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Carnets de JLK - Page 55

  • Une féroce empathie

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    (William Trevor)

    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative.

    Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappellent les lecteurs d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort supposée de leur enfant), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchékhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

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    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des « relations intercommunautaires ».

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    Autant qu’un Tchékhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société. Jamais il ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, «branchée à mort» et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vu par son fils de sept ans...

     
    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
     
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la story de manière plus saignante et parlante dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.
    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...
     
     
    De très bonnes mauvaises nouvelles
    Observateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.
     
    Ainsi, la première des dix Très mauvaises nouvelles, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen de Thomas Vinterberg, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus
    Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.
    Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain l’imprévisible humanité.
    Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans Ô, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.
    S'il lui arrive d'être aussi féroce qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par sa sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont autant de toniques.
    Au cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».
     
     
    Une tragédie irlandaise
    Le sentiment mêlé de la cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins remarquable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor.
    Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite «des troubles» à nos jours.
    « C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher ».
    Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor me semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables.
    Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension.
     
    (L’aimable lectrice et le bienveillant lecteur retrouveront ce texte dans Les Jardins suspendus, recueil de lectures et d’entretiens avec des auteurs de partout (1968-2018) à paraître aux édition Pierre-Guillaume de Roux, à la prochaine rentrée d’automne)
  • De la soumission

     

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos de l'avant-dernier roman de Michel Houellebecq. Sur l’essai de Bernard Maris, Houellebecq économiste, et sur le premier tome du Journal intime de Philippe Muray, Ultima necat (1978-1985)

     

    Moi l’autre : - Alors compère, on se la joue rebelle ?

     

    Moi l’un : - Tu dis encore une obscénité du genre et je sors ma kalache. Non mais sans blague : tous indignés, tous CHARLIE, tous plus libres d’esprit et d’expression les uns que les autres, tous rebelles et pour faire bon poids : tous assumant leur différence consistant à être différents comme tous. Au secours Philippe Muray ! 

     

    Moi l’autre : - Ce réac ? comme ILS disent.   

     

    Moi l’un : - Exactement, ce réac, vu qu’ILS ne l’ont pas lu, comme Houellebecq est un réac vu qu’il ne se positionne pas clairement par rapport à la droite. Mais baste avec cette phraséologie binaire genre BONUS et MALUS, comme l’avait excellemment gorillée ce réac ( ?) de Godard dans sa carte d’identité filmée. 

     

    Moi l’autre : - On reviendra sur Ultima necat, le journal intime de Muray entre 1978 (il a alors 33 ans) et 1985, mais parlons de Soumission. Finalement c’est quoi d’après toi ?

     

    Unknown-5.jpegMoi l’un : - C’est une variation de plus sur le thème du vieillissement, déjà présent dans La possibilité d’une île. Je crois qu’on se trompe en y voyant, comme Jacques Julliard, une charge « dévastatrice » contre l’intelligentsia « collabo », pas plus que ce n’est un roman islamophobe comme l’a prétendu un Edwy Plenel. En titre, L’Obs a balancé entre « génial » et« pervers », conformément à la même rhétorique binaire qui dédouane un peu tout le monde...  

     

    Moi l’autre : - Il doit être forcément « génial » pour intéresser autant de médias responsables, mais quand même« pervers » pour s’intéresser à Huysmans et à Youporn en même temps  

     

    Moi l’un : - Mais c’est le protagoniste de Soumission qui surfe sur le site de cul et disserte sur Huysmans, et pas Houellebecq. Enfin on est censé faire la différence, quoique l’Houellebecq joue là-dessus à plaisir comme il joue au paumé dingo dans son film assez rigolo tiré de La Possibilité d’une île (que les critiques ont trouvé nul, ce qu’il est en effet et se veut tel comme les Deschiens se veulent nuls) ou dans ses numéros de duettistes avec BHL ou Jean-Louis Aubert…

     

    Moi l’autre : - Son côté singe ?

     

    Moi l’un : - Exactement : regarde-le chanter avec Jean-Louis Aubert sur Youtube :c’est un numéro de grimace simiesque irrésistible. Michel Houellebecq est le grimacier génial, nullement pervers, de la singerie mondialisée...

     

    Moi l’autre : - Quant à dire que Soumission est génial…

     

    images-17.jpegMoi l’un : - Il l’est pour qui le prend avec humour, même si ce n’est pas « évident ». Si tu le prends comme un roman « politique », tu te dis, en te rappelant Orwell ou Karel Capek, que c’est assez faiblard, à tout le moins ambigu. Mais là encore le vrai sujet est ailleurs : François se fait chier à l’université, n’a pas d’amis, pas de meuf durable non plus (je parle comme les jeunes lecteurs d’Houellebecq), ne s’intéresse quasiment plus à rien à part la petite secousse sexuelle ou le supplément d’âme gastro, et le Grand Remplacement de sa culture fatiguée par une autre qu’on lui impose ne lui fait pas trop problème quand on lui explique qu’avec l’islam il va avoir son petit harem et des fins de mois assurées. Il faut alors constater qu’en vieillissant Houellebecq a passé de Schopenhauer à un écrivain plus cool en la personne de Joris-Karl Huysmans le converti dont Léon Bloy fustigeait la religion de bric et de broc après lui avoir montré la porte étroite de la seule vraie foi…      

     

    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on ne croit pas plus à la « conversion » de François à l’islam que Bloy ne croyait à celle d’Huysmans au catholicisme. Mais Bloy était un foldingue, non ? Un véritable pur allumé, dont Philippe Muray parle d’ailleurs à propos d’Ernest Hello, sur la fin du monde. Ces deux-là étaient de vrais mystique timbrés… 

     

    Moi l’un : - Je vois que tu lis par-dessus mon épaule. Mais c’est vrai qu’on sent moins le « professeur de désespoir », comme disait Nancy Huston, chez l’auteur de La carte et le territoire et de Soumission, qu’à l’époque des Particules. Tu auras noté au passage que le protagoniste François apprécie particulièrement la « générosité » de Huysmans et son goût pour les maîtres flamands.

     

    Moi l’autre : - Donc tu verrais plutôt Houellebecq-François « âme sensible » que réac.

     

    Moi l’un : -  Je le vois essentiellement écrivain, et comme le dit Sollers au début de Littérature et politique, un écrivain peut parler de politique comme personne sans avoir de comptes à prendre à qui que ce soit. Notre ami  JLK souscrirait d’ailleurs…

     

    Moi l’autre : - « Encore votre Sollers ! » vont s’exclamer certaines dames sur Facebook…

     

    Moi l’un : - Transmets-leur mes cordialités et voici la citation : « En réalité c’est toute la bibliothèque qui trouve son plein emploi pour comprendre et juger l’actualité. La politique fait semblant de maîtriser un monde qui lui échappe, elle va toujours dans le même sens (gauche effondrée, droite en miettes), alors que la littérature, elle, est sans arrêt partout et nulle part. La politique ne lit rien, la littérature est une frénésie de lecture. Il était fatal que le pays qui a été le plus« littéraire » du monde souffre particulièrement de la mondialisation ».

     

    Moi l’autre : - Oui, c’est intéressant…

     

    Moi l’un : - Donc je continue : « Du coup, la politique moralisante s’insinue partout et juge la littérature, alors que, sans efforts, c’est à la littérature de juger la politique. Ouvrez un livre digne de ce nom : la vraie morale est là, avec l’acide ou l’ironie qui conviennent à chaque situation. Sin intervention est un acte d’interruption, d’éveil, et, malgré le tragique, une anticipation d’identité heureuse. La politique favorise beaucoup l’identité malheureuse, c’est-à-dire le contraire de la liberté et de la singularité poétique ».

     

    Moi l’autre : - Tu me rappelles les coordonnées du livre afin que je puisse le conseiller à ma coiffeuse camerounaise lettrée ?

     

    Moi l’un : - Flammarion 2014, 806 pages, 25euros. Une vraie mine d’observations et de réactions sur l’époque. Je m’attendais à du réchauffé complaisant, et c’est du vif et du pénétrant !

     

    Unknown-7 2.jpegMoi l’autre : - Quant à feu Bernard Maris, il aura décrypté un Houellebecq économiste. Et là aussi la lecture décape…

     

    Moi l’un : - J’en suis resté baba vu qu’on m’a expliqué clairement ce que j’avais effectivement observé, mais plus confusément. L’oncle Bernard de Charlie-Hebdo a lu tout Houellebecq après avoir découvert La carte et le territoire, donc en 2010 seulement, mais sa lecture me fait penser à celle des essayistes ou des écrivains anglo-saxons à la Orwell, une fois encore, ou à la Martin Amis, Hanif Kureishi ou V.S. Naipaul, ou encore à la Lucien Goldmann, le critique marxiste, ou à  la Simenon. J’entends par là qu’il aborde les thèmes de Houellebecq en économiste dissident, aussi critique par rapport à  la « secte » des théoriciens de l’économie que lucide dans son approche des personnages du romancier et de leurs jeux de rôles du point de vue social ou économique, sans oublier les dimensions fondamentales de l'affect personnel, du sexe et de l'angoisse.

     

    Moi l’autre : - Le fait est que Bernard Maris prend très, très au sérieux le travail de Houellebecq, même qu’il en fait le « plus grand écrivain français vivant »…

     

    Moi l’un : - Alors là ça se discute, paix à l’âme de l’oncle Bernard, mais disons qu’Houellebecq est, dans sa catégorie d’une espèce d’hyperréalisme social sur fond de psychose d’époque, le plus révélateur des médiums littéraires, avec un art mimétique qui lui permet de rendre à merveille la langue de coton de l’idéologie consumériste dominante. 

     

    images-19.jpegMoi l’autre : - Et Philippe Muray, que dit-il de Michel Houellebecq dans son journal ?

     

    Moi l’un : - Pas un mot évidemment, vu que la publication d’Extension du domaine de la lutte ne date que de 1994…En revanche,l’on y trouve une sorte de chronique de ses relations avec Philippe Sollers, à l’époque de Tel Quel, qui se compliquent et se dégradent à proportion d’une rivalité toujours problématique sur un territoire exigu… 

     

    Moi l’autre : - Tu auras relevé les pages magnifiques qu’il consacre à René Girard…

     

    Moi l’un : - Et ce n’est qu’un début. Ce qu’on voit surtout, c’est sa difficulté à écrire un roman et sa rage de voir son travail personnel si mal reconnu. Mais le  meilleur Muray n’est pas encore là, qui comptera beaucoup dans la cristallisation des romans de Houellebecq. 

     

    Moi l’autre : - Qui lui a rendu hommage maintes fois. Et pas qu’un peu. Ce qui leur à valu d’être classés ensemble « nouveaux réactionnaire » par Daniel Lindenberg… 

     

    Moi l’un : - Les accusations en l’air passent, et les écrits restent. Le sous-titre de l’essai de Lindenberg était Le rappel à l’ordre. On a vu en l’occurrence qui était le chien de garde de l’idéologiquement correct

     

    Moi l’autre : -  Un « rebelle » contre les « réacs » qui faisait très « mutin de Panurge », comme l’aurait dit Philippe Muray.

     

    Moi l’un : - Qui a aussi parlé des « matons de Panurge »…

     

  • Derrick II

     

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    …A la fin de la soirée d’adieux à l’Inspecteur, tous ses collègues de la Criminelle, Harry en tête, accompagnèrent leur vieil ami au seuil de la taverne d’où ils le virent s’éloigner seul, une dernière fois, en direction des Jardins du Margrave, or voici que, peu après sa disparition mélancolique au bout de l'allée, ce furent les traces de deux individus qu’ils avisèrent là-bas, et tout aussitôt les limiers de s'interroger: mais qui donc, Gopverdammi, accompagnait le patron vers l'Autre Monde - et qui d’autre pourrait jamais résoudre cette énigme que lui et lui seul, qui n’y était plus pour personne ?

    Image : Philip Seelen

  • Derrick I

    Panopticon532.jpg… Non, ce pays n’est plus pour le vieil homme, avait conclu l’Inspecteur au terme de la dernière affaire de sa carrière de défenseur de l’ordre moral bavarois, la plus sordide à vrai dire, où l’Innocence s’était trouvée souillée de la plus vile façon, au cœur de la cité, par celui que les médias, dès le lendemain de son arrestantion, appelèrent le Pervers à la Hotte…
    Image : Philip Seelen

  • Jeunes filles centenaires

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    Cent ans après avoir accédé au «grand public», avec l’attribution du prix Goncourt en décembre 1919, Marcel Proust reste l’immortel architecte d’une cathédrale littéraire sans pareille. Deux nouveaux livres posthumes du regretté Bernard de Fallois, qui découvrit et édita deux de ses écrits majeurs, ont double valeur d’aperçu général et de pénétrante analyse : Introduction à la Recherche du temps perdu et Sept conférences sur Marcel Proust.  

     

    Si vous n’avez, de Proust, que la morne image d’une vieille lune au triste halo poussiéreux, éclairant un univers de snobs décatis, de marquises médisantes et de barons dépravés, entre autres écrivains ou artistes  décadents, jeunes gens plus ou moins pervers et domestiques à l’ancienne, sur fond de parisianisme frelaté ou de villégiatures marines réservées à la «France d’en haut», le moment est venu pour vous de faire une sérieuse «mise à jour», pour parler comme votre smartphone.

    Je ne vous la chanterai certes pas sur l’air de la «redécouverte» d’un Proust bien plus «moderne» qu’on ne l’a dit, au motif qu’il était en somme «connecté» avant la lettre, écoutant dans son lit les opéras transmis du palais Garnier par le moyen du théâtrophone à micros stéréophoniques - un siècle avant Spotify...

    L’actualité de Proust ne réside, à vrai dire, ni dans la curiosité bienveillante qu’il manifesta envers les nouveautés de son époque, de la photographie à l’aviation civile (fatale à son chauffeur-amant Agostinelli auquel il avait offert un bel aéroplane) ou militaire (il fut le premier à décrire les batailles aériennes), ni dans son adhésion à quelque avant-garde d’époque que ce fût, alors même que son œuvre relevait du jamais-lu et transformerait plus profondément encore notre façon de «lire» le monde.

     

    Les multiples découvertes de Bernard de Fallois

     

    Or c’est son originalité totale, et l’universalité intemporelle de sa vision, qui fait que Marcel Proust reste aujourd’hui notre contemporain alors que d’innombrables auteurs de son époque (à commencer par les gloires françaises que furent un Anatole France, un André Gide ou un Jean Giraudoux) ont vieilli quand ils ne sont pas oubliés.

    Mais entre-t-on dans la «cathédrale» proustienne plus facilement aujourd’hui qu’en 1919 ? Sûrement pas ! Parce que c’est difficile ? Oui et non. Parce que c’est long et parfois un poil barbant, ou faute de temps et d’urgente envie ? Je ne saurais dire le contraire alors que je n’y suis vraiment entré que passé la quarantaine.

    Et pour y découvrir quoi ? D’abord une voix sans pareille, intime et proche, douce et profonde. Ensuite une fresque humaine peuplée d’innombrables personnages, aussi riche que la Comédie humainede Balzac, avec une  foison d’observations sur l’humanité en général et le bipède en particulier,  rappelant plutôt celles d’un Montaigne. Et moins attendu: un formidable auteur comique. Enfin et surtout : un incomparable poète en prose, d’une sensibilité folle.

    Toutes qualités relevées par Bernard de Fallois dans les deux recueils d’articles et de conférences parus un an après sa mort (le 2 janvier 2018) à l’enseigne de la maison qu’il fonda en 1987, dont le ton familier et l’expression claire et vive vont de pair avec une immense connaissance du sujet, marquée par une découverte bonnement historique qu’il raconte dans la deuxième de ses sept conférences.

    À savoir que, déjà passionné par la lecture de la Recherche,auquel il pensait consacrer une thèse académique (à une époque où l’Université n’était « pas du tout persuadée de l’importance de Marcel Proust »), il fit la rencontre de la nièce de l’écrivain, Suzy Mante, qui lui révéla l’existence de nombreux dossiers «dormant» dans un certain grenier dont elle lui donna les clefs. C’est la que le jeune agrégé de lettres, dans un fouillis de « papiers anciens, usés, salis, quelques fois déchirés », allait découvrir les éléments épars d’un premier roman composé entre 1895 et 1800, jamais publié mais constituant l’évidente matrice romanesque du futur chef-d’œuvre, que le jeune Fallois éditerait en 1952 sous le titre de Jean Santeuil. En outre,le fameux  grenier contenait un autre ensemble de papiers, consacrés à Sainte-Beuve, l’un des superpontes de la critique littéraire de l’époque dont le jeune Proust contestait sa façon de placer la biographie des écrivains au même rang que l’analyse de leurs œuvres, et que Bernard de Fallois publia en 1954 sous le titre de Contre Sainte-Beuve.

    Détails pour spécialistes ? Pas seulement ! Car cette double découverte allait éclairer, d’une lumière toute nouvelle, la genèse et le développement du grand roman  que la légende faisait naître « magiquement » dans la chambre capitonnée de liège d’un riche quadragénaire oisif soudain visité par la grâce entre un dîner au Ritz et une visite en quelque «mauvais lieu»…

    Avant d’être éditeur – et des plus influents de la place parisienne - dont la dernière découverte fut «notre» Joël Dicker national transformé en marque multinationale en sa qualité de serial tellerà l’américaine, Bernard de Fallois fut un professeur de lettres et un critique littéraire de tout premier ordre (qui défendit un Georges Simenon avant tous et mieux que personne), et c’est avec un mélange de bonhomie érudite jamais pédante et de sagacité lucide et généreuse qu’il rend justice au plus grand romancier français du XXe siècle en invitant la lectrice et la lecteur à le suivre dans le merveilleux édifice. Proust lui-même a parlé de son œuvre comme d’une cathédrale dont toutes les parties se tiennent ensemble, et d’autres y ont vu une forêt enchantée, une odyssée moderne, un nouvel avatar des Mille et une nuits - peu importe à vrai dire la métaphore plus ou moins pompeuse: c’est un bouquin super géant et tu t’y colles ou pas : c ton choix !

     

    L’année 1919, laryngite et Traité de Versaille, emm… financières et Goncourt ! 

     

    Marcel Proust avait pourtant été clair, comme Amiel l’a été en demandant à ses proches de détruire son Journal intime, et Kafka qui supplia son ami Max Brod de brûler ses manuscrits : « Je tiens absolument à ce qu’il ne soit conservé et a fortioripublié aucune correspondance de moi ». Mais les écrivains proposent et leurs infidèles ou trop fidèles survivants disposent, comme le prouvent les 21 volumes contenant les quelque 5000 lettres écrites par le grabataire graphomane dont nous apprenons, dès le 2 janvier 1919, qu’il est peu bien sous l’effet d’une laryngite aiguë assortie de fièvre de cheval, ne sort plus, n’ouvre plus ses lettres et néglige de corriger les épreuves d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, à la fureur de son éditeur alors que lui-même est catastrophé par la composition de son roman en si petits caractères que personne, gémit-il sous sa pelisse, ne lira ce nouveau livre alors que le premier, Du côté de chez Swann, publié à compte d’auteur chez Grasset, n’a été reconnu que par quelques-uns, éreinté par d’autres, ignoré du « grand public ».

    Il en ira tout autrement en fin d’année quand, à l’instigation des grands auteurs-lecteurs que sont un Léon Daudet et un Rosny aîné, le prix Goncourt  sera décerné à son livre, lui valant plus de 800 lettres de félicitations en trois jours et la reconnaissance soudaine, la gloire tardive alors qu’il décline physiquement plus que jamais, la fureur de ceux qui le trouvent trop vieux et trop riche pour cet honneur, la jalousie de ses pairs, l’intérêt et l’estime croissante des lecteurs, etc.

    Bernard de Fallois, tout à fait dans l’esprit de Proust, et contre la tendance actuelle à s’intéresser aux «pipoles» plus qu’aux œuvres, à la « bio » et aux « biopics » cinématographiques des auteurs plus qu’à la lecture patiente et personnelle de leurs livres, rappelle une fois de plus qu’il y a deux « moi » chez l’écrivain ou l’artiste : l’un qui vit ses tribulations comme nous tous, et l’autre qui les transpose, les transforme de tout-venant en or ou en motifs de vitraux, les universalise surtout au point qu’en lisant la Recherche on lit en soi-même, selon le vœu explicite de l’auteur du Temps retrouvé.

    Bien entendu, la concierge qui sommeille en nous tous s’intéressera aux multiples aspects de la vie de celui qu’un biographe à gros panards de philistin (Roger Duchêne) appelait L’impossible Marcel Proust, et  la correspondance de ce bourreau de travail gisant en dira plus qu’assez de ses tractations financières et de ses embrouilles amoureuses, de ses tactiques à courte vue et de sa stratégie de grand écrivain convaincu de son génie et légitimement soucieux d’être reconnu de son vivant sans flatter pour autant les Ardisson ou les Ruquier de l’époque –mais une fois encore : lire est une autre affaire.

    Ceci rappelé, Proust est-il accessible aujourd’hui aux jeunes gens des banlieues et aux jeunes filles impatientes de cartonnersur Youtube ? Je n’en sais rien et je m’en contrefiche. Ce que je sais, que savent tous les enfants, c’est que la lecture s’apprend et s’aime, ou pas. Ce que je sais est qu’un enfant qui attend un geste de tendresse de sa mère parle un langage accessible à tous, même en chinois. Ce que je sais est que la peinture d’une société, actuelle ou inactuelle, recèle des enseignements sans nombre. Ce que je sais est que l’analyse fine des sentiments, après la mort d’un être cher ou a la naissance d’un amour,  est traduisible  dans toutes les langues, alors que les stéréotypes mondialisés font de tous des automates spermatiques ou sentimentaux.  Ce que je sais est que les livres importants nous parlent, ou pas, étant entendu qu’il y a mille façons de lire le monde ou de se le cacher. La cathédrale de Proust n’exclut pas les temples hindous ou égyptiens : elle nous fait lire en nous-mêmes et nous pousse à voir ailleurs : « En réalité », lit-on dans Le Temps retrouvé, » chaque lecteur est quand il lit le lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’un espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même »…

    Bernard de Fallois. Introduction à la Recherche du temps perdu. Editions de Fallois, 311p. 2018; Sept conférences sur Marcel Proust. Editions de Fallois, 310p. 2018.

     

     

  • L'emmerdeur vital

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    (Thomas Bernhard)
     
    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?!
     
    Voici donc 942 pages rassemblant en un volume onze des récits que TB disait lui-même «autobiographiques», où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations - bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
    À ce propos, Hugo Loetscher, l’un de nos meilleurs auteurs alémaniques, me disait un jour : « Jawohl, c’est clair, Thomas Bernhard est un grand écrivain, mais je souris quand même à l’idée de ce type se retrouvant tous les matins devant son miroir et se disant : « Maintenant, je vais me mettre en colère ! »
    Or, avant toute chose, il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, «et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ».
    Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ «en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit».
     
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix.
    J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB: son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose, et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits «autobiographiques» me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
     
    Dans la vrille de Maîtres anciens.
    C’est un peu l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours que cette narration entortillée de Maîtres anciens, au fil de laquelle un type nous raconte ce que pense un autre type qu’il admire, à propos d’un peu tout.
    Le narrateur est un chercheur un peu en retrait, qui se nomme Atzbacher et aurait probablement des choses à dire et publier, mais qui se tait pourtant, préférant parler de ce qui lui en impose et qu’il respecte.
    Tout de suite alors Atzbacher s’efface devant Reger, le vieil homme avec lequel il a rendez-vous au Musée d’art ancien (Kunsthistorisches Museum) de Vienne à 11 heures et demie du matin, et qu’il attend d’aborder comme il est arrivé avec une heure d’avance, tout le livre s’inscrivant dès lors dans cette heure d’attente.
    Reger est en effet un maniaque de la ponctualité, qui ne supporte pas les turbulences anarchiques en dépit de son esprit complètement indépendant et même intempestif. Reger aime qu’on arrive à l’heure punkt, tout en vouant aux gémonies le conformisme philistin, et notamment dans son incarnation pendablement autrichienne. Reger, comme Kant en sa tournée quotidienne, vient s’asseoir régulièrement au Musée d’art ancien en face de L’homme à la barbe blanche de Tintoret. Il a besoin, pour penser, d’être là quotidiennement. Besoin de cette lumière et de cette atmosphère. Sa banquette lui est réservée par on ne sait quelle loi non écrite, de sorte que lorsqu’un Anglais vient y poser ses fesses, en prétendant de surcroît qu’il dispose à la maison d’une autre version de L’homme la barbe blanche de Tintoret, tout le bel ordre de l'univers menace de s’effondrer.
    Ajoutons à cela que Reger est tout fait méconnu de ses concitoyens. Nul n’imagine que ce musicologue suréminent collabore au Times depuis trente-quatre ans, ni ne se doute des idées véhémentes qui fleurissent sous son front chenu.
    Au filet de la parole qu’a puisée Atzbacher, l’on comprend que Reger est un «philosophe personnel». C’est-à-dire que Reger pense par lui-même. Reger aime ce qui est bon et ce qui est beau, sachant de quoi il retourne. Reger se fout de ce qu’on croit qu’il faut admirer par convenance sociale ou culturelle. Reger déteste les spécialistes d’art et de culture qui n’aiment pas vraiment personnellement ce qu’ils défendent et illustrent. Reger déteste les historiens d’art, qui se planquent derrière leur savoir abstrait pour défendre des momies. Reger aime à découvert. Il aime Pascal. Il aime Montaigne. Il aime Voltaire. Il déteste la perfection obligatoire. Il déteste les livres «à lire absolument». Tout cela lui paraît du flan, du nanan. Comme Thomas Bernhard, Reger déteste l’admiration d’Etat, la prosternation de concert, et tout ce qui va bêlant dans le même sens.
    On le croit démolisseur à l’entendre conchier à peu près tout: la prose de Stifter, la musique de Mahler et de Bruckner, la peinture «effroyable» de Dürer, et l’épouvantable Heidegger qui selon lui a «kitschifié» la philosophie. On désespère de lui en l’entendant grommeler qu’il déteste les hommes, pour l’entendre sitôt après corriger qu’ils furent son «unique raison de vivre»...
    Introduits dans la vie de Reger par son ami Atzbacher, nous découvrons un homme qui ne se paie pas de mots ni d’expériences à la petite semaine. Qui croit effectivement à l’art. Qui s’estime depuis son enfance un «artiste critique». Qui se bat l’œil des mondains mais se ferait hacher menu pour une œuvre qu’il aime et qu’il respecte. Or ce qui distingue le respect de Reger de l’admiration béate des philistins, c’est que ceux-ci se fichent à vrai dire de ce qu’ils prétendent vénérer.
    La passion de la plupart des gens, à en croire Reger, c’est le bricolage et non du tout Mozart ou Dostoïevski. L’idéal moyen de l’Autrichien, c’est la boîte à clous et la salopette du samedi.
    Et tel est le Suisse, le Texan, le Français moyen, ajouterons-nous tranquillement, sans mépris. Et de même lorsque Reger, dans la foulée de Thomas Bernhard, vitupère la «foire ignoble de la vulgarité», qu’il situe au Prater, faut-il comprendre qu’il incrimine ce monde décervelé triomphant partout à l’heure qu’il est, que le génial Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dans les années vingt de notre siècle, prophétisait exemples l’appui.
    Ce qu’attaque Thomas Bernhard n’est pas autre chose que ce qu’attaquait Léon Bloy quand il vitupérait le Bourgeois gavé de lieux communs, devenu l’homme normal des temps qui courent, consommateur pour lequel il n’y plus d’autre angoisse que celle de «gérer» son plaisir. Que la musique devienne un bruit de fond provoque la révolte de Reger, de même que tout affadissement des expériences fondamentales de l’existence. Ainsi comprend-on bientôt que ce nihiliste est un défenseur véhément des valeurs humaines essentielles, et non du tout le cynique qu’il parait être.
    À cet égard, tout ce qui concerne la mort de sa femme est bouleversant, qui resitue finalement le soliloque rapporté du personnage dans la perspective d’une destinée humaine. De même la véhémence panique de Maîtres anciens produit-elle finalement, un effet tonique sur le lecteur. À l’opposé de tant de discours lénifiants qui nous empoissent par les temps qui courent, la scie circulaire de Thomas Bernhard agit comme un scalpel dans la chair de nos cervelles amollies.
    Avec les Mange-pas-cher
    On se croirait d’abord dans une parodie de Thomas Bernhard, tant les premières pages de ces Mange-pas-cher sont marquées, de répétitions martelées en reprises cycloïdes, par la «manière» si particulière de l’écrivain autrichien, de plus en plus accusée au fil de ses récits, confinant parfois au maniérisme (en tout cas ressent-on cela dans les versions françaises, notre langue analytique ne rendant pas toute la rythmique et l’envoûtante musique de cette prose), comme l’illustre par exemple la première page de ce récit en cascades où il est question d’un personnage qui a «pu revenir, après une longue période, d’une pensée parfaitement sans valeur concernant sa Physiognomonie à une pensée utilisable et même en fin de compte incomparablement utile, et donc à la reprise de son écrit, que, dans un état d’incapacité à toute concentration, il avait laissé en plan depuis le temps le plus long déjà, et dont l’aboutissement, disait-il, conditionnait finalement un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait de fait un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait un quatrième écrit sur la physiognomonie reposant sur ces trois écrits qu’il fallait absolument écrire»…
    Que le lecteur se rassure pourtant : ce n’est pas un trop «monstre» morceau de Sachertorte qui lui est enfourné là en dépit de cette première apparence, mais le récit de la vie d’un homme qui, au contraire, a toujours fait passer l’esprit avant le chocolat, les valeurs spirituelles avant le confort bourgeois, et qui sacrifie tout à sa mission, sa passion, sa conviction qu’il a une œuvre personnelle à faire, tournant autour de sa fameuse Physiognomonie, projet fou d’une synthèse pour ainsi dire mathématique et non moins philosophique de ce qu’il a observé depuis qu’il est au monde (il ne l’avait pas demandé) et plus précisément dans la Cantine Publique Viennoise, genre de soupe populaire, où il a rencontré les Mange-pas-cher, ces exemplaires rarissimes (il sont quatre) de l’humanité en laquelle il s’est reconnue un jour.
    C’est en somme l’histoire de Thomas Bernhard lui-même qui a choisi un jour, jeune homme, comme il le raconte dans les magnifiques chroniques de sa jeunesse, de marcher à contre-sens; ou bien c’est l’histoire de l’artiste, du poète éternel, de l’inventeur ou du philosophe iconoclaste s’opposant à «la masse».
    En l’occurrence, le récit de Koller, qui s’est toujours voulu un «homme de l’esprit», maladif à proportion de son aspiration, est recueilli par un employé de banque en tout son contraire, mais qui sera aussi le témoin d’élection auquel il racontera son observation décisive des Mange-pas-cher. Au préalable, il va raconter dans quelles circonstances hasardeuses (en réalité : «mathématiquement» prévues), la morsure d’un chien, l’amputation de sa jambe gauche et la somme qu’il a mise de côté après avoir traîné le propriétaire du chien en justice, lui ont permis de rejoindre les Mange-pas-cher et de vivre royalement - comme un pauvre.
    Il y a du comique de film muet, du théâtre de l’absurde, et une noire sagesse dans cette fable anti-fable, où Thomas Bernhard passe toutes les «positions» de ses personnages à la moulinette du langage. Ses litanies n’ont rien de gratuit pour autant, mais il faut les «vivre» phrase à phrase, en scrutant l’entre-deux du discours et de ses «scies», pour discerner bientôt d’autres voix et une autre musique sous les mots et débordant de toute part, parlant de pauvres gens qui se débattent, de vous, de nous et de nos chiens…
    Paul Léautaud.
     
    Du bon usage des prix littéraires…
    On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles TB a reçus diverses récompenses dès ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.
    Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer.
    Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.
    Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…
    Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade, il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein.
    Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...
    Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permis d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.
    Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes.
    Le récit de son «bonheur automobile» est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante «indemnité vestimentaire».
    La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les vingt ans de la mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…
     
    (Ce texte est extrait de l’ouvrage intitulé Les Jardins suspendus, rassemblant un demi-siècle (1968-2018) de lectures et autres rencontres d’écrivains, à paraître fin 2018 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)

  • Conseils matinaux



    Ceci vous concerne. Regardez votre vie: tout vous échappe. Ce n’est pas bien.

    Vous devriez faire votre examen de conscience. Quand l’avez-vous pris(e) dans vos bras pour la dernière fois. Quand l’avez-vous embrassé(e) pour la dernière fois ? Quand avez-vous (a-t-elle, a-t-il, ont-elles, ont-ils) joui pour la dernière fois ?

    Avez-vous joui ce matin ?

    Vous, là, dans le trolleybus, avez-vous joui ce midi ?
    Regardez-moi ça: vous courez après votre ombre. Ce n’est pas ce qui s’appelle vivre.

    Jouissez plutôt d’un peu tout. Regardez les choses. Voyez les animaux domestiques. Regardez mieux les gens. Ne vous contentez pas de fantasmer: prenez et goûtez, tâtez, humez, caressez, pelotez.

    Caressez de belles et bonnes pensées, pelotez le chat qui passe, humez les bouffées de pain chaud montant de la rue, tâtez les miches, goûtez les quiches, enfin quoi ressaisissez-vous, les retraités !

  • L’humanité lancinante de William Trevor

    0446913db47fcacb26bcba6a75381c83.jpgA propos de Lucy

    Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de l’écrivain irlandais William Trevor, déclaré “le plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise” par le New Yorker et qui manqua de peu, avec Lucy, le Booker Prize en novembre 2002.
    Encore peu connu des lecteurs de langue française, défendu par un “petit” éditeur qui s’acharne héroïquement à défendre la qualité plus que la quantité, William Trevor n’en est pas pas moins de ces quelques auteurs contemporains dont on se transmet le nom comme un secret, parce que ses livres échappent au bruit du monde et à la fugacité des modes, tout en nous plongeant au coeur du monde et dans le présent incandescent. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy. Mais ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame apparemment absurde, et si riche de significations, que l’auteur voue son attention compassionnelle, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite “des troubles” à nos jours.

    “C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher”. En l’occurrence, c’est à cause de l’insécurité croissante que le capitaine Everard Gault, rescapé de la Grande Guerre, et sa femme Héloïse, Anglaise d’origine, décident en 1921 de quitter leur propriété côtière proche de Kilauran, dans le comté “rebelle” de Cork. A l’origine de leur angoisse et de leur décision de s’exiler dans le Sussex: l’empoisonnement de leurs chiens et la tentative nocturne de trois jeunes gens d’incendier leur maison, qui a poussé le capitaine Gault à tirer sur l’un d’eux, le blessant et risquant alors de probables représailles. Le souci des conjoints est évidemment de protéger leur enfant unique, la petite Lucy, agée de presque neuf ans. Or ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que celle-ci, vivant en symbiose avec la nature, se refuse absolument de quitter ce coin de terre et de mer. A la veille du départ annoncé, elle disparaît ainsi avec quelques victuailles, sans s’imaginer du tout qu’elle scelle son malheur et celui des siens. De fait, ceux-ci en arrivent à se convaincre, après des semaines de recherches, que la petite s’est noyée, comme le leur suggère un unique vêtement retrouvé dans les rochers. Désespérée, poignée par la culpabilité (elle s’imagine que l’enfant s’est suicidée) et craignant plus que tout d’avoir à identifier un cadavre, la mère de Lucy entraîne alors son mari à une fuite qui les conduit, effaçant toute trace derrière eux, en Suisse puis en Italie. Ce qu’ils ignorent, c’est que Lucy est retrouvée entretemps par le gardien de leur maison, vivante et bientôt gagnée à son tour par un sentiment de culpabilité qui va la poursuivre toute sa vie durant.

    Car la vie, désormais, va reprendre dans la séparation. Si invraisemblable que cela paraisse (mais ce ne l’est pas du tout en réalité), Lucy ne reverra jamais sa mère, qui se refuse à tout retour et se réfugie, en Italie, dans le culte de la beauté magnifiée par les peintres. Les années vont ainsi passer, l’approche de la guerre poussera le couple à se replier au Tessin, et la maladie finira par terrasser Héloïse Gault, laissant son compagnon anéanti mais résolu, pour sa part, à revenir au pays. Entretemps, prise en charge par les fermiers Henry et Bridget (lesquels incarnent un autre type de totale fidélité), Lucy a grandi non sans subir l’opprobre de ses camarades et de certains adultes l’estimant “possédée”, puis est devenue la réplique belle et cultivée de sa mère dont elle partage, en outre, le sentiment lancinant d’une faute dont seul le retour de ses parents la délivrera. Ainsi se refuse-t-elle de vivre l’amour que lui offre un jeune homme, et qu’elle partage, s’estimant indigne de tout bonheur avant d’être pardonnée. Un troisième personnage, en outre, est poursuivi par la même hantise de la faute commise, et c’est le dénommé Hoharan, sur lequel le père de Lucy a tiré, que tous considèrent comme une victime alors qu’il s’estime le premier coupable, torturé par des rêves et finissant à l’asile.

    Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor nous semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables. Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension et au si profond amour.

    Wiliam Trevor. Lucy. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Editions Phébus.

  • Simon Leys à la lettre

     

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    À lire toute jactance cessante: le recueil, redistribué en abécédaire, des lettres adressées par son ami à Pierre Boncenne, sous le titre Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Un pur régal d'intelligence et de finesse sensible, ouvert au monde et fermé aux cons, conformément au mot de Leopardi cité dans la foulée: "Rions ensemble de ces couillons qui possèdent le monde"...

    À l’ère des courriels et des texti (un texto, des texti), la pratique plus lente et réfléchie de la correspondance, dont la Littérature a été enrichie par des œuvres à part entière, a quasiment disparu, à de notables exceptions près. 

    Ainsi des lettres de Simon Leys (Pierre Ryckmans de son vrai nom) à son ami Pierre Boncenme, témoignant de plus de trente ans de complicité et d’échanges épistolaires ou de visu, dont la substantifique moelle enrichit ce livre d’une formidable densité, véritable abécédaire de curiosités et de sagesse, de salubres coups de gueule et de non moins roboratives fusées d’enthousiasme.

    Pierre Boncenne, auteur en outre d’un remarquable ouvrage de synthèse sur l’œuvre et la personne de Pierre Ryckmans, intitulé Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015)ne s’est pas contenté de publier un choix de lettre de son ami : il en a tiré une suite alphabétique merveilleusement variée, illustrant les passions de l’essayiste-érudit-humaniste, immense lecteur et navigateur à la voile avec ses fils. 

    D’Amitié (suivi d’anti-américanisme) à Wittgenstein (précédé de Simone Weil et Evely Waugh), les lettres de Simon Leys oscillent entre admiration et décri (contre George Bush qui lui fait se demander sur quelle planète il faudra se réfugier pour lui échapper, ou Régis Debray radotant sur Venise), Cioran et Garcia Marquez, le désordre chez soi (le sien qu'il dit « épouvantable) et les idées des autres, dont il a tiré une anthologie non moins recommandable (chez Plon, 2015), ainsi de suite, ce livre nuance magnifiquement , et comme en creux, le portrait de cet essayiste-passeur de haute volée, doublé d’un homme combien attachant.

    Simon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, Philippe Rey, 188p. 

  • Martin Amis biface

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    Le romancier, à propos de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre.
     
    Les romans traitant sérieusement de l'état du monde contemporain sont assez rares, même très rares dans le domaine francophone. C'est en tout cas, par contraste frappant, ce qu'on se dit à la lecture de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis, dont le formidable aperçu de la société anglaise (mais il faudrait dire plutôt: occidentale) relève à la fois de la tradition satirique - de Swift à Evelyn Waugh, en passant par La foire aux vanités de Thackeray- et de l'étude de moeurs, mais aussi du roman d'amour lesté d'une réflexion sur ce qu'on pourrait dire la bonne vie.
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    À ces composantes s'ajoute, dans ce roman comptant sûrement au nombre des meilleurs de l'auteur, la qualité particulière d'une construction aux remarquables ellipses et d'une écriture extrêmement sensible et vibrante, musicale et dissonante, oscillant entre la réfraction mimétique du langage actuel le plus vulgaire et un récit aux dérives parodiques ou poétiques irrésistibles.
    Tant pour ce qui concerne les particularismes de la vie en Angleterre, que pour ce qui touche aux finesses et nuances de la langue, le lecteur francophone ne percevra pas, sans doute, la saveur intégrale de ce roman, mais ladite saveur surclasse déjà tout ce qui se fait à l'heure qu'il est, ou peu s'en faut, quitte à avaler le premier morceau de ce régal de travers...
    Le départ du roman est en effet "inapproprié" à souhait, puisqu'il démarre sur un inceste caractérisé, relevant bonnement du viol pédophile. La victime de celui-ci, à vrai dire consentante, et un ado de quinze ans prénommé Desmond, métis très intelligent et se sentant un peu coupable d'avoir cédé aux avances de sa grand-mère Grace ("vieille" de 39 ans et qui a enfanté sept fois depuis ses douze ans, notamment de quatre garçons aux prénoms empruntés aux Beatles) alors que celle-ci en redemande bientôt auprès d'un autre kid plus à la coule.
    S'il se confie au Courrier du coeur du journal local, Desmond redoute plus que tout que son oncle Lionel - délinquant dans la vingtaine au lourd passé criminel mais extrêmement chatouilleux en ce qui concerne les moeurs de sa mère -, n'apprenne son secret.
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    Entre deux séjours du premier en prison, Oncle et neveu partagent le même logis au 33e étage d'une tour de la "mégapole mondiale" Diston, où l'espérance de vie moyenne est estimée à une cinquantaine d'années. Si la "faute" de Desmond reste ignorée de l'oncle terrible aux féroces pitbulls, sa fureur moralisante se déchaînera sur l'autre garçon que sa mère a séduit sans que nul ne sache dans quelles circonstances précises, sûrement atroces, il le fait disparaître - c'est le "trou noir" du roman.
    Celui-ci rebondit cependant, après le drame, lorsque Lionel Asbo (dont l'acronyme signifie Anti-Social Behaviour Orders), emprisonné avec sa smala après un mariage achevé dans un déchaînement de violence familiale inouï qui a mis à mal le mobilier d'un palace, apprend qu'il a fait un gain monstrueux au loto et que la grande vie des milliardaires s'ouvre à lui malgré son mépris du jeu en question - c'est d'ailleurs Desmond qui a rempli son ticket.
    À partir de là le roman devient celui de tous les possibles, ou plus exactement de toutes les surprises. D'abord parce que Lionel Asbo, devenu richissime, reste aussi radin que naturellement violent et rétif à toute forme de civilisation - il a toujours refusé d'apprendre -, non sans composer un personnage de nouveau riche aux multiples facettes. Ensuite du fait que Desmond, le neveu dont Lionel a malgré tout été le substitut paternel, évolue très remarquablement pour sa part, jusqu'à la rencontre de son alter ego féminin prénommé Dawn - comme l'aube. Enfin par la vertu d'un roman qui brasse la vie avec autant de lucidité féroce que de générosité et d'humour. Des palaces dont ils se fait successivement "jeter" pour conduite inadéquate, au château qu'il se fait installer en campagne, nous suivons, dans la foulée des tabloïds qui en détaillent le feuilleton jour après jour, l'évolution du "voyou du Loto" et de son armada de gestionnaires et de compagnes de tout acabit. La trajectoire du nabab est l'occasion, pour le romancier, de brocarder le parvenu ordurier autant que les multiples parasites gravitant alentour, avec une attention particulière à la rumeur médiatique et aux à-côtés de la culture (une compagne de Lionel est à la fois top-model et poétesse sensible à l'humanitaire...) ou du sport-qui-gagne. Du point de vue de ces observations, l'univers social de ce roman pourrait être transposé en Italie ou en France, notamment, mais la satire n'en est à vrai dire qu'un aspect.
     
     
    De fait, la grandeur de ce roman ne tient pas qu'à son tableau au vitriol de la vulgarité. À l'aperçu de ce qu'il y a certes de plus vil et de plus vain dans nos sociétés dites évoluées, au côté "cheap" de la nouvelle richesse, au toc de la réussite à bon marché s'oppose en effet la "vraie vie" de Desmond et Dawn - jamais aidés par l'oncle mais lui imposant peu à peu la vision d'une existence normale qu'il a toujours piétinée -, jusqu'à l'arrivée d'un enfant irradiant la dernière partie du livre sans qu'on puisse parler de happy end téléphoné...
    Il faut parler alors, aussi, de la langue de Martin Amis, de ses trouvailles incessantes et de ses beautés, rappelant parfois la créativité verbale d'un Vladimir Nabokov.
    D'une prison, Martin Amis écrit par exemple que "le bâtiment en briques rouges reluisait froidement dans son jus, avec son air d'école effroyable pour vieux messieurs".
    Ou voici Lionel Asbo sapé d'un costume "d'une cherté présidentielle, coupé eût-on dit dans l'étoffe liturgique employée pour les coussins d'église ou les surplis".
     
    Sur la mégapole: "À Diston, tout détestait tout le reste. et tout le reste, en retour, détestait tout. Tout ce qui était dur détestait ce qui était mou, et vive versa, le froid se battait contre le chaud, le chaud contre le froid, tout klaxonnait, criait et jurait contre tout, et rien n'avait de poids, et tout détestait le poids".
     
     
    Ou d'un père heureux: "Cette lueur vibrante lui rappelait le son le plus courageux qu'il eût jamais entendu: le battement (amplifié) du coeur de sa fille avant sa naissance."
     
    Et après la naissance de Cilla: "Il était là, en pleine forme, parmi les anormalement vivants, il regardait l'eau talentueuse."
     
    Ou enfin: "La mer continuait de se prélasser, écume souriante. Pourtant les nuages, à grand regret, se réarrangeaient et contenaient désormais des interrogations grisâtres"...
     
    Dans l'incomparable essai que constitue Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a magistralement montré, s'appuyant sur la lectures des plus grands romans européens, du Quichotte à la Recherche proustienne, comment le roman peut décrire et dépasser l'observation des mécanismes psychologique ou sociaux élémentaires, les faits historiques ou politiques, les tractations humaines relevant de l'ambition personnelle ou de la volonté de puissance collective, par le truchement de personnages incarnés et vivants, contradictoires et vrais, dont les vies deviennent destins ou fables, par delà ce que le penseur appelle la passion mimétique.
    Le roman n'est pas un catéchisme opposant le bien et le mal, mais une synthèse poétique des contraires et une échappés libre ouverte à l'identification et à la réflexion du lecteur. Il y a de la catharsis dans la vérité romanesque, et c'est ce qu'on pourrait dire aussi, dans la même filiation et toutes proportions gardées, de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, dont la poésie tour à tour panique et lustrale fait pièce au chaos.
     
    CroppedImage680680-Amis-Martin-Credit-Tom-Craig-at-Bill-Charles-agency.jpgLe critique littéraire, à propos de Guerre au cliché.
    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ». Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain. Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne. Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire. Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité. Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ». Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit. C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité : « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
     
    Martin Amis. Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Gallimard, collection Du monde entier, 375p.
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.
    (Ce texte est extrait de La Maison Littérature, ouvrage à paraître fin 2018 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)

  • Ceux qui se la souhaitent belle et bonne

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    Pour une incomparable année 2019 à toutes et tous, où notre affaire sera de défier la Meute...

    Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie des fêtes et compagnie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2018 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1818 et en 1919 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2020 ou en 2047 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir sauf deux trois centenaires encore fringants / Celui qui ne croit plus aux lendemains qui chantent depuis octobre 1917 sans cesser de croire en un homme meilleur / Celle qui va se gondoler ce soir au spectacle de Pujolle et Veillon / Ceux qui regarderont ce soir deux épisodes de The Young pope en pensant avec sympathie au vieux François plein de soucis ma foi / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2019 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en baver autant on espère / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.

    Image : LK et JLK devant la yourte de leur neveu Séba le chaman photographe et naturosympathe.

  • Arbos

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    Il y aura, et les médias des Tours d’illusion n’y pourront mais, de nouvelles fleurs à l’Arbre. Cependant l’Arbre refusera tout entretien avant l’éclosion devant notaire d’eau et de vent.
    Il incombe en effet à la pluie et au vent de réitérer le constat sur pièces : à savoir qu’Arbos reste une musique et durable au développement en dépit des empêchements urbains.
    L’Arbre n’est pas opposé par principe à la ville-monde, mais la trépidation déscelle ses racines et le smog englue ses hautes branches. N’empêche : il fait avec.
    Au conditionnel juvénile on ajoute que ce serait bénéfice que revive la lumière matinale de la Grèce où la compréhension retrouverait son langage d’avant la confusion.
    Toute langue réduite en morne utilitaire machinerie sonne le creux et déroge donc au naturel de l’Arbre en bonne et due forme.
    À considérer l’Arbre sous l’aspect neuronal c’est du pareil au même : jamais on ne fera l’économie du musical pur sous peine d’atrophier les arborescences virtuelles: Arbos le prouve.
    Autant dire que tout est à reprendre avant zéro dans l’obscur de l’ère engloutie dont on sondera la mélodie nouvelle, non plus au seul cœur de l’Arbre mais dessous où se tissent les palabres.
    Diogène reste à l’écart des convictions conditionnées aux Tours d’illusion, et cette réserve cynique du populo, genre Eulenspiegel, se défend en période de carence de ressort débonnaire. De même remettra-t-on au concours le Meilleur Conte en ratissant les pourtours déclassés voire africains des Horizons Barbecue où pullule un bon vieux fonds de verve gouailleuse à vocation de revif. Si l’Arbre se sent à l’étroit dans son frac de ville, qu’à cela ne tienne en cette ère transitoire de tabagie sur les toits.
    On n’en est qu’aux approches en sourdine mais tam-tams et violons tsiganes regagneront, dont se perçoit déjà la montante rumeur que se rappelle l'Arbre en toute régions des multiples continents.
    L'Arbre n’est pas que bibliothèque mais aussi volière potentielle. Nulles retrouvailles aux clairières ne se feront demain sans pari sur cet après-demain aux jardins espérés.
    L'Arbre fait pièce aux éteignoirs chafouins des sous-tailles de haies sécuritaires.
    L'Arbre s’expose à tout vent. Un livre d’ailleurs est à écrire sur le vent quand il prend l'Arbre aux plus hauts tifs et le secoue en vieux compère intempestif. Un autre livre est à écrire sur les oiseaux entrés sus aux oreilles de l'Arbre et relancés au ciel par la gueule à cris de guerre.
    Guerre au froid de cœur et à l’indigence d’esprit des éteignoirs formatés. Guerre au manque de foi ou de vertige. Guerre à tout ce qui fait obstacle à l’enfant et à la danseuse. Guerre au fiel des barbants. Guerre aux très moroses et très mesquins contempteurs des tornades toujours toniques aux plus hautes branches de l'Arbre.
    L’Arbre est tantôt château féodal et tantôt Veilleuse au silence d’entre les bruits dans l’énorme agressivité des pesants – guerre aux pesants !
    Avant l’aube, cuités et drogués, sept jeunes fous de vitesse surgis du bruit percutent en Suburban le socle de l'Arbre et s’éclatent en gerbes d’entrailles sanglantes, mais l'Arbre compatit sans consentir : guerre aux mécanisme précipités et violentes menées d’imbéciles.
    Arbos le musicien nous enivre de parfums sans véhémence et nous suggère sept notes surgies de la nuit en mélodie réparatoire.
    Enfin, plus tard, l'Arbre consentira peut-être aux plateaux et sunlights, mais d’abord : écouter l’Arbre. Ensuite seulement les Grands Titres : L’Arbre se confie, Révélations de l’Arbre, Un Arbre se souvient - fluide musique d’à venir…
     
    Nota bene: ce texte est extrait des délires extralucides du recueil inédit intitulé Les Tours d’illusion. On peut le relire en écoutant la suite d’Arvo Pärt intitulée, précisément, Arbos.
     
    Image: Philip Seelen.

  • Le fleuve et la mer

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    (Amos Oz)

    La voix d’Amos Oz, qui vient de s'éteindre à l'âge de 79 ans, est de celles qui, dans le bruit du monde actuel, font du bien. Pas tant du fait, d’ailleurs, de ce qu’il dit en vue de la solution du conflit israélo-palestinien, notamment dans le petit livre intitulé Laissez-nous divorcer !, ni pour la valeur de témoignage humain et historique d’Une histoire d’amour et de ténèbres, vaste chronique familiale englobant ses années d’enfance et de jeunesse en Israël et la destinée de ses aïeux européens chassés du monde dont il furent les plus ardents défenseurs, mais pour le mélange de sagesse lucide et de tendresse, d’empathie non sentimentale et de poésie qui se dégage de ses livres.

    De cette voix profonde et généreuse, le roman-poème intitulé Seule la mer constituait la meilleure illustration jusque-là, que déploie aujourd’hui dans le temps et l’espace cette plus ample Histoire d’amour et de ténèbres interrogeant autant les racines et la mémoire européennes de l’auteur que les nôtres, que nous soyons juifs ou pas.

    Or, quoique goy avéré, jamais le soussigné ne s’est senti aussi proche d’être juif qu’à la lecture de ce livre excluant pourtant les assimilations lénifiantes et les bons sentiments à la petite semaine. Plutôt, c’est à proportion des différences considérées pour telles, des défauts de ses personnages et de l’incompréhension régnant entre eux jusque dans le cercle le plus étroit de la famille confrontée aux mêmes difficultés, que nous nous prenons à les aimer. Seraient-ils Palestiniens ou Chinois que nous les aimerions tout autant sous le même regard froid et chaud à la fois, d’un auteur ne cessant de balancer de la comédie à la tragédie, de l’individuel au collectif, du particulier au général, des premiers plans de l’actualité aux allées des années profondes.

    Cette chronique romanesque (on verra plus loin dans quelle mesure fidèle aux faits, ou réfractée et charnellement épaissie par la fiction) commence dans un logement insalubre du quartier «tchékhovien» de Kerem Avraham à Jérusalem, au commencement des années 50, où s’en- tassent les monceaux de livres du père bardé de diplômes mais confiné dans un emploi de bibliothécaire (il lit seize ou dix-sept langues et en parle onze avec l’accent russe) et de la mère elle aussi très lettrée (même si elle ne lit que sept ou huit langues...).
    Européens de culture et d’âme comme leurs aïeux, les parents d’Amos rêvent peut-être encore en yiddish mais ne parlent à leur enfant qu’en hébreu, de crainte qu’il ne succombe à son tour « au charme de la belle et fatale Europe » dont ils ont été chassés comme des rats. De la même façon, c’est à l’avenir de la nouvelle nation que la figure tutélaire de la famille, le grand-oncle savant Yosef Klausner (c’est le vrai patronyme d’Oz) trônant au milieu de son « château » de livres et de manuscrits, consacre les méditations et les traités historico-politico-littéraires qui lui vaudront la vénération des plus haute autorités de l’époque.

    Le charme profond de ce livre tient cependant à la manière toute fami- lière, et souvent frottée d’humour – à hauteur d’enfant ou d’adolescent –, dont se modulent observations et portraits. Une visite dominicale au voisin (et terrible rival) du grand-oncle, le futur Nobel de littérature S.Y. Agnon, n’est pas relatée ici avec plus de solennité que les redoutables séances de décrassage subies par l’enfant en visite chez sa grand-mère Shlomit qu’obsède la hantise des microbes « asiatiques » fourmillant dans l’atmosphère d’un Proche-Orient où l’on s’est réfugié faute de mieux...

    Au cliché d’une jeune nation unie fixant crânement la radieuse ligne d’horizon se substitue, dès les premiers chapitres d’Une histoire d’amour et de ténèbres, l’image grouillante et contradictoire, voire conflictuelle, d’une société composite où les moins mal vus ne sont pas les jeunes pionniers des kibboutzim, considérés comme impies ou de moeurs dissolues par d’aucuns, à commencer par les parents d’Amos.
    Pourtant c’est ceux-là même que le jeune garçon rêve de rejoindre au plus tôt pour devenir tractoriste et non du tout écrivain comme l’aime- raient tant les siens; à quatorze ans déjà, il imposera à son père ce crève-coeur avant de changer de nom et de découvrir que le jeune Israël de Galilée est aussi pourri de littérature et de poésie que les irrespirables appartements de sa famille.

    L’écrivain remarque, à un moment donné, qu’il a toujours donné une « seconde chance » aux personnages de ses romans, et l’on pourrait se dire, en lisant ce premier ouvrage explicitement autobiographique, que c’est la même « seconde chance » qu’il s’est donnée à lui-même par rapport à sa mère et son père, en rejouant tous leurs rendez-vous manqués et en les incorporant pour ainsi dire dans la « seconde chance » offerte à toute une généalogie restituée dans l’immense brassage de cette remémoration.

    De Jérusalem et Tel-Aviv, et des années 50 à nos jours, le chroniqueur ne cesse en effet de nouer et de renouer de nouveaux liens de filiation dans la trame desquels, comme pêchés au tréfonds du temps par un grand filet, ressurgissent visages et destins. Une paire de chaussures d’enfant y fait office de petite madeleine, et c’est ainsi qu’un jeune pionnier finit par honorer, plume en main, la mémoire des siens...

    LE DÉFI POÉTIQUE DE Seule la mer

    La poésie est-elle d’actualité à l’heure où deux peuples se déchirent sur la terre dite sainte, et le lecteur ne va-t-il pas se détourner de cet ouvrage d’Amos Oz, sous-titré « roman en vers », arguant du seul prétexte que les poèmes ne sont pas sa tasse de thé ? Eh bien il aurait tort. D’abord parce que la forme de ce roman, absolument originale et même novatrice (sans que nous puissions hélas juger de sa traduction), ne pose aucun problème de lecture pour qui s’y laisse immerger. Ensuite, et surtout, parce que cette démarche poétique, qui en appelle essentiellement à la sensibilité fine par le truchement des images et de la musique des mots, répond à une interrogation à la fois intime et collective de l’homme sur le sens de sa vie et de sa destinée.

    Ce roman-poème d’Amos Oz, datant de 1999 mais déjà traduit en trente langues et précédé d’une rumeur enthousiaste, ne parle qu’inci- demment du conflit israélo-palestinien, mais il n’en est pas moins actuel et universel de portée. Il campe quelques personnages ordinaires auxquels nous ne tardons à nous attacher, qui pourraient être de n’importe quelle nationalité ou religion. Il y a là un conseiller fiscal en récent veuvage et son fils idéaliste crapahutant du côté de l’Himalaya, l’amie de celui-ci et bientôt de celui-là en train de se faire gruger par un producteur de cinéma mal dans sa peau, une chère disparue qui ne l’est pas tout à fait, une veuve qui tâche de faire réapparaître son défunt avec l’aide d’un cartomancien grec, une Portugaise ex-nonne aux rondeurs offertes aux jeunes pèlerins des hautes terres du Tibet, d’autres encore et le romancier lui-même, au tournant de la soixantaine, qui a mal au dos, a déjà « commis quelques livres » et même « posé pour des magazines », et qui se demande à quoi rime cette histoire racontée «en vers libres», comme s’il «retournait à l’horrible époque de son enfance, quand il s’isolait la nuit à la bibliothèque, à l’autre bout du kibboutz, pour noircir des pages et des pages au cri des chacals »...

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    Le titre original de ce roman (Oto Ha-Yam), fidèlement traduit par The same Sea dans sa version anglaise, signifie en effet « la même mer » en hébreu et désigne, mieux que sa transcription française, un thème essentiel du livre et plus encore le sentiment dominant qui l’imprègne, que tous ses personnages forment autant d’îlots liés entre eux par une même substance originelle et un même socle.
    La structure formelle du roman est elle-même constituée d’îlots, se déployant comme une suite de «poèmes», de quelques lignes ou des deux ou trois pages, ou comme un montage de séquences. Plus qu’un puzzle à piécettes, ou qu’un kaléidoscope, c’est en effet à une sorte de film mental et émotionnel que fait penser cet ouvrage bousculant les conventions de lecture.

    Ce qu’on appelle la licence poétique nous y permet aussi bien de passer sans transition du bord de mer de Bat-Yam au lac Chandartal que de vivre au même instant le présent de Nadia (laquelle, quoique morte, encourage son fils à baiser les pieds de Maria la bien vivante – les pieds après le reste...) et son passé, le temps et ses distorsions physiques (« en Himalaya, c’est déjà demain ») ou psychologiques, tous les niveaux de conscience de chaque personnage et ce qu’ils pensent à l’instant où ils parlent dans un bruissement de dialogues habilement enchâssés dans le récit.

    Ainsi que se le dit Rico, le fils du conseiller fiscal de Bat-Yam en train de gamberger au Tibet, «nous sommes tous prisonniers condamnés à attendre la mort chacun dans sa cellule. Et toi avec tes voyages, cette obsession d’accumuler les expériences de plus en plus loin, tu trimballes ta cage avec toi à l’autre bout du zoo ».
    Du moins ces prisonniers se rencontrent-ils de loin en loin, se portant souvent mal mais ensemble, se comprenant souvent hypermal alors que le romancier nous aide à mieux saisir les tenants de leur étrange conduite si semblable à nos propres errements.

    La part du poète, et d’abord dans la cristallisation de maintes « minutes heureuses », selon l’expression de Baudelaire, tient à faire alterner silences et récit, avec de fréquentes échappées contemplatives et de constants renvois à la subjectivité du lecteur. Aussi, avec autant de franchise que de juste distance, le romancier aborde les zones les plus intimes de ses personnages où la sensualité, le sexe, les peurs et les refus, les pulsions de vie et de mort se trouvent naturellement incorporés dans la totalité du vivant.

    C’est ainsi un livre à lire et à relire que Seule la mer, à compulser comme une liasse de photos ou de lettres (il en contient d’ailleurs un lot), comme un recueil de sagesse où l’on pioche de vieilles sentences (l’auteur montrant l’exemple) dont on vérifie l’éventuelle validité avec un sourire aux aïeux, enfin comme une chronique de la vie ordinaire qui poursuit son bonhomme de chemin tandis que les armes «parlent» encore non loin de là.

    Dans l’un des plus beaux morceaux murmurés par l’auteur lui-même, ou son double, et justement intitulé Magnificat, une dernière phrase englobe l’écrivain et ses personnages, autant que nous autres et que ceux que la haine sépare. Avec cet esprit fraternel qui nous rappelle le bon docteur Anton Tchékhov, la phrase conclut comme une main tendue : « Assez bourlingué. Il est temps de faire la paix »...

  • À bas les jeunes ! Mort aux vieux !

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    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps. De l'âge qui ne fait rien à l'affaire, etc.

     

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc souvent admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.
    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner. Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident. Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'un minimum de liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client. Incidemment, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité nouvelle. Le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant "djeune".

    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne ressortit plus à l'espace mais au temps. Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse actuelle alors même qu'on invoque à n'en plus finir le "devoir de mémoire". Mais est-ce à coups de "devoirs" qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo ou le vieux Goethe sont plus jeunes que les jeunes gens qu'ils ont été. Or je vois aujourd'hui que les provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme. On voit en effet se répandre, surtout en France, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma. Et je m'exclame alors: à bas la gâtisme ! Mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

  • Ceux qui font l'inventaire

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    Celui qui rédigera ses mémoires à titre posthume / Celle qui médite dans la forêt silencieuse / Ceux qui écrivent comme un chasseur qui laisse traîner les ailes d’un aigle mort / Celui qui est connu pour sa qualité d’émietteur de pain / Celle qui a toujours vécu à l’écart des salons et des casinos dans la simplicité de ses millions / Ceux qui se rappellent l’absence de papier hygiénique dans les lieux d’aisance d’autrefois / Celui qui évoque les bols de lentilles que s’autorisent les sages ayant accompli leur devoir matinal / Celle qui par paresse ne change pas de chemise pendant dix jours / Ceux qui ont vu trois pies sur la tombe du pape Paul VI / Celui qui a inventé une langue destinée à son seul perroquet surnommé Joyce / Celle qui extrait une moule de sa coquille noire et se la glisse entre les lèvres en clignant de l’œil au collégien à joues fraîches comme des oreillers / Ceux qui ont relevé le jansénisme diffus des œuvres de La Bruyère / Celui qui va reluquer les jambes des femmes de quarante ans se changeant dans les cabines d’essayage du Bon Marché / Celle qui brûle de revoir M le maudit sans savoir pourquoi / Ceux qui se la jouent King Kong sur le minaret / Celui qui qualifie de fleurs malades les roses jetées sur la tombe de Baudelaire que les pluies d’automne ont flagellées / Celle qui se retient d’uriner avant la fin de la sonate au clair de l’une / Ceux qui pissent dans le violon sans écouter la sonate au clair de l’autre / Celui qui tient sa main prête sur son couteau de chasse quand il parle à ses fils pubères / Celle qui fait sauter les jeunes pianistes dans le cercle de feu / Ceux qui préparent le bain de lait de leurs maîtresses épilées après leur avoir lu du Bossuet / Celui qui demande à la mère de Job si elle a joui en accouchant de ce fils au sombre avenir / Celle qui se signe en voyant les agnostiques défiler dans la chapelle du Jarret d’Agneau signalée dans le Guide Michelin / Ceux qui se perdent dans la brume sans que nul ne s’en avise, etc.

    Peinture: Gille Ghez.

  • Lumière des justes

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    48418494_10218393787222870_5287418879578996736_n.jpg48379825_10218393788502902_612207992741298176_n.jpgLe romancier français Pierre Mari, dans un livre admirable, bref et dense, intitulé Les grands jours, ressuscitant à plus d’un siècle de distance quelques personnages qui ont vécu l’enfer de Verdun sans rien perdre de leur dignité, rejoint le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et auteur de « Terre inhumaine », pour nous rappeler, à la veille de Noël, que la lumière des justes peut résister aux ténèbres.

    « Rêvons d’un père Noël terrible, qui ne donnerait que des livres », écrivait un jour André Blanchard que les festivités artificielles et leur débauche de cadeaux mettaient en rogne, mais j’ajouterais volontiers avec le même excellent mauvais esprit : pas n’importe quel livre !

    Or ce n’est pas du tout par provocation gratuite, en ces temps de suavité commerciale de commande, que je proposerai quelques livres traitant de nos frères humains confrontés à la guerre, mais parce que les ouvrages en question, par quelques détails bouleversants leur tenant lieu de dénominateur commun, me rappellent ce pauvre vers à coloration évangélique du misérable pochetron débauché que fut Paul Verlaine : « L’espoir lui comme un brin de paille »…

    Mièvrerie kitsch de circonstance ? Nullement. Simples sentiments nous ramenant à ce qu’on pourrait dire l’enfance du cœur sans référence obligatoire à telle confession ou à telle culture. Or c’est précisément ces «simples sentiments» que la littérature de tous les temps et de partout filtre à l’enseigne de la ressemblance humaine, tels que je les ai retrouvés dans un magnifique petit roman, dense et intense, paru en 2014 et qui aura été l’une de mes dernières lectures marquantes de 2018.

    La révélation apocalyptique des Grands jours

    Quel sens cela a-t-il de consacrer, aujourd’hui, un roman à des faits déjà très documentés, alors même que divers chefs-d’œuvre de la littérature, à commencer par Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, ont multiplié les fresques de la Grande Guerre ?

    Voilà peut-être ce que se diront celles et ceux qui n’ont pas senti, ce matin, le souffle lustral de la littérature de partout et de tout les temps en ouvrant n’importe où L’Iliade du jeune Homère aux doigts de prose, ou qui tomberaient par hasard sur la phénoménale Marche dans le tunnel de ce bon vieil Henri Michaux, prodigieuse évocation de la guerre à drapeaux.

    Or, comme La Fontaine a repris les thèmes de l’antique Ésope, Pierre Mari a revivifié les récits des terrifiantes journées de février 1916 au seul moyen d’une écriture proprement inouïe, au sens de jamais entendue, au fil d’un découpage cinématographique convoquant nos cinq sens (le cinéma peinerait à rendre l’odeur mêlée d’acide et de charogne qui va empester les bois du nord de Verdun) et passant sans cesse du détail zoomé à la vue d’ensemble.

    Les grands jours est un poème romanesque épique qui a la précision verbale d’un rapport militaire, autour de quatre personnages infiniment attachants. Le plus tendrement présent est un garçon de vingt ans «vierge de tout» au prénom de Victor et auquel, durant une grande maladie de ses jeunes années, son papa, libraire parisien, fit la lecture des romans très populaires d’un certain Capitaine Danrit, comme il le raconte, en rougissant un peu comme une fillette (c’est comme ça que ses camarades l’ont surnommé sans méchanceté ) au colonel Driant nommé chef des deux bataillons défendant le bois des Caures et ... auteur des romans en question.

    Superbe personnage que ce colonel Driant, qui tombera au deuxième jour comme le rapportent les deux autres protagonistes dans leurs carnets respectifs: le lieutenant Simon et le formidable Marc Stéphane engagé volontaire à 46 ans et lui aussi écrivain dont les écrits ont impressionné le fulminant Léon Bloy et qui donne au roman de Pierre Mari sa verve gouailleuse de « grand père » anarchisant.

    La guerre des artistes aura-t-elle lieu demain ?

    Une scène merveilleuse marque la première partie du roman, quand le colonel Driant, désireux de préparer un beau cimetière à ses hommes, y fait ériger une immense croix de bois de chêne au pied de laquelle il aimerait que se dressât une effigie douce de la Patrie, à laquelle un brave Corio dont on a repéré les talents de sculpteur va travailler avec une jeune fille de la région prénommée Alice.

    Survient alors une discussion entre le colonel Driant et le sculpteur, qui donne ceci: «Vous savez, mon colonel, je pense souvent à ma situation. J’essaye de la projeter en grand. On m’a retiré des tranchées, on me fait faire un travail d’art. Imaginez un peu: jour après jour, on découvre un talent dans chaque homme du front. Ce n’est pas une idée en l’air, je vous assure. Vous avez vu ce que certains sont capables de fabriquer avec les fusées d’obus qu’ils ramassent ? Ils travaillent l’aluminium comme des dieux. Ils en font des bagues – j’ai même vu des broches, des bracelets, un bijoutier les achèterait. Alors, supposons. Chaque fois qu’on tombe sur un talent, on l’enlève des lignes, on lui donne de quoi s’exercer. Au bout d’un moment il n’y a presque plus de soldats – il n’y a plus que des artistes, installés dans les villages de cantonnement. Chacun glorifie la patrie à sa façon. Les gens du coin sont réquisitionnés eux aussi, comme Alice. Et de leur côté, les Boches font pareil. Dans les deux camps, on s’escrime à grands coups de beaux-arts. Une surenchère de Muses comme on n’a jamaisvu. Il sort à foison des peintures, des sculptures, des poèmes, des pièces de théâtre » …

    En lisant Les grands jours, je me suis rappelé ce passage très émouvant de la Recherche du temps perdu où le Narrateur précise que les seules personnes du roman citées par leur vrai nom sont les Larivière, symbolisant les Français par excellence, loyaux et droits.

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    Et le nom de Proust m’a fait enjamber d’autres frontières pour me rappeler les conférences du peintre Joseph Czapski à ses camarades polonais détenus au camp soviétique de Griazowietz, au début de la Deuxième guerre mondiale, qui entretenaient leur moral avec tout un programme de causeries (sur l’histoire, la science, l’alpinisme, la nature, la musique, selon les compétences de chacun) pour ne pas déchoir.

    Proust contre la déchéance est d’ailleurs le titre des conférences de Joseph Czapski, sauvées des ruines et de l’oubli alors que le peintre, documentant l’archipel du goulag pour la première fois dans son récit de Terre inhumaine, allait jouer un rôle de premier plan dans l’identification des responsables de la mort de quelque 24.000 Polonais sacrifiés sur ordre de Staline...

    Les Noëls de l’humaine fraternité

    Une autre scène inoubliable du roman de Pierre Mari, au deuxième jour du monstrueux «marmitage» d’artillerie subi par les chasseurs du colonel Driant, est marquée par la reddition en douceur, suggérée à ses hommes encerclés par le sage caporal Stéphane – alors que Robin, le jeune lieutenant inexpérimenté, allait jeter ceux-là au massacre assuré – qui conseille ainsi : «Ce qu’il faut faire, mon lieutenant ? Se montrer courtois s’ils le sont. Sinon, mourir aussi proprement que possible ».

    Et de fait, l’officier allemand qui s’adresse aux soldats piégés dans leur abri se montre courtois au possible, leur suggérant de se «déséquiper» et se réjouissant pour eux que la guerre soit finie. Ensuite, Pierre Mari constate avec les yeux de Marc Stéphane sur les Allemands déferlant sur Verdun: «Tous ces hommes sont solides, juvéniles et poupins, beaucoup d’entre eux portent de fines lunettes branchées d’or : ils ressemblent à des savants de bibliothèque mâtinés d’athlètes». Et tous, jeunes Français et Allemands, s’imaginent que demain la paix sera acquise…

    L’increvable bonté humaine

    Un jour qu’ayant lu Terre inhumaine, autre traversée des cercles infernaux de la guerre et de l’univers concentrationnaire, je m’étonnais, auprès de l’octogénaire Joseph Czapski, qu’il fût resté si vif et curieux, joyeux et poreux, celui-ci me dit comme ça qu’il avait été bien plus malheureux, à vingt ans où l’on vit ses premiers chagrins d’amour, que dans les camps et la tourmente.

    Or cela me rappelle, à la veille de Noël, les notes du vieil Ikonnikov, dans Vie et destin de Vassili Grossman, qui fait l’inventaire des gestes de la «petit bonté» individuelle, à ne pas confondre avec les grandes déclarations humanitaires qui n’engagent à rien, et c’est dans cet état d’esprit qu’à l’instant je pense à ce qu’a vu le caporal Stéphane sortant de son trou à rats, avant qu’on apprenne que des 800 hommes de son bataillon il ne restait qu’une trentaine de survivants : « Qui n’a pas vu ça n’a rien vu ».

    Et nous verrons le lieutenant Simon sauter de trou en trou jusqu’à l’improbable salut. Et le jeune Victor, qui aura lu en 1929 Ma dernière relève au bois des Caures de Marc Stéphane, se tirera d’affaire lui aussi, en tout cas en apparence, sans rien perdre de son air d’enfant, ni rien oublier de ce qu’il a vu à la vie à la mort…

    Or Victor Lerigueur revit par la grâce du livre de Pierre Mari, comme les martyrs de Katyn, dont certains entendirent parler des histoires de comtesses et de pédérastes d’un certain Marcel Proust, continuent de hanter notre mémoire à la veille de ce Noël 2018 - et là nous allons boire ensemble un bon vin chaud avant que le terrible père Noël ne nous tanne avec sa hotte pleine de livres…

    Pierre Mari. Les grands jours. Fayard, 2014.

    Joseph Czapski. Terre inhumaine. L’Âge d’Homme, 1991. Proust contre la déchéance. Noir sur Blanc, 2012.

     
  • Défoncé

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    … Moi tu vois, Giacomo Girolamo, je ne suis qu’un vieux canapé malmené par tes mille et une nuits à me ramener tes femmes de chambre et tes comtesses pour les honorer à l’italienne au dam de mes lames, et c’est vrai que je pourrais t’en vouloir de m’avoir tant secoué les ressorts et frotté le velours, et pourtant ta vieille peau me manque, surtout les soirées où tu me lisais tes Mémoires dans ta chemise de nuit genre Casanova de Fellini…
    Image : Philip Seelen

  • Dans la maison des morts

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    (Imre Kertesz)

    L’écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu’il a tenu entre 1951 et 1995 : « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l’homme a créé Auschwitz ».
    En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain «le sentiment d’une grande fracture» et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d’une tragédie mythique – depuis longtemps galvaudée dans d’autres régions du monde – emplit l’air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l’édifice éthique qu’est – si l’on peut dire – le pilier de l’histoire spirituelle de l’homme. Qu’est cette fracture ? Les pères ont condamné l’enfant à mort. Cela, personne ne s’en est jamais remis. »

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    Imre Kertesz ne s’est jamais remis, non plus, d’avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. «Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd’hui que «l’Afrique entière est un Auschwitz» avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d’un jeu de dupes ; l’antisémi- tisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c’est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l’on s’écrie : Amour, alors tous savent que l’heure du crime a sonné, et si c’est : loi, c’est celle du vol, du pillage. »

    Se fondant sur la négativité absolue et le caractère «impensable» de l’extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu’«écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d’ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu’il était essentiel de « penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas ».

    Or ce n’est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l’enfant crucifié, dans le bouleversant Être sans destin d’Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d’un savoir, et le savoir de l’origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

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    «Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz», écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situa- tions modernes ».
    Et nous nous rappelons alors que c’est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l’enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c’est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d’utiles enseignements à son entreprise d’extermination. Nous nous rappelons que la technique d’Auschwitz fut appliquée, à l’état encore artisanal, à l’extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot.

    À la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pra- tique – le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Or, au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s’appliquer aujourd’hui sous nos yeux de multiples façons.

    « L’esprit du temps, c’est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié : le clone créé de main d’homme. Comme on le multipliera, on l’exterminera sans états d’âme. Pourtant l’espoir luit dans la conscience désespérée: «Être marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c’est aussi l’aiguillon de ma vitalité. »

    Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flam- boyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le « bonheur sans fard » des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua « les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge » ?

    Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut- lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspi- ration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi « naturel » que de recevoir des coups de son tortion- naire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un « effet de Larsen » fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre « cyclope féminin se nourrissant de bruits », à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du « socialisme goulasch » ?

    Je me posais ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’« espèces d’usines » dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur « douceâtre » et « en quelque sorte gluante » ?

    Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils me venaient « naturellement » à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute « professionnelle » ou « mondaine » qu’elle fût, cette conférence de presse signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un must médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.

    Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui- ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’exta- siait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue ; et nous revint la remarque incroyable du jeune prota- goniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime « fini », le voici qui entend « la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration ».

    Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le révisionniste, invisible dans son coin) pleins de reconnaissance pour le « héros du jour » ; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleuse- ment » revivifié leur langue commune.
    Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout.

    En l’occurrence, cependant, les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919 ».

    Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est « un résistant », cette consécration ?
    À quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. « J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années », a-t-il ajouté. « Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski. »

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    Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux « plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. « J’ai été chargé d’un fardeau », a-t-il précisé, « que je dois transmettre au lecteur ».
    Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante « naïveté » du prota- goniste de son chef-d’œuvre, Être sans destin, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde.

    Enfin, comme je l’interrogeai, personnellement, sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son œuvre, Imre Kertesz m’a répondu que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. « C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré »...

    Jean-Louis Kuffer. Les Jardins suspendus. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 414p. Paris, 2018.

     

     
     
  • Mon petit musée de poche

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    De la copie pour mieux voir la peinture…

    Il existe, dans les soubassements du Rijksmuseum d’Amsterdam, une grande salle réservée aux pique-niques conviviaux des visiteurs du musée, au fond de laquelle se trouve une grande paroi entièrement couverte de centaines de cartes postales représentant divers chefs-d’œuvre visible en ce haut-lieu, de Vermeer à Delacroix ou de Rembrandt à Van Gogh, - toutes réalisées par des enfants ou des adolescents par manière d’exercice.

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    Je ne me suis pas renseigné sur les détails de l’opération à large échelle qui a abouti à cette sélection de copies de jeunes visiteurs, mais il y avait des années déjà que cette démarche consistant à «lire» des œuvres d’art en les copiant m’avait paru aussi intéressante, pour celui qui s’y exerce, que le fait d’apprendre de la poésie par cœur, à cela près que la copie implique une part d’interprétation plus active que dans la seule mémorisation.

    De l’aquarelle considérée comme un geste critique…

    1723473598.JPGL'idée m'était ainsi venue un matin de l’année 2010, face au brouillard et à la mauvaiseté du monde (les dernières infos) de me constituer un petit musée de poche en recopiant des tableaux aimés que j'aurais aimé emporter avec moi partout où j’irais.

    J'ai commencé avec La route à midi de Thierry Vernet, évocation provençale de je ne sais où, dont je ne possède à vrai dire qu’une reproduction, mais fidèle.

    Pourtant une copie personnelle m’importe aussi, même de qualité inférieure, puisque c’est mon propre regard que j’ajoute à celui du peintre, à tel moment et en tel lieu. C’est un peu comme un commentaire de l’œuvre, dans la foulée, une note à la volée - et je me suis rappelé alors quatre autres copies commises, à la gouache, une d’après Rouault et trois d’après Czapski.

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    Pour en revenir à La route à midi de Thierry Vernet, il va sans dire que l'original était bien plus beau, mais que l'intention y était de ma part... Ensuite ça serait plus coton de copier du Rembrandt ou du Vermeer à l'aquarelle presto…
    Sur quoi les années ont passé.

    Quand l’exercice devient quotidien

    Assez récemment cependant, et plus précisément le 1er août 2018, amorçant le énième de mes carnets sur un specimen de la marque Paper Blanks, je me suis astreint, cette fois à la gouache, plus propice que l’aquarelle au traitement de multiples couches, à l’établissement suivi d’une sorte de petit musée de poche portatif aboutissant, le 14 novembre, à un ensemble de 70 copies où se retrouvent plusieurs toiles de Joseph Czapski et d’Emil Nolde ou Peter Doig, entre tant d’autres peintres (Rouault, Soutine, Vallotton, Munch, De Staël, Utrillo, Derain, Corot, etc.) touchant à mes yeux à l’essence de l'art selon mon goût.

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    48360876_10218353030163969_7304348870538952704_n.jpgDepuis le 15 novembre dernier, invité à participer à l’élaboration du catalogue d’une exposition rétrospective de Joseph Czapski, je me suis concentré sur des copies quotidiennes de ce seul artiste, en marge desquelles je note tout ce que, précisément, je découvre en les «lisant» , les «interprétant» et les reproduisant à la gouache avec mes faibles moyens.

    Mais quel exercice vivifiant, comme d’écrire des poèmes après en avoir mémorisé des centaines... Quel bonheur partagé en amont, avec tant d’yeux fertiles, et peut-être en aval si tant est que ce que je vois regarde aussi les autres…

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  • L'ogre et le papillon

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    À voir absolument à Berne : la belle, partielle mais passionnante exposition marquant les retrouvailles posthumes de deux immenses artistes du XXe siècle, amis en dépit de conceptions esthétiques et de positions politiques divergentes: Nolde le "cousin des profondeurs" et Paul Klee...

    Chronique de JLK 

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    Emil Hansen, alias Nolde depuis 1902, passait le cap de la soixantaine lorsque, à l’occasion d’une exposition itinérante marquant cet anniversaire, Paul Klee s’exprima en ces termes dans le recueil d’hommages publiés en plaquette. «Nolde est bien plus que seulement lié au sol, il est aussi un démon de ces régions. Même si l’on réside soi-même ailleurs, on perçoit en permanence la présence de ce parent choisi, ce cousin des profondeurs».

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    Et pour mieux défendre son ami contre tous ceux qui, à l’époque, décriaient plus ou moins les peintres restés attachés à la figuration – c’était l’époque où un critique parisien en vue opposait le «tricycle désuet de M. Bonnard» aux bolides «modernistes» d’un Picasso ou d’un Léger… -, Paul Klee marquait, en dépit de son accointance personnelle avec l’abstraction, la différence de celui qui sait reconnaître l’authentique génie en dépit des classements d’époque: «Les abstraits, éloignés de la terre ou la fuyant, oublient parfois que Nolde existe. Il n’en va pas ainsi pour moi, même lors des vols qui me portent très loin et d’où je veille à revenir pour rejoindre la terre et m’y reposer dans la pesanteur retrouvée. »

    Or, en août 1940, deux mois après la mort de Klee à Locarno, Nolde reprenait, dans ses Notes en marge, la métaphore «volante» dans son hommage posthume : « Paul Klee est mort (…) Un papillon volant parmi les étoiles, spirituel, inventif, ornemental, décoratif. Comme homme et comme ami, il était bon et fidèle à ses nombreux amis. Quand à l’apogée de l’abstrait, ses camarades critiquaient mon art en se moquant, lui prenait ma défense – à moi qui n’était pas présent. Et pourtant son être, dans son tréfonds, est demeuré pour moi une énigme, je n’ai jamais eu l’occasion d’un échange humain et amical avec lui »…
    On ne saurait trouver, mieux que dans ces mots à la fois reconnaissants et révélateurs par la distance qu’ils affirment en dépit des convenances amicales, le reflet de l’énigme incarnée par Nolde lui-même, à laquelle nous confronte une fois de plus son œuvre exposée – même si de vastes pans de celle-ci sont absents dans la grande salle du Centre Paul Klee.

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    Faut-il vraiment croire Emil Nolde quand il affirme qu’il n’a «jamais eu l’occasion d’un échange humain et amical avec lui» ? Sûrement pas au pied de la lettre en ce qui concerne l’ «échange humain et amical», que contredisent autant de faits vécus que de lettres échangées. En revanche on conçoit parfaitement que le «cousin des profondeurs» - tellement plus énigmatique lui-même que son pair «aérien» et lumineux qui fait chanter les lignes, alors que lui, l’instinctif déclaré, brasse les couleurs à pleines paluches -, reste baba devant le vol du papillon !

    Quête des sources et autres échappées

    Ce qui frappe illico, dès qu’on amorce le parcours des treize sections de la grande salle lumineuse consacrée à Nolde au rez-de-chaussée du Centre Paul Klee, c’est l’impression curieuse, toute superficielle au premier regard balayant, de débarquer dans l’expo d’un jeune artiste d’aujourd’hui sacrifiant à la mode du «primitivisme». Ah mais j’ai vu ça cent fois ces dernières années, vous direz vous peut-être en vous rappelant vos visites dans les galeries branchées de Vienne ou de Manchester, de Cracovie il y a deux ans ou l’an dernier à l’expo des travaux d’école des Beaux-arts de San Diego: tout ça c’est papou et compagnie, resucée d’arts premiers et autres parodies d’art brut !

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    Or c’est évidemment voir les choses à l’envers et par le tout petit bout de la lorgnette contemporaine, vu que ce qu’on découvre là, une fois qu’on ouvre vraiment les yeux sur kes œuvres, nous fait rebrousser chemin d’au moins un siècle, quand les artistes européens contemporains de Gauguin ou de Picasso découvraient les expressions dites primitives, alors même qu’Emil Nolde et sa femme Ada participaient, des mois durant (d’octobre 1913 à mai 1914) à une expédition « médicale et démographique» dont le peintre allait ramener un matériau émotionnel, pictural et anthropologique dont on voit de multiples reflets au Centre Paul Klee. C’est d’ailleurs dès 1911, à Berlin, que le peintre germano-danois s’est intéressé à l’ethnographie, travaillant à un livre sur l’expression artistique des peuples primitifs.

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    Par ailleurs, et l’exposition bernoise le montre dans la foulée, l’intérêt du «cousin des profondeurs» de Paul Klee pour l’homme primitif recoupe le fonds de contes et légendes nordico-germaniques qui l’ont marqué dès l’enfance, et son psychisme sauvage, ses tribulations d’artiste souvent rejeté (et même interdit de pratique par les nazis), ses hantises de visionnaire expressionniste descendant de Goya et de Böcklin, proche aussi de son contemporain flamand de James Ensor, entre autres, constituent le magma volcanique, parfois effrayant et parfois éclatant en polychromies joyeuses, d’une peinture dont la couleur est le principal « argument »…

    Artiste génial et paysan roué, Nolde n’est pas à prendre au mot…

    Les uns ont condamné Emil Nolde pour ses accointances avec le bolchévisme, les autres pour une affiliation tardive au national-socialisme. Les uns sont entrés dans son jeu pour le dire paumé en affaires et naïf en politique. Paul Klee a senti plus vite que lui la vilaine odeur du nazisme. Lui-même, sur sa dune danoise, n’a pas adhéré au parti nazi local, mais il eut bel et bien la candeur de croire qu’il pourrait avoir son mot à dire dans les affaires culturelles du Reich. Goebbels avait apprécié ses œuvres : bon signe. Mais ensuite Hitler, aux goûts esthétiques d’un kitsch achevé avait froncé le sourcil et déclaré : décadent le Nolde, dégénéré, foutez moi ça à la poubelle ! Et de fait, des années durant, Nolde fut officiellement interdit de pinceaux et brosses. Mais le malin se mit alors à peindre des «images non peintes», et cela donne la superbe collection d’aquarelles que nous découvrons sous l’aile du papillon Klee, où le fantastique et la poésie, l’inquiétant et le radieux, la vacherie et la drôlerie de notre drôle de vie n’en finissent pas d’irradier.

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    L’Artiste, à jamais, reste inclassable…

    Il y a une dizaine d’années de ça, une toile de Nolde fut vendue plus de 2 millions d’euros. Celui qui aime la peinture s’en contrefout, comme d’apprendre qu’une autre toile de Ferdinand Hodel fut vendue il y a quelques années à New York (Amercica First) 12 millions de dollars. Là n’est pas l’important, et Nolde le sentait viscéralement, fils de paysans modestes du Schleswig qui jugea sûrement durement le traité de Versailles, bien plus cultivé qu’il ne l’a dit lui-même (il avait lu Nietzsche et ses vues sur le surhomme laissent songeur) et qui avait appris à Berlin quelle sale loi règne dans les allées de la Réussite, puis se retirant dans ses jardins, foutez-moi la paix !

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    Emil Nolde se méfiait des musées, qu’il pensait surtout faits pour la réussite sociale des historiens de l’art et des commissaires commis à l’office. Cependant il faut avoir en mains le majestueux catalogue de la première rétrospective française honorant la mémoire de Nolde, au Grand Palais, pour nuancer le propos.
    Diaboliques les «officiels» ?Assurément, et ce Nicolas Sarkozy célébrant la complicité culturelle franco-allemande et faisant passer Nolde pour une victime absolue de la barbarie nazie non moins absolue fleurait la récupération. Parce que le rusé Nolde, aussi, avait signé de douteux manifestes visant la culture « étrangère » en général et l’influence juive en particulier. Opportunisme professionnel ou préjugés d’une époque où l’antisémitisme faisait florès, mais Nolde fut blanchi par les instances de dénazification, et Peter Vergo a tout dit à ce propos dans le catalogue magistral de la rétrospective parisienne, dégageant précisément Nolde des mythes que lui-même avait contribué à entretenir dans les quatre volumes de son autobiographie !

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    Tout ça pour dire que l’accès au Centre Paul Klee de Berne, par l’autoroute, ne pose aucun problème avec GPS, et que, de la gare, des bus d’un magnifique rouge baccara rejoignent le haut-lieu où têtes blanches et têtes blondes se côtoient sans se douter qu’ils frôlent des gouffres et des anges…

    Berne. Emil Nolde. Centre Paul Klee, jusqu’au 3 mars 2019.

    Dessin ci-dessus: Matthias Rihs. @Rihs/BPLT.

  • Milena

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    Esquisse d'une nouvelle

    C’est le mot nectar qui m’y a fait repenser, à propos de ce que m’avait écrit Milena en termes voilés sur une carte postale qu’elle m’avait envoyée de Vancouver un peu après la fermeture de la communauté. Comme quoi mon nectar lui manquait. Milena que la dope nous avait enlevée ensuite des années durant et qui était réapparue ce soir-là. Milena à la langue rêche de fumeuse de Gauloises bleues. Milena qui venait de fêter ses trente-cinq ans et sentait toujours comme après la chose. Milena qui avait fendu la foule du théâtre pour se jeter sur moi en miaulant à notre vieille façon.
    - «Et comment tu vas ? Tu n’as pas changé. T’es encore seul ou quoi ? T’as pas viré pédé finalement ? Qu’est-ce que tu fais après ?»
    J’allais lui répondre à l'instant où je remarque, par dessus son épaule, là-bas, qu'il avait neigé entre le théâtre et le lac.
    Sur quoi je la prends dans mes bras en me rappelant que je n’avais pas du tout envie de prolonger tout à l’heure, et je la serre et je sens son odeur et je lui dis :«Je ne sais pas. Je n’ai rien prévu. Je n’ai pas d’idée. On se prend un verre ?»

    Il y avait alors deux jours que les Taliban avaient dynamité les Bouddhas géants d’Afghanistan, on était en mars 2001 et je me demandais déjà comment raconter Milena tant d’années après ? Que je raconte comment elle me regardait la regarder: deux paumés des années Carter qui se retrouvent sous Reagan, et dont je reparle sous Bush fils de Bush: vraiment intéressant ? Deux qui étaient aussi nuls politiquement parlant et qui le sont probablement restés. Deux qui flottaient entre deux eaux. Deux qui ne s’aimaient même pas vraiment, mais se retrouvaient à peu près à chaque fin de soirée au Mao, quand tous les vrais couples s’en étaient allés.

    Milena avait maintenant les cheveux courts et l’une des premières choses qu’elle me dit était qu’elle se retrouvait femme au foyer et qu’elle et son jules s’exerçaient à faire une première portée de chatons, ce qui me semblait tout à fait dans sa ligne en dépit de ce que les gens raisonnables lui avaient prédit, l’overdose ou le trottoir. Elle avait déjà repéré une table dans le foyer du théâtre où l’on était en train d’installer le buffet. Je lui ai proposé «un double comme au bon jeune temps» en faisant allusion à notre litre et à celui de Miss Lonelyhearts, elle m’a répondu d’un clin d’oeil, elle s’est installée à la table biplace du fin fond du foyer et j’ai foncé au bar avant l’arrivée de la foule, en passant j’ai juste dit à Peter Brook (qui se rappelait visiblement notre dernière entrevue) que son spectacle m’avait salement secoué, mais je ne pensais alors qu’à rejoindre Milena avec nos deux flacons de retrouvailles, le maestro a dû me trouver mufle et je m’en foutais comme d’une salade sèche.

    Pourtant c’est bien de L’Homme qui se prenait pour un chapeau que nous avons parlé d’abord avec Milena, qui m’a dit tout de suite que ça lui avait rappelé bien des choses de La Solitude où elle avait fait ses deux premières cures de désintox, et je la revoyais dans son pyjama de pilou avec sa peau bleue et ses yeux en gelée. Sur quoi, se penchant vers moi, elle a remarqué: «Tiens, tu as changé de parfum, il y a une Madame là derrière ?», et après que j’eus acquiescé: «Moi je me prenais plutôt pour une feuille d’arbre, un parapluie enlevé par le vent, une chauve-souris ou un papillon, en tout cas c’était souple et ça volait la plupart du temps dans ma nuit». Un jour, je le savais, Milena avait failli se jeter de la falaise de Pierremont sous l’effet d’un cocktail à retardement. Le pauvre Jef, dit aussi le pharmacien, y avait bel et bien passé, mais une Main l’avait retenue, elle, qu’elle avait appelée la Main du Sage.
    «Et la Madame est un mec bien ?» - « C’est cette individue, mère de cette autre et de cette autre bis».
    Milena scrutait les trois photomatons avec l’air ravi de la future mère laitière qu’elle avait toujours été, puis elle m’avoua qu’elle n’avait jamais osé voler son image à son Kurde aux yeux verts. «Salman est le seul avec toi qui sait que je suis restée pure...»

    Milena la pure, la fille de pute, la pute elle-même et la pure. Milena la rejetée de partout. Milena à l’éternelle peau de mouton et aux culottes de laine. Milena aux sacs de cuir pleins de trucs. Milena nue dans la boue de l’île de Wight, en 1972. Milena aux crises d’abandonite aiguë au lendemain de la chute de Saïgon (dont elle se contrefoutait d’ailleurs). Milena que j’ai rejetée comme les autres pour essayer de me retrouver et qui m’a retrouvé ce soir par hasard et qui me regardes comme si nous nous étions quittés la veille: «Tu me reverses un chouïa ? Dis, t’as cessé de te ronger les ongles... Et qui c’est qui se lève pour le Buffet ?»

    Il va sans dire que nous ne nous quittons pas d’une semelle et que ça se remarque. Milena la toujours remarquée: la toujours fée sorcière aux airs de vieille petite fille en chaussons à lacunes (elle a laissé ses pseudo-Doc sur nos sièges en guise de Warning), la toujours sapée Mont-de-piété à bijoux de fer-blanc, et, surtout, avec sa démarche dansante et sa façon gracieuse de me remplir mon auge (elle se souvient de mon faible pour les lentilles et les haricots), la ressuscitée d’à présent dans sa nouvelle aura.


    Les gens saluent la grâce et je salue les gens tout en resongeant à ce dont on se souviendra…

  • Le regard de Czapski

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    A propos de L’Art et la vie.

    Il y a vingt-cinq ans ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag),  finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.

    Aussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.

    Joseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.

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  • Ceux qui crèvent d'envie

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    Celui qui jalouse grave les bretelles en or du Président / Celle qui estime que le prénom de Brigitte fait doublement honte aux femmes insoumises / Ceux qui bien au chaud dans leur rédaction frémissent de juste indignation populaire / Celui qui demande des excuses à son gilet de flanelle / Celle qui balance un pavé dans la vitrine de Vuitton qu’elle met à sac pour l’exemple non sans y retirer son dû / Ceux qui tournent le dos à la République en marche/ Celui qui tague la tombe du soldat inconnu ce réac notoire / Celle qui monte sur le char pour prendre de la hauteur / Ceux qui regardent ceux qui filment celles qui insultent ceux dont la charge est filmée par celles qu’indigne aussi la mêlée des casseurs filmés par BFMTV que ceux qui l’estiment une chaîne pourrie ne regardent pas / Celui qui ne sait pas pourquoi il balance un pavé en précisant que celui-ci le sait de mémoire historique / Celle qui se rase les aisselles au Gilette jaune réputé jetable / Ceux qui voient bien le malaise d’un point de vue cependant relativisé par la situation en Malaisie / Celui (Peter Sloterdijk) qui affirme que la maladie de l’époque est celle de la comparaison / Celle qui a pas mal appris sur les mécanismes relationnels du cretinus terrestris en lisant Les Feux de l’envie de René Girard consacré aux crises mimétiques décrites dans le théâtre de William Shakespeare / Ceux qui se demandent comment va se résoudre la crise mimétique dite des gilets jaunes dont la ou les victimes sacrificielles n’ont pas forcément été CHARLIE à l’époque, etc.

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  • Ceux qui se poilent

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    Celui qui voit toujours le comique des pires situations / Celle qui a l’impolitesse du désespoir / Ceux qui rient de tout sauf de ce qui est triste / Celui qui compatit sans lamento / Celle qui pense comme Pollyanna que tout pourrait être tellement pire que c’est à rendre joyce / Ceux que la faim dans le monde fait franchement marrer tellement c’est marrant n’est-ce pas, ah, ah / Celui qui met un pain sur la figure du faux mendiant qui dépouille la vraie vieille / Celle qui trouve drôle l’unijambiste qui sifflote sur sa branche / Ceux qui tricotent le fil de fer barbelé et parfois se blessent aux doigts ça c pas gai / Celui qui fait les enterrements pour les buffets des familles élargies / Celle qui fait élargir le lit parental pour sa famille recomposée / Ceux qui trouvent rigolo d’avoir plusieurs mères et des mecs qui vont et viennent avec des Nokia et même des Blackberry selon leurs affaires / Celui qui annonce à ses papas gays qu’il est tombé raide amoureux d’une postière hétéro / Celle qui s’excuse d’être
    normale et promet de faire de son mieux à l’avenir / Ceux qui se bidonnent tout au long de leur première nuit tellement c’est bidon /Celui qui constate que le Suisse moyen en camping est statistiquement aussi con que le Français ou le Danois mais faut pas généraliser / Celle qui se la joue Deschiens avec ses deux beaufs et leur pavillon à volets couleurs fantaisie / Ceux qui se succèdent à eux-même au poste de caissier du mingolf des Bleuets dont les avoirs viennent d’être dégelés par l’Administration communale / Celui qui se mort annoncée par la voyante belge réjouit vu qu’il a encore le temps d’épouser sa Canadienne et de se payer la Studebaker rose à bord de laquelle ils vont se crasher contre un séquoia en mai 2016 / Celle qui meurt de rire et pleure de joie en ressuscitant grâce à sa foi Alleluia / Ceux qui ont mis les rieurs de leur côté et de l’autre un peu de thune, etc.

     

  • Le Goncourt au gilet jaune

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    Feuilleton social visant à rendre justice à une France périphérique sinistrée par la crise industrielle, Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu s’en tient à un tableau de société à la fois précis et empathique, mais à la fois convenu, voire complaisant, dont l’observation reste assez pauvre et les personnages ténus. Le roman populiste (sans guillemets) a fait bien mieux !

     

    Alain Soral exulte: le prix Goncourt 2018 vient en effet de couronner le roman d’un vrai petit Français qui évoque le quotidien plombé d’autres vrais petits Français dont l’un d’eux, prénommé Anthony et observé durant sa «guerre» de 14 à 18 ans, se fait maltraiter par un jeune Arabe fourbe et dealer, qui lui pique la moto que lui-même a empruntée à son paternel, lequel est chômeur et alcoolo alors qu’Hèlène, la mère, se débat entre assistante sociale et non assistance affective, etc.
    Nicolas Mathieu se félicitera-t-il de la caution bruyante de Soral l’extrémiste national-socialiste, qui affirme que le «prestigieux prix littéraire commercial va d’habitude à un livre qui traite du nazisme, de la collaboration, de la Shoah ou d’une enfance persécutée pendant les années 30 » ?


    Rien n’est moins sûr évidemment, vu que l’auteur de Leurs enfants après eux n’a rien d’un idéologue d’extrême-droite, bien au contraire : son roman est tout imprégné d’empathie sympa, comme on dit aujourd’hui, on ne peut plus «à l’écoute» de ses personnages dont il reproduit le langage avec une exactitude mimétique, comme dans ce premier dialogue d’anthologie, au bord d’un lac aux eaux polluée, à l’été 1992, entre Anthony et son cousin :
    « Le cousin roulait déjà un deux-feuille de beuh.
    - Putain.
    - Ouais.
    - Qu’est-ce qu’on fait ?
    - J’sais pas».


    Nicolas Mathieu, qui avait quatorze ans en 1992, connaît le milieu de la France d’en bas qu’il évoque, autant qu’il est imprégné de la mentalité « djeune » de l’époque, dont ses personnages sont autant de stéréotypes. Son récit très fluide et « facile à lire » relève à la fois du croquis de mœurs et de la romance adolescente marquée par l’ennui, l’impatience de baiser, les fiestas tribales et la quête d’emplois. De ce matériau humain, une Annie Saumont a tiré de belles brèves nouvelles acérées et tendres à la fois, qui avaient le mérite de la densité et de la brièveté.
    Avec le roman de Nicolas Mathieu, qui ne manque au début ni de charme ni d’assez belles évocations «en plein air», tissé de phases bien calibrées, aux chutes de chapitres àvives relances et dont le «scénar» bien structuré fait déjà voir déjà la série télé qu’on en tirera, tout s’étire au contraire comme un long fleuve plus ou moins intranquille, dans cette France des périphéries dont une partie se soulève ces jours en arborant un gilet jaune – et l’on a « vendu » ce roman, avant le Goncourt, comme une chronique des «vraies gens», pour donner une somme de composantes indéniablement «vendeuse».


    Pitch de l’ouvrage repris à foison dans les présentations médiatio-publicitaires du chouette lauréat «Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique (sic) d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage». Mais encore ?

    Du « sociétal » au grand ou petit pied…
    Vous avez quelque chose, me demandera-t-on peut-être, contre le récit à valeur de témoignage social ou politique ? Vous suivez la moustache de Mallarmé quand elle frémit à l’idée que la littérature puisse se salir ses blanches mains dans le « reportage universel ». Pas du tout !
    De Jules Vallès, avec sa magnifique trilogie (L’enfant, Le bachelier, L’insurgé) à Emile Zola, au tournant du siècle passé, et ensuite de l ‘immense fresque « unanimiste » de Jules Romains, dans Les Hommes de bonne volonté (que les « purs littéraires » accoutument de dédaigner sans y avoir mis un bout de nez), à l’inoubliable Sang noir de Louis Guilloux, figure majeure de ce qu’on a appelé le roman populiste - sans l’actuelle connotation péjorative -, et jusqu’au formidable Faubourg des coups-de-trique d’Alain Gerber (prix du roman populiste en 1982), les « vraies gens » - pour parler comme Marie-Chantal la Parisienne qui «va au peuple» avec la même attention que les vieilles ganaches de l’académie Goncourt , ont inspiré les meilleurs écrivains.
    Autant dire que ce n’est pas par préjugé «élitaire» ou mépris des «petites gens» que je bémolise mon enthousiasme à la lecture du Goncourt 2018 : c’est simplement que je reste sur ma faim, même à en comparer le propos social ou politique à la série télé danoise Rita, dont l’aperçu qu’elle donne de la jeunesse me semble beaucoup plus riche et nuancé, ou plus près de nous à la série romande Romans d’ados, dans un contexte certes plus soft mais avec des point communs dans la psychologie et le désarroi juvénile.
    Pour en revenir à la littérature française actuelle à « vues » sociales ou politiques prédominantes, la comparaison pourrait se faire aussi avec deux romans récents remarquables, dont la riche substance humaine fusionnait avec l’observation socio-polique et, portée en outre par une écriture affûtée, à savoir Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (prix Médicis 2010) et Des châteaux qui brûlent (2017) d’Arno Bertina, qui eût fait un Goncourt aussi présentable sinon plus que celui de Nicolas Mathieu.
    Celui-ci saura-t-il résister au nivellement de la littérature par l’idéologie (n’est-ce pas Soral ?) ou par les «lois du marché» et l’emballement d’un public qui ne demande pas plus au livre qu’à un tour operator possiblement low cost ? Tout devenant matière à feuilleton genre Joël Dicker relooké glamour par Jean-Jacques Annaud : suite au prochain épisode

    Dessin: Matthias Rihs. Copyright Rihs/BPLT.

  • Les Jardins suspendus

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     Vient de paraître !
     
     
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    Si le Verbe se fit chair, il incarne notre mémoire commune et la lecture est alors un acte sacré au jardin suspendu, qui scelle la rencontre du Lecteur et de l’Auteur.
    Le jardin suspendu est ce lieu où l’attention vive à toutes les manifestations du Verbe se réitère tous les jours - ici depuis cinq décennies. Une curiosité passionnée y relance l’aventure de lire qui relève de l’amour, ignorant dans sa superbe ce qui est jugé trivialement idéologique, banal ou bavard.
    Les lectures et rencontres consignées ici sont tantôt marquées par l’Histoire (le fasciste Lucien Rebatet ou l’antifasciste Imre Kertesz, Amos Oz ou Doris Lessing, Alexandre Soljenitsyne ou Jonathan Littell) et tantôt par la tragi-comédie quotidienne (avec Anton Tchékhov ou Cormac McCarthy, Patricia Highsmith ou Georges Simenon, Alexandre Tisma ou William Trevor, Alice Munro ou Juan Carlos Onetti, Vassily Grossman ou C.F. Ramuz ), partout où le Verbe se fait chair.
    La bibliothèque du lecteur, attenante aux jardins suspendus, est son corps projeté dans le temps hors du temps de la Poésie (le Suisse cosmopolite Charles-Albert Cingria y rayonne en génie byzantin, et l’Américaine Annie Dillard y module sa prose d’un réalisme mystique sans pareil), mais le frisson de la Littérature parcourt les échines les plus diverses, des conteurs (un Marcel Aymé ou un Dino Buzzati) aux flâneurs (un Henri Calet ou un Alexandre Vialatte) en passant par les passants profonds, (Guido Ceronetti et Dominique de Roux), les bardes de leurs tribus (Thomas Wolfe et Philip Roth), les enchanteurs ironiques (Vladimir Nabokov et Fabrice Pataut), les enfants perdus (Fleur Jaeggy et Robert Walser), les sourciers du langage (Yves Bonnefoy ou William Cliff), les contempteurs furieux (Thomas Bernhard ou Martin Amis), les sondeurs du tréfonds psychique (Amiel ou Antonio Lobo Antunes) et les visionnaires hallucinés (Céline et Witkacy), tous embarqués dans la même Arche.
     
    Jean-Louis Kuffer, né en 1947 a Lausanne, vit au lieu dit La Désirade, surplombant les eaux lentes du lac Léman, avec sa bonne amie et leur chien Snoopy, au milieu des renards et des écureuils, des oiseaux et des livres, des tableaux et des vendanges tardives.
     
     
     
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  • Le brigand au tea-room

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    (Robert Walser)

    On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d’abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d’irrépressible angoisse. C’est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale. On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C’est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce.

    Il est possible au tea-room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu’on a dit : « Merci bien » à la serveuse, elle répond : « service ». On lui donnerait un bec ou on l’étranglerait : c’est la Suisse.

    Le poète, en lisant le journal et ses accablantes dernières nouvelles, songe au réconfort de la nature innocente.
    « Comme l’ombre des arbres nous fait du bien », remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage « hölderlinement clair et beau ».

    S’il était normal il se dirait : « Cette sommelière me fixe, donc je vais lui faire une révérence ». Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo.

    « L’amour est quelque chose d’absolument indépendant », griffonne-t-il en pattes de mouches. Et à un docteur il s’exclamera : « Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d’amour. »

    Pourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le « faire » que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu’il publie enfin un livre positif.

    Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis ») à cette « foule de manteaux de dames ». Hélas il ne peut qu’ironiser : « Le mieux c’est que j’aie un enfant et que je le présente à une maison d’édition, qui ne pourra guère le refuser. »

    Or cet indéniable vacillement n’empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l’enseigne d’une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d’ailleurs, comme l’attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades.

    Publier un enfant, choyer un livre d’un tendre bout de crayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut : c’est à cela que s’emploie Robert Walser à l’été 1925, quand il écrit Le brigand.

    Si les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme : son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes.

    En outre il aligne, en ces années, un nombre conséquent de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu’on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne.

    En 1925, il écrit : « Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades : « Il faut le mettre à l’asile », comme si le mal était conjuré.

    Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter.

    La suite est biographique : de nouvelles crises, l’internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d’un sien roman de jeunesse...

    Plus que de l’art brut, dont on croit savoir ce qu’il est, Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d’enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micro- graphiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant
    précisément de « l’art des fous », se distinguent cependant absolument de celui-ci : il n’est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d’esprit au délire autiste d’un Adolf Wöffli, par exemple.

    Sans outrance, l’on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l’auteur puisqu’il ne fut déchiffré qu’en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L’on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique.

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  • Ceux qui pensent l'épluchure

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    Alexandre Vialatte en septembre 1966: "L'épluchure doit être pensée ".
     
    Celui qui se rend à la déchetterie pour faire son bilan bicarbonate / Celle qui échange une lampe contre un éteignoir a la ressourcerie des Lucioles / Ceux qui pensent l'épluchure sans chercher à la comprendre / Celui qui n'en revient pas de revenir aux fondamentaux de la décharge / Celle qui pouffe dans son fauteuil crapaud / Ceux qui chinent dans les puces japonaises / Celui qui propose à ses élèves du Gymnase de la Cité cette sentence de Michaux pour sujet de composition française: "Quand les autos penseront les Rolls Royce seront plus angoissées que les taxis" / Celle qui offre son tricycle à sa sœur puînée qui lui demande: et c'est pour la vie ? / Ceux qui ne comprennent pas mais s'émerveillent / Celui qui apprend par l'Almanach des boiteux qu'en juillet les Catherine feront d'appréciables moissons sans gluten / Celle qui vit avec une chèvre dans la région de Grignan ou les poètes foisonnent par contact / Ceux qui ne voient en Ramuz (ils prononcent Ramuze) et Chappaz (ils prononcent Chappâze) que des poètes régionalistes au même titre que Bashô le Jaccottet japonais du sud-est / Celui que tout met en joie quand un Suisse allemand la ramène / Celle qui s'émerveille de ce que la France typiquement française soit la même en Savoie basse et en haute Louisiane au niveau de l'accent grave / Ceux qui apprécient le folklore lapon pour sa laponitude fondamentale / Celui qui ne récuse pas l'idée du koala en soi mais préfère l'individu réel accroché à son tronc de gommier / Celle qui hennit de satisfaction spontanée quand on la selle joliment / Ceux qui ont fait de l'anticonformisme leur oreiller à œillères, etc.
     
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  • Prodiges de Fabrice Pataut

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    Dans le sillage de Nabokov, le nouvelliste et romancier fait merveille...

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    Son nouveau recueil de nouvelles, Un jeudi parfait, déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits  et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »…

    Mea maxima culpa : je n’avais  pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un dimanche parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre,me saisit illico au collet dès sa première page pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide)  commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à en établir l’innocence, dix ans plus tard, ne subisse le même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…

    L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif,  comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust,  au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de saint Sulpice.

    Trois fenêtres ouvertes sur un dédale  

    La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait évoque la punition, de mort, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, le veau d’or biblique fameux, et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais  c’est surtout la troisième nouvelle - qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur -, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur.

    Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées». La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien et le souvenir d’une protection féminine - cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. La troisième fait face à la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur envoie des lettres à une amoureuse, donc avant le trop immédiat SMS. 

    Et la deuxième ? la plus décisive sans doute en termes de mue existentielle : une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite , avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres, ce Michel sensible, compère lycéen qui rendit l’âme (et le corps avec ) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses…

    Or, des fenêtres  de cette nouvelle qui-n’en-est-pas-une , comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront  en autant de lignes thématiques : sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées,  les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur - autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice.  Et Nabokov là-dedans ?       

    Tout un univers à reconquérir

    Le lyrisme de Puccini,  souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les projections complications admirables d’un Schönberg ? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que « réciter » du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que  résoudre les problèmes d’échec de VladimirNabokov.

    Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac. etc,) , le Nouveau Roman et  les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov.  

    Or un grand écrivain,  comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le grand maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourrant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes.

    Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobernory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandon mangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi   

    Il faudrait passer par la ligne « pensée » de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice.

    Aloysius(2001) est un diabolique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin  de la guerre d’Espagne.  Aloysius est un garçon charmant, surtout charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme Lolita charmante et charmeuse est révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir. Allez ! 

    Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman : rien à voir avec le précédent, quoique.  Comme du génial Feu pâle de Nabokov je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici  à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os des micmacs adultes.

    Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (donc   au nord du « jardin ») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…)  avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux  comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme – vous suivez le discours du tour operator ?

    On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux roman et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita  ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman  En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit quasi transparent d’un transgenre, et dans maintes dérives sensuelles ou sexuelles.

    À ce propos, je ne connais aucun auteur contemporain  qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter avec Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration de sentiments, sous couvert de constante invention littéraire.     

    15879_fabricepataut14dr.jpgLa douce folie d’un sage

    Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingues que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et  les fantômes, fantasmes et autre fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, à l’imagination  frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté, spécialiste reconnu dans les sphères académiques pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques. 

    Or quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare ) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des errances de Nicolas Gogol, l’époux prévenant  d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste ?  

    De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures. 

    On ouvre Le Cas Perenfeld pour lire,  à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les  titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris,  Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc. ) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est  décrite en fin de volume…

    Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas ici une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture vécue comme une exploration…

    Lecture difficile ? Pas plus que celle de Nabokov, mais  sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral, mais rien non plus de tout cuit ou de pré-mâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle.   Ouvrez la fenêtre et c’est là : ce que vous voyez vous regarde !

    Fabrice Pataut. Un Jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

    Autres nouvelles de Fabrice Pataut : Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel,  2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française ; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.

    Romans : Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel ; Tennis, socquettes et abandon,  Buchet-Chastel, 2003 ; En haut des marches, Seuil, 2007 ; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.

  • En lisant René Girard

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    René Girard. De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.

    Préface

    - Le recueil contient les quatre premiers livres de RG.

    - Mensonge romantique est un essai de littérature comparée.

    - La violence et le sacré une approche des religions archaïques.

    - Des choses cachées une enquête sur les sources du christianisme.

    - Le Bouc émissaire une prolongation de cette enquête.

    - Le thèmes qui relie ces livres est le rapport liant la violence et le religieux. - Dans la perspective de l’hypothèse mimétique.

    - Mensonge romantique et vérité romanesque achoppe au désir mimétique.

    - Il interroge cinq grands romanciers européens très différents les uns des autres mais qui traitent le désir mimétique de façon confluente : Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski et Proust.

    - Plus tard, il appliquera la même approche à la tragédie grecque et à Shakespeare.

    - Pour expliquer le désir mimétique, RG revient sur la scène emblématique de L’Enfer de Dante, impliquant Paolo et Francesca, les deux amants qui craquent en lisant le récit de Lancelot.

    - Leur baiser est interprété comme un acte spontané par le lecteur romantique.

    - Alors que Dante devine son caractère mimétique.

    - RG pense que le désir mimétique est plus fort que le désir spontané.

    - Le désir mimétique, ou triangulaire, ou médiatisé, fait référence à la notion de médiation fixée par Hegel.

    - C’est plus qu’un besoin ordinaire : un fait essentiellement humain qui désigne un manque d’être, une insuffisance ontologique.

    - Le manque peut-être compensé par une imitation, d’où l’importance du modèle.

    - On commence par imiter un modèle, réel ou fictif.

    - Pour moi : Bob Morane, Charles de Foucauld, Michel Strogoff, le héros de Vipère au poing, mon frère aîné… -

     On imite, on singe, on cite, etc.

    - Je l’ai fait énormément : citer…

    - Il y a des objets de désir que nous pouvons partager, à commencer par les livres ou les modèles éloignés. On parlera de « médiation externe ».

    - Et puis il y a les objets proches, qui suscitent une rivalité.

    - Par excellence : la fiancée ou l’épouse qu’il est exclu de partager.

    - La rivalité mimétique relève de la médiation interne.

    - La rivalité mimétique ne peut être dépassée sans être nommée et exorcisée par la lucidité. L’ai expérimenté à maintes reprises.

    - La rivalité mimétique est le plus souvent camouflée, ou déguisée.

    - Elle se développe de manière exponentielle dans l’égalitarisme démocratique.

    - Tocqueville l’a décrite dans la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.

    - La rivalité mimétique est à la base du ressentiment contemporain décrit par Nietzsche et Scheler, et du sentiment d’insuffisance et de non-reconnaissance éprouvé par tant de gens.

    - La Violence et le sacré achoppe au mécanisme du bouc émissaire.

    - Les experts contemporains limitent l’origine de la violence à l’agression. - Vue trop courte selon RG.

    - La rivalité mimétique explique le phénomène de la violence de manière plus profonde, au niveau social maintenant.

    - Question posée : comment les sociétés archaïques se protègent-elles des rivalités mimétiques ?

    - Rend hommage aux travaux en anthropologue religieuse d’Eugenio Donato, qui l’ont aidé au départ.

    - Il faut partir alors des mythes fondateurs.

    - Qui se fondent en général sur une crise initiale violente : agression surnaturelle, perturbation cosmique, épidémie galopante, etc.

    - L’origine d’Œdipe Roi est une peste.

    - Le mythe doit désigner le coupable et le liquider.

    - Tel est le bouc émissaire.

    - L’expression vient du rite biblique de Yom Kippour.

    - On sacrifie l’animal pour purifier Israël. - Les boucs émissaires sont divinisés à proportion de leur vertu purificatrice.

    - Ce sont soit des anti-héros déclassés, soit des êtres brillantissimes, toujours autres cependant que la moyenne.

    - Les infirmes, les fous, les étrangers inquiètent les foules autant que les privilégiés. - Mais la désignation du bouc émissaire conserve quelque chose de hasardeux. - Les sacrifices rituels formalisent donc la purification. - Mais il n’y a pas que les sacrifices : il y a aussi les interdits.

    - Les jumeaux, ainsi, sont souvent frappés d’interdit et massacrés. - Les interdits ne se limitent pas qu’à la peur ou à la haine de la sexualité, mais aussi à la crainte de la rivalité mimétique. (p.19)

    - Des choses cachées depuis la fondation du monde, ou la révélation destructive du mécanisme victimaire.

    - Avec le christianisme, nous passons du savoir non écrit des mythes à celui que documentent les Evangiles.

    - Caïphe dans l’Evangile de Jean : «Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple ne périsse pas tout entier ».

    - Le crucifixion relaie le lynchage archaïque.

    - Le Romain Celse, et les Modernes, voient en la Crucifixion un mythe comme un autre. Ils ont tort selon RG.

    - Whitehead partage cette analyse.

    - Qu’il ne suffit pas d’écarter avec mépris. Mais qu’il faut dépasser par des preuves.

    - Les mythes n’impliquent pas la conscience de l’injustice faite à la victime. - Tandis que les Evangiles la pointent à tout moment.

    - L’originalité de la Bible, et plus encore des Evangiles, est de prendre parti contre la foule, pour la victime innocente.

    - Ce que ne font jamais les mythes archaïques.

    - Avec Jean-Baptiste, Jésus, bouc émissaire, devient « agneau de Dieu ».

    - La Bible semble plus violent que les mythes, parce qu’elle rend explicite la violence, que les mythes occultent plutôt.

    - Note que les quatre Evangiles coïncident sur le récit de la Passion, moment de la crise mimétique, et sur le reniement de saint Pierre, séquence également décisive.

    - Cite cette parole des Psaumes à propos de Jésus : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ».

      Le bouc émissaire

    - Ce quatrième livre poursuit et accomplit le travail d’élucidation des deux précédents. - RG le trouve le plus réussi de tous.

    - Souligne le fait que les quatre livres ne forment qu’un seul ensemble théorique.

    - Assume l’organisation d’un système, qui nous fait parfois contre son tour trop… systématique.

     - Admet les défauts de ses livres mais en revendique l’originalité quant à l’approche de l’Essence du religieux ».

    - Souligne le fait que l’hypothèse, et la théorie qui en découle, est réunie pour la première fois en un seul volume.

    - Qu’on peut dire la Somme de René Girard.

    - Cette préface date de 2007. 

      Mensonge romantique et vérité romanesque; Le désir triangulaire

    - Amorce la réflexion sur Don Quichotte parlant, à Sancho, d’Amadis de Gaule.

    - C’est Amadis qui inspire, à Quichotte, son désir chevaleresque.

    - Quichotte évoque Homère à travers Ulysse, ou encore Enée à travers Virgile.

    - Base de la médiation externe.

    - Amadis sera toujours présent dans l’imitation de Don Quichotte, mais à distance.

    - D’une façon analogue. Don Quichotte médiatise le désir de Sancho de posséder une « île ».

    - Pour Quichotte, la médiation est écrite et à distance ; pour Sancho, elle est orale et proche, mais la distance sociale demeure.

    - Le lecteur romantique oppose l’idéalisme de Quichotte et le réalisme de Sancho, à faux selon RG.

    - Car tous deux empruntent leurs désirs à un tiers ce qui les rapproche en réalité.

    - La fonction « séminale » de la littérature se retrouve chez Emma Bovary, grande lectrice de romans sentimentaux.

    - Jules de Gaultier a bien analysé le phénomène.

    - Chez Stendhal, Julien Sorel imite Napoléon, et Mathilde de La Mole imite les gens de sa famille. Le prince de Parme imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde imite les vieux prélats.

    - Le vaniteux selon Stendhal imite ceux qui sont « arrivés ».

    - Cf. le Journal très éloquent aussi à cet égard.

    - Tel est le désir triangulaire.

    - C’est à cause de sa rivalité avec Valenod que M. de Rênal « achète » Julien.

    - Du Quichotte, où domine la médiataion externe (Amadis est inatteignable), on passe à la médiation interne chez Stendhal (où les protagonistes sont proches et interactifs).

    - Fait essentiel : la distance qui sépare le sujet désirant du médiateur. - Pour Don Quichotte, Amadis est inatteignable.

    - Pour Emma, Paris reste lointain.

    - Avec Stendhal, les rivaux sont en proximité immédiate.

    - Le parallèle entre Don Quichotte est Madame Bovary est classique.

    - Dans la médiation interne, la rivalité directe entre l’imitateur et le modèle est générateur de haine-amour.

    - « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine.

    - Exactly what I observed several times.

    - Le même phénomène est décrit dans L’Homme du ressentiment de Max Scheler.

    - Dans la médiation interne, le sujet désirant s’auto-empoisonne.

    - Ce que l’on sous-estime, c’est la fascination liée à la jalousie.

    - Max Scheler ne voit pas assez le rôle du médiateur et des variations de distance.

    - « Toutes les ombres se dissipent si l’on reconnaît un médiateur dans le rival abhorré », note RG.

    - Scheler montre combien l’état d’âme romantique est pénétré de ressentiment et mobilise, selon les mots de Stendhal lui-même (dans Mémoires d’un touriste) « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ».

    - Un état d’esprit surmultiplié de nos jours, peut-on ajouter.

    - Aujourd’hui, en effet, la médiation interne s’accroît à proportion de l’effacement progressif de toute différence entre les individus.

    - On entre dans le vif du sujet de l’hypothèse mimétique. (p.45)

    - Le lecteur romantique fait du Quichotte un modèle, alors que c’est le prototype de l’imitateur.

    - Le romantisme occulte le médiateur.

    - Tandis que le romanesque selon RG le révèle bel et bien.

    - Stendhal désigne explicitement les « désirs de têtes ».

    - L’analyse de Stendhal commence dès De l’amour.

    - Il peint alors « la passion avant la vanité ».

    - L’illustre par le processus de la cristallisation, encore insuffisant.

    Stendhal2.jpg- La passion selon Stendhal est le contraire de la vanité.

    - Fabrice puise l’essence de sa passion en lui-même.

    - La vanité passe par le regard de l’autre et fabrique un leurre.

    - La passion ressent le vrai.

    - Le premier Stendhal reste romantique. Ne montre pas le médiateur.

    - Puis il découvre « la force prodigieuse du désir imité ».

    - C’est la vanité qui agite Julien Sorel quand Mathilde se dérobe.

    - Chez le dernier Stendhal, il n’y a plus de « désir spontané ».

    - L’élément féminin, qui a stimulé la vanité, favorise au-delà l’apaisement et la sérénité, comme dans l’épisode final de la tour Farnese.

    - L’accomplissement esthétique marque le dépassement du trouble mimétique. - Très important : « c’est la volupté créatrice qui l’emporte sur le désir et sur l’angoisse ».

    - Ce qu’on pourrait dire : la sublimation poétique.

    - Proust2.jpgPasse alors à l’exemple de Proust.

    - Lien évident entre la vanité stendhalienne et le désir proustien.

    - Pied de nez à certaine critique moderne.

    - Chez Proust, l’amour est subordonné à la jalousie, à savoir : à la présence du rival.

    - « En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur ». On ne saurait mieux dire le masochisme voluptueux du cher Marcel !

    - Le snob proustien est imitateur par excellence.

    - Chez MP, les jeux de la jalousie et du snobisme sont constants.

    - « Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire ».

    - Le temps retrouvé marquera le moment du dépassement.

    - Le mimétisme proustien est plus « sombre », plus angoissé ou angoissant que celui de Stendhal, à cause de la plus intense implication de Marcel.

    - Mais RG montre aussi le caractère évolutif du génie proustien.

    - Ne se fie pas à la « théorie » romantique de Proust, mais à sa pratique romanesque.

    - Prend l’exemple de la fascination de l’adolescent pour la Berma.

    - Que relance le jugement de Norpois.

    - Montre aussi que c’est par Bergotte que le désir de Proust flambe.

    - MP subit la même suggestion, par Bergotte, que Don Quichotte par Amadis de Gaule. (p.58)

    - Le désir proustien marque le triomphe de la suggestion sur l’impression.

    - Le jardin intérieur de MP n’est jamais solitaire.

    - Très important : « L’émotion esthétique n’est pas désir mais cessation de tout désir, retour au calme et à la paix ».

    - Ainsi se prépare la sérénité finale du Temps retrouvé.

    - Tout ça est admirablement senti et montré.

    - Affirme ensuite que l’enfant chez Proust n’existe pas dans l’acception autonome du romantisme, selon lui mythique.

    - « Le génie proustien efface les frontières qui nous paraissent gravées dans la nature humaine ».

    - Chez MP, la médiation enfantine constitue un nouveau type de médiation externe.

    - C’est le secret de sa « pureté », qui n’a rien à voir avec la pureté enfantine mythique, vraie foutaise.

    - La liberté deu Narrateur n’est jamais troublée par les modèles tels que Bergotte ou Elstir.

    - Tandis que le baiser de Maman scelle la dépendance de la médiation interne.

    - Note ensuite que, chez Flaubert, la suggestion joue un rôle plus limité.

    - Jean Santeuil, par contraste, est encore un livre romantique, sans génie. La vanité y règne encore à plein, et la jalousie, la haine mimétique.

    - « Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil. »

    - « Le génie romanesque commence à l’écroulement des mensonges égotistes. »

    - Lorsque Dostoïevski célèbre la « force terrible de l’humilité », c’est de la création romanesque selon RG qu’il parle. (p.64)

    - Il y a là une suite d’intuitions formidablement éclairantes.

    - La critique « symboliste » ou psychologisante croit au désir spontané.

    - RG montre que la naissance de la passion proustienne coïncide avec celle de la haine.

    Dosto.jpg- Mais c’est chez Dostoïevski que la fusion de la haine-amour culmine à vrai dire.

    - « On s’insulte,on se crache au visage et, quelques instants plus tard, on est aux pieds de l’ennemi, on lui embrasse les genoux ».

    - Chez Dostoïevski, la médiation interne est à son paroxysme. - Cela confine à l’aliénation pure dz fait de la proximité endogamique des couples modèle-imitateur, pères et fils ou frères.

    - Dostoïevski marque en cela un sommet du roman européen.

    - L’Adolescent en est une bonne illustration, avec la rivalité du père et du fils.

    - Mais L’Eternel mari module des situations encore plus explicites, avec l’homosexualité larvée qui exacerbe le mimétisme. (p.69)

    - L'éternel mari révple l'essence de la médiation interne, avec un glissement érotique de type homophile.

    - Montre comment Denis de Rougemont a dégagé le mécanisme du désir triangulaiure dans L'Amour et l'Occident.

    - Rapproche alors les extrêmes: Don Quichotte et L'Eternel mari, dont la fiiation est éclairée par le récit de Cervantès intitulé La curieuse impertinence.

    - L'histoire d'un jeune marié qui fait tout pour que son meilleur ami séduise sa femme, jusqu'à y parvenir et s'en suicider...

    - L'orgueil sexuel  pousse à la trahison mimétique masochiste.

    - RG constate que le vrai Don Juan n'est pas autonome, contrairement au préjugé romantique.

    - Souligne le fait que Dostoïevski jugeait sans doute Quichotte en romantique à en croire ses notes.

    - RG voit en Cervantès le père du roman moderne.

    - "Il n'est pa sune idée du roman occidental qui ne soit présente en germe chez Cervantès". (p.75)

    II. Les homme seront des dieux les uns pour les autres

    - Les héros de romans aspirent à une métamorphose via la possession.

    - Le désir d'imitation en est un masque.

    - Etre l'Autre, ressembler voire se substituer àl'Autre exacerbe le jeu mimétique.

    - Les héros ont piètre opinion d'eux-mêmes à la base: tels Marcel, Julien, Emma, l'homme du souterrain de Dostoïevski, etc.

    - Ils veulent plus d'être: ils se jugent en un sens métaphysique ou ontologique.

    - Le "Dieu est mort" retentit en arrière-fond.

    - "À mesure que s'enflent les voix de l'orgueil. la conscience d'exister se fait plus amère et solitaire".

    - "Le héros de roman est toujours l'enfant oublié par les bonnes fées au moment de son baptême". (p. 79)

     

    (À suivre…)