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Pour une incomparable année 2019 à toutes et tous, où notre affaire sera de défier la Meute...
Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie des fêtes et compagnie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2018 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1818 et en 1919 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2020 ou en 2047 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir sauf deux trois centenaires encore fringants / Celui qui ne croit plus aux lendemains qui chantent depuis octobre 1917 sans cesser de croire en un homme meilleur / Celle qui va se gondoler ce soir au spectacle de Pujolle et Veillon / Ceux qui regarderont ce soir deux épisodes de The Young pope en pensant avec sympathie au vieux François plein de soucis ma foi / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2019 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en baver autant on espère / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.
Image : LK et JLK devant la yourte de leur neveu Séba le chaman photographe et naturosympathe.
(Amos Oz)
La voix d’Amos Oz, qui vient de s'éteindre à l'âge de 79 ans, est de celles qui, dans le bruit du monde actuel, font du bien. Pas tant du fait, d’ailleurs, de ce qu’il dit en vue de la solution du conflit israélo-palestinien, notamment dans le petit livre intitulé Laissez-nous divorcer !, ni pour la valeur de témoignage humain et historique d’Une histoire d’amour et de ténèbres, vaste chronique familiale englobant ses années d’enfance et de jeunesse en Israël et la destinée de ses aïeux européens chassés du monde dont il furent les plus ardents défenseurs, mais pour le mélange de sagesse lucide et de tendresse, d’empathie non sentimentale et de poésie qui se dégage de ses livres.
De cette voix profonde et généreuse, le roman-poème intitulé Seule la mer constituait la meilleure illustration jusque-là, que déploie aujourd’hui dans le temps et l’espace cette plus ample Histoire d’amour et de ténèbres interrogeant autant les racines et la mémoire européennes de l’auteur que les nôtres, que nous soyons juifs ou pas.
Or, quoique goy avéré, jamais le soussigné ne s’est senti aussi proche d’être juif qu’à la lecture de ce livre excluant pourtant les assimilations lénifiantes et les bons sentiments à la petite semaine. Plutôt, c’est à proportion des différences considérées pour telles, des défauts de ses personnages et de l’incompréhension régnant entre eux jusque dans le cercle le plus étroit de la famille confrontée aux mêmes difficultés, que nous nous prenons à les aimer. Seraient-ils Palestiniens ou Chinois que nous les aimerions tout autant sous le même regard froid et chaud à la fois, d’un auteur ne cessant de balancer de la comédie à la tragédie, de l’individuel au collectif, du particulier au général, des premiers plans de l’actualité aux allées des années profondes.
Cette chronique romanesque (on verra plus loin dans quelle mesure fidèle aux faits, ou réfractée et charnellement épaissie par la fiction) commence dans un logement insalubre du quartier «tchékhovien» de Kerem Avraham à Jérusalem, au commencement des années 50, où s’en- tassent les monceaux de livres du père bardé de diplômes mais confiné dans un emploi de bibliothécaire (il lit seize ou dix-sept langues et en parle onze avec l’accent russe) et de la mère elle aussi très lettrée (même si elle ne lit que sept ou huit langues...).
Européens de culture et d’âme comme leurs aïeux, les parents d’Amos rêvent peut-être encore en yiddish mais ne parlent à leur enfant qu’en hébreu, de crainte qu’il ne succombe à son tour « au charme de la belle et fatale Europe » dont ils ont été chassés comme des rats. De la même façon, c’est à l’avenir de la nouvelle nation que la figure tutélaire de la famille, le grand-oncle savant Yosef Klausner (c’est le vrai patronyme d’Oz) trônant au milieu de son « château » de livres et de manuscrits, consacre les méditations et les traités historico-politico-littéraires qui lui vaudront la vénération des plus haute autorités de l’époque.
Le charme profond de ce livre tient cependant à la manière toute fami- lière, et souvent frottée d’humour – à hauteur d’enfant ou d’adolescent –, dont se modulent observations et portraits. Une visite dominicale au voisin (et terrible rival) du grand-oncle, le futur Nobel de littérature S.Y. Agnon, n’est pas relatée ici avec plus de solennité que les redoutables séances de décrassage subies par l’enfant en visite chez sa grand-mère Shlomit qu’obsède la hantise des microbes « asiatiques » fourmillant dans l’atmosphère d’un Proche-Orient où l’on s’est réfugié faute de mieux...
Au cliché d’une jeune nation unie fixant crânement la radieuse ligne d’horizon se substitue, dès les premiers chapitres d’Une histoire d’amour et de ténèbres, l’image grouillante et contradictoire, voire conflictuelle, d’une société composite où les moins mal vus ne sont pas les jeunes pionniers des kibboutzim, considérés comme impies ou de moeurs dissolues par d’aucuns, à commencer par les parents d’Amos.
Pourtant c’est ceux-là même que le jeune garçon rêve de rejoindre au plus tôt pour devenir tractoriste et non du tout écrivain comme l’aime- raient tant les siens; à quatorze ans déjà, il imposera à son père ce crève-coeur avant de changer de nom et de découvrir que le jeune Israël de Galilée est aussi pourri de littérature et de poésie que les irrespirables appartements de sa famille.
L’écrivain remarque, à un moment donné, qu’il a toujours donné une « seconde chance » aux personnages de ses romans, et l’on pourrait se dire, en lisant ce premier ouvrage explicitement autobiographique, que c’est la même « seconde chance » qu’il s’est donnée à lui-même par rapport à sa mère et son père, en rejouant tous leurs rendez-vous manqués et en les incorporant pour ainsi dire dans la « seconde chance » offerte à toute une généalogie restituée dans l’immense brassage de cette remémoration.
De Jérusalem et Tel-Aviv, et des années 50 à nos jours, le chroniqueur ne cesse en effet de nouer et de renouer de nouveaux liens de filiation dans la trame desquels, comme pêchés au tréfonds du temps par un grand filet, ressurgissent visages et destins. Une paire de chaussures d’enfant y fait office de petite madeleine, et c’est ainsi qu’un jeune pionnier finit par honorer, plume en main, la mémoire des siens...
LE DÉFI POÉTIQUE DE Seule la mer
La poésie est-elle d’actualité à l’heure où deux peuples se déchirent sur la terre dite sainte, et le lecteur ne va-t-il pas se détourner de cet ouvrage d’Amos Oz, sous-titré « roman en vers », arguant du seul prétexte que les poèmes ne sont pas sa tasse de thé ? Eh bien il aurait tort. D’abord parce que la forme de ce roman, absolument originale et même novatrice (sans que nous puissions hélas juger de sa traduction), ne pose aucun problème de lecture pour qui s’y laisse immerger. Ensuite, et surtout, parce que cette démarche poétique, qui en appelle essentiellement à la sensibilité fine par le truchement des images et de la musique des mots, répond à une interrogation à la fois intime et collective de l’homme sur le sens de sa vie et de sa destinée.
Ce roman-poème d’Amos Oz, datant de 1999 mais déjà traduit en trente langues et précédé d’une rumeur enthousiaste, ne parle qu’inci- demment du conflit israélo-palestinien, mais il n’en est pas moins actuel et universel de portée. Il campe quelques personnages ordinaires auxquels nous ne tardons à nous attacher, qui pourraient être de n’importe quelle nationalité ou religion. Il y a là un conseiller fiscal en récent veuvage et son fils idéaliste crapahutant du côté de l’Himalaya, l’amie de celui-ci et bientôt de celui-là en train de se faire gruger par un producteur de cinéma mal dans sa peau, une chère disparue qui ne l’est pas tout à fait, une veuve qui tâche de faire réapparaître son défunt avec l’aide d’un cartomancien grec, une Portugaise ex-nonne aux rondeurs offertes aux jeunes pèlerins des hautes terres du Tibet, d’autres encore et le romancier lui-même, au tournant de la soixantaine, qui a mal au dos, a déjà « commis quelques livres » et même « posé pour des magazines », et qui se demande à quoi rime cette histoire racontée «en vers libres», comme s’il «retournait à l’horrible époque de son enfance, quand il s’isolait la nuit à la bibliothèque, à l’autre bout du kibboutz, pour noircir des pages et des pages au cri des chacals »...
Le titre original de ce roman (Oto Ha-Yam), fidèlement traduit par The same Sea dans sa version anglaise, signifie en effet « la même mer » en hébreu et désigne, mieux que sa transcription française, un thème essentiel du livre et plus encore le sentiment dominant qui l’imprègne, que tous ses personnages forment autant d’îlots liés entre eux par une même substance originelle et un même socle.
La structure formelle du roman est elle-même constituée d’îlots, se déployant comme une suite de «poèmes», de quelques lignes ou des deux ou trois pages, ou comme un montage de séquences. Plus qu’un puzzle à piécettes, ou qu’un kaléidoscope, c’est en effet à une sorte de film mental et émotionnel que fait penser cet ouvrage bousculant les conventions de lecture.
Ce qu’on appelle la licence poétique nous y permet aussi bien de passer sans transition du bord de mer de Bat-Yam au lac Chandartal que de vivre au même instant le présent de Nadia (laquelle, quoique morte, encourage son fils à baiser les pieds de Maria la bien vivante – les pieds après le reste...) et son passé, le temps et ses distorsions physiques (« en Himalaya, c’est déjà demain ») ou psychologiques, tous les niveaux de conscience de chaque personnage et ce qu’ils pensent à l’instant où ils parlent dans un bruissement de dialogues habilement enchâssés dans le récit.
Ainsi que se le dit Rico, le fils du conseiller fiscal de Bat-Yam en train de gamberger au Tibet, «nous sommes tous prisonniers condamnés à attendre la mort chacun dans sa cellule. Et toi avec tes voyages, cette obsession d’accumuler les expériences de plus en plus loin, tu trimballes ta cage avec toi à l’autre bout du zoo ».
Du moins ces prisonniers se rencontrent-ils de loin en loin, se portant souvent mal mais ensemble, se comprenant souvent hypermal alors que le romancier nous aide à mieux saisir les tenants de leur étrange conduite si semblable à nos propres errements.
La part du poète, et d’abord dans la cristallisation de maintes « minutes heureuses », selon l’expression de Baudelaire, tient à faire alterner silences et récit, avec de fréquentes échappées contemplatives et de constants renvois à la subjectivité du lecteur. Aussi, avec autant de franchise que de juste distance, le romancier aborde les zones les plus intimes de ses personnages où la sensualité, le sexe, les peurs et les refus, les pulsions de vie et de mort se trouvent naturellement incorporés dans la totalité du vivant.
C’est ainsi un livre à lire et à relire que Seule la mer, à compulser comme une liasse de photos ou de lettres (il en contient d’ailleurs un lot), comme un recueil de sagesse où l’on pioche de vieilles sentences (l’auteur montrant l’exemple) dont on vérifie l’éventuelle validité avec un sourire aux aïeux, enfin comme une chronique de la vie ordinaire qui poursuit son bonhomme de chemin tandis que les armes «parlent» encore non loin de là.
Dans l’un des plus beaux morceaux murmurés par l’auteur lui-même, ou son double, et justement intitulé Magnificat, une dernière phrase englobe l’écrivain et ses personnages, autant que nous autres et que ceux que la haine sépare. Avec cet esprit fraternel qui nous rappelle le bon docteur Anton Tchékhov, la phrase conclut comme une main tendue : « Assez bourlingué. Il est temps de faire la paix »...
Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps. De l'âge qui ne fait rien à l'affaire, etc.
Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc souvent admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.
Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner. Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident. Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'un minimum de liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client. Incidemment, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité nouvelle. Le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant "djeune".
Un provincialisme dans le temps
L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne ressortit plus à l'espace mais au temps. Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse actuelle alors même qu'on invoque à n'en plus finir le "devoir de mémoire". Mais est-ce à coups de "devoirs" qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.
Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo ou le vieux Goethe sont plus jeunes que les jeunes gens qu'ils ont été. Or je vois aujourd'hui que les provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme. On voit en effet se répandre, surtout en France, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma. Et je m'exclame alors: à bas la gâtisme ! Mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !
Celui qui rédigera ses mémoires à titre posthume / Celle qui médite dans la forêt silencieuse / Ceux qui écrivent comme un chasseur qui laisse traîner les ailes d’un aigle mort / Celui qui est connu pour sa qualité d’émietteur de pain / Celle qui a toujours vécu à l’écart des salons et des casinos dans la simplicité de ses millions / Ceux qui se rappellent l’absence de papier hygiénique dans les lieux d’aisance d’autrefois / Celui qui évoque les bols de lentilles que s’autorisent les sages ayant accompli leur devoir matinal / Celle qui par paresse ne change pas de chemise pendant dix jours / Ceux qui ont vu trois pies sur la tombe du pape Paul VI / Celui qui a inventé une langue destinée à son seul perroquet surnommé Joyce / Celle qui extrait une moule de sa coquille noire et se la glisse entre les lèvres en clignant de l’œil au collégien à joues fraîches comme des oreillers / Ceux qui ont relevé le jansénisme diffus des œuvres de La Bruyère / Celui qui va reluquer les jambes des femmes de quarante ans se changeant dans les cabines d’essayage du Bon Marché / Celle qui brûle de revoir M le maudit sans savoir pourquoi / Ceux qui se la jouent King Kong sur le minaret / Celui qui qualifie de fleurs malades les roses jetées sur la tombe de Baudelaire que les pluies d’automne ont flagellées / Celle qui se retient d’uriner avant la fin de la sonate au clair de l’une / Ceux qui pissent dans le violon sans écouter la sonate au clair de l’autre / Celui qui tient sa main prête sur son couteau de chasse quand il parle à ses fils pubères / Celle qui fait sauter les jeunes pianistes dans le cercle de feu / Ceux qui préparent le bain de lait de leurs maîtresses épilées après leur avoir lu du Bossuet / Celui qui demande à la mère de Job si elle a joui en accouchant de ce fils au sombre avenir / Celle qui se signe en voyant les agnostiques défiler dans la chapelle du Jarret d’Agneau signalée dans le Guide Michelin / Ceux qui se perdent dans la brume sans que nul ne s’en avise, etc.
Peinture: Gille Ghez.
Le romancier français Pierre Mari, dans un livre admirable, bref et dense, intitulé Les grands jours, ressuscitant à plus d’un siècle de distance quelques personnages qui ont vécu l’enfer de Verdun sans rien perdre de leur dignité, rejoint le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et auteur de « Terre inhumaine », pour nous rappeler, à la veille de Noël, que la lumière des justes peut résister aux ténèbres.
« Rêvons d’un père Noël terrible, qui ne donnerait que des livres », écrivait un jour André Blanchard que les festivités artificielles et leur débauche de cadeaux mettaient en rogne, mais j’ajouterais volontiers avec le même excellent mauvais esprit : pas n’importe quel livre !
Or ce n’est pas du tout par provocation gratuite, en ces temps de suavité commerciale de commande, que je proposerai quelques livres traitant de nos frères humains confrontés à la guerre, mais parce que les ouvrages en question, par quelques détails bouleversants leur tenant lieu de dénominateur commun, me rappellent ce pauvre vers à coloration évangélique du misérable pochetron débauché que fut Paul Verlaine : « L’espoir lui comme un brin de paille »…
Mièvrerie kitsch de circonstance ? Nullement. Simples sentiments nous ramenant à ce qu’on pourrait dire l’enfance du cœur sans référence obligatoire à telle confession ou à telle culture. Or c’est précisément ces «simples sentiments» que la littérature de tous les temps et de partout filtre à l’enseigne de la ressemblance humaine, tels que je les ai retrouvés dans un magnifique petit roman, dense et intense, paru en 2014 et qui aura été l’une de mes dernières lectures marquantes de 2018.
La révélation apocalyptique des Grands jours
Quel sens cela a-t-il de consacrer, aujourd’hui, un roman à des faits déjà très documentés, alors même que divers chefs-d’œuvre de la littérature, à commencer par Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, ont multiplié les fresques de la Grande Guerre ?
Voilà peut-être ce que se diront celles et ceux qui n’ont pas senti, ce matin, le souffle lustral de la littérature de partout et de tout les temps en ouvrant n’importe où L’Iliade du jeune Homère aux doigts de prose, ou qui tomberaient par hasard sur la phénoménale Marche dans le tunnel de ce bon vieil Henri Michaux, prodigieuse évocation de la guerre à drapeaux.
Or, comme La Fontaine a repris les thèmes de l’antique Ésope, Pierre Mari a revivifié les récits des terrifiantes journées de février 1916 au seul moyen d’une écriture proprement inouïe, au sens de jamais entendue, au fil d’un découpage cinématographique convoquant nos cinq sens (le cinéma peinerait à rendre l’odeur mêlée d’acide et de charogne qui va empester les bois du nord de Verdun) et passant sans cesse du détail zoomé à la vue d’ensemble.
Les grands jours est un poème romanesque épique qui a la précision verbale d’un rapport militaire, autour de quatre personnages infiniment attachants. Le plus tendrement présent est un garçon de vingt ans «vierge de tout» au prénom de Victor et auquel, durant une grande maladie de ses jeunes années, son papa, libraire parisien, fit la lecture des romans très populaires d’un certain Capitaine Danrit, comme il le raconte, en rougissant un peu comme une fillette (c’est comme ça que ses camarades l’ont surnommé sans méchanceté ) au colonel Driant nommé chef des deux bataillons défendant le bois des Caures et ... auteur des romans en question.
Superbe personnage que ce colonel Driant, qui tombera au deuxième jour comme le rapportent les deux autres protagonistes dans leurs carnets respectifs: le lieutenant Simon et le formidable Marc Stéphane engagé volontaire à 46 ans et lui aussi écrivain dont les écrits ont impressionné le fulminant Léon Bloy et qui donne au roman de Pierre Mari sa verve gouailleuse de « grand père » anarchisant.
La guerre des artistes aura-t-elle lieu demain ?
Une scène merveilleuse marque la première partie du roman, quand le colonel Driant, désireux de préparer un beau cimetière à ses hommes, y fait ériger une immense croix de bois de chêne au pied de laquelle il aimerait que se dressât une effigie douce de la Patrie, à laquelle un brave Corio dont on a repéré les talents de sculpteur va travailler avec une jeune fille de la région prénommée Alice.
Survient alors une discussion entre le colonel Driant et le sculpteur, qui donne ceci: «Vous savez, mon colonel, je pense souvent à ma situation. J’essaye de la projeter en grand. On m’a retiré des tranchées, on me fait faire un travail d’art. Imaginez un peu: jour après jour, on découvre un talent dans chaque homme du front. Ce n’est pas une idée en l’air, je vous assure. Vous avez vu ce que certains sont capables de fabriquer avec les fusées d’obus qu’ils ramassent ? Ils travaillent l’aluminium comme des dieux. Ils en font des bagues – j’ai même vu des broches, des bracelets, un bijoutier les achèterait. Alors, supposons. Chaque fois qu’on tombe sur un talent, on l’enlève des lignes, on lui donne de quoi s’exercer. Au bout d’un moment il n’y a presque plus de soldats – il n’y a plus que des artistes, installés dans les villages de cantonnement. Chacun glorifie la patrie à sa façon. Les gens du coin sont réquisitionnés eux aussi, comme Alice. Et de leur côté, les Boches font pareil. Dans les deux camps, on s’escrime à grands coups de beaux-arts. Une surenchère de Muses comme on n’a jamaisvu. Il sort à foison des peintures, des sculptures, des poèmes, des pièces de théâtre » …
En lisant Les grands jours, je me suis rappelé ce passage très émouvant de la Recherche du temps perdu où le Narrateur précise que les seules personnes du roman citées par leur vrai nom sont les Larivière, symbolisant les Français par excellence, loyaux et droits.
Et le nom de Proust m’a fait enjamber d’autres frontières pour me rappeler les conférences du peintre Joseph Czapski à ses camarades polonais détenus au camp soviétique de Griazowietz, au début de la Deuxième guerre mondiale, qui entretenaient leur moral avec tout un programme de causeries (sur l’histoire, la science, l’alpinisme, la nature, la musique, selon les compétences de chacun) pour ne pas déchoir.
Proust contre la déchéance est d’ailleurs le titre des conférences de Joseph Czapski, sauvées des ruines et de l’oubli alors que le peintre, documentant l’archipel du goulag pour la première fois dans son récit de Terre inhumaine, allait jouer un rôle de premier plan dans l’identification des responsables de la mort de quelque 24.000 Polonais sacrifiés sur ordre de Staline...
Les Noëls de l’humaine fraternité
Une autre scène inoubliable du roman de Pierre Mari, au deuxième jour du monstrueux «marmitage» d’artillerie subi par les chasseurs du colonel Driant, est marquée par la reddition en douceur, suggérée à ses hommes encerclés par le sage caporal Stéphane – alors que Robin, le jeune lieutenant inexpérimenté, allait jeter ceux-là au massacre assuré – qui conseille ainsi : «Ce qu’il faut faire, mon lieutenant ? Se montrer courtois s’ils le sont. Sinon, mourir aussi proprement que possible ».
Et de fait, l’officier allemand qui s’adresse aux soldats piégés dans leur abri se montre courtois au possible, leur suggérant de se «déséquiper» et se réjouissant pour eux que la guerre soit finie. Ensuite, Pierre Mari constate avec les yeux de Marc Stéphane sur les Allemands déferlant sur Verdun: «Tous ces hommes sont solides, juvéniles et poupins, beaucoup d’entre eux portent de fines lunettes branchées d’or : ils ressemblent à des savants de bibliothèque mâtinés d’athlètes». Et tous, jeunes Français et Allemands, s’imaginent que demain la paix sera acquise…
L’increvable bonté humaine
Un jour qu’ayant lu Terre inhumaine, autre traversée des cercles infernaux de la guerre et de l’univers concentrationnaire, je m’étonnais, auprès de l’octogénaire Joseph Czapski, qu’il fût resté si vif et curieux, joyeux et poreux, celui-ci me dit comme ça qu’il avait été bien plus malheureux, à vingt ans où l’on vit ses premiers chagrins d’amour, que dans les camps et la tourmente.
Or cela me rappelle, à la veille de Noël, les notes du vieil Ikonnikov, dans Vie et destin de Vassili Grossman, qui fait l’inventaire des gestes de la «petit bonté» individuelle, à ne pas confondre avec les grandes déclarations humanitaires qui n’engagent à rien, et c’est dans cet état d’esprit qu’à l’instant je pense à ce qu’a vu le caporal Stéphane sortant de son trou à rats, avant qu’on apprenne que des 800 hommes de son bataillon il ne restait qu’une trentaine de survivants : « Qui n’a pas vu ça n’a rien vu ».
Et nous verrons le lieutenant Simon sauter de trou en trou jusqu’à l’improbable salut. Et le jeune Victor, qui aura lu en 1929 Ma dernière relève au bois des Caures de Marc Stéphane, se tirera d’affaire lui aussi, en tout cas en apparence, sans rien perdre de son air d’enfant, ni rien oublier de ce qu’il a vu à la vie à la mort…
Or Victor Lerigueur revit par la grâce du livre de Pierre Mari, comme les martyrs de Katyn, dont certains entendirent parler des histoires de comtesses et de pédérastes d’un certain Marcel Proust, continuent de hanter notre mémoire à la veille de ce Noël 2018 - et là nous allons boire ensemble un bon vin chaud avant que le terrible père Noël ne nous tanne avec sa hotte pleine de livres…
Pierre Mari. Les grands jours. Fayard, 2014.
Joseph Czapski. Terre inhumaine. L’Âge d’Homme, 1991. Proust contre la déchéance. Noir sur Blanc, 2012.
… Moi tu vois, Giacomo Girolamo, je ne suis qu’un vieux canapé malmené par tes mille et une nuits à me ramener tes femmes de chambre et tes comtesses pour les honorer à l’italienne au dam de mes lames, et c’est vrai que je pourrais t’en vouloir de m’avoir tant secoué les ressorts et frotté le velours, et pourtant ta vieille peau me manque, surtout les soirées où tu me lisais tes Mémoires dans ta chemise de nuit genre Casanova de Fellini…
Image : Philip Seelen
(Imre Kertesz)
L’écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu’il a tenu entre 1951 et 1995 : « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l’homme a créé Auschwitz ».
En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain «le sentiment d’une grande fracture» et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d’une tragédie mythique – depuis longtemps galvaudée dans d’autres régions du monde – emplit l’air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l’édifice éthique qu’est – si l’on peut dire – le pilier de l’histoire spirituelle de l’homme. Qu’est cette fracture ? Les pères ont condamné l’enfant à mort. Cela, personne ne s’en est jamais remis. »
Imre Kertesz ne s’est jamais remis, non plus, d’avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. «Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd’hui que «l’Afrique entière est un Auschwitz» avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d’un jeu de dupes ; l’antisémi- tisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c’est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l’on s’écrie : Amour, alors tous savent que l’heure du crime a sonné, et si c’est : loi, c’est celle du vol, du pillage. »
Se fondant sur la négativité absolue et le caractère «impensable» de l’extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu’«écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d’ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu’il était essentiel de « penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas ».
Or ce n’est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l’enfant crucifié, dans le bouleversant Être sans destin d’Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d’un savoir, et le savoir de l’origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.
«Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz», écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situa- tions modernes ».
Et nous nous rappelons alors que c’est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l’enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c’est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d’utiles enseignements à son entreprise d’extermination. Nous nous rappelons que la technique d’Auschwitz fut appliquée, à l’état encore artisanal, à l’extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot.
À la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pra- tique – le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Or, au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s’appliquer aujourd’hui sous nos yeux de multiples façons.
« L’esprit du temps, c’est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié : le clone créé de main d’homme. Comme on le multipliera, on l’exterminera sans états d’âme. Pourtant l’espoir luit dans la conscience désespérée: «Être marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c’est aussi l’aiguillon de ma vitalité. »
Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flam- boyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le « bonheur sans fard » des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua « les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge » ?
Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut- lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspi- ration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi « naturel » que de recevoir des coups de son tortion- naire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un « effet de Larsen » fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre « cyclope féminin se nourrissant de bruits », à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du « socialisme goulasch » ?
Je me posais ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’« espèces d’usines » dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur « douceâtre » et « en quelque sorte gluante » ?
Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils me venaient « naturellement » à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute « professionnelle » ou « mondaine » qu’elle fût, cette conférence de presse signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un must médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.
Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui- ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’exta- siait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue ; et nous revint la remarque incroyable du jeune prota- goniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime « fini », le voici qui entend « la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration ».
Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le révisionniste, invisible dans son coin) pleins de reconnaissance pour le « héros du jour » ; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleuse- ment » revivifié leur langue commune.
Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout.
En l’occurrence, cependant, les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919 ».
Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est « un résistant », cette consécration ?
À quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. « J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années », a-t-il ajouté. « Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski. »
Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux « plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. « J’ai été chargé d’un fardeau », a-t-il précisé, « que je dois transmettre au lecteur ».
Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante « naïveté » du prota- goniste de son chef-d’œuvre, Être sans destin, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde.
Enfin, comme je l’interrogeai, personnellement, sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son œuvre, Imre Kertesz m’a répondu que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. « C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré »...
Jean-Louis Kuffer. Les Jardins suspendus. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 414p. Paris, 2018.
De la copie pour mieux voir la peinture…
Il existe, dans les soubassements du Rijksmuseum d’Amsterdam, une grande salle réservée aux pique-niques conviviaux des visiteurs du musée, au fond de laquelle se trouve une grande paroi entièrement couverte de centaines de cartes postales représentant divers chefs-d’œuvre visible en ce haut-lieu, de Vermeer à Delacroix ou de Rembrandt à Van Gogh, - toutes réalisées par des enfants ou des adolescents par manière d’exercice.
Je ne me suis pas renseigné sur les détails de l’opération à large échelle qui a abouti à cette sélection de copies de jeunes visiteurs, mais il y avait des années déjà que cette démarche consistant à «lire» des œuvres d’art en les copiant m’avait paru aussi intéressante, pour celui qui s’y exerce, que le fait d’apprendre de la poésie par cœur, à cela près que la copie implique une part d’interprétation plus active que dans la seule mémorisation.
De l’aquarelle considérée comme un geste critique…
L'idée m'était ainsi venue un matin de l’année 2010, face au brouillard et à la mauvaiseté du monde (les dernières infos) de me constituer un petit musée de poche en recopiant des tableaux aimés que j'aurais aimé emporter avec moi partout où j’irais.
J'ai commencé avec La route à midi de Thierry Vernet, évocation provençale de je ne sais où, dont je ne possède à vrai dire qu’une reproduction, mais fidèle.
Pourtant une copie personnelle m’importe aussi, même de qualité inférieure, puisque c’est mon propre regard que j’ajoute à celui du peintre, à tel moment et en tel lieu. C’est un peu comme un commentaire de l’œuvre, dans la foulée, une note à la volée - et je me suis rappelé alors quatre autres copies commises, à la gouache, une d’après Rouault et trois d’après Czapski.
Pour en revenir à La route à midi de Thierry Vernet, il va sans dire que l'original était bien plus beau, mais que l'intention y était de ma part... Ensuite ça serait plus coton de copier du Rembrandt ou du Vermeer à l'aquarelle presto…
Sur quoi les années ont passé.
Quand l’exercice devient quotidien
Assez récemment cependant, et plus précisément le 1er août 2018, amorçant le énième de mes carnets sur un specimen de la marque Paper Blanks, je me suis astreint, cette fois à la gouache, plus propice que l’aquarelle au traitement de multiples couches, à l’établissement suivi d’une sorte de petit musée de poche portatif aboutissant, le 14 novembre, à un ensemble de 70 copies où se retrouvent plusieurs toiles de Joseph Czapski et d’Emil Nolde ou Peter Doig, entre tant d’autres peintres (Rouault, Soutine, Vallotton, Munch, De Staël, Utrillo, Derain, Corot, etc.) touchant à mes yeux à l’essence de l'art selon mon goût.
Depuis le 15 novembre dernier, invité à participer à l’élaboration du catalogue d’une exposition rétrospective de Joseph Czapski, je me suis concentré sur des copies quotidiennes de ce seul artiste, en marge desquelles je note tout ce que, précisément, je découvre en les «lisant» , les «interprétant» et les reproduisant à la gouache avec mes faibles moyens.
Mais quel exercice vivifiant, comme d’écrire des poèmes après en avoir mémorisé des centaines... Quel bonheur partagé en amont, avec tant d’yeux fertiles, et peut-être en aval si tant est que ce que je vois regarde aussi les autres…
À voir absolument à Berne : la belle, partielle mais passionnante exposition marquant les retrouvailles posthumes de deux immenses artistes du XXe siècle, amis en dépit de conceptions esthétiques et de positions politiques divergentes: Nolde le "cousin des profondeurs" et Paul Klee...
Chronique de JLK
Emil Hansen, alias Nolde depuis 1902, passait le cap de la soixantaine lorsque, à l’occasion d’une exposition itinérante marquant cet anniversaire, Paul Klee s’exprima en ces termes dans le recueil d’hommages publiés en plaquette. «Nolde est bien plus que seulement lié au sol, il est aussi un démon de ces régions. Même si l’on réside soi-même ailleurs, on perçoit en permanence la présence de ce parent choisi, ce cousin des profondeurs».
Et pour mieux défendre son ami contre tous ceux qui, à l’époque, décriaient plus ou moins les peintres restés attachés à la figuration – c’était l’époque où un critique parisien en vue opposait le «tricycle désuet de M. Bonnard» aux bolides «modernistes» d’un Picasso ou d’un Léger… -, Paul Klee marquait, en dépit de son accointance personnelle avec l’abstraction, la différence de celui qui sait reconnaître l’authentique génie en dépit des classements d’époque: «Les abstraits, éloignés de la terre ou la fuyant, oublient parfois que Nolde existe. Il n’en va pas ainsi pour moi, même lors des vols qui me portent très loin et d’où je veille à revenir pour rejoindre la terre et m’y reposer dans la pesanteur retrouvée. »
Or, en août 1940, deux mois après la mort de Klee à Locarno, Nolde reprenait, dans ses Notes en marge, la métaphore «volante» dans son hommage posthume : « Paul Klee est mort (…) Un papillon volant parmi les étoiles, spirituel, inventif, ornemental, décoratif. Comme homme et comme ami, il était bon et fidèle à ses nombreux amis. Quand à l’apogée de l’abstrait, ses camarades critiquaient mon art en se moquant, lui prenait ma défense – à moi qui n’était pas présent. Et pourtant son être, dans son tréfonds, est demeuré pour moi une énigme, je n’ai jamais eu l’occasion d’un échange humain et amical avec lui »…
On ne saurait trouver, mieux que dans ces mots à la fois reconnaissants et révélateurs par la distance qu’ils affirment en dépit des convenances amicales, le reflet de l’énigme incarnée par Nolde lui-même, à laquelle nous confronte une fois de plus son œuvre exposée – même si de vastes pans de celle-ci sont absents dans la grande salle du Centre Paul Klee.
Faut-il vraiment croire Emil Nolde quand il affirme qu’il n’a «jamais eu l’occasion d’un échange humain et amical avec lui» ? Sûrement pas au pied de la lettre en ce qui concerne l’ «échange humain et amical», que contredisent autant de faits vécus que de lettres échangées. En revanche on conçoit parfaitement que le «cousin des profondeurs» - tellement plus énigmatique lui-même que son pair «aérien» et lumineux qui fait chanter les lignes, alors que lui, l’instinctif déclaré, brasse les couleurs à pleines paluches -, reste baba devant le vol du papillon !
Quête des sources et autres échappées
Ce qui frappe illico, dès qu’on amorce le parcours des treize sections de la grande salle lumineuse consacrée à Nolde au rez-de-chaussée du Centre Paul Klee, c’est l’impression curieuse, toute superficielle au premier regard balayant, de débarquer dans l’expo d’un jeune artiste d’aujourd’hui sacrifiant à la mode du «primitivisme». Ah mais j’ai vu ça cent fois ces dernières années, vous direz vous peut-être en vous rappelant vos visites dans les galeries branchées de Vienne ou de Manchester, de Cracovie il y a deux ans ou l’an dernier à l’expo des travaux d’école des Beaux-arts de San Diego: tout ça c’est papou et compagnie, resucée d’arts premiers et autres parodies d’art brut !
Or c’est évidemment voir les choses à l’envers et par le tout petit bout de la lorgnette contemporaine, vu que ce qu’on découvre là, une fois qu’on ouvre vraiment les yeux sur kes œuvres, nous fait rebrousser chemin d’au moins un siècle, quand les artistes européens contemporains de Gauguin ou de Picasso découvraient les expressions dites primitives, alors même qu’Emil Nolde et sa femme Ada participaient, des mois durant (d’octobre 1913 à mai 1914) à une expédition « médicale et démographique» dont le peintre allait ramener un matériau émotionnel, pictural et anthropologique dont on voit de multiples reflets au Centre Paul Klee. C’est d’ailleurs dès 1911, à Berlin, que le peintre germano-danois s’est intéressé à l’ethnographie, travaillant à un livre sur l’expression artistique des peuples primitifs.
Par ailleurs, et l’exposition bernoise le montre dans la foulée, l’intérêt du «cousin des profondeurs» de Paul Klee pour l’homme primitif recoupe le fonds de contes et légendes nordico-germaniques qui l’ont marqué dès l’enfance, et son psychisme sauvage, ses tribulations d’artiste souvent rejeté (et même interdit de pratique par les nazis), ses hantises de visionnaire expressionniste descendant de Goya et de Böcklin, proche aussi de son contemporain flamand de James Ensor, entre autres, constituent le magma volcanique, parfois effrayant et parfois éclatant en polychromies joyeuses, d’une peinture dont la couleur est le principal « argument »…
Artiste génial et paysan roué, Nolde n’est pas à prendre au mot…
Les uns ont condamné Emil Nolde pour ses accointances avec le bolchévisme, les autres pour une affiliation tardive au national-socialisme. Les uns sont entrés dans son jeu pour le dire paumé en affaires et naïf en politique. Paul Klee a senti plus vite que lui la vilaine odeur du nazisme. Lui-même, sur sa dune danoise, n’a pas adhéré au parti nazi local, mais il eut bel et bien la candeur de croire qu’il pourrait avoir son mot à dire dans les affaires culturelles du Reich. Goebbels avait apprécié ses œuvres : bon signe. Mais ensuite Hitler, aux goûts esthétiques d’un kitsch achevé avait froncé le sourcil et déclaré : décadent le Nolde, dégénéré, foutez moi ça à la poubelle ! Et de fait, des années durant, Nolde fut officiellement interdit de pinceaux et brosses. Mais le malin se mit alors à peindre des «images non peintes», et cela donne la superbe collection d’aquarelles que nous découvrons sous l’aile du papillon Klee, où le fantastique et la poésie, l’inquiétant et le radieux, la vacherie et la drôlerie de notre drôle de vie n’en finissent pas d’irradier.
L’Artiste, à jamais, reste inclassable…
Il y a une dizaine d’années de ça, une toile de Nolde fut vendue plus de 2 millions d’euros. Celui qui aime la peinture s’en contrefout, comme d’apprendre qu’une autre toile de Ferdinand Hodel fut vendue il y a quelques années à New York (Amercica First) 12 millions de dollars. Là n’est pas l’important, et Nolde le sentait viscéralement, fils de paysans modestes du Schleswig qui jugea sûrement durement le traité de Versailles, bien plus cultivé qu’il ne l’a dit lui-même (il avait lu Nietzsche et ses vues sur le surhomme laissent songeur) et qui avait appris à Berlin quelle sale loi règne dans les allées de la Réussite, puis se retirant dans ses jardins, foutez-moi la paix !
Emil Nolde se méfiait des musées, qu’il pensait surtout faits pour la réussite sociale des historiens de l’art et des commissaires commis à l’office. Cependant il faut avoir en mains le majestueux catalogue de la première rétrospective française honorant la mémoire de Nolde, au Grand Palais, pour nuancer le propos.
Diaboliques les «officiels» ?Assurément, et ce Nicolas Sarkozy célébrant la complicité culturelle franco-allemande et faisant passer Nolde pour une victime absolue de la barbarie nazie non moins absolue fleurait la récupération. Parce que le rusé Nolde, aussi, avait signé de douteux manifestes visant la culture « étrangère » en général et l’influence juive en particulier. Opportunisme professionnel ou préjugés d’une époque où l’antisémitisme faisait florès, mais Nolde fut blanchi par les instances de dénazification, et Peter Vergo a tout dit à ce propos dans le catalogue magistral de la rétrospective parisienne, dégageant précisément Nolde des mythes que lui-même avait contribué à entretenir dans les quatre volumes de son autobiographie !
Tout ça pour dire que l’accès au Centre Paul Klee de Berne, par l’autoroute, ne pose aucun problème avec GPS, et que, de la gare, des bus d’un magnifique rouge baccara rejoignent le haut-lieu où têtes blanches et têtes blondes se côtoient sans se douter qu’ils frôlent des gouffres et des anges…
Berne. Emil Nolde. Centre Paul Klee, jusqu’au 3 mars 2019.
Dessin ci-dessus: Matthias Rihs. @Rihs/BPLT.
Esquisse d'une nouvelle
C’est le mot nectar qui m’y a fait repenser, à propos de ce que m’avait écrit Milena en termes voilés sur une carte postale qu’elle m’avait envoyée de Vancouver un peu après la fermeture de la communauté. Comme quoi mon nectar lui manquait. Milena que la dope nous avait enlevée ensuite des années durant et qui était réapparue ce soir-là. Milena à la langue rêche de fumeuse de Gauloises bleues. Milena qui venait de fêter ses trente-cinq ans et sentait toujours comme après la chose. Milena qui avait fendu la foule du théâtre pour se jeter sur moi en miaulant à notre vieille façon.
- «Et comment tu vas ? Tu n’as pas changé. T’es encore seul ou quoi ? T’as pas viré pédé finalement ? Qu’est-ce que tu fais après ?»
J’allais lui répondre à l'instant où je remarque, par dessus son épaule, là-bas, qu'il avait neigé entre le théâtre et le lac.
Sur quoi je la prends dans mes bras en me rappelant que je n’avais pas du tout envie de prolonger tout à l’heure, et je la serre et je sens son odeur et je lui dis :«Je ne sais pas. Je n’ai rien prévu. Je n’ai pas d’idée. On se prend un verre ?»
Il y avait alors deux jours que les Taliban avaient dynamité les Bouddhas géants d’Afghanistan, on était en mars 2001 et je me demandais déjà comment raconter Milena tant d’années après ? Que je raconte comment elle me regardait la regarder: deux paumés des années Carter qui se retrouvent sous Reagan, et dont je reparle sous Bush fils de Bush: vraiment intéressant ? Deux qui étaient aussi nuls politiquement parlant et qui le sont probablement restés. Deux qui flottaient entre deux eaux. Deux qui ne s’aimaient même pas vraiment, mais se retrouvaient à peu près à chaque fin de soirée au Mao, quand tous les vrais couples s’en étaient allés.
Milena avait maintenant les cheveux courts et l’une des premières choses qu’elle me dit était qu’elle se retrouvait femme au foyer et qu’elle et son jules s’exerçaient à faire une première portée de chatons, ce qui me semblait tout à fait dans sa ligne en dépit de ce que les gens raisonnables lui avaient prédit, l’overdose ou le trottoir. Elle avait déjà repéré une table dans le foyer du théâtre où l’on était en train d’installer le buffet. Je lui ai proposé «un double comme au bon jeune temps» en faisant allusion à notre litre et à celui de Miss Lonelyhearts, elle m’a répondu d’un clin d’oeil, elle s’est installée à la table biplace du fin fond du foyer et j’ai foncé au bar avant l’arrivée de la foule, en passant j’ai juste dit à Peter Brook (qui se rappelait visiblement notre dernière entrevue) que son spectacle m’avait salement secoué, mais je ne pensais alors qu’à rejoindre Milena avec nos deux flacons de retrouvailles, le maestro a dû me trouver mufle et je m’en foutais comme d’une salade sèche.
Pourtant c’est bien de L’Homme qui se prenait pour un chapeau que nous avons parlé d’abord avec Milena, qui m’a dit tout de suite que ça lui avait rappelé bien des choses de La Solitude où elle avait fait ses deux premières cures de désintox, et je la revoyais dans son pyjama de pilou avec sa peau bleue et ses yeux en gelée. Sur quoi, se penchant vers moi, elle a remarqué: «Tiens, tu as changé de parfum, il y a une Madame là derrière ?», et après que j’eus acquiescé: «Moi je me prenais plutôt pour une feuille d’arbre, un parapluie enlevé par le vent, une chauve-souris ou un papillon, en tout cas c’était souple et ça volait la plupart du temps dans ma nuit». Un jour, je le savais, Milena avait failli se jeter de la falaise de Pierremont sous l’effet d’un cocktail à retardement. Le pauvre Jef, dit aussi le pharmacien, y avait bel et bien passé, mais une Main l’avait retenue, elle, qu’elle avait appelée la Main du Sage.
«Et la Madame est un mec bien ?» - « C’est cette individue, mère de cette autre et de cette autre bis».
Milena scrutait les trois photomatons avec l’air ravi de la future mère laitière qu’elle avait toujours été, puis elle m’avoua qu’elle n’avait jamais osé voler son image à son Kurde aux yeux verts. «Salman est le seul avec toi qui sait que je suis restée pure...»
Milena la pure, la fille de pute, la pute elle-même et la pure. Milena la rejetée de partout. Milena à l’éternelle peau de mouton et aux culottes de laine. Milena aux sacs de cuir pleins de trucs. Milena nue dans la boue de l’île de Wight, en 1972. Milena aux crises d’abandonite aiguë au lendemain de la chute de Saïgon (dont elle se contrefoutait d’ailleurs). Milena que j’ai rejetée comme les autres pour essayer de me retrouver et qui m’a retrouvé ce soir par hasard et qui me regardes comme si nous nous étions quittés la veille: «Tu me reverses un chouïa ? Dis, t’as cessé de te ronger les ongles... Et qui c’est qui se lève pour le Buffet ?»
Il va sans dire que nous ne nous quittons pas d’une semelle et que ça se remarque. Milena la toujours remarquée: la toujours fée sorcière aux airs de vieille petite fille en chaussons à lacunes (elle a laissé ses pseudo-Doc sur nos sièges en guise de Warning), la toujours sapée Mont-de-piété à bijoux de fer-blanc, et, surtout, avec sa démarche dansante et sa façon gracieuse de me remplir mon auge (elle se souvient de mon faible pour les lentilles et les haricots), la ressuscitée d’à présent dans sa nouvelle aura.
Les gens saluent la grâce et je salue les gens tout en resongeant à ce dont on se souviendra…
A propos de L’Art et la vie.
Il y a vingt-cinq ans ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag), finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.
Aussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.
Joseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.
Celui qui jalouse grave les bretelles en or du Président / Celle qui estime que le prénom de Brigitte fait doublement honte aux femmes insoumises / Ceux qui bien au chaud dans leur rédaction frémissent de juste indignation populaire / Celui qui demande des excuses à son gilet de flanelle / Celle qui balance un pavé dans la vitrine de Vuitton qu’elle met à sac pour l’exemple non sans y retirer son dû / Ceux qui tournent le dos à la République en marche/ Celui qui tague la tombe du soldat inconnu ce réac notoire / Celle qui monte sur le char pour prendre de la hauteur / Ceux qui regardent ceux qui filment celles qui insultent ceux dont la charge est filmée par celles qu’indigne aussi la mêlée des casseurs filmés par BFMTV que ceux qui l’estiment une chaîne pourrie ne regardent pas / Celui qui ne sait pas pourquoi il balance un pavé en précisant que celui-ci le sait de mémoire historique / Celle qui se rase les aisselles au Gilette jaune réputé jetable / Ceux qui voient bien le malaise d’un point de vue cependant relativisé par la situation en Malaisie / Celui (Peter Sloterdijk) qui affirme que la maladie de l’époque est celle de la comparaison / Celle qui a pas mal appris sur les mécanismes relationnels du cretinus terrestris en lisant Les Feux de l’envie de René Girard consacré aux crises mimétiques décrites dans le théâtre de William Shakespeare / Ceux qui se demandent comment va se résoudre la crise mimétique dite des gilets jaunes dont la ou les victimes sacrificielles n’ont pas forcément été CHARLIE à l’époque, etc.
Celui qui voit toujours le comique des pires situations / Celle qui a l’impolitesse du désespoir / Ceux qui rient de tout sauf de ce qui est triste / Celui qui compatit sans lamento / Celle qui pense comme Pollyanna que tout pourrait être tellement pire que c’est à rendre joyce / Ceux que la faim dans le monde fait franchement marrer tellement c’est marrant n’est-ce pas, ah, ah / Celui qui met un pain sur la figure du faux mendiant qui dépouille la vraie vieille / Celle qui trouve drôle l’unijambiste qui sifflote sur sa branche / Ceux qui tricotent le fil de fer barbelé et parfois se blessent aux doigts ça c pas gai / Celui qui fait les enterrements pour les buffets des familles élargies / Celle qui fait élargir le lit parental pour sa famille recomposée / Ceux qui trouvent rigolo d’avoir plusieurs mères et des mecs qui vont et viennent avec des Nokia et même des Blackberry selon leurs affaires / Celui qui annonce à ses papas gays qu’il est tombé raide amoureux d’une postière hétéro / Celle qui s’excuse d’être
normale et promet de faire de son mieux à l’avenir / Ceux qui se bidonnent tout au long de leur première nuit tellement c’est bidon /Celui qui constate que le Suisse moyen en camping est statistiquement aussi con que le Français ou le Danois mais faut pas généraliser / Celle qui se la joue Deschiens avec ses deux beaufs et leur pavillon à volets couleurs fantaisie / Ceux qui se succèdent à eux-même au poste de caissier du mingolf des Bleuets dont les avoirs viennent d’être dégelés par l’Administration communale / Celui qui se mort annoncée par la voyante belge réjouit vu qu’il a encore le temps d’épouser sa Canadienne et de se payer la Studebaker rose à bord de laquelle ils vont se crasher contre un séquoia en mai 2016 / Celle qui meurt de rire et pleure de joie en ressuscitant grâce à sa foi Alleluia / Ceux qui ont mis les rieurs de leur côté et de l’autre un peu de thune, etc.
Feuilleton social visant à rendre justice à une France périphérique sinistrée par la crise industrielle, Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu s’en tient à un tableau de société à la fois précis et empathique, mais à la fois convenu, voire complaisant, dont l’observation reste assez pauvre et les personnages ténus. Le roman populiste (sans guillemets) a fait bien mieux !
Alain Soral exulte: le prix Goncourt 2018 vient en effet de couronner le roman d’un vrai petit Français qui évoque le quotidien plombé d’autres vrais petits Français dont l’un d’eux, prénommé Anthony et observé durant sa «guerre» de 14 à 18 ans, se fait maltraiter par un jeune Arabe fourbe et dealer, qui lui pique la moto que lui-même a empruntée à son paternel, lequel est chômeur et alcoolo alors qu’Hèlène, la mère, se débat entre assistante sociale et non assistance affective, etc.
Nicolas Mathieu se félicitera-t-il de la caution bruyante de Soral l’extrémiste national-socialiste, qui affirme que le «prestigieux prix littéraire commercial va d’habitude à un livre qui traite du nazisme, de la collaboration, de la Shoah ou d’une enfance persécutée pendant les années 30 » ?
Rien n’est moins sûr évidemment, vu que l’auteur de Leurs enfants après eux n’a rien d’un idéologue d’extrême-droite, bien au contraire : son roman est tout imprégné d’empathie sympa, comme on dit aujourd’hui, on ne peut plus «à l’écoute» de ses personnages dont il reproduit le langage avec une exactitude mimétique, comme dans ce premier dialogue d’anthologie, au bord d’un lac aux eaux polluée, à l’été 1992, entre Anthony et son cousin :
« Le cousin roulait déjà un deux-feuille de beuh.
- Putain.
- Ouais.
- Qu’est-ce qu’on fait ?
- J’sais pas».
Nicolas Mathieu, qui avait quatorze ans en 1992, connaît le milieu de la France d’en bas qu’il évoque, autant qu’il est imprégné de la mentalité « djeune » de l’époque, dont ses personnages sont autant de stéréotypes. Son récit très fluide et « facile à lire » relève à la fois du croquis de mœurs et de la romance adolescente marquée par l’ennui, l’impatience de baiser, les fiestas tribales et la quête d’emplois. De ce matériau humain, une Annie Saumont a tiré de belles brèves nouvelles acérées et tendres à la fois, qui avaient le mérite de la densité et de la brièveté.
Avec le roman de Nicolas Mathieu, qui ne manque au début ni de charme ni d’assez belles évocations «en plein air», tissé de phases bien calibrées, aux chutes de chapitres àvives relances et dont le «scénar» bien structuré fait déjà voir déjà la série télé qu’on en tirera, tout s’étire au contraire comme un long fleuve plus ou moins intranquille, dans cette France des périphéries dont une partie se soulève ces jours en arborant un gilet jaune – et l’on a « vendu » ce roman, avant le Goncourt, comme une chronique des «vraies gens», pour donner une somme de composantes indéniablement «vendeuse».
Pitch de l’ouvrage repris à foison dans les présentations médiatio-publicitaires du chouette lauréat «Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique (sic) d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage». Mais encore ?
Du « sociétal » au grand ou petit pied…
Vous avez quelque chose, me demandera-t-on peut-être, contre le récit à valeur de témoignage social ou politique ? Vous suivez la moustache de Mallarmé quand elle frémit à l’idée que la littérature puisse se salir ses blanches mains dans le « reportage universel ». Pas du tout !
De Jules Vallès, avec sa magnifique trilogie (L’enfant, Le bachelier, L’insurgé) à Emile Zola, au tournant du siècle passé, et ensuite de l ‘immense fresque « unanimiste » de Jules Romains, dans Les Hommes de bonne volonté (que les « purs littéraires » accoutument de dédaigner sans y avoir mis un bout de nez), à l’inoubliable Sang noir de Louis Guilloux, figure majeure de ce qu’on a appelé le roman populiste - sans l’actuelle connotation péjorative -, et jusqu’au formidable Faubourg des coups-de-trique d’Alain Gerber (prix du roman populiste en 1982), les « vraies gens » - pour parler comme Marie-Chantal la Parisienne qui «va au peuple» avec la même attention que les vieilles ganaches de l’académie Goncourt , ont inspiré les meilleurs écrivains.
Autant dire que ce n’est pas par préjugé «élitaire» ou mépris des «petites gens» que je bémolise mon enthousiasme à la lecture du Goncourt 2018 : c’est simplement que je reste sur ma faim, même à en comparer le propos social ou politique à la série télé danoise Rita, dont l’aperçu qu’elle donne de la jeunesse me semble beaucoup plus riche et nuancé, ou plus près de nous à la série romande Romans d’ados, dans un contexte certes plus soft mais avec des point communs dans la psychologie et le désarroi juvénile.
Pour en revenir à la littérature française actuelle à « vues » sociales ou politiques prédominantes, la comparaison pourrait se faire aussi avec deux romans récents remarquables, dont la riche substance humaine fusionnait avec l’observation socio-polique et, portée en outre par une écriture affûtée, à savoir Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (prix Médicis 2010) et Des châteaux qui brûlent (2017) d’Arno Bertina, qui eût fait un Goncourt aussi présentable sinon plus que celui de Nicolas Mathieu.
Celui-ci saura-t-il résister au nivellement de la littérature par l’idéologie (n’est-ce pas Soral ?) ou par les «lois du marché» et l’emballement d’un public qui ne demande pas plus au livre qu’à un tour operator possiblement low cost ? Tout devenant matière à feuilleton genre Joël Dicker relooké glamour par Jean-Jacques Annaud : suite au prochain épisode
Dessin: Matthias Rihs. Copyright Rihs/BPLT.
(Robert Walser)
On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d’abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d’irrépressible angoisse. C’est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale. On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C’est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce.
Il est possible au tea-room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu’on a dit : « Merci bien » à la serveuse, elle répond : « service ». On lui donnerait un bec ou on l’étranglerait : c’est la Suisse.
Le poète, en lisant le journal et ses accablantes dernières nouvelles, songe au réconfort de la nature innocente.
« Comme l’ombre des arbres nous fait du bien », remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage « hölderlinement clair et beau ».
S’il était normal il se dirait : « Cette sommelière me fixe, donc je vais lui faire une révérence ». Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo.
« L’amour est quelque chose d’absolument indépendant », griffonne-t-il en pattes de mouches. Et à un docteur il s’exclamera : « Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d’amour. »
Pourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le « faire » que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu’il publie enfin un livre positif.
Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis ») à cette « foule de manteaux de dames ». Hélas il ne peut qu’ironiser : « Le mieux c’est que j’aie un enfant et que je le présente à une maison d’édition, qui ne pourra guère le refuser. »
Or cet indéniable vacillement n’empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l’enseigne d’une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d’ailleurs, comme l’attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades.
Publier un enfant, choyer un livre d’un tendre bout de crayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut : c’est à cela que s’emploie Robert Walser à l’été 1925, quand il écrit Le brigand.
Si les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme : son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes.
En outre il aligne, en ces années, un nombre conséquent de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu’on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne.
En 1925, il écrit : « Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades : « Il faut le mettre à l’asile », comme si le mal était conjuré.
Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter.
La suite est biographique : de nouvelles crises, l’internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d’un sien roman de jeunesse...
Plus que de l’art brut, dont on croit savoir ce qu’il est, Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d’enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micro- graphiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant
précisément de « l’art des fous », se distinguent cependant absolument de celui-ci : il n’est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d’esprit au délire autiste d’un Adolf Wöffli, par exemple.
Sans outrance, l’on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l’auteur puisqu’il ne fut déchiffré qu’en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L’on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique.
Dans le sillage de Nabokov, le nouvelliste et romancier fait merveille...
Son nouveau recueil de nouvelles, Un jeudi parfait, déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »…
Mea maxima culpa : je n’avais pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un dimanche parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre,me saisit illico au collet dès sa première page pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide) commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à en établir l’innocence, dix ans plus tard, ne subisse le même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…
L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif, comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust, au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de saint Sulpice.
Trois fenêtres ouvertes sur un dédale
La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait évoque la punition, de mort, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, le veau d’or biblique fameux, et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais c’est surtout la troisième nouvelle - qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur -, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur.
Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées». La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien et le souvenir d’une protection féminine - cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. La troisième fait face à la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur envoie des lettres à une amoureuse, donc avant le trop immédiat SMS.
Et la deuxième ? la plus décisive sans doute en termes de mue existentielle : une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite , avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres, ce Michel sensible, compère lycéen qui rendit l’âme (et le corps avec ) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses…
Or, des fenêtres de cette nouvelle qui-n’en-est-pas-une , comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront en autant de lignes thématiques : sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées, les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur - autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice. Et Nabokov là-dedans ?
Tout un univers à reconquérir
Le lyrisme de Puccini, souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les projections complications admirables d’un Schönberg ? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que « réciter » du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que résoudre les problèmes d’échec de VladimirNabokov.
Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac. etc,) , le Nouveau Roman et les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov.
Or un grand écrivain, comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le grand maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourrant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes.
Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobernory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandon mangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi
Il faudrait passer par la ligne « pensée » de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice.
Aloysius(2001) est un diabolique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin de la guerre d’Espagne. Aloysius est un garçon charmant, surtout charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme Lolita charmante et charmeuse est révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir. Allez !
Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman : rien à voir avec le précédent, quoique. Comme du génial Feu pâle de Nabokov je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os des micmacs adultes.
Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (donc au nord du « jardin ») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…) avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme – vous suivez le discours du tour operator ?
On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux roman et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit quasi transparent d’un transgenre, et dans maintes dérives sensuelles ou sexuelles.
À ce propos, je ne connais aucun auteur contemporain qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter avec Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration de sentiments, sous couvert de constante invention littéraire.
La douce folie d’un sage
Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingues que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et les fantômes, fantasmes et autre fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, à l’imagination frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté, spécialiste reconnu dans les sphères académiques pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques.
Or quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare ) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des errances de Nicolas Gogol, l’époux prévenant d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste ?
De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures.
On ouvre Le Cas Perenfeld pour lire, à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris, Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc. ) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est décrite en fin de volume…
Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas ici une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture vécue comme une exploration…
Lecture difficile ? Pas plus que celle de Nabokov, mais sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral, mais rien non plus de tout cuit ou de pré-mâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle. Ouvrez la fenêtre et c’est là : ce que vous voyez vous regarde !
Fabrice Pataut. Un Jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.
Autres nouvelles de Fabrice Pataut : Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel, 2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française ; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.
Romans : Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel ; Tennis, socquettes et abandon, Buchet-Chastel, 2003 ; En haut des marches, Seuil, 2007 ; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.
René Girard. De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.
Préface
- Le recueil contient les quatre premiers livres de RG.
- Mensonge romantique est un essai de littérature comparée.
- La violence et le sacré une approche des religions archaïques.
- Des choses cachées une enquête sur les sources du christianisme.
- Le Bouc émissaire une prolongation de cette enquête.
- Le thèmes qui relie ces livres est le rapport liant la violence et le religieux. - Dans la perspective de l’hypothèse mimétique.
- Mensonge romantique et vérité romanesque achoppe au désir mimétique.
- Il interroge cinq grands romanciers européens très différents les uns des autres mais qui traitent le désir mimétique de façon confluente : Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski et Proust.
- Plus tard, il appliquera la même approche à la tragédie grecque et à Shakespeare.
- Pour expliquer le désir mimétique, RG revient sur la scène emblématique de L’Enfer de Dante, impliquant Paolo et Francesca, les deux amants qui craquent en lisant le récit de Lancelot.
- Leur baiser est interprété comme un acte spontané par le lecteur romantique.
- Alors que Dante devine son caractère mimétique.
- RG pense que le désir mimétique est plus fort que le désir spontané.
- Le désir mimétique, ou triangulaire, ou médiatisé, fait référence à la notion de médiation fixée par Hegel.
- C’est plus qu’un besoin ordinaire : un fait essentiellement humain qui désigne un manque d’être, une insuffisance ontologique.
- Le manque peut-être compensé par une imitation, d’où l’importance du modèle.
- On commence par imiter un modèle, réel ou fictif.
- Pour moi : Bob Morane, Charles de Foucauld, Michel Strogoff, le héros de Vipère au poing, mon frère aîné… -
On imite, on singe, on cite, etc.
- Je l’ai fait énormément : citer…
- Il y a des objets de désir que nous pouvons partager, à commencer par les livres ou les modèles éloignés. On parlera de « médiation externe ».
- Et puis il y a les objets proches, qui suscitent une rivalité.
- Par excellence : la fiancée ou l’épouse qu’il est exclu de partager.
- La rivalité mimétique relève de la médiation interne.
- La rivalité mimétique ne peut être dépassée sans être nommée et exorcisée par la lucidité. L’ai expérimenté à maintes reprises.
- La rivalité mimétique est le plus souvent camouflée, ou déguisée.
- Elle se développe de manière exponentielle dans l’égalitarisme démocratique.
- Tocqueville l’a décrite dans la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.
- La rivalité mimétique est à la base du ressentiment contemporain décrit par Nietzsche et Scheler, et du sentiment d’insuffisance et de non-reconnaissance éprouvé par tant de gens.
- La Violence et le sacré achoppe au mécanisme du bouc émissaire.
- Les experts contemporains limitent l’origine de la violence à l’agression. - Vue trop courte selon RG.
- La rivalité mimétique explique le phénomène de la violence de manière plus profonde, au niveau social maintenant.
- Question posée : comment les sociétés archaïques se protègent-elles des rivalités mimétiques ?
- Rend hommage aux travaux en anthropologue religieuse d’Eugenio Donato, qui l’ont aidé au départ.
- Il faut partir alors des mythes fondateurs.
- Qui se fondent en général sur une crise initiale violente : agression surnaturelle, perturbation cosmique, épidémie galopante, etc.
- L’origine d’Œdipe Roi est une peste.
- Le mythe doit désigner le coupable et le liquider.
- Tel est le bouc émissaire.
- L’expression vient du rite biblique de Yom Kippour.
- On sacrifie l’animal pour purifier Israël. - Les boucs émissaires sont divinisés à proportion de leur vertu purificatrice.
- Ce sont soit des anti-héros déclassés, soit des êtres brillantissimes, toujours autres cependant que la moyenne.
- Les infirmes, les fous, les étrangers inquiètent les foules autant que les privilégiés. - Mais la désignation du bouc émissaire conserve quelque chose de hasardeux. - Les sacrifices rituels formalisent donc la purification. - Mais il n’y a pas que les sacrifices : il y a aussi les interdits.
- Les jumeaux, ainsi, sont souvent frappés d’interdit et massacrés. - Les interdits ne se limitent pas qu’à la peur ou à la haine de la sexualité, mais aussi à la crainte de la rivalité mimétique. (p.19)
- Des choses cachées depuis la fondation du monde, ou la révélation destructive du mécanisme victimaire.
- Avec le christianisme, nous passons du savoir non écrit des mythes à celui que documentent les Evangiles.
- Caïphe dans l’Evangile de Jean : «Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple ne périsse pas tout entier ».
- Le crucifixion relaie le lynchage archaïque.
- Le Romain Celse, et les Modernes, voient en la Crucifixion un mythe comme un autre. Ils ont tort selon RG.
- Whitehead partage cette analyse.
- Qu’il ne suffit pas d’écarter avec mépris. Mais qu’il faut dépasser par des preuves.
- Les mythes n’impliquent pas la conscience de l’injustice faite à la victime. - Tandis que les Evangiles la pointent à tout moment.
- L’originalité de la Bible, et plus encore des Evangiles, est de prendre parti contre la foule, pour la victime innocente.
- Ce que ne font jamais les mythes archaïques.
- Avec Jean-Baptiste, Jésus, bouc émissaire, devient « agneau de Dieu ».
- La Bible semble plus violent que les mythes, parce qu’elle rend explicite la violence, que les mythes occultent plutôt.
- Note que les quatre Evangiles coïncident sur le récit de la Passion, moment de la crise mimétique, et sur le reniement de saint Pierre, séquence également décisive.
- Cite cette parole des Psaumes à propos de Jésus : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ».
Le bouc émissaire
- Ce quatrième livre poursuit et accomplit le travail d’élucidation des deux précédents. - RG le trouve le plus réussi de tous.
- Souligne le fait que les quatre livres ne forment qu’un seul ensemble théorique.
- Assume l’organisation d’un système, qui nous fait parfois contre son tour trop… systématique.
- Admet les défauts de ses livres mais en revendique l’originalité quant à l’approche de l’Essence du religieux ».
- Souligne le fait que l’hypothèse, et la théorie qui en découle, est réunie pour la première fois en un seul volume.
- Qu’on peut dire la Somme de René Girard.
- Cette préface date de 2007.
Mensonge romantique et vérité romanesque; Le désir triangulaire
- Amorce la réflexion sur Don Quichotte parlant, à Sancho, d’Amadis de Gaule.
- C’est Amadis qui inspire, à Quichotte, son désir chevaleresque.
- Quichotte évoque Homère à travers Ulysse, ou encore Enée à travers Virgile.
- Base de la médiation externe.
- Amadis sera toujours présent dans l’imitation de Don Quichotte, mais à distance.
- D’une façon analogue. Don Quichotte médiatise le désir de Sancho de posséder une « île ».
- Pour Quichotte, la médiation est écrite et à distance ; pour Sancho, elle est orale et proche, mais la distance sociale demeure.
- Le lecteur romantique oppose l’idéalisme de Quichotte et le réalisme de Sancho, à faux selon RG.
- Car tous deux empruntent leurs désirs à un tiers ce qui les rapproche en réalité.
- La fonction « séminale » de la littérature se retrouve chez Emma Bovary, grande lectrice de romans sentimentaux.
- Jules de Gaultier a bien analysé le phénomène.
- Chez Stendhal, Julien Sorel imite Napoléon, et Mathilde de La Mole imite les gens de sa famille. Le prince de Parme imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde imite les vieux prélats.
- Le vaniteux selon Stendhal imite ceux qui sont « arrivés ».
- Cf. le Journal très éloquent aussi à cet égard.
- Tel est le désir triangulaire.
- C’est à cause de sa rivalité avec Valenod que M. de Rênal « achète » Julien.
- Du Quichotte, où domine la médiataion externe (Amadis est inatteignable), on passe à la médiation interne chez Stendhal (où les protagonistes sont proches et interactifs).
- Fait essentiel : la distance qui sépare le sujet désirant du médiateur. - Pour Don Quichotte, Amadis est inatteignable.
- Pour Emma, Paris reste lointain.
- Avec Stendhal, les rivaux sont en proximité immédiate.
- Le parallèle entre Don Quichotte est Madame Bovary est classique.
- Dans la médiation interne, la rivalité directe entre l’imitateur et le modèle est générateur de haine-amour.
- « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine.
- Exactly what I observed several times.
- Le même phénomène est décrit dans L’Homme du ressentiment de Max Scheler.
- Dans la médiation interne, le sujet désirant s’auto-empoisonne.
- Ce que l’on sous-estime, c’est la fascination liée à la jalousie.
- Max Scheler ne voit pas assez le rôle du médiateur et des variations de distance.
- « Toutes les ombres se dissipent si l’on reconnaît un médiateur dans le rival abhorré », note RG.
- Scheler montre combien l’état d’âme romantique est pénétré de ressentiment et mobilise, selon les mots de Stendhal lui-même (dans Mémoires d’un touriste) « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ».
- Un état d’esprit surmultiplié de nos jours, peut-on ajouter.
- Aujourd’hui, en effet, la médiation interne s’accroît à proportion de l’effacement progressif de toute différence entre les individus.
- On entre dans le vif du sujet de l’hypothèse mimétique. (p.45)
- Le lecteur romantique fait du Quichotte un modèle, alors que c’est le prototype de l’imitateur.
- Le romantisme occulte le médiateur.
- Tandis que le romanesque selon RG le révèle bel et bien.
- Stendhal désigne explicitement les « désirs de têtes ».
- L’analyse de Stendhal commence dès De l’amour.
- Il peint alors « la passion avant la vanité ».
- L’illustre par le processus de la cristallisation, encore insuffisant.
- La passion selon Stendhal est le contraire de la vanité.
- Fabrice puise l’essence de sa passion en lui-même.
- La vanité passe par le regard de l’autre et fabrique un leurre.
- La passion ressent le vrai.
- Le premier Stendhal reste romantique. Ne montre pas le médiateur.
- Puis il découvre « la force prodigieuse du désir imité ».
- C’est la vanité qui agite Julien Sorel quand Mathilde se dérobe.
- Chez le dernier Stendhal, il n’y a plus de « désir spontané ».
- L’élément féminin, qui a stimulé la vanité, favorise au-delà l’apaisement et la sérénité, comme dans l’épisode final de la tour Farnese.
- L’accomplissement esthétique marque le dépassement du trouble mimétique. - Très important : « c’est la volupté créatrice qui l’emporte sur le désir et sur l’angoisse ».
- Ce qu’on pourrait dire : la sublimation poétique.
- Passe alors à l’exemple de Proust.
- Lien évident entre la vanité stendhalienne et le désir proustien.
- Pied de nez à certaine critique moderne.
- Chez Proust, l’amour est subordonné à la jalousie, à savoir : à la présence du rival.
- « En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur ». On ne saurait mieux dire le masochisme voluptueux du cher Marcel !
- Le snob proustien est imitateur par excellence.
- Chez MP, les jeux de la jalousie et du snobisme sont constants.
- « Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire ».
- Le temps retrouvé marquera le moment du dépassement.
- Le mimétisme proustien est plus « sombre », plus angoissé ou angoissant que celui de Stendhal, à cause de la plus intense implication de Marcel.
- Mais RG montre aussi le caractère évolutif du génie proustien.
- Ne se fie pas à la « théorie » romantique de Proust, mais à sa pratique romanesque.
- Prend l’exemple de la fascination de l’adolescent pour la Berma.
- Que relance le jugement de Norpois.
- Montre aussi que c’est par Bergotte que le désir de Proust flambe.
- MP subit la même suggestion, par Bergotte, que Don Quichotte par Amadis de Gaule. (p.58)
- Le désir proustien marque le triomphe de la suggestion sur l’impression.
- Le jardin intérieur de MP n’est jamais solitaire.
- Très important : « L’émotion esthétique n’est pas désir mais cessation de tout désir, retour au calme et à la paix ».
- Ainsi se prépare la sérénité finale du Temps retrouvé.
- Tout ça est admirablement senti et montré.
- Affirme ensuite que l’enfant chez Proust n’existe pas dans l’acception autonome du romantisme, selon lui mythique.
- « Le génie proustien efface les frontières qui nous paraissent gravées dans la nature humaine ».
- Chez MP, la médiation enfantine constitue un nouveau type de médiation externe.
- C’est le secret de sa « pureté », qui n’a rien à voir avec la pureté enfantine mythique, vraie foutaise.
- La liberté deu Narrateur n’est jamais troublée par les modèles tels que Bergotte ou Elstir.
- Tandis que le baiser de Maman scelle la dépendance de la médiation interne.
- Note ensuite que, chez Flaubert, la suggestion joue un rôle plus limité.
- Jean Santeuil, par contraste, est encore un livre romantique, sans génie. La vanité y règne encore à plein, et la jalousie, la haine mimétique.
- « Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil. »
- « Le génie romanesque commence à l’écroulement des mensonges égotistes. »
- Lorsque Dostoïevski célèbre la « force terrible de l’humilité », c’est de la création romanesque selon RG qu’il parle. (p.64)
- Il y a là une suite d’intuitions formidablement éclairantes.
- La critique « symboliste » ou psychologisante croit au désir spontané.
- RG montre que la naissance de la passion proustienne coïncide avec celle de la haine.
- Mais c’est chez Dostoïevski que la fusion de la haine-amour culmine à vrai dire.
- « On s’insulte,on se crache au visage et, quelques instants plus tard, on est aux pieds de l’ennemi, on lui embrasse les genoux ».
- Chez Dostoïevski, la médiation interne est à son paroxysme. - Cela confine à l’aliénation pure dz fait de la proximité endogamique des couples modèle-imitateur, pères et fils ou frères.
- Dostoïevski marque en cela un sommet du roman européen.
- L’Adolescent en est une bonne illustration, avec la rivalité du père et du fils.
- Mais L’Eternel mari module des situations encore plus explicites, avec l’homosexualité larvée qui exacerbe le mimétisme. (p.69)
- L'éternel mari révple l'essence de la médiation interne, avec un glissement érotique de type homophile.
- Montre comment Denis de Rougemont a dégagé le mécanisme du désir triangulaiure dans L'Amour et l'Occident.
- Rapproche alors les extrêmes: Don Quichotte et L'Eternel mari, dont la fiiation est éclairée par le récit de Cervantès intitulé La curieuse impertinence.
- L'histoire d'un jeune marié qui fait tout pour que son meilleur ami séduise sa femme, jusqu'à y parvenir et s'en suicider...
- L'orgueil sexuel pousse à la trahison mimétique masochiste.
- RG constate que le vrai Don Juan n'est pas autonome, contrairement au préjugé romantique.
- Souligne le fait que Dostoïevski jugeait sans doute Quichotte en romantique à en croire ses notes.
- RG voit en Cervantès le père du roman moderne.
- "Il n'est pa sune idée du roman occidental qui ne soit présente en germe chez Cervantès". (p.75)
II. Les homme seront des dieux les uns pour les autres
- Les héros de romans aspirent à une métamorphose via la possession.
- Le désir d'imitation en est un masque.
- Etre l'Autre, ressembler voire se substituer àl'Autre exacerbe le jeu mimétique.
- Les héros ont piètre opinion d'eux-mêmes à la base: tels Marcel, Julien, Emma, l'homme du souterrain de Dostoïevski, etc.
- Ils veulent plus d'être: ils se jugent en un sens métaphysique ou ontologique.
- Le "Dieu est mort" retentit en arrière-fond.
- "À mesure que s'enflent les voix de l'orgueil. la conscience d'exister se fait plus amère et solitaire".
- "Le héros de roman est toujours l'enfant oublié par les bonnes fées au moment de son baptême". (p. 79)
(À suivre…)
Plus de trente ans après Les Petites fugues, film "culte" du cinéma suisse, le réalisateur Yves Yersin faisait un beau retour, en 2013, avec Tableau noir, chronique lumineuse d'une classe d'écoliers jurassiens. Le réalisateur vaudois vient de s'éteindre à l'âge de 78 ans.
1200 heures de tournage pour les 100 et quelques minutes de ce Tableau noir: le rapport arithmétique de ces deux chiffres ressemble au temps d'Yves Yersin. Dans un monde dominé par la précipitation, le Lausannois septuagénaire va son pas indépendant et régulier. Un peu moins de cinquante ans après son premier film. Le Panier à viande, réalisé en 1964 avec Jacqueline Veuve, la filmographie de l'artisan-artiste compte une trentaine de réalisations et autres reportages dont la visée ethnographique est primordiale. Après le sketch plein d'empathie d' Angèle, dans Quatre d'entre elles, Yves Yersin a passé à la fiction avec Les petites fugues, en complicité avec le scénariste Claude Muret. L'histoire du valet de campagne Pipe (l'inoubliable Michel Robin) qui s'achète un vélomoteur au lendemain de sa retraite et réalise divers rêves (dont un épique tour du Cervin en avion) devint un film "culte" du cinéma suisse, alliant verve épatante et témoignage "de mémoire".
Or Tableau noir, le nouveau film d'Yves Yersin tourné sur une durée d'un an dans une classe mêlant des enfants de six à douze ans, procède d'une même démarche. Un demi-siècle après Quand nous étions petits enfants d'Henry Brandt, également très présent au souvenir du public romand, le réalisateur vaudois a choisi lui aussi un endroit retiré des hauts jurassiens, avec l'école intercommunale de Derrière-Pertuis, en plein pâturage, au centre d'une région surnommée "la Montagne". Une ombre plane sur la fin du film, liée à la fermeture de l'école "multiclasse" et à la retraite anticipée de son formidable "régent". Mais l'essentiel de ce document "pour mémoire" respire la générosité et le bonheur de transmettre
- Comment vous est venue l'idée de Tableau noir ?
- Au terme de la scolarité de mon fils, je me suis posé des questions sur ce qu'il avait appris à l'école, dont il ne parlait guère. Ensuite un ami m'a parlé d'une école où il se faisait des choses extraordinaires, sur les crêtes du Jura. Il m'y a conduit et tout de suite j'ai été enthousiasmé par le travail de Gilbert Hirschi. J'ai vite décidé que je reviendrai en ces lieux pour y faire un film, en dépit de l'"affaire" qui allait nous compliquer la vie.
- Quels problèmes particuliers vous a posé ce film ?
- Humainement parlant, c'est justement cette "affaire" que nous avons dû affronter Durant l'été 2005, l'instituteur fut en butte à une sombre cabale que j'ai suivie de près.
- Que lui reprochait-on ?
- À côté d'accusations relevant de la pure calomnie, je crois qu'on lui reprochait essentiellement son exigence. Le conflit nous a amenés en justice, et j'aurais pu faire un autre film, affreux, sur le thème de "la rumeur". Mais je ne voulais pas gâcher mon sujet...
- Le film saisit par la proximité que vous entretenez avec les enfants. Comment y êtes-vous parvenu ?
- Nous avons d'abord passé un mois à l'apprendre. Ensuite, la technique s'est imposée: tout à l'épaule, à deux caméras travaillant en champ/contrechamp; et tout en gros-plans, tout à hauteur d'enfant. Une technique de prise de son sans perche ajoute à la proximité.
- Qu'avez-vous appris en tournant ce film ?
- Beaucoup de choses sur une façon de transmettre le savoir de manière vivante et "globale", incarnée par Gilbert Hirschi. Sa méthode consistant à mettre sans cesse en relation les disciplines variées, et son appel "multisensoriel" à tous les aspects de la perception, au geste et au toucher, à tout ce qui relie les mots et les choses, m'a donné une belle leçon de vie !
Un Tableau noir aux couleurs de la vie
C'est d'abord un magnifique hommage au très noble métier d'instituteur que Tableau noir, où les noms de Gilbert Hirschi et de sa collègue Débora Ferrari, "maîtresse d'appui", méritent la première mention à la craie blanche. La présence de ces deux enseignants "généralistes" irradie bonnement le nouveau film d'Yves Yersin, mais c'est à vrai dire à tous les enseignants, sans culte de l'exception, qu'est dédié ce film dont les premiers acteurs sont les enfants.
Chronique d'une année ponctuée par les saisons, les travaux et les fêtes de toute une communauté montagnarde également présente au long du film, Tableau noir échappe à toute exposition "scolaire" par le truchement d'un récit à la fois très libre et très cohérent, sans une minute d'ennui , que rythme un montage également déterminant. De l'arrivée des enfants en classe au premier bain commun en piscine où les grands aident les petits, de la leçon de choses à la montée à l'alpage, du crépage de chignon de deux chipies à la préparation du spectacle de Noël, en passant par les observations avec la potière ou le fromager, les chansons en allemand et la virée outre-Sarine, les séquences dansent comme les images d'un kaléidoscope aux belles couleurs, sans que les enfants ne soient jamais mis en vedette. Gilbert Hirschi a transmis son savoir d'instituteur "généraliste" pendant plus de quarante ans, avant d'être mis en retraite anticipée à l'âge de 62 ans. Ses adieux sont empreints de tristesse partagée, mais il est le premier à montrer aux gosses la route qui continue, et c'est sans peser sur les circonstances de la fermeture de l'école qu'Yves Yersin conclut ce document à grande valeur poétique.
Celui qui se sent tout minaret quand il voit une figue ou une moule / Celle qui sublime ses érections mentales / Ceux qui en font des colloques humides / Celui qui a fait du scrabble avec le docteur Lacan ce type qui gagnait à être connu / Celle qui se faisait passer pour Duras le bourreau des cœurs de camionneurs / Ceux qui font leur coming out en plein harem / Celui qui le fait trois fois en une et s’en vante au tea-room des veuves en recherche / Celle qui s’est fait un sosie de Paulo Coelho par ailleurs invité d’un clone de Laurent Ruquier / Ceux qui font dans le faux authentique genre Rembrandt en 3D / Celui qui répand des bruits de chiottes via Radio-couloir / Celle qui dit baise-moi au telévangéliste à pommettes fardées / Ceux qui ont vu passer Tariq Ramadan sur une lambretta empruntée à une bisexuelle mal vue des laïcs de droite / Celui qui propose à ses maîtresses ni de gauche ni de droite de mettre tout à plat / Celle qui en a là-dedans et dehors je te dis pas / Ceux qui ne savent pas où ils se sont rencontrés vu qu’il n’y étaient pas sans en en être sûrs / Celui qui dans les parties carrées ne cesse de tourner en rond / Celle qui dit toujours ça je n’avale pas en invoquant son droit à la différence et le respect des minorités sceptiques / Ceux qui ont vu le Seigneur au coin d’une colonne de Notre-Dame et en ont tiré la doctrine de la colonne à coins / Celui qui se dit pratiquant sans être croyant vu que ça ne mange pas de pain / Celle qui a fait le chemin de croix sur les genoux et le reste en apnée / Ceux qui en prennent leur parti sans laisser l’adresse, etc.
Contemplation et fulgurance
Joseph Czapski, peintre de la condition humaine.
Cela tient du miracle : chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit, à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la peinture-peinture et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne à Nicolas de Staël, Pierre Bonnard Van Gogh, Soutine ou Louis Soutter) son œuvre qu’orientent la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps.
Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance.
L’ultime pointe
En découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau,réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain, ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir de toute une vie mais touchant finalement l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur.
Devant le merveilleux Mimosa, c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. Avec le Vase blanc évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, Fruit jaune et vase blanc pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre.
Enfin, la Grande nature morte aux vases éclate comme un hymne la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte.
Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant chaque instant contre le déjà-vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme historique régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions intégrer puis dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d’interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.
Voir vrai
La peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée Le ventilateur dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue : c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier demi-caché dans sa coulée de noir Goya.
Ou c’est cette autre présence lancinante du Jeune homme au Louvre, perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski, et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale Vieille dame dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plan- cher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. À l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. La vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.
Témoin de notre siècle
Plus âgé que notre siècle (il est né Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies à Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchévique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts de Cracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années à Paris dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour défendre sa conception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver, en Union soviétique, les 15 900 soldats polonais disparus. Dans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cettmission et l’épopée de l’ armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino où les patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés.
En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateurs principaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. Ajoutons qu’une monographie a été consacrée Joseph Czapski par Muriel Wer- ner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux Editions L’Age d’Homme.
(Tribune - Le Matin, 2 avril 1986)
Ce dimanche 4 novembre 2018.– On me dira que c’est par hasard, mais pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie de ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…
Celui qui prétend qu’il a mis sa peau sur la table dans son roman à succès éventuel intitulé Mon corps mis à nu / Celle qui affirme qu’elle est devant la page blanche comme l’enfant en chemise de nuit devant le rhino féroce / Ceux qui vont en Malaisie par EasyJet comme Joseph Kessel à la chasse aux pygmées / Celui qui fronce les sourcils devant son miroir avant de lui lancer: à nous deux Superman / Celle qui a osé le rimmel noir à coulures vertes / Ceux qui se retrouvent au lounge des étonnants voyageurs subventionnés par Hermès / Celui qui raconte sa guerre d’Algérie aux scouts alsaciens impatients d’en découdre avec les bicots de la zone industrielle de Strasbourg et environs / Celle qui se donnerait à Nick Cave s’il le lui demandait le couteau sous la gorge avec son sourire inquiétant style Snake / Ceux qui caillassent par erreur la vitrine de la fleuriste voisine de la charcuterie du quartier sensible / Celui qui a mis la banlieue dans son récit de vie que vont s’arracher les filles qui ne savent que faire de leur argent de poche / Celle qui met carrément une claque à sa mère qui lui dit que le djihadiste de ses rêves sent mauvais de la bouche / Ceux qui se retrouvent dans la cave de la villa parentale Sweet Home pour fomenter un complot contre le capitalisme sauvage / Celui qui lit du Christine Angot pour défier sa mère prof de lettres qui ne jure que par Annie Ernaux / Celle qui découvre Venise du septième étage de la ville flottante MSC Preziosa mouillant dans la lagune et note dans son carnet électronique que la Sérénissime ne fait plus rêver / Ceux qui se font un selfie avec le mendiant de la Salute sans se douter qu’il crèche au Danieli / Celui qui a fait la steppe sur les traces de Sylvain Tesson auquel il a envoyé des images sur Facebook restées sans réponse - ce qui lui fait dire que ce prétendu baroudeur n’assume pas / Celle qui assume sa réputation de fille de feu du lycée André Maurois / Ceux qui ont remonté l’Orénoque au temps où il y avait encore des Indiennes qui s’y baignaient en pagne / Celui qui estime que voyager autour de sa chambre est une façon de manifester sa différence dans un monde uniformisé à outrance et perdant ses repères genre la croisière s’amuse / Celle qui recommande les îles Lofoten à sa coiffeuse Rita qui lui fait une coupe à la Björk / Ceux qui ne sont jamais arrivés aux Maldives hélas englouties entre-temps par la montée des eaux d’ailleurs annoncées même par les Verts libéraux, etc.