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Carnets de JLK - Page 58

  • Le rêve fissuré

     

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    Flash-back sur J'ai épousé un communiste, qui  constitue  la suite de la fresque amorcée par Philip Roth avec Pastorale américaine.


    L'oeuvre de Philip Roth, déjà considérable, s'est déployée depuis quelques années avec une ampleur nouvelle, au double point de vue de l'expérience humaine et de sa mise en mots, qu'ont annoncé le bouleversant Patrimoine (l'un des plus beaux «livres du père» que nous ayons lus) et la non moins référentielle Opération Shylock.

    Avec la trilogie qu'inaugurait Pastorale américaine (parue aux USA en 1997), suivie de J'ai épousé un communiste (1999) et de The Human Stain (à paraître), Philip Roth, la soixantaine bien sonnée, mais retrouvant une sorte de nouvelle verdeur et de prodigieuse énergie, renouait à la fois avec sa jeunesse et avec un grand courant de la littérature américaine du XXe siècle qu'on pourrait dire des jeunes conquérants, de Thomas Wolfe (que Philip Roth a dévoré en son jeune âge et que sa traductrice semble confondre avec Tom Wolfe, auteur-vedette plus récent et nullement fondateur) à Saul Bellow, en passant par Ernest Hemingway.


    Pour tous ceux-là, le rêve américain n'était pas un vain mot. Le lyrisme candide, et l'extraordinaire puissance d'absorption et d'évocation de Thomas Wolfe, géant au sens physique et moral, sont souvent moqués aujourd'hui dans les universités américaines. Pourtant c'est avec cet ange pataud, loin des chichis de la postmodernité, que Philip Roth, écrivain hyperlucide, hyperintelligent et hypercultivé, auteur mondialement connu du Complexe de Portnoy, a choisi de renouer à sa façon en remontant aux sources de ses propres grandes espérances et de sa désillusion.

    Dans Pastorale américaine, Philip Roth raconte l'histoire d'un homme de bonne volonté, champion de sport et de patriotisme (le type du héros du Nouveau- Monde, assumant son origine de juif atypique) qui a cru à la légitimité de la guerre contre Hitler autant qu'à la démocratie américaine, et qui découvre soudain, dans les années 60, que sa fille est une terroriste. Ce qu'il y a de saisissant dans Pastorale américaine, c'est que tout se rejoue à travers le temps.

    De la même façon, dès le début de J'ai épousé un communiste, le récit des faits, remontant aux années 1948-1952, se revit au cours d'une série de conversations réunissant, six soirs de suite, en été 1997, Nathan Zuckerman et son ancien prof d'anglais Murray Ringold, actuellement âgé de 90 ans et lui racontant la vie d'Ira Ingold, son frère cadet, qui a été le mentor de Nathan en son adolescence. Or ce qui va corser cette conversation, c'est le mélange des souvenirs du jeune homme à la fois crédule et naïf, de plain-pied avec ce qu'il vit, le commentaire du frère aîné qui oppose sa lucidité à la passion folle d'Ira, et l'effet de distance des années qui rend sa portée réelle à chaque comportement.

    Philip Roth brosse, dans J'ai épousé un communiste, les portraits hautement représentatifs d'une dizaine de figures de l'épopée américaine d'après-guerre. Les deux frères Ira et Murray, le tout instinctif et le plus réfléchi, renvoient à la paire biblique de Caïn et d'Abel autant qu'aux frères Karamazov, sans qu'il n'y ait rien en cela de schématique. Ira est un fauve humain à la Cendrars qui trimballe un terrible secret en s'efforçant de concilier ses idéaux révolutionnaires et ses contradictions de séducteur. Murray, qui a senti le danger du fanatisme, défend la mesure civilisatrice contre la brute sous tous ses aspects. D'abord sous la coupe d'Ira, Nathan va rencontrer un pur révolutionnaire en la personne de Johnny O'Day, dont la rectitude a cependant quelque chose d'inhumain. Par la suite, le jeune homme va découvrir quelles turpitudes humaines cachent souvent les idéaux les plus purs. Du côté des femmes, qui comptent beaucoup pour Ira, le roman nous vaut au moins trois figures balzaciennes hors du commun en les personnes d'Eve Frame, la comédienne à jamais prise à son propre jeu, Sylphid sa fille frustrée et tyrannique, et Katrina l'horrible femme de pouvoir suintant le conformisme moralisant et l'auto-adoration.

    A un moment de rupture, quand Nathan Zuckerman entre à l'Université et s'entend dire par un jeune prof que la littérature «engagée» est condamnée d'avance (parce que la politique vise à la généralisation, tandis que la littérature vise au particulier), l'on sent tout l'univers du jeune homme osciller entre le «réel» , que symbolisent le syndicaliste O'Day et les ouvriers de la métallurgie, et un monde plus complexe où les passions humaines, fussent-elles taxées de «bourgeoises» par l'ascète stalinien, n'en sont pas moins omniprésentes.

    Ira Ringold, devenu Iron Rinn à la radio de l'époque, célèbre pour ses imitations de Lincoln, incarne à la fois, dans ce roman, la figure de l'indomptable et du faible, du révolutionnaire et du viveur, du réformateur et du jouisseur, dont l'union avec la belle Eve Frame, raffinée et honteuse de ses origines juives, ne peut qu'aboutir à la catastrophe. Ce qu'on remarquera dans la foulée, c'est que la lutte idéologique, là-dedans, comme souvent dans les pays de l'Est à la même époque, n'aura été qu'un prétexte à règlements de comptes personnels.

    C'est ainsi que, manipulée par un affreux couple (la romancière moralisatrice à succès, et son mari politicien, chroniqueur patriotard et futur député sous Nixon), Eve accepte de livrer Ira aux fauves en publiant un ouvrage de pure délation, J'ai épousé un communiste, dont elle n'a pas écrit une ligne mais qui va précipiter la ruine sociale de son mari avant que tout ne se retourne contre elle.

    Cependant le roman ne se borne pas à ces étroites largeurs de la vengeance personnelle. De fait, plus on entre dans la confidence de Murray, sans cesse corrigée par la vision de Nathan (et le lecteur lui-même ne cesse d'y ajouter son grain de sel), et plus on est confronté au caractère insondable, à la fois effrayant et bouleversant de la nature humaine.

    Qu'est-ce qui est trahison et qu'est-ce qui est vérité? Qu'est-ce qui est amour et qu'est-ce qui est crime? A la même époque, les mêmes pharisiens feignaient de croire que les «communistes» fomentaient la mort de la Nation, tandis que les mafieux et les lyncheurs de Noirs restaient impunis. Un livre, intitulé J'ai épousé un communiste, fit alors figure d'arme, désignant la haute trahison d'un conjoint qui eût pu finir sur la chaise électrique. Aujourd'hui, un autre livre paraît qui tire de cette matière une image vivifiante et fraternelle.

    Philip Roth, J'ai épousé un communiste. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard. Collection Du Monde entier, 404 pp.

  • Dans la peau de tous

    littérature

    Après la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
    La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.

    L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
    Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
    Un grand dessein
    Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
    A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
    La souillure humaine
    Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.

    Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
    Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...

    Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp.

  • Comme une peur d’enfant

    Roth6.jpgSur Le complot contre l'Amérique, de Philip Roth

    Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, le plus grand écrivain américain vivant se livre plus intimement par le détour paradoxal d’une saisissante fiction historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh…

    Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale. Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus « fictionnaire » et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
    Précisons aussitôt, cependant, que ce roman d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions qu’on suppose l’enfant se poser avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ? Or, en dépit de la fiction historique (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage particulier des Roth (dans leur quartier juif de Newark désormais bien familier à ses lecteurs), de telles questions retentissent dans l’esprit et le cœur du lecteur de manière immédiate. Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs, aux Etats-Unis, constituaient le danger numéro un ?
    Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
    Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et de cœur.
    Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p.

  • Le blues de l’âge

    Rodgers17.jpgÀ propos d’ Exit le fantôme de Philip Roth
    Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties. Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine.
    Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton.
    Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…

    Roth5.jpgAvec notre bon souvenir, merci la vie…
    C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…


    Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Des anges passent

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    Angelus novus. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

    Benjamin11.jpgWB appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique, au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

    L'inspecteur angélique . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge. L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher. Benjamin5.jpgJe revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"... Bacon01.png

    À la mort, à la vie. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères américaines) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique (en sa face sombre évidemment) qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius. Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques. Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les choeurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...

  • L'Opéra du monde

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    Regard amont à l'ancre du présent à venir:  L’Italie à Sète. Du chat d’Audiberti. De Russell Banks à L’Echappée. D’Henri Gougaud qui se la conte et de sept livres qui s’entrouvrent pendant que Johnny Cash se la joue…
    « L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, un peu uranique, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse précéleste ».
    C’est Jacques Audiberti dans L’Opéra du monde. Et l’opéra du monde cette fin d'après-midi d’avant l’été qui sera, dans les rues de Sète, est à l’heure italienne. Or voici Le Chat, Monsignor Gatto, sur la petite place Aristide-Briand ocellée de lumière verte au-dessus des vasques et des amours et des mômes de tous les âge slurpant des boules glacées de toutes les couleurs : « Il transporte, à la rose extrémité de ses babines, le spectre épineux des poissons qu’il aime. Il a des pattes de masseuse, un mufle de romanichelle, la fourrure de l’astrologique porosité. Auguste et faisandée, sa démarche fait s’ébrouer en foule, devant lui, des punaises m’ales dont telle ou telle pèse autant que toutes les terres et tous les soleils. Lourd, crispé, du satin à la narine, il ne sourit que d’un côté à la manière des auteurs dramatiques. A quelques mètres du créateur qui, d’ailleurs, ne le regarde pas, il s’arrête, il s’assied, se gratte l’oreille, se met à dévider un vieil air de chez nous ».
    Ce vieil air est jeune comme Brassens suppliant qu’on l’enterre sur la plage de la Corniche, qui sent très fort à certaines heures le poisson-chat, quand les mouettes signalent le retour des pêcheurs, mais c’est de pêche aux livres qu’il s’agit à l’instant pour nous qui sortons de L’Echappée belle, la librairie jouxtant les halles où le 30 mai prochain se pointera Russell Banks l’Américain. Le précéderont un peu partout des conteurs, dont le sémillant Henri Gougaud. Le précéderont divers concerts dédiés à Brassens. Le précéderont des soirées de liesse dédiées à l’Italie des sources sétoises. « Une grande paix, portée sur des roulettes d’améthyste assourdie, déferle et se répand sur la scène de tout. »
    a05fa84780b147b4abd2ee7842b5aa6f.jpgOn ne lit plus Audiberti par le temps qui courent. C’est dire combien ceux-ci sont cons. Je serais, sur la place Aristide-Briand, tenté d’attraper ces jeunesses par le collet des oreilles et leur susurrer comme ça : « Petit enfant ! petits enfants ! petits enfants de la jeunesse de l’humain, laissez venir, au petit enfant, les petits enfants… » Mais c’est d’un autre enfant que ceux d’Audiberti que mon œil à facettes s’occupe à la fois : c’est l’enfant terrible américain de Cormac McCarthy dans Méridien de sang que je viens de racheter pour le conseiller aux petits enfant las de voir Jack Sparrow se parodier lui-même. Cela commence comme ça : « Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups ». Ensuite c’est parti pour quatre cents pages de coups de couteau dans les ténèbres de l’Homme.
    Sète à l’été venant c’est un peu le Nice aux vagovagues de l’Audiberti de Monorail. C’est à la fois très méditerranéen et très français, très province et commerce maritime, très aquilin Valéry dans la lumière première et très copain d’abord quand tout s’horizonte; et j’aime bien, soit dit en passant, que la tombe de Tonton Georges ne fasse pas du tout fausse bohème anar mais caveau de famille pour ainsi dire bourgeois.
    Toutes les rues de Sète retentissent ce soir des mêmes suaves rengaines italiennes, genre Ti amo ti amo, que répercutent d’omniprésents haut-parleurs, et c’est cela même: il y a du fellinisme dans l’air, tantôt on va voir la Gradisca débarquer sur les quais chaloupant et dans son sillage un cortège d’adolescents efflanqués qui savent que lui toucher le postère vaut au lauréat des chances de gagner plus à la Grande Tombola.
    Pour ma part j’entrouvre sept livres à la fois. Après McCarthy ce sont les Balades en jazz de mon compère Alain Gerber en merveilleuse disposition lyrico-nostalgique, Que notre règne arrive de J.G. Ballard dont le premier chapitre me happe dans les banlieues ravagées de Londres - mais flûte je ne vais pas tout citer alors que l’arrivée du soir annonce la voix de Johnny Cash dont je viens de dégoter le triple CD de Walking the Line, The legendary Sun recordings me ramenant aux années cinquante qui fleurent toujours la limonade de nos aïeules au jardin, et nous revoici de plain-pied dans L’Opéra du monde : « Dieu, fatigué par tant d’efforts, finit son orangeade, miraculeusement rentrée en scène en compagnie des meubles de rotin »…
    Jacques Audiberti, L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges. Monorail, Gallimard ; Cormac McCarthy, Méridien de sang, Points Seuil ; J.G. Ballard, Que notre règne arrive, Denoël ; Alain Gerber, Balades en jazz, Folio ; Jean-Claude Guillebaud, Pourquoi je suis redevenu chrétien, Albin Michel; Edwin Mortier, Les dix doigts des jours, Fayard; Michel Houellebecq, Rester vivant, Librio; Johnny Cash, Walking the Line, Sun Records.

  • Ceux qui ont des références

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    Celui qui cite Levinas pour montrer qu’il réfléchit / Celle qui cite Hannah Arendt les yeux au ciel / Ceux qui en imposent au groupe en citant Paul Celan / Celui qui fut boniche dans une vie antérieure et continue donc d’en réfèrer à Madame / Celle qui exige un satisfecit populaire au titre d’ex-ministre des Armées / Ceux qui se réclament de la poésie pour clouer le bec des industriels en séries / Celui qui s’efforce d’être poli au milieu des vertueux faisant assaut de bons sentiments à ravages / Celle qui invoque Hegel dont la théologie du Progrès devrait plaire à ses examinateurs / Ceux qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau sous l’œil attentif de leur conscience / Celui qui se met à crier dès qu’on ose s’en prendre à la culotte de cuir de Martin Heidegger / Celle qui accoutume de hurler quand elle est à bout d’arguments / Ceux qui pleuraient après avoir hurlé quand leurs camarades lesbiennes les accusèrent de porter sur eux l’outil du viol / Celui qui balance le Nouveau Testament en travers de la gueule de celui qui s’accroche à l’Ancien / Celle qui exige une lettre de recommandation de ses servantes somaliennes successives / Ceux qui n’ont que des révérences pour référence / Celui qui se rallie au dernier parti qui a parlé / Celle qui prétend que l’évêque noir a abusé de sa fille aînée de l’église / Ceux qui relisent Proust sur Twitter / Celui qui rappelle à ses amis juifs qu’en France on est libre de s’exprimer sur les colonies et tout ça / Celle qui dit qu’elle n’est pas antisémite sans préciser à quel point / Ceux qui exigent d’être reconnus en tant qu’acteurs principaux des intermittents du spectacle et payés en conséquence sous peine de se mettre en grève perlée à plein temps, etc.

  • On the road to Bratislava

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    À La Désirade, ce samedi 19 mars 2011. – Je me demandais hier, sur le tapis roulant de l’aéroport de Cointrin, retour de Grèce, après avoir salué George Clooney format Univers Plus dans l’escalier de sortie, comment échapper à ce lisse de la vie suisse, tellement rassurant et tellement flatteur pour nous, n’est-ce pas, grands travailleurs que nous sommes, tellement affûtés, tellement bien usinés nickel - que les Grecs en prennent de la graine und so weiter, et ce matin voici que me revient, par courrier cartonné, notre bohème des années 60 sous la forme de deux luxueux volumes de La Pléiade intitulée simplement Œuvre et consacrés, de son vivant encore vif, à Milan Kundera, dont j’ai aussitôt dévoré la préface du maître d’œuvre, François Ricard.

    Kundera8.jpgOr ce qui me botte immédiatement, pour parler comme en 1966, à lire l’introduction de Ricard, (dont le nom me rappelle l’apéritif des années 50, du temps où nous écoutions Zappy Max ou Roméo Carlès et les chansonniers de Radio-Luxembourg), c’est que nous allons couper à l’appareil critique, autrement dit au simulacre du lisse, à la prétention pseudo-scientifique de la lissitude académique qui a fait tant de ravages dans l’établissement des Œuvres complètes du pauvre Ramuz.
    Ah l’excellente nouvelle, qui aurait d’ailleurs ravi feu Maître Jacques: Le Kundera de nos vingt ans va échapper aux épouvantables pédants qui s’imposent en explicateurs de textes dans les intros des ramuziens stipendiés à merci, le texte kunderien (et le sous-texte milanien) se trouvant bonnement rendu, lissé et policé jusqu’au cut final par le seul Auteur, aux « lecteurs oisifs qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».
    Bien entendu, l’approche critique n’est pas exclue de cette édition du plus intrinsèquement critique des écrivains contemporains. Mais aux prétendus spécialistes, qui l’ont si souvent «mésinterprété», pour user de leur langage fleuri, et aux journalistes friands d’anecdotes et de human touch, se substituent ici des synthèses, en fin de chaque volume, se rapportant à la « bio » de chaque roman et de chaque essai.
    Est-ce de la prétention de la part de l’Auteur, qui se juge seul habilité à désigner la seule version licite admissible pour l’éternité et ce qui s’ensuit, et dont on sent que Francis Ricard l’a suivi au point-virgule près ? Justement pas : c’est tout le contraire : c’est libres et frais que nous retrouvons ces textes tout nus et peaufinés au poil près - et comme je me réjouis de les relire «sur la bête», à savoir dès lundi en Slovaquie coupée de sa Tchéquie, du côté des Tatras où certaine auto-stoppeuse de Risibles amours se laissait imaginairement draguer par un camionneur à la douce époque des Amours d’une blonde

    °°°
    À La Désirade, notre trio familial n’en finit pas d’éterniser son bon jeune temps, dans l’amitié de nos enfants qui vivent le leur, et c’est la belle vie pas lisse du tout, l’oncle Fellow craignant pour son palpitant (IRM lundi), ma bonne amie continuant de souffrir des séquelles de sa deuxième opération, comme moi de mes articulations foireuses et de mes lancées d’arthrose, mais nos vieilles peaux se boucanent et le cœur reste sur la main. Et puis, avec mon Fellow et ma bonne amie, nous avons mal au Japon : c’est-à-dire à la terre de nos enfants que le péché nucléaire (j’écris bien : le péché) menace de foutre en l’air. Une immense coalition militaire se presse en Lybie sous prétexte de protéger la population civile, sur fond d’intérêts moins humanitaires, mais pour le Japon: y a pas le feu, c’est loin, ils sont jaunes et on verra bien. Un ponte mielleux d’Economie suisse le souligne d’ailleurs : faut voir ça rationnellement, faut pas jeter le bébé nucléaire avec l’eau du bain japonais. À gerber !

     À La Désirade, ce dimanche 20 mars. – Bonne nuit réparatrice. Merci au sommeil. Est-on assez conscient du bienfait du sommeil dans cette putain de société d’agités qui ne parle que wellness pour mieux produire ? Bien mieux : dormons. Et rêvons en dormant. De l’écume du sommeil jaillira la vie nouvelle du matin. On coupe les couilles d’Ouranos et c’est Aphrodite qui se pointe, précise Peter Sloterdijk…

    Dans le vol Genève-Vienne, ce lundi 21 mars. – Il fait ce matin, à 8000 mètres d’altitude, un temps de plein azur approprié à un premier jour de printemps, et c’est l’esprit aussi clair que je reprends, au vol, la lecture de Bratislava de François Nourissier, vingt ans après une première lecture où je n’aurai pas pu, sans doute, apprécier tout le sel et le poivre de ces variations sur le vieillissement et la décrépitude.
    Nourissier.jpgJ’ai beau me sentir intérieurement plus jeune qu’en 1990 : mes jambes endolories et mes artères fatiguées me font mieux ressentir, à leur juste valeur, les sentences acides qui émaillent les premières pages de ce livre, à commencer par : «L’homme s’abîme comme le vin vieillarde» - je le note à l’instant où je constate que nous survolons Fribourg, au milieu de ses méandres, et dont on voit surtout le pourtour industriel américanisé, et ceci qui n’est pas mal non plus dans le registre râleur et tonique à la fois, qui me rappelle aussitôt le revigorant In memoriam de Paul Léautaud : «Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur».
    Mais il faut élargir la notion d’agonie, restreinte chez Léautaud au temps qu’il a passé au chevet de son père à observer les «progrès» de la mort : à tout ce qui participe de notre déclin plus ou moins lent et plus ou moins digne d’intérêt, à partir, disons, de trente-quatre, quarante-quatre, cinquante-quatre, soixante-quatre ans : je le dis comme je le vis…


    Vernet40.JPGEt du coup je me rappelle le mot de Thierry Vernet dans ses carnets : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement. »
    Thierry avait alors le crabe au corps et il peignait, à l’hosto où je l’ai vu la dernière fois, des petits portraits et des petits bouquets adorables. Il a offert le thé à la Dame en noir au soir du 1er octobre 1993. Ses tableaux continuent d’irradier autour de nous, et ceux de Floristella.

    °°°
    À l’aéroport de Vienne, dont le nom un peu sale de Schwechhat me rappelle le dernier nom d’Autrichien que j’avais lu sur un badge d’employé du tarmac, un certain H. Loch, à la fin de mon séjour de 1995 qui m’a fait détester Vienne presque autant qu’y incite Thomas Bernhard, j’ai attendu le bus de Bratislava dans une espèce de brasserie où j’ai commandé une Bernerwurst (sic) et des frites, à cause des frites. À ce moment m’est arrivé un SMS de mon cher éditeur, Pascal Rebetez, qui se/me félicitait pour la seconde place de L’Enfant prodigue dans la liste des ventes d’auteurs suisses du Matin Dimanche, derrière L’Amour nègre du compère JMO. J’ai souri en pensant à la grimace de certains, et je me suis rappelé cette autre nouvelle que m’a annoncé l’autre jour notre chef de rubrique : à savoir que Bernard Pivot, dans son dernier livre consacré aux expressions de notre langue dont le charme désuet s’oublie, m’a consacré une page entière pour illustrer le terme de « bonne amie » qu’il a relevé sur mon blog et dans mes Riches Heures. À quoi tient la gloire ! Je vais raconter ça ce soir à Matthias Zschokke, qui en verdira de jalousie…
    Loetscher3.jpgBlague à part, je me régale toujours à la lecture, à petits pas, de son Lieber Niels, et je me lance à l’instant dans celle de Béton, d’un Thomas Bernard furibard qui me rappelle ce qu'en disait un jour, chez Kropf, à Zurich, l’excellent Hugo Loestcher : «Jawohl, Thomas Bernhard est vormidable, mais c’est quand même trôle de penser à cet homme qui se retrouve tous les matins devant son miroir et se dit : maintenant, je vais être en golère ! »

     °°°
    Bratislava.jpgAprès trois quarts d’heure de bus dans une campagne autrichienne à l’horizon semé d’éoliennes, à laquelle succède, au-delà de la vague trace de l’ancienne frontière, une campagne slovaque à peu près pareille où apparaît soudain la colline crénelée de barres modernes de Bratislava, un taxi m’a voituré jusqu’à l’hôtel Antares, classé Best Westerns, style froid mais à la connection parfaite et à la vue sur le château de Bratislava, dont je ne sais rien, ne m’étant préparé à rien.
    Ensuite de quoi je suis descendu dans la vieille ville où, dans une librairie très bien fournie en littérature mondiale, j’ai acheté La Chute de Camus en Folio, dont René Girard dit merveille dans son dernier livre, y voyant une illustration parfaite du mimétisme amoureux. Et de fait, c’est un aspect qui m’avait échappé, et c’est avec un autre Clamence, Don Juan courant après les reflets féminins de son propre désir, plus que par amour réel des femmes qu’il rencontre, que je suis allé m’alcooliser dans une belle vieille taverne à l’enseigne de Café Malwill, avant de me replonger dans la première des nouvelles de Risibles amours, au milieu d’étudiantes slovaques qui pourraient être les petites-filles de la Klara de Personne ne va rire…

    °°°
    PRIX_LATOURETTE_48.jpgÀ propos de Girard, j’ai repensé à une autre lecture, hier, qui m’a fait penser tout de suite à la cristallisation d’une crise mimétique collective, dans L’Idiot du village de Bruno Pellegrino, nouvelle étonnante de densité et de vigueur, dans le sillage de Ramuz ou de John Mc Gahern, évoquant le sacrifice d’un bouc émissaire, à la suite de morts inexpliquées et à la veille d’une guerre, en la personne d’un demeuré. Je ne crois pas que notre Bruno connaisse Girard, mais sa façon de traiter ce thème est d’un auteur potentiellement puissant, méritant en tout cas son Prix du jeune écrivain 2011.


    Bratislava19.jpgAéroport de Bratislava, ce 22 mars. – Sirotant du Vinanza Président Cuvée 2098 à 5 euros les 2 dl, en attendant le départ du vol Bratislava-Kosice, je me repasse le film de la journée en regrettant un peu, évidemment, d’avoir passé si peu de temps dans cette belle vieille ville mitteleuropéenne, enfin belle, moitié belle, disons : remarquable pour les beaux restes austro-hongrois de sa vieille ville, outrageusement coupée en deux par une autoroute datant des de l’ère communiste.
    Très aimablement accueilli ce matin, à l’ambassade de Suisse, par la douce Zuzana Dudasova - tout à fait le personnage d’une fille de femmes des années 60-70 à la Kundera -, et ensuite par l’ambassadeur Christian Fotsch, aussi atypique que son homologue athénien, s’exprimant également dans un français parfait (qu’il me dit avoir appris à l’armée, auprès des artilleurs de Bière, hum) et riche d’une expérience de délégué du CICR (il fut en Ouganda mais n’a pas connu mon ami Ted) et de Revizor des ambassades suisses du monde entier (il a bien connu mon ancien commandant de compagnie, le fameux F. arrêté pour blanchiment d’argent après ses fonctions au Vietnam et au Luxembourg), je les ai suivis à la Faculté de pédagogie où nous attendaient quelques dames profs avenantes et une trentaine d’étudiantes + un ou deux étudiants, conformément au nouveau quota bisexuel en vigueur en fac de lettres. Ce jeune public, ignorant tout évidemment de notre Chessex national, s’est montré très attentif et apparemment intéressé (sauf tout au fond de la salle où il me semblait qu’on flirtait grave, ce qui est une façon d’honorer Maître Jacques), en tout cas les questions ont fusé en fin de course, après quoi nous attendait une réception sympathique à la résidence de Monsieur l’ambassadeur pas-comme-les-autres.


    Presov3.jpgDans le bus de Vienne à Bratislava, ce mercredi soir 23 mars. - Passablement vanné, ce soir, après le voyage d’hier de Kosice à Presov, une nuit à la Pension Adam et, ce matin, ma conférence à l’Université de Presov (très bonne étape là encore, je crois), après quoi j’ai déjeuné avec deux jeunes profs, Jan et Daniel, et me suis fait ramener en voiture de Presov à Kosice où j’ai repris l’avion pour Vienne. Tout ce tremblement pour Maître Jacques, que je crois avoir bien défendu, mais dont je me demande si mes auditeurs (plutôt auditrices, d’ailleurs) le liront jamais. Mais je n’ai même pas à me le demander : j’ai fait cette tournée, je crois qu’elle a répondu aux attentes de mes commanditaires confédéraux – en tout cas, tous ceux qui m’ont reçu avaient l’air content, alors…
    Ce qui est sûr, par ailleurs, et ce qui m’intéresse personnellement à cet égard, est que j’ai fait un pas de plus vers ma future carrière de causeur itinérant, en vue de laquelle je vais préparer un certain nombre d’exposés intéressants, qui me tiennent à vrai dire plus à cœur que l’œuvre de Chessex. Je pense à Cingria et Ramuz (le renard et le hérisson), à la littérature nomade selon Lina Boegli, aux géniales éxhappées d'Annie Dillard et Flannery O’Connor, aux livres-mulets tels La patience du brûlé de Guido Ceronetti et Lieber Niels de Matthias Zschokke, au roman américain contemporain et tutti quanti.

    °°°

    Bratislava, ce jeudi 24 mars. – Je repars à l’instant de Bratislava, dans le bus à destination de Vienne. Fin de mission. Content. Sur les rotules mais satisfait. Je lis Le Monde dans ma suée. Rien de neuf : le monde va mal. Venu en taxi depuis l’ambassade, pour 4 euros. J’en avais payé 17 hier soir pour le même trajet, à un filou à nuque épaisse qui ma promené avant de me conduire où je savais qu’il le devait. Mais bah, je m’en tape : ces gens sont à la peine ; ils se débrouillent comme ils peuvent. Les jeunes profs que j’ai rencontrés hier à Presov m’ont dit gagner à peu près le tiers de leurs homologues suisses. Ils ont cependant insisté pour me payer le repas, avec des tickets de la faculté. J’ai eu beau protester : rien à faire.

    °°°
    Enfin un détail cocasse me revient: au bord du Danube, cette raison sociale sur un autocar : MARX. Le nom d’un voyagiste. Effet d’annonce : les voyageurs marxistes sont invités à monter à bord du pullman. Sic transit…

  • Ceux qui restent purs

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    Celui qui estime contre nature le fait qu’un jardinier danois roule une pelle à un fleuriste malgache / Celle qui affirme que la chatte efflanquée de ses voisins Hindous est intouchable elle aussi / Ceux qui reconnaissent que Barack Obama présente bien quoique de sang mélangé / Celui qui n’a jamais remarqué de Noirs dans les Soviets Suprêmes ni d’ailleurs d’Annamites / Celle qui se dit biologiquement pure et sue des pieds pour d’autres raisons / Ceux qui au Groupe de Parole des névrosés de Narbonne admettent que les crises maternelles ne justifient pas le rejet des fils préférant la littérature au rugby / Celui qui ne sache pas que L’Iliade en v.o. signale que Thétis se soit jamais opposée aux relations de son bouillant fils Achille et du vaillant Patrocle du gang voisin / Celle qui taxe son Fernand de pur salaud au motif qu’il a fini seul le Port-Salut et le demi de rouge qui restait / Ceux dont la pureté se manifeste par leur façon de ne pas y toucher même en pensée - enfin c’est ce qu’ils disent à l’Assemblée des élus du quartier / Celui qui t’explique qu’un pur Américain l’est plus qu’un autre s’il a du bien dans l’axe / Celle qui se prétend une pure Delanoix comme ça se voit en effet / Ceux qui ne pensent pas qu’une matrice soit compatible avec l’exercice de la pensée virile même à Lesbos à l’époque / Celui qui se dit sans préjugés comme le prouvent son petit noir à la pause et son coup de blanc à l’avenant / Celle qui rappelle à ses colocs bons Aryens que Clennon King fut interné en asile psy après avoir prétendu entrer à l’Université du Mississippi à l’automne 1958 / Ceux qui en font voir de toutes les couleurs à leurs subordonnés noirs affilés au syndicat rouge / Celui qui a toujours été bon pour ses esclaves également très soumis / Celle qui explique à sa belle-mère que les chimpanzés aussi se servent du sexe pour combiner des alliances de type politique et/ou désamorcer des tensions dans leur cage commune du zoo d’Amsterdam / Ceux qui rappellent sur France Culture que les deux chromosomes X de la femme prouvent son caractère mystérieux à la base / Celui qui estime que la distinction forcée entre sexe et genre surdétermine un complot antérieur au débat futur / Celle qui se dit transgenre en tant qu’usagère de locomotives à voiles/ Ceux qui comprennent mieux la perplexité des jeunes enquêteurs en tant qu’anciennes policières / Celui qui affirme qu’aucune femme ne court plus vite que la lumière sur un ton qui lui vaut un blâme sur la Hotline / Celle qui est restée pure sans s’en vanter vu que ça l’a toujours bottée / Ceux qui restent purs esprits sans s’en tenir dogmatiquement à la position du missionnaire,etc.

  • Sollers à Stratford

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    De la vivace pérennité, à propos de Guerres secrètes...

    Dans un rêve récent je jouais le rôle d’Ulysse à Stratford-upon-Avon (Ontario) et l’écrivain Timothy Findley, déguisé en Agamemenon, me disait avec l’air d’en savoir quelque chose : « Toi donc aussi, ne sois jamais naïf, même pour ta femme », et voici qu’en lisant Guerres secrètes de Philippe Sollers je tombe sur ce même passage invoquant finalement « la toute sage Pénélope », qui me ramène aussitôt à la Doussia de mon propre foyer d'Oblomov pacifiste.

    Timothy Findley m’a raconté, lors d’une visite que je lui fis en Provence, que sa meilleure confidente avait été une espèce de Pénélope, sa tante jamais résignée à renoncer d’attendre son Ulysse de banlieue louche à elle, qui ménageait toujours une place, entre elle et son neveu maladif, à celui qu’elle appelait l’Ange.

    « Ce même pour ta femme a quelque chose d’étonnant », relève Sollers à propos du conseil d’Agamemnon à Ulysse, mais c’est bien là que gît l’un des secrets de la guerre secrète qui se joue entre le voyageur et La Femme. Apollinaire que cite Sollers chantonne « Je souhaite dans ma maison/Une femme ayant sa raison », mais Pénélope n’est pas réductible à cette sagesse tricoteuse et soumise ni au bout de ses choix, qui fera s’exclamer Télémaque « ma mère au cœur dur », et ce n’est pas non plus en filant et défaisant pieusement son ouvrage qu’il faut se la représenter à la fin, mais plus près d’un lit entrouvert que d’un fauteuil à oreilles du genre bergère, en femme qui pourrait vivre encore quand les déesses ne font que ne pas mourir.

    Le dernier roman de Timothy Findley, intitulé Les robes bleues, se passe à Stratford-upon-Avon et met en scène un comédien shakespearien et sa femme dont le couple se déglingue dans une parodie de guerre théâtrale.  L’incroyable coïncidence de mon rêve et de ma lecture de Guerres secrètes est, je veux le croire, une ruse de l’Ange posté entre Tiffy, l’éternel enfant maladif et sa tante dingo. Je savais, en lisant ce chapitre où je suis tombé sur le conseil d’Agamemnon me conseillant de ne pas être naïf avec ma femme la « toute sensée », que je déchiffrerais tôt après le nom de Shakespeare, que Sollers salue comme « l’un des très grands auteurs grecs occidentaux, et lui-même îlien », après les noms de Dante et de Joyce et ce trait de Nietzsche qui me rappelle le Chestov des Révélations de la mort : « Nietzsche annonce que par le temps qui vient, les vivants seront de plus en plus morts, alors que certains morts, dans une « vivace pérennité », seront beaucoup plus vivants que les vivants ».

    Sollers zigzague et sautille d’un il à une elle avec une façon de toucher à tout mine de rien en ne cessant pour autant de tisser sa toile à lui. Or il faut un pied aussi léger pour le suivre, du genre Ariel dans La Tempête, et je me mêle souvent les papattes, quant à moi, Caliban trop alpin et terrien, sur ses parquets lustrés et dans ses volutes paginées de baroque. Cependant même si je ne sais trop où il va dans ce livre étrange et foisonnant, j’y vais au nom de la « vivace pérennité » qu’il faut accueillir plus que jamais avec enthousiasme, n'était-ce que  pour faire pièce aux rabat-joie...

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  • Patriot killer

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     (Dialogue schizo)

     

    À propos d’American sniper, de l’esprit de vengeance et du cercle vicieux du « c’est-pas-moi-c’est-lui »…  

     

    Moi l’autre : - Alors, comment tu te sens, Guillaume Tell ? 

    Moi l’un : - Si j’étais Guillaume Tell, ce qu’au Seigneur des armées ne plaise, je ne me sentirais pas fier à la sortie de la projection d’American Sniper. Je dirais même : la honte… J’y crois pas : le finale triomphal en ode à ce prétendu héros dont le seul titre de gloire est d’avoir flingué 160 « sauvages » à distance, est à mes yeux un crime contre l’humanité...

    Moi l’autre : - Eh, tu y vas fort,camarade !

    Moi l’un : - J’y vais aussi fort que je trouve faible, voire nul, l’accueil de la critique dans nos pays. Non mais je rêve : tu ne vois pas ce qui cloche là-dedans ? 

    Moi l’autre : - Qu’est-ce qui cloche tant ? Le patriotisme ? L’argument défensif après les attentats du 11septembre ?

    Moi l’un : - Absolument pas. L’amour des Américains pour leur pays me semble tout à fait défendable, et je comprends leur colère après l’attaque des fous furieux. Le problème n’est pas là. Ce que je trouve incroyable, c’est que, tant d’années après la tragédie et tout ce qui en a découlé, un réalisateur qui dit s’être opposé à l’intervention américaine en Irak, et qui a montré tant d’empathie pour l’ancien ennemi japonais dans ses Lettres à Iwo Jima, réduise, dans American sniper, une guerre injuste, de type impérialiste, justifiée par des mensonges, à une suite d’opérations  contre un ennemi dont la seule qualification est la sauvagerie absolue. Or nos chers critiques, ou du moins ce que j’en ai lu, n’ont pas une réserve à ce propos. Pas une réserve sur l’absence totale de cadrage historico-politique. Pas un mot sur ce que subit le peuple irakien, réduit à quelques civils apeurés et potentiellement traîtres. Gros plan en revanche sur le placard du Boucher, séide d’Al Zarkawi, rempli de têtes coupées et de morceaux de corps sanguinolents. Voilà les seules images, alors que de texte il n’est pas question. Pas un instant distrait de la seule trajectoire du prétendu héros de l’Axe du Bien, consistant à  aligner les cartons…   

    Moi l’autre : - Mais l’acteur est super, tu ne trouves pas ? 

    Moi l’un : - Aussi super que le petit garçon sournois, porteur de la grenade antichar que lui file sa mère, cette diablesse, est super en se faisant éclater par « notre héros ». L’accessoiriste aussi est super avec son ketch up ! Bref tout ça est techniquement super, pour un discours super-démago...

    Moi l’autre : - Mais tout ça n’est-il pas quintessentiellement américain ? Tu te rappelles Les Bérets verts ? Même que nous sommes descendus dans la rue pour nous opposer à sa projection … Les Viets aussi, vus par John Wayne, étaient réduits à des sauvages...

    Moi l’un : - J’ai toujours trouvé cette histoire de « quintessence » nationale idiote, surtout s’agissant d’un pays qui n’a cessé de distiller autocritique et contradiction. Par ailleurs, je refuse de réduire les States à l’alternative colt et anti-colt.  Or on l’a vu dans Lettres d’Iwo-Jima, Clint Eastwood est parfaitement capable d’envisager l’humanité de l’«ennemi », ce qui n’est aucunement le cas dans American sniper.  

    Moi l’autre : - Ceci dit, le sniper n’est pas d’une pièce. Il est aussi travaillé par ce qu’il a vécu…

    Moi l’un : - Bah, ça me semble réduit à des effets très secondaires, pour ne pas dire des états d’âme. Dans Deer hunter de Michael Cimino, et dans un tas de témoignages sur les séquelles du Vietnam, c’est d’une autre force et l’on compatit. Ici, cela reste très superficiel, et voir ce prétendu héros aider les anciens Marines sans jambes ou sans bras  à se remettre au tir, vraiment c’est à devenir quaker…    

    Moi l’autre : - Je sens que tu vas parler de La loi du Seigneur…

    Moi l’un : - Exactement, puisque nous l’avons vu la semaine passée ! Autre preuve que le goût « essentiel » des Ricains connaît des nuances, et pas que depuis Michael Moore.

    Moi l’autre : - Résumons le tableau : la secte des Quakers est pacifiste à mort et refuse de prendre les armes en pleine guerre de Sécession, jusqu’au jour où  les rebelles s’en prennent à leurs maisons. Là, l’argument défensif devient massue. Entre les partisans de la non-violence absolue et les « réalistes » qui finissent par prendre les armes, le personnage central, incarné par Gary Cooper, s’en tire sans tirer… et après avoir été presque flingué par un sudiste, il le laisse partir désarmé. Mémorable moment de fraternité.  

    Moi l’autre : - Tu sais que Reagan a montré le film à Gorbatchev quand celui-ci est venu prendre le thé chez lui ?

    Moi l’un : - Oui, et la preuve que les choses ne s’arrangent pas, c’est que le Tea Party trouve American sniper un peu mou. Bref.

    Moi l’autre : - Donc il ne faut pas, d’après toi, voir ce film patriotard et simpliste ?

    Moi l’un : -  Au contraire : il faut le voir et en parler, comme il faut voir 52 nuances de gris et en parler.

    Moi l’autre : - Non, tu ne vas pas m’imposer ça ? Pitié !

    Moi l’un : - Aucune pitié : je sors mon fouet, misérable doublure. JE est un autre, a dit je ne sais quel poète entiché d'Arabie. Et comme l’Autre est un sauvage, selon notre ami Clint, tu vois ce qui t’attend…   

  • Lectures du monde

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    DE L'AUTRE VIE. - Enfin Kolia demande à Aliocha Karamazov : « Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ? »

    Alors Karamazov : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr du tout, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du  Paradis…

     

    SAVOIR-VIVRE.- Plus que la fameuse question du Que faire ? de Lénine et consorts, c'est celle du Comment vivre ? que je me pose ces jours à partir du sentiment aigu que j'éprouve, ce matin, que nous vivons le plus souvent bien mal. Oui, comment mieux vivre en réalité, simplement et bonnement, et pas du tout au sens du bien-être avachi dont les modèles se répandent à l'enseigne du Supermarché mondial ?

      

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    LE GRAND MEDIUM. - Un préjugé débile de bourgeois repus  voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus on constate que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement Crime et châtiment,  L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine.         

     

    Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Frères Karamazov, mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment comme à l'âge passé du romancier à sa composition (mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire), de sonder vraiment les profondeurs de ce roman-somme. 

    Dostoïevski est le plus grand romancier qui soit en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus ignoble des scélérats (l'abject et non moins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'a beaucoup aidé, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang convoitant la même femme, comme celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver les échos de cet incomparable medium traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.    

     

    CRAINTE ET TREMBLEMENT. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que dans un grand roman tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères et du misérable Smerdiakov.

    Nul roman contemporain ne nous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets combien révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait en dire autant des romans de Fiodor Mikaïlovitch qui disent tout l'homme, du plus abject au plus lumineux...        

     

    TCHEKHOV.jpgSOIGNEUR. - Retour à Tchékhov. Je me disais ce matin qu'on revient à Dostoïevski comme à une plaie. Au pire et au meilleur de l'humain, sur des montagnes russes. Tandis que Tchékhov nous attend un peu comme un médecin  de campagne, sage et désabusé, attentif et encourageant.

     

    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » 

     

     VOLTAGE. - Quel écrivain actuel m'intéresse-t-il vraiment par sa prose dans ce pays ? Après Maurice Chappaz et Jacques Chessex, qui m'électrisaient parfois ici et là, je ne vois personne. Personne de la classe de Cingria ou Ramuz: personne qui m'électrise aujourd'hui comme ces deux-là. 

     

    Peter Handke: "Les cheveux de l'enfant: non pas une odeur mais tout de suite un sentiment".

     

    DE L'EPOQUE. - J'ai pensé ce matin à des situations, des histoires qui traduiraient le ton d'une époque. Nos années bohème, par exemple. Cela en recopiant mes notes sur Monsieur chien, de Jacques Tallote,  qui rend si bien la tonalité de la fin des années 90, avec une acuité poétique et critique rare.

     

     

    Tallote01.jpgMONSIEUR CHIEN. - Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.

    D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce roman frappe immédiatement par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.

    Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire. Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...

    Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".

    En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement". Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...

    Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier bien singulier. 

        

    ALLUVIONS. - Le Rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au Rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tels Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.

     

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgJ'ouvre n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."

     

                                      

  • Ceux qui prônent le djihad bio

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    Celui qui sous le nom de Mohammed Al-Maqdissi séduit la dame du Monde par son entregent et sa franche opposition au recours direct à la violence alors que celle-ci doit être fondée sur l’étude des textes salafistes de source sûre / Celle qui s’assure de l’exclusivité de son entretien avec Al-Maqdissi et de ce qu’on ne fasse pas d’amalgame entre elle et une idiote utile / Ceux qui ont apprécié le ton enjoué du djihadiste emprisonné quand ils lui ont rendu visite avec leurs badges du CICR pour voir s’il était bien traité et recevait le journal Le Monde pour lui donner des nouvelles de son ex-ami Abou Moussab Al-Zarkaoui partisan des attentats-suicides et de la lutte à mort contre les chiites / Celui qui blaguait toujours son dentiste maghrébin pour sa ressemblance avec Al-Zarkaoui / Celle qui note que le théoricien du « djihad de prédication » montre un regard « franc et même rieur » qu’on croirait pas qu’il reste un théoricien majeur de la nébuleuse djihadiste / Ceux qui recommandent de ne pas faire d’amalgame entre l’envoyée spéciale du Monde en Jordanie et les touristes en mal d’expériences fortes au Kénya ou en Tunisie côtière / Celui qui relève en tant qu’expert consulté par Le Monde (journal influent) que le magistère d’Abou Mohammed Al-Maqdissi va battre de l’aile avec la montée en puissance de l’Etat Islamique vu que celui-ci prend les jeunes par l’émotion et l’attrait des armes alors qu’Al-Maqdissi estime que c’est par la stricte observance du salafisme qu’on va le mieux écraser les infidèles et compagnie / Celle qui oppose le salafisme soft au salafisme hard genre porno religieuse à deux vitesses / Ceux qui relèvent le fait qu’Abou Mohammed Al-Maqdissi condamne le massacre des femmes et des enfants qui ne sont pas armés sinon ma foi ils l’ont cherché on est bien d’accord / Celui qui en tant que terroriste dormant porte au crédit du théoricien du djihad Al-Maqdissi que celui-ci considère les leaders de l’EI comme des « déviants » et non des « hérétiques », ce qui lui laisse une porte de sortie on est bien d’accord / Celle qui envoie son entretien dans Le Monde à toutes ses amies non suspectes de faire des amalgames y compris les cathos et deux ou trois femen / Ceux qui serrent l’entretien d’Hélène Sallon avec l’idéologue des terroristes islamistes paru ce matin dans Le Monde dans leur dossier marqué idiots utiles et autres agents d’influence, etc.

    Peinture: Yan Pei-Ming.

  • Du bon gouvernement

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    Shakespeare en traversée


    35. Henry V.
    Un voyou notoire peut-il faire un bon roi ? Un débauché pilier de taverne et compère de filous est-il perdu pour la société ? Et plus largement: un homme est-il amendable et perfectible au point de devenir, en mûrissant ou confronté à des responsabilités, le contraire de ce qu'il a été ?
    À ces questions, la pièce consacrée au jeune Henry V, héritier légitime d'un roi se considèrant lui-même comme un usurpateur, répond de façon à la fois généreuse, réaliste et nuancée, en brossant le portrait d'un très beau personnage incarnant bel et bien ce qu'on peut dire, du plus humble détail à l'ensemble de ses actes en matière de politique intérieure et extérieure, le bon gouvernement.


    Un personnage figurant à lui seul le Chœur a l'antique, s'adressant au public comme un guide avisé, recadre l'action et la détaille en remarquant avec humour que reconstituer la bataille d'Azincourt sur une scène de théâtre demandera un soupçon d'imagination de la part du spectateur.

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    Pour le téléspectateur, la belle version de la BBC relève d'une illustration plus directe, avec l'alternance très marquée des scènes de taverne genre bas-fonds à la Dickens (ou à la Brueghel) et des séquences de cour ou de guerre, où le jeune Hal à dégaine de mauvais garçon de la pièce précédente devient un flamboyant chevalier tonsuré et cuirassé.
    Dans son nouveau rôle de roi, Henry se montrera aussi inflexible avec les traîtres (il en fait exécuter trois avec le cœur serré car ils étaient de ses amis) et ceux qui entachent sa dignité (Le pauvre Falstaff, qui va d'ailleurs mourir misérablement dans sa bauge) tout en assumant très intelligemment toutes ses tâches au point de susciter les éloges de la base au sommet du royaume dont il entreprend, dans la foulée, de reconquérir les droits en terre de France.

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    De très belles scènes et de très attachants personnages - dont le tout jeune garçon déplorant l'absurdité de la guerre avant d'y laisser sa peau - émaillent cette somptueuse chronique évoquant l'humanité profonde du jeune roi (sa visite incognito à ses soldats en veillée d'armes est un morceau d'anthologie) et son mélange très bien dosé de fermeté et de douceur magnanime.
    Moins éthéré et pur que celui d'Henry VI se rêvant berger, le personnage shakespearien de Henry V (magistralement campé par David Gwillim) n'en est pas moins très-chrétien par sa miséricorde, son attention aux humbles et sa propre humilité au moment de reconnaître au seul Dieu juste et Bon (hum !) le mérite d'avoir écrasé les Français à Azincourt...

  • Le retournement

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    Shakespeare en traversée
    35. Henry IV (2)


    Une scène bouleversante, à la fin de la deuxième partie de la pièce évoquant le règne troublé de Henry IV, marque la rupture symbolique opérée par le fils du roi, Hal le débauché, devenu roi lui-même, d’avec son foireux mentor Falstaff, père de substitution plus qu'indigne, que le jeune monarque rejette soudain et bannit tout en lui promettant d'assurer sa subsistance. Contrairement à une plate interprétation freudienne, Ce n'est pas là le fils qui tue le père mais bien plutôt la sagesse acquise par le plus jeune, investi d'une nouvelle dignité, qui enjoint son aîné de "dépouiller le vieil homme", pour user d'une expression de la tradition spirituelle.

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    Cette deuxième pièce consacrée à Henry IV fait une large part à la maladie sous ses multiples formes, illustrant à grand renfort de pustules et de bubons sur les visages les ravages des terribles épidémies de peste et autres maladies qui décimaient autant le bon peuple que les gens "de la haute", à commencer par le beau Lancastre, alias Henry V (superbement campé par Jon Finch) qui se meurt sous les yeux de son fils repenti alors que lui-même fait le triste bilan d'un règne qu'il sait usurpé, s'en remettant alors à celui qui remettra de l'ordre dans le royaume sous le nom d'Henry V.

    Les drames historiques ont assuré la première gloire de Shakespeare, et l'on conçoit leur immense popularité, dans cet âge d'or du théâtre ou toutes les classes sociales étaient confrontées sur scène aux heurs et malheurs de leurs semblables, et l'humiliation de Falstaff revêt alors une portée beaucoup plus ample que la punition du vice par la vertu.
    Entre les lignes, on perçoit à la fois le besoin de Shakespeare de se distancer de la souche populaire et campagnarde qui est la sienne, imprégnant la pièce de sa formidable verve, et son hommage reconnaissant à la vitalité d'un personnage aussi attachant qu'un géant rabelaisien, pitoyable et non moins drolatique.

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    Falstaff ou l'incarnation même de la fantaisie théâtrale dont le verbe rutile et radote , plastronne et fait florès. Or au-delà du bouffon, Shakespeare dit aussi le désarroi du personnage et sa mélancolie - la scène fameuse de son bannissement voit ainsi l'ombre de la tristesse descendre sur sa face rubiconde, merveilleusement exprimée ici par Anthony Quayle.
    Le monde comme un théâtre, la scène comme un théâtre: c'est tout Shakespeare, et jamais l'on n'oublie de le prendre avec le recul et le grain de sel du spectateur, même si chacun se sent embarqué dans "la pièce "...

  • La vie incarnée

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    Shakespeare en traversée
    33. Henry IV (1)


    Assassin de Richard II, le roi qui succède à celui-ci sous le nom de henry IV est un usurpateur moralisant qui se promet de faire pèlerinage à Jérusalem pour expier son crime. Pourtant le désordre intérieur marquant le début de son règne l'empêche de s'amender, alors que ceux qui l'ont amené au pouvoir se retournent contre lui en s'alliant aux Écossais et aux Gallois. À ce souci s'ajoute celui de voir son fils Hal s'adonner à moult ribotes et ripailles dans les mauvais lieux en compagnie des pires fripons, dont l'inénarrable Falstaff.

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    Celui-ci est à vrai dire le grand personnage de la pièce, incarnation gigantesque de la vitalité pure, toute impure qu'elle soit. Car Falstaff est à la fois pur en sa merveilleuse truculence et entrelardé de toutes les impuretés de la nature humaine, vantard et poltron sans pareil qui, au cœur de la bataille des purs s'étripant pour l'honneur, ose proclamer que l'honneur n'est rien à ses yeux : du vent, alors qu'à ses yeux rien ne vaut la vie. Apres avoir fait le mort sur le prétendu champ d'honneur, il se relève et poignarde un héros mort pour faire croire que c'est lui qui l'a glorieusement occis. Et l'on rit ! Tel étant le génie de Shakespeare, de tirer de ce tas de graisse aviné, fort en gueule et adorablement détestable, l'un des plus grands personnages comiques de la littérature mondiale.

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    Dans un chapitre passionnant de son livre intitulé Ce merveilleux Will, Stephen Greenblatt décrit la genèse du personnage, probablement inspiré par l'un des rivaux teigneux de Shakespeare, mélange de dramaturge lettré et de forban cumulant tous les vices, du nom de Robert Greene.
    Or au lieu de répondre aux injures larvées le visant dans un pamphlet (Greene faisant partie des snobs universitaires jaloux de l'immense talent du dramaturge non diplômé), Shakespeare s'en inspira pour en faire l'insigne mentor du fils du roi, dont la pièce relate aussi le retournement complet face aux ennemis de son père.

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    David Gwillim incarne Hal, le fils du roi qui s'amende par les armes.

    Avec le personnage de Falstaff, c'est en outre toute l'Angleterre d'en bas, populaire et si savoureuse dans son bagou, qui investit une première fois le théâtre shakespearien, avec sa langue si charnue et fleurie, mêlant l'obscène à la plus étincelante poésie...

  • D'épineuses roses

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    Shakespeare en traversée


    28. Henry VI / 2
    La première tétralogie des drames historiques de Shakespeare, où la guerre fratricide des Deux Roses succède à la défaite des Anglais sur sol français, est marquée par une inexorable montée aux extrêmes sur le fond de laquelle se détachent les figures de trois monstres particulièrement sanguinaires en les personnes de la reine Marguerite, du tribun populiste Jack Cade et du roi Richard III le boiteux scélérat.
    Du point de vue de la structure et de la tension dramatiques, les trois parties d'Henry VI tirent un peu en longueur entre intrigues de clans et sanglantes étripées , qui devaient surexciter le public de l'époque mais ne nous parlent pas avec la même intensité.


    N'empêche que de formidables personnages ne se profilent pas moins, à commencer, dans la deuxième partie, par le lord protecteur Glocester, tuteur fidèle du jeune roi encore flageolant et dont la nature faible ne cessera de s'accentuer, alors que lui-même est à la fois aimé du peuple et détesté par les grands du royaume, tel le très retors Cardinal Beaufort qui participera à son assassinat.


    Avant d'être étranglé sur son oreiller, Glocester s'opposera virulemment aux suggestions criminelles de sa femme Eléonore, sorte de Lady Macbeth avant l'heure qui prend ses conseils chez les sorciers et sera bannie par le roi, bon comme le scout mais pas poire pour autant.
    Dans le genre garce de haut vol, la nouvelle reine Marguerite, importée du continent par le duc de Suffolk, qui la baise avant de l'offrir au roi consentant, s'impose bientôt en cheffe de projet aussi résolue que la pucelle d'Orléans, fantastique en son numéro d'hystérie (merci Julia Foster !) où elle jure allégeance au roi tout en le rabaissant, pestant comme une damnée au moment où le bon Henry montre les dents et bannit Suffolk, dont la tête coupée reviendra à sa maîtresse jurant alors vengeance absolue.


    Sur quoi l'ambiance monte encore d'un cran avec l'apparition du terrifiant Jack Cade, variation léniniste du héros Talbot de la première partie ( et d'ailleurs incarné par le même Trevor Pracock) qui promet la semaine des quatre jeudis au peuple avant de lui offrir ses premières tête coupées.

     

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    Le jeune Shakespeare décrivait les turpitudes de la guerre civile avec un siècle d'écart, mais le règne d'Elisabeth sort de cet affreux magma et l'on présume que les zooms du dramaturge, ses arrêts sur image souvent bouleversants, les états d'âme exprimés par ses héros comme en confidence directe au bonhomme public, ou les commentaires supérieurement éclairés de ses sages devaient parler à ses contemporains puisqu'ils nous stupéfient toujours par leur fond de lucidité, d'intelligence politique, de bonté sous jacente et de tendresse - de réelle actualité...

  • Royale déroute

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    Shakespeare en traversée


    32. Richard II
    Après la frénétique et féroce conquête du pouvoir marquant la tragédie du diabolique Richard III, c'est à la chronique d'une destitution que se voue le Shakespeare trentenaire dans la première pièce de sa deuxième tétralogie historique.
    Les neuf drames historiques sont traversés par une réflexion "en situation" sur les us et abus du pouvoir royal en Angleterre, entre la fin du Moyen Âge et le début de l'ère élisabéthaine, avec une suite de portraits de monarques plus ou moins détaillés et un tableau de groupe non moins gratiné des rivalités et autres prétentions héréditaires minant la haute noblesse anglaise.

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    Des la première scène de Richard II, le Roi est censé arbitrer le violent conflit opposant deux de ses plus éminents seigneurs, se traitant mutuellement de traîtres et s'impatientant de s'occire en duel. Or Richard préfère les bannir, enclenchant un processus de vengeance qui va se retourner contre lui quand il dépouillera l'un des deux exilés, son cousin Bolingbroke, de tous ses biens légitimes pour financer une guerre contre l'Irlande aussi ruineuse que son train de vie frivole déjà fort mal vu de ses sujets.
    Comparé au machiavélique Richard III ou à un Henry VI confit en angélisme, Richard II est un personnage ambigu dont la nature profonde se révèle dans l'épreuve, préfigurant celle d'Hamlet. Une scène mythique le voit interroger sa destinée en scrutant son visage devant son miroir, en présence du futur nouveau Roi (Bolingbroke revenu d'exil) et de tous les pairs du royaume qui l'ont laissé tomber.

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    Méditation lucide et désenchantée sur la vanité de la royauté, non sans résonances plus largement métaphysiques impliquant la condition humaine, la pièce approfondit aussi la question du juste gouvernement par le truchement de diverses voix appelant à la mesure et à la sagesse, notamment en la personne du vieux Jean de Gaunt ici incarné par le vénérable John gielguld octogénaire. Quant à Richard II, il est campé par Derek Jacobi (qu'on retrouvera dans le rôle d'Hamlet) avec un mélange tout à fait approprié de fragilité presque féminine et de croissante puissance dramatique, jusqu'à paroxysme émotionnel des scènes finales.

  • La Bête blessée

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    Shakespeare en traversée


    31. Richard III.


    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.

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    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.
    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».
    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.

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    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.

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    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.
    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé.

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  • Le noyau doux

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    Shakespeare en traversée

    27. Henry VI /1

    Au tout début de Shakespeare notre contemporain, son essai certes référentiel consacré au Barde, Ian Kott affirme que c'est par les drames historiques qu'il faut aborder Shakespeare, et cela se justifie sans doute dans l'optique d'une découverte progressive accordée au progrès chronologique de l'œuvre, du début à la fin.
    De fait, on n'imagine pas le jeune Will écrire La Tempête à moins de trente ans, et le fait est que la structure dramatique et le contenu des premiers drames n'a pas la complexité ni la profondeur des chefs-d'œuvre de la maturité. N'empêche: finir là traversée de Shakespeare en abordant la première tétralogie historique, après les tragédies et les comédies, peut nous faire découvrir un fait essentiel: à savoir que, dès Henry VI se perçoit à la fois un noyau dur, qui est plus exactement un noyau doux, et cette voix sans pareille, basse continue ou mélodie pure , qui caractérisent le génie du Big Will.

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    Ian Kott établit, par manière de préambule à son approche des pièces historiques (il s'arrête essentiellement à Richard III), un inventaire généalogique de tous les meurtres royaux, trahisons et assassinats d'enfants au berceau ou de vénérables monarques des deux sexes, empoisonnements ou décapitations qui ont ensanglanté la chronique des dynasties anglaises au XVe siècle sur fond de guerres et d'épidémies affreuses, de crimes commis au nom du même Dieu, de rivalités éternelles et de sempiternelles délices.
    La première partie d'Henry VI s'ouvre sur une querelle véhémente devant le cercueil d'Henry V, opposant divers grands personnages, dont le très retors évêque de Winchester, futur cardinal.


    La pièce, comme tous les drames historiques de Shakespeare, joue très librement avec faits ou personnages réels et recomposition dramatique. Une querelle entre jeunes lords préfigure la guerre des deux roses. Le nouveau roi apparaît en jeune homme pieux et pacifique attaché à ses livres comme le futur Prospero, et le personnage de Jeanne d'Arc cristallise la violence de droit prétendu divin sous des traits caricaturaux, reniant son père de la plus vile façon et se prétendant enceinte pour couper au bûcher ! Mais la verve satirique du jeune Will n'épargne pas ses compatriotes, alors que bouffons malicieux et vieux sages détaillent déjà les causes du mal rongeant nations et individus.


    Un irrésistible effet comique, magnifiquement rendu par la mise en scène de la présente version de la BBC, est lié à la bascule incessante entre victoires et défaites des Anglais contre les Français et vice versa, les uns se précipitant au combat par une porte avec des cris de guerre et en revenant tout cabossés, avant que les autres n'entrent par la même porte qui les voit s'enfuir aussitôt après. Le chaos du monde en sa face risible...

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    Mais la guerre est aussi une horreur absolue que figure John Talbot - héros des batailles sur sol français, véritable Achille anglais (auquel Trevor Peacock prête sa carrure de géant nain et son faciès de brute bouleversante) enjoignant son fils Jean de fuir la bataille, au scandale de celui-ci, puis mourant avec le cadavre du jeune héros dans ses bras - cette suite de scènes relevant déjà de l'immense Shakespeare chantre de la vraie noblesse de cœur et de la compassion, de la lucidité la plus cinglante et de l'appel pacificateur.

  • Peace and Love

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    Shakespeare en traversée
    29. Henry VI / 3


    L'histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d'un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.


    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s'entre-déchirer en s'envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s'opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s'entretuer en famille.

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    La première tétralogie historique du Bon Will - c'est ainsi que je le surnommerai désormais - est en effet une fresque guerrière à trois étages où s'empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d'un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l'état pur, en la personne difforme de Richard III.
    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.

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    Si Richard III incarne le Mal , l'adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d'ailleurs c'est ainsi qu'il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l'herbe et se représentant l'emploi du temps du berger "type " au milieu de ses brebis.

    Or loin de s'en moquer, le Bon Will en donne l'image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l'épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d'autre de la scène, jusqu'au moment prodigieux où, de part et d'autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l'un découvrant que l'ennemi qu'il vient de trucider est son propre père, alors que l'autre, qui s'apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu'on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d'Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.


    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n'a rien pour autant d'un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d'aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.
    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n'a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d'œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

  • Ceux qui sont à fond bio

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    Celui qui parie pour une moralisation de la technique à brève échéance / Celle qui rampe le long de son abîme sans s’en douter au moment d’ingérer ses gélules de positivité / Ceux qui sont globalement pour la guerre bio à zéro morts zéro blessés / Celui qui trouve enfin sa vraie posture dans le dispositif / Celle qui gère la modulation de ses sourires de responsable adjointe des RH / Ceux qui s’en prennent virulemment au surfer qui sort sa clope dans le téléphérique bloqué de la Vallée Blanche / Celui qui estime qu’une vie sexuelle top branchée dépend beaucoup de la maintenance de son complexe physico-mental / Celle qui fait le test pour revoir un certain infirmier aux yeux verts qu’elle a rencontré au Place To Be / Ceux qui se rappellent le petit restau macrobiotique de la rue Pascal où ils mâchaient des noisettes avant de s’embrasser à pleines bouches / Celui qui a clairement refusé de boire son urine dans le même gobelet dont venait de se servir Jessica Dulaurier quitte à se faire traiter de petit bourge / Celle qui introduit l’huile de lin dans son hygiène de vie / Ceux qui font leur check up neural et spirituel chez l’astrologue Wenceslas Voyant / Celui qui pratique la NeuroSynergie pour mettre  un frein à sa compulsion de bouffe et retrouver sa ligne de sexa relax max / Celle dont l’aura a retrouvé sa billance depuis qu’elle utilise des produits sans phosphates, sans phtalates, sans éthers de glycol et sans formaldéhyde / Ceux qui prospectent les champs magnétiques du terrain vague jouxtant le 7e bloc de la ZUP où ils ont l’espoir de construire bientôt en collectif une maison passive avec isolation paille, etc.

  • Sollers à Shitao

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    En lisant Guerres secrètes

    C’est entendu : Sollers est insupportable. D’abord parce que c’est un paon. Ensuite parce que c’est un touche-à-tout. Enfin parce que c’est un écrivain et qu’il travaille et qu’il danse.

    Ce dernier point est le plus inadmissible et le plus scandaleux aux yeux des éteignoirs: Sollers travaille gaîment.

    Or sa gaîté a revitalisé ces jours la mienne. Donc merci Sollers. Danke schön. Et merci à lui de rappeler à la fin de ce livre à l'ambition paonique et même pharaonique d’ériger Son Obélix, que Martin Heidegger, culotte de peau et chapeau tyrolien qui ne manquait pas d’air, estimait que penser revient à remercier. « Je remercie donc je pense. Denken-danken. Rien n’est plus à contre-courant de l’histoire de la métaphysique elle-même. Comment dépasser le nihilisme qui est à l’œuvre comme falsification du temps ? »

    Bonne question du matin, sus au chagrin. Et Sollers dans la foulée de citer les Poésies rarement lues de Lautréamont, désignant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » et précisant virulemment: « La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute. Le doute est le commencement du désespoir. Le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté ».

    A l’opposite, Guerres secrètes est un livre d'affirmation et plus encore de remerciement par admiration, laquelle s’ouvre en grand éventail format mondial, du vieil Homère aux doigts de rose à Cézanne en passant par Dionysos et la Chine de Shitao, la France de Joseph de Maistre et celle de Watteau.

    c76675dad874df89b24fd1dbb7039025.jpgOn croit Shitao peintre et poète, mais c’est surtout un lieu. Shitao est ce matin pour moi ma table de vieux bois lustré (héritée par mon aïeul du grand chirurgien lausannois César Roux, médecin des pauvres protestant et ingénieux inventeur comme le fut Blaise Pascal à ses heures) à laquelle je travaille en gardant un œil sur les monts bleus de Savoie flottant sur le lac bleu et que traversent une lente traîne de brumes aquarellées, Shitao est ici et partout et toujours et dans ces mots en cet instant d’éternité : « Le plus important pour l’homme, c’est de savoir vénérer. Car celui qui est incapable de vénérer les dons de ses perceptions se gaspille lui-même en pure perte, de même que celui qui a reçu le don de la peinture mais néglige de recréer se réduit à l’impuissance. (…) Comme il est dit au Livre des Mutations, à l’image de la marche régulière du cosmos, l’homme de bien œuvre par lui-même sans relâche et c’est ainsi véritablement que l’on honorera la réceptivité ».

    La réceptivité de Sollers est déjà prodigieuse, mais ce qu’il en fait me bluffe de plus en plus, ou plus exactement : elle m’intéresse et me touche. J’ai beau me méfier des grandes visions mystico-géo-artistico-stratégiques que certains littérateurs, en France surtout, érigent en théories du Seul Vrai, de Joseph de Maistre précisément à ses épigones actuels, dont un Dantec est le plus paradoxal et décoiffant exemple : ces représentations m’intéressent à proportion de leur folie artiste et de leur pointe, dans l’esprit de Gracian.

    Or Sollers développe de plus en plus l’art de la pointe, dans un flot discursif limpide mais un peu trop brillamment surabondant à mon goût, et des gloussements autosatisfaits de paon qui m’amusent plus qu’il ne m’insupportent. Je rêve d’ailleurs d’élever des paons à La Désirade, selon l’exemple de la sublime Flannery O’Connor. Le premier que nous accueillerons sera baptisé Joyau. Fin de la digression. Sollers est un merveilleux lecteur, et c’est pourquoi je le défends aussi volontiers que j’ai regimbé devant ses « romans » et autres proses dantesques, à mes yeux du galimatias, mais il faudrait peut-être que je revienne à Femmes.

    Et puis non : c’est à Shitao que nous sommes et serons. A Shitao Cézanne pose son attirail, devant une Olympia en cheveux ou une Victoire en plein air, et cite Baltasar Gracian dans sa barbe : « Judicieuse anatomie : regarder les choses en dedans. Vite et bien. Deux fois bien. L’amour fait un cercle sur lui-même, couronne la fin par le commencement et chiffre en un seul point tout le bénéfice d’une éternité. De la sorte, toute la longue durée des siècles est ramenés à la nouveauté d’un prodige merveilleux ».

    Et lui faisant écho, voici la barbiche d’Ezra Pound pointer de sous un couvercle de tombeau vénitien pour nous souffler : « Amo ergo sum ». Il me semble qu’Augustin l'Africain  fumait le même tabac… Cézanne cité par Sollers : «Les sensations formant le fond de mon affaire, je me crois impénétrable ».

    Et Sollers à Shitao : « Dire oui au passer du temps, si c’est possible, vous délivre du ressentiment et de l’esprit de vengeance, dont la guerre secrète contre la joie ne cesse pas un instant »…

     c09d54e90f1f8c75f8d9d437a32ff728.jpgPhilippe Sollers. Guerres secrètes. CarnetsNord, 297p.

  • D'amour, de rage et d'espoir

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    Le roman de David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, est un grand livre aux résonances universelles.

     

    En date du 12 août 2006, aux dernières heures de la deuxième guerre du Liban, le jeune Uri Grossman, second fils d’un des plus grands écrivains israéliens vivants, trouva la mort dans un tank de Tsahal avec tous les membres de son équipage.

    Grossman8.jpgTrois jours plus tard, dans une lettre bouleversante écrite à son fils défunt avec l’amer exergue «Notre famille a perdu la guerre », David Grossman exprimait l’immense peine des siens après la perte de « ce garçon au regard ironique et à l’extraordinaire sens de l’humour », pleurant « l’infinie tendresse d’Uri et la sagesse avec laquelle il apaisait les tempêtes » tout en invoquant la vie qui continue et l’espoir d’un avenir pacifié.

    Or, peu après avoir rédigé cette missive qui fit le tour du monde, l’écrivain, très engagé dans le mouvement La Paix maintenant, et dont le premier livre (Le vent jaune, 1988) exprimait déjà la solidarité avec le peuple palestinien, reprit et acheva un roman en chantier depuis 2003, dont son fils ne cessa de suivre la composition et qui prend, aujourd’hui, un relief évidemment amplifié par la mort de celui-ci.

    Cela étant, ce roman de sept cent pages à la fois très denses et très fluides n’est pas directement autobiographique, même si la figure d’un jeune homme fougueux, adoré par sa mère, irradie tout le livre.

    Une femme fuyant l’annonce raconte en effet l’histoire d’une angoisse lancinante, vécue par une femme et par tout un pays. Brassant quelques destinées magnifiquement incarnées,  c’est un roman de la complexité humaine captée dans ses moindres détails, jusqu’aux plus intimes. Complexité de l’amour, qui nous ballotte entre désirs fugaces et sentiments plus durables, passions contradictoires et conflits personnels. Complexité de l’Histoire aussi, qui expose certains pays à d’interminables déchirements collectifs, comme il en va d’Israël et des pays arabes.

    C’est donc l’histoire d’une femme, Ora, et des deux hommes qu’elle a aimés, Avram et Ilan. C’est aussi l’histoire d’une mère et de son fils cadet, Ofer, qui vient de se porter volontaire pour une nouvelle opération, au titre de la «mobilisation générale» et au dam de sa mère qui se réjouissait de le retrouver après trois ans de service militaire obligatoire.

    La première partie du roman, en 1967,  évoque un dialogue nocturne à la fois fantomatique et sensuel, dans l’obscurité d’un hôpital cerné par la guerre et la maladie  où trois jeunes gens en quarantaine, Ora, Avram et Ilan, se frôlent, se touchent et commencent de s’aimer.

    La suite se déroule en 2000, quand Ora, séparée d’Ilan, accompagne Ofer jusqu’à sa garnison avec le chauffeur arabe Sami - proche de la famille et cristallisant toutes les ambiguïtés de haine-amour liant les deux communautés. Sur quoi le roman se déploie dans une fabuleuse spirale en deux temps, au fil de la grande randonnée qu’Ora devait faire avec Ofer en Galilée, avant le «trahison» de celui-ci, qu’elle fera plutôt avec son ancien amant Avram, jadis fou d’elle au point de se jeter du haut d’un arbre, écarté au profit d’Ilan, torturé par les Egyptiens et se disant désormais sans amour - mais tout est beaucoup plus subtil et compliqué dans ce roman  des amours contrariées et des idéaux bafoués. Ainsi, après qu’Ofer, au moment de la séparation filmée par une caméra de la télé nationale,  a demandé à sa mère de quitter le pays au cas où lui-même, engagé volontaire plein d’enthousiasme juvénile, y aurait laissé sa vie, Ora, oscillant entre gauchisme «hystérique» et loyalisme israélien, ne peut-elle lui donner raison alors même qu’elle juge Israël plus sévèrement que lui.

    David Grossman évoquait la tendresse infinie de son fils. Celui-ci tenait à l’évidence de son père exprimant, dans ce roman, autant sa rage que son amour.     

    David Grossman. Une femme fuyant l’annonce. Seuil, 665p.

    Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen.

    Images: David Grossman et son fils Uri, mort à 20 ans en 2006.

  • Sollers à SoiSeul



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    Sollers est-il une vieille pute ou un grand écrivain ? A cette alternative d’époque je me propose d’échapper ce matin en écoutant celui qui me raconte Un vrai roman.

    Le premier chapitre intitulé Naissances avère aussitôt le titre et par la matière de la vie de Sollers et plus encore par sa façon de la chanter, qui relève de la légende dorée modulant le cycle MoiJe. Mais attention : le MoiJe de Sollers est particulier, non point renfrogné sur son genou comme Narcisse s’adonnant à la délectation morose, mais très gai dès notre entrée dans ce livre qui est un jardin à la française cultivé de grand-père en petite fille à jolis souliers.

    Le chapitre Naissances parle de l’importante question du nom choisi pour écrire (celui de Joyaux est trop beau pour être porté, après avoir été moqué à l’école et vitupéré par les grévistes girondins scandant Joyaux au poteau !),  des maladies récurrentes et pénibles mais favorable à la rêverie solitaire, de la famille platoniquement incestueuse (deux frères épousant deux sœurs et vivant dans une double maison la destinée commune d’une industrie ruinée en 60) et de l’époque (un officier autrichien intrus sous l’Occupation se poivrant au cognac et l’obligation faite à l’enfant par sa famille anarchisante de refuser l’ordre de chanter Maréchal nous voilà !) dont les souvenirs de la radio et de nombreuses photos aideront l’écrivain à réinventer le tableau qui s' tendra au monde entier avec lui dedans, au milieu, campé sur son MoiJe solaire que Dieu, par faveur spéciale (comme à chacun de nous s'il consent) fait tourner comme une toupie. Or toupillons, toupillez les enfants...

    J’ai bien dit : l’écrivain, et qui ne foutra rien de toute sa vie que lire et qu’écrire.

    Au troisième chapitre, après Femmes (l’amour de la tante et de la mère, caressantes à souhait jusque  dans la calotte un rien leste), au chapitre donc intitulé Fou, on lit ainsi : « En réalité, je m’en rends compte aujourd’hui : je n’ai jamais travaillé. Ecrire, lire et puis encore écrire et lire ce qu’on veut, s’occuper de pensée, de poésie, de littérature, avec péripéties sociopolitiques, n’est pas « travailler ». C’est même le contraire, d’où la liberté. Il faut sans doute, dans cette expérience, garder une immense confiance. Mais en quoi ? »

    L’écriture de Sollers est une vitesse. C’est un savon céleste et une électricité. C’est mon hygiène corporelle et spirituelle de  ce matin, à jet continu de bonnes phrases. Par exemple : «La maladie récurrente affine les perceptions, les angles d’espace, le grain invisible du temps. Les hallucinations vous préparent à la vie  intérieure des fleurs et des arbres. On apprend à trouver son chemin tout seul, à l’écart des sentiers battus, des clichés rebattus, des pseudo-devoirs. » Ou cela : « Enfance très auditive, donc, avec otites à la clé. On m’opère de temps en temps, et, en plus, j’étouffe. Tout est chaotique, souffrant, contradictoire, et, en un sens profond, merveilleux ».

    Une vieille pute écrirait-elle comme ça ? Cela est arrivé mais c’est plus rare par les temps qui courent. Quant au grand écrivain, qui d’autre que Sollers pourrait dire crânement qu’il l’est ou le sera, un peu comme Stendhal, dans un siècle et des poussières peut-être ? Mais lira-t-on encore dans un demi-siècle ?

    Ce qui est sûr est qu’au présent Un vrai roman est un livre épatant jusque dans ses effets d'épate. Le Sollers le plus pur est là : beau comme un paon faisant la roue, pour la façade en tout cas, car ce Je récusant toute culpabilité est un autre aussi filtrant tout le reste en douce et qui passe, et c’est énorme tout ce qui passe et se transfuse dans un livre aussi gonflé, mais au bon sens, un livre qui ne manque pas d’air, et ça fait un bien fou quand tant de raseurs nous asphyxient des relents de leur contention - un livre plus délicat et généreux qu’on ne croirait tant on est abusé par le personnage composé sur les estrades…

    Je n’ai pas dit le principal du chapitre Fou, qui retrace la première échappée décisive du cœur de SoiSeul vers le monde entier et les galaxies, Pékin-Madras-Athènes & Jérusalem UnLimited. Cela se passe en deux temps, qui l’investissent et l’abolissent en même temps, j’entends : le Temps.

    La première est à 5 ans à la campagne : « Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus, de déchiffrer et d’articuler une ligne de livre pour enfants. Le b.a ba, quoi. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s’enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit, c’est le déclic, ça s’ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l’autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l’air libre. J’entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire ». Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole, je vole dans l’escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j’entre dans la forêt en contrebas, en n’arrêtant pas de me répéter « je sais lire, je sais lire, ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.

    Je sais lire. Autrement dit : Sésame ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s’ouvre. Je viens de m’emparer de l’arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L’espace se dispose, le temps m’appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ca pourra se perfectionner à l’usage, mais c’est fait, c’est réalisé, c’est bouclé ».

    La seconde échappée est une diagonale de fou de 7 ans intéressant : « L’expression « âge de raison » m’intrigue. Il a neigé, le rebord d’une balustrade est fourré de blanc et de gel. J’enlève ma montre, je la pose devant moi, et j’attends que l’âge de raison se manifeste. Evidemment, rien de spécial, ou plutôt si : la trotteuse prend tout à coup une dimension gigantesque et éblouissante en tournant dans le givre brillant au soleil. Les secondes n'en finissent pas de sonner silencieusement comme les battements de mon cœur : la raison est le Temps lui-même. C’est un grand secret entre lui et moi, inutile den parler, je suis fou, c’est mon âge. Je n’ai jamais compris, par la suite, ce qu’on voulait me dire en parlant de mon âge ».

    Or c’est exactement ce que je ressens en constatant tout à coup que la nuit est tombée sur le jardin de SoiSeul : j’ai 7 ans et 707 ans et c’est Un vrai roman

    176ce1f92240157964e6cdedd6c09637.jpgPhilippe Sollers. Un vrai roman, mémoire. Plon, 352p.  

    Image: Albert Dürer, La grande touffe d'herbe.

     

  • Ceux qui ont tout vu

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    Celui qui à Cuba s'est identifié à Hemingway en sirotant un drink au Blau Varadero service correct et super bonne nourriture quoique trop épicée / Celle qui en Business Class pense à ceux qui n'y ont pas droit et se console en se disant que quelque part ça se mérite / Ceux qui comparent les minibars des États voyous / Celui qui a attendu des plombes dans la file d'attente des Offices de Florence dont il dira plus tard que c'est un musée surfait et je te dis pas la cafétéria / Celle qui au Musée Getty a apprécié la vue sur les palmiers / Ceux qui aiment s'attarder devant l'Océan en songeant à la relativité des choses et tout que ce que ça brasse au niveau mystère inexpliqué même par le Routard / Celui qui à Tokyo a préféré à tout les très petits oiseaux sémillants du parc jouxtant le Takanawa Prince Hôtel dont les chambres sont ornées de vues de Zermatt ou de Monaco / Celle qui a mis le pied au Pôle Nord sans perdre la boussole / Ceux qui estiment que les hommes sont les mêmes partout mais que les femmes ça dépend des régions / Celui qui a fait toutes les croisières proposées par son agence sans en exclure d'autres vu l'étendue des océans / Celle qui pense qu'il y a un trou à combler dans le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert qui reste aujourd'hui assez lu par les étudiants en lettres visitant Salambô ou ce qu'il en reste / Ceux qui devant le Cervin s'exclament avec humeur que c'est un cliché en jurant qu'un Cézanne se serait gardé d'en faire le moindre crobard / Celui qui fait semblant de dénigrer le voyage pour éloigner les raseurs / Celle qui a lu tout Bouvier qui avait lui-même lu tout Hérodote dont Richard Kapuscinski parle dans un de ses récits qu'elle aussi lu dans sa chambre du Sheraton de Shanghai en fumant au dam du règlement ce qui prouve qu'elle reste ouverte à l'aventure vécue / Ceux qui optent pour la prise de risques en se programmant un week-end à Vesoul / Celui qui s'est toujours trouvé chez lui partout sauf à Oswiecim en Pologne ou vraiment ça craignait / Celle qui se dit du prochain voyage à l'aumônier qui lui parle de l'autre côté dont il ne sait rien mais c'est son job et elle aime bien ce vieux garçon un peu complexé / Ceux qui ont pas mal voyagé pour des aspirateurs dont la marque a été rachetée par le Qatar qu'ils ne sauraient situer sur la carte mais avec Google Earth on peut se faire une idée / Celui qui a ramené un petit renard de peluche de Sapporo à sa fille qui l'a toujours sur son bureau de cheffe de projet / Celle qui a connu deux de ses ex en Norvège et les autres en Suède où elle a découvert l'amour libre à la danoise / Ceux qui essaient s'explique l'humour d'Amélie Nothomb aux Finlandais qui la prennent au mot voire au pied de la lettre, ah, ah, ces Finlandais, etc.

     

  • Un débat inepte (Post scriptum)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sur L'enfant d'octobre de Philippe Besson. 12 ans après...

    Un débat assez inepte se développe ces jours, dans les médias, à propos du droit d’un romancier à se servir d’un fait divers pour en tirer une fiction. Le prétexte en est le dernier roman de Philippe Besson, L’enfant d’octobre, qui réinvestit à sa façon la mémorable affaire Villemin.
    Je n’ai pas encore lu ce roman et ne saurais donc en juger quoique, me rappelant les livres précédents de l’auteur, et considérant la minceur de celui-ci, je doute un peu qu’il fasse vraiment le poids. Ce qui est sûr, en attendant, et c’est pourquoi le débat lancé me semble inepte, c’est qu’on est très mal parti en discutant le droit d’un romancier à s’inspirer d’un fait divers « réel », le  seul et unique problème étant évidemment ce qu’il en fait.
    Bien entendu, le roman ne saurait être réduit à l’ universel reportage que stigmatisait Mallarmé, mais exclure la substance « reportage » du roman en général équivaut à se priver de milliers de pages intéressantes, dont je ne citerai à la volée que le « reportage » traitant de la genèse et du développement du journalisme moderne dans Les illusions perdues de Balzac, ou cet autre « reportage » signé Philip Roth, dans Pastorale américaine, consacré à la fabrication des gants de peau dans une petite entreprise familiale de Newark, vers les années 50.
    Le rôle de la littérature se borne-t-il à nous renseigner sur la fabrication des gants de peau dans le New Jersey ? Peut-être pas. Mais je n’aimerais pas non plus que le roman ne fût qu’une combinatoire narrative ou qu’une fantasmagorie de lettreux claquemuré. On se gardera de demander au professeur Mallarmé, sujet aux rhumes et aux rhumatismes, d’écrire Crime et châtiment ou Le bruit et la fureur, « basés » tous deux sur des faits divers  et que le professeur Nabokov conchie pour cela même avec la même impériale mauvaise foi , pas plus qu’on ne demandera à James Ellroy, qui a tiré du fait divers du meurtre de sa mère ce formidable roman-repotrage que représente Ma part d’ombre, tel poème cristallin de Mallarmé ou tel génial roman « non réaliste», ou prétendu tel,  de Nabokov. Mais pourquoi donc se priverait-on des uns ou des autres, comme si l’éléphant de la ménagerie excluait le calao ou la belette ?
    Quant à la question « éthique » se rapportant à l’usage que font les romanciers du « réel », elle relève essentiellement, en l’occurrence, d’une morale à la petite semaine démagogique, assez typique de la logique médiatique, à l’enseigne de laquelle le fait divers n’est le plus souvent traité que dans son vampirique sinon putanesque usage quotidien, qui exclut a priori toute réflexion et toute interprétation incarnée (le propre du vrai romancier) et par conséquent toute position éthique…

    Post Scriptum

    Emotion et justesse: ainsi Thierry caractérisait-il, dans les commentaires de ce blog, L'enfant d'octobre de Philippe Besson, que je viens de lire à mon tour avec le même sentiment final dissipant mon scepticisme. La version de l'écrivain est-elle la bonne ? Nul n'en sait rien, mais son portrait d'un couple farouche, et farouchement lié bien au-delà de la mort de Grégory, est tout à fait plausible. A fines touches précises, évitant tout sensationnalisme, visiblement bien documenté, Philippe Besson reconstitue ce drame en eaux glauques par un jeu de contrepoint faisant alterner le récit des faits et la voix de Christine Villemin. Celle-ci a dit ne pas se reconnaître dans cette voix, et sans doute est-ce la partie la plus délicate du livre, dans la mesure où le personnage, tel qu'il apparaît du dehors, ne correspond pas tout à fait à ce monologue très sensible et un peu trop littéraire peut-être ? Mais on peut le prendre, aussi, comme une voix tout intérieure, et pourquoi ne pas prêter cette lucidité douloureuse à cette femme soumise à toutes les épreuves ? Ce qui est sûr, c'est que Philippe Besson rend très bien l'épouvantable gâchis de cette sombre affaire, que les médias ont contribué à embrouiller plus encore. Le romancier en tire une sorte d'épure pleine d'empathie à l'égard du couple Villemin, sans l'angéliser pour autant. Le cadre social sinistré, la jalousie, la haine suscitée par les deux jeunes gens, puis l'emballement judiciaire et médiatique: tout cela est rendu avec clarté. On n'est ni chez Bernanos ni chez Dostoïevsvki, mais les médias sont mal venus de remettre en cause le principe même de ce livre, à mes yeux fondé sur une démarche légitime. Fallait-il changer les noms des protagonistes, comme lorsque Jules Romains fait de Landru un Quinette ? Le débat paraît vain s'agissant d'une telle affaire, interprétée sans la mauvaise curiosité et le vampirique goût du sang qui en a marqué les développements médiatiques. Le même problème se posait à Emmanuel Carrère quand il s'est intéressé au mythomane criminel Jean-Claude Romand pour en tirer L'adversaire, et la même solution semblait également défendable. Enfin, Philippe Besson me semble beaucoup plus juste, en l'occurrence, par son empathie et sa réserve, qu'une Marguerite Duras en son obscène numéro du Forcément sublime...

    Philippe Besson. L'enfant d'octobre. Grasset, 2006. 

  • Le démon de vertu

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    Shakespeare en traversée

    22. Mesure pour mesure

     

    Le génie de William Shakespeare, à vingt ans près, n'aurait pu éclore et s'épanouir avec le double assentiment du pouvoir royal et d'un peuple enthousiaste, s'il avait dû affronter les puritains qui, dès la fin des années 1640, mirent un coup d'arrêt brutal à l'âge d'or du théâtre anglais sous les règnes successifs d'Elisabeth et de Jacques.
    Or précisément, Mesure pour mesure, datant de 1603, est la plus formidable attaque qui se puisse concevoir d'une tyrannie se fondant sur une prétendue vertu, où l'hypocrisie se pare des attributs prétendus sacrés d'une Loi de droit divin.


    Le duc de Vienne ayant décidé de s'absenter quelque temps, il confie le gouvernement au jeune Angelo, foudre de vertu que seconde le sage Escalus. Or celui-ci ne parvient pas à tempérer le zèle puritain d'Angelo, qui entend appliquer la loi morale avec la plus extrême rigueur. C'est ainsi qu'il condamne à mort le noble Claudio que tous apprécient, à commencer par Escalus, mais qui a engrossé sa fiancée avant mariage, écart que sans doute le Duc pardonnerait. Celui-ci étant resté à Vienne, juste désireux de voir comment ses sujets et ses suppléants se comportent, ce qu'il fait travesti en moine, l’on s’attend à un retournement de situation.

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    Quant à l'inflexible Angelo, voici qu'il reçoit la visite d'une novice au prénom d'Isabelle, qui le supplie de gracier Claudio, son frère aimé. Le plaidoyer de la chaste créature, d'abord timide, se fait de plus en plus éloquent et d'une intensité passionnée qui trouble Angelo jusqu'à enflammer son désir. Ainsi en arrive-t-il à fléchir, puis à proposer à Isabelle, non sans perverse jubilation à l'idée de soumettre une vierge, de laisser Claudio en vie à condition qu'elle se donne à lui.


    Après le portrait d'un snob sans cœur en la personne du jeune et très puant Bertrand de Roussillon, dans Tout est bien qui finit bien, le Barde règle son compte à un autre égoïste psychorigide doublé d'un sale hypocrite. Cela étant , la malice supérieure de Shakespeare tient à sa façon de suggérer l'impureté fondamentale de tout un chacun, de la base au sommet de la hiérarchie sociale, et de piéger le faux vertueux par la ruse conjuguée d'un faux moine et d'une vraie nonne prête à jouer de faux semblants sans y laisser sa vertu, finalement relative elle aussi, comme tout jugement humain...

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    Parce qu’elle vise, de manière frontale, le puritanisme fauteur de violence prétendue sacrée, centre pièce a souvent été reprise de nos jours, jusque récemment par Thomas Ostermeier, entre autres. Dans la version présente de la BBC, toute classique et parfaitement recadrée pour la petit écran, l’interprétation est une fois de plus au-dessus de tout éloge, avec la figure virginale qu’incarne Kate Nelligan dans le rôle d’Isabelle, l’ondoyante maestria de Kenneth Colley en Duc à la fois impérieux et ambigu, et la sombre présence , d’abord glaciale et bientôt réchauffée par sa sourde passion, de Tim Pigott-Smith en Angelo - l’ensemble de la réalisation, signée Desmond Davis, mêlant admirablement délices et sévices, luxure et mort, violence et pardon.

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  • Ce que femme veut

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    Shakespeare en traversée


    19. Peines d'amour perdues

    S'il n'est pas rare que des jeunes gens, aussi débordants d'idéal que de sève, se détournent soudain de la chair au nom du pur esprit et de la vertu chaste, assez exceptionnel en revanche paraît le serment signé, au début de cette brillante comedie du premier Shakespeare, par le non moins jeune et beau roi de Navarre et trois de ses fringants ministres, résolus à se consacrer pendant trois ans à l'étude sans se laisser distraire ou tenter jamais par ce démon lubrique ennemi de l'Esprit que représente la femme. Point de femme au palais pendant 36 mois, et la honte au contrevenant, l'opprobre voire les fers !

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    Le hic, c'est qu'une visite de la fille du roi de France est inscrite sur l'agenda royal et qu'on ne peut couper à l'impure présence vu qu'il en va de tractations diplomatiques et financières de première importance. Que faire alors sinon cantonner la princesse et ses suivantes dans les communs jouxtant le palais, au vif déplaisir de ces dames. Mais le pire est encore à venir, puisque les quatre foudres de vertus tombent illico amoureux des beautés en question, qui vont alors retourner la situation à leur avantage avec autant de ruse que de débonnaire malice.


    Jouant sur une double intrigue, avec celle des assermentés bientôt parjures (évidemment!) et la romance du pédant moralisant qui s'entiche d'une petite fermière toute simple, la pièce combine plusieurs lignes de franche satire visant les faux savants et les précieux ridicules, les pseudo-poètes et les séducteur verbeux, mais aussi de plus pénétrantes observations, par delà les affrontements relevant de la guerre des sexes, sur les simulacres de l'amour et les sentiments plus sincères et vrais, dont les femmes sont ici les souriantes incarnations, à commencer par la malicieuse et non moins majestueuse fille du roi de France, maîtresse du jeu soudain frappée, en plein spectacle parodique, par l'annonce de la mort de son père , après laquelle la pièce devient plus grave, plus émouvante et finalement ouverte à une nouvelle approche de l'amour fondé sur un attachement sincère et durable.


    Saine moquerie de toute forme d'affectation, du donjuanisme creux et de tous les traits de langage signalant la prétention où la fausse vertu, éloge de la bonne vie et du bon naturel , tout cela cohabite dans cette comédie lègere mais pleine de joyeuse sagesse.

  • Miroirs du désir

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    Shakespeare en traversée

     

    18. Les deux gentilshommes de Vérone
    Que dit Shakespeare dans Les deux gentilshommes de Vérone ? Il montre que ce qu'on appelle l'amour n'est parfois (voire souvent) qu'un leurre, dont l'image illusoire peut nous faire dérailler. Ce miroir aux alouettes abuse particulièrement la jeunesse vivant sa première romance, comme on l’a vu dans Roméo et Juliette. Un enfant y verrait plus clair, autant qu’un vieux sage, mais ici - et c’est un régal de malice - c’est le page de Valentin , adorable ado roublard et cupide, qui se fait le commentateur hilare du délire de ses aînés. Moins romantique tu meurs !

    Or il est plus précisément question, dans cette comédie des débuts de Shakespeare (vers 1592-93) d'une amitié gâchée par la rivalité amoureuse, ou plus exactement par une image de l'amour exaltée par l’envie. L'intrigue est assez simple et tout se joue très vite. Valentin et Protée, deux amis qui ont tout partagé depuis leur enfance, aussi proches l’un de l’autre que deux frères, et pour ainsi dire unis “à la vie à la mort”, se trouvent soudain en conflit par ce qu’on appelle l’amour.
    Protée, du genre soupe au lait, est amoureux de Julia, et cela ne semble pas inquiéter Valentin au moment où il celui-ci quitte son compère à destination de la cour impériale de Milan où son père l’envoie pour en faire ce qu'on appelle un homme. Sans flatter l’amour de Protée, quiet conçoit un certain dépit, Valentin, non sans malice, nomme son ami expert en amour, chargé de lui donner des nouvelles à ce propos par le truchement des lettres qu'il lui écrira. Il sera d’ailleurs pas mal question de lettres dans cette pièce: bien avant l'époque des SMS, ce qu'on appelle l'amour passe en effet par l'épistole, à savoir les mots plus ou moins enflammé qui évoquent l’amour non sans en rajouter le plus souvent.
    Or, des le départ de Valentin , la flamme de Protée, qui n'a plus de témoin à ses élans, semble vaciller. Sur quoi, son propre père l'envoyant à son tour à Milan, il accuse le coup, non sans jurer fidélité à Julia. Dès son arrivée auprès de son ami, tombé amoureux entre-temps de Silivia, la fille du Duc, le jeune inconstant s'éprend en un clin d'œil de la belle, oubliant Julia et se demandant comment se débarrasser de son meilleur ami, dont il devient illico le pire ennemi sans en montrer rien.

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    La pièce illustre donc la crise par excellence de la rivalité mimétique, dont on comprend que René Girard en ait fait l’un des premiers exemples d’une thématique essentielle de Shakespeare, à savoir l’amour triangulaire. Ainsi, c’est par ce que Valentin lui dit de Silvia que la passion de Valentin s’enflamme, de même que l’amour de Julia s’exacerbe quand elle voit Protée soupirer sous la fenêtre de Silvia.
    Tout cela n’est pas systématique pour autant, et d’abord du coté des deux amoureuses, plus subtilement sensibles et loyales que leurs amoureux. Quant à Protée, sa faiblesse menace de le faire basculer dans la félonie violente, que l’auteur épargne au public vu qu’on se trouve, n’est-ce pas, dans une comédie où tout doit bien finir...