  nappes pour leur paroisse. Wilfred et Albert ne se sont pas vus depuis plus de trente ans, mais on a l'impression qu'ils n'ont rien  se dire même si Wilfred en a toujours une bien bonne à raconter. Quant à Mildred, elle se donne du mal pour intéresser ses visiteuses à autre chose qu'à leurs nappes, en vain.  Ce quatuor pourrait être ridicule, dans le genre de la famille Deschiens, mais il ne l'est pas. Alice Munro  ne se moque pas de ses personnages: elle les montre. Non sans humour évidemment, mais sans ironie même si, de toute évidence, elle n'en pense pas moins !

     

    11. Les lunes de Jupiter

    Alice Munro parle-t-elle de la fin de vie de son propre père dans cette nouvelle dont la narratrice accompagne son paternel cardiaque à l'hôpital, où il refuse de se faire opérer, tout en parlant de ses rapport avec ses filles ? La question d'une autobiographie indirecte pourrait se poser souvent à la lecture de certaines de ses nouvelles, et notamment quand il en va des rapports de telle ou telle narratrice avec sa mère ou avec quelque ex-mari (on sait qu'Alice Munro a divorcé du premier), mais le passage à la fiction relègue à vrai dire cette question "de côté" alors que l'histoire racontée instaure ce qu'on pourrait dire un lieu de rencontre, entre l'auteur et le lecteur, où toute expérience devient commune. Votre père vous a peut-être quitté dans de tout autres circonstances que ce qui est raconté dans Les Lunes de Jupiter, et pourtant tout de cette nouvelle vous renvoie à votre propre vécu. Il est donc là-dedans question de famille et de mort, de vie qui continue mal pour certains , moins mal pour d'autres, de celui qui va maintenant compter les jours et de la relativité de notre temps humain sous la voûte des étoiles... 

     

    Alice Munro. Les Lunes de Jupiter. Traduit de l'anglais par Colette Tonge. Rivages poche, 2005.

      

     

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  • Ceux qui ont eu chaud

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    Celui qui y serait resté s’il n’avait pas été mis à l’ombre/ Celle dont le cœur de glace la protège des canicules et des amours torrides / Ceux qui restent climatosceptiques pour affirmer leur indépendance d’esprit confortée par un ventilateur ad hoc / Celui qui a tout le temps été en chaleur en dépit de son éducation darbyste / Celle qui a renoncé à ses vacances en Équateur / Ceux qui se les gèlent dans leur cercueil climatisé / Celui qui vous répète que Naomi Klein l’avait bien dit dans ses livres ce qui vous fait ni chaud ni froid / Celle qui réchauffe l’atmosphère de la salle de paroisse en ouvrant les fenêtres / Ceux qui ont une canicule d’avance sur la Hotline / Celui qui est trop cuit pour s’apercevoir de rien / Celle qui a vu le glacier fondre et s’en est plainte aux responsables quitte à jeter un froid / Ceux qui nous rappellent que les glaciations ont parfois commencé comme ça mais pas toujours / Celui qui a esquissé la classique danse de la pluie sur sa pelouse puis est allé se rafraîchir dans son living avec le non moins classique Martini on the rocks / Celle qui répète chauffe Marcel à ce Monsieur Proust que même ses filles déguisées en garçons laissent froid / Ceux que la canicule fatigue plus que le cunilinguisme / Celui qui se dégèle un hot-dog qu’il savoure dans sa chambre froide de légiste assermenté / Celle qui fait une gâterie au saint de glace / Ceux qui ne jurent que par les films de Clim Novak, etc.

     

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  • Et vivent les sans-âge !

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    À bas les jeunes et mort aux vieux sera leur devise...

    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps, de l'âge qui ne fait rien à l'affaire et des filiations fécondes...

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner.

    Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident.

    Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'une croissante liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client.

    Logiquement, selon les Lois du Marché consacrées par nos plus hauts lieux communs, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité en devenir boursier.

    Cela étant, j’ose dire que le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant «djeune».

    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète suréminent) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne se rapporte plus à l'espace mais au temps.

    Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse contemporaine alors même qu'on invoque à n'en plus finir le «devoir de mémoire». Mais est-ce à coups de «devoirs» qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo, royaliste à trente ans et socialiste trente ans plus tard, ou le vieux Goethe, étaient plus jeunes que les jeunes gens qu'ils avaient été.

    Or je vois aujourd'hui que le provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme.

    On voit en effet se répandre, surtout en France, mais aussi en Suisse française, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma, et le regretté Freddy Buache y allait lui aussi de la même chanson. Ainsi, un jour que je lui demandais ce qu’il pensait de Garçon stupide de Lionel Baier, il me répondit : mais est-ce encore du cinéma ? Or le « jeune » Lionel fut plus généreux que le cher Freddy en rendant un bel hommage au «vieux» Claude Goretta…

    Le cinéma suisse de Freddy Buache avait été celui de Tanner et de Soutter, notamment, avant qu’il se rallie à celui de Godard. On trouve chouette le cinéma de ses contemporains, et non moins chic de bazarder tout ce qui vient après: c’est humain. Mon vieil ami Claude Frochaux, dans le formidable Homme seul, en a même fait une théorie reprise dans ses livres ultérieurs : à savoir qu’après 1960 il ne se fait plus rien de bien dans les arts et la littérature occidentale. Frochaux a vibré un max à la littérature et au cinéma de ses 20-30 ans, entre, Londres et Paris. Ensuite plus rien. Alors je m'exclame en mon jeune âge de 7 à 77 ans: mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

    Que le dénigrement des jeunes remonte à la plus haute Antiquité

    Prétendre aujourd’hui que les natifs d’après 1968 n’ont plus rien à dire ni à nous apprendre, ni rien non plus à apprendre de nous, ne tient pas debout, mais ce n'est pas nouveau: à l’époque de Platon, les sages de plus de quarante ans (on était vieux à quarante et un ans) se lamentaient déjà sur la nullité des jeunes gens de l’époque, même joliment fessus. Ensuite cela s’est vu et revu: les pères n’ont pas fini de débiner les fils, contrairement à la bourde du cocaïnomane Sigmund Freud selon lequel le fils doit flinguer le père avant de se «faire» maman.

    Je l’ai personnellement expérimenté, ayant eu la chance d’avoir eu un père très doux et une mère peu portée à l’inceste, mais un mentor intellectuel dominant que j’ai rejeté à un moment donné au motif qu’il me demandait de défendre ses idées en trahissant les miennes. Du coup nos amis ont pensé que je «tuais le père», alors que je m’éloignais prudemment d’un mauvais maître.

    Inversement, la rébellion, apparemment légitime, des contestataires de Mai 68 impatients de déboulonner la statue du Commandeur paternel et autres «chiens de garde» de la «vieille» pensée, masquait souvent une volonté de puissance se réduisant au sempiternel et moins défendable «ôte-toi de là que m’y mette !»

     

    De la montée de l’insignifiance chez les « nés coiffés »…

    Cela étant, comme il y a une part de vérité dans toute exagération polémique, l’on a raison de s’inquiéter de ce que Cornelius Castoriadis appelait «la montée de l’insignifiance», qui semble bel et bien affecter une partie importante des générations occidentales «nées coiffées» après, disons, l’an 1980.

    Dans sa «confession» plombée d’ironie un peu amère, l’ancien wonder boy de la littérature américaine, Bret Easton Ellis, taxe ceux qu’on appelle «millenials» de conformisme social et politique, de paresse intellectuelle et d’incuriosité historique et culturelle.

    Je suis rétif, pour ma part, à toute classification générationnelle. L’on m’a traité de «vieux», à vingt-cinq ans, au motif que je critiquais vertement, dans un reportage paru en 1970, les mouvements libertaires d’Amsterdam tellement sympas, qui à moi me semblaient inconsistants et par trop soumis l'opinion de groupe dans la fumée des joints.

    La démagogie «jeuniste» commençait alors, qui nous priait de trouver formidable tout ce que les nouveaux bourgeois de la gauche caviar se préparaient à acclimater, à commencer par la culture d’État. Après quoi les fonctionnaires du tout-culturel ont pullulé partout, qui nous ont expliqué, et jusqu’à Lausanne avec Maurice Béjart, que la culture pouvait booster le tourisme et l’économie pour autant qu'elle sache se vendre...

    Nous voici d'ailleurs, dans le monde de la culture helvétique fonctionnarisée, au top du nivellement par les clichés ou les anti-clichés («La Suisse n’existe pas» des pseudo-rebelles n’étant que l’autre face de la médaille touristique du «Y en a point comme nous ») ou vieux et jeunes se tutoient et se flattent à qui mieux mieux sans se respecter plus que ça...

    En attendant que les jeunes auteurs se bougent...

    Il est remarquable, ici et maintenant , qu’aucun de nos jeunes écrivains, pas plus en Suisse romande que chez nos Confédérés – à deux ou trois exceptions près - ne dise mot de ce qui nous arrive dans ce pays à l’unisson du monde globalisé, ni ne s’impose par le projet conséquent d'une œuvre ou par une écriture personnelle forte.

    Une association de jeunes écrivains, sous le sigle d’AJAR, prétendait ouvrir les fenêtres de la salle de paroisse de la littérature romande. Or qu’a-t-on vu en émerger jusque-là ? Une jolie chose bricolée en collectif, des parodies de séries télé, des lectures en plein air et autres interventions ludiques, mais encore ? Déjà qu’il me semblait aberrant que des écrivains se rassemblassent en fonction de leur jeune âge. Mais quelle œuvre significative est-elle en train de se faire chez ces trentenaires en «fin de droit», alors que Ramuz signait son premier chef-d’œuvre à 24 ans et qu’avant leur trentième année Dürrenmatt multipliait nouvelles et pièces de théâtre percutantes, tandis que Barilier publiait le mémorable Passion ?

    L’on m’objectera que Joël Dicker n’avait «que» 27 ans lorsqu’il a conquis le monde avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais après ? Que prouve un succès aussi fracassant, consacrant un storyteller de talent, sinon que l’habileté passe désormais pour du génie et que la standardisation générale nivelle la littérature ? Et comment en accuser Dicker ? Et comment reprocher aux jeunes auteurs de se lancer dans la course alors que l'esprit de management fausse toutes les données ?

     

    La vraie littérature est filiation entre sans-âge

    Ce qu’il y a de redoutable, pour un jeune écrivain d’aujourd’hui, est que le critère de son âge altère autant l’image qu’on a de lui que sa propre perception et le comportement qui en découle. On voit ainsi, chez un Quentin Mouron, sûrement le plus doué des jeunes auteurs romands actuels, et qui a amorcé un vrai semblant de début d’œuvre, une propension à gesticuler qui tend, notamment sur Facebook, à propager de sa personne, dont je sais d’expérience qu’elle vaut mieux que ça, une image de prétentieux cynique autosatisfait, voire vulgaire, multipliant les «attention j’arrive !» Or les médias ne demandent que ça, et plus encore les réseaux sociaux dont la stupidité de masse ne cesse de croître.

    Et pourtant: et pourtant, je le sais, Quentin ne cesse de lire et de s’abreuver aux sources de la vraie littérature. Il y a chez lui du jeune coquin célinien capable de renouer avec l’idée picaresque et d’admirer Gombrowicz ou Madame Bovary. De la même façon, son contemporain Bruno Pellegrino, bientôt vieux jeunot de l 'AJAR, est allé visiter Gustave Roud post mortem comme nous y sommes allés, par le tram des prés, cinquante ans plus tôt, pour en tirer un livre affirmant bel et bien une filiation féconde...

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    A vingt-cinq ans, j’ai rencontré Georges Haldas pour la première fois, qui avait l’âge de ma mère et que j’ai retrouvé maintes fois autour d'un verre (et souvent de plusieurs) sans jamais le tutoyer alors même qu’il me parlait comme à un pair. À la même époque, j’ai fait la connaissance d’un fabuleux jeune homme de 87 ans, au nom de Joseph Czapski, peintre et écrivain polonais hors norme qui fut à la fois un témoin des pires horreurs du siècle (il a échappé de justesse au massacre de Katyn et de plus de 10.000 camarades polonais massacrés par Staline), un artiste dont l’œuvre n’a cessé de se revivifier alors que le grand âge minait sa grande carcasse et que sa vue baissait jusqu’à la cécité – il est mort peu avant le cap de la centaine, en 1993 -, et ce m’est aujourd’hui un honneur et un bonheur de me rappeler tout ce qu’il m’a apporté en tâchant de contribuer modestement à sa survie par un livre qui me fait oublier mes putains de douleurs articulaires et consorts.

    Tout ça pour dire que la vraie littérature, l’art éternel et la poésie qui transcende les siècles – que tout ça est sans âge, etc.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Ceux pour qui l'État c'est moi

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    Celui qui comme Rousseau voit en l’État le père idéal auquel confier ses enfants encombrants / Celle qui comme Annie Ernaux voit en l’État le super-citoyen camarade / Ceux qui comme Ulysse ne sont pas en état de soumission / Celui qui fomente un coup d’éclat contre sa cuisinière libertaire / Celle qui estime que son ménage est un état de non-droit et qu’y faut que ça change ou je fais la grève des langes / Ceux qui exigent des Anges qu’ils deviennent adultes et responsables / Celui qui comme Jean-Jacques exige que chacun se plie à la loi de tous sauf lui / Celle qui a toujours vu en Rousseau un enfant criseux prématurément transformé en vieillard teigneux / Ceux qui préfèrent avoir tort avec Rousseau plutôt que d’avoir raison avec Voltaire / Celui qui a quitté le radeau des méduses idéologiques pour nager avec les Nègres et les Indiens de bonne souche native incluant les Négresses à plateaux et les Indiennes fumant le cigare / Celle qui voit en l’auteur des Confessions le parangon du fourbe génial / Ceux qui tiennent le Contrat social du citoyen de Genève pour le première esquisse d’Etat totalitaire des XXe et XXIe siècles en attendant mieux / Celui qui n’en finit pas de relire les Rêveries d’un promeneur solitaire faute de disposer d’ un dealer de coke fiable / Celle qui a très bien vu que la conclusion de La Nouvelle Héloïse était d’un faux-cul cherchant à plaire aux mères et belle-mères et qui ne pensait pas un mot de ce qu’il écrivait pour séduire les filles et leurs belle-sœurs / Ceux qui trouvent en Rousseau le même genre de folie terriblement sympathique que chez leur ami Jean Ziegler dont ils se défient de tout cœur des idées, etc.

    (Cette liste fait écho à la lecture du chapitre consacré à Rousseau dans Le grand mensonge des intellectuels - vices privés er vertus publiques, de Paul Johnson, paru en 1993 chez Robert Laffont et détaillant la fréquente monstruosité personnelle de quelques génies tels que Rousseau et Shelley, Marx et Tolstoï, Sartre et Brecht,etc. Beau catalogue des vilenies effarantes de quelques amis du genre humain...)

    Dessin: Chappatte.

  • Nous sommes tous des rebelles consentants (2)

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    Ce que la rébellion a désormais de routinier, ainsi que le souligne Philippe Muray, et plus que jamais à l’occasion de la commémoration récente la plus officielle du centenaire du mouvement Dada, est illustrée à journée faite, et jusqu’au gâtisme le plus faisandé de jeunisme, dans ces foyers particuliers de diffusion de la langue de coton que représentent les «quotidiens et les magazines les plus obscurantistes», selon l’expression du même Philippe Muray, qui sont aussi les plus en vue et les plus vendus, assimilables en somme aux services de propagande des pays totalitaires ou des sociétés précisément taxés d’obscurantisme par nos prétendus rebelles.

    À propos d’obscurantisme, justement, serait-ce alors malvenu, de mauvais goût ou carrément inapproprié que de comparer les rebelles de la masse occidentale domestiquée et les ouailles soumises à la publicité mahométane de l’Oumma ?

    Je pose la question en citant Kamel Daoud dans l’une des remarquables chroniques réunies en son recueil intitulé Mes indépendances : «Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes, ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde, de la tradition et des vêtements à la fois dans l'espace public, sur les textes de lois et sur les rites d'une société qu'ils considèrent comme contaminée».

    Sur quoi nous ouvrons nos journaux, nous allumons nos radios, nous assistons aux Anges de la télé et nous nous retrouvons sur les plateaux conviviaux de Laurent Ruquier et autres Thierry Ardisson; ou nous voici de retour dans l’Open Space du Grand Quotidien aux rebelles résolus plus que jamais à se mettre en danger.

    ***

    Cependant la cote de Léon Bloy remonte, et c’est un signe du besoin récurrent de nettoyage. La jeunesse le réclame expressément, j’entends: la vraie jeunesse de tous les âges que Michel Houellebecq, bien vivant, ou Philippe Muray, survivant dans ses messages posthumes, ne cessent de relancer après Flaubert et Karl Kraus, le Bloy de l’Exégèse des lieux communs et son disciple Jacques Ellul, ou Dominique de Roux et quelques autres réfractaires cavernicoles isolés: tous à se rebeller derechef et pour de bon !

    C’est pourtant vrai : nous sommes tous des rebelles et vomissons le Bourgeois. Tel est l’Alpha du dernier lieu commun de l’Open Space des médias et des réseaux sociaux par lesquels s’opère l’ultime retournement de l’Homme Nouveau.

    Fussiez-vous riche à millions, accoutré par les costumiers les plus sophistiqués de l’internationale couturière, le ventre régalé par les mets les plus rares, massé tôt matin ou tard le soir par les mains les plus performantes de l’industrie du Fitness et promené dans les plus spacieuses limousines qui soient: vous ne pouvez qu’agonir bruyamment le Bourgeois.

    Le Bourgeois du début du XXe siècle incarnait par excellence le philistin. Même s’il se disait parfois «poète à ses heures», il se fichait pas mal en vérité des arts et de la littérature à l’exclusion des feuilletons boursiers : voilà ce que vous en savez par vos influenceurs de l’Open Space.

    Lorsqu’on entendait le Bourgeois affirmer qu’ «il faut encourager les beaux-arts», on savait à quoi s’en tenir: il suffisait de le voir froncer ses sourcils de capitaliste et tâter les régions où se cachait son portefeuille à la seule évocation des noms des bandits traînant alors en liberté, tels les sieurs Van Gogh ou Cézanne, réputés rebelles quoique déjà recherchés des Américains.

    Tout autre étant l’Homme Nouveau, qui se déclare par avance tout acquis à la cause des maudits. Autant le Bourgeois regimbait devant toute forme de nouveauté, autant son avatar contemporain la flaire voluptueusement, avec le même infaillible instinct qui le fait se détourner de toute œuvre passéiste.

    Matérialiste à tout crin, le Bourgeois chantait des hymnes à la gloire du solide et donc du pot, du broc, du seau représentés comme tels sur la toile, tandis que l’Homme Nouveau, entre deux détours à l’Hypermarché ou au Lounge branché le plus proche, se répand en lacérantes litanies sur la désolation du bien-être où il se vautre et sur les mérites, en peinture, du minimalisme et de l’Arte povera.

    Le Bourgeois ne rougissait point de proclamer que «celui qui paie ses dettes s’enrichit», que «le temps c’est de l’argent» ou que «pauvreté n’est pas vice», alors que l’Homme Nouveau est en parole le petit frère des miséreux. N’était-ce qu’à les évoquer, l’émotion le met en transe, et sa voix frémit alors d’un trémolo reconnaissable entre tous; et sans doute est-il superflu de préciser que sa commisération ne l’engage qu’en paroles ou en signatures de manifestes à la seule gloire des rebelles, etc.

    ***

    Au niveau des affects conviviaux, chacune et chacun se rappelle que l’Open Space a été présenté, peu après la restructuration du Grand Quotidien, comme un pôle positif de la communication transversale, mais le Glandeur et Sailor n’y ont vu, pour leur part, qu’un surcroît de surveillance limite fasciste, comparant ces unités spatiales même pas vitrées à celles des nouveaux locaux des administrations et autres postes de gendarmerie aux collaborateurs peu rebelles a priori.

    Cela étant le Tatoué ne parle plus guère, et moins encore en cet odieux Open Space, depuis que l’Agitée l’a traité de sociopathe sur la Hotline, sans protestation d’aucun de ses collègues qui ont pris ses plaintes pour une manifestation victimaire.

    Au demeurant son corps parle pour lui, visible aussi bien sur INTERNET en son état de nudité complète, si tant est qu’on puisse qualifier ainsi la prodigieuse tapisserie de sa peau, sexe mol et petites cornes compris; et ses papiers sur la Vraie Littérature, selon son goût paradoxalement classique - évidemment raillé par le Glandeur qui ne jure que par l’expérimental trash -, expriment eux aussi son indéniable singularité puisqu’il n’y célèbre que les ultimes descendants du beau style que figurent, entre autres, un Jean d’Ormesson ou un François Nourissier, surnommés d’Ormessier & NOURISSON par l’Agitée fan folle exclusive, pour sa part, de Jim Harrison and Co, etc.

    N’ayant guère connu l’Open Space ni ces institutions propres à L’Homme Nouveau, au niveau du ressenti partagé, qu’auront représenté la Hotline et les Ressources Humaines, je me sens plus libre de les persifler, en toute bonne mauvaise foi, de la même façon que le Frôleur - bête noire de l’Agitée autant que de la Douairière, et plus ou moins redouté par tous en sa qualité de chef de rubrique protégé par le Battant -, se targuait de parler des livres qu’il n’avait pas lus, ou des spectacles qu’il n’avait pas eu le temps de voir, estimant que ce qu’on dit d’un livre ou d’un spectacle n’est jamais aussi pertinent que ce qu’on en a entendu dire par la rumeur, ainsi d’ailleurs que l’a montré et démontré le fameux Pierre Bayard dans son livre-culte jamais ouvert, cela va sans dire, par le Frôleur que l’un ou l’autre de ses followers de TWITTER aura dûment briefé à ce propos…

    Si l’Agitée est anorexique et portée sur le Glenfiddich, très compulsive au niveau du ressenti sensuel – d’où sa haine sourde à l’égard du Frôleur ne manquant pas une occasion de la serrer de près en regardant ailleurs – et irrémédiablement marquée par la période punk qui l’a guérie de l’oppression catholique des Sœurs belges -, le Glandeur en reste, question sexe, et même rock and roll, à la posture du voyeur cynique qui n’a même pas besoin de se vanter de ne pas lire ou de ne pas voir de spectacles puisqu’il ne fait, dans son existence, qu’écouter ce qu’il écoute jour et nuit sous sa casquette marquée FUCK, à la fois au titre de clubber et à celui de responsable, dans la rubrique, des musiques différentes les plus rassembleuses.

    La différance de la Douairière est plus gourmée, assurément, au sens où l’entendait le «regretté Derrida», selon son expression récurrente, et sa façon de se victimiser plus discrète que celle du Tatoué, et d’autant plus acide voire aigre en son for secret.

    Son cas est légion, pourrait-on dire sans donner forcément dans le sexisme, comme elle ne manquerait pas de le relever, mais il est évident que sa trajectoire d’ancienne enseignante de littérature française nettement marquée à gauche dès son entrée à la faculté des Lettres de Genève, au lendemain de mai 68, sa conscientisation personnelle à la parution des Parleuses de Marguerite Duras et Xavière Gauthier en 1974, et ensuite sa crise d’identité assortie de la classique déprime, son partenariat avec un homme lesbien, l’échec de son premier recueil de poèmes blancs, la disparition prématurée de son compagnon frappé par La Maladie, sa découverte de l’école du Neutre et ses premiers essais de critique littéraire dans la revue Graphème, ont préludé à une carrière de chroniqueuse en phase avec les femmes de son temps qu’on vit d’ailleurs proliférer dans les établissements scolaires, les rubriques culturelles jadis exclusivement masculines, les brigades d’attachées de presse et de libraires productrices pléthoriques de coups de cœur, sans parler des blogs de lectrices et des néo-féministes radicales sur les réseaux sociaux.

    Bref, la Douairière, en dépit de son humeur morose probablement liée à son surpoids, proportionné à sa capacité de lecture d’enragée solitaire se dopant aux cookies, fait indéniablement autorité dans la rédaction culturelle du Grand Quotidien dont les pages littéraires sont censées s’enorgueillir du commentaire de chaque nouvelle publication des éditions de Minuit qu’elle annonce comme l’événement incontournable du moment; en outre on l’aura vue, au tournant de la cinquantaine, focaliser son attention sur les écritures féminines à l’international, non sans se rapprocher plus personnellement d’une Annie Ernaux en laquelle elle a reconnu une sœur de combat et, pour reprendre les termes d’un de ses titres, L’Honneur de la Littérature - et quelle rebelle de la juste cause illustrée, notamment par l’insupportable affaire Millet !

    La Douairière détesterait qu’on citât ici Philippe Muray, qu’elle tient pour un réactionnaire fini, mais je me passe de son avis à l’instant de souligner le passage d’une génération à l’autre, que la désignation de Sugar Baby par le Battant, sur intervention du Frôleur, au titre de correspondante parisienne de la rubrique, lui a fait durement éprouver à la lecture des premiers papiers people et branchés de la ravissante pécore style courriériste mondaine entichée des écrits de Katherine Pancol et plus récemment de David Foenkinos : «La rébellion avait eu jadis une dimension temporelle, et celle-ci consistait en la révolte contre les précédentes générations, contre le pouvoir des adultes ou celui des vieux. Dans l’humanité d’aujourd’hui, partiellement ou totalement infantilisée, les rebelles de routine n’ont plus de vieux à faire dégringoler du cocotier, et même pas d’adultes. Il n y a plus de conflits entre « classes d’âge » parce qu’il n’y a plus de différences concrètes et qualitatives entre vieux et jeunes».

    Or ce constat du polémiste, fondé à bien des égards, n’aura pas exclu moult conflits larvés entre la Douairière et Sugar Baby, de trente ans sa benjamine et de culture indéniablement aliénée, selon l’aînée, par une consommation excessive de séries américaines et une conscience politique à peu près nulle, sans compter ses gloussements entendus à chaque fois qu’elle skypait avec le Frôleur avant la mise au pas, puis au ban, de celui-ci.

    L’on comprend ici que Sugar Baby n’a pas à jouer la rebelle plus que Joël Dicker, et d’autant moins qu’elle a été la première à recommander La vérité sur l’affaire Harry Quebert à la rédaction culturelle du Grand Quotidien, évidemment mal accueillie par la Douairière et à peine entendue par l’Agitée qui s’est contentée de fagoter quelques lignes dédaigneuses sur ce qui lui semblait une resucées de ses chers thrillers américains, bien avant le carton sidérant qui l’a contrainte, une année plus tard, à réviser sa copie en se faisant passer sans vergogne, à la rédaction, pour celle qui aura flairé le wonderboy dès son apparition, damant le pion à la Douairère, sa vieille ennemie non déclarée, et à Sugar Baby qui osa plus tard l’affronter en prenant la défense du Frôleur accusé de harcèlement aggravé.

    ***

    En cette esquisse d’aperçu de la vie passionnée, sinon passionnante, de la vie au quotidien d’une rubrique culturelle parmi d’autres en son Open Space, la lectrice et le lecteur se seront peut-être rappelé la fameuse Monographie de la presse parisienne du sieur Balzac qui, comme un Molière ou, quelques siècles auparavant et dans une langue dite morte, un Juvénal resté plus vif d’esprit que nos rebelles routiniers, a résisté à la même sorte de déliquescence.

    Sailor avait pourtant fait du latin, et le Tatoué n’avait pas craint d’affronter la terrible Jacqueline de Romilly dans son antre parisien, qui, après un sursaut d’effroi, lui avait fait bon accueil en percevant, sous l’aspect extérieur du monstre débarqué dans sa thébaïde de sourcilleuses souveraine du savoir, un nostalgique de la Forme et de la Beauté piétinées par la barbarie policée des temps en cours.

    Bien plus ainsi que la Douairière, en sa prétention lettreuse, ou que l’Agitée en son incurie à la coule, bien plus encore que le Glandeur taxant de passéisme à la con le goût sincère de celui en lequel il ne voyait qu’un taré décoratif attardé dans un Body art finissant, le Tatoué assura bel et bien dans l’entretien qu’il réalisa du vivant de la vénérable helléniste, peu avant son intronisation académique, confortant le Battant, rédacteur en chef du Grand Quotidien, dans la défense qu’il avait toujours prise de l’extravagant rejeton d’un notable érudit de la Genève lettrée, etc.

    Cela pour dire que le Tatoué, d’une certaine façon, restait, dans l’Open Space de la rédaction culturelle en question, le seul reliquat d’une réelle sensibilité artiste - le seul rebelle en somme en dépit de son goût classique et de son parler de chochotte précieuse, émouvant même malgré ses babines déformées de négresse à plateaux et ses fesses ornées de détails empruntés à la peinture de la Renaissance italienne - improbable absolument pour le dire en langage de coton qui tend ainsi à l’exorcisme verbal de toute probabilité non sans flatter ceux-là qui se mettent en danger de pareille façon.

    Balzac à propos du Jeune critique blond : « Paris qui se moque de tout, même de lui quand il n’y a rien à railler pour le moment, a trouvé ce surnom pour le critique imberbe qui procède par «Gogo est une canaille». Il n’est donc pas nécessaire d’être blond pour être un critique blond. Il y en a de forts noirs. (…) Le jeune critique blond a des amis qui lui chantent des hosannas continuels et qui partagent sa vie débraillée ; il dîne et soupe, il est de toutes les parties et de tous les partis, il fait un carnaval qui prend au 2 janvier et ne finit qu’à la Saint-Sylvestre ; aussi le jeune critique blond dure-t-il très peu. Vous l’avez vu jeune, élégant, passant pour avoir de l’esprit, ayant fait un premier livre, - car toutes ces fleurs des pois littéraires ont, au sortir du collège, publié soit un roman soit un volume de vers, - et vous le retrouvez flétri, passé, les yeux aussi éteints que son intelligence»...

  • Ceux qui tutoient les sommets

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    Celui qui pose dans la position du penseur de Rodin entièrement nu et épilé sous son débardeur Hiram a 195 euros et son futal Givenchy à 495 euros assorti à ses baskets Dior serties de saphir de synthèse à 1248 euros / Celle qui rebondit après sa période trash/glam où elle a laissé des plumes / Ceux qui ne respectent que les femmes libres et souveraines genre Kate Moss qui performe dans sa nouvelle posture mystérieuse et froide devant l’objectif de Mert & Marcus / Celui qui a décidé de se brancher innocence au niveau des selfies / Celle qui en pince pour le jeune avocat Antonin Lévy qui affirme qu’il faut distinguer le droit de la morale et a cartonné non seulement en tant que fils de BHL mais aussi dans sa gestion des dossiers de la femme de Fillon et de l’annulation d’un redressement fiscal de 1 milliard d’euros pour Google / Celle qui milite pour l’instauration de cellules créatives dans les prisons a développement durable / Ceux qui s’investissent dans l’aide aux migrants en boostant le nouveau concept vie dangereuse des strings de Calvin Klkein / Celui qui pique du mascara à sa mère pour se libérer d’une nature introvertie avant de lancer son magazine gay Nasty Boy assez mal vu des autorités nigérianes / Celle qui déguste son riz jollof sur l’un des canapés blancs dispersé sous la tente VIP où le DJ nigérian Davido présente sa nouvelle ligne de fringues Obo / Ceux qui ont commercialisé l’imprimante 3D capable de faire de vrais tatouages sur les fesses alors que les machines existantes ne le faisaient jusque-là que sur les bras et les jambes ainsi qu’on l’a vérifié à la dernière convention mondiale de Moscou (Russie), etc.

    (Cette liste découle de la consultation d'une revue de luxe destinée aux mecs qui en ont, volée dans la salle d'attente d'un ophtalmologue Top Compétent )

  • À l'enfant qui vient

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    pour Julie, Gary
    et Anthony Nolan, né le 2 octobre 2017, et pour son petit frère Timoothée né  le 17 juin 2019.
     
     
    Sa majesté l'enfant
    est attendue au coin du bois;
    un tapis sera déroulé
    de la mer jusque-là.
     
    Pour la vie ajoutée
    sous le grand chapiteau des mots,
    on fera flamboyer
    la fanfare des animaux.
     
    On se réjouit le dimanche,
    là-bas dans la clairière,
    de voir s'éparpiller des branches
    des volées de lumière.
     
    Sa majesté l'enfant
    au fond de la mer ne sait pas
    que le ciel qui l'attend
    n'en sait au vrai guère plus que ça.
     
    On l'aura déjà vu,
    mais cette fois comme jamais
    l'enfant n'aura su
    qu'il est comme tous le tout premier.