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Carnets de JLK - Page 58

  • Revenons aux Choses de la vie...

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    Où Mark Greene, dans un roman (à paraître) de pure sensibilité fait écho au film de Claude Sautet dégageant une même qualité d’émotion. Et comment l’art rompt avec la jactance des temps qui courent
     
    Chronique de JLK
     
     
     
     
    Je n’avais pas fait 100 mètres sur mon vélo que déjà Michel Piccoli s’était crashé dans le fossé. J’avais commencé tout doucement à plat, réglant le POWER de la machine sur 50 en roue libre. Le cardiologue m’avait dit de faire gaffe (« à votre âge », qu’il m’a balancé, le malotru, alors que j’étais à peine à la veille de mes 71 ans, né un 14 juin le même jour que Che Guevara, sans blague !), et de voir le Pierre des Choses de la vie se ramasser deux poids lourds ne m’a pas fait fléchir : c’était parti pour les 1:54:20 de projection sur mon laptop arrimé au cycle fix. Il fallait au moins que je perde un kilo avant le 14 juin où sûrement j’en reprendrais trois, et 500 mètres plus loin toute l’histoire de Michel et Romy, mêlée à celle de Michel et Léa, était déjà bien lancée : le récit m’avait déjà pris par la gueule et le cœur en modulant les sentiments les plus délicats.
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    C’est dans le courant d’une autre histoire, filée dans son dernier roman par cet écrivain du nom de Mark Greene que j’avais rencontré vingt jours auparavant dans un minuscule restau japonais de la rue des Ciseaux, à Paris, et avec lequel j’avais tout de suite sympathisé au point que nous nous étions éternisés à parler encore et encore sur un coin de trottoir autour de minuit - dans ce roman donc, intitulé Federica Ber et que l’écrivain m’a envoyé dix jours plus tard et que j’ai lu d’une traite, d’abord avec soulagement (il est toujours redoutable de recevoir un livre de quelqu’un dont on n’a pas envie d’être déçu) et ensuite avec un graduel et profond bonheur, me coulant dans une fiction à valeur de rêve éveillé, surprenant à chaque page et nous renvoyant aux choses de notre vie alors qu’y était explicitement cité le film de Claude Sautet que je me souviens avoir plus ou moins snobé dans ma vingtaine (sa sortie date de 1970) et qui, comme en miroir, proposait à la fois un en deça et un au-delà du roman, les deux œuvres traitant également de bleus au cœur et de fuite, de passions mal barrées et de maladie (dans le roman), d’escalades plus ou moins chargées de symboles (comme chez Dino Buzzati) ou de mort violente (dans le film et le roman), etc.
     
    Où il est question d’âges et d’anges…
    Michel Piccoli avait quarante-cinq ans dans le rôle de Pierre, le protagoniste des Choses de la vie, septante-deux ans dans la peau de Marcel, le vieil amant de Mylène Demonjeot dans Sous les toits de Paris d’Hiner Saleen, et huitante-six ans en pontife apostolique mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
     
    Je note précisément ceci car mon aïeul paternel est mort à 71 ans, mon âge ce jeudi d’embellie annoncée par la météo, alors que mon Grossvater lucernois a presque atteint l’âge actuel de Michel Piccoli (93 ans) où je doute d’arriver sans cure transgénique mais ça reste ouvert.
    J’ose ajouter, quitte à me répéter, que les hasards de la vie font que si je suis né le même jour que Che Guevara, lequel est mort au jour de la venue au monde de Michael Wyler, autre chroniqueur de Bon Pour La Tête né en octobre 1947, etc.
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    Tout cela pour dire quoi ? Que la sensibilité n’a pas d’âge, ni les bleus au cœur, mais que la perception de tout ça, et l’expression des «choses de la vie», découlent souvent des âges fondant une expérience, ou au contraire nous pétrifiant le cœur.
    Les poètes et les artistes ne sont pas des anges, mais des corps et des cœurs; les artistes et les poètes sont autant d’histoires que se racontent tout un chacun sur son vélo d’appartement ou n’importe où, mais l’art et la vraie poésie fait bel et bien apparaître des anges sur les toits de Berlin (dans Les ailes du désir de Wim Wenders) ou sur les corniches des toits parisiens (dans le roman de Mark Greene), et l’ordinaire discours plus ou moins « technique » sur les choses de la vie devient alors autre chose, qui rompt avec la jactance énervée des temps qui courent où chacun assène son opinion au lieu de se raconter, détails à l’appui.
    L’idéologie, politique ou religieuse, qui sature le «discours » actuel, est une pétrification des idées, alors que celles-ci ne valent que lestées d’expérience humaine complexe, voire contradictoire. Bien entendu, il n’est aucune grande œuvre qui n’ait de composantes idéologiques, religieuse ou politique, comme on le voit notamment chez les poètes, de Dante à Shakespeare, ou, au cinéma contemporain, de Rosselini à Ken Loach, entre autres.
    Mais quand l’idée pétrifiée, le concept partisan, la posture ou l’opinion-mitrailleuse se substituent à l’expérience sensible et à l’alchimie des formes, comme on le voit dans les emballements médiatiques ou les poussées d’hystérie des réseaux sociaux, ce qu’un Armand Robin appelait « la fausse parole » scelle la confusion et la chute dans le n’importe quoi.
    Or il faut rappeler que l’art, la littérature encore digne de ce nom, mais aussi la simple conversation patiente et attentive, nous immunisent précisément contre le n’importe quoi.
    Il y a quelque chose de purifiant dans la création artistique, et même d’hygiénique, de tonique et de reconstituant, que je vis à l’instant après une heure de pédalage sur-place intense en compagnie de deux actrices merveilleuses (Romy Schneider et Léa Massari) et du Pierre de Michel Piccoli ou du François de Jean Bouise, où seule la mémoire du protagoniste et le récit du tandem Sautet-Dabadie nous font sortir du chaos mortel.
    Pareil pour le roman de Mark Greene, dont l’éditeur (Grasset) me prie de ne pas trop « buzzer » plus que ça...
    En août prochain, l’aimable lectrice et le bienveillant lecteur de cette chronique découvriront aussi bien les personnages de Federica Ber, non moins attachants que ceux des Choses de la vie, entre les toits de Paris et le Chemin de ronde d’un pic des Dolomites d’où les chamois, parfois s’envolent…
    Les choses de la vie est la remémoration, déchirante, des errements de quelques personnages qui auraient tous « pu faire mieux », et ne reste que la «révélation de la mort» dans la mémoire de Pierre. Dans Federica Ber, Mark Greene remplace, après la fin d’une histoire d’amour dont on ne sait peu près rien, ce bilan d’une vie par la fiction où l’apparente absurdité de la vie trouve finalement un sens puisque le poète Greene, comme les artistes des Choses de la vie, nous touchent au cœur.
    Le sourire final du narrateur de Mark Greene me rappelle ,alors que s’affiche le mot FIN sur mon petit écran vélocipédique - au soulagement de mes putains de vieilles rotules- , le sourire muet de Michel Piccoli rencontré par hasard, cette année-là, sur un sentier pierreux des hauts de Locarno - cher septuagénaire s’envoyant encore en l’air sous les toits de Paris sans se douter qu’un lustre plus tard le malicieux Nanni Moretti en ferait un pape - entre autres choses-de-la-vie qu’on peut se raconter avant 71 ans et même après…
     
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    Mark Greene. Federica Ber. Grasset, 203p. (à paraître en août 2018)

  • Alfred Berchtold l'humaniste

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    À propos de La Passion de transmettre, recueil d’entretiens de l’historien Alfred Berchtold avec JLK, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts. Gilbert Salem lui avait consacré la DER de 24 Heures. Alfred Berchtold, surnommé Pingouin par ses petits camarades de la communale de Montmartre - où il séjournait  à cause des activité professionnelles de son père -, fête aujourd'hui ses 93 ans ! Joyeux anniversaire Monsieur Berchtold !!!

     

    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold  a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de LaS uisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

     

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*. 

    Unknown-8 2.jpeg«A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.» 

     

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué. 

     

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.» 

    Plus tard, quand il alla à larencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.» 

     

    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette. 

     

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

     

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...» 

     

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à  Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art. 

     

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

     

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

     

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. 

     

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées. 

     

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées... 

     

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe

     

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.» 

     

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer. 

     

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.» 

     

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.» 

     

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    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Sweet Sunny Sixties


    littérature,poésie
    Comment, cette année-là, et ce soir-là, cette nuit-là se mêlèrent voix et visages, dans un choeur dont les échos jamais oubliés resurgissent de loin en loin.

    L’alto à tignasse de feu débarquait d’un trou perdu du Wisconsin, mais Jim situait sa seconde et véritable naissance en Californie, dans une communauté de San Francisco où il avait entrepris son voyage sur la Vraie Voie, cependant il n’y avait que quelque jours qu’il s’était attaché à la soprano moldave à la voix si poignante assise à côté de lui, Milena de son prénom, fille de réfugiés roumains installés à Londres, et Milena avait suivi Jim jusque-là sans être sûre de se lancer avec lui sur la route d’Orient, d’ailleurs ils avaient eu le matin même leur première rupture d’harmonie en faisant leurs ablutions sur le bord de la Limmat, lorsque Jim lui avait confié qu’il n’était pas sûr que la Vraie Voie pouvait se faire à deux, mais à l’instant leurs voix planaient ensemble au-dessus des moires de la rivière en se mêlant à celles des autres, on eût dit qu’il n’y avait plus d’espace ni de temps divisé, le choeur évoquait une espèce de grand essaim sonore en suspens entre les flots et le firmament d’été constellé de myriades d’étoiles qui rappelaient au vieux Max ses nuits des années 40 au pénitencier militaire, Max dont le drapeau de Marcheur de la Paix enveloppait les épaules de la douce Verena - la fluette voix du patriarche et celle un peu flûtée de la jeune fille dessinaient de fines arabesques en bordure des autres -, puis le quelque chose de très archaïque et de très juvénil qui émanait du choeur fut soudain comme électrisé par le solo de cristal limpide du berger Hans Sonnenberg descendu de son alpage avec de quoi se divertir au Niederdorf et que diverses filles de bar s’étaient arraché, mais qui pour lors n’avait d’yeux que pour la Roumaine de Jim, et c’était pour elle que sa voix cherchait à présent une faille vers le ciel qu’on imagine derrière la nuit, et de fait la voix presque enfantine du grand Kerl à boucles d’oreilles et culotte de cuir, zyeux d’azur et gabarit de lutteur, s’envolait le long des flèches de la Chagallkirche en arrachant à chacun d’irrépressibles frissons, et Milena se sentait fondre au côté d’un Jim de plus en plus absent, murmurant vaguement un OM continu, Milena retrouvait dans la voix du berger des accents de ses montagnes natales dont ses oncles lui chantaient parfois les complaintes, et déjà, aux accents excessivement sentimentaux de ses jodels, les filles de bar avaient compris ce qui se passait entre ces deux-là, tout en sachant que le Hans leur reviendrait avec son rire clair et ses vrenelis, et c’était justement parce qu’il y avait de l’amour dans ce chant que les filles se sentaient pures de jalousie, et la nuit paraissait s’ouvrir à toutes ces voix déployées, Jim était déjà parti vers l’Ashram mystique qui le délivrerait de toute pesanteur et les sans-logis qu’il y avait là se sentaient eux aussi dans la peau de pèlerins au bivouac stellaire, Max se réjouissait finalement d’avoir raté le dernier tram de Zumikon et d’être tombé dans cette bande de chiens sans colliers: même si cela ne faisait pas un pli que le monde continuerait de mal tourner en dépit des essais de révolutions du printemps dernier, même si la sauvagerie se perpétuait, son idéal restait chevillé au corps du vieux disciple du Mahatma et les chants de cette nuit le faisaient se sentir un peu meilleur, comme il en allait de Tonio - serveur à la Bodega et grand lecteur de Pavese - et de tous les traîne-patins que la première rumeur avait attiré des ruelles du Niederdorf au bord de l’eau fraîche à la forte odeur de poisson vif, et ils étaient bien une trentaine vers minuit, mais maintenant la nuit avait basculé sur son axe et le chant commençait de s’espacer, des couples s’en allaient vers les bosquets du Lido, d’autres parlaient à voix basse ou prenaient congé, on se souhaitait bel été ou bonne vie, Jim avait laissé Milena se réfugier dans les bras du contre-alto Sonnenberg cependant que Tonio et Verena faisaient un feu sur la berge de la rivière, et leurs visages éclairés paraissaient plus beaux encore de surgir ainsi de l’obscurité, Jim resterait encore longtemps sur l’empieremment de la berge, les paumes ouvertes et les yeux clos, à se remplir d’énergie cosmique, Hans et Milena continueraient de murmurer à ses côtés, les filles de bar regagneraient leurs studios et des pluies d’étoiles tomberaient encore au fond du ciel que les échos de toutes les voix de ce soir-là retentiraient toujours dans la nuit...

  • Pendant le langage

     

     

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    Le premier mot,

     

    le premier nom,

     

    le premier objet

     

    furent les premiers élus de l’enfant-dieu

     

    salivant à fleur d’océan,

     

    au sommeil vrillé d’effrois,

     

    aux éveils cinglés de lumière

     

    et cernés de voix.

     

    Avant le langage : cette guerre.

     

    Et l’armistice ensuite de tous les mots émissaires.

     

    Pendant le langage sera donc une fête.

     

    Pour l’enfance : une collection.

     

    En adolescence : ces passions même sans noms.

     

     Et tous les mots enfin

     

    autour du langage.

     

    Cage toute

     

    aux oiseaux d’erre.

     

     

                                                                  (Cap d’Agde, 29 mai)

     

  • Melgar lynché (bis repetita)

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    Il y a sept ans de ça, Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno, taxait le film Vol spécial de Fernand Melgar, consacré à la situation des requérants dans notre pays et à leur renvoi parfois intempestif, de documentaire fasciste, sans un début d’argument.
     
    Aujourd’hui, le coup de gueule poussé par le cinéaste à propos du trafic de drogue en rue dans son quartier lausannois, à proximité d’une école, dans un édito publié par le journal 24 Heures, hélas suivi d’une discutable dénonciation à visages découverts, sur Facebook, provoque une lettre ouverte, issue de jeunes étudiants en cinéma genevois, et signée par 200 collègues de Melgar. Dans la foulée, en vive opposition avec la gauche de la gauche locale, le réalisateur aura été traité cette fois d’humaniste d’extrême-droite. Mais que sont les artistes devenus ?
     
     
    Le lynchage verbal auquel s'est livré Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno 2011, à l'encontre de Fernand Melgar et de son film Vol spécial, taxé de « film fasciste », nous ramène à la rhétorique des idéologies totalitaires brune et rouge du XXe siècle, dont les affiches hideuses apparues sur nos murs sont un autre avatar.
    Nous pensions être sortis de ce langage de brutes, et pourtant non : la simplification grossière, gage de bonne conscience guerrière, n'a rien perdu de son fiel mauvais et de sa violence.
    Fernand Melgar s'attendait, probablement, à se voir attaqué par les partisans du parti populiste UDC, et cela n'a pas manqué : dès que j'ai présenté Vol spécial dans les colonnes de 24Heures et sur mes blogs, certains censeurs, sans avoir vu le film, ont accusé ce fils d'Espagnols de salir la Suisse qui a si généreusement accueilli les siens, n'est-ce pas.
    Entre les lignes on lisait la vieille rengaine sympa des années 50-60, genre «rentre chez toi l'Espingouin !» ou « va donc voir à Moscou !» Taxer Melgar de gauchiste s'inscrivait d'ailleurs dans la logique de son rejet par la droite primaire. Ses films, d'Exit à La Forteresse, sont en effet marqués par ce qu'on pourrait dire un humanisme de gauche, sans qu'on puisse parler de films militants pour autant au sens où on l'entendait dans les années 50-60. Melgar se dit lui-même démocrate, et ce n'est pas une posture mais une position qu'il incarne dans son travail et dans sa vie.
    Toutes choses qui doivent échapper complètement à l'intello typique de la vieille garde des compagnons de route incarné par Paulo Branco, pour qui la démocratie directe à la manière suisse, dont il ignore évidemment tout du fonctionnement réel, ne peut qu'être suspecte. Pensez: un peuple qui vote si mal ! Yann Moix l'avait d'ailleurs déclaré avant lui : peuple de fachos, peuple de collabos !
     
     
    Or, taxé de fascisme par l'élégant Paulo, le gentil Fernand n'a su répondre que ça : qu'il est démocrate, qu'il respecte ses aînés soixante-huitards et qu'il est juste triste...
    Après la projection de Vol spécial, pour ma part, j'étais juste en rage, comme je l'ai été à Locarno en découvrant les abominables affiches de l'UDC en langue italienne qui fut celle certes de Mussolini mais qui est surtout à mes yeux la langue de Dante, de Fellini , de Pavese et de Pasolini.
    Mais la rage devant le simplisme imbécile d'un slogan et d'une image de l'invasion est tout autre que la rage découlant du constat d'une injustice et d'une indignité avérées, liées elle-mêmes à une situation européenne et mondiale complexe, enchevêtrée, absolument indémêlable en termes manichéens opposant bourreaux et victimes. Cette complexité qui exclut les réductions simplistes avait été perçue il y a des décennies, d'ailleurs, par ces grands artistes que furent un Dürrenmatt ou un Pasolini, à la hauteur desquels un Fernand Melgar, remarquable artisan, n'a pas la prétention de se hisser.
    Paulo Branco, en son simplisme idéologique de vieille ganache toujours imprégnée des eaux de vidures d'évier de la guerre froide, ne peut que détester la complexité ressaisie par Melgar. De toute évidence, notre pistolero de salon ignore les données réelles, sociales et politiques, d'une démocratie directe telle que la nôtre, nullement satisfaisante à bien des égards mais qu'il est malhonnête de juger sans la connaître un tant soit peu.
    Qu'un réalisateur suisse, nullement chauvin au demeurant, se pointe à Locarno avec un directeur de prison administrative suisse à cravate rose, ne peut que paraître suspect à Paulo Branco qui prétend, à tort, que le réalisateur le présente en héros. Que le responsable de prison à cravate rose déclare haut et fort, dans le film, qu'il a honte d'être Suisse au lendemain de la mort, à Zurich, d'un requérant d'asile renvoyé dans des circonstances explicitement dénoncées par le film, ne saurait intéresser Paulo Branco dont l’opinion est scellée d’avance.
      
    Représentant avéré de ce que notre confrère Claude Ansermoz a appelé exquisement la «Révolution des œillères), Paulo Branco ne voit rien de la réalité effectivement documentée par Melgar, qui est celle d'un piège. La prison de Frambois est un piège qui a cela de particulier que tout le monde y est piégé. Bien entendu, il serait «obscène», pour reprendre les termes de Paulo Branco, de mettre la situation des sans-papiers sur le même plan que celle des fonctionnaires commis à leur entretien, mais ce n'est pas du tout ce que fait Melgar. Pas un instant le réalisateur ne justifie les pratiques des gardiens commandées par le Règlement, qu'il se borne à montrer. Et que s'imagine donc Branco : que les 3000 spectateurs qui ont applaudi Vol spécial applaudissaient le Règlement appliqué ?
     
    Le malentendu est aussi une affaire de générations, et je comprends que Paulo Branco rêve de prolonger l'illusion du film militant, tel que Francis Reusser, par exemple, le pratiqua jadis dans Biladi, documentaire palestinien strictement unilatéral. Voir Biladi et conclure : salauds d'Israéliens fachos ! Belle preuve de bonne conscience, que j'ai retrouvée l'an dernier chez notre cher Freddy Buache lorsque, lui recommandant de voir Le responsables des ressources humaines, il me répondit : « Ah mon cher, un film israélien, non merci ! »
    Dans le même ordre d'observations, je me rappelle les Journées de Sorrente de l'année 1977, consacrées au cinéma suisse, marquées notamment par la projection du Grand soir de Reusser, des Indiens sont encore loin de Patricia Morazt et de Violanta de Daniel Schmid; et quels beaux soirs nous aurons vécu, sur les terrasses domminant la baie de Naples, à entendre ces dames et messieurs disserter sur la meilleur façon de toucher le peuple suisse plus ou moins collabo (le mot n'y était pas, mais l'idée pointait le museau), du moins estimé somnolent à proportion de son peu de goût pour des films jugés (injustement) plus ou moins chiants.
    Cette gracieuse désignation des «collabos», introduite par Paulo Branco lui-même dans sa réponse à notre confrère Claude Ansermoz (24 Heures du 17 août 2011) lui demandant comment il interprétait le fait que 3000 personnes, à la FEVI, se lèvent pour applaudir Vol spécial, en dit long sur le respect que le produc à provocs's montre envers le public, bande de veaux qui votent des lois infâmes, c'est bien connu.
     
    Au même propos, je me souviens d'une soirée passée à Cologne, il y a une vingtaine d'années de ça, en compagnie d'un autre ponte de la provoc', en la personne de Günter Wallraff (Tête de Turc, etc.) qui me dit comme ça, après m'avoir demandé si c'était le journal qui réglerait l'addition, que la Suisse pendant la guerre s'était montrée plus que collabo : vampire de l'Europe nourrie du sang et de l'or des Juifs.
    À cette rhétorique de propagandistes prenant leurs désirs ou leurs exécrations pour la réalité, s'oppose évidemment l'exigence plus modeste de rendre compte de celle-ci dans toutes ses composantes, dont les éléments sociaux ou politiques ne sont pas forcément les principales.
    De ce point de vue, le souvenir de Violanta de Daniel Schmid, sans être son chef-d'œuvre, ou La dernière chance de Leopold Lindtberg , me semble plus vif aujourd'hui, comme celui de L'Âme sœur de Fredi M.Murer, léopard d'or de Locarno en 1985, que celui des réalisateurs engagés de l'heure.
    Or qu'est-ce aujourd'hui qu'un film «engagé» ? À vrai dire je n'en sais trop rien, pas plus qu'en littérature, ou disons plutôt que la notion d'engagement prête trop souvent à malentendu, sauf pour les bien-pensants.
    S'il s'agit d'achopper à la réalité contemporaine, je dirai que l'admirable Mary d'Abel Ferrara me semble aussi engagé, sinon plus en termes de travail artistique, que les reportages remarquables de Stefano Savona réalisés dans la bande de Gaza l'an dernier et cette année sur la place Tahrir.
    En ce qui concerne le cinéma suisse, je constate que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, et plus encore Cleveland contre Wall Street, ou Groundding de Michael Steiner, Des épaules solides d'Ursula Meier. Prudhommes de Stéphane Goël ou Vol spécial de Fernand Melgar, relèvent d'un engagement plus frontal et mieux accordé à un débat de large audience que nombre de films «politiquement» plus explicites de leurs aînés. 
     
    Sans en faire une question de générations, il me semble que les rélisateurs du nouveau cinéma suisse, à partir des docus de Bron (Connu de nos services) et de Lionel Baier (Celui au pasteur ou La Parade),entre autres, se sont distingués de leurs prédécesseurs en préférant, à la démonstration établie sur des conclusions préalables - procédure souvent appliquée dans l'émission- vedette de la TSR, Temps présent, conduite par Claude Torracinta -, la simple exposition des faits supposés parler d'eux.même à un public libre de se faire une opinion en dernière instance.
    Bien entendu, la réalité suisse a un côté modeste et pompon qui peut exaspérer, et les manières du bon Docteur Sobel (dans Exit de Melgar), expliquant à la candidate au suicide que, maintenant, on va gentiment prendre sa potion, frisent parfois le monstrueux, comme l'a bien montré Michel Houellebecq à la fin de La carte et le territoire. Une Zouc,une fois encore, a illustré merveilleusement cette terrifiante gentillesse du petit pays à nains de jardin...
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    Aux socialistes révolutionnaires qui lui reprochaient de ne pas prendre, dans ses récits extraordinairement documentés sur la misère de la Russie tsariste, Anton Tchekhov répondait que, s'il s'était attaché sérieusement à la peinture des faits et gestes de voleurs de chevaux, il lui paraissait inutile de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. Le problème de Paulo Branco, amateur de chevaux, est qu'il n'en a qu'à la moralité déclarée (ce qu'il appelle pompusement la « responsabilité ») et qu'à ce taux-là un Tchekhov, comme un Pasolini plus tard, ou un Kundera en littérature - et je ne parle de ce facho de Soljenitsyne - ne peuvent qu'être suspects avec leurs façons respective de montrer sans démontrer.
    Frédéric Maire, pour défendre loyalement Fernand Melgar et son travail, a justement souligné que le réalisateur lausannois montrait au lieu de démontrer. À quoi, ajoutant une muflerie sur l'autre, Paul Branco a osé répondre que sans doute le directeur de la Cinémathèque n'avait pas vu le film ! Aggravant son cas, le même Paulo a ajouté qu'il lui paraissait scandaleux que le Festival de Locarno accueille seulement um film aussi fasciste que Vol spécial.
    De son côté, Olivier Pèrene m'a paru peu bien courageux, quoique défendant Melgar, en invoquant les «motifs artistiques», et non politiques, sur lesquels se fonde son invité, lequel n'a pas amené le début d'une argumentation de type réellement cinématographique sur le film en question.
     
    Autant dire que la Suisse fasciste et collabo est reconnaissante à Edouard Waintrop, grand cinéphile français qui a remplacé Olivier Père à la tête de la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, de voler au secours de Melgar en se déclarant lui aussi fasciste et collabo !
    Si les mots ne veulent plus rien dire dans la confusion amnésique des temps qui courent, alors allons-y petits : après avoir été tous des Juifs allemands au temps de Dany le Rouge, nous voici tous fachos collabos promis bientôt à un vol spécial que pilotera Paulo Branco, avec Yann Moix pour copilote, lesquels nous conduiront, menottés et garottés, jusqu'au bord de la piscine de leur palace préféré où nous attendent les clones téléfilmiques d'Hitler et Salazar, à siroter des mojitos...
     
    Comme une double crise mimétique
    Pour en revenir aux dernières péripéties liées à la dénonciation collective de Melgar par plus de 200 signataires d’une lettre à mon sens contestable, et notamment quand on apprend que certains de ses initiateurs n’avaient vus aucun film du réalisateur (!), ce qu’on pourrait dire, en se référant aux analyses pénétrantes d’un René Girard, c’est que par deux fois nous aurons assisté à ce que l’anthropologue appelle une crise mimétique, qui se solde ordinairement par la désignation d’un bouc émissaire.
    Comme toujours en pareil cas, les parties en conflit ont des raisons égales de s’opposer, morale à l’appui (chacun brandissant bien haut son Éthique), mais en l’occurrence l’on a vu finalement que personne n’avait raison et que, s’agissant d’artistes (ou prétendus tels) et non de militants politiques, dans un magma de psychologie et de rhétorique aussi creuse que vertueuse, le résidu de tout ça resterait amer pour les gens de bonne foi, ne bénéficiant qu’aux idéologues ou aux partisans à la petite semaine, à gauche autant qu’à droite.
    Du moins est-ce ainsi que je l’aurai vécu, dans la tristesse de voir des gens de qualité se vilipender mutuellement dans cet emballement médiatico-idéologique qui ne résoudra rien. Les apprentis cinéastes de l’école genevoise, dont le directeur n’a pas brillé, donnent des leçons à Fernand Melgar en matière de métier documentaire. Eh bien qu’il commencent à prendre en considération le grand travail accompli par l’auteur de La Forteresse, d’Exit, de Vol spécial et de L’Asile, et ensuite qu’ils fassent eux-même oeuvre concrétisant leurs beaux principes. Et les professionnels, un Jean-Stéphane Bron, un Lionel Baier, un Francis Reusser ont-ils vraiment des leçons de Haute Morale à donner à leur confrère ?
    L’alerte si mal lancée du citoyen-papa Melgar, usant du réseau social sans se douter que cette arme est à double tranchant, a provoqué un effet de meute affolant les hyènes ordinaires autant que les indignations fondées sur le respect humain. Bref, et une fois encore, tout le monde a déraillé dans cette affaire, mais comment ne pas dérailler ? Comment garder son sang-froid devant la réalité qui est la nôtre, où le crime organisé profite des désordres de l’injustice ou de l’incurie, où tout est emmêlé au dam des analyses fondées de bonne foi.
     
    Entre désarroi et cynisme 
    On a lu, parmi les sottises à poussées exponentielles répandues sur les réseaux sociaux, celle d’un jeune écrivain faraud, signataire évidemment de la dénonciation collective, affirmant que, pour lui, la vision des dealers de rue n’est en somme pas pire que celle de militants du WWF...
    Hélas on en est là: à ce tout petit cynisme ricanant opposé à la bonne foi d’un homme de coeur aussi sincère et soupe au lait que notre Quichotte de quartier. Sacré Fernand ! Mais à présent, fais gaffe quand tu sors, vu que le mal rôde et qu’il a tous les visages du ressentiment larvé et de la vengeance...

  • Du Bon Bord

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    … Vous n’avez pas le choix : si vous n’êtes pas avec nous, c’est que vous êtes contre nous, et dans ce cas nous ne pouvons vous accorder le certificat positif qui fasse de vous un élu Porteur du Signe, c’est une question d’éthique fondée sur le caractère approprié ou non approprié de votre pensée et de votre arrière-pensée, dont l’évolution récente ne laisse de nous interpeller - en toute amitié et pour votre bien…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui mettent les nuances

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    Celui qui se rappelle le moment crucial où Mademoiselle Eglantine Duplomb sa maîtresse de piano déclara après le déchiffrement du morceau sur la Méthode Rose : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances » / Celle qui dispose d’un nuancier se réclamant à la fois de Vasari et de Goethe / Ceux qui estiment que le génie expressionniste, ou plus exactement hyperréaliste à cadrages biaisés, de Michel Houellebecq, manque un peu de nuances sur les bords mais on ne peut pas tout avoir conviennent-ils en revenant à la lecture d’Alice Munro ou d’Anton Pavlovitch Tchékhov / Celui qui achoppe au jugement porté par Houellebecq (Michel, pas Gaston) sur l’idéologie sous-textuelle des poèmes de Jacques Prévert (« avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ») en se rappelant les vers immortels du même Houellebecq dans son impérissable Configuration du dernier rivage : «Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles possibles / En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes / techniques./ Est-ce suffisamment clair ? » /Celle qu’intéressent les combinaisons de couleurs des vêtements de Michel Houellebecq style pistache/framboise ou citron /bleuet qui font dire à Pierre Cardin que tous les goûts se défendent en social-démocratie si les Chinois achètent / Ceux qui constatent que la peinture de J.M. Turner n’est que nuances au point de se dissoudre à la manière des nymphéas de Monet dans un étang mal aéré / Celui qui dit à Marcelle qu’elle est une conne avant de se reprendre : conne vachement cultivée je reconnais / Celle qui qualifie les juifs et les arabes de« nez crochus » sans faire d’amalgame / Ceux qui jouent du Schubert comme si c’était du Bartok / Celui qui parle de Ruysdël comme d’un Raphaël hollandais sans le confondre avec Hamilton le photographe de nymphettes épilées/ Celle qui conclut volontiers que tous les goûts sont dans la nature laquelle reste de marbre quand deux vaches se montent dessus faute de train à regarder passer / Ceux qui tiennent à préciser au cocktail donné en l’honneur de Metin Arditi qu’eux aussi sont quelque part CHARLIE sans préciser à quel taux de change / Celui qui affirme que son néolibéralisme ne cautionne pas forcément l’exploitation des vraiment très pauvres s’ils le prouvent / Celle qui met des bémols à tous ses guillemets / Ceux qui prennent leur air de psys de gauche pour insister sur le fait (Marie-Ange, c’est moi qui parle) qu’on va travailler la question / Celui dont l’esprit caustique sent « les vieux démons » au dire de Maryvonne dont les antennes frémissent dès qu’on s’en prend à la gauche de la gauche /Celle qui aggrave son cas en essayant de préciser en quoi elle se sent plutôt Charlotte (la juive douée pour le dessin) que CHARLIE / Ceux qui sont pour le rétablissement de la peine de mort dans un esprit respectueux des droits de l’homme et après consultation des experts dont au moins une femme mûre et un psy de couleur,etc.

  • Nombriliste cosmique

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    (Henri-Frédéric Amiel)
     
    Symbole du nombrilisme stérile pour les uns, le monumental Journal intime d'Amiel fut aussi passionnément défendu par d'autres, tels Léon Tolstoï et Vladimir Dimitrijevic, son éditeur posthume, ou Roland Jaccard en son impertinente pertinence d’infatigable zélateur.
     
    Pour qui n'a pas fréquenté vraiment le Journal intime d'Amiel, le nom de celui-ci reste le plus souvent associé à quelques formules typées qui, pour avoir un fondement, n'en sont pas moins des obstacles à la compréhension globale de cette extraordinaire entreprise littéraire.
    Trivialement parlant, Amiel incarne ainsi, pour beaucoup, le type qui se regarde vivre à longueur de journée; le rêveur velléitaire incapable de se décider à écrire le livre dont il rêve ou épouser la femme qui l'attire.
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    «Le professeur Amiel fut un impuissant», écrivait Brunetière, premier de ses détracteurs. Et de nos jours, l'amiélisme passe pour l'emblème par excellence du repli sur soi et de la délectation morose. On le qualifie de noix creuse et le tour est joué.
    Or s'il y a du vrai dans ces reproches, le moins qu'on puisse dire est que ces clichés réducteurs n'épuisent pas le sujet.
    D'abord parce que les 16 900 pages du Journal intime ne se bornent pas à de quotidiennes déplorations. Et puis Amiel est un écrivain d’exception. Non seulement une âme profonde et un cœur délicat, mais une intelligence ondoyante et curieuse de tout, un observateur aigu de se semblables et un poète en prose autrement inspiré que dans les vers de mirliton qu'il croyait le meilleur de sa production littéraire.
     
    De cet Amiel multiple et captivant, la lecture continue du Journal intime permet aujourd'hui de se faire une représentation mieux fondée que naguère, même si de nombreux esprits de qualité, de Tolstoï à Thibaudet ou de Mauriac à Georges Poulet, préfacier magistral du premier volume, ont déjà reconnu et défini les particularités de cet involontaire chef-d'œuvre. Amorcée en 1976, l'édition intégrale, dont le douzième et dernier volume devrait paraître en 1992, apparaît elle-même comme un monument définitif. On peut y voir la plus belle marque de reconnaissance de la part de Vladimir Dimitrijevic qui, à vingt ans, débarquant en Suisse romande au début de son exil, posa cette première question à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»
    ***
    Dans le neuvième tome paru en 1991, qui recouvre les années 1872 à 1874, je retrouve ce matin Amiel, la cinquantaine passée, au moment où son amie Marie Favre (la fameuse Philine qui s'abandonna à lui pour une passagère effusion sexuelle) lui annonce de Berlin qu'elle préfère lui rendre sa liberté. C'est alors, pour lui, l'occasion de regretter son incapacité à contracter ce qu'il appelle un «mariage américain», que nous dirions un mariage d'amour banal. Lui qui examina 50 possibilités de se marier en 1852, et 80 en 1857, n'a pu se marier avec Philine parce qu'elle traînait «avec elle trois ou quatre parents» qui créaient «une impossibilité morale » pour lui dans son «monde genevois». Après la défection d'une autre égérie, c'est Fanny Mercier, dont il fera la légataire du Journal intime, qui hante ces pages de sa présence affectueusement austère...
    À part ses flirts spiritualisants, Amiel ronchonne contre l' «incivilité de manants» de ses étudiants, ces «oisons» qu'il ne parviendra jamais à intéresser, se dévoue et se lamente d'y perdre sa vie sans plaisirs tandis que ses molaires s'évident et que ses cheveux tombent. «Ce n'est pas le moment d'écouter les rossignols et de rêver aux îles Fortunées», note-t-il alors que «le catarrhe chronique s'installe».
     
    Et pourtant l'écriture lui tient lieu, chaque jour, de chant et de tropiques. Dans le miroir de sa conscience, c'est l'universel qu'il cherche indéfiniment et traque en nombriliste ouvert au cosmos.
     
     
     
    Impuissant, Amiel? Mais c'est ne pas voir la vigueur tonique de ses réflexions tous azimuts (sur la démocratie, contre l'esprit français, la «pieuvre» catholique et ses «lanières à pustules», notamment, la philosophie allemande et le collectivisme s'annonçant en Russie) et, plus concrètement, ses innombrables balades à pied autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, ses baignades en eau froide et la remarquable santé avec laquelle il rend tant de visites à tant de probables casse-pieds qu'il éreinte ensuite avec non moins de vigueur.
     
    °°°
    Le vénérable Virgile Rossel, quelques années après la mort d'Amiel, limitait l'intérêt du Journal intime à «certains chapitres de psychologie intime» et quelques portraits, et vouait le reste au probable oubli de la postérité. Amiel lui-même ne voyait-il pas dans la rédaction de ces pages «une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard»?
    Du moins au terme de sa vie, devant les 174 cahiers noircis, a-t-il fini par admettre que telle était bien l'œuvre de sa vie, fût-ce sans concevoir vraiment quel inestimable trésor il nous léguait...
    Roland Jaccard[1] : «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé ? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud ».
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    [1] Henri-Frédéric Amiel, Du journal intime, préface de Roland Jaccard. Éditions Complexe, 1987.
     
    (Ce texte est extrait de l’ouvrage intitulé Les Jardins suspendus, à paraître cet automne aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)

  • Notre amie la femme nous aide à ne pas nous payer de mots...

    À propos de quelques tricoteuses de mots qui ont souvent, plus que leurs pairs, les pieds sur terre. Des œuvres d'auteures romandes l'illustrent à cet égard, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Anne Cuneo, et de Mireille Kuttel à Pascale Kramer...

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    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à l’enfantement, est d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec «la vie» et sa matérialité, plus solide que chez les auteurs du sexe dit fort.  Même en littérature on ne «la fait pas» à notre amie la femme, pourrait-on dire, et nul besoin de quitter le jardin romand pour constater que, plus d’une fois et sans demander la permission, les auteures sont sorties de leur rôle de bas-bleu pratiquant l’écriture comme un délassement de grandes (ou petites) bourgeoises. 

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    Il est vrai qu’Alice Golay, fille de socialiste notoire, prit le pseudo d’Alice Rivaz pour ne pas gêner son paternel, mais c’est bel et bien elle qui aura marqué à la fois l’affirmation «virile» d’une position féministe émergeante et la modulation proprement littéraire, dans ses romans et ses nouvelles et autres récits autobiographiques, d’un regard sur la société dont l’acuité n’avait rien à envier aux aperçus de ces messieurs Les thèmes de l’œuvre d’Alice Rivaz (la solitude, la difficulté de vivre en couple, les tribulations de la passion, le sort des individus marginalisé par la société) procèdent de l’expérience personnelle de la romancière, d’abord marquée par la soumission excessive de sa mère bien pieuse à son mari autoritaire et anti-clérical, qui se frotta ensuite au monde dès son entrée au BIT (Bureau international du travail) où elle fut longtemps employée. 

    Mais cette femme-qui-travaille revendiquait aussi, en tant que romancière, une différence recoupant le propos de Dominique de Roux, affirmant que «les écrivains hommes, souvent, désincarnent et transcendent», tandis que «les femmes incarnent». 

    Et de préciser qu’«enfoncées dans la matière, aux prises avec le limon originel nous ne pouvons extraire nos moyens d’expression que du contact quotidien avec la créature terrestre. C’est ce contact, ce corps à corps, qu’il nous faudra dire, écrire. Trouver les mots de nos gestes, de notre démarche, exprimer les pensées et le travail de notre corps et de nos mains». 

    Ces mots évoquent le «langage-geste» tel que l’entendait Ramuz, qui défendit d’ailleurs Alice Rivaz dès ses débuts, et dont on pourrait dire alors, que l’œuvre «incarne» autant qu’elle «transcende».

    Le malentendu de l’engagement

    Est-ce à dire qu’il y avait une femme «réaliste» sous la moustache de Ramuz? Que voulait dire Flaubert quand il affirmait qu’il incarnait en somme Emma Bovary? Et n’y a-t-il pas autant d’auteures (sans parler des auteuses et des autrices) qui se payent de mots que de littérateurs? 

    Ce qui est sûr, c’est que le regard des romancières romandes avant et après la seconde Guerre mondiale, de Catherine Colomb (pénétrante observatrice proustienne des univers familiaux) et Alice Rivaz, aux générations suivantes, n’a cessé de se faire plus aigu, souvent en phase avec l’émancipation sociale de la femme, avec ou sans «discours» féministe. 

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    A cet égard, c’est à la lecture des œuvres, et sans considération des «postures» idéologique ou politiques, que j’ai vérifié, personnellement, le bien-fondé de la remarque de Dominique de Roux, en lisant les romans d’auteures souvent snobées par la critique «en place» ou par le milieu académico-littéraire, dont Mireille Kuttel (qui vient de quitter ce bas monde) en fut un exemple notable. 

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    Fille d’immigré italien, de tournure petite bourgeoise et modeste, peu versée dans la mondanité locale, d’une génération point encore trop émancipée, Mireille Kuttel a signé quelques romans remarquables (notamment La Malvivante et La Pérégrine) marqués par un mélange d’acuité sensible et de sourde révolte qu’on retrouvera dans les premiers écrits autobiographiques d’Anne Cuneo (Gravé au diamant et Mortelle maladie notamment), autre romancière d’origine italienne mais d’une génération plus explicitement politisée. 

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    Or répondant à la question Pourquoi j’écris, en 1971 Anne Cuneo l’intellectuelle engagée à gauche affirme posément: «Je ne suis pas plus artiste ici que lorsque je faisais un enfant», et dans la foulée, Janine Massard, autre figure de femme en révolte et ne se payant pas de mots quand elle parle de son expérience personnelle ou qu’elle témoigne des humiliés du monde ouvrier ou paysan (dans La petite monnaie des jours et Terre noire d’usine), incarne bel et bien les personnages de ses romans, par delà les beaux discours, parfois avec une intensité déchirante, comme dans Ce qui reste de Katharina et Comme si je n’avais pas traversé l’été.

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    Question d’engagement, au sens politique, l’on remarquera qu’une Anne-Lise Grobéty a été la plus conséquente des écrivaines romandes à cet égard, mandat à la clef. Mais quoi de plus réellement «engagé» que ses romans en pleine chair hypersensible, dégagés de tout discours? 

    Et si la littérature était transgenre? 

    Là-dessus, la meilleure illustration de l’incarnation dont parlait Alice Rivaz me semble représentée par les romans de Pascale Kramer, qui s’est signalée dès 1982 (avec Variations sur un même thème) par un regard panoptique de pure romancière dont la porosité et la dramaturgie, l’attention extrême aux êtres le plus souvent sans langage, et l’écriture à la fois limpide et lisible par tous, n’ont cessé de s’affiner et de se charger de plus de densité existentielle et affective, dans une atmosphère rappelant à la fois les romans d’un Simenon et les dislocations sociales ou familiales d’un Philippe Djian. 

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    Mais le fait que Pascale Kramer soit une femme est-il décisif, et son œuvre serait-elle radicalement différente si nous avions affaire à Pascal Kramer? Cela devrait se discuter en colloque scientifique, n’est-ce pas mais pour ma part je m’en contrefiche. 

    A la première page du roman Femmes de Philippe Sollers, je lis à l’instant ceci: « Le monde appartient aux femmes. C’est à dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment». C’est ce que j’appelle se payer de mots. Or lisant Pascale Kramer, lisant Janine Massard, lisant Alice Rivaz et tant d’autres, y compris Marcel Proust qui était une sorte de génial transgenre, je me dis que notre amie la femme nous aide pas mal, quoique pas toujours, à ne pas nous payer de mots – et là c’est la fin de la chronique vu que ma bonne amie, qui n'écrit pas, m’envoie un SMS de la cuisine pour me rappeler que le monde appartient à la vie: à table!  

    Desin: Matthias Rihs. ©Rihs /Bon Pour la Tête.

     
  • Une visite au maestro

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    Du Maestro  je me rappellerai toujours cette vision du vieil homme cassé, parfaite image de l’homme seul, désormais « sans caresses », selon son expression, à la fois pathétique et riant cependant quand je lui lançai: « La vie est vache, comme disait Céline ». Et lui : «Pauvres vaches, dont on invoque le nom, qu’y peuvent-elles ?»…

    Nous venions alors de rentrer d’une balade sous la pluie, le long de la pente en dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son «corps de chiotte» tout en évoquant un prochain Festival des désespérés qui va tiendra à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise, et où diverses performances seront proposées à la seule gloire du Désespoir.

    Or, comme je lui avais demandé des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda en 1970 avec Erica Tedeschi, sa femme, le Maestro m’expliqua que la compagnie « tournait » toujours et lui survivrait, probablement, sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes «de l’autre côté»…

    Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella - notre  amie Anne-Marie Jaton, parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact depuis quelques années par le truchement de Fabio Ciaralli - à la porte de son repaire plus ou moins secret de C***, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, aux murs couverts de milliers de livres et ornés de nombreux tableaux, collages, gravures,  photos de théâtre et autres portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire en station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent le tour artisanal, composite,  simultanéiste et comparatiste des travaux du poète-philologue.

    C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain se sera gardé de répondre trop précisément à mes questions, brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme et tutti quanti.

    À propos d’Insetti senza frontere, sur quoi je le questionnai pour commencer, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un ouvrage de vieillesse : « J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans cette forme que j’aime particulièrement, de l’aphorisme -  un goût que je cultive depuis toujours. C’est un livre évidemment marqué par la difficulté de vivre dans un corps vieillissant mais il n’en exprime pas moins des joies ténues et bien réelles, que les gens semblent avoir de la peine à concevoir. À ce propos, j’ai de la peine à m’entendre avec les autres par rapport au combat que nous menons contre la mort, qui n’est pas censée exister. Lorsque  j’écris, il m’est encore possible de faire allusion à la mort, autant que dans les conversations avec mes amis, sinon, dans les relations ordinaires, cela devient impossible ! On  doit bien se porter ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence disait le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’un résidu de chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, parler de la mort avec le notaire est possible, ça oui ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»

    Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de «travailler»…

    À propos du « cruel XXe siècle», le Maestro nous annonce que deux nouveau livres de lui sont à paraître ces prochains mois, à commencer par un roman, In un amore felice, qui a séduit ses amis des éditions Adelphi.

    « Vous savez que j’abhorre le genre du roman, et que jamais je n’y ai touché. Pourtant, il y a deux ans, en traitement dans une clinique tessinoise, je m’ennuyais tellement, entre les soins, que j’ai commencé d’écrire cette histoire dont la fin devait contredire la chanson d’Aragon selon laquelle « il n’y a pas d’amour heureux »…

    Quant au second livre annoncé, à paraître chez Einaudi sous le titre Ti saluto mio secolo crudele, il s’agit d’une recueil de textes inspiré par des faits divers et autres événements du XXe siècle, du naufrage du Titanic à la guerre du Vietnam, en passant par le jugement de Rudolf Hess.

    Ensuite, la conversation a roulé sur la vision du monde dualiste de Guido Ceronetti, qui l’apparie au catharisme, et à sa perception du Mal, laquelle sous-tend aussi le « fantastique social » que modulent ses variations thématiques, autant que chez  un Céline, en lequel il reconnaît l’un de ses «grands amours» littéraires. Dans la foulée, nous avons également parlé des genres divers qu’il a abordés dans son oeuvre: de la chronique journalistique ou de la polémique, du récit de voyage, de l’essai fragmentaire, de l’exégèse et de la traduction, de la poésie et, à tout coup, de sa propension à décrire la réalité plus qu’à parler de lui-même.

    Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, le Maestro m’a proposé de faire une pause, non sans conclure avec un doux sourire : « Mes livres ne m’ont pas apporté beaucoup d’argent, mais ils m’ont donné beaucoup d’amour »...

    Sur quoi notre hôte nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour «une bonne marche ».

    Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours ; nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellera  vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.

    De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé tout plaintif, s’estimant le plus seul des hommes. Ayant mangé tout seul sur un coin de table,  il a tenté (en vain) d’embrigader la Professorella dans le nettoyage de sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant: « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita », à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité…

    Albergo alla Piazza Dante, à Chiusi, après la rencontre de Guido Ceronetti, le 20 février 2011.

  • Albert Cohen ou la fusion des contraires

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    Partagées par une dualité fondamentale, la vie et l’œuvre du grand écrivain trouvent leur unité dans le miracle d’une écriture fondée en humanité et visant un idéal fraternel. Anne Marie Jaton, dite la Professorella, après ses remarquables approches de Cendrars, Bouvier, Cingria, Chessex ou Queneau, éclaire les deux faces d’une œuvre de folle verve et de noire lucidité.

     

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    C’est d’abord l’histoire, à valeur de scène primitive, d’un garçon de 10 ans sortant à peine des verts paradis où il fut l’enfant-dieu de sa mère, pour se trouver soudain confronté à l’abjection de notre drôle d’espèce.

    Cela se passe en 1905 dans une rue de Marseille où la famille Coen s’est réfugiée à la suite de graves persécutions antisémites en l’île de Corfou, et voici qu’un camelot, vantant dans la rue les vertus d’un détachant «universel», s’en prend soudain au gosse à teint bistre et boucles noires du premier rang en lequel il identifie un «youpin», qu’il houspille avant de lui conseiller d’aller voir à Jérusalem s’il y est…

    Comme nul ne prend, alors, la défense de l’enfant insulté, celui-ci vit l’agression comme une révélation de sa «différence» et d’un motif possible de rejet et d’exclusion. Un an plus tard, le Juif Dreyfus sera innocenté, au soulagement du père Coen, mais l’antisémitisme fera désormais partie de la vie d’Albert, ajoutant plus tard un h à son nom, même s’il n’est pas lui-même un Juif pratiquant, véritable macédoine identitaire à lui seul puisqu’il est Gréco-Turc par son père et Vénitien par sa mère, Genevois d’adoption à l’âge d’amorcer des études de droit, et ensuite Français de culture, Occidental aimant et détestant l’Occident (où Goethe et Mozart n’excluent pas Hitler) comme il aime et déteste sa filiation juive, jamais réconcilié avec un Dieu qui a «vu» l’anéantissement du ghetto de Corfou et les camps de la mort sans lever le petit doigt.

    Dès ses premiers poèmes (répudiés par la suite), Albert Cohen a d’ailleurs marqué sa distance par rapport au Dieu biblique. Cependant, toute sa vie durant, une espèce d’inquiétude «pascalienne» le hantera, liée à la place de l’homme sur cette terre, cerné de mystère dès sa naissance et conscient, voire obsédé (c’est son cas) par l’idée de la mort, parfois même tenté par le suicide.

     

    AVT_Anne-Marie-Jaton_767.jpegMa sœur, passeur (e), la Professorella…

    Le féminin de passeur est, en langue inclusive, passeure, mais je lui préfère quant à moi, s’agissant d’Anne Marie Jaton, le surnom de Professorella, au motif que celle-ci, issue de milieu lausannois plutôt modeste, devenue titulaire de la chaire de littérature française à la prestigieuse faculté des lettres de Pise, incarne elle aussi, à mes yeux, le miraculeux mariage des contraires par sa façon de conjuguer l’érudition joyeuse et l’intelligence du cœur, avec une vraie passion de transmettre

    Or me demandant ce qui l’a intéressée chez Albert Cohen après ses livres consacrés à Cendrars et à Nicolas Bouvier, à Jacques Chessex et à Raymond Queneau, je me dis là encore: le mariage des contraires. De Cendrars, en effet, elle a montré la double nature épique et mélancolique; de Nicolas Bouvier, le mélange de curiosité universelle et de repli inquiet; de Chessex, la sensualité revendiquée et l’ombre puritaine; de Raymond Queneau, l’apparente fantaisie et la gravité secrète.

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    Autant dire qu’il n’est pas si étonnant que cette universitaire atypique couverte de chats et de chiens, épouse d’un vieux sage du barreau italien qui ne fut pas pour rien dans la fondation des auberges de jeunesse de la réconciliation européenne, fasse ami-ami avec le fringant Solal, l’adorable Ariane de Belle du seigneur, les Valeureux de Céphalonie et toute la smala des personnages de Cohen.  

    Anne Marie Jaton est, en outre, une lectrice infiniment poreuse, capable d’autant d’attention à l’égard du dernier épisode de la série du commissaire sicilien Montalban qu’à la réflexion proposée par René Girard sur le mimétisme amoureux. C’est ce qui fait de sa lecture d’Albert Cohen une possible (re)découverte vivifiante.  

     

    Unknown.jpegEntre l’alcôve, le bureau et les camps.  

    Lorsque son fils Albert étudiait le droit à Genève, non sans courtiser diverses dames avant d’en trouver une dans la bonne société calviniste, sa mère adorante, à Marseille, continuait de placer son couvert sur la table, en réservant les meilleurs morceaux à l’Absent au jour de son anniversaire. On peut ricaner, mais ce serait ne pas voir la grandeur quasi mythique de cette relation dont le père (ce gorille) est exclu, et qui prépare une singulière révision de ce qu’on appelle la passion amoureuse, telle que l’a décrite Denis de Rougeneont dans son fameux Amour et l’Occident.

    La Professorella, à qui on ne la fait pas – on n’enseigne pas les subtilités de l’amour en littérature aux jeunes étudiants italiens férus de séries télévisées sans en tirer quelque expérience -, souligne justement l’importance de l’extravagante introduction de Belle du seigneur, fantastique illustration de la passion mimétique, avant de relever aussi le génie satirique d’Albert Cohen, dans son évocation des bureaux kafkaïens des institutions internationales où pontifie Adrien Deume - cela pour la tétralogie incluant Solal, Belle du seigneur, Mangeclous et Les Valeureux, qui ne devraient faire qu’un.

    Solal le magnifique, dont le nom suggère la double nature solaire et solitaire, se déguise en vieillard hideux dans l’ouverture de Belle du Seigneur afin de séduire la belle Ariane qui lui a tapé dans l’œil lors d’une soirée. La mascarade introduit illico un thème récurrent de toute l’œuvre romanesque de Cohen, sur fond de comédie sociale tissée de mensonges : celui de notre réalité mortelle que nous ne cessons d’éluder. Ensuite le séducteur pourra revenir à la charge à visage découvert, mais c’est sa propre image, et celle de l’amour idéalisé, qui se fracassera après les feux de la passion, reflétant la vision pessimiste, voire parfois désespérée, de l’écrivain qui, là encore, produit un flamboyant chant d’amour au revers désenchanté.

    Et puis il y a la mort semée par les hommes, à l’horizon de l’histoire avec une grande Hache. Dans la partie de l’œuvre qu’Anne Marie Jaton appelle «les œuvres du moi», et plus précisément dans Ô vous frères humains, Albert Cohen a parlé des camps de concentration, comme le narrateur des Valeureux    

    exprime son horreur au moment du départ de ses cousins pour Marseille : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêté à Nice, gazés à Auschwitz ».

    Et dans ses Carnets de 1978, trois ans avant sa mort, c’est à Dieu lui-même que l’écrivain s’adresse en revenant sur l’incompréhensible horreur : «Tu as accepté tant de malheurs sur le peuple de Ton choix. Auschwitz, Dachau, Treblinka. Tant de malheurs injustes et tant de bonheurs immérités. Seigneur Dieu, explique Ton silence, justifie Ton indifférence».

    Et la Professorella de conclure : «C’est sur cet appel, sur l’évocation de cette obscure énigme, l’une des plus angoissantes du 20 et du 21e siècles et sur laquelle se sont interrogés théologiens et philosophes – en particulier Jans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz – que se termine l’œuvre du moi».

    51TjNboix-L._SX330_BO1,204,203,200_.jpgSur le même thème, Anne Marie Jaton a publié, en 2015, avec Fabio Ciaralli, un passionnant aperçu de la littérature suscitée par l’extermination, où les témoins directs, de Primo Levi à Imre Kertsez ou Elie Wiesel, Etty Hillesum ou Charlotte Delbo, ont osé exprimer, avec leur âme et leurs tripes, mais aussi leur talent, en écrivains ou en poètes, ce qu’on croyait indicible.

    Terrible traversée que celle de ce livre (non encore traduit en français), qui s’achève sur un poème de Charlotte Delbo faisant écho à l’appel de Cohen à ses frères humains en nous interpellant d’un déchirant Ô vous qui savez : «Vous saviez que les pierres des routes ne pleurent pas / Qu’il n’y a qu’un seul mot pour l’épouvante / Un seul mot pour l’angoisse ? Vous saviez que la souffrance n’a pas de limite / L’horreur aucune frontière ? / Vous le saviez, vous qui savez ? »  

     

    La fraternité au bout de la nuit

    Mais on verra que les Valeureux incarnent aussi cette forme d’amour «malgré tout» que représente l’humour, sur la face lumineuse de l’œuvre, et que toutes les contradictions liées à la condition humaine, la dualité des individus, la méchanceté née de la peur ou du besoin de dominer, les fractures culturelles ou les dissensions idéologiques peuvent être dépassées.

    Il ne s’agit pas de dorer la pilule mais d’aspirer, selon l’expression de Cohen lui-même, au «mariage miraculeux des contraires». Le macho Solal reste à certains égards un enfant, les personnages les plus vivement épinglés par le satiriste, tel le pauvre Adrien Deume, ont droit finalement à la même tendresse que le père de l’écrivain, longtemps perçu comme un rival écrabouilleur.

    Parfois déconcertante par son baroquisme échevelé à l’orientale, les monologues pléthoriques d’Ariane ou ses dissonances musicales à la Mahler, l’œuvre d’Albert Cohen, dont le langage est à la fois de sel et de miel, selon l’expression de la Professorella, est finalement concertante en cela qu’elle exprime «en musique» qu’un accord avec le monde, et même avec notre terrible espèce, ne relève pas que du pipeau…

     

    Anne Marie Jaton. Albert Cohen, le mariage miraculeux des contraires. Presses polytechniques et universitaires romandes, collection Le Savoir suisse, 121p.

    Anne Marie Jaton et Fabio Ciaralli. Andata e (non) ritorno, la letteratura dello sterminio fra storia e narrazione. Edizioni ETS, 2015.    

     

     

  • JLK en lecture préalpine

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    À l’enseigne de Lettres vivantes, JLK vous donne rendez-vous au chalet préalpin de Geneviève Bille pour une lecture conviviale:
     
    Vivre, lire et écrire avec JLK
     
    Jeudi 31 Mai 2018, de 15h à 17h, à La Comballaz.
     
    Deux livres nouveaux, après la vingtaine qui précède, de la poésie et un demi-siècle de lectures et de rencontres avec des auteurs de partout, constitueront la base d’une heure de lecture suivie d’une heure de libre entretien, sur les hauteurs préalpines de La Comballaz.
     
    À partir du recueil de «poèmes des circonstances, 1986-2018» intitulé La Maison dans l’arbre, publié à une date et en un lieu encore tenus secrets, et de la somme poético-critique à paraître cet automne à Paris chez Pierre-Guillaume de Roux sous le titre Les Jardins suspendus, JLK pro
    posera un bref parcours rétrospectif d’une longue fréquentation de la littérature de partout et même de nos régions, si possible le pied léger, tout au plaisir des mots, au sel des idées et au trébuchet de l’expérience.
    Informations : Mimont 1, 1862 La Comballaz. Tél. 024 491 12 89.

  • Le temps du Barbare

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     Pour Léo

    C’est dans la lumière assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à présent ce soleil d’hiver, je ne sais trop pourquoi, ou peut-être à cause de ce quelque chose de très pur qu’il y avait chez l’enfant de chœur que j’étais alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle qui ne m’a jamais quitté – et du coup me reviennent les noms d’Utrillo et de Verlaine, je fume comme une usine et je crève de solitude blême, et combien j’aime cette douleur lancinante qui me fait rechercher la protection des vieilles arches et des impasses de la cité médiévale à peu près encore propices à l’élégie de ces premiers âges, et me reviennent les noms de Brel et de Brassens tournant sur le plateau du juke-box du Barbare au tréfonds de ces années-là.
    C’était alors une espèce de trappe enfumée aux murs capitonnés de toile de sac rouge sang-de-bœuf passé et aux tables très basses où toute une tribu d’étudiants et de traîne-patins plus ou moins artistes s’acharnait à refaire tous les jours le monde. Cent fois je m’en étais approché sans oser en franchir le seuil maudit, et cependant plus j’hésitais et plus je m’enferrais dans la croyance secrète que là-bas, dans cet antre aux fenêtres à petits carreaux tatoués de nicotine par lesquels ne filtrait plus que la quintessence du miel alchimique du jour, se perpétuaient les rites mystérieux de la Vraie Vie. Ensuite de quoi, m’y étant risqué une première fois, je n’eus de cesse que d’y revenir.
    À cet âge où l’on n’est rien, on s’imagine qu’il suffit, pour se poser devant le monde, d’une gauloise à torailler en lisant ce livre des livres qu’on emporte partout avec soi, et c’est mille fois vrai. Que le philistin s’en vienne donc prétendre que Moravagine de Cendrars n’est pas le livre des livres : cela lui ressemble après tout, alors que depuis qu’on a lu Moravagine on sait que la femme est maléfique et que l’homme est son esclave et que le poète est un outlaw dans la société foutue des temps qui courent.
    Quant à moi, j’en avais assez d’endurer depuis tant de temps le même lapement des familles au potage velouté du dimanche, à croire qu’au siècle des siècles cela se répéterait ainsi lugubrement dans cette odeur rampante d’asile de vieux en rase campagne, tandis qu’auprès de Moravagine je m’étais reconnu de la race proscrite, et tout était chaque jour tout neuf sous un autre soleil pour ce gibier de cosaques que nous étions tous deux, chevauchant des locomotives frappées au sceau de la Révolution de part en part de la Russie en pagaille, puis disparaissant et resurgissant finalement parmi les Indiens bleus d’Amazonie après tant et tant d’épreuves et de jungles et de fièvres et de moucherons vampires – et je restais là tout effaré dans la rumeur de jazz et de messes basses de ce bar dérivant de mes heures clandestines, et je me figurais qu’il n’y avait rien de plus beau dans cette chienne d’existence, et c’était mille fois vrai.
    J’arrivais au Barbare par des chemins à moi liant entre eux d’autres lieux dont j’avais déjà perçu l’étrange rayonnement. Il y avait cette espèce d’éminence aux herbes folles des hauts de la ville où je m’attardais souvent au déclin du jour pour y soliloquer tandis que, l’ombre des grands arbres qu’il y avait là m’enveloppant de son silence de sanctuaire, les blocs de béton troués de cent mille fenêtres des nouveaux lotissements étagés en contrebas semblaient appareiller vers l’ouest dans la dernière lumière. Ou c’était la zone de ravins et de taillis des confins de la ville à laquelle on accédait par des chemins creux d’une sauvagerie qu’accentuait parfois la rencontre d’un chiffonnier à faciès de corsaire. Or, m’enfonçant dans ce dédale de sentes aux odeurs de carton mouillé, j’étais tombé certain jour, dans une clairière sablonneuse, sur un divan de skaï défoncé dans les vestiges duquel j’avais entrepris de lire ce livre des livres qu’était cette fois Alexis Zorba, et le soleil avait disparu par-delà les rangs de hallebardes inclinées des sapins, et la pénombre remontait le val avec son souffle de glacier que je m’éternisais encore dans l’incendiaire clarté de Crète. Ou c’étaient tous ces endroits oubliés, à l’écart des rues processionnaires du centre-ville ou des vertueuses promenades des jardins municipaux à boniches bernoises, dont il émanait cette même musique sous la pluie ou la neige que j’entendais chez Rimbaud, et là aussi je revenais et revenais sans diable comprendre ce qui m’y attirait à tout coup.
    Au Barbare c’était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d’énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l’atmosphère, son gaz subtil de douce désespérance, ce genre miné que nous nous devions d’afficher, qui tissaient à la fois notre emblème bohème et notre confort. C’était le rendez-vous du vague à l’âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d’exister; nous ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l’abominable société; les plus purs d’entre nous parlaient de tout mettre à sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sombrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu’il y a à un jet de pierre de là – ce qu’attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
    Il y avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D’ailleurs le jazz parlait pour nous : Thelonious Monk égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c’était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n’était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois ; il y avait de l’impatience théâtrale dans l’air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s’enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu’il s’agissait là d’un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu’il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre, tandis que Jacques Brel, dans sa boîte à musique, n’en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
    Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu’à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désarmer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège – impensable qu’on se contente de ça.
    Tout alentour, dans le quartier d’où je venais, ce n’étaient que fleurs en pot et que chapeaux mous, que faits et gestes posés, que sourires contraints, que lieux communs ressassés. Or je flairais leur odeur de propre, et derrière les croisées je devinais ces aguets, ce concours de vertus, ces mines penchées, doucement insinuantes, du style je-vous-surveille-pour-votre-bien.
    Partout je repérais l’accroupissement. Tel un symbole je me rappelais, pour mieux le vitupérer, le claquement sec du sécateur du fondé de pouvoir Untel tout affairé à la taille de ses bordures de buis alignées au cordeau. De fait il y avait quelque chose, dans la nature même de ce bruit, qui m’était ­philosophiquement intolérable, comme s’il se fût agi d’une mâchoire s’acharnant sur le vide avec quelle rage bornée, opiniâtre, métronomique, et quelle meurtrière minutie. Ou c’était le silence qui m’oppressait, dont la pesante densité, les dimanches, matérialisait en quelque sorte l’ennui vaseux des béatitudes petites-bourgeoises.
    J’étais exaspéré à outrance, mais je le recherchais aussi bien: c’était la plaie qu’on gratte, le suave calice de la déploration; au lieu de les fuir je revenais en ces allées mortifères renifler cette odeur sans odeur.
    Cependant je me levais chaque matin, prenais le tramway et tombais invariablement sur cette espèce de colosse aux yeux tristes, avec sa pipe et sa serviette de prof routinier, dont j’ignorais que c’était Schlunegger. Or j’en avais fait l’image même de l’accroupi. Parce que son regard avait des absences et qu’il diffusait comme une aura, je l’accablais de tous les reproches en me jurant de ne jamais me résigner de la sorte. C’était l’incarnation du dégonflé, me semblait-il, et c’est ainsi que je me rappelais le personnage jusqu’au jour où, des années plus tard, je le retrouvai en effigie dans le recueil posthume de ses Œuvres.
    Alors je ne sais trop ce que j’en ai pensé. À peu près rien sans doute. Ou peut-être simplement: tiens, mais c’est l’ours-poisson ! Car telle était l’image qu’il m’avait également laissée de lui, et dans ses poèmes je retrouvais sa lenteur d’eau dormante et cette lueur dans son regard, ce mélange de lucidité déchirée et d’accablement que j’avais cru de la veulerie, cette palpitation d’un cœur pris au piège, ce poids énorme, cette présence comme infectée et cette ombre de flamme pourtant.


    c366ba5607f6617fe00ce49d87a62e8d.jpgÀ présent c’est Noël et je marche tout seul sous le ciel plombagin, le long du lac aux eaux transies; et combien j’aime la mélancolie de ce jour sans couleur de décembre, cette lumière dense et diaphane de la vieille douceur du monde, comme à des lieues de toute atteinte.
    Cela me tient depuis ces âges des premiers vertiges. C’est comme une sorte de révélation. Subitement on voit les choses sous un autre éclairage: on est là sur une grève ou dans un dédale de hauts murs, par les bois ou les avenues, et voici qu’on lévite pour ainsi dire, tout allégé quoique plus proche à la fois du monde alentour; ou c’est comme à l’instant, le long de ce chemin surplombant les enrochements du bord du lac où cent fois j’ai passé et repassé depuis tant d’années à me réjouir ou à pester dans mes soliloques déambulatoires: subitement on se découvre ou se redécouvre unique et c’est au même moment cette clairvoyance lancinante et cette reconnaissance aveugle; au même moment on touche à ses limites et se tissent de nouveaux motifs sur la trame, mais ce n’est pas affaire de vouloir ou de savoir, car tout procède de cet élan primordial d’on ne sait quel amour de toujours – et voilà l’abracadabra.
    Quelques instants plus tôt j’avais la tête ailleurs, une fois de plus encombré par le fatras de la vie qui va. Comme des myriades d’autres égarés dans le grouillement brownien de la planète, je me trouvais donc là, marmonnant imbécile en l’habitacle de ma deux chevaux à me ressasser des trivialités : penser à ça, faire ça, régler ça et ça; et j’actionnais les machins, la route avait fait place à l’autoroute, il y avait une rangée de saules derrière lesquels se distinguaient les sémaphores oxydés d’une voie ferrée, mais je voyais sans voir, cent fois j’avais passé et repassé dans ce décor de banlieue, aussi était-ce d’un œil indifférent que je le traversai comme à l’ordinaire, et bientôt je fus en ville et parce que j’avais à faire ça et ça dans le périmètre des grands magasins, je me retrouvai peu après au troisième dessous du parking souterrain qu’il y a là, lorsque telle chose m’apparut.
    Jusque-là j’avais fonctionné : tous obstacles repérés, pièges éventés, menaces circonvenues, et le même automate allait maintenant diriger mes pas, lorsque tout carambola. Mais à quoi diantre cela tenait-il ? Mystère considérable, car à l’instant je me trouvais encore dans les soubassements de la crypte à voitures. Or, très étrangement, c’est de ces lieux affreux que me saisit soudain la fatidique beauté. Subitement m’apparut ce pilier rouge sang, contre lequel je m’étais garé, comme la pièce enfin retrouvée de quelque rutilant meccano; et du même coup se regroupaient, sous l’effet de cette poussée jubilatoire, tous les détails du même tableau que tout à l’heure je voyais sans voir : ce puits d’échos à la Piranèse, ces rampes en lentes vrilles, ces énormes conduits bleu dragée et les gens surtout – cette femme à lévrier de faïence vivante se pressant vers la sortie (son air de se prendre pour une altesse qui m’eût révulsé en toute autre circonstance, mais à l’instant sa fragilité m’apparaissant là-dessous et son élégance lancée), ce couple de retraités se serrant frileusement l’un contre l’autre à peine extraits de leur limousine, cet adolescent aux cernes mauves et, là-haut, sous le ciel d’opale, de part et d’autre de l’échiquier public, cet étudiant et ce vieillard aux mêmes longs manteaux d’hiver–, les cloches de la cathédrale et de l’Hôtel de Ville se répondant par-delà les frondaisons du jardin suspendu où tant de fois je m’étais attardé avec mon livre des livres du moment, et d’autres jardins, et tout au bout des quais policés, au-delà des allées ratissées pour villégiateurs prospères, cette infime corniche formant frontière entre les arbres et l’eau que je parcourais à présent.
    Il y a là quelque chose d’indicible, mais c’est cela même que j’aimerais dire et rien d’autre. La plupart du temps, nous sommes tout semblables à ce démon de la légende russe qui se traîne au monde avec ses paupières lui pendant aux chevilles. Les yeux grands ouverts nous ne voyons rien; ou plutôt nous voyons ce que nous voyons et nous constatons que c’est comme ça ou que c’est comme c’est, que la vie est la vie et qu’on est comme on est.
    Trente-six mille pèlerins font escale chaque jour devant ce qu’on leur dit être la représentation de la sublimité picturale en tant que telle, et pourtant ils ne voient que ce qu’on leur dit qu’il y a à voir, et plus ils en veulent ou en savent et moins ils en discernent ce qu’il y a vraiment à y voir, ce qui s’appelle voir. Car il y a beauté et beauté, et l’on ne verra rien de l’immarcescible si l’on reste aveugle à la première venue sollicitant de notre part ce seul imperceptible élan qui fait le partage entre rien et tout.
    Dans le sable de la petite anse qu’il y avait là, j’avais ramassé ce galet curieusement armorié qui n’était, à vrai dire, qu’un éclat de porcelaine aux arêtes adoucies par l’eau; et j’imaginais le parcours de ce vestige de rien du tout. C’était l’instant même où des liens inattendus se révèlent, tissant entre objets et visages, pensées et parfums, songes et souvenirs, tout un entrelacs de résonances à n’en plus finir.
    Il y avait cette éclaboussure noire d’un ancien feu de grève qui me remémorait, au fond de sa nuit, l’étoile sans cause de Schlunegger dont je recueillais, ainsi, les débris de la musique perdue. Je me rappelais le bric-à-brac de mes poches de gamin, fonds de tiroir et sacs d’école dont le contenu était allé grossir, à travers les années, la coulée silencieuse de mes vies successives: l’effigie en miniature de la star Ava Gardner à l’importante poitrine, fleurant le chewing-gum, et que j’avais retrouvée dans mon premier dictionnaire; le petit masque exotique de bois de rose à l’expression de suave férocité qu’un oncle voyageur m’avait ramené de Malaisie et que je revois parfois, souriant dans la pénombre, comme un obscur emblème; ou encore, précieusement conservé dans sa pochette de papier de soie, les pattes jointes comme pour une oraison, ce spécimen de papillon rare chassé, quelque après-midi de gloire estivale, par l’écrivain lépidoptériste Vladimir Nabokov qui, de sa main tremblante des ­derniers jours, en fit cadeau à mon compère Reynald une veille de garde à l’hôpital, et que je conserve comme une relique poudrée des ors de cet autre été où mon plus cher complice de sac et de corde s’est abîmé dans les séracs du Mont-Dolent.
    a646cdd7059fcd1cdb7482a5ec19e126.jpgMon compère Reynald me disait au gré de ses découvertes: il n’y a que Mozart de sublime. Alors je le charriais. Ou revenant de Florence avec sa douce il me balançait: à côté de Michelangelo plus rien ne tient debout. Et du coup j’enchaînais avec mon éloge des poubelles de Venise dont l’apparition matinale, tel automne de noir cafard, m’avait ramené subitement à la ferveur d’être avec plus d’effet que tous les Maîtres avérés; ou bien je célébrais la couleur orange et l’heure éternelle, sur le Campo de Sienne, à ce moment de la lente déposition crépusculaire où toute beauté, de la fontaine déjà rafraîchie aux créneaux des palais retenant d’ultimes flammes, se répand en lumière d’un autre monde.


    Ensuite je suis revenu sur mes pas en m’efforçant de ne plus penser à rien. J’avais encore à passer au journal. Malgré l’animation croissante des rues, je continuais de ressentir cet apaisement et cette bienveillance diffuse qui procèdent de la Vraie Vie; et ce fut dans ces dispositions que, peu après, je me pointai à la rédaction, étrangement déserte à cette heure, où je m’affairais machinalement à régler ça et ça lorsque, de la sorte d’état de lévitation dans lequel je me trouvais à ce moment, je fus subitement arraché par cette autre apparition.
    L’arbre de Noël se dressait là, comme un spectre. On en avait fiché le pied dans un écrou de fonte, puis on l’avait orné de boîtes de bière vides et de guirlandes de papier de cabinets.
    Je l’avais d’abord vu sans le voir, comme il en va des choses qui forment le décor de nos transits ordinaires; et probablement un réflexe somnambulique m’avait-il alors tenu lieu de pensée, concluant à l’aspect vaguement saugrenu de l’installation. Au reste, ce devait être le sentiment de tout un chacun puisque personne n’avait, à l’évidence, trouvé à y redire jusque-là. Sur quoi j’en vins à éprouver comme une sorte de gêne corrosive et de vague dégoût mêlé de vergogne. Oui c’était cela surtout : j’étais écœuré. Il y avait là plus qu’un emblème de dérision : le signe d’un consentement à la dégringolade qui trahissait notre faiblesse à tous. Car il va sans dire que personne ne l’avait voulu. Cela s’était fait comme ça. D’ailleurs il en allait ainsi d’un peu tout : parce qu’on n’était plus sûr de rien, on laissait faire, quitte à s’indigner ensuite saintement en incriminant la chiennerie ambiante.
    Cependant il me semblait, depuis que j’avais commencé de remuer ces pensées, que je me dédoublais et que tout m’apparaissait sous une autre lumière encore, froide et limpide, plus précise et plus crue. C’était Noël, à l’instant je me trouvais dans la salle d’édition du journal dont j’étais alors le mercenaire, et là-bas dans leur cage de verre les télex vomissaient les nouvelles du soir : un enfant empalé sur les hallebardes de l’enceinte d’un jardin public, un séisme en Albanie, des émeutes, une tour infernale, un scandale financier, le message de paix du Saint-Père – c’était le sempiternel tout-venant qui se déversait et s’entasserait quelque temps en strates de papier de soie, puis disparaîtrait aux oubliettes. Plus tard on établirait qu’en tant d’années il y avait eu tant d’enfants éventrés sur des grilles de square, dont le fils d’une célébrissime actrice de cinéma, mais celle-ci aussi avait disparu depuis lors, donc pas moyen de resservir la sauce, en conséquence de quoi statistique et story passeraient au panier.
    Les faits qui s’inscrivaient sous mes yeux dans le crépitement des machines étaient censés me confronter à ce qu’il y a de plus réel. Pourtant il me semblait à la fois que ces lieux diffusaient une atmosphère limbaire où tout se trouvait aussitôt acclimaté. À vrai dire il se passait trop de choses au même moment pour qu’on pût seulement le concevoir. Ou peut-être n’était-ce qu’un rêve ? Après tout, quelle preuve tangible détenait-on de la réalité réelle de ces faits ? N’étaient-ce pas que des rumeurs passibles d’autant de démentis formels ?
    Tout à l’heure il y aurait du mouvement dans le périmètre. Le secrétaire de rédaction avait déjà fait son apparition au fond de l’aquarium, avec sa face de carême et sa gauloise au coin du bec. Il était à prévoir qu’il case l’enfant empalé en avant-der, puisque l’accident s’était produit hors de la zone d’influence du journal et qu’il n’y avait pas de photo prenable dans le bac des agences. Quant au titre, il en proposerait un qui sauterait, ça ne faisait pas un pli, parce que trop agressif ou point assez; et comme à l’ordinaire on l’entendrait maugréer, en tirant sur sa sèche, que de-toute-façon-il-n’en-avait-rien-à-cirer-bande-de-salauds.
    Au moment de quitter les lieux, j’esquissai un vague signe de complicité à l’adresse de l’irascible tabagique, sans me rapprocher pour autant, pressentant confusément qu’il m’en voudrait de le distraire, ce soir plus qu’un autre, de ses humeurs de massacre. De même me semblait-il illusoire de chercher à m’enfoncer plus profondément dans la substance de toute cette détresse que les formules lapidaires des téléscripteurs réduisaient à moins que rien. Il fallait faire silence et c’était tout.


    Dieu sait pourquoi l’idée me vint, lorsque je me retrouvai dans la cramine nocturne, de m’en retourner at home les yeux fermés. Je me serais laissé guider. J’aurais surfé à fleur de macadam en murmurant des incantations. Quoi qu’il m’advînt, j’eusse parié pour la confiance. D’ailleurs n’en allait-il pas ainsi depuis que, pour la première fois, j’avais franchi ce seuil invisible ? Sans doute n’en faisais-je qu’à ma tête; et puis j’avais ma barque à mener tant bien que mal; et je n’en finissais pas de me repaître de visible et de tangible. Mais n’allais-je pas mon chemin comme dans un rêve éveillé ? Et ne restais-je pas convaincu que la Vraie Vie est ailleurs ?
    À seize ans, la Vraie Vie, j’avais pensé la trouver dans la fumée du Barbare, et c’était mille fois vrai. Puis je l’avais située dans la Théorie de l’Absurde, puis dans la Pratique de la Révolution, puis dans l’Harmonie Sphérique, puis dans la mise en pièces de tout ça, et à chaque fois ç’avait été mille fois vrai.
    Or, c’était Noël, et je me rappelai les lumières de mon enfance. Je me trouvais à présent au milieu du chemin. Tout à l’heure je verrais s’allumer, dans les yeux de mes innocentes, ces étoiles qui me guidaient dans les ténèbres catastrophiques. J’allais les yeux fermés. Tout à l’heure je retrouverais ma douce amie et moins que jamais je ne saurais dire, alors, où était la Vraie Vie.

    BookJLK7.JPGCe texte constitue le premier récit d'un recueil intitulé Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes. Prix Edouard-Rod 1996.

    Le Vieux Quartier, dessin à la plume de Richard Aeschlimann, 1973.

  • Retour au père

     

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    Retour à Patrimoine, de Philip Roth, ou le requiem émouvant du grand écrivain qui vient d disparaître à l'âge de 85 ans, à la mémoire de son père.

    Récit des derniers temps de la saga terrestre d’Hermann Roth, père du grand romancier américain, Patrimoine est l’un des livres les plus attachants de Philip Roth, qu’on pourrait dire à la fois le livre de la filiation et de la reconnaissance, mais aussi de la bataille contre la mort.
    Cette « histoire vraie », comme la sous-intitule l’auteur, commence au moment où le vieil Hermann, en sa quatre-vingt-sixième année, voit sa « santé phénoménale» soudain ébranlée par une paralysie de la moitié de sa face liée à une « tumeur massive » au cerveau. Fortement secoué par la découverte des radios du cerveau paternel (siège d’une autorité tutélaire qu’il a vaillamment affronté en sa jeunesse), le fils se rapproche aussitôt de son père qui va s’en remettre à lui au gré d’une inversion de rapport aussi « classique » qu’ « unique » en l’occurrence.
    Car tout, à vrai dire, est « unique » chez Herman, formidable « tronche » dont l’écrivain retrace, au fur et à mesure de son déclin, le parcours et les contours de la personnalité. Dans la foulée, et par cercles concentriques, c’est le tableau d’une immense famille (les Roth constituant une tribu de centaines de personnes liées entre elles par des rites, des fêtes et même par un journal…) et de la communauté juive de Newark dont Herman fut le barde oral, que son écrivain de fils déploie avec force détails cocasses et autant de souvenirs kaléidoscopiques,en digne scribe.
    Après la magistrale trilogie américaine et, plus récemment, Le complot contre l’Amérique, autre sommet de l’œuvre à caractère autobiographique, la replongée dans Patrimoine nous conduit en son noyau tendre, intime et charnel, à la source bouillonnante d’une mémoire incarnée.
    De fait, Herman Roth apparaît ici comme l’incarnation même de la mémoire. « Etre vivant, pour lui, c’est être fait de mémoire : pour lui, si un homme n’est pas fait de mémoire, il n’est fait de rien. » Or cette mémoire n’est pas un refuge mais un partage, non du tout une exaltation du « bon vieux temps » mais une façon généreuse de tout revivifier ensemble.
    Réaliste comme l’aura toujours été son père, Philip Roth accompagne celui-ci dans son calvaire avec une attention émouvante, laquelle culmine au moment où le vieillard, pleurant comme un gosse, patauge dans ses excréments après avoir « chié dans son froc » et souillé tout l’appartement de son fils. Alors celui-ci de trouver les mots les plus justes pour reconnaître son « patrimoine » jusque dans cette merde paternelle.
    Pur de toute sentimentalité conventionnelle, et ne cachant rien ainsi de l’égocentrisme envahissant et de l’entêtement obtus du vieil homme, Philip Roth raconte les derniers jours de son père avec une délicatesse bouleversante, lui murmurant finalement « papa, il va falloir que je te laisse aller », puis « mourir est un travail, et c’était un travailleur… » avant de sentir, dans sa main, la vie quitter la main de son père.
    Philip Roth. Patrimoine. Folio, 252p.

  • L’innocence perdue

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    À propos de Pastorale américaine, de Philip Roth, premier volet d'un triptyque magistral.

    C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme exacerbé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par le guerre du Vietnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout, aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine, premier volet d’une trilogie aujourd’hui achevée.
    Pastorale américaine est intéressant comme le sont les romans de Balzac. C’est d’ailleurs un roman balzacien. A l’ère post-post-moderne, cela pourrait faire un peu vieux jeu. Mais on continuera de lire Pastorale américaine bien après qu’on aura oublié le post-post-post-modernisme.
    Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. La densité psychologique et sociale (je dirai même anthropologique pour faire plus sérieux) suffirait à en faire un roman passionnant sur une époque, mais la forme du récit et la position du narrateur aboutissent à ce qui me semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe et la clarté d’un Hemingway) et développant en sourdine un un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme constituée par chaque individu et au moyen de surmonter ( ?) le malentendu de toute relation ou de tout jugement univoque.
    Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent l’esprit d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Démons de Dostoïevski. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit pourtant la matière sociale et psychologique de quatre décennies, aux States d’après-guerre, par le truchement d’un observateur d’une porosité sans limite.
    A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark) et d’un personnage à dégaine de héros de stade (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois alors qu’il est juif, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait vivant, après la reddition du Japon, « l’un des plus grands moments d’ivresse collective » de son histoire, dont l’ « océan de détails » roule ses vagues puissantes et chatoyantes dans la première partie du livre, intitulée Le Paradis de la mémoire.
    Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en trois temps avec La chute et Le paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine et se remettant d’un cancer – comme l’écrivain) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite.
    L’histoire de ce secret, constituant la trame du roman, devient alors, par delà la mort du « héros », le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée « réaliste » du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant « l’incarnation de la platitude », se substitue celle d0un homme beaucoup plus complexe et attachant, type du bâtisseur de bonne foi formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel métier nous vaut un véritable « reportage » balzacien sur les gantiers de Newark, dont la déconfiture adviendra lors des cataclysmes sociaux de Newark) et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts.
    Face à cette Amérique positive, la révolte de Merry, fille adorée du Suédois, relève du mystère dostoïevskien ou de ce que René Girard appelle la « médiation interne », et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique puisque la « pureté » de la jeune fille va conduire successivement à l’attentat politique et à son autodestruction « mystique ».
    « Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a déjà pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? », peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié du XXe siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine.
    Philip Roth. Pastorale américaine. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, coll. Du monde entier, 1999. 433p. Disponible en poche Folio.

  • Le rêve fissuré

     

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    Flash-back sur J'ai épousé un communiste, qui  constitue  la suite de la fresque amorcée par Philip Roth avec Pastorale américaine.


    L'oeuvre de Philip Roth, déjà considérable, s'est déployée depuis quelques années avec une ampleur nouvelle, au double point de vue de l'expérience humaine et de sa mise en mots, qu'ont annoncé le bouleversant Patrimoine (l'un des plus beaux «livres du père» que nous ayons lus) et la non moins référentielle Opération Shylock.

    Avec la trilogie qu'inaugurait Pastorale américaine (parue aux USA en 1997), suivie de J'ai épousé un communiste (1999) et de The Human Stain (à paraître), Philip Roth, la soixantaine bien sonnée, mais retrouvant une sorte de nouvelle verdeur et de prodigieuse énergie, renouait à la fois avec sa jeunesse et avec un grand courant de la littérature américaine du XXe siècle qu'on pourrait dire des jeunes conquérants, de Thomas Wolfe (que Philip Roth a dévoré en son jeune âge et que sa traductrice semble confondre avec Tom Wolfe, auteur-vedette plus récent et nullement fondateur) à Saul Bellow, en passant par Ernest Hemingway.


    Pour tous ceux-là, le rêve américain n'était pas un vain mot. Le lyrisme candide, et l'extraordinaire puissance d'absorption et d'évocation de Thomas Wolfe, géant au sens physique et moral, sont souvent moqués aujourd'hui dans les universités américaines. Pourtant c'est avec cet ange pataud, loin des chichis de la postmodernité, que Philip Roth, écrivain hyperlucide, hyperintelligent et hypercultivé, auteur mondialement connu du Complexe de Portnoy, a choisi de renouer à sa façon en remontant aux sources de ses propres grandes espérances et de sa désillusion.

    Dans Pastorale américaine, Philip Roth raconte l'histoire d'un homme de bonne volonté, champion de sport et de patriotisme (le type du héros du Nouveau- Monde, assumant son origine de juif atypique) qui a cru à la légitimité de la guerre contre Hitler autant qu'à la démocratie américaine, et qui découvre soudain, dans les années 60, que sa fille est une terroriste. Ce qu'il y a de saisissant dans Pastorale américaine, c'est que tout se rejoue à travers le temps.

    De la même façon, dès le début de J'ai épousé un communiste, le récit des faits, remontant aux années 1948-1952, se revit au cours d'une série de conversations réunissant, six soirs de suite, en été 1997, Nathan Zuckerman et son ancien prof d'anglais Murray Ringold, actuellement âgé de 90 ans et lui racontant la vie d'Ira Ingold, son frère cadet, qui a été le mentor de Nathan en son adolescence. Or ce qui va corser cette conversation, c'est le mélange des souvenirs du jeune homme à la fois crédule et naïf, de plain-pied avec ce qu'il vit, le commentaire du frère aîné qui oppose sa lucidité à la passion folle d'Ira, et l'effet de distance des années qui rend sa portée réelle à chaque comportement.

    Philip Roth brosse, dans J'ai épousé un communiste, les portraits hautement représentatifs d'une dizaine de figures de l'épopée américaine d'après-guerre. Les deux frères Ira et Murray, le tout instinctif et le plus réfléchi, renvoient à la paire biblique de Caïn et d'Abel autant qu'aux frères Karamazov, sans qu'il n'y ait rien en cela de schématique. Ira est un fauve humain à la Cendrars qui trimballe un terrible secret en s'efforçant de concilier ses idéaux révolutionnaires et ses contradictions de séducteur. Murray, qui a senti le danger du fanatisme, défend la mesure civilisatrice contre la brute sous tous ses aspects. D'abord sous la coupe d'Ira, Nathan va rencontrer un pur révolutionnaire en la personne de Johnny O'Day, dont la rectitude a cependant quelque chose d'inhumain. Par la suite, le jeune homme va découvrir quelles turpitudes humaines cachent souvent les idéaux les plus purs. Du côté des femmes, qui comptent beaucoup pour Ira, le roman nous vaut au moins trois figures balzaciennes hors du commun en les personnes d'Eve Frame, la comédienne à jamais prise à son propre jeu, Sylphid sa fille frustrée et tyrannique, et Katrina l'horrible femme de pouvoir suintant le conformisme moralisant et l'auto-adoration.

    A un moment de rupture, quand Nathan Zuckerman entre à l'Université et s'entend dire par un jeune prof que la littérature «engagée» est condamnée d'avance (parce que la politique vise à la généralisation, tandis que la littérature vise au particulier), l'on sent tout l'univers du jeune homme osciller entre le «réel» , que symbolisent le syndicaliste O'Day et les ouvriers de la métallurgie, et un monde plus complexe où les passions humaines, fussent-elles taxées de «bourgeoises» par l'ascète stalinien, n'en sont pas moins omniprésentes.

    Ira Ringold, devenu Iron Rinn à la radio de l'époque, célèbre pour ses imitations de Lincoln, incarne à la fois, dans ce roman, la figure de l'indomptable et du faible, du révolutionnaire et du viveur, du réformateur et du jouisseur, dont l'union avec la belle Eve Frame, raffinée et honteuse de ses origines juives, ne peut qu'aboutir à la catastrophe. Ce qu'on remarquera dans la foulée, c'est que la lutte idéologique, là-dedans, comme souvent dans les pays de l'Est à la même époque, n'aura été qu'un prétexte à règlements de comptes personnels.

    C'est ainsi que, manipulée par un affreux couple (la romancière moralisatrice à succès, et son mari politicien, chroniqueur patriotard et futur député sous Nixon), Eve accepte de livrer Ira aux fauves en publiant un ouvrage de pure délation, J'ai épousé un communiste, dont elle n'a pas écrit une ligne mais qui va précipiter la ruine sociale de son mari avant que tout ne se retourne contre elle.

    Cependant le roman ne se borne pas à ces étroites largeurs de la vengeance personnelle. De fait, plus on entre dans la confidence de Murray, sans cesse corrigée par la vision de Nathan (et le lecteur lui-même ne cesse d'y ajouter son grain de sel), et plus on est confronté au caractère insondable, à la fois effrayant et bouleversant de la nature humaine.

    Qu'est-ce qui est trahison et qu'est-ce qui est vérité? Qu'est-ce qui est amour et qu'est-ce qui est crime? A la même époque, les mêmes pharisiens feignaient de croire que les «communistes» fomentaient la mort de la Nation, tandis que les mafieux et les lyncheurs de Noirs restaient impunis. Un livre, intitulé J'ai épousé un communiste, fit alors figure d'arme, désignant la haute trahison d'un conjoint qui eût pu finir sur la chaise électrique. Aujourd'hui, un autre livre paraît qui tire de cette matière une image vivifiante et fraternelle.

    Philip Roth, J'ai épousé un communiste. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard. Collection Du Monde entier, 404 pp.

  • Dans la peau de tous

    littérature

    Après la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
    La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.

    L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
    Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
    Un grand dessein
    Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
    A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
    La souillure humaine
    Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.

    Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
    Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...

    Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp.

  • Comme une peur d’enfant

    Roth6.jpgSur Le complot contre l'Amérique, de Philip Roth

    Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, le plus grand écrivain américain vivant se livre plus intimement par le détour paradoxal d’une saisissante fiction historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh…

    Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale. Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus « fictionnaire » et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
    Précisons aussitôt, cependant, que ce roman d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions qu’on suppose l’enfant se poser avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ? Or, en dépit de la fiction historique (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage particulier des Roth (dans leur quartier juif de Newark désormais bien familier à ses lecteurs), de telles questions retentissent dans l’esprit et le cœur du lecteur de manière immédiate. Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs, aux Etats-Unis, constituaient le danger numéro un ?
    Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
    Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et de cœur.
    Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p.

  • Le blues de l’âge

    Rodgers17.jpgÀ propos d’ Exit le fantôme de Philip Roth
    Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties. Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine.
    Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton.
    Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…

    Roth5.jpgAvec notre bon souvenir, merci la vie…
    C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…


    Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Des anges passent

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    Angelus novus. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

    Benjamin11.jpgWB appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique, au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

    L'inspecteur angélique . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge. L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher. Benjamin5.jpgJe revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"... Bacon01.png

    À la mort, à la vie. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères américaines) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique (en sa face sombre évidemment) qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius. Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques. Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les choeurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...

  • L'Opéra du monde

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    Regard amont à l'ancre du présent à venir:  L’Italie à Sète. Du chat d’Audiberti. De Russell Banks à L’Echappée. D’Henri Gougaud qui se la conte et de sept livres qui s’entrouvrent pendant que Johnny Cash se la joue…
    « L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, un peu uranique, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse précéleste ».
    C’est Jacques Audiberti dans L’Opéra du monde. Et l’opéra du monde cette fin d'après-midi d’avant l’été qui sera, dans les rues de Sète, est à l’heure italienne. Or voici Le Chat, Monsignor Gatto, sur la petite place Aristide-Briand ocellée de lumière verte au-dessus des vasques et des amours et des mômes de tous les âge slurpant des boules glacées de toutes les couleurs : « Il transporte, à la rose extrémité de ses babines, le spectre épineux des poissons qu’il aime. Il a des pattes de masseuse, un mufle de romanichelle, la fourrure de l’astrologique porosité. Auguste et faisandée, sa démarche fait s’ébrouer en foule, devant lui, des punaises m’ales dont telle ou telle pèse autant que toutes les terres et tous les soleils. Lourd, crispé, du satin à la narine, il ne sourit que d’un côté à la manière des auteurs dramatiques. A quelques mètres du créateur qui, d’ailleurs, ne le regarde pas, il s’arrête, il s’assied, se gratte l’oreille, se met à dévider un vieil air de chez nous ».
    Ce vieil air est jeune comme Brassens suppliant qu’on l’enterre sur la plage de la Corniche, qui sent très fort à certaines heures le poisson-chat, quand les mouettes signalent le retour des pêcheurs, mais c’est de pêche aux livres qu’il s’agit à l’instant pour nous qui sortons de L’Echappée belle, la librairie jouxtant les halles où le 30 mai prochain se pointera Russell Banks l’Américain. Le précéderont un peu partout des conteurs, dont le sémillant Henri Gougaud. Le précéderont divers concerts dédiés à Brassens. Le précéderont des soirées de liesse dédiées à l’Italie des sources sétoises. « Une grande paix, portée sur des roulettes d’améthyste assourdie, déferle et se répand sur la scène de tout. »
    a05fa84780b147b4abd2ee7842b5aa6f.jpgOn ne lit plus Audiberti par le temps qui courent. C’est dire combien ceux-ci sont cons. Je serais, sur la place Aristide-Briand, tenté d’attraper ces jeunesses par le collet des oreilles et leur susurrer comme ça : « Petit enfant ! petits enfants ! petits enfants de la jeunesse de l’humain, laissez venir, au petit enfant, les petits enfants… » Mais c’est d’un autre enfant que ceux d’Audiberti que mon œil à facettes s’occupe à la fois : c’est l’enfant terrible américain de Cormac McCarthy dans Méridien de sang que je viens de racheter pour le conseiller aux petits enfant las de voir Jack Sparrow se parodier lui-même. Cela commence comme ça : « Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups ». Ensuite c’est parti pour quatre cents pages de coups de couteau dans les ténèbres de l’Homme.
    Sète à l’été venant c’est un peu le Nice aux vagovagues de l’Audiberti de Monorail. C’est à la fois très méditerranéen et très français, très province et commerce maritime, très aquilin Valéry dans la lumière première et très copain d’abord quand tout s’horizonte; et j’aime bien, soit dit en passant, que la tombe de Tonton Georges ne fasse pas du tout fausse bohème anar mais caveau de famille pour ainsi dire bourgeois.
    Toutes les rues de Sète retentissent ce soir des mêmes suaves rengaines italiennes, genre Ti amo ti amo, que répercutent d’omniprésents haut-parleurs, et c’est cela même: il y a du fellinisme dans l’air, tantôt on va voir la Gradisca débarquer sur les quais chaloupant et dans son sillage un cortège d’adolescents efflanqués qui savent que lui toucher le postère vaut au lauréat des chances de gagner plus à la Grande Tombola.
    Pour ma part j’entrouvre sept livres à la fois. Après McCarthy ce sont les Balades en jazz de mon compère Alain Gerber en merveilleuse disposition lyrico-nostalgique, Que notre règne arrive de J.G. Ballard dont le premier chapitre me happe dans les banlieues ravagées de Londres - mais flûte je ne vais pas tout citer alors que l’arrivée du soir annonce la voix de Johnny Cash dont je viens de dégoter le triple CD de Walking the Line, The legendary Sun recordings me ramenant aux années cinquante qui fleurent toujours la limonade de nos aïeules au jardin, et nous revoici de plain-pied dans L’Opéra du monde : « Dieu, fatigué par tant d’efforts, finit son orangeade, miraculeusement rentrée en scène en compagnie des meubles de rotin »…
    Jacques Audiberti, L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges. Monorail, Gallimard ; Cormac McCarthy, Méridien de sang, Points Seuil ; J.G. Ballard, Que notre règne arrive, Denoël ; Alain Gerber, Balades en jazz, Folio ; Jean-Claude Guillebaud, Pourquoi je suis redevenu chrétien, Albin Michel; Edwin Mortier, Les dix doigts des jours, Fayard; Michel Houellebecq, Rester vivant, Librio; Johnny Cash, Walking the Line, Sun Records.

  • Ceux qui ont des références

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    Celui qui cite Levinas pour montrer qu’il réfléchit / Celle qui cite Hannah Arendt les yeux au ciel / Ceux qui en imposent au groupe en citant Paul Celan / Celui qui fut boniche dans une vie antérieure et continue donc d’en réfèrer à Madame / Celle qui exige un satisfecit populaire au titre d’ex-ministre des Armées / Ceux qui se réclament de la poésie pour clouer le bec des industriels en séries / Celui qui s’efforce d’être poli au milieu des vertueux faisant assaut de bons sentiments à ravages / Celle qui invoque Hegel dont la théologie du Progrès devrait plaire à ses examinateurs / Ceux qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau sous l’œil attentif de leur conscience / Celui qui se met à crier dès qu’on ose s’en prendre à la culotte de cuir de Martin Heidegger / Celle qui accoutume de hurler quand elle est à bout d’arguments / Ceux qui pleuraient après avoir hurlé quand leurs camarades lesbiennes les accusèrent de porter sur eux l’outil du viol / Celui qui balance le Nouveau Testament en travers de la gueule de celui qui s’accroche à l’Ancien / Celle qui exige une lettre de recommandation de ses servantes somaliennes successives / Ceux qui n’ont que des révérences pour référence / Celui qui se rallie au dernier parti qui a parlé / Celle qui prétend que l’évêque noir a abusé de sa fille aînée de l’église / Ceux qui relisent Proust sur Twitter / Celui qui rappelle à ses amis juifs qu’en France on est libre de s’exprimer sur les colonies et tout ça / Celle qui dit qu’elle n’est pas antisémite sans préciser à quel point / Ceux qui exigent d’être reconnus en tant qu’acteurs principaux des intermittents du spectacle et payés en conséquence sous peine de se mettre en grève perlée à plein temps, etc.

  • On the road to Bratislava

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    À La Désirade, ce samedi 19 mars 2011. – Je me demandais hier, sur le tapis roulant de l’aéroport de Cointrin, retour de Grèce, après avoir salué George Clooney format Univers Plus dans l’escalier de sortie, comment échapper à ce lisse de la vie suisse, tellement rassurant et tellement flatteur pour nous, n’est-ce pas, grands travailleurs que nous sommes, tellement affûtés, tellement bien usinés nickel - que les Grecs en prennent de la graine und so weiter, et ce matin voici que me revient, par courrier cartonné, notre bohème des années 60 sous la forme de deux luxueux volumes de La Pléiade intitulée simplement Œuvre et consacrés, de son vivant encore vif, à Milan Kundera, dont j’ai aussitôt dévoré la préface du maître d’œuvre, François Ricard.

    Kundera8.jpgOr ce qui me botte immédiatement, pour parler comme en 1966, à lire l’introduction de Ricard, (dont le nom me rappelle l’apéritif des années 50, du temps où nous écoutions Zappy Max ou Roméo Carlès et les chansonniers de Radio-Luxembourg), c’est que nous allons couper à l’appareil critique, autrement dit au simulacre du lisse, à la prétention pseudo-scientifique de la lissitude académique qui a fait tant de ravages dans l’établissement des Œuvres complètes du pauvre Ramuz.
    Ah l’excellente nouvelle, qui aurait d’ailleurs ravi feu Maître Jacques: Le Kundera de nos vingt ans va échapper aux épouvantables pédants qui s’imposent en explicateurs de textes dans les intros des ramuziens stipendiés à merci, le texte kunderien (et le sous-texte milanien) se trouvant bonnement rendu, lissé et policé jusqu’au cut final par le seul Auteur, aux « lecteurs oisifs qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».
    Bien entendu, l’approche critique n’est pas exclue de cette édition du plus intrinsèquement critique des écrivains contemporains. Mais aux prétendus spécialistes, qui l’ont si souvent «mésinterprété», pour user de leur langage fleuri, et aux journalistes friands d’anecdotes et de human touch, se substituent ici des synthèses, en fin de chaque volume, se rapportant à la « bio » de chaque roman et de chaque essai.
    Est-ce de la prétention de la part de l’Auteur, qui se juge seul habilité à désigner la seule version licite admissible pour l’éternité et ce qui s’ensuit, et dont on sent que Francis Ricard l’a suivi au point-virgule près ? Justement pas : c’est tout le contraire : c’est libres et frais que nous retrouvons ces textes tout nus et peaufinés au poil près - et comme je me réjouis de les relire «sur la bête», à savoir dès lundi en Slovaquie coupée de sa Tchéquie, du côté des Tatras où certaine auto-stoppeuse de Risibles amours se laissait imaginairement draguer par un camionneur à la douce époque des Amours d’une blonde

    °°°
    À La Désirade, notre trio familial n’en finit pas d’éterniser son bon jeune temps, dans l’amitié de nos enfants qui vivent le leur, et c’est la belle vie pas lisse du tout, l’oncle Fellow craignant pour son palpitant (IRM lundi), ma bonne amie continuant de souffrir des séquelles de sa deuxième opération, comme moi de mes articulations foireuses et de mes lancées d’arthrose, mais nos vieilles peaux se boucanent et le cœur reste sur la main. Et puis, avec mon Fellow et ma bonne amie, nous avons mal au Japon : c’est-à-dire à la terre de nos enfants que le péché nucléaire (j’écris bien : le péché) menace de foutre en l’air. Une immense coalition militaire se presse en Lybie sous prétexte de protéger la population civile, sur fond d’intérêts moins humanitaires, mais pour le Japon: y a pas le feu, c’est loin, ils sont jaunes et on verra bien. Un ponte mielleux d’Economie suisse le souligne d’ailleurs : faut voir ça rationnellement, faut pas jeter le bébé nucléaire avec l’eau du bain japonais. À gerber !

     À La Désirade, ce dimanche 20 mars. – Bonne nuit réparatrice. Merci au sommeil. Est-on assez conscient du bienfait du sommeil dans cette putain de société d’agités qui ne parle que wellness pour mieux produire ? Bien mieux : dormons. Et rêvons en dormant. De l’écume du sommeil jaillira la vie nouvelle du matin. On coupe les couilles d’Ouranos et c’est Aphrodite qui se pointe, précise Peter Sloterdijk…

    Dans le vol Genève-Vienne, ce lundi 21 mars. – Il fait ce matin, à 8000 mètres d’altitude, un temps de plein azur approprié à un premier jour de printemps, et c’est l’esprit aussi clair que je reprends, au vol, la lecture de Bratislava de François Nourissier, vingt ans après une première lecture où je n’aurai pas pu, sans doute, apprécier tout le sel et le poivre de ces variations sur le vieillissement et la décrépitude.
    Nourissier.jpgJ’ai beau me sentir intérieurement plus jeune qu’en 1990 : mes jambes endolories et mes artères fatiguées me font mieux ressentir, à leur juste valeur, les sentences acides qui émaillent les premières pages de ce livre, à commencer par : «L’homme s’abîme comme le vin vieillarde» - je le note à l’instant où je constate que nous survolons Fribourg, au milieu de ses méandres, et dont on voit surtout le pourtour industriel américanisé, et ceci qui n’est pas mal non plus dans le registre râleur et tonique à la fois, qui me rappelle aussitôt le revigorant In memoriam de Paul Léautaud : «Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur».
    Mais il faut élargir la notion d’agonie, restreinte chez Léautaud au temps qu’il a passé au chevet de son père à observer les «progrès» de la mort : à tout ce qui participe de notre déclin plus ou moins lent et plus ou moins digne d’intérêt, à partir, disons, de trente-quatre, quarante-quatre, cinquante-quatre, soixante-quatre ans : je le dis comme je le vis…


    Vernet40.JPGEt du coup je me rappelle le mot de Thierry Vernet dans ses carnets : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement. »
    Thierry avait alors le crabe au corps et il peignait, à l’hosto où je l’ai vu la dernière fois, des petits portraits et des petits bouquets adorables. Il a offert le thé à la Dame en noir au soir du 1er octobre 1993. Ses tableaux continuent d’irradier autour de nous, et ceux de Floristella.

    °°°
    À l’aéroport de Vienne, dont le nom un peu sale de Schwechhat me rappelle le dernier nom d’Autrichien que j’avais lu sur un badge d’employé du tarmac, un certain H. Loch, à la fin de mon séjour de 1995 qui m’a fait détester Vienne presque autant qu’y incite Thomas Bernhard, j’ai attendu le bus de Bratislava dans une espèce de brasserie où j’ai commandé une Bernerwurst (sic) et des frites, à cause des frites. À ce moment m’est arrivé un SMS de mon cher éditeur, Pascal Rebetez, qui se/me félicitait pour la seconde place de L’Enfant prodigue dans la liste des ventes d’auteurs suisses du Matin Dimanche, derrière L’Amour nègre du compère JMO. J’ai souri en pensant à la grimace de certains, et je me suis rappelé cette autre nouvelle que m’a annoncé l’autre jour notre chef de rubrique : à savoir que Bernard Pivot, dans son dernier livre consacré aux expressions de notre langue dont le charme désuet s’oublie, m’a consacré une page entière pour illustrer le terme de « bonne amie » qu’il a relevé sur mon blog et dans mes Riches Heures. À quoi tient la gloire ! Je vais raconter ça ce soir à Matthias Zschokke, qui en verdira de jalousie…
    Loetscher3.jpgBlague à part, je me régale toujours à la lecture, à petits pas, de son Lieber Niels, et je me lance à l’instant dans celle de Béton, d’un Thomas Bernard furibard qui me rappelle ce qu'en disait un jour, chez Kropf, à Zurich, l’excellent Hugo Loestcher : «Jawohl, Thomas Bernhard est vormidable, mais c’est quand même trôle de penser à cet homme qui se retrouve tous les matins devant son miroir et se dit : maintenant, je vais être en golère ! »

     °°°
    Bratislava.jpgAprès trois quarts d’heure de bus dans une campagne autrichienne à l’horizon semé d’éoliennes, à laquelle succède, au-delà de la vague trace de l’ancienne frontière, une campagne slovaque à peu près pareille où apparaît soudain la colline crénelée de barres modernes de Bratislava, un taxi m’a voituré jusqu’à l’hôtel Antares, classé Best Westerns, style froid mais à la connection parfaite et à la vue sur le château de Bratislava, dont je ne sais rien, ne m’étant préparé à rien.
    Ensuite de quoi je suis descendu dans la vieille ville où, dans une librairie très bien fournie en littérature mondiale, j’ai acheté La Chute de Camus en Folio, dont René Girard dit merveille dans son dernier livre, y voyant une illustration parfaite du mimétisme amoureux. Et de fait, c’est un aspect qui m’avait échappé, et c’est avec un autre Clamence, Don Juan courant après les reflets féminins de son propre désir, plus que par amour réel des femmes qu’il rencontre, que je suis allé m’alcooliser dans une belle vieille taverne à l’enseigne de Café Malwill, avant de me replonger dans la première des nouvelles de Risibles amours, au milieu d’étudiantes slovaques qui pourraient être les petites-filles de la Klara de Personne ne va rire…

    °°°
    PRIX_LATOURETTE_48.jpgÀ propos de Girard, j’ai repensé à une autre lecture, hier, qui m’a fait penser tout de suite à la cristallisation d’une crise mimétique collective, dans L’Idiot du village de Bruno Pellegrino, nouvelle étonnante de densité et de vigueur, dans le sillage de Ramuz ou de John Mc Gahern, évoquant le sacrifice d’un bouc émissaire, à la suite de morts inexpliquées et à la veille d’une guerre, en la personne d’un demeuré. Je ne crois pas que notre Bruno connaisse Girard, mais sa façon de traiter ce thème est d’un auteur potentiellement puissant, méritant en tout cas son Prix du jeune écrivain 2011.


    Bratislava19.jpgAéroport de Bratislava, ce 22 mars. – Sirotant du Vinanza Président Cuvée 2098 à 5 euros les 2 dl, en attendant le départ du vol Bratislava-Kosice, je me repasse le film de la journée en regrettant un peu, évidemment, d’avoir passé si peu de temps dans cette belle vieille ville mitteleuropéenne, enfin belle, moitié belle, disons : remarquable pour les beaux restes austro-hongrois de sa vieille ville, outrageusement coupée en deux par une autoroute datant des de l’ère communiste.
    Très aimablement accueilli ce matin, à l’ambassade de Suisse, par la douce Zuzana Dudasova - tout à fait le personnage d’une fille de femmes des années 60-70 à la Kundera -, et ensuite par l’ambassadeur Christian Fotsch, aussi atypique que son homologue athénien, s’exprimant également dans un français parfait (qu’il me dit avoir appris à l’armée, auprès des artilleurs de Bière, hum) et riche d’une expérience de délégué du CICR (il fut en Ouganda mais n’a pas connu mon ami Ted) et de Revizor des ambassades suisses du monde entier (il a bien connu mon ancien commandant de compagnie, le fameux F. arrêté pour blanchiment d’argent après ses fonctions au Vietnam et au Luxembourg), je les ai suivis à la Faculté de pédagogie où nous attendaient quelques dames profs avenantes et une trentaine d’étudiantes + un ou deux étudiants, conformément au nouveau quota bisexuel en vigueur en fac de lettres. Ce jeune public, ignorant tout évidemment de notre Chessex national, s’est montré très attentif et apparemment intéressé (sauf tout au fond de la salle où il me semblait qu’on flirtait grave, ce qui est une façon d’honorer Maître Jacques), en tout cas les questions ont fusé en fin de course, après quoi nous attendait une réception sympathique à la résidence de Monsieur l’ambassadeur pas-comme-les-autres.


    Presov3.jpgDans le bus de Vienne à Bratislava, ce mercredi soir 23 mars. - Passablement vanné, ce soir, après le voyage d’hier de Kosice à Presov, une nuit à la Pension Adam et, ce matin, ma conférence à l’Université de Presov (très bonne étape là encore, je crois), après quoi j’ai déjeuné avec deux jeunes profs, Jan et Daniel, et me suis fait ramener en voiture de Presov à Kosice où j’ai repris l’avion pour Vienne. Tout ce tremblement pour Maître Jacques, que je crois avoir bien défendu, mais dont je me demande si mes auditeurs (plutôt auditrices, d’ailleurs) le liront jamais. Mais je n’ai même pas à me le demander : j’ai fait cette tournée, je crois qu’elle a répondu aux attentes de mes commanditaires confédéraux – en tout cas, tous ceux qui m’ont reçu avaient l’air content, alors…
    Ce qui est sûr, par ailleurs, et ce qui m’intéresse personnellement à cet égard, est que j’ai fait un pas de plus vers ma future carrière de causeur itinérant, en vue de laquelle je vais préparer un certain nombre d’exposés intéressants, qui me tiennent à vrai dire plus à cœur que l’œuvre de Chessex. Je pense à Cingria et Ramuz (le renard et le hérisson), à la littérature nomade selon Lina Boegli, aux géniales éxhappées d'Annie Dillard et Flannery O’Connor, aux livres-mulets tels La patience du brûlé de Guido Ceronetti et Lieber Niels de Matthias Zschokke, au roman américain contemporain et tutti quanti.

    °°°

    Bratislava, ce jeudi 24 mars. – Je repars à l’instant de Bratislava, dans le bus à destination de Vienne. Fin de mission. Content. Sur les rotules mais satisfait. Je lis Le Monde dans ma suée. Rien de neuf : le monde va mal. Venu en taxi depuis l’ambassade, pour 4 euros. J’en avais payé 17 hier soir pour le même trajet, à un filou à nuque épaisse qui ma promené avant de me conduire où je savais qu’il le devait. Mais bah, je m’en tape : ces gens sont à la peine ; ils se débrouillent comme ils peuvent. Les jeunes profs que j’ai rencontrés hier à Presov m’ont dit gagner à peu près le tiers de leurs homologues suisses. Ils ont cependant insisté pour me payer le repas, avec des tickets de la faculté. J’ai eu beau protester : rien à faire.

    °°°
    Enfin un détail cocasse me revient: au bord du Danube, cette raison sociale sur un autocar : MARX. Le nom d’un voyagiste. Effet d’annonce : les voyageurs marxistes sont invités à monter à bord du pullman. Sic transit…

  • Ceux qui restent purs

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    Celui qui estime contre nature le fait qu’un jardinier danois roule une pelle à un fleuriste malgache / Celle qui affirme que la chatte efflanquée de ses voisins Hindous est intouchable elle aussi / Ceux qui reconnaissent que Barack Obama présente bien quoique de sang mélangé / Celui qui n’a jamais remarqué de Noirs dans les Soviets Suprêmes ni d’ailleurs d’Annamites / Celle qui se dit biologiquement pure et sue des pieds pour d’autres raisons / Ceux qui au Groupe de Parole des névrosés de Narbonne admettent que les crises maternelles ne justifient pas le rejet des fils préférant la littérature au rugby / Celui qui ne sache pas que L’Iliade en v.o. signale que Thétis se soit jamais opposée aux relations de son bouillant fils Achille et du vaillant Patrocle du gang voisin / Celle qui taxe son Fernand de pur salaud au motif qu’il a fini seul le Port-Salut et le demi de rouge qui restait / Ceux dont la pureté se manifeste par leur façon de ne pas y toucher même en pensée - enfin c’est ce qu’ils disent à l’Assemblée des élus du quartier / Celui qui t’explique qu’un pur Américain l’est plus qu’un autre s’il a du bien dans l’axe / Celle qui se prétend une pure Delanoix comme ça se voit en effet / Ceux qui ne pensent pas qu’une matrice soit compatible avec l’exercice de la pensée virile même à Lesbos à l’époque / Celui qui se dit sans préjugés comme le prouvent son petit noir à la pause et son coup de blanc à l’avenant / Celle qui rappelle à ses colocs bons Aryens que Clennon King fut interné en asile psy après avoir prétendu entrer à l’Université du Mississippi à l’automne 1958 / Ceux qui en font voir de toutes les couleurs à leurs subordonnés noirs affilés au syndicat rouge / Celui qui a toujours été bon pour ses esclaves également très soumis / Celle qui explique à sa belle-mère que les chimpanzés aussi se servent du sexe pour combiner des alliances de type politique et/ou désamorcer des tensions dans leur cage commune du zoo d’Amsterdam / Ceux qui rappellent sur France Culture que les deux chromosomes X de la femme prouvent son caractère mystérieux à la base / Celui qui estime que la distinction forcée entre sexe et genre surdétermine un complot antérieur au débat futur / Celle qui se dit transgenre en tant qu’usagère de locomotives à voiles/ Ceux qui comprennent mieux la perplexité des jeunes enquêteurs en tant qu’anciennes policières / Celui qui affirme qu’aucune femme ne court plus vite que la lumière sur un ton qui lui vaut un blâme sur la Hotline / Celle qui est restée pure sans s’en vanter vu que ça l’a toujours bottée / Ceux qui restent purs esprits sans s’en tenir dogmatiquement à la position du missionnaire,etc.

  • Sollers à Stratford

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    De la vivace pérennité, à propos de Guerres secrètes...

    Dans un rêve récent je jouais le rôle d’Ulysse à Stratford-upon-Avon (Ontario) et l’écrivain Timothy Findley, déguisé en Agamemenon, me disait avec l’air d’en savoir quelque chose : « Toi donc aussi, ne sois jamais naïf, même pour ta femme », et voici qu’en lisant Guerres secrètes de Philippe Sollers je tombe sur ce même passage invoquant finalement « la toute sage Pénélope », qui me ramène aussitôt à la Doussia de mon propre foyer d'Oblomov pacifiste.

    Timothy Findley m’a raconté, lors d’une visite que je lui fis en Provence, que sa meilleure confidente avait été une espèce de Pénélope, sa tante jamais résignée à renoncer d’attendre son Ulysse de banlieue louche à elle, qui ménageait toujours une place, entre elle et son neveu maladif, à celui qu’elle appelait l’Ange.

    « Ce même pour ta femme a quelque chose d’étonnant », relève Sollers à propos du conseil d’Agamemnon à Ulysse, mais c’est bien là que gît l’un des secrets de la guerre secrète qui se joue entre le voyageur et La Femme. Apollinaire que cite Sollers chantonne « Je souhaite dans ma maison/Une femme ayant sa raison », mais Pénélope n’est pas réductible à cette sagesse tricoteuse et soumise ni au bout de ses choix, qui fera s’exclamer Télémaque « ma mère au cœur dur », et ce n’est pas non plus en filant et défaisant pieusement son ouvrage qu’il faut se la représenter à la fin, mais plus près d’un lit entrouvert que d’un fauteuil à oreilles du genre bergère, en femme qui pourrait vivre encore quand les déesses ne font que ne pas mourir.

    Le dernier roman de Timothy Findley, intitulé Les robes bleues, se passe à Stratford-upon-Avon et met en scène un comédien shakespearien et sa femme dont le couple se déglingue dans une parodie de guerre théâtrale.  L’incroyable coïncidence de mon rêve et de ma lecture de Guerres secrètes est, je veux le croire, une ruse de l’Ange posté entre Tiffy, l’éternel enfant maladif et sa tante dingo. Je savais, en lisant ce chapitre où je suis tombé sur le conseil d’Agamemnon me conseillant de ne pas être naïf avec ma femme la « toute sensée », que je déchiffrerais tôt après le nom de Shakespeare, que Sollers salue comme « l’un des très grands auteurs grecs occidentaux, et lui-même îlien », après les noms de Dante et de Joyce et ce trait de Nietzsche qui me rappelle le Chestov des Révélations de la mort : « Nietzsche annonce que par le temps qui vient, les vivants seront de plus en plus morts, alors que certains morts, dans une « vivace pérennité », seront beaucoup plus vivants que les vivants ».

    Sollers zigzague et sautille d’un il à une elle avec une façon de toucher à tout mine de rien en ne cessant pour autant de tisser sa toile à lui. Or il faut un pied aussi léger pour le suivre, du genre Ariel dans La Tempête, et je me mêle souvent les papattes, quant à moi, Caliban trop alpin et terrien, sur ses parquets lustrés et dans ses volutes paginées de baroque. Cependant même si je ne sais trop où il va dans ce livre étrange et foisonnant, j’y vais au nom de la « vivace pérennité » qu’il faut accueillir plus que jamais avec enthousiasme, n'était-ce que  pour faire pièce aux rabat-joie...

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  • Patriot killer

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     (Dialogue schizo)

     

    À propos d’American sniper, de l’esprit de vengeance et du cercle vicieux du « c’est-pas-moi-c’est-lui »…  

     

    Moi l’autre : - Alors, comment tu te sens, Guillaume Tell ? 

    Moi l’un : - Si j’étais Guillaume Tell, ce qu’au Seigneur des armées ne plaise, je ne me sentirais pas fier à la sortie de la projection d’American Sniper. Je dirais même : la honte… J’y crois pas : le finale triomphal en ode à ce prétendu héros dont le seul titre de gloire est d’avoir flingué 160 « sauvages » à distance, est à mes yeux un crime contre l’humanité...

    Moi l’autre : - Eh, tu y vas fort,camarade !

    Moi l’un : - J’y vais aussi fort que je trouve faible, voire nul, l’accueil de la critique dans nos pays. Non mais je rêve : tu ne vois pas ce qui cloche là-dedans ? 

    Moi l’autre : - Qu’est-ce qui cloche tant ? Le patriotisme ? L’argument défensif après les attentats du 11septembre ?

    Moi l’un : - Absolument pas. L’amour des Américains pour leur pays me semble tout à fait défendable, et je comprends leur colère après l’attaque des fous furieux. Le problème n’est pas là. Ce que je trouve incroyable, c’est que, tant d’années après la tragédie et tout ce qui en a découlé, un réalisateur qui dit s’être opposé à l’intervention américaine en Irak, et qui a montré tant d’empathie pour l’ancien ennemi japonais dans ses Lettres à Iwo Jima, réduise, dans American sniper, une guerre injuste, de type impérialiste, justifiée par des mensonges, à une suite d’opérations  contre un ennemi dont la seule qualification est la sauvagerie absolue. Or nos chers critiques, ou du moins ce que j’en ai lu, n’ont pas une réserve à ce propos. Pas une réserve sur l’absence totale de cadrage historico-politique. Pas un mot sur ce que subit le peuple irakien, réduit à quelques civils apeurés et potentiellement traîtres. Gros plan en revanche sur le placard du Boucher, séide d’Al Zarkawi, rempli de têtes coupées et de morceaux de corps sanguinolents. Voilà les seules images, alors que de texte il n’est pas question. Pas un instant distrait de la seule trajectoire du prétendu héros de l’Axe du Bien, consistant à  aligner les cartons…   

    Moi l’autre : - Mais l’acteur est super, tu ne trouves pas ? 

    Moi l’un : - Aussi super que le petit garçon sournois, porteur de la grenade antichar que lui file sa mère, cette diablesse, est super en se faisant éclater par « notre héros ». L’accessoiriste aussi est super avec son ketch up ! Bref tout ça est techniquement super, pour un discours super-démago...

    Moi l’autre : - Mais tout ça n’est-il pas quintessentiellement américain ? Tu te rappelles Les Bérets verts ? Même que nous sommes descendus dans la rue pour nous opposer à sa projection … Les Viets aussi, vus par John Wayne, étaient réduits à des sauvages...

    Moi l’un : - J’ai toujours trouvé cette histoire de « quintessence » nationale idiote, surtout s’agissant d’un pays qui n’a cessé de distiller autocritique et contradiction. Par ailleurs, je refuse de réduire les States à l’alternative colt et anti-colt.  Or on l’a vu dans Lettres d’Iwo-Jima, Clint Eastwood est parfaitement capable d’envisager l’humanité de l’«ennemi », ce qui n’est aucunement le cas dans American sniper.  

    Moi l’autre : - Ceci dit, le sniper n’est pas d’une pièce. Il est aussi travaillé par ce qu’il a vécu…

    Moi l’un : - Bah, ça me semble réduit à des effets très secondaires, pour ne pas dire des états d’âme. Dans Deer hunter de Michael Cimino, et dans un tas de témoignages sur les séquelles du Vietnam, c’est d’une autre force et l’on compatit. Ici, cela reste très superficiel, et voir ce prétendu héros aider les anciens Marines sans jambes ou sans bras  à se remettre au tir, vraiment c’est à devenir quaker…    

    Moi l’autre : - Je sens que tu vas parler de La loi du Seigneur…

    Moi l’un : - Exactement, puisque nous l’avons vu la semaine passée ! Autre preuve que le goût « essentiel » des Ricains connaît des nuances, et pas que depuis Michael Moore.

    Moi l’autre : - Résumons le tableau : la secte des Quakers est pacifiste à mort et refuse de prendre les armes en pleine guerre de Sécession, jusqu’au jour où  les rebelles s’en prennent à leurs maisons. Là, l’argument défensif devient massue. Entre les partisans de la non-violence absolue et les « réalistes » qui finissent par prendre les armes, le personnage central, incarné par Gary Cooper, s’en tire sans tirer… et après avoir été presque flingué par un sudiste, il le laisse partir désarmé. Mémorable moment de fraternité.  

    Moi l’autre : - Tu sais que Reagan a montré le film à Gorbatchev quand celui-ci est venu prendre le thé chez lui ?

    Moi l’un : - Oui, et la preuve que les choses ne s’arrangent pas, c’est que le Tea Party trouve American sniper un peu mou. Bref.

    Moi l’autre : - Donc il ne faut pas, d’après toi, voir ce film patriotard et simpliste ?

    Moi l’un : -  Au contraire : il faut le voir et en parler, comme il faut voir 52 nuances de gris et en parler.

    Moi l’autre : - Non, tu ne vas pas m’imposer ça ? Pitié !

    Moi l’un : - Aucune pitié : je sors mon fouet, misérable doublure. JE est un autre, a dit je ne sais quel poète entiché d'Arabie. Et comme l’Autre est un sauvage, selon notre ami Clint, tu vois ce qui t’attend…   

  • Lectures du monde

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    DE L'AUTRE VIE. - Enfin Kolia demande à Aliocha Karamazov : « Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ? »

    Alors Karamazov : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr du tout, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du  Paradis…

     

    SAVOIR-VIVRE.- Plus que la fameuse question du Que faire ? de Lénine et consorts, c'est celle du Comment vivre ? que je me pose ces jours à partir du sentiment aigu que j'éprouve, ce matin, que nous vivons le plus souvent bien mal. Oui, comment mieux vivre en réalité, simplement et bonnement, et pas du tout au sens du bien-être avachi dont les modèles se répandent à l'enseigne du Supermarché mondial ?

      

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    LE GRAND MEDIUM. - Un préjugé débile de bourgeois repus  voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus on constate que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement Crime et châtiment,  L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine.         

     

    Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Frères Karamazov, mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment comme à l'âge passé du romancier à sa composition (mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire), de sonder vraiment les profondeurs de ce roman-somme. 

    Dostoïevski est le plus grand romancier qui soit en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus ignoble des scélérats (l'abject et non moins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'a beaucoup aidé, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang convoitant la même femme, comme celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver les échos de cet incomparable medium traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.    

     

    CRAINTE ET TREMBLEMENT. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que dans un grand roman tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères et du misérable Smerdiakov.

    Nul roman contemporain ne nous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets combien révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait en dire autant des romans de Fiodor Mikaïlovitch qui disent tout l'homme, du plus abject au plus lumineux...        

     

    TCHEKHOV.jpgSOIGNEUR. - Retour à Tchékhov. Je me disais ce matin qu'on revient à Dostoïevski comme à une plaie. Au pire et au meilleur de l'humain, sur des montagnes russes. Tandis que Tchékhov nous attend un peu comme un médecin  de campagne, sage et désabusé, attentif et encourageant.

     

    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » 

     

     VOLTAGE. - Quel écrivain actuel m'intéresse-t-il vraiment par sa prose dans ce pays ? Après Maurice Chappaz et Jacques Chessex, qui m'électrisaient parfois ici et là, je ne vois personne. Personne de la classe de Cingria ou Ramuz: personne qui m'électrise aujourd'hui comme ces deux-là. 

     

    Peter Handke: "Les cheveux de l'enfant: non pas une odeur mais tout de suite un sentiment".

     

    DE L'EPOQUE. - J'ai pensé ce matin à des situations, des histoires qui traduiraient le ton d'une époque. Nos années bohème, par exemple. Cela en recopiant mes notes sur Monsieur chien, de Jacques Tallote,  qui rend si bien la tonalité de la fin des années 90, avec une acuité poétique et critique rare.

     

     

    Tallote01.jpgMONSIEUR CHIEN. - Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.

    D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce roman frappe immédiatement par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.

    Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire. Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...

    Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".

    En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement". Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...

    Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier bien singulier. 

        

    ALLUVIONS. - Le Rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au Rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tels Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.

     

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgJ'ouvre n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."

     

                                      

  • Ceux qui prônent le djihad bio

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    Celui qui sous le nom de Mohammed Al-Maqdissi séduit la dame du Monde par son entregent et sa franche opposition au recours direct à la violence alors que celle-ci doit être fondée sur l’étude des textes salafistes de source sûre / Celle qui s’assure de l’exclusivité de son entretien avec Al-Maqdissi et de ce qu’on ne fasse pas d’amalgame entre elle et une idiote utile / Ceux qui ont apprécié le ton enjoué du djihadiste emprisonné quand ils lui ont rendu visite avec leurs badges du CICR pour voir s’il était bien traité et recevait le journal Le Monde pour lui donner des nouvelles de son ex-ami Abou Moussab Al-Zarkaoui partisan des attentats-suicides et de la lutte à mort contre les chiites / Celui qui blaguait toujours son dentiste maghrébin pour sa ressemblance avec Al-Zarkaoui / Celle qui note que le théoricien du « djihad de prédication » montre un regard « franc et même rieur » qu’on croirait pas qu’il reste un théoricien majeur de la nébuleuse djihadiste / Ceux qui recommandent de ne pas faire d’amalgame entre l’envoyée spéciale du Monde en Jordanie et les touristes en mal d’expériences fortes au Kénya ou en Tunisie côtière / Celui qui relève en tant qu’expert consulté par Le Monde (journal influent) que le magistère d’Abou Mohammed Al-Maqdissi va battre de l’aile avec la montée en puissance de l’Etat Islamique vu que celui-ci prend les jeunes par l’émotion et l’attrait des armes alors qu’Al-Maqdissi estime que c’est par la stricte observance du salafisme qu’on va le mieux écraser les infidèles et compagnie / Celle qui oppose le salafisme soft au salafisme hard genre porno religieuse à deux vitesses / Ceux qui relèvent le fait qu’Abou Mohammed Al-Maqdissi condamne le massacre des femmes et des enfants qui ne sont pas armés sinon ma foi ils l’ont cherché on est bien d’accord / Celui qui en tant que terroriste dormant porte au crédit du théoricien du djihad Al-Maqdissi que celui-ci considère les leaders de l’EI comme des « déviants » et non des « hérétiques », ce qui lui laisse une porte de sortie on est bien d’accord / Celle qui envoie son entretien dans Le Monde à toutes ses amies non suspectes de faire des amalgames y compris les cathos et deux ou trois femen / Ceux qui serrent l’entretien d’Hélène Sallon avec l’idéologue des terroristes islamistes paru ce matin dans Le Monde dans leur dossier marqué idiots utiles et autres agents d’influence, etc.

    Peinture: Yan Pei-Ming.

  • Du bon gouvernement

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    Shakespeare en traversée


    35. Henry V.
    Un voyou notoire peut-il faire un bon roi ? Un débauché pilier de taverne et compère de filous est-il perdu pour la société ? Et plus largement: un homme est-il amendable et perfectible au point de devenir, en mûrissant ou confronté à des responsabilités, le contraire de ce qu'il a été ?
    À ces questions, la pièce consacrée au jeune Henry V, héritier légitime d'un roi se considèrant lui-même comme un usurpateur, répond de façon à la fois généreuse, réaliste et nuancée, en brossant le portrait d'un très beau personnage incarnant bel et bien ce qu'on peut dire, du plus humble détail à l'ensemble de ses actes en matière de politique intérieure et extérieure, le bon gouvernement.


    Un personnage figurant à lui seul le Chœur a l'antique, s'adressant au public comme un guide avisé, recadre l'action et la détaille en remarquant avec humour que reconstituer la bataille d'Azincourt sur une scène de théâtre demandera un soupçon d'imagination de la part du spectateur.

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    Pour le téléspectateur, la belle version de la BBC relève d'une illustration plus directe, avec l'alternance très marquée des scènes de taverne genre bas-fonds à la Dickens (ou à la Brueghel) et des séquences de cour ou de guerre, où le jeune Hal à dégaine de mauvais garçon de la pièce précédente devient un flamboyant chevalier tonsuré et cuirassé.
    Dans son nouveau rôle de roi, Henry se montrera aussi inflexible avec les traîtres (il en fait exécuter trois avec le cœur serré car ils étaient de ses amis) et ceux qui entachent sa dignité (Le pauvre Falstaff, qui va d'ailleurs mourir misérablement dans sa bauge) tout en assumant très intelligemment toutes ses tâches au point de susciter les éloges de la base au sommet du royaume dont il entreprend, dans la foulée, de reconquérir les droits en terre de France.

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    De très belles scènes et de très attachants personnages - dont le tout jeune garçon déplorant l'absurdité de la guerre avant d'y laisser sa peau - émaillent cette somptueuse chronique évoquant l'humanité profonde du jeune roi (sa visite incognito à ses soldats en veillée d'armes est un morceau d'anthologie) et son mélange très bien dosé de fermeté et de douceur magnanime.
    Moins éthéré et pur que celui d'Henry VI se rêvant berger, le personnage shakespearien de Henry V (magistralement campé par David Gwillim) n'en est pas moins très-chrétien par sa miséricorde, son attention aux humbles et sa propre humilité au moment de reconnaître au seul Dieu juste et Bon (hum !) le mérite d'avoir écrasé les Français à Azincourt...

  • Le retournement

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    Shakespeare en traversée
    35. Henry IV (2)


    Une scène bouleversante, à la fin de la deuxième partie de la pièce évoquant le règne troublé de Henry IV, marque la rupture symbolique opérée par le fils du roi, Hal le débauché, devenu roi lui-même, d’avec son foireux mentor Falstaff, père de substitution plus qu'indigne, que le jeune monarque rejette soudain et bannit tout en lui promettant d'assurer sa subsistance. Contrairement à une plate interprétation freudienne, Ce n'est pas là le fils qui tue le père mais bien plutôt la sagesse acquise par le plus jeune, investi d'une nouvelle dignité, qui enjoint son aîné de "dépouiller le vieil homme", pour user d'une expression de la tradition spirituelle.

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    Cette deuxième pièce consacrée à Henry IV fait une large part à la maladie sous ses multiples formes, illustrant à grand renfort de pustules et de bubons sur les visages les ravages des terribles épidémies de peste et autres maladies qui décimaient autant le bon peuple que les gens "de la haute", à commencer par le beau Lancastre, alias Henry V (superbement campé par Jon Finch) qui se meurt sous les yeux de son fils repenti alors que lui-même fait le triste bilan d'un règne qu'il sait usurpé, s'en remettant alors à celui qui remettra de l'ordre dans le royaume sous le nom d'Henry V.

    Les drames historiques ont assuré la première gloire de Shakespeare, et l'on conçoit leur immense popularité, dans cet âge d'or du théâtre ou toutes les classes sociales étaient confrontées sur scène aux heurs et malheurs de leurs semblables, et l'humiliation de Falstaff revêt alors une portée beaucoup plus ample que la punition du vice par la vertu.
    Entre les lignes, on perçoit à la fois le besoin de Shakespeare de se distancer de la souche populaire et campagnarde qui est la sienne, imprégnant la pièce de sa formidable verve, et son hommage reconnaissant à la vitalité d'un personnage aussi attachant qu'un géant rabelaisien, pitoyable et non moins drolatique.

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    Falstaff ou l'incarnation même de la fantaisie théâtrale dont le verbe rutile et radote , plastronne et fait florès. Or au-delà du bouffon, Shakespeare dit aussi le désarroi du personnage et sa mélancolie - la scène fameuse de son bannissement voit ainsi l'ombre de la tristesse descendre sur sa face rubiconde, merveilleusement exprimée ici par Anthony Quayle.
    Le monde comme un théâtre, la scène comme un théâtre: c'est tout Shakespeare, et jamais l'on n'oublie de le prendre avec le recul et le grain de sel du spectateur, même si chacun se sent embarqué dans "la pièce "...