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Carnets de JLK - Page 59

  • Mêli-mélo

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    Shakespeare en traversée


    15. La nuit des rois

    On peut lire (ou relire) une œuvre géniale sans s'exalter à jet continu; il n'est pas exclu de s'y trouver parfois un peu perdu ou de voir son intérêt se relâcher, pas plus qu’il n’est interdit de le dire. Pour ne prendre qu'un exemple, la lecture de Proust connaît ainsi des tunnels dans la continuité des éblouissements. D'une façon analogue, j'ai senti mon intérêt fléchir un peu, ou s'éparpiller, en regardant la version de La nuit des rois réalisée par Jack Corrie a l'enseigne de la BBC, mais la réalisation me semble moins en cause que la pièce , même si la mise en scène et l'interprétation restent assez conventionnelles, dans le genre téléfilm haut de gamme servi par d'excellents comédiens.

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    Or le "problème " me semble ailleurs: dans la structure un peu chaotique, sinon tirée par les cheveux, de cette pièce oscillant, voire titubant, entre l'analyse discursive et le burlesque rabelaisien, le charme pur d'une mélodie claire et le tohu-bohu , sans la fusion magique qu'on trouvera dans Le Songe d'une nuit d'été ou La Tempête.


    De quoi s'agit-il plus précisément ? D'amour et de folie. Des caprices de l'amour qui font que, contre toute raison apparente, la très belle et très riche Olivia, ne cède pas à l'amour fou du très puissant et magnifique duc Orsino, mais ne tarde à s'éprendre du très charmant envoyé de celui-ci ayant pour mission de la faire fléchir, et qui, sous les traits du bel et jeune Cesario, est une jeune et belle Viola tombant elle-même amoureuse du duc qui l'envoie... Et côté folie, au propre et au figuré: d’une suite de variations sur le thème du fou, assez lourdement incarné en l’occurence.


    René Girard a beau exulter à l'évocation de La nuit des rois, où il trouve un concentré de mimétisme illustrant à merveille sa fameuse théorie: la multiplication des doubles et des reflets, dans la pièce, et les situations abracadabrantes à la base de ces triangulations amoureuses, restent tout de même “téléphonées”.
    C'est entendu: La ravissante Viola déguisée, en charmant Cesario, allie l'intelligence malicieuse a une perception pénétrante des sentiments, et l'on s'amuse à voir le "garçon" décrire la psychologie féminine en connaissance de cause (!) devant Orsino, qui se met à en pincer pour "lui" malgré la "nature"...

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    De la même façon , l'on se réjouit de voir l'intendant cauteleux d'Olivia , ce cuistre puritain de Malvolio, se faire piéger de la plus cruelle façon par une drôlesse et trois saoulards, et pourtant...
    Pourtant, si jouée qu'elle reste, et malgré sa "valeur ajoutée" en matière de mimétisme girardien ou de comique, shakespearien, La nuit des rois ne me semble pas entrer dans le Top Twenty des pièces du Barde...

  • Le Nobel à Chessex

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    Flash-back sur la création d'un comité de soutien pour l'attribution du Nobel de littérature à l'écrivain consacré par le Goncourt en 1973. Le poisson d’avril de l'affreux JLK en 1986, dans La Tribune-Le Matin...

     

    Confirmant une rumeur déjà répandue dans les milieux littéraires et les cafés de nos régions, la nouvelle officielle de la constitution du comité « Le Nobel à Chessex » ne laissera de réjouir les habitants du Jorat, dont l’écrivain honore le voisinage, les Vaudois de bonne souche et tous ceux qui, dans les grandes largeurs, considèrent que ce grand arbre de la frêle forêt littéraire contemporaine demeure par trop inaperçu.

    images.jpegRécemment encore, à la lecture du très bel hommage composé à la gloire du Maître par nos éminents confrères Jérôme Garcin et Gilbert Salem, et simplement intitulé Jacques Chessex (*), nous nous sommes avisé avec quelle indignation de cela que, malgré tant de signes de reconnaissance venus de partout, l’auteur de L’Ogre n’était pas encore, de son propre dire, véritablement reconnu par les siens. De fait, et lors même que des thèses universitaires et autres études sont consacrées à son œuvre de Bologne en Pologne, tandis que ses livres paraissent en Turquie et jusqu’au Japon méridional, Jacques Chessex fait toujours l’objet d’une certaine grogne, voire d’une grogne certaine, de la part de ses concitoyens.

    N’a-t-il pas été, à maintes reprises, en butte aux « détracteurs musclés » que cite fort justement Jérôme Garcin ; et les âmes frileuses, les bonnets de nuit que ses œuvres fortes et drues, aux abrupts vertigineux, ont choqués, ne sont-ils pas allés jusqu’à le menacer de sévices, voire de mort violente ?

    Or donc, à l’instant de remettre nos pendules à l’heure d’été, et tout juste un mois après l’attribution combien méritée du premier « Prix Jacques Chessex » à Jacques Chessex par l’Association romande de chessexologie, la perspective d’une réparation à telle hurlante injustice nous paraît digne de la plus entière adhésion à tous les niveaux, et d’autant plus que le Prix Nobel de littérature n’aura jamais été décerné, jusqu’au jour d’aujourd’hui, qu’à des littérateurs suisses d’extraction alémanique.

     images-1.jpegAu demeurant, l’initiative du comité « Le Nobel à Chessex » n’est pas une « première » susceptible d’effaroucher les pusillanimes. Ainsi a-t-on vu, déjà, l’écrivain tessinois Felice Filippini mettre sur pied, ces dernières années, une association de la même espèce visant à sa propre nomination au Nobel. Or, qui jurerait que l’oeuvre forte et drue de Jacques Chessex ne vaut pas celle de l’homme de lettres d’outre-monts ?

    Tous à Stockholm !

    En tout cas, l’appui déclaré, au titre de secrétaire exécutif, de l’écrivain français François Nourissier, qui a déjà porté notre honneur cantonal sur les fonts baptismaux du Prix Goncourt, devrait jouer un rôle essentiel dans les négociations avec l’Académie suédoise. En outre, pour donner à pareille démarche la signification populaire et nationale qu’elle se doit de revêtir, une « Marche sur Stockholm » est envisagée l’été prochain, dont nos lecteurs obtiendront le détail des modalités de participation chez le président du comité « Le Nobel à Chessex, » à l’adresse suivante : Jacques Chessex, écrivain, 1099 Ropraz.

     

     

    Que le ciel s’ouvre au grand arbre !

    Au moment d’apprendre la constitution du comité Le Nobel à Chessex, diverses personnalités du monde littéraire et politique ont accepté de nous confier leur sentiment unanime.

    Pierre Aubert, conseiller fédéral : « J’entrevois déjà la possibilité d’une ouverture nouvelle à l’influence de notre pays sur la communauté internationale. Le message n’a pas entièrement passé en ce qui concernait l’ONU. Mais notre peuple comprendra l’intérêt vital de cette initiative non politicienne pour laquelle je m’inscris partant au nom du Conseil fédéral. Et puis, nos forêts ne sont- elles pas menacées ? Par conséquent, défendons ce grand arbre I »

    HaldasSalon.JPGGeorges Haldas, écrivain à ses heures : « Je regrette que Jacques Chessex me batte froid depuis que l’on m’a coiffé, à mon corps défendant, du Grand Prix C.-F.-Ramuz. Ce qu’il ignore, c’est que j’ai failli refuser cette distinction à son profit, craignant de porter ombrage à ce grand arbre. En fait, je pensais qu’il méritait mieux. Au plan concret, je serai de la marche sur Stockholm. Il en va de l'état de poésie. »

    Jean Ziegler, sociologue et lecteur enthousiaste :  «De tout cœur et fraternellement en toute chaleur,  je m’associe au dissident vaudois, ce grand arbre que la forêt de nos banques dissimule odieusement. »

    Henri-Charles Tauxe, critique littéraire et laudateur titré et attitré de Jacques Chessex : « Nom de bleu, c’était le moment ! Il y a tant de paies que je tartine sur ce grand arbre ! Salut Jacques ! Santé !»

  • Ceux qui voyagent immobiles

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    Celui qui file plein sud sur son tricycle à voile rouge / Celle qui réclame des centimes d’euros aux  voyageurs de l’Eurostar tous plus ou moins richissimes à ce que lui a dit un autre mendiant de Milano Centrale/ Ceux qui ont perdu le nord en courtisant de jeunes accordéonistes des Sudètes /  Celui qui sait par la voyante Alvina que celui qui lui fera la peau un jour funeste vit au Tyrol sans se douter qu’il travaille pour la compagnie FrecciaRossa sur l’Express Milano-Firenze et que c’est lui qui vient de lui offrir ce vendredi treize novembre une serviette rafraîchissante avec une onction suave / Celle qui fait un rêve assez érotique dans un wagon-salon du Train des Ruines et se réveille soudain dans une micheline belge à l’hygiène douteuse / Ceux qui se rappellent Les Nuits florentines de Heinrich Heine en subissant la tonitruance d’une disco de merde à l'albergo d'à côté / Celui qui sent ce matin qu’il a rendez-vous avec lui-même au Palazzo Strozzi et que ce sera cette fois ou jamais / Celle qui gendarme le breakfast des sept punks japonais qui se sont pointés à  l’auberge de jeunesse de Fiesole à point d’heure et beurrés / Ceux qui se sont brouillés sur une aire d’autoroute vers Empoli en 1997 et retrouvés douze ans plus tard à la cafète de la Villa Camerata avec pas mal de cheveux blancs en plus l’un et l’autre / Celui qui fait les tombes étrusques avec sa nouvelle fiancée chypriote / Celle qui se goinfre de ricciarelli pour se consoler du lapin que le bel  Orlando lui a posé cet après-midi sur le Campo de Sienne / Ceux qui estiment que l’Italie reste un pays mieux appareillés que les nations du nord des Alpes pour le rapprochement sentimental des jeunes gens des deux sexes dont la séduction ne s’impose pas au premier regard / Celui qui envoie des e-mails d’abord insultants puis carrément menaçants à sa directrice de thèse de la Faculté des lettres de Pise que son refus de céder à ses charmes contre expertise favorable fait également invoquer les Droits de l’Homme et la tradition des Médicis / Celle qui dit à ses amies du Michigan qu’on voit bien à l’arrondi des fesses de son David que Michel-Ange avait des tendances / Ceux qui passent des jours entiers dans les cybercafés de la Via Faenza / Celui qui profite de sa ressemblance saisissante avec l’acteur américain Sean Penn pour se faire photographier en compagnie d’étudiantes danoises aux jardins Boboli, et plus si liquidités / Celle qui rêvait d’un époux banquier pour sa fille Laura qui s’est entichée d’une officière de police de Pérouse  au caractère ombrageux / Ceux qui jouissent béatement de la vue des hautes terres d’Asciano baignant dans la brume orangée d’arrière-automne malgré l’odeur d’œufs pourris des bains de San Giovanni dont la modicité du ticket d’entrée (10 euros) vaut pourtant la mention : à découvrir / Celui qui fait semblant de ne pas reconnaître celui qu’on dit le Delon italien au bar du Sheraton de Bologne tout en se flattant d’être toujours accueilli comme le Pavarotti  canadien par le sommelier Girolamo / Celui qui rédige un article sur le subtil Manganelli à son petit pupitre de la cellule de la prison de Massa qu’il partage avec un parricide de Pontassieve grand amateur d’ail cru / Celle qui préfère les masseurs de Bologne aux brasseurs de Cologne / Celui qui prétend que le cynisme du Commendatore machiste  Berlusconi est admis par les femmes mûres et les hommes qui-en-ont à proportion de  sa haine déclarée des intellectuels et de ses performances sexuelles supposées /  Celle qui affirme tranquillement que la muflerie reluisante du Cavaliere n’a pas d’égale en Europe en dépit des efforts de celui qu’elle appelle l’hongre agité de l’Elysée / Ceux qui posent avec les Grands comme autant de Guignols de l’info qui rencontrent leurs modèles à la cafète de Canal + et constatent que la plupart sont d’une taille en dessous de Jean-Pierre Foucault ou le type du TJ de Midi sur F1 enfin tu vois qui avec son camembert ventriloque / Celui qui a regardé les chaînes télévisées italiennes pendant un mois au terme duquel il certifie que les Français du public et du privé accusent un sérieux retard en matière de vertigineuse vacuité et d’agressive stupidité que les saillies satiriques très soft mais élégantes d’un Federico Fellini et les charges plus hard et jetées  d’un Pippo Delbono annonçaient avant d’être apocalyptiquement dépassées par les programmes de Silvio Nullo  / Celui qui pardonne tout à l’Italie pour son art de la table qui réduit la cuisine bavaroise ou suisse allemande à de la recette de rôti de hamster nappé de sauce de gland / Celle qui dit qu’elle préfère un pape allemand à David Beckham avec une candeur qui honore le curé de son village /  Ceux qui aiment ce qu’il y a d’africain en Italie tout en célébrant la fusion de l’apollinien  Pétrarque et du dionysiaque Caravage, etc.

     

    Image: l'écritoire de JLK sur un banc de marbre mussolinien de la gare de Milano Centrale.

     

  • L'amour à ce qu'on dit

     

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    Shakespeare en traversée

    14. Beaucoup de bruit pour rien
    Un certain préjugé académique voudrait que les comédies de Shakespeare fussent moins profondes que ses tragédies ou ses drames historiques, comme si la légèreté apparente excluait la pénétration des cœurs et des âmes.

    Or la double histoire d'amour narrée comme en miroir dans Beaucoup de bruit pour rien illustre à la fois le caractère souvent illusoire d'une passion soudaine et superficielle exaltée par là beauté juvénile, et les voies plus subtiles d'une relation se protégeant à grand renfort de piques plus ou moins tendres voire de moqueries à double sens. À cette face plutôt lumineuse s’oppose, en outre, la part d’ombre d’un drame où s’activent un scélérat jaloux et ses sbires.

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    La première intrigue est apparemment d’un feuilleton à l’eau de rose, dont le décor est un beau palais de Messine. Le prince Pedro d’Aragon, de retour d’une bataille victorieuse, accompagné de deux jeunes amis nobles et beaux, est accueilli avec lesdits favoris, Claudio et Benedict, chez le gouverneur Leonato dont la fille ravissante, Hero, tape illico dans l’œil de Claudio. Mais le jeu de la séduction se corse du fait que Claudio, peu sûr de lui, demande à son ami et supérieur de lui servir d’entremetteur auprès de la jeune fille, au risque évidemment de tenter le prince au passage.

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    Or l’amour de Claudio pour Hero ne cesse de croître, comme par ouï-dire, à mesure que son ami le prince lui en fait l’éloge et avant qu’il l’ait vraiment rencontrée. Ce jeu mimétique intense a retenu toute l’attention de René Girard, qui consacre de longs passages de ses Feux de l’envie à cet aspect de la pièce, selon lui exemplaire. On verra donc comment le prince va devenir l’entremetteur très impliqué de cette première love story, avant qu’il n’intervienne dans la seconde, d’une tout autre nature, à vrai dire plus originale et captivante (le public en a toujours raffolé) malgré l’aspect d’abord agressif de la relation entre Benedict et la très belle et très mordante Béatrice.

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    Pendant que la jeunesse roucoule ou se prend de bec, un sinistre personnage, frère bâtard du prince qui a déjà intrigué contre celui-ci, fomente un méchant complot visant à discréditer la jeune promise de Claudio (qu’il déteste à proportion des grâces que lui accorde son frère) en la calomniant de la plus vile façon. Ce personnage travaillé par le ressentiment et crachant mielleusement son venin préfigure le traître Iago, dans Othello, mais ses menées seront éventées et il sera finalement puni, bien fait pour lui.

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    Ce qu’il faut alors relever dans cette pièce, dont la calomnie verbale destructrice contraste évidemment avec le badinage de Béatrice et Benedict, c’est l’accent porté sur les sentiments de fidélité et de loyal service manifestés par ce couple, immédiatement convaincu de l’innocence de la jeune Hero - alors que Claudio et le père de la jeune fille se sont laissés duper par le scélérat et ses séides - , mais aussi par le brave gardien de la paix nocturne Dogberry, bouffon sur les bords mais admirable dans son rôle autant que dans son discours à la fois probe et débonnaire, dans la voix duquel on croit entendre celle du Barde en phase avec la sagesse populaire.

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    Si le happy end de Beaucoup de bruit pour rien tient évidemment de la convention, le tissage très subtil des relations liant entre eux les personnages, et particulièrement le lien très pur se nouant entre Béatrice et Bénédict, par delà les invectives de parade, donnent à la pièce sa joyeuse profondeur et sa résonance claire – tout cela se trouvant superbement mis en valeur dans la réalisation limpide de Stuart Burge et l’interprétation sans faille des acteurs de la BBC qu’irradie, notamment, la présence de Cherie Lunghi dans le rôle de Beatrice…

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  • Symétries de la haine

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    Shakespeare en traversée

    Comédies


    12. Le marchand de Venise


    On pourrait dire, en bon chrétien charitable, que cette comédie illustre la cupidité congénitale du Juif et sa cruauté monstrueuse (à l'instar du peuple déicide) qui lui fait réclamer une livre de chair, taillée à vif donc mortelle, au riche marchand vénitien auquel il a prêté 3000 ducats et que la ruine soudaine empêche de payer sa dette.

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    C'est sans doute comme ça que nombre de bons chrétiens charitables, non moins qu'antisémites par tradition, ont entendu Le marchand de Venise au siècle de Shakespeare et jusqu’aujourd'hui, ainsi qu’ils ont vu l'affreux Shylock et sont retournés à leurs affaires en toute bonne conscience.
    Or c'est ne pas entendre ce que Shakespeare fait dire à Shylock, qui a toujours été traité de chien galeux par le richissime et très catholique Antonio, au motif apparent qu'il pratique l'usure. Dans une apostrophe légitime, Shylock demande à ces messieurs les Vénitiens, eux-même exploiteurs à leur façon policée, en quoi il est moins humain qu'eux, moins bon envers ceux qu'il aime, moins respectueux de Dieu qu'ils prétendent l'être eux-mêmes, et s'ils ne réagiraient pas comme lui, criant justice, s'ils étaient injuriés comme lui et sa "tribu" ne cessent de l'être.
    Dès lors, la première interprétation de la pièce, concluant à la monstruosité du Juif, n'est-elle pas balayé par cette seconde lecture qui fait de Shylock une victime ?
    On pourrait le penser si Shylock n'était pas littéralement possédé par la haine, qui fait aussi de lui un bourreau prêt à passer à l’acte. De plus, c’est un père despotique et un rapiat, vraiment pas sympa !

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    Mais peut-on croire Antonio quand il se pose en bouc émissaire, alors même que tous les Vénitiens s'acharnent sur le Juif ? Et qu'en est-il du jugement final dépouillant l'usurier et le contraignant à se faire chrétien au terme d’un procès relevant de l’entourloupe ? Et les motivations amoureuses de Bassanio, le soupirant de la riche Portia, endetté jusqu’au cou et “sauvé” par Antonio, sont-elles dénuées de cupidité ?
    Enfin bref: qui jettera la pierre à quelle partie ? Telle est la question - entre beaucoup d’autres - que pose cette comédie à la fois sombre et profondément ironique, qui prend acte à la fois de l'état des choses à un moment de l'histoire de la chrétienté et en un lieu fondateur du capitalisme européen, jouant sur de multiples effets de miroirs et de troublantes symétries sans mériter la qualification d'équivoque.

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    Une fois de plus, le génie pacificateur de Shakespeare ne fait pas l'économie des oppositions de toute espèce, qu'il s'agisse de l'antagonisme profond opposant les trois religions du Livre ou les conflits entre classes, le choc des cultures et des âges. Bien entendu, il a été taxé d’antisémitisme larvé, et d’aucuns continuent de considérer cette pièce comme éminemment condamnable selon nos critères actuels. Ils ont tort: Shakespeare est non seulement notre contemporain mais il anticipe, à de multiples égards et bien au-delà du politiquement correct, une perception élargie de la complexité humaine dont la clémence est le leitmotiv.

  • La double erreur du héros

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    Shakespeare en traversée


    11. Coriolan


    Le plus fol orgueil et l'engagement le plus absolu au service de sa patrie caractérisent le chef de guerre Caius Martius, dont la conquête héroïque de la ville de Corioles, après dix-sept batailles victorieuses, lui a valu le surnom de Coriolan.


    La légitimité de ce surnom, cristallisant la jalousie des démagogues romains autant que des ennemis de la République en ses débuts (l'action se passe au Ve siècle avant notre ère), Coriolan ne la doit qu'à lui seul, qui a combattu comme personne, et c'est en orgueilleux farouche qu'il brigue le titre de consul en méprisant à la fois la plèbe, les tribuns qui la manipulent et ses propres amis dont il raille les éloges.


    On a vu, parfois, en cet intraitable personnage, altier et plein de morgue arrogante, un prototype de héros "fasciste" dont les diatribes ont enflammé l'extrême-droite française lors d'une représentation mythique de 1934 qui provoqua la fureur symétrique des partisans du front populaire.
    Pièce à thèse réactionnaire que Coriolan ? Ce serait juger selon nos critères binaires étriqués que de le conclure. D'abord parce que le dernier mot de cette tragédie va bien au delà de la fureur, d'ailleurs légitime à bien des égards, que manifeste Coriolan à l'égard des démagogues forts en gueule prétendant représenter le peuple alors qu'ils ne pensent qu'à leurs intérêts.

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    Ensuite, l'orgueil de Coriolan n'est pas exalté par la pièce, au contraire: celle-ci en illustre la faiblesse. En outre, comme dans les autres tragédies politiques de Shakespeare, ce n'est pas dans la force et l'injustice que le bon gouvernement - ici, la première esquisse de démocratie - s'exercera, mais dans la recherche d'une conciliation pacifique viable entre les acteurs sociaux. Les acteurs ! Car c'est bien de théâtre qu'il s'agit, et pas de catéchisme idéologique partisan.

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    Or il faut relever, dans la réalisation de la BBC signée Elija Moshinsky, à côté du Coriolan d'Alan Howard,d'abord psychorigide et s'humanisant en fin de partie, la bouleversante présence de la mère terrible, première à avoir voulu un fils inflexible, que la grande comédienne Irene Worth incarne sans pathos mais avec une déchirante intensité dans la scène-clef de la supplique des siens à un Coriolan prêt à mettre Rome à feu et à sang.
    Un autre pic émotionnel est atteint, dans cette tragédie que le poète T.S. Eliot plaçait au top, dans la scène ou Coriolan, chassé de Rome, vient proposer à son plus cher ami-ennemi Tullus Aufidius, qu'il a combattu autant qu'il l'a aimé, de marcher ensemble sur Rome pour consommer leur double vengeance.

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    La confusion des sentiments et des intérêts politiques de chacun se trouve amorcée dans une embrassade bonnement amoureuse ou Aufidius compare l'ami retrouvé à sa bien-aimée. Coriolan lui offrait sa gorge à trancher en cas de désaccord, et voici qu'on l'embrasse très tendrement; or plus atroce sera la fin de cette amoureuse rivalité dans la scène de la mort de Coriolan ou l'on ne sait plus qui Hurle "tue-le" tandis que l'un tue l'autre en le pleurant...

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    En notre époque de démagogie mondialisée et de populisme hagard filtré sous nos yeux par la jactance chaotique des réseaux sociaux - l'hydre à millions de tête de Facebook, etc. - la dernière des tragédies du Barde devrait figurer en première ligne de nos études buissonnières, tandis qu'on tue et bombarde les peuples au nom de la démocratie et des droits de l'homme...

  • Le sang contaminé

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    Traversée de Shakespeare

    10. Macbeth


    Des tragédies de Shakespeare, Macbeth est à la fois la plus noire et le plus stupéfiant aperçu du mal pur, qu'on pourrait dire diabolique s'il n'était l'expression même de l'humain en sa face sombre, qui se juge a l'instant même de fomenter son crime, avec l'ardeur glaciale caractérisant ce que la tradition chrétienne appelle le péché contre l'esprit.
    Il y a quelque chose des possédés à la Dostoïevski dans les figures de Macbeth et de sa démoniaque Lady, qui sont tous deux jouets de leur latente volonté de puissance soudain éveillée puis exacerbée par les prédictions magiques des sorcières.

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    Parler de Macbeth comme d'un monstre, sur le ton des tabloïds, et ne voir en Lady Macbeth qu'une pousse-au-crime machiavélique, reviendrait à ne pas voir dans quel tourment ils ont hésité (Macbeth) et argumenté (Lady Macbeth) avant de verser le sang et d'en découvrir la loi (le sang appelant le sang) puis de se retrouver inassouvis et confrontés à leur néant. Lady Macbeth fuira en se donnant la mort, et Macbeth en tirera la conclusion nihiliste fameuse, mais dont on se gardera de faire une profession de foi de Shakespeare lui-même : "La vie n'est qu'une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se pavane et se démène une heure durant sur la scène, / Et puis qu'on entend plus. C'est un récit / Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, / Et qui ne signifie rien"...

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    Or Tout Shakespeare n'est pas dans Macbeth, et la pièce signifie autant par Malcolm, le fils du Roi assassiné qui se peint lui-même en proie du démon dans une extraordinaire scène de mentir-vrai destinée à éprouver la sincérité de Macduff dont l'usurpateur à massacré les enfants, ou par Banquo l'ami trahi, que par Macbeth et sa Lady baisant le cul du Diable - pour parler comme au Moyen Âge. Le temps historique de Macbeth est en effet celui de la peste et des sorcières pourchassées à travers l'Europe, qui dans la pièce font figures de Parques et d'oraculaires "larves de la nuit".
    Autant que les autres réalisations produites par la BBC, cette version signée Jack Gold exclut toute grandiloquence et tout pathos au profit d'une interprétation vibrante d'interiorité, avec une Lady Macbeth (Jane Lapotaire ) impressionnante par ses oscillations entre douceur suave et détermination criminelle, ruse et désarroi.

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    Sommet de la perception tragique et de l'amère lucidité face au monde du pouvoir, Macbeth ne propose aucune solution rassurante, en matière politique, quand bien même la sagesse du poète y filtrerait comme dans Le Roi Lear et les autres tragédies. Parler de la modernité de Shakespeare pourrait relever du poncif à force d'être ressassé, et pourtant comment ne pas saisir l’actualité de cet incomparable poème dramatique dans notre monde où la fausse parole trouve plus de relais que jamais - où le crime maquillé en bonne action n'en finit pas de relancer le conseil de Lady Macbeth à son conjoint trop peu sûr de lui: "Pour tromper le monde, faites comme le monde (...), ayez l'air de la fleur innocente / Mais soyez le serpent qu'elle dissimule" ?

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    Sources: Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Enfin: référence bilingue incontournable: les Tragédies de Shakespeare réunies en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Michel Déprats.

  • De si nobles larmes

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    Traversée de Shakespeare


    9. Antoine et Cléopâtre


    On peut avoir un goût mitigé pour le genre péplum, ou craindre le côté nid à poussière du drame historique, et nul doute qu'une représentation académique d'Antoine et Cléopâtre doit pouvoir susciter un ennui mortel si le lecteur ou le metteur en scène n'en perçoit pas les bouleversants échos de tendresse et d'émotion, qui rappellent ceux de Roméo et Juliette avec plus de rigueur tragique et d'intime résonance, à la fois paradoxale, s'agissant d'enjeux impériaux, et tellement humaine pour ce qui nous touche.


    act501_grande.jpegC'est la tragédie, sans échappatoire possible, de l'incompatibilité des raisons du cœur et de la Raison d'Etat, frappant des être de chair ardente et non moins nobles par leurs sentiments. De fait, et malgré la sévérité puritaine du jeune César, autant que les reproches qu'Antoine se fait à lui-même pour sa sensualité, l'amour de celui-ci pour Cléopâtre s'élève bien au-dessus de la débauche ordinaire, et le personnage de la reine égyptienne est bien plus qu'une enjôleuse démoniaque.


    Or il est passionnant, et plus encore: émouvant, de voir comment Shakespeare figure, bel et bien, les composantes de ce qu'on appelle la guerre des sexes, et les dépasse, comme il dépasse les données historiques reprises parfois textuellement à Plutarque, pour démêler à sa façon les conflits de rivalité du triumvir Romain et d'Antoine le conquérant.


    Pas un scélérat dans Antoine et Cléopâtre - pas un personnage comparable au Iago d'Othello ou au fils illégitime de Gloucester dans Le Roi Lear, même si le vieux compagnon de route d'Antoine, le trop lucide Enobarbus, lâche son ami - et s'en veut d'ailleurs littéralement à mort.

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    Et que de larmes sincères, de la base au sommet de la pyramide hiérarchique : larmes d'Eros sur le désespoir d'Antoine qui le supplie de le tuer et se tue lui-même pour n'avoir pas à frapper son maître. Larmes d'Antoine après la mort feinte de Cléopâtre. Larmes non feintes de Cléopâtre sur Antoine agonisant. Larmes de Cesar devant le cadavre d'Antoine qu'il appelle son "frère ".


    Sentimentalité larmoyante que tout ça ? Tout le contraire: noblesse du chagrin tout humain, qui traverse les races et les classes sous le regard du poète.

    Quant à la réalisation présente, produite et dirigée par Jonathan Miller, elle vaut par la façon quasi intimiste de recadrer l’action et les protagonistes, dans une proximité rompant avec toute pompe et toute emphase déclamatoire malgré les coups des gueule d’Antoine et les éclats non moins vifs de Cléopâtre. Au premier plan, le brave Enobarbus fait figure de sage Cicerone, modulant un équilibre précaire entre les parties. Dans le rôle de Cléopâtre, Jane Lapotaire saisit par l’extrême sensibilité de son jeu, à variations fulgurantes sur fond de douceur et de sensualité fine. Pourtant il y a du masculin en elle, comme il y a du féminin dans le personnage d’Antoine campé par Colin Blakely, mélange de bretteur carré et de prince tourmenté, honteux de sacrifier son devoir à son plaisir. Pour ce qui est du jeune Octave, incarné par Ian Charleson, il en impose par son calme inflexible et sa présence à la fois douce et rigide. Sans effets inutiles, dans une scénographie aussi sobre qu’est pénombreux l’éclairage, c’est du Shakespeare “de chambre”, pourrait-on dire comme on le dit de la musique, où les sentiments sont ressaisis à fleur de mots.

    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Enfin: référence bilingue incontournable: les Tragédies de Shakespeare réunies en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Michel Déprats.

  • Cours, belle camarade...

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    Superbe portrait en mouvement d’une femme en quête de liberté, Celle qui s’enfuyait enjambe les décennies à grandes foulées, entre les années 70 des révoltes noires et notre époque, au fin fond du Larzac. Avec la tension d’un thriller: le roman d’un auteur à «papatte» en vive expansion... 

     

    On entre en courant au fil des lignes du dernier roman de Philippe Lafitte, dans la foulée d’une grande Black sexa dont la silhouette est plutôt d’une jeune gazelle; tout de suite on est pris par le récit, l’intense plasticité du décor (on est quelque part sur les causses du Larzac) et la sensation physique galopante communiquée à la lectrice et au lecteur dans l'aube nocturne jusqu’au moment où, crac, la toile matinale se déchire sur un coup de feu marquant la mort par balle du labrador Douze qui courait avec la joggeuse; et là, tant la lectrice que le lecteur, amis des chiens comme il se doit, pilent et s’indignent, et s’inquiètent et réclament une tête: non mais quel salopard a-t-il pu flinguer ce beau chien alors que la journée s’annonçait si belle loin des méchants, et c’est parti pour le chapitre suivant…

    Traversé par une sourde angoisse, à la fois réaliste et d’un lyrisme épique rappelant certains romanciers américains (de Steinbeck à Cormac MacCarthy, en certes moins puissant), parfois saisissant par l’intensité de certaines séquences (le cadrage et le montage cinématographique faisant partie de l’écriture de Lafitte), Celle qui s’enfuyaitretrace une trajectoire existentielle qui marque à la fois la résilience de celle qui se reconstruit... 

    En quelques mots, sans déflorer une intrigue à découvrir, le roman détaille les péripéties d’une vendetta à l’italienne commanditée par la mère despotique d’une jeune étudiante, fille d’émigrants italiens enrichis, morte dans la confusion d’une embrouille terroriste à laquelle a participé la protagoniste du roman, désignée comme coupable que devrait abattre, quarante ans plus tard (!) le fils falot de la «padrina», lequel imbécile commence par flinguer le chien - à notre grand déplaisir… 

    Un auteur original lié à un certain nouveau réalisme littéraire français 

    Philippe Lafitte n’a rien encore, et c’est tant mieux, d’une star du roman français. Rien chez lui de la morgue récurrente des auteurs choyés par le sérail médiatique parisien. Rien non plus du faiseur à la traîne de la dernière mode, même s’il est bien campé dans son époque et ses pratiques de langage. Un clic et vous le retrouvez ainsi sur Facebook, un autre clic et par Amazon vous pouvez commander ses romans précédents, à commencer par les derniers, fort différents l’un de l’autre : Vies d’Andy (Le Serpent à plumes, 2010) où le mythique Andy Warhol revivait dans une forme transformiste, si l’on ose dire, à la fois paradoxale et révélatrice, et Belleville Shangai Express (Grasset, 2015) où l’auteur se fondait dans la communauté chinoise de Ménilmontant pour en tirer une love story à sa façon.

    De la génération de quinquas tels Michel Houellebecq (il est de cinq ans son cadet) ou de Maylis de Kérangal, de Francois Bégaudeau ou d’Arno Bertina (un peu plus jeunes), Philippe Lafitte pratique, comme ceux-là, une espèce de nouveau réalisme attaché à l’observation fine des phénomènes sociaux de notre époque, avec un penchant particulier, chez lui, à moduler sa narration sur le rythme du thriller.

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    51G9-MO9n5L._AC_US218_.jpg41CR8Y2HNGL._SX195_.jpgC’est particulièrement sensible, chez cet amateur de (bonnes) séries anglo-saxonnes, dans Celle qui s’enfuyait, qui se prolonge «en abyme» puisque la protagoniste écrit elle-même des polars français. À noter que la pratique momentanée de la publicité (comme un Martin Suter ou un Frédéric Beigbeder) n’a pas abouti, chez l’auteur de Mille amertumes et d’Un monde parfait (deux de ses autres romans antérieurs déjà remarquables, parus chez Buchet-Chastel en 2003 et 2005), à un formatage tape-à-l'oeil ou mécanique de son écriture, alors que ses thèmes et autres hantises personnelles nourrissent une vision et un travail de vrai romancier en pleine pâte et à fine «papatte»…

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    Entretien avec Philippe Lafitte

    (À Paris, dans le patio de La Perle, rue des Canettes, le 15 mars).

    - Quel a été le point de départ de ce nouveau roman ?

    - Mes romans, contrairement à l’élaboration d’un scénario à thème unique, se constituent à partir d’éléments épars liés à des thèmes qui m’intéressent. En l’occurrence, un premier déclencheur a été la résurgence de la lecture, qui m’a durablement marqué, de L’Eloge de la fuite d’Henri Laborit, traitant d’un thème qui m’obsède depuis des années: comment échapper au déterminisme social, politique ou idéologique ? Laborit propose la fuite par l’art et la création, selon lui la meilleure façon de se «sentir bien», et j'abonde. En outre, en contraste avec mon roman précédent impliquant de nombreux personnages, j’éprouvais le besoin de me concentrer sur une seule figure de femme. À quoi s’ajoutait une composante plus anecdotique, liée à ma pratique du jogging et à la rencontre, régulière, le matin, d’une femme noire qui courait elle aussi et ne répondait jamais à mon salut. De surcroît, je me suis rappelé un fait divers des années 70, après l’enlèvement de Patricia Hearst, fille du magnat de la presse, par un groupe révolutionnaire délirant qui était devenue complice de ses ravisseurs sous l’effet du syndrome de Stockholm. L’affaire m’avait fasciné du fait qu’une jeune femme issue d’une famille richissime se retourne contre sa classe, mais je ne voulais pas pour autant faire une exofiction, pas plus que je ne me sentais armé pour brosser une fresque historique d’époque. Cela étant, je me suis beaucoup documenté sur ces années, et l’idée dominante qui s’est dégagée achoppait au décalage, dans un groupe révolutionnaire, entre l’idéologie, les beaux discours et la réalité, où l’on invoque l’égalité en même temps que s’impose un leader à tendance dictatoriale.

    - Comment travaillez-vous ? Établissez-vous des plans de «campagne» ?

    - À partir des premières intuitions que j’ai évoquées, je prends beaucoup de notes. Pas tant pour planifier à l’avance que pour dégager ce que j’appelle des hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se modifier en cours de route. Ensuite vient l’écriture, et plus on écrit plus tout se modifie…

    - D’où vous est venue l’idée de confronter les deux communautés, afro et italo-américaine ?

    - J’ai été très marqué par le cinéma américain des années 70, et notamment par Taxi Driver de Martin Scorsese, où le thème des affrontements communautaristes apparaît déjà. Celui-ci m’intéressait avec ses fortes tensions et sa complexité, qui se retrouvent dans le personnage de mon Afro-américaine de père haïtien, dont la francophilie explique sa fuite ultérieure en France et sa reconversion dans le polar francophone. 

      - Comment expliquez-vous que votre protagoniste se sente encore menacée quarante ans après les faits ?

    - En me documentant sur la période des luttes pour les droits civiques et sur les séquelles policières ou judiciaires des actes de terrorisme, j’ai constaté que des poursuites et des condamnations ont été opérées, par le FBI, jusqu’au-delà des années 2000-2010. Il est donc vraisemblable que Phyllis éprouve encore de l’angoisse, accentuée par son propre sentiment de culpabilité. Quant à la détermination vengeresse de la «padrina», elle s’inscrit dans la logique culturelle de la vendetta. En tant que scénariste, je suis soucieux de la crédibilité des histoires que je raconte, mais le roman a aussi sa «logique» et c’est dans ce sens d’ailleurs que j’aimerais travailler mon prochain livre. En fait chaque nouveau roman s’inscrit pour moi en rupture par rapport au précédent. C’est ma façon de me surprendre et, peut-être, de surprendre le lecteur... 

    Philippe Lafitte, Celle qui s'enfuyait. Grasset, 215p.

     
  • Ceux qu passeront l'hiver

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    Celui qui dit ne pouvoir conduire qu’avec ses gants de pécari / Celle qui milite pour la préservation des tapirs / Ceux qui ne savent même pas à quoi ressemble un lamantin / Celui qui visite tous les cimetières / Celle qui s’est offerte à Serge Gainsbourg fin 1977 / Ceux qui se flattent de lire le dernier Umberto Eco sur la terrasse du chalet Humpty Dumpty / Celui qui se shoote au chant grégorien / Celle qui compte les heures durant lesquelles son conjoint téléphone à sa mère / Ceux qui pensent que « les gays sont des conformistes à chier » sans oser le dire / Celui qui mord sa cousine Bluette dans le train fantôme / Celle qui pose nue dans un atelier surchauffé donnant sur la Meuse / Ceux qui ont décidé de se séparer sans se le dire / Celui qui se flatte d’avoir fait tous les 4000 des Alpes occidentales sans avoir jamais commis l'Acte  / Celle qui enchaîne ses amants au même radiateur / Ceux qui raffolent du goût de la colle de timbre / Celui qui en pince pour les casseroliers de moins de 25 ans / Celle qui sait (dit-elle) pourquoi elle va chaque année à Djerba / Ceux qui se vantent d’être absolument indifférents aux appels du Ciel / Celui qui pense que c’est plaire à Dieu que de dénoncer « le vice » dans les courriers de lecteurs / Celle qui n’aime rien tant que les enfants au jardin public / Ceux qui se réjouissent de voir l’expo  Boudin à Vancouver / Celui qui ne peut renoncer au Pauillac qui le démolit (à ce que dit le Dr Gallopin) / Celle qui adore son collègue Lucien Martineau pour la délicieuse mollesse de ses mains / Ceux qui se plaignent d’Untel toujours de bonne humeur / Celui qui s’imagine obligé « par les circonstances » de manger son chat / Celle qui en veut aux Albanais du sud par tradition familiale / Ceux qui espèrent quand même que leur fils finira par se pacser / Celui qui dit qu’il n’y a que l’Opel Rekord de fiable / Celle qui a pris en horreur la liberté de sa sœur aînée / Ceux qui collectionnent les photos d'Amanda Lear, etc.

    La Savoie enneigée. Huile sur panneau, JLK.

  • Flingue la mort !

    BPLT_JLK_31_LD.jpgAvant d’euthanasier la mort, prenons un peu le temps de vivre…

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    Une nonagénaire qui en a ras-le-bol de la vie, un animateur de télé résolu à niquer la mort, le frère lausannois d’un dandy nihiliste notoire découvrant la confession posthume du filou: voilà ce que nous proposent Rolf Lyssy, avec sa tordante Dernière touche, Frédéric Beigbeder dans Une vie sans fin pétillante, et Roland Jaccard en observateur dédoublé de sa propre Station terminale.

    La première partie de cette chronique a été rédigée dans un cercueil tout confort, disposant d’un wi-fi et d’un kit de survie commandé sur Amazon, d’une bibliothèque numérique et d’un bar qui n’a rien de virtuel, où je me trouve donc superbien au moment d’aborder ces deux thèmes essentiels que sont le droit d’en finir avec la vie et le désir de vivre éternellement, poil aux dents.

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    La première partie de cette chronique est dédiée à une quasi nonagénaire suisse allemande qui a surnommé sa petite voiture Titine et que sa crainte d’une déshonorante sénilité pousse à la décision de se suicider, laquelle résolution intéresse ses proches soucieux de savoir qui va hériter de sa jolie villa et de son jardin privatif. La vieille Gertrud est une tronche. C’est aussi le personnage principal du dernier film de Rolf Lyssy, dont on sait qu’il milite pour le droit que devrait avoir chacune et chacun de disposer de sa fin de vie. 

    Cependant Une dernière touche n’a rien d’un film à thèse : c’est une comédie, et dont le mérite est de prendre la vie réellement au sérieux (!) avec ce qu’elle a de retors et d’imprévisible, en l’occurrence l’intervention d’une petite fille qui, à l’insu de son arrière-grand-mère, inscrit celle-ci sur un réseau de rencontres par le truchement duquel un digne gentleman senior entre en contact avec Gertrud et lui propose de faire ami-amie. Or, n’ayant aucun souvenir d’avoir recherché un partenaire, la pauvre dame en conclut que décidément elle perd la boule et que c’est le moment où jamais d’en finir... 

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     Comme pas mal de ceux qui ont quelques traces de bleus au cœur, Rolf Lyssy,  passé par les enfers glaciaux d’une dépression,  ainsi qu' il l’a raconté dans sa chronique autobiographique Swiss Paradise, a une conscience claire de la double nature tragique et comique de notre condition, et l’humour du réalisateur des mémorables Faiseurs de Suisses (1978) n’en reste pas moins enjoué même quand il tire le portrait de personnages détestables. Son film est souvent irrésistible. Il a fait un tabac que même les non-fumeurs alémaniaques ont apprécié. On se gardera d’en éventer la touche finale mais disons que son mamy-end a du panache… 

     La politesse du désespoir remonte à la plus haute Antiquité

    Si la question du suicide (plus ou moins) assisté s’est banalisée ces dernières décennies, et notamment depuis que Denys Arcand en a fait un film tendrement savoureux avec Les invasions barbares (2003), ce que j’apprécie surtout, dans mon cercueil, est qu’on la ramène du côté de la vie, étant entendu que la question de la mort, au sens plus large, nous échoit en pochette-surprise dès notre venue au monde. 

    Plus qu’avec Exit (2005), le film nécessaire mais peut-être insuffisant à certains égards de Fernand Melgar, qui traitait frontalement de l’assistance au suicide en documentant le travail du docteur Sobel et de ses «accompagnants» sans parler assez de l'entourage familial ou social des candidats à la potion létale, le nouveau film de Rolf Lyssy, plus ancré dans la vie-qui-continue, module une forme d’humour qui relève de «la politesse du désespoir», selon la formule attribuée tantôt au philosophe nordique Kierkegaard ou tantôt à Oscar Wilde ou même à Victor Hugo, sinon à Socrate ou au diable sait quel sage taoïste de l’Antiquité stoïque, mais qui dit bien ce qu’elle suggère. Bref, tout ce qui peut détendre l’atmosphère est bienvenu, et il en est de la mort volontaire comme de l’aspiration à une vie éternelle scientifiquement atteignable, et pas que pour des souris. 

     On a beaucoup parlé récemment d’immortalité en se payant un peu (!) de mots après les départs conjoints de Jean d’Ormesson et de Johnny Hallyday - preuve bicéphale de l’éternelle exception française, n'est-ce pas - et le thème passe de plus en plus du «figuré» au « propre » avec la vogue croissante du transhumanisme – ou posthumanisme –, mais sans doute n’est-ce qu’un début, camarades humains, vu que le combat pour «tuer la mort» ne fait apparemment que commencer. 

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    La deuxième partie de cette chronique pourrait alors se transporter, en cercueil volant, à Jérusalem, où l’on retrouverait le protagoniste du nouveau roman de Frédéric Beigbeder, Une vie sans fin, et sa fille adolescente  Romy. Le narrateur en question est un animateur de télé mal dans sa cinquantaine, un peu moins puant qu’un Thierry Ardisson (qu’il tacle assez rudement en passant, pointant son aigre cynisme d’écrivain raté) mais assez «grave» quand même puisqu’il cartonne avec un «toxico-show» à l’enseigne duquel des «pipoles» viennent débattre (et parfois en venir aux mains ou se déculotter) sur son plateau après avoir ingéré des pilules et autres gélules pêchées au hasard dans un bac ad hoc

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    Ce peu recommandable personnage, qui se dit lui-même surpayé, et qu’on reconnaît dans la rue jusqu’au pied du mur des Lamentations, a donc décidé de ne jamais mourir et se retrouve à Jérusalem dans le laboratoire d’un biochmiste mondialement connu qui se fait un peu rabat-joie quand notre médiacrate parisien l’enjoint de lui en dire plus sur ses chances de vivre aussi longtemps que cette vieille peau biblique de Mathusalem, mort à 666 ans - dit-on. 

     L’on apprend des tas de choses en lisant le docu-fiction d’Une vie sans fin – tel étant l’un des agréments du vice sans fin de la lecture, qu’il enseigne en divertissant - et par exemple que Mark Zuckerberg, boss de Facebook, a investi 3 milliards de dollars dans la recherche pour éradiquer toute maladie avant l’an 2100, que les enfants nés après 2009 atteindront facile 150 ans, qu’il y avait 15.000 centenaires en France en 2010 et qu’il y en aura 200.000 en 2060. 

     «Le moment est venu pour le médecin d’euthanasier la mort» en conclut, malgré les prédictions mitigées du biochimiste de Jérusalem, le père de la charmante Romy, auquel un nutritionniste a conseillé par ailleurs de renoncer à son toxico-show et de s’occuper sérieusement de l’état de son foie en consommant plus de radis, arrosés de jus de pamplemousse. 

     L'avenir nous attend sans se presser...

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    La troisième partie de cette chronique pourrait se situer en juin 2047, où l’auteur de ces lignes, sans  cure transgénique, fêtera son premier centenaire en compagnie du frère de Roland Jaccard,  lequel aura révélé, dans ses commentaires de Station terminale,  un autre visage du présumé dandy dilettante nihiliste, ex-chroniqueur du Monde, pilier des bains Deligny et dont l’une des dernières apparitions (toujours en ligne sur Youtube) consistait, en 2018, au fil d’un épatant entretien filmé, en une défense et illustration du cinéma qui-ne-meurt-pas, de Pabst à John Ford ou de Billy Wilder à Sam Peckinpah. 

     Le frère de «l’infâme» RJ, comme celui-ci se surnomme volontiers, s’est ainsi fait le sévère lecteur du présumé cynique dont le journal intime évoque la dernière passion qui l'aura retenu à notre  bonne vie (mais si !) auprès de la charmante Marie, entre la plage de Pully (pour le ping-pong) et le Takanawa Prince Hotel de Tokyo, etc. 

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     Comme Michel Houellebecq se figurait mort et enterré dans La carte et le territoire, Roland Jaccard s’invente aussi bien un frère à titre posthume, si l’on peut dire, après un accident de voiture mortel non moins fictif, alors que ce double fait en somme partie de lui-même dans ses livres les plus personnellement exposés, d'Un jeune homme triste au Journal d'un homme perdu ou à Flirt en hiver, notamment.

    En 2047, le frère de Roland Jaccard aura donc, comme le soussigné né le 14 juin - donc le même jour qu’un certain Che Guevera dont ne survit que l'effigie sur les tee-shirts de nymphettes-,  100 ans. Selon toute probabilité, nous serons alors de fringants centenaires, dans une société où l’adolescence se prolongera jusqu’à 33 ans, la vie active jusqu’à 77 ans, avec une longue retraite durant laquelle nous pourrons relire tous les livres qui nous auront aidés à vivre, revoir tous les films conseillés par feu Roland Jaccard et son complice cinéphile Freddy Buache, et continuer à égrener de riches heures en dépit de nos mortels rhumatismes articulaires, de notre souffle de plus en plus défaillant, enfin de nos pertes de mémoire s’accentuant décidément à l’approche de nos 101 ans - ou plus si affinités...

     Rolf Lyssy. Une dernière touche. À voir prochainement en Suisse romande. 

    Rolf Lyssy, Swiss Paradise, Editions d'En Bas, 2003.

    Frédéric Beigbeder. Une vie sans fin, Grasset, 2018, 360p.  

    Roland Jaccard. Station terminale. Editions Serge Safran, 2017, 151p.   

     

    Dessin ci-dessus: Matthias Rihs. @Rihs/Bon Pour La Tête.

     
  • Poètes de cinéma

    Deux films suisses récents d’une comparable qualité d’inspiration et d’expression pourraient valoir, à leurs auteurs, le même titre de poètes de cinéma : Fortuna, de Germinal Roaux, présenté hier soir en première suisse au 16e Festival International du Film et Forum international sur les Droits humains; et Le voyage de Bashô, de Richard Dindo, constituant sans doute son chef-d’œuvre à ce jour, à découvrir (?) au prochain festival de Locarno. L’occasion peut-être de préciser, en période de confusion où tout est qualifié de «poétique», ce qui dépasse ce nouveau cliché…

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    Qu’y a-t-il de commun entre le parcours dramatique d’une ado éthiopienne se retrouvant dans les neiges du Simplon et le voyage d’un poète japonais du XVIIe siècle  au fil de quatre saisons marquant le bilan de sa vie, à part le fait que deux films sont consacrés à ces beaux personnages? 

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    29101207_10216004516212588_3144579010348974080_n.jpgAussitôt je dirai précisément: la beauté de ces personnes, qui implique la quête des deux réalisateurs, ou plus généralement leur regard sur la vie et sur les gens. Et plus encore: le geste artistique qui fait, de deux tranches de vie peu comparables, deux poèmes cinématographiques d’une densité, du point de vue du sens et de l’émotion, et d’une pureté, quant à l’expression, qui me semble procéder d’un même travail poétique. 

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    L’histoire de Fortuna pourrait n’être qu’un reportage, même excellent, sur les désarrois d’une migrante. Or le deuxième long métrage de Germinal Roaux est à la fois moins et plus qu’un documentaire: c’est un poème, de même que Le voyage de Bashô de Richard Dindo est à la fois plus et moins que l'approche d’un maître japonais du haïku, sur lequel on en apprendra plus à la lecture de maints ouvrages que par l’envoûtante traversée proposée par cet autre poème de cinéma.

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    La poésie contre le vague, le flou, le kitsch et le toc

    Parler de «poésie» aujourd’hui est délicat. D’abord parce que le genre littéraire fait un peu réserve de lettrés blêmes, moins «vendeur» tu meurs; et ensuite, à l’opposé diamétral, du fait que la chose est accommodée à toutes les sauces, entre coucher de soleil sur Instagram et bouts rimés sur Facebook, étant entendu par ailleurs qu’en chacune et chacun de nous gît un Rimbaud ou une Rimbalde en puissance, etc. 

    Pas plus tard qu’hier soir, j’étais censé découvrir un «chef-d’œuvre poétique» en me pointant au cinéma où se donnait Call me by your name de Luca Guadagnino, supposé renouveler le cinéma italien et promis à une flopée d’oscars, notamment pour la (brillante) prestation du charmant Timothée Chalamet, alors que je n’y aurai trouvé qu’un sympathique feuilleton very-gay-friendly, certes émouvant sur la fin mais d’une «poésie» toute conventionnelle, saturée de déjà-vu. Or trop souvent l’on assimile la poésie au sentimentalisme sucré, au vague ou au flou, et donc au kitsch, voire au toc, alors que c’est un cristal dont la fine taille requiert un métier rigoureux. 

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    Si je parle de «poèmes de cinéma» à propos de Fortuna et du Voyage de Bashô, c’est parce que ces deux films, au scénario classique ou au dialogue bien filé, substituent une forme où l’évocation est plus importante que la narration explicative, même si l’on suit aussi bien l’histoire de Fortuna que celle du poète errant. 

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    Germinal Roaux parle en noir et blanc, si j’ose dire, et ça compte autant, poétiquement parlant, que la modulation «musicale» de ses plans ou la distribution des lumières de chaque séquence. Lorsque Fortuna parle à l’ânesse Clochette ou à la vierge Marie seule à partager son lourd secret, lorsque l’homme qu’elle a aimé la rejette brutalement ou quand elle fuit dans la neige ou sur la route de nulle part, ce qui est dit l’est par des raccourcis que seul un poème de cinéma permet alors que le réalisateur se montre plus emprunté quand il retombe dans l’anecdote d’une descente de flics ou d’un début d’explication à caractère social. 

    L’émotion qui se dégage, finalement, de ce film très épuré, n’est donc pas tant lié aux circonstances particulières de cette tranche de vie de Fortuna qu’à la «musique» de son histoire tissée d’images et de visages, de brèves visions de mer démontée et d’échanges de regards ou de rares paroles. 

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    Comme dans La mère d’Alexandre Sokourov, ou comme dans Vivre d’Akira Kurosawa, pour évoquer deux «poèmes de cinéma» de réalisateurs plus éminents, c’est la vibrante masse poétique retentissant en nous qui importe, plus que l’«histoire» de Fortuna, nous marquant cependant autant, voire plus durablement, que la lecture d’un reportage.

    Quand la poésie émane de la nature créatrice

    29103526_10216004512212488_5937499709252829184_n.jpg29027996_10216004502172237_6300927652723163136_n.jpgTenant de l’élégie lyrique, du récit de voyage semé d’incantations contemplatives ou du journal de bord «en miroir», le dernier film de Richard Dindo, après son adaptation mémorable d’Homo faber de Max Frisch, «sonne» plus personnel que ses ouvrages précédents en cela que le réalisateur zurichois, auteur lui-même d’un monumental journal intime rédigé en français, arrive lui aussi à l’âge des bilans, comme le vieux poète Bashô (1644-1694), maître japonais du haïku qui s’est retiré depuis une décennie de la vie publique pour mener une vie d’errance et de méditation. 

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    On sait ce qu’est un haïku, poème bref concentrant en trois vers une image qui oppose, sur fond de sérénité, un subit éclair fixant l’instant, par exemple: «De temps en temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune», ou bien: «Devant l’éclair / sublime est celui / qui ne sait rien», ou encore: «Dans le vieil étang  / une grenouille saute / un ploc dans l’eau». 

    Ces «minutes heureuses», ou parfois mélancoliques, lues par Bernard Verley, ponctuent un parcours où Matsuo Bashô apparaît (sous les traits de l’acteur Kawamato Hiroati) comme une sorte de moine laïc, juste pourvu de son nécessaire à dormir et écrire, et dans les pas duquel nous cheminons de rivages en monts perdus, de forêts de bambous en temples vénérables, en double symbiose avec la nature et avec la parole du poète, d’une simplicité et d’un naturel parfaits. 29135930_10216004506492345_3676291177000206336_n.jpg29027436_10216004508652399_5146651519726125056_n.jpg

    Il retrouvera en chemin des amis et des disciples, il se liera d’amitié profonde avec un autre pèlerin plus jeune, il regardera des enfants jouer et des courtisanes se recoiffer, il s’interrogera sur le sens de tout ça et surtout il fera de tout un poème. 

    29101207_10216004516212588_3144579010348974080_n.jpg«En matière d’art, notera-t-il en passant, il importe de suivre la nature créatrice, de faire de ses quatre saisons des compagnes, pour chasser le barbare, éloigner la bête». Pas un instant cependant il ne posera ou pontifiera, nous précédant sur son cheval ou s’épouillant sur sa couche d'été, rendant grâces aux fleurs ou saluant une araignée, un papillon, un femme en train de lavec des pommes de terre dans la rivière, et la lune là-haut («Rien dans ce monde / qui se compare / à la lune montante») ou l’arrivée de la neige («Matin de neige / Tout seul je mâche / du saumon séché») avant le retour du printemps et le prochain automne scellant le passage du temps non sans humour: «Année après année / le singe arbore / son masque de singe»… 

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    29066539_10216004520772702_1955636302225342464_n.jpgLittérature filmée? Absolument pas: rien que du cinéma dans ce Voyage de Bashô, ou plus précisément de la poésie de cinéma qui fait rimer image et cadrage, et montage et sublime «bruitage» d’un automne à l’autre, jusqu’à la fin sereine et triste à la fois («Rien ne dit / dans le chant de la cigale / qu’elle est près de sa fin»), mais là encore la nature inspire le poète, et cette fois c’est Richard Dindo, prenant le relais de Bashô, qui montre la lune ronde se fondre dans la nuit…

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  • Ceux qui vivent en lisière

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    Celui qui bivouaque désormais dans le placard à balais de l’Entreprise où il déroule son sac de couchage après le passage du Securitas qui le salue d’un complice « Beaux Rêves Monsieur le Directeur » / Celle qu’on dit la Fée du Bidonville et qui garde son emploi de bibliothécaire avisée / Ceux qui sont imperméables aux compliments / Celui qui a démonté pièce par pièce l’ancienne guérite du chemin de fer forestier désaffecté pour la reconstruire sur le terrain vague que lui a légué son oncle Brenner / Celle qui a connu l’auteur du Lent retrait dans l’institution où il séjournait pour des raisons obscures / Ceux qu’on a brisés au nom de la Santé / Celui qui a la nostalgie du goût acide des pommes du verger oberlandais de son oncle Brenner / Celle qui se réfugie dans le tour branlante dont un rêve récurrent la met en garde sur l’état de son escalier plus que centenaire / Ceux qui complotent pour échapper au Tuteur de l’Etat / Celui qui proteste de son innocence avec la conscience nette que là gît sa Faute / Celle qui demande au gérant de fortune bronzé de lui montrer son membre par webcam interposée sous peine de lui retirer son dossier brûlant / Ceux qui se blotissent sous la couverture de cheval pour ne plus entendre les hurlements parentaux / Celui qui n’entend même plus les remarques de ses cousines saines d’esprit / Celle qui a toujours considéré son père comme un enfant de sept ans / Ceux qui restent scandalisés par la soudaine découverte de la sexualité surgie au bas de leur corps dans ce qu'ils appellent le bush / Celui qui est tellement assoiffé de gloire qu’il lui ferait minette sans se faire payer / Celle qui affirme que seul Michel Onfray l’a platoniquement prise / Ceux qui procèdent au debriefing de chacune de leur étreinte en termes performatifs, etc.

    Image: Robert Indermaur

  • Ceux qui ont du mal

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    En mémoire de Louis Soutter (1871-1942)


    Celui qui baise les mains des pauvres / Celle qui vaque nue à ses occupations ménagères sans se soucier de ses voisins malais / Ceux que paralyse la stupeur dans les jardins de la clinique / Celui qui s’échappe de l’angoisse par des vocalises / Celle qui vend les aquarelles de son frère dans les auberges de l’arrière-pays où commence de se répandre la rumeur que ça pourrait valoir quelque chose plus tard / Ceux qui estiment que le peintre excentrique de l’asile voisin ne devrait pas être autorisé à fréquenter l’église publique / Celui que la Mélancolie étreint depuis l’âge de sept ans / Celle qui prie debout sur le mur du cimetière / Ceux qui n’ont pas été avertis par leur tuteur de la mort de leur père / Celui qui s’achète des cravates voyantes par lots de cent / Celle qui raffole des tenues démodées de son cousin au melon prune / Ceux qui reçoivent les factures des cadeaux onéreux que leur envoie leur neveu Thompson / Celui qui demande volontiers l’impossible même si ce n’est pas français / Celle qui lance une rose bien rose à son ami soliste de l’Orchestre du Kursaal / Ceux qui disent qu’ils ne croient plus en Dieu d’un ton menaçant / Celui dont l’encre noire fait exploser le bouquet de fleurs de la tante Bluette / Celle qui a photographié le tableau de son père avant de le revendre à un prix surfait / Ceux qui se demandent qui est ce gros type élégant à Panama qui vient rendre visite au dingo de l’asile / Celui qui peint des Christs que les paroissiens trouvent trop tristes / Celle qui prend sur ses genoux son grand fils de 33 ans aux sanglots spasmodiques / Ceux qui confisquent le crucifix de la folle qu'ils revendent à la Bonne Puce / Celui qui n’ose pas dire à sa logeuse qu’il n’a jamais connu la Femme au sens biblique / Celle qui pose en deuil pour son frère divorcé dont l’ex se dit veuve / Ceux qui donnent des leçons de musique (guitare Fender et pianola) au fils du jardinier / Celui qui se dit le descendant de Goya par sa mère et par le noir dont il broie lui-même les pigments / Celle qui se sent peu de chose à côté de son cousin marchand de couleurs en gros et vice-président du parti radical / Ceux qui estiment que c’est vers 1904 que le violoniste dingo, qui arrêtait l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR) pour lui faire écouter tel ou tel passage de Beethoven, a raté sa carrière d’interprète pour se lancer dans celle de peintre halluciné / Celui que sa scléose de la choroïde empêche de plus en plus de voir ce qu'il peint au doigt / Celle qui a surmonté le handicap consécutif à l'amputation de sa main droite par le recours à la gauche dont procède l'évolution de sa sculpture à partir de 2017 / Ceux qui écoutent toujours du Beethoven en dépit de leur surdité complète / Celui qui a rencontré la Femme de ses Rêves en pratiquant l'auto-stop dans l'arrière-pays jurassien / Celle qui endure la meurtrissure finale / Ceux qui s'éloignent sur le chemin de fine poussière nacrée / Celui qui caresse le ballon d'enfant qu'il a chipé au petit-fils de l'organiste Ysaïe / Celle qui entend marcher les Lunaires au plafond de la guérite de douanier qu'elle appelle  la Basilique des Lois / Ceux qui se retrouvent dans l'arrière-monde pour y jouer au Nain Jaune, etc.   

    Images: Peintures et dessins de Louis Soutter. Louis Soutter, vers 1940.

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  • Ceux qui sont aux aguets

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    Celui qui surveille les jeunes sous leurs capuches noires typiques des éléments louches dans les séries criminelles / Celle qui attend que le pitbull des voisins attaque sa tortue Eléonore pour en référer à qui de droit / Ceux qui attendent que le train d’atterrissage du gros porteur russe sorte de ses cales pour manifester leur soulagement avant d’applaudir en fin de course avec les autres retraités slovaques / Celui qui se tient sur les créneaux du produit en espérant que l’effet Nutella se reproduise / Celle qui ne tolère pas qu’on pouffe quand elle avoue son origine alsacienne / Ceux qui sont toujours à cran au moment de se lâcher sur la Hotline / Celui qui a repéré tous les harceleurs potentiels de son équipe de natation et prépare le debriefing d’après le championnat en piscine chauffée / Celle qui reste attentive à la moindre pensée inappropriée qui lui viendrait à proximité des vestiaires messieurs de la salle de gymnastique municipale / Ceux qui ont vu passer des filles nubiles et se sont donc empressés de détourner le regardant rougissant comme il sied / Celui qui tient la Corée du Nord à l’œil / Celle qui en réunion de famille d’urgence propose à toute l’hoirie de dire clairement qui est pour et qui est contre Laeticia / Ceux qui estiment qu’un moratoire international au plus haut niveau doit interrompre le processus de l’héritage du rocker concernant finalement plusieurs nations différentes non sans impliquer notre avis de citoyens égaux en droit, etc.

  • Notre amie la femme

     littérature

    medium_Rivaz.JPGmedium_Kramer2.jpglittérature


     

     

     

     

     

     

    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à enfanter, était d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec « la vie » et sa matérialité, plus fort que chez les auteurs du sexe dit fort. On le voit au plus haut niveau avec George Sand ou Virginia Woolf, mais c’est aussi vrai des romans à l’eau de rose d’une Barbara Cartland, qui reste terre à terre jusque dans ses froufrous et ses rêveries.


    Même en littérature on ne « la fait pas » à notre amie la femme, pourrait-on dire, et la meilleure illustration s’en trouve dans le roman romand du XXe siècle et jusqu’à nos jours, où toute une série d’auteurs, d’  Alice Rivaz à Janine Massard, ou de Catherine Colomb à Anne Cuneo, de Mireille Kuttel à Anne-Lise Grobéty, Pascale Kramer ou Anne-Sylvie Sprenger la petite dernière, ont accumulé sur notre société, l’évolution des mœurs, les relations entre individus, l’injustice ou les « choses de la vie », une masse d’observations et de notations critiques tout à fait remarquable. La vacherie d’un de nos auteurs fort en gueule, très à gauche de surcroît, visant les petits travaux de plume des ces supposées braves bourgeoises désoeuvrées, fait piètre mine quand on considère honnêtement l’apport des écrivains femmes à notre littérature.
    Au premier degré du « témoignage » social, s’agissant précisément de la condition féminine entre le début et la fin du XXe siècle, les romans d’Alice Rivaz (qui dut prendre un pseudonyme pour satisfaire papa, socialiste mais pas moins macho) constituent un ensemble magnifique, « féministe » dans la plénitude de l’incarnation romanesque, comme ceux de Mireille Kuttel documentent la situation des immigrés de la première génération et le statut des marginaux avec une sensibilité rare. Dans les générations suivantes, l’écriture au féminin s’est politisée avec Anne Cuneo, Janine Massard ou Anne-Lise Grobéty, mais c’est par la matière vivante de leurs récits autobiographiques ou leurs romans, bien plus que par leurs « positions » respectives que ces femmes écrivains nous touchent. Dans la foulée, on relèvera la difficulté particulière qu’aura représenté, pour certaines, le double statut de mère de famille et d’auteur (Corinna Bille, entre beaucoup d’autres…), mais il faut bien une Journée de la Femme pour se le rappeler.
    Or ce que nous apportent les femmes écrivains, autant que les hommes évidemment, c’est tous les jours de l’année !

    Comme le rappelle Tzvetan Todorov, époux de la romancière Nancy Huston, dans son essai évoquant La littérature en péril, la littérature « permet de mieux comprendre la condition humaine et elle transforme de l’intérieur l’être de chacun de ses lecteurs ».

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    En défendant lui aussi l’idée qu’une femme écrivain est souvent plus proche de la réalité, plus sensible au poids du monde, plus charnellement « engagée » dans ses écrits, comme l’illustrait une George Sand dans ses échanges de lettres avec son ami Flaubert, Todorov n’oppose pas deux genres mais indique des tendances, le plus souvent complémentaires, sinon en osmose chez beaucoup d’individus. Il y a en effet de la femme chez celui qui dit « Bovary c’est moi », comme il y a du mec en chaque romancière. Poussons même le bouchon en ce jour particulier : disons que la femme écrivain, c’est l’homme complet…

    Cette chronique a été publiée en mars 2007 à l’occasion de la Journée de la Femme, dans les colonnes de 24Heures.

  • Un autre Joël Dicker

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    Sous les dehors d’un polar à l’américaine pastichant plus ou moins les séries du genre, le nouveau roman du jeune écrivain «cultissime», captivant autant que le premier et moins convenu que le suivant, cache autre chose qui relève d’une perception plus pénétrante de la réalité tragi-comique de notre monde.

    On sort de la lecture de La Disparition de Stephanie Mailer avec l’impression d’émerger d’une espèce de magma d’images et de visages, de visions et de voix, d’intrigues humaines et de secrets emboîtés les uns dans les autres comme des poupées russes, de scènes et de situations renvoyant aux situations et aux scènes d’autant de récits plus ou moins policiers de l’époque, entre autres séries dont la matière et la dramaturgie souvent stéréotypées constitueraient ce qu’on pourrait dire l’hypertexte des temps qui courent: on est encore sous le coup, comme les deux ou trois protagonistes attachants arrivés au bout de ce qui est pour eux autant une quête qu’une enquête, on reste assez sonné par la révélation finale de l’affaire, mais ce qu’il reste de cette lecture n’a rien de conventionnel (on a trouvé le coupable, ouf, passez lui les menottes, lisez-lui ses droits, etc.), plutôt concentré sur une dernière impression à la fois obscure et claire – la dernière impression d’une lecture est toujours la bonne – selon laquelle ce roman serait autre chose qu’un polar à l’américaine de plus… 

    De la graphomanie en promotion mondiale 

    Les aspirants écrivains font florès dans les romans de Joël Dicker, et cela ne s’arrange pas dans La Disparition de Stephanie Mailer, où celle-ci, journaliste de talent virée de la Revue littéraire de New York, style New Yorker en déclin, rêve de se faire un nom en tant qu’écrivain au même titre que l’ancien chef de la police d’Orphea, où se passe le roman, qui se pose en dramaturge génial autoproclamé; à ceux-là s’ajoutant un critique littéraire à la fois monumental, grotesque et touchant, ou ce directeur de revue, quinqua pathétique, que manipule une arriviste sans cœur et sans talent autre que celui de vilipender sa rivale plus douée. 

    Joël Dicker, fils de libraire genevoise, est un garçon trop bien élevé pour attaquer les monstres de front, ou peut-être est-il plus retors qu’on ne le croirait? Toujours est-il qu’on se rappelle, au rayon russe du grand magasin Littérature, que toute le monde écrivait dans l’entourage de Tolstoï: tous à s’épancher sur leur cher journal intime! 

    Or nous y sommes revenus en plein: l’époque de Joël Dicker est celle d’Anna Todd, à savoir celle du le déferlement mondialisé de l’insignifiance privée via les réseaux sociaux, Youtube et ses myriades d’youtubés, les millions de lecteurs de Whatpad et tout le tremblement de ce que d’aucuns, pour ne pas rater un épisode tendance, taxent de «phénomène intéressant»… 

    Quoi de commun avec Joël Dicker? Rien. De fait, ce jeune homme est une vieille peau. Joël est le contemporain, à un an près, de notre fille aînée archiviste et bibliothécaire, qui se trouverait tout à fait à l’aise dans le librairie d’Orphea, après avoir lu, entre dix et douze ans, dix ou douze fois Le Mouron rouge

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    Joël Dicker n’est en rien un produit de marketing, comme l’ont prétendu les analystes de la faculté des lettres de Lausanne spécialisés dans les effets secondaires non significatifs du marché du livre, mais un lecteur compulsif de romans russes ou américains, un type intéressé par le théâtre d’Ibsen et de Tchekhov et un observateur attentif des vacations humaines les plus diverses, préparations culinaires et crimes de sang compris. 

    De la filiation, du mimétisme, du mal et de la réparation 

    Quatre thèmes intéressants courent à travers les romans de Joël Dicker, à savoir la filiation, la relation mimétique, le mal et la réparation. Le personnage de Harry Quebert les cristallisait à lui seul en tant que mentor du jeune protagoniste en quête de sujet et de gloire, de médiateur au sens où l’entend un René Girard dans son analyse de la relation mimétique, de criminel possible et de romancier attaché à démêler les racines du mal (titre de son présumé chef-d’œuvre), comme le jeune auteur-à-succès démêle aujourd’hui un nouvel imbroglio dont l’argument policier n’est pas le motif principal, même si la recherche du ou des coupables nous scotche nerveusement à l’action comme le sparadrap du capitaine Haddock, avec quel irrésistible effet tourne-pages... 

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    Clin d’œil à la filiation au sens le plus direct: la belle image de Joël Dicker en train d’en raconter une bien bonne à Bernard de Fallois, sur la 4ème de couverture de La Disparition de Stephanie Mailer, paraissant deux mois après la mort de la grande figure proustienne que fut l’éditeur et ami du jeune prodige, lequel a la classe de lui rester fidèle et de l’honorer. Or ce thème d’un lien entre générations passe aussi, chez Dicker, par les multiples hommages plus ou moins explicites qu’il rend à tout moment à ceux qui l’ont précédé, notamment écrivains, et au fil conducteur par excellence qu’est le livre, et plus généralement à la littérature, évoquée sans trace de pédantisme, ou aux genres apparentés du théâtre, du cinéma ou des séries télévisées. On se gardera de comparer Joël Dicker à Dostoïevski ou à Cervantès (!) mais ce n’est pas l’écraser, ni faire trop d’honneur au roman noir contemporain, que de rappeler la filiation entre Crime et châtiment, tiré d’un fait divers sordide, et les romans de James Ellroy ou de Simenon, les terrible nouvelles d’une Patricia Highsmith – véritable médium de l’observation des pathologies psychiques ou sociales de nos sociétés – ou les romans d’un Jo Nesbø. 

    Est-ce dire que le jeune Joël fasse partie de cette tribu-là? Je ne le crois pas. Rien chez lui de fracassé ni de «métaphysique». Mais les références sont là, et l’on pourrait dire qu’il se sert du matériau policier, toutes proportions gardées une fois de plus, comme Cervantès emprunte à la tradition des romans de chevalerie pour lancer son Quichotte dans son combat contre les moulins à vent, et le comique du génial Espingouin n’est pas loin de la singulière cocasserie judéo-américaine de Dicker en certaines de ses pages. 

     Du serial killer au serial teller 

    La figure du serial killer est censée représenter, dans les nouveaux stéréotypes, l’incarnation par excellence du mal, alors que sa récurrence mécanique devrait nous inquiéter pour une autre raison. Et si Jean-Patrick Manchette avait raison quand il dit que la fascination pour le serial killer va de pair avec une dilution de la notion de responsabilité dans un magma mêlant trauma d’origine (maman a été trop méchante ou trop gentille avec le tueur) et massacre compulsif à répétition? 

    La question ne se pose pas du tout en ces termes dans le cas du tueur à multiples victimes qui joue à cache-cache au fil des pages de La Disparition de Stéphanie Mailer, vu qu’il ne tue pas par obsession récurrente psychopathologique mais pour effacer, de manière très organisée, son premier crime. Plusieurs autres personnages, dans le roman, auraient eu autant de raisons, sinon de meilleures que lui, de «faire le coup», et l’un d’eux passe même à l’acte en fin de roman à la satisfaction de la lectrice et du lecteur tant la victime, insupportable pécore, mérite de finir sa triste carrière d’intrigante dans le coffre arrière d’une voiture, avant de se dissoudre dans les fumées d’enfer d’une source de soufre! 

    Joël Dicker n’est-il que l’habile page-turner que d’aucuns ont pointé du doigt faute de mieux expliciter son succès, après avoir invoqué un plan marketing encore plus bidon? Ne fait-il que surfer sur la vague du polar, et ne fait-il pas des manières en prétendant (dans l’entretien qu’il a accordé à notre camarade Isabelle Falconnier, dans Le Matin Dimanche du 25 février dernier) qu’il ne se sent pas plus auteur de romans policiers qu’il n’a le goût du genre, préférant le roman russe à ceux-là. Or cette mise au point, que je crois de bonne foi, n’exclut pas qu’il joue avec le genre, comme il joue avec les formes standardisées des meilleures séries anglo-saxonnes, qu’il s’agisse de True Detective pour l’enquête dédoublée en récit diachonique, de Revenge pour l’ambiance des Hamptons et la découpe de certains caractères, de Closer pour les démêlés de l’épatante Anna Kanner avec son entourage de flics machistes, et certaines scènes du livre, nombre de postures des protagonistes, et maints dialogues aussi suggèrent ou avèrent ce va-et-vient entre récit romanesque et montage cinématographique ou vidéo. 

    Cependant, me semble-t-il, l’essentiel est ailleurs: dans la masse de tout ça, qui relève à la fois de la polyphonie narrative hyper-maîtrisée, d’une limpidité narrative comparable à celle des romans populaires, et dans la cohérence organique de l’ensemble du point de vue de la psychologie et des observations sociales, énormités comprises. 

    De l’invraisemblance, fauteuse de comique 

    Joël Dicker, comme un Simenon l’incarnait tout autrement, est une bête romanesque. Se fiche-t-il de nous quand il prétend écrire sans notes, sans documentation, sans plans préalables alors qu’il construit des labyrinthes spatio-temporels qui semblent si sciemment architecturés? Je n’en crois rien. Allez jeter un œil sur les carnets préparatoires de vrais romanciers et vous verrez parfois pareil, comme dans l’incroyable fatras préparatoire du saisissant Monsieur Ouine de Bernanos. Et l’alchimie créatrice aboutissant aux meilleurs romans de Simenon ou de Don DeLillo: des rêves qui prennent corps ou peu s’en faut! 

    Du point de vue de l’orthodoxie «polaroïde», La Disparition de Stephanie Mailer accumule pas mal d’invraisemblances ou de situations abracadabrantes, mais on voit bien que Joël Dicker vise autre chose, comme lorsqu’il brosse le portrait, tout à fait caricatural, d’un flic se prenant pour le nouveau Shakespeare ou d’un critique littéraire s’identifiant carrément à Dieu le Père, comme cela arrive aussi bien. 

    Mais au final, comme on dit, Joël Dicker est-il plus qu’un romancier-à-succès? Curieusement, jamais on ne s’est demandé si Roger Federer était plus qu’un joueur de tennis surdoué...  Ce qui est sûr, c’est le talent, et l’immense boulot fourni par le deux lascars quasi contemporains. Et pour Dicker, le pari sur l’avenir se fait plus réjouissant après Le Livre des Baltimore, où le wonderboy semblait un peu se complaire devant le miroir glamoureux de sa jeunesse. 

    Le plus dur reste à faire: rester soi-même et grandir en génie sans perdre de sa fraîcheur. Le clin d’œil posthume d’un grand vieux Monsieur devrait aider le jeune homme à continuer de ne pas se prendre trop au sérieux tout en l’étant de plus en plus - raconte encore sale gamin! 

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    Joël Dicker. La Disparition de Stephanie Mailer. Editions de Fallois, 634p.

    Cette chronique a paru initialement dans le média indocile Bon Pour La Tête.

     

  • Ceux qui stressent un max


    medium_Canard.3.JPGCelui qui se dit overbooké / Celle qui est toujours en conférence / Ceux qui anticipent la gestion du burn out / Celui qui se prétend mobbé par les RH / Celle qui s’éclate au niveau de l’organigramme / Ceux qui occultent la question fumée dans le bureau des créatifs / Celui qui frise l’overdose relationnelle (dit-il) / Celle qui se réfugie dans les plans biodiversité / Ceux qui affirment que quelque part le Système est le Système / Celui dont le neveu Sam a fait du Guide du jeune manager son livre-culte / Celle qui assume ses pulsions d’exécutrice (dit-elle) / Ceux qui déconstruisent leur névrose / Celui qui se prétend fondamentalement décalé / Celle qui entend recentrer ses plans baise sur des critères utiles / Ceux qui ont de bonnes vibes avec la Bourse / Celui qui prévoit un Espace Méditation dans son nouveau loft de la rue du Meunier / Celle qui prévient que sa tolérance a des limites raciales / Ceux qui estiment que le fondé de pouvoir Hornuss est juste bon à jeter / Celui qui pense qu’un drapeau devant sa villa Ma Coquille est tout simplement un devoir / Celle qui se demande où va l’argent de la quête à Notre-Dame / Ceux qui participent au rallye des cadres précarisés / Celui qui est connecté même quand il concourt à la Patrouille des Glaciers / Celle qui estime qu'on ne change pas une équipe qui fraude / Ceux qui tombent sous le couperet de la clause d'indexation que les Américains appellent le reset d'un ton d'initiés / Celui qui estime que l'aspect structurel de la fraude l'exonère de tout état d'âme à caractère moral ou plutôt moralisant / Celle qui n'a jamais cru que l'augmentation du prix du pétrole était dû à la demande chinoise / Ceux qui sont amis sur Facebook sans se douter qu'ils sont ennemis partout ailleurs / Celui qui s'est fait passer pour Sonia sur Skype où il a dragué un Lionel cachant une Nadja / Ceux qui se sont connus à l'époque de l'effondrement de la bulle des subprimes et se sont quittés à la veille  de la faillite mondiale de 2013 en laissant deux enfants qui ne seront pas forcément à l'abri du besoin / Celui qui se détend d'une journée à l'UBS en chantant Helwa y Baladi à la manière de Dalida / Celui qui s'efforce une fois par semaine de tuer son boss au squash / Celle qui reçoit les prêtres pédophiles en confession dans son cabinet de psy tendance Lacan / Ceux dont les femmes de ménage chinoises montrent des exigences proportionnées à l'état momentané du marché / Celui qui fait marche arrière sur le piéton qu'il a laissé agonisant afin d'éviter des requêtes d'invalidité à son entreprise propriétaire de la Mercedes / Celle qui ne trouve qu'un message d'erreur quand elle tape TIBET sur l'ordinateur de son bureau de Pékin / Ceux qui considèrent que les orages extraordinaires qui s'ouvrent le ventre sur la ville de Shangai préfigurent une fin du monde dont le cinéma américain devrait s'inspirer, etc.   

  • Ceux qui s'aiment bien

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    Celui qui se tapote sur l’épaule pour se donner du courage le lundi matin quand il doit retourner à son travail de fossoyeur municipal syndiqué mais peu reconnu sur Facebook / Celle qui préfère ses taches de rousseur discrètes à la verrue ostentatoire de sa cousine Cornelia artiste conceptuelle prônant la laideur en art / Ceux qui s’invitent volontiers eux-mêmes à des soupers entre soi où ils se félicitent d’être en si bonne compagnie / Celui qu’on dit Narcisse alors qu’il se trouve le teint d’une rose dans l’eau de la vasque où il aime à se mirer et même s’admirer n’en déplaise au psy de sa mère / Celle qui se dit à elle-même qui aime bien châtie bien en se retenant de commander une deuxième ration de profiteroles / Ceux qui s’adressent des compliments sous pseudos mais avec la sincérité profonde qu’on reconnaît aux réseaux sociaux francophones et même d’outre-mer / Celui qui ne baise jamais autrui pour ne pas faire de jalousie / Celle qui te plaint d’être seul alors que tu te sens déjà de trop quand elle la ramène dans l’ascenseur / Ceux qui préparent une loi visant les éléments solitaires donc potentiellement dissidents de la société conviviale que tout adulte responsable gère et co-opte / Celui qui affirme qu’il est déjà pris quand on lui propose de prendre la carte du parti / Celle qui lance l’idée d’un collectif des individualistes de centre gauche dont les ateliers d’artistes et les groupes d’écriture communiqueraient au niveau du senti et de la machine à café / Ceux qui s’enlacent eux-mêmes en regrettant juste de n’avoir pas autant de bras que les pieuvres / Celui qui ne sera pas seul dans son cercueil puisque son cher moi l’y accompagnera / Celle qui compte les amies qui lui ressemblent après avoir changé de sexe / Ceux qui restent eux-mêmes et c’est parfois un problème au niveau du changement climatique / Celui qui ne voit pas pourquoi il s’occuperait des autres vu qu’on est tous pareils / Celle qui espère se retrouver là-haut avec son alter ego du minigolf de la grande époque / Ceux qui président leur club de sosies dont ils sont à la fois le secrétaire et le membre unique , etc.

  • J'sais tout j'sais rien !

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    De Babel à Wikipédia, en passant par les best-sellers du Tout Savoir – signés Yuval Noah Harari ou Michel Onfray – et autres encyclopédies «pour les nuls», notre drôle d’espèce en oublie parfois de réfléchir vraiment sans savoir pourquoi, de rêver, ou de ne rien faire les yeux ouverts...

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    Nos enfances naturellement curieuses d’un peu tout ont été nourries, avant la télé et son fenestron ouvert sur le monde, par une foison de publications plus ou moins imagées dont l’une, intitulée Tout connaître, résumait en deux mots l’un des penchants de Sapiens le distinguant de son animal de compagnie, chien ou chat n’attendant que caresses ou pitance.

    Dans un beau livre récent précisément intitulé De la curiosité, le très érudit Alberto Manguel rappelle que la mythique bibliothèque d’Alexandrie, riche de plusieurs centaines de milliers d’ouvrages et détruite on ne sait trop comment ni à quelle date précise, concrétisait non seulement ce rêve de connaissance universelle mais se proposait aussi de rassembler tous les savoirs de l’époque issus de multiples cultures, comme la mythique tour de Babel avait symbolisé la prétention de l’homme initialement mal parti, selon la version biblique, en goûtant au fruit de l’Arbre de la connaissance, etc.

    Avons-nous plus appris dans nos premiers livres et sur nos bancs d’école qu’en nous royaumant dans les sous-bois et le long des rivières, et le fait d’apprendre la déclinaison du verbe tout-savoir nous a-t-il rendu meilleurs que ceux qui restaient ignorants en la matière, sachant en revanche la grammaire des plantes médicinales ou la lecture des étoiles utile à la navigation? Ces questions n’invitent pas à la polémique mais au rappel d’une évidence souvent oubliée, selon laquelle le savoir est multiple, implique nos divers sens et varie lui-même à tous les sens du terme.

    Un réflexe assez sain nous fait regimber lorsque Untel nous balance le pénible «j’veux pas le savoir». Mais le raseur (ou la raseuse, restons équitable) qui se targue de toujours tout savoir mérite le même défiance de bon sens, chacune et chacun se rappelant que le début du gai savoir se fonde sur la conscience claire de notre ignorance, etc.

    Du paresseux en Amérique et de la révolution cognitive

    Pour qui désire aujourd’hui tout savoir sur tout, l’accès à un début de connaissance universelle se réduit virtuellement à un clic d’ordinateur qui fait de chacun un wikipède potentiel auquel on ne souhaite pas de virer bientôt wikipédant par simple accumulation de savoir. La fée institutrice et le mage instituteur de notre enfance nous ont appris que ledit savoir n’est jamais aussi vivant qu’incarné, et nous continuons d’avoir besoin de cette médiation à visage humain. Pour pallier ma très crasse ignorance en matière d’astrophysique originelle et de paléontologie détaillée, j’ai fait ainsi, naguère, l’essai de m’initier à L’histoire du monde pour les nuls, mais la docte sécheresse et la superficialité policée du récit tout linéaire et balisé de l’ancien diplomate Philippe Moreau Defarges ont fait que l’ouvrage m’est bientôt tombé des mains, non sans me casser les pieds, faute de raconter quoi que ce soit à l’enfant curieux que je reste et vous aussi, soeurs et frères...

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    Or c’est précisément en conteur que le prof quadra israélien Yuval Noah Harari chope notre attention et la retient avec sa «brève histoire de l’humanité» intitulée Sapiens, qui a fait le tour du monde et a rebondi l’an dernier dans une «brève histoire de l’avenir» intitulée Homo Deus. Lisible par tout un chacun et surtout marqué par un ton personnel, ce diptyque est passionnant tant par sa substance détaillée que par les éclairages souvent inattendus, souvent originaux, qu’il propose dans le registre de la meilleure vulgarisation. Dans les grandes largeurs, n’importe quel ado pratiquant wikipédia sait aujourd’hui que Sapiens a mieux réussi sur terre que Neandertal, et qu’il y a une quantité d’autres espèces d’humains qui ont essaimé entre deux millions d’années en arrière et 10.000 ans, que plusieurs d’entre elles se faisaient tous les jours du feu depuis environ 300.000 ans, et que la nourriture cuisinée, fast food avant l’heure, en a résulté alors que le chimpanzé continuait à mâchonner sa viande crue pendant cinq heures au moins, etc. Mais une chose est d’accumuler des connaissances, et tout autre chose de les mettre en rapport et de les interpréter sur le long terme, comme Yuval Noah s’y emploie en décrivant les trois révolutions qui ont conduit Adam et Eve, animaux encore insignifiants, à la première étape cognitive, puis à la révolution agricole et enfin à la découverte de l’ignorance... à l’enseigne de la révolution scientifique.

    Tout coup, s’agissant de l’évolution de la pensée ou du langage, de l’alimentation ou des échanges, de l’ubiquité de la guerre ou de l’ubiquité du patriarcat, énoncer les faits ne suffit plus: il faut en imaginer les variables et en interpréter les conséquences. Avec un grain de sel, le prof israélien anglophile distingue ainsi les usages de la bande de fourrageurs vivant il y a 30.000 ans sur le terrain actuellement occupé par l’université d’Oxford, possiblement différents de ceux de la bande installée sur l’actuel terrain de Cambridge: «Une bande pouvait être belliqueuse, l’autre pacifique. Peut-être celle de Cambridge vivait-elle en communauté quand celle d’Oxford reposait sur des familles nucléaires. Peut-être les premiers croyaient-ils à la réincarnation, que les seconds tenaient pour une sottise. Les relations homosexuelles pouvaient être acceptées chez les un, taboues chez les autres». Ceci pour donner le ton de ce Monsieur Je-sais-tout fort sympathique et très réservé par rapport à toute forme d’idéologie. «Ne croyez pas les écolos qui prétendent que nos ancêtres vivaient en harmonie avec la nature», balance-t-il ainsi dans le chapitre intitulé Le Déluge, où il rappelle que «nous avons le privilège douteux d’être l’espèce la plus meurtrière des annales de la biologie», après avoir détaillé les extinctions animales de masse, en Australie et en Amérique, notamment.

    Bon à savoir, et pour la tête aussi: «Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils en fer». Ainsi disparurent, dans les grandes plaines américaines où les troupeaux de chevaux n’étaient pas encore d’importation espagnole, les chats à dents de cimeterre et les paresseux géants pouvant atteindre six mètres de haut. Après quelque 30 millions d’années, ces beaux animaux furent, en peu de temps – 2000 ans, autant dire une paille! – les victimes de Sapiens dans une version du Déluge qui doit peu à la colère divine…

    1519424413_onfray.jpgQuand Monsieur Je-sais-tout fait la leçon…

    Yuval Noha Harari est historien mais pas que: son récit est un montage de savoirs croisés et sa méthode diachronique relie à tout moment les faits du lointain passé à ceux du présent. Après les 500 pages de Sapiens, son deuxième pavé, Homo deus, s’ouvre sur une espèce de bilan rejoignant les constats d’un Michel Serres sur un passé idéalisé (dans C’était mieux avant!) en rappelant comment l’homme a surmonté, dans les grandes largeurs, les deux causes majeures de sa mortalité prématurée, à savoir la maladie et la guerre.

    Mais c’est plutôt sur son aperçu des lendemains qui chantent de notre espèce que son tableau final a suscité la polémique, d’aucuns lui reprochant de prédire une sorte d’avenir radieux technologique, base d’une nouvelle religion des data, alors qu’il ne fait que l’envisager sur la base de faits avérés. Jamais en tout cas, pour ma part, je n’ai eu l’impression que ce Je-sais-tout qu’on pourrait classer humaniste libéral, ne fait l’apologie du transhumanisme, ni ne peint non plus le diable sur la muraille. Je n’ai pas, pour ma part, assez de recul ni de compétence pour juger de l’ensemble de sa démarche, mais celle-ci m’a intéressé tout en me laissant libre de développer mes propres réflexions et autres rêveries.

    Il en va tout autrement de la démarche du Monsieur Je-sais-tout combien plus envahissant, en tout cas dans nos territoires francophones, que représente Michel Onfray, qui se prononce sur tout et juge de tout avec une sorte de volonté de puissance relevant à la fois du vitalisme omnivore et de la compulsion tissée de contradictions – en quoi il m’intéresse pourtant!

    Michel Onfray va nous expliquer, cette année, ce que fut le «vrai» Mai 68, en désignant les «vrais» penseurs de la rupture, comme en d’autres temps il nous a expliqué que La Boétie surclassait son ami Montaigne. De Cosmos à Décadence, ses derniers pavés, il nous a déjà expliqué combien la culture tsigane était supérieure à la tradition judéo-chrétienne, et comment notre monde occidental touchait à sa fin. 

    Vingt livres, quarante livres, cent livres au tournant de la cinquantaine, et sur cette lancée, après une ou deux cures transgéniques, ce seront trois cents, mille livres de plus! Même avec un infarctus et un AVC récent: la totale!

    Du coup je regarde le premier sourire de notre premier petit-fils sur Instagram et je me dis: cool Michel, on se calme, on va faire un tour, ou plutôt on va essayer de ne rien faire, mais surtout tu n’en fais pas un livre de plus, comme tu l’as fait à propos du philosophe dans les bois Henry-David Thoreau: tu te la coinces...

    Michel Onfray rêve d’être philosophe: c’est bien. Dans les Essais de Montaigne, recueil assez recommandable, le grappilleur de faits intéressants du passé et du présent cite Épicure qui dit comme ça que les penseurs obsédés par l’avenir le gonflent: que l’attention au présent est aussi importante. 

    Or ce qui fatigue chez Michel Onfray est son souci d’apparaître non seulement aujourd’hui, mais demain et après-demain. Fuite en avant. On se prétend philosophe, je-sais-tout, sans regarder ce qu’il y a là: une femme qui pleure dans un couloir d’hosto, un enfant qui joue à la toupie, une fille qui flemme, un garçon qui attend sa mère à la sortie de la poste - la vie ou j’en sais rien… 

    Dessin: Matthias Rihs, pour le média indocile Bon Pour La Tête où JLK a publié initialement cette chronique.

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  • Gérontophile

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    …Ce que je sais c’est que le type s’appelle Lolito et va sur l’âge de la retraite avec ses cheveux poivre et sel, elle c’est la fameuse Humberte Humberte et tu vois son air résolu, ça blague pas, il est obligé de fermer les yeux pour pas voir le petit bois qu’il y a là-bas…

    Image : Philip Seelen

  • Zapping back

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    La cuvée 2013. Une année de lecture.

     

    L'année 2013 n'aura pas été, dans l'édition française, bien marquante, à mon goût en tout cas. Surprise en revanche en ce qui concerne la littérature de Suisse romande, avec une belle série de nouveaux venus de talent. Prix littéraires de l'automne parisien: peu de chose. En revanche: un grand Nobel avec la révélation, pour beaucoup (du moins en langue française où l'art de la nouvelle est peu prisé), de la Canadienne anglaise Alice Munro. 

    Chroniqueur littéraire en retraite depuis une année, je suis moins tenu qu'avant de "suivre l'actualité" même si mes amis de 24 Heures me prennent encore des papiers sur des livres ou des films. Mais je me suis gardé les Fugues de Philippe Sollers, ou Les désarçonnés de Pascal Quignard, dont je suis sûr de la qualité, pour plus tard.

    En outre je ne détaillerai pas ici mes "lectures de fond", de la relecture du Voyage au bout de la nuit à celle des Frères Karamzov, des Notizen de Ludwig Hohl aux essais de Philippe Muray, des Feux de l'envie de René Girard et des pièces de Shakespeare qui y sont analysées au Dossier H consacré à Gustave Thibon mon compagnon de route de toujours, sans oublier Le Temps retrouvé et, au premier rang, la nouvelle édition critique des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria...

     

    Pour ne pas fatiguer un chacun en ce début d'année, je ne consacre ici que 1000 signes par ouvrage me semblant valoir la peine d'être cité. Les étoiles ne sont qu'indicatives d'une appréciation très personnelle donc faillible, mais crânement assumée. Il arrive d'ailleurs qu'on se trouve plus à l'aise dans une cabane que dans un Sheraton...

     

    Parlons d'autre chose.

    * Pas si mal mais peut mieux faire.

    ** Plutôt bien, voire plus.

    *** Recommandable, même très.

    **** Ce qu'on apelle LA Qualité.

    ***** Le Top, niveau Nobel quand c'est Alice Munro.

     

    Belluz01.jpgSergio Belluz, CH, La Susse en kit. Xénia, 372p. ****

    Un livre consacré à la Suisse qui soit à la fois très documenté et très très  drôle, c'est très très très rare et ce fut l'une des premières grandes surprises du tournant de l'année 2012-2013. L'auteur, secundo rital d'érudition joyeuse, combine un tableau de la Suisse admirablement prologué en une trentaine de pages, suivi d'un formidable Who's who culturel (de Godard à Ziegler), littéraire (de Bouvier à Dürrenmatt) ou caustique (de Oin-Oin à Zouc) assorti de pastiches parfois épatants. Le ton est jovial au possible, mais le fond est beaucoup plus solide et varié, surtout plus original que pas mal d'ouvrages sur le Multipack helvète, notoirement assommants ou gris, lancinants comme un jour de foehn à Bienne. Sergio Belluz a le grand mérite de replacer le génie suisse polymorphe autant que méconnu au premier rang, en privilégiant la culture, et sans craindre d'être vif et persifleur, voire parfois injuste en toute mauvaise foi souriante. Le sous-titre sur fond rouge, SUISSIDEZ-VOUS, est d'aussi mauvais goût que la couverture. Mais Dieu que ça fait du bien de voir un défaut en Suisse !

     

    Ziegler03.jpgJean Ziegler. Destruction massive, Seuil, 348p. ****

    On peut se rebiffer devant le rabat-joie, mais les faits sont là : Jean Ziegler, après huit ans de mission sur le terrain au titre de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, décrit l’état du « massacre » et témoigne de ce qu’il a vu. D’Afrique en Corée ou du Guatémala en Inde, en passant par Gaza : des situations intenables. Mais aussi de formidables rencontres de femmes et d’hommes de bonne volonté. Un état général qui s’aggrave pour les plus pauvres du fait des sacro-saintes « lois du Marché ». Mais des forces qui se regroupent pour leur défense et leur survie.  Ziegler consacre en effet de nombreuses pages  aux organisations luttant contre les prédateurs, tels le mouvement international de la Via Campesina ou le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest. Entre autres remèdes, Jean Ziegler prône l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base et la prohibition des biocarburants à partir de plantes  nourricières, ou la préservation de l’agriculture vivrière. « Les solution existent », conclut-il, « les armes pour les imposer sont disponibles. Ce qui manque surtout, c’est la volonté des Etats »…

     

    Maxou33.jpgMax Lobe, 39 rue de Berne. Zoé, 186p.  ****

    La première mouture de ce roman, découverte sur manuscrit, m'avait paru peu crédible dans sa partie dramatique - le meurtre passionnel d'un jeune homo -, mais l'auteur camerounais, dont L'Enfant du miracle m'avait déjà intéressé en dépit d'une édition bâclée, a complètement revu sa copie et son premier roman me semble accompli à quelques détails près, en tout cas vivant et vibrant, manifestant le double don de conteur et de dialoguiste de Max Lobe. Plus encore: le romancier impose un regard vif et grave sur la réalité, entre l'Afrique où commence le livre et les bas-quartiers de Genève où il se déploie ensuite. Au coeur du livre: le portrait inoubliable de Mbila, mère de Dipita le narrateur et femme vendue par son propre frère à un réseau de prostitution. Avec une détermination courageuse, le jeune écrivain aborde des thèmes délicats (la dictature au Cameroun, la traite des femmes, l'homosexualité) sans verser jamais dans le roman à thèse ou l'ostentation démago. D'une rare musicalité, ce livre confirme enfin un talent dont il y a sûrement beaucoup à attendre.     

     

    Tallote03.gifJacques Tallote. Monsieur Chien. L'Âge d'Homme, 224p. ****

    Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes. D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce roman de Jacques Tallope frappe immédiatement le lecteur par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée. En outre  il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et formulation plus classique.

     

    Quentin13.jpgQuentin Mouron, La combustion humaine. Morattel, 113p. **

    Après un départ fulgurant avec Au point d'effusion des égouts, et un deuxième livre marquant une expansion du point de vue de l'empathie et de l'observation d'un milieu, sous le titre de Notre-Dame-de-la-Merci, le piaffant benjamin des lettres romandes persiste et saigne une sorte de sanglier des lettres romandes, éditeur mal léché, n'aimant qu'un de ses deux cents auteurs et jugeant amèrement le milieu qui l'entoure. La première lecture de ce troisième opus, sur manuscrit, m'avait plutôt emballé par l'insolence de son ton et sa vivacité narrative. À relecture, cependant, j'en ai mieux vu les défauts, à commencer par l'invraisemblance du protagoniste, et ensuite par la non pertinence de son impertinence. Le jeune auteur connaît mal son sujet, flattant en somme le jugement des imbéciles en la matière - tous pourris ces écrivains, tous nuls à chier ces éditeurs romands -, et finalement le livre perd de sa force par sa propension à  le trait. L'auteur se rebiffe quand on range son livre au rang d'un pamphlet, estimant que c'est un roman. Pris comme tel, l'ouvrage n'y gagne pas hélas. Pamphlet passable: mauvais roman. Bref, on attend beaucoup mieux de Quentin Mouron !   

     

    Gerber01.jpgAlain Gerber. Une année sabbatique, Bernard de Fallois, 302p. ****

    Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.  Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, de Nelson Algren.

     

    Dantzig03.jpgCharles Dantzig, À propos des chefs d'oeuvre, Grasset,   ***

    Un nouveau livre assez excitant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi: tel est le nouveau livre de Charles Dantzig au  titre explicite au possible.

    Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une borne pour prêchi-prêcher, des propos d'un simplisme affligeant. Mais on pardonne à ce grand connaisseur de la littérature dont le bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire,  stimulant sa langue d'écrivain vif et inventif à la prose fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage...

     

     Vullioud04.jpgEdmond Vullioud. Les amours étranges. L'Âge d'Homme, ****

    L'année étant achevée je le dis tout tranquillement: ce livre est celui que j'ai le plus aimé de ceux que j'aie lus d'auteurs vivants en langue française, si j'excepte, pour le style,  Nuede Jean-Philippe Toussait. Comédien de talent, l'auteur est un personnage lausannois connu. Mais voici qu'il se révèle écrivain la cinquantaine passée, nouvelliste de tout premier ordre comme je n'en connais aucun en Suisse romande actuelle ni en France, à l'exception d'un Georges-Olivier Châteaureynaud.  Or c'est une fête de tous les instants que la lecture de ce recueil de douze nouvelles dont le titre, Les Amours étranges, annonce la complète singularité. Fête des mots que ce livre dont sept nouvelles au moins sont de pures merveilles: fête de sensations et de saveur, d'atmosphères très variées et d'intrigues à tout coup surprenantes; fête d'humour et de malice pince-sans-rire qui n'exclut pas le tragique ni le sordide; fête enfin d'une humaine comédie restituée dans une langue à la fois somptueuse et sensible, fruitée et vigoureuse.

     

    Damien02.pngDamien Murith, La lune assassinée. L'Âge d'Homme, 109p. ****

    Une belle réussite littéraire, sous le titre de La Lune assassinée,  marque l'entrée en littérature de Damien Murith. En à peine plus de cent pages, mais d'une intensité dramatique et d'une densité poétique rares, ce roman cristallise une tragédie domestique qu'on pourrait dire hors du temps et des lieux alors même que le passage des saisons y est fortement scandé, dans un arrière-pays où cohabitent paysans et ouvriers. Le plus étonnant, dans ce récit en deux parties constituées chacune d'une quarantaine de séquences narratives parfois très brèves (jusqu'à deux lignes sur une page), c'est qu'y cohabitent la plus noire dureté et quelle sensualité partagée entre de splendides évocations de la nature et des scènes à caractère sexuel à la fois explicites et sans complaisance.

    Jouant sur l'ellipse poétique avec un art sans faille, Damien Murith évite les écueils du minimalisme par son usage détonant des mots et des formules, et le caractère éminemment concret de tous les éléments du récit.

     

    Jaquier03.jpgAntoine Jaquier, Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme ***

    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.  Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages. son atmosphère et sa dramaturgie que l'auteur , avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer dans un roman lesté de gravité, dans une forme apparemment déjantée et pourtant tenue.

     

    meizoz_seismes.pngJérôme Meizoz. Séismes, Zoé, 86p. ***

    On est cloué dès l'incipit de ce récit autobiographique: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".  Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz ont de quoi saisir. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang". Au fil de brèves séquences, la remémoration des années d'enfance de Meizoz se déploie comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détache précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse.  Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonnierset j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser. Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent, là encore comme chez Fellini, ou comme chez un Pavese, avec les filles qui rôdent au bord du Rhône et le chair des garçons qui s'éveille.

     

    Kasischke02.jpgLaura Kasischke. Esprit d'hiver. Traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet. Editions Christian Bourgois, 273p. ****

     Les romans traitant des aléas quotidiens de la famille Tout-le-monde sont trop souvent plats, voire assommants, qui ressortissent à ce que Céline appelait "la lettre à la petite cousine". Mais il en va de l'écriture romanesque comme de l'observation des pommes, qui peut s'élever au grand art pour peu qu'un Cézanne y mette du sien. Or c'est ce qu'on se dit aussi en découvrant les tableaux de la classe moyenne américaine brossés par Laura Kasischke, et plus particulièrement, ces jours, à la lecture de son dernier roman: qu'il y a là du grand art. Esprit d'hiver est à la fois le portrait en mouvement d'une femme au tournant de la cinquantaine,  le récit d'une journée de Noël désastreuse à tous égards, et l'observation clinique, comme sous une terrible loupe, des relations délicates (proches parfois de l'hystérie) entretenues par la protagoniste en question, Holly de son prénom, et sa fille  adoptive Tatiana, dite Tatty, âgée de quinze ans et d'origine russe. Le temps du roman se réduit à un seul jour mais avec de constants retours dans le passé proche ou plus lointain, au fil d'une construction d'une parfaite fluidité.

     

    Pajak22.jpg Frédéric Pajak, Manifeste incertain 2. Buchet-Chastel, 221p. ****

    C'est un poète comme je croyais qu'il n'y en avait plus à part quelques-uns, un critique de la vie qui va et ne va pas tel qu'il n'y en a plus tellement non plus, un lecteur du monde selon mon goût profond, avec ses goûts et ses références à lui, enfin c'est un écrivain et un artiste que Frédéric Pajak, qui filtre ce qui lui est essentiel en phrases de plus en plus belles, comme enluminées en noir et blanc par ses dessins à l'encre de Chine, ou l'inverse. Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les maisons qu'il y a dans la maison. Certains livres vous engagent et d'autres vous aident à dégager. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme ou en font entendre la tonne, au sens où un orage ou le silence tonnent; et c'est un peu tout ça que je ressens en arrivant au bout de ma lecture du deuxième tome du  Manifeste incertain.

     

    Rahmy02.jpgPhilippe Rahmy, Béton armé. La Table ronde, 202p.  ****

     Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis qu'ici  c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre de Philippe Rahmy je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte", etc. C'est un livre d'une douce violence que Béton armé, dont chaque mot de verre sonne vrai. Les anciens maoïstes occidentaux sans aveu découvriront, sous la douce main de verre, la force implacable d'un écrivain stigmatisé de naissance par son incurable maladie, qui dit le vrai de part en part alors qu'ils continuent de mentir. Béton armé est de haute poésie et tout politique à sa façon, sans une concession de larbin littéraire aux Pouvoirs.

    Ces mots ainsi devraient s'inscrire au coeur de chaque jeune auteur d'aujourd'hui: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou  simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".

     

    Courbet01.jpgDavid Bosc, La claire fontaine. Verdier,155 ****

    Le grand art est parfois le plus bref, et telle est la première qualité de ce formidable petit livre: en à peine plus de 100 pages, David Bosc, quadra né à Carcassonne et Lausannois d'adoption, concentre l'essentiel d'une destinée rocambolesque et d'une oeuvre profuse qui ont déjà suscité moult gloses contradictoires. Or David Bosc fait mieux que de rivaliser avec les spécialistes: il y va de son seul verbe aigu, précis, charnel, sensible et pénétrant. Ce qui ne l'empêche pas de connaître son sujet à fond. Qu'il focalise certes sur les dernières années, du début de l'exil au bord du Léman (1874) à la mort du peintre (1877), mais avec de multiples retours: sur l'enfance à Ornans, la bohème et la gloire parisienne, la tragédie de la Commune et les "emmerdements" qui collent au cul de l'artiste révolutionnaire avec le remboursement de la colonne Vendôme renversée que l'Etat exige de lui.

     L'apport majeur de La claire fontaine est,peut-être, de situer le réalisme poétique de Courbet par rapport à Rembrandt ou Millet, notamment, en désignant ce qu'on pourrait dire son noyau secret: " Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s'égarer, peut-être, au risque surtout d'être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grant Tout".   

     

    Crevoisier03.jpgPierre Crevoisier, Elle portait un manteau rouge. Tarma, 157p. ***

    On est immédiatement saisi, à la lecture du premier roman de Pierre Crevoisier, par une scène initiale cinématographique de tournure évoquant le crash d'une voiture lancée, sur une route perdue, contre un poids lord forcément fatal - et forcément on pense à ce qu'un romancier soucieux de style éviterait d'appeler "un geste désespéré". Or on y coupe en l'occurrence, avant d'entrer dans le roman dans la foulée de Jacques, le fracassé du prologue, photographe-reporter en en vue qui en a vu d'autres, comme on dit, mais que frappe, un jour, la seule vue d'un manteau rouge passant par là au coin de la rue Baudelaire...

    La première qualité de ce premier roman est aussi bien son énergie narrative, qui fléchira parfois mais se trouve relancée par le montage d'un récit à plusieurs temps ou strates, tous marqués par la violence et la passion, les fantasmes de l'amour et les vertige de la destruction.

    Roman du dévoilement par sa structure même, Elle portait un manteau rouge est aussi celui de la passion, d'abord incandescente puis destructrice, sur fond de fascination érotique et de guerre des sexes.

    Toussaint10.jpg Jean-Philippe Toussaint, Nue. Minuit,168p. ****

    Les quatre saisons de l'amour avec Marie Madeleine Marguerite de Montalte forment une espèce de cycle chorégraphique, de l'hiver à l'hiver, cette fois en passant de Tokyo à l'île d'Elbe, via le Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice, à Paris; et plus que jamais, avec son mouvement allant et ses reprises, son ressassement et ses fugues,  l'écriture de Jean-Philippe Toussaint figure une danse à la fois légère et fluide, à pointes souvent d'humour ou de rage amoureuse, qu'on dirait parfois en l'air ou comme dans l'eau même quand on se retrouve sur le toit d'un Centre d'art contemporain, sous les étoiles japonaises qui nagent là-haut tandis que, par un hublot, on voit ces drôles d'oiseaux que sont les visiteurs d'un vernissage chouettement snob et deux  mecs qui croisent leurs regards -  hasard calculé par l'Auteur qui en fait son miel digressif.  Après les autres avatars de Marie, Nue représente le roman de l'amour qui revient, et par exemple à l'île d'Elbe quittée quelques mois plus tôt sous le feu et retrouvée dans une atmosphère écoeurante de chocolat cramé, pour l'enterrement d'un ami de Marie en passe de livrer au Narrateur un secret - tout cela dansé entre hiver et renouveau, avec pas mal d'humour et de tendresse à la clef, de fausse désinvolture et de beauté nue.   

     

    Flynno2.jpgFlynn Maria Bergmann. Fiasco FM, art & fiction, 128p. ***

    Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots:  d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances. D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise, dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.

    Le mélange du très concret et du flottant qui divague, du très ingénu et du trivial, ou la soudaine fureur qui remplit toute la page de six lignes à typographie géante ("Lève toi ! Lève-toi! Lève-toi ! Ressuscite ! petit cactus de l'amour !"), la référence à des musiques ou des films partagés (Sailor et Lula pour une image de la jouissance réduite au plan d'une main de femme ouverte come une fleur sexuelle), ou le film qu'on se repasse à l'envers, le souvenir revenu du voyage en Roumanie qu'on n'aura pas fait comme prévu cet été de merde - tout ça se constituant  en roman sous forme de lettera amorosa non moins que dolorosa...

     

    Despot01.jpgSlobodan Despot, Le Miel. Gallimard, 128p. ****

    Le premier roman de Slobodan Despot, Le Miel, paraît chez Gallimard sous le signe du dépassement de toute haine, scellé par l'expérience de la tragédie. Il en va ici, en effet, de la ressaisie des destinées humaines marquées par les enchaînements et les enchevêtrements de l'Histoire, autant que par les intrigues à jamais impures de la Politique, à la lumière de la Conscience humaine incarnée ici par deux magnfiques personnages: Vera la naturopathe et Nikola le vieil apiculteur. Le Miel de Slobodan Despot se lit comme une espèce de film très construit et très fluide à la fois, avec des enchâssements de narration très maîtrisés. Une scène centrale est extraordinaire, qui décrit le saisissement du vieil apiculteur assistant, du haut de la montagne où il a sa cabane et ses ruches, à la fuite en débandade des siens, en pleine Krajna serbe, devant l'armée bien organisée de leurs anciens "frères" croates. Tout à coup, Slobodan l'ex-idéologue pur et dur, devient un poète serbe. Par sa plume, on vit ce que vit le vieux Nikola, qui rappelle le vieil Ikonnikov de Vassili Grossman, témoin muet de la folie des hommes. Et tout son roman, bref, tendu, sensible, admirablement agencé, s'organise avec le même mélange d'autorité virile et de porosité féminine, dont Vera figure l'incarnation.

  • Ceux qui font l'inventaire

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    Celui qui classe les monts et merveilles en fonction de ses meilleurs penchants / Celle qui bat le rappel des poèmes d’amour / Ceux qui ont le sens du palimpseste / Celui qui prélève des carottes de sens dans le substrat des signifiés de la Commedia de Dante /Celle qui a conçu tout un répertoire iconographique des vanités picturales où les crânes sont légion / Ceux qui ne se comptent pas dans le décompte des andouilles du canton / Celui qui en est resté à la représentation d’un dieu constructiviste de Lego – à ne pas confondre avec le sempiternel Seigneur de l’Ego / Celle qui est pleinement consciente du fait qu’elle appartient à la génération civilisée No 500 en partant de l’époque où ses aïeux se sont fixés, non sans se rappeler qu’elle fait partie (avec nous autres d’ailleurs qui échangeons avec elle sur Facebook) de la génération d’homo sapiens Numéro 7500 en partant de l’époque où nos ancêtres (plus velus qu’au jour d’aujourd’hui) sont apparus il y a (environ) 150.000 ans – et cette chère Aurore ne s’avise pas moins de cela que nous en sommes au Numéro 125.000 des générations humaines en partant des premiers hominiens / Ceux que la généalogie passionne autant que la scrutation des flagelles de spermatos hyperactifs dans les nébuleuses biosphériques / Celui qui observe les oiseaux en train de s’accoupler au-dessus de la Galilée / Celle qui a compté les tulipes en fonction officielle dans les jardins de l’Elysée sans considération de la première dame de France par intérim / Ceux  qui inventorient les bonnes choses de la vie dont ils seront reconnaissants « par après » selon leur expression sentant bon la terre / Celui qui à treize ans connaissait l’horaire de tous les trams amstellodamois / Celle qui aurait volontiers commis les six autres péchés capitaux si elle n’avait pas été si paresseuse / Ceux qui laissent venir l’immensité des choses et celles quis’exclament au lever du jour : « Que mon existence te bénisse !/Je t’invoque en levant les mains. / Mon âme se délectera / Comme de graisse et de moelle./ Je serai le sourire aux lèvres / Et la joie célébrante », etc.

  • Mémoire vive (116)

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    SECONDE NAISSANCE. - L’enfant refusant de s’enkyster, dans les jarrets duquel se pressent déjà le bond de l’adolescence farouche, ne fera rien sans renaître une seconde fois et c’est par là-haut, derrière la maison accroupie et songeuse, seul dans les bois, qu’il découvrira soudain, crac dans le sac, qu’il est lui-même et pas un autre, et tout à coup un nouveau ciel s’ouvre à son front, au-dessus de la canopée, comme un ventre bleu duquel jaillissent des dauphins blancs, et c’est tout interdit qu’il sent en lui monter ce premier désir des Tropiques - il y a donc de la jungle et des tigres en lui, se dit-il et des idées de routes d’eau lui viennent le soir dans son repaire secret où sont déroulés les portulans décalqués à l’encre de Chine sur l’Encyclopédie de son aïeul Emile, père de son père et connaisseur sur le terrain des pyramides de la millénaire Égypte…

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    Ce lundi 1er janvier 2018.- Je suis vraiment très, très impressionné par la lecture de Bluff, de loin le meilleur livre de David Fauquemberg, dont j’ai salué ce matin la parution avec enthousiasme. Je situe ce roman à la hauteur de l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr, en lequel j’avais vu le meilleur livre de l’année 2016. Ce qui m’a impressionné en crescendo est la façon de fondre l’action tout extérieure des pêcheurs et leurs pensées, leurs réflexions et leurs moindres sensations, tout bougeant en même temps jusqu’au pic de l’ouragan. Mon socio, comme il m’appelle, a beaucoup travaillé sur la langue, hors de tout esthétisme, ou plus exactement sur les langues puisqu’il intègre une quantité de mots issus des cultures océaniques, entre autres citations de poèmes ou de sentences morales.  

    1280030432_small.jpgSUR LA POÉSIE. – Je vis là-dedans depuis le début de mon adolescence, disons vers dix ans pour le sentiment, douze ou treize ans pour l’expression verbale de celui-ci, plus intensément vers quatorze ans lorsque j’ai commencé d’apprendre par cœur des centaines puis des milliers de vers rassemblées dans l’anthologie de la Guilde du livre que j’avais trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une première préférence sentimentale pour Lamartine, Alfred de Musset et Verlaine, puis Apollinaire et le Rimbaud des Illuminations, auxquelles je reviens aujourd’hui encore. Or ce n’est que récemment que j’ai compris en quoi cet exercice, qui semblait surtout un exploit sportif à mon entourage, a compté dans mon rapport organique avec la langue, bien avant mon adhésion, vers dix-sept ans, à la poésie, plus charnelle et cérébrale à la fois, d’un René Char, puis à la prose lyrique d’un Jean Genet.

    Ce mardi 2 janvier. – Ma bonne amie ayant lu Bluff avant moi, je suis heureux de partager avec elle, comme on dit aujourd’hui, d’échanger à propos d’un beau grand livre. En outre j’ai mêmement échangé avec David dans le courant de la journée, lui disant par mail combien son roman m’impressionne, que je place aussi haut que l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr, qu’il m’a dit ensuite (son mail en réponse reconnaissante) avoir découvert grâce à mon blog, alors que lui-même se trouvait dans les mers du Sud.

     

    À PROPOS DE RENÉ CHAR. – La poésie de René Char, découverte en même temps que je lisais La condition poétique de René Ménard, vers dix-sept ans, m’a touché par son caractère à la fois éthique et sensuel, matériel et cérébral, obscur et combatif - non du tout le Char surréaliste à la rhétorique datée et creuse, mais le présocratique des garrigues aux aphorismes héraclitéens et aux fulgurances obliques, le Char des fugues limpides ou des abrupts soudain, de Fureur et mystère à Commune mesure. Ensuite j’ai fait «du Char» à ma façon, dans une suite de fragments que j’ai montré à Georges Anex, notre prof de littérature, qui les a trouvés en effet «très Char», à la fois obscurs et beaux, en me recommandant de «continuer», ce dont je me suis bientôt gardé.  

     

    Genet6.jpgPOÉSIE DE LA PROSE.La poésie de la prose m’est apparu, avant Proust et avec une plus lancinante diffusion érotique, dans les romans de Jean Genet, à commencer par Miracle de la rose, Notre-Dame des fleurs et Pompes funèbres, bien plus que dans son grand poème du Condamné à mort dont la subversion consistait à brasser l’ordure dans la forme la plus conventionnelle, voire académique, d’apparence - mais j’aspirais alors à une forme océanique libérée des carcans comme on la retrouve dans la phrase proustienne – le corps de la poésie mimant alors le dérèglement des sens dans la filiation directe du Rimbaud des Illuminations ou des Chants de Maldoror, avec le trouble et la confusion des sentiments dans laquelle je vivais alors.  

      

    POÉSIE ET POLITIQUE. – Il y a du moraliste et du philosophe chez René Char, autant qu’une veine politique dont j’avais souci entre seize et vingt ans, qui me faisait apprécier aussi une revue de tendance communiste au titre explicite d’Action poétique, dont la livraison que j’ai à l’instant entre les mains, datant de 1967, l’année de mes vingt ans, associe quelques poètes vietnamiens, et quelques auteurs français dont la plupart ont disparu, sauf un Franck Venaille dont j’ai suivi le parcours avec attention. Ceci dit, la poésie a toujours exclu, à mes yeux, le discours idéologique de premier degré.  

    Modiano5.jpgCe vendredi 5 janvier.- J’étais ce soir un peu fatigué et je m’étais ennuyé à lire deux magazines, l’un de gauche et l’autre de droite, aussi pauvres de substance l’un que l’autre, quand l’idée de lire le dernier Modiano m’est venue, et c’était exactement cela qu’il me fallait à ce moment : ces évocations de rencontres un peu somnambuliques réunies sous le titre de Souvenirs dormants, dont l’évocation remontant à plusieurs décennies m’ont aussitôt rappelé des rencontres que j’ai faites de mon coté et à propos desquelles j’aurais pu écrire moi aussi, par exemple à propos de ces groupes dont parle Modiano, liés au souvenir de Gurdjieff, qui m’ont rappelé diverses rencontres de gens qui eux aussi ont fait partie de ces groupes pratiquant le «travail sur soi», etc.

    Je me demandais ce matin comment parler de Paris. Eh bien c’est peut-être comme ça qu’il le faudrait, avec cette espèce de distance un peu magique ou un peu somnambulique propre à Modiano, mais sans «faire du Modiano»…

     

    Suisse90.jpgESQUISSE POUR UN RÉCIT.Le DEDANS de la maison est un savoir du cœur à la vie à la mort, on y revient tôt le matin quand on est jeune et tard le soir quand on a vu tout ce qu’il y a DEHORS et qu’on parle à ceux qui ne sont plus. 

    Il y a des maisons dans le ciel et dans notre maison s’en cache une autre que j’appelle tantôt mon île au Trésor et ma Garabagne ; c’est une soupente interdite à quiconque en ignore le code secret ; là s’entassent les boîtes de papillons et les herbiers, moult préparations alchimiques en bocaux, mes premiers grimoires et les relevés des records toutes catégories de la Compagnie du Ruisseau dont j’ai repris le commandement depuis que notre grand frère va aux filles.

    Les garçons de la Maison de Correction, tout en haut du quartier, en ont appris plus que nous, plus tôt et désormais sans pleurs, la rage au sang d’être nés dans les quartiers mal habités et de faire semblant de garder le rang, mais nos cabanes en forêt font bon accueil aux sinistrés du cœur… 

     

    Modiano3.jpgCeux qui ont des souvenirs dormants

    Celui qui étant né en 1947, deux ans après Modiano, peut dire «il y a 50 ans » sans affectation particulière / Celle qui a été déportée sans que son ancien amant Alberto M. n’en ait eu vent / Ceux qui ont traversé la France peu après la fin de la guerre et se rappellent les ruines et les impacts de balles dans les murs entre Dole et Auxerre / Celui qui n’a pas souffert sous Ponce Pilate mais en a pas mal bavé à l’école catholique de Jouy-en-Josas dont il a fui plusieurs fois les rigueurs militaires / Celle qui a participé au «travail sur soi» des groupes fondés par Gurdjieff mais à une autre époque et à Chandolin considéré comme le village le plus élevé d’Europe occidentale / Ceux qui volaient des livres dans les années 60 au titre de la révolution permanente / Celui qui a imité la signature de Patrick Modiano pour revendre un de ses romans tiré sur papier à la cuve / Celle qui a connu Jeannette Matignon de Salzmann née Allemand qui lui a transmis son savoir relevant de la gymnastique mystique inspirée par Gurdjieff / Ceux qui retrouvent en eux de nombreux souvenirs dormants à la lecture du dernier livre de Patrick Modiano traduit en norvégien / Celui qui a revendu plusieurs des SP de Modiano au libraire de la rue Legendre avant de les racheter en poche quand il s’est remplumé / Celle qui a pris la tangente le jour où elle devait se présenter à un examen d’économie politique et s’est retrouvée au Lutetia où elle a observé un type en train de lire Le Sabbat de Maurice Sachs / Ceux qui ont découvert Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich chez une ancienne amie de Patrick M. à laquelle on attribue (peut-être faussement) le mérite de l’avoir délivré de l’éthéromanie / Celui que son père a dénoncé comme un voyou alors que lui-même venait d’échapper à une arrestation justifiée / Celle qui avec Patrick M. a vécu les barricades de mai 68 dont on se rappelle qu’elles ont inspiré les reportages dans Vogue du futur écrivain alors proche de Françoise Hardy / Ceux qui essayent de bégayer comme Modiano et Sagan sans y parvenir faute de naturel / Celui auquel l’anecdote du type flingué dans le dernier livre de Modiano rappelle son rêve récurrent des années 70 dans lequel il voit remonter en surface le cadavre du Chinois qu’il a immergé dans un étang / Celle qui a consacré une monographie à Raymond Queneau dont le protégé a accepté de lui parler dans un bar de Pise / Ceux qui ont un enregistrement pirate de l’interprétation de L’Aspire-à-cœurs par Régine / Celui qui dans une thèse de sociologie dénonce le manque d’engagement de Modiano qu’il accuse de mettre en scène des collabos sans dire clairement ce qu’il en pense comme on le lui a d’ailleurs reproché à la sortie de Lucien Lacombe ce film ambigu limite facho / Celle qui estime que le Villa triste de Modiano pourrait être comparé à certains égards au Villa Amalia de Pascal Quignard né pour sa part en 1947 / Ceux qui n’ayant rien lu de Patrick Modiano s’estiment plus libres d’en parler en toute objectivité, etc.

    °°°

    Modiano parle de ses fugues de jeunesse, et ça me rappelle, je ne sais pourquoi, ma propension à arriver une heure en retard à presque tous mes rendez-vous, entre vingt et trente ans. Me rappelle aussi le jour ou au lieu de me présenter à un examen d’économie politique, j’ai pris la tangente et me suis retrouvé à manger du chocolat sur le rocher du Diable, au bord d’une rivière des bois de Rovéréaz…

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    Paul Ricoeur parlait des livres comme d’ami proches, souvent plus proches que ses supposés proches amis, et c’est tout à fait la même impression que j’ai par rapport à mes livres et à la plupart de mes supposés amis, à deux ou trois exceptions près que je retrouve avec le même plaisir que je retrouve un bon livre. Ceci dit, je serais tout à fait incapable de dire en quoi consiste la philosophie de Paul Ricoeur.

    °°°

    Le cadavre sur le tapis, dans Souvenirs dormants, m’évoque naturellement le cadavre du jeune type dont je me suis débarrassé en rêve en 1969 après le meurtre du Chinois au Shanghai, et qui m’a poursuivi des années durant.

     

     

    Handke.jpgHANDKE AUX CHAMPIGNONS. - Commencé de lire le dernier opuscule de Peter Handke, L’Homme qui était fou de champignons, sur Kindle. Tout de suite pris par cette histoire d’un type obsédé par l’argent, quand il était enfant, et qui s’est rapproché de la ville par le commerce des champignons alors qu’il était plutôt un homme des bois, comme je l’ai été à ma façon. Ensuite le récit m’a semblé se délayer et l’ennui m’en a détourné. Poil au nez.

    FILMS RADICAUX. - J’ai vu hier soir plusieurs courts métrages de Jean-Marie Straub, également radicaux et ennuyeux, qui nous ont décidés de ne pas faire demain soixante bornes pour assister aux 18 Minutes qu’il a tirées de Gens du lac de Janine Massard. Trop fatigué et pas envie de cautionner ce cinéma si radical qu’il en devient radicalement ennuyeux.

    Exemple d’un court métrage radicalement ennuyeux: ce film-tract à la mémoire de jeunes gens en fuite qui se sont électrocutés dans un transformateur, près de Paris, en fuyant des flics si j’ai bien compris - mais le problème est justement qu’on n’y comprend rien sans notice explicative.

    Sept séquences montrant en travelling-balai un groupe de maisons en banlieue et ce transformateur, avec sept fois la même surimpression des formules Chaise électrique et Peine de mort.

    Oui, et après ?

     

    rechte_spalte_gross.jpgCe mercredi 10 janvier. – Les jambes toujours douloureuses, mais le moral est bon. Je regarde Francofonia de Sokourov en préparant un gâteau au fromage en vue du repas avec Germinal Roaux que la productrice de Vega, Ruth Waldburger, m’a demandé d’interviewer pour le dossier de presse de Fortuna.

     

    AMIS PERDUS. - En repensant au silence psychorigide de B.C, qui n’a pas daigné répondre à la lettre amicale que je lui ai envoyée il y a quelques temps, ou aux dernières années si décevantes de mes relations avec V.D., après nos lumineuses retrouvailles, j’éprouve de la tristesse en imaginant ce qui aurait pu advenir de nos amitiés sans un tel gâchis - sans juger l’un ou l’autre pour autant, ni m’accuser non plus de rien. C’est ainsi. La vie est difficile pour tous et nous tâchons de nous en sortir le moins mal possible. N’empêche…

    N’empêche que je leur en veux. J’en veux à la vie. Je pourrais m’en vouloir d’avoir été trop cassant ou au contraire trop coulant, mais en même temps je me dis que j’ai agi, comme toujours, selon mon sentiment, etc.

    Enfin, quel ami ai-je été ? Ai- je été l’ «artiste de la brouille» dont a parlé un Bertil Galland, certes rompu lui-même au grand art des simulacres d’amitié et de la malveillance policée? Je ne le crois pas. Mais c’est à ma bonne amie qu’il faudrait le demander, toujours juste dans ses appréciations à propos de «la vie» et des gens…

     

    Ce vendredi 12 janvier. – J’ai cru hier qu’on était le 12 janvier, alors que c’est aujourd’hui, et je repense donc à mon père, qui aurait eu 101 ans et dont il faudrait que je relise le cahier jaune qu’il a rédigé à mon intention. Nous sommes devenus amis peu avant sa mort, et il l’est de plus en plus aujourd’hui, lui qui fut un modèle de probité et d’humble, indéfectible attachement.

     

    JLK89.JPGDE L’EXERCICE. - Je vais tâcher de me remettre au portrait, sachant qu’il s’agit du genre le plus délicat en peinture, au sens où je l’entends en tout cas, c’est à savoir : au sens de la ressaisie de l’âme de la personne, ni plus ni moins, et non seulement de ce que Francis Bacon appelle la flaque, autrement dit : l’émanation physique et psychique du sujet, captée au tréfonds de la peinture mais parfois bien loin de la Personne. Pour ma part j’aimerais faire passer la Personne avant la peinture. La Personne, au sens où je l’entends, a droit à une majuscule.

     

    HOMO DEUS. - La lecture d’Homo deus m’intéresse par les détails illustrant cette «brève histoire de l’avenir» et par exemple ce qui est dit des casques d’attention mis au point sous l’égide de l’armée américaine, qui permettent de focaliser l’attention du guerrier sur la cible à traiter, ou, s’agissant de la femme du guerrier qui ne serait pas elle-même guerrière, sur les travaux du ménage à effectuer selon l’organigramme ad hoc.

     

    Jauffret.jpgMICROFICTIONS.La seconde tranche des Microfictions 2018 de Régis Jauffret me paraît très inégale, parfois même faible. Broie du noir pour nous faire rire jaune, mais je ne marche pas. Ici et là de bonnes pointes, ou des amorces d’idées narratives qui pourraient être intéressantes, mais sans développement, Tout ça en somme mornement répétitif dans la tautologie pseudo-réaliste, et plus même : paresseux.

    Une seule nouvelle de Tchekhov, Les groseilliers, et l’on en revient à un rapport bien plus juste, loyal et sensible, avec la réalité, loin des Microfictions si tendancieusement poussées au noir, même si le Russe ne dore pas la pilule - et c’est le moins qu’on puisse dire. Ce qui est intéressant, à relever dans ses carnets, c’est que plus lui-même se sent d’humeur gaie et plus ce qu’il montre de la réalité s’assombrit. On le lui avait reproché, mais c’est ainsi, je dirais que c’est son esprit de conséquence, alors que le noircissement systématique de Jauffret me semble inconséquent.

     

    PETITES PHRASES ASSASSINES. - Tout de suite intéressé par la fine analyse, à fleur de langage, de ces petites phrases qui ont l’air de rien et qui en disent pourtant long, parfois jusqu’à la méchanceté maquillée en fausse bonhomie, dont Philippe Delerm fait le miel de son dernier livre, intitulé Et vous avez eu beau temps ? Untel vient de se faire larguer par sa compagne, et son entourage : «Et vous n’avez rien vu venir ?». Ou à l’hôpital pour s’échapper d’une visite pesante : «Nous allons vous laisser»…

     

    Ce vendredi 19 janvier. - En rêve cette nuit, j’ai vu Snoopy dévaler follement d’un escalier et en mourir, rien n’y a fait malgré mon téléphone à Maurice Béjart. Ensuite j’ai rêvé de B. C. et de sa nouvelle compagne, qui vivaient dans un drôle de castel sans aucune fenêtre mais entouré d’une espèce de muraille et surmonté d’un minaret. Comme je n’ai point d’ami psychanalyste pour interpréter la chose, je laisse tomber et reviens à Tchekhov, avec Ionytch que j’ai dû lire déjà mais dont je ne me souvenais de rien, sauf de la mauvaise plaisanterie du rendez-vous galant au cimetière.

    °°°

    fortuna_6.jpgHélas je ne note pas assez, dans ces carnets, ce qui compte vraiment au fil des jours, et par exemple ce que j’ai pensé de Fortuna, le nouveau film de Germinal Roaux, et l’excellent moment que nous avons passé ensemble, l’autre jour, avec maints sujets de conversation très intéressants, sur Sokourov et Tarkosvki (dont il m’a recommandé la lecture du Temps scellé), Vivre de Kurosawa qu’il ne connaît pas et ce qu’il a vécu au Simplon avec Bruno Ganz et la bande du film, notamment.

     

    Ce mardi 23 janvier. – Bien bonne petite lettre de Gérard J. à propos de La Fée Valse, qui me touche beaucoup : « Sachez que j’ai lu et relu votre Fée Valse avec un grand bonheur. J’ai souvent pensé aux poèmes en prose de Baudelaire. Les vôtres sont plus courts mais ils font autant rêver. Tout y est réussi, mais vos débuts, quel régal ! Les premières phrases, et on est entraîné. On pense aussi à Pasolini (sa part angélique et céleste). Vous êtes notre Ariel. »

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    AUTOUR DE GUSTAVE ROUD. - Mon ami l’AB me dit, au téléphone, que le puceau (c’est ainsi que j’appelle Bruno Pellegrino) a bien travaillé, et c’est tant mieux. Je craignais en effet un livre de vieille fille en lisant, dans 24 Heures, la présentation, d’ailleurs élogieuse, du récit qu’il a consacré à Gustave Roud, sa sœur et son entourage littéraire, et puis non : l’AB , qui connaît le sujet mieux que personne en sa qualité d’ami confident du poète. et de complice de Madeleine, s’y est retrouvé au point de s’émerveiller de ce qu’un jeune auteur d’aujourd’hui puisse s’être imprégné du climat moral et physique de ce petit monde avec autant de justesse et de finesse – à ce qu’il dit et je lui fais confiance.

     

    DE LA SEICHE LITTÉRAIRE. - J’ai relu tout à l’heure le papier que j’avais consacré dans 24 Heures, en 2007, aux Microfictions de Régis Jauffret, que j’avais intitulé. Mille pages de trop ? et je me dis que je pourrais le reprendre en y ajoutant de nouvelles observations guère plus encourageantes, voire pires, car le ton et la façon restent pareils, de même que le regard est toujours celui d’une seiche littéraire crachant son fiel noir dans le bocal d’eau claire de la réalité quotidienne avant de s’exclamer : ah mais quelle horreur, quelle noirceur !

     

    UNE QESTION SANS IMPORTANCE. - Que fais-je le mieux en tant qu’écrivain ? Il me semble que ça se partage entre mes carnets, mes chroniques et mes poèmes, mes poèmes en prose et, du point de vue de la narration, certaines de mes nouvelles et le roman déconstruit tel que je l’ai pratiqué dans Le viol de l’ange, mais je me sens à vrai dire peu romancier, faute peut-être de naïveté ou simplement de persévérance en la matière – je ne sais trop et m’en fiche finalement.

     

    Enfant9.JPGMIO PICCOLO AMARCORD. - J’ai repris ces jours les récits d’À côté de chez nous, dont il me semble qu’ils pourraient constituer un livre de plus, dans le sillage du Pain de coucou, de L’Enfant prodigue et du Viol de l’ange, mais aussi de plusieurs récits du Sablier des étoiles et du Maître des couleurs, en revenant au quartier de nos enfances, à travers le temps et l’extension des lieux à la ville et au monde, etc.

    Or je travaille à ces récits comme à une sorte de Lego ou de jeu de dominos, dont chaque pièce en appellerait une autre. Essentiellement un travail sur le langage et ses multiples niveaux, selon les personnages, mais pas que. Suite en somme de la fresque poétique de mon Amarcord personnel, reprise et développée dans le temps, etc.

     

    Dillard.jpgÀ PRÉSENT, SELON ANNIE DILLARD. - « N’est-il pas bien tard ? Bien tard pour être en vie ? Nos générations ne sont-elles pas les plus décisives ? Car nous avons changé le monde. Notre époque n’est-elle pas la plus cruciale d’entre toutes ? Ne peut-on dire que notre siècle a une importance particulière qui rejaillit sur nous ? Notre siècle et son Holocauste unique, ses populations de réfugiés, ses exterminations totalitaires en série, notre siècle et ses antibiotiques, ses puces électroniques, ses hommes sur la lune et ses transplantations génétiques ? Non, ni notre siècle ni nous. L’époque qui est la nôtre est une époque ordinaire, une tranche de vie semblable à toute autre. Qui peut supporter d’entendre cela, qui accepte de l’envisager ? Il se peut cependant que nous soyons la dernière génération – voilà au moins qui est réconfortant. Si l’on supprime la menace de la bombe, qui sommes-nous ? D’insignifiantes perles sur un collier sans fin. Notre époque n’est qu’un banal brin d’un improbable fil»…  

     

     

     

  • Du voyage

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    C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

     

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

     

    043.jpgIl va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

     

    085.jpgAvant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

     

    Lucy1.jpgMa bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite, et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...

     

    Image: les livres que nous emporterons cette fois...

     

     

     

  • Une tragédie sublimée par la poésie

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    Départ en beauté pour le nouveau film de Germinal Roaux, «Fortuna» présenté à la Berlinale 2018, dans la section Génération, avant de faire l’ouverture du festival des Droits Humains à Genève, à la mi-mars, en présence du Président de la Confédération Alain Berset. Avec un Bruno Ganz très impliqué et rayonnant de force intérieure, et la (magnifique) jeune comédienne, éthiopienne Kidist Siyum Beza, notamment, ce très beau film à double valeur de poème cinématographique épuré, et de tranche de vie bouleversante sur fond de tragédie humanitaire, confirme le très grand talent du réalisateur romand dont c’est le deuxième long métrage, après «Left Foot, Right Foot».

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    Germinal Roaux, poète de cinéma, a imposé, avec ses trois premiers films, un nouveau regard sur la réalité contemporaine et une écriture immédiatement personnelle, fixée dans le noir et blanc. Dès son premier court métrage, Des tas de choses (2003), évoquant la situation d’un handicapé mental dans notre société, l’émotion était au rendez-vous: «28 minutes de grâce absolue; un supplément d’âme», écrivait alors Pierre Assouline dans Le Monde. En 2007, Icebergs, abordant le mal-vivre des ados en banlieue, décrochait le prix du Meilleur Espoir à Locarno, avant d’être primé à Soleure. Quant à son premier long métrage, Left Foot Right Foot, nouvelle tranche de vie juvénile intense oscillant entre amour lancinant et dérive autiste, il cumula les récompenses suisses et internationales. 

    L'année 2018 marque une nouvelle avancée pour le réalisateur vaudois, avec Fortuna. En cours de montage, sur la base d’un «rough cut», Germinal Roaux a déjà été récompensé, en septembre 2016, par le Filmmaker Award 2016. C’est l’actrice américaine Uma Thurman alors présidente du jury qui lui a remis ce prix doté, par la firme IWC et en marge du festival du film de Zurich, d’une somme de 75'000 francs pour la finalisation de son film. 

    A noter aussi que celui-ci marque une nouvelle avancée du travail de Germinal Roaux, à la fois par le geste artistique qu’il manifeste (toujours dans le noir et blanc) et par la dimension à la fois humaine et spirituelle qui oriente son aperçu d’une situation dramatique hautement significative... 

    Fortuna ou le choix de vivre 

    L’histoire de Fortuna, adolescente éthiopienne de 14 ans qui se retrouve seule, loin de ses parents, dans le monastère du Simplon dont les chanoines accueillent des réfugiés avant leur répartition en divers centres de requérants, illustre un drame personnel poignant sur fond de catastrophe humanitaire. Alors que les images d’une dramatique traversée de la mer la hantent encore, Fortuna n’a d’abord partagé son secret, dont on devine bientôt la nature, qu’avec la vierge Marie; puis c’est à Kabir, devenu son amant lors de leurs tribulations communes, qu’elle se confie, provoquant d’abord la fureur de l’homme, au déni de toute responsabilité, qui exige d’elle qu’elle élimine leur enfant à venir, avant de se radoucir et, à la suite d’une descente de police, de disparaître… 

    Sur cette trame à la fois simple et pleine de non-dits, alternant douceur christique – le quatrième évangile de Jean est clairement cité – et violence, et qui oppose les raisons du cœur, incarnées par une communauté religieuse fraternelle, et les règles de la politique d’accueil, avec ses applications strictes ou plus nuancées, Fortuna propose, à l’écart de tout discours politique ou religieux convenu, une réflexion en situation sur une des tragédies majeures de ce début de 21e siècle, dont les résonances spirituelles conjuguent le chant du monde, par l’épure des images, et le poids du monde lié aux seuls faits. 

    A travers la destinée emblématique de la jeune protagoniste, c’est aussi la question du choix personnel qui est posée par ce film, engageant la responsabilité de chacun par delà les simplifications administratives et les décisions imposées d’en haut, dans le ressenti profond de la vie. 

     

    Entretien avec Germinal Roaux 

     

    - Quelle a été la genèse de Fortuna? 

    Tous mes projets de cinéma démarrent avec une rencontre dans la vraie vie. Pour Left Foot Right Foot, c’était la découverte de ces jeunes filles qui se prostituent occasionnellement pour s’acheter des fringues de luxe. Cela m’a questionné sur notre société et le monde du paraître. Pour Fortuna, ça a commencé avec ma compagne comédienne, Claudia Gallo, qui a été engagée à Lausanne par le CREAL (Centre de ressources pour élèves allophones) afin de s’occuper des enfants roms qui traînent dans la rue et participer à leur encadrement. De fil en aiguille, on lui a demandé de s’occuper de mineurs non accompagnés, que j’ai rencontrés à mon tour et dont les histoires m’ont bouleversé, notamment le récit d’une jeune adolescente tombée enceinte pendant son exil, qui préfigure celui de Fortuna. La situation de ces jeunes exilés était si déchirante, leurs récits si forts et courageux qu’il me fallait parler d’eux, faire quelque chose. Nous sommes tous désarmés devant ce qui se passe en Europe, en Méditerranée avec les traversées cauchemardesques auxquelles on assiste sur nos écrans, dans nos radios sans pouvoir aider. C’est terrible de se sentir impuissant devant tant de souffrance. Toutes ces réflexions nées de mes rencontres avec ces jeunes m’ont appelé à écrire l’histoire de Fortuna. Durant les premiers mois d’écriture, j’ai fait des recherches sur l’accueil des réfugiés en Suisse et c’est là que j’ai découvert que pour pallier le manque de place dans les centres de requérants, des frères du monastère d’Einsiedeln en avaient accueilli chez eux. Du coup, cela a résonné en moi et m’a donné envie de situer le film à l’hospice du Simplon, dont j’aimais le lieu et que je connaissais pour y avoir fait des photos. Ma rencontre avec les chanoines du Simplon a été déterminante dans l’écriture du projet Fortuna. Mois après mois mes carnets de notes se sont remplis comme un herbier, une collection d’idées et de mise en relation qui ont fini par aboutir à un projet de long métrage. 

    - Comment avez-vous passé de celui-ci à la réalisation? 

    J’avais commencé à écrire un traitement d’une trentaine de pages, après quoi je suis allé voir la productrice Ruth Waldburger à Zürich. Elle a tout de suite été intéressée et m’a dit: on y va. Et quand Ruth dit qu’on y va, on y va vite. J’avais un délai de trois mois pour déposer un dossier à Berne, afin d’obtenir les fonds d’aide à l’écriture. Ainsi me suis-je attelé au scénario, que j’ai élaboré avec la collaboration de ma compagne dont la connaissance du sujet sur le terrain m’a beaucoup aidé et le soutien précieux de mon ami Claude Muret. Ensuite tout est allé très vite… 

    - Comment s’est passé le casting? 

    Le casting a été un long travail, d’abord en Suisse. J’avais au départ assez envie d’impliquer des mineurs non accompagnés dans ce projet, avant de rapidement me rendre compte que ce serait impossible pour des raisons émotionnelles évidentes. Le premier casting helvétique ne m’a pas révélé LA perle. Je voulais en effet une jeune fille qui venait juste d’arriver en Europe, encore marqué dans sa voix et dans son corps par ses origines africaines. Les jeunes filles que l’on rencontrait ici s’étaient rapidement adapter à notre mode de vie occidental et avaient souvent activement perdu tout de leurs racines. Par la suite, avec l’aide d’une directrice de casting nous avons fait des recherches à Paris, puis en Afrique de l’Ouest, également restée vaine. Sur les recommandations de Ama Ampadu, une amie productrice, j’ai proposé à Ruth Waldburger d’aller faire le casting à Addis-Abeba où, durant une dizaine de jours, nous avons testé une centaine de garçons et de filles devant la caméra, et c’est là que je suis tombé sur Kidist, LA Fortuna que je cherchais, une orpheline qui parlait un peu d’anglais et avait tenu un petit rôle dans le film éthiopien Lamb de Yared Zeleke, primé à Cannes en 2015. Kidist Siyum Beza m’a tout de suite impressionné par sa présence, et la force qui émanait de sa fragilité tenant notamment à sa foi profonde. Elle rayonne: on la sent du côté de la vie malgré sa tristesse. Quant au garçon, Assefa Zerihun Gudeta, qui n’était pas prévu au casting, je l’ai rencontré parmi les nombreux curieux qui nous tournaient autour. Il avait fait un peu de théâtre, et sa présence incroyable m’a tout de suite saisi. Ensuite il s’est donné une peine énorme pour entrer dans le jeu. 

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    - Et comment Bruno Ganz est-il entré dans le projet? 

    J’ai pensé à lui déjà en cours d’écriture, car il me fallait un acteur de sa stature pour porter le rôle du chanoine «supérieur». Or, depuis Les ailes du désir de Wim Wenders, qui m’a donné envie de faire du cinéma, j’admirais Bruno Ganz pour son mélange de solidité et de douceur.

    J’en ai donc parlé à Ruth Waldburger, nous lui avons envoyé le scénario, qui l’a beaucoup intéressé, et notre première rencontre a été marquée par une belle discussion. Il posait beaucoup de questions, sensibilisé aussi par le fait qu’Angela Merkel venait d’accueillir un million de réfugiés. Or, travailler avec lui m’impressionnait beaucoup, et je ne savais pas trop comment allait se faire la greffe entre cet immense comédien et une débutante.

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    Avec la jeune Kidist, je ne voulais surtout pas risquer d’abîmer ce qu’elle pouvait amener d’elle-même à son personnage de Fortuna et pour cette raison j’ai décidé de ne jamais lui donner le scénario. Nous avons travaillé en partie sur l’improvisation – ou plus exactement sur l’adaptation du dialogue au langage propre des deux acteurs éthiopiens, avec l’aide précieuse d’une interprète amharique. A contrario Bruno Ganz exigeait la stricte interprétation d’un texte dont il garantissait ne pas toucher une virgule. Deux façons bien différentes d’appréhender le travail et de construire les personnages du film. 

    - Comment le tournage s’est-il passé avec les requérants figurants? 

    Le tournage, qui a duré sept semaines, entre avril et mai 2016, a été une expérience unique, qui a culminé au cours d’un souper commun, le soir du tournage de la descente de police à l’hospice du Simplon, réunissant les acteurs et les figurants amateurs d’origine variée – requérants venus de divers centres d’accueils ou familles de roms –, l’équipe technique et les chanoines, plus tous ceux qui nous ont aidés d’une façon ou de l’autre, soit une huitantaine de personnes qui ont beaucoup parlé entre eux, ce soir-là, de religion ou de questions liés à l’asile. Dans l’ensemble, le tournage du film, qui aurait pu tourner à la catastrophe du fait de la rigueur des conditions, coincés que nous étions à plus de 2000 mètres d’altitude et par un froid glacial, a vraiment été une réussite et une aventure collective marquante pour tous.

    - Le tournage de Fortuna aurait pu tourner à la catastrophe du fait de la rigueur des conditions, à plus de 2000 mètres d’altitude et par un froid glacial.

    Comment cela s’est il passé avec les «vrais» chanoines? 

    Tout au début, je les ai sentis un peu réticents à accueillir une équipe de tournage, en tout cas pour certains d’entre eux, puis ils ont lu le scénario, en ont beaucoup parlé entre eux et ensuite nous ont hébergé et aidés avec beaucoup de bonne volonté et de chaleur. 

    - Qu’en est-il pour vous de la question spirituelle, très importante dans le film? 

    J’ai voulu rendre, surtout, un climat. Le contexte y portait évidemment. Pour la scène centrale, que j’ai beaucoup ré-écrite, s’agissant d’un débat contradictoire entre cinq chanoines parlant de l’accueil en invoquant à la fois leur vocation et leurs réserves par rapport à la société et ses lois, j’ai eu plusieurs entretiens avec des religieux pour essayer de mieux les comprendre et de m’identifier à eux. A cet égard, alors même qu’il montrait une certaine crainte à endosser ce rôle, Bruno Ganz, extraordinaire de vérité dans le film, a véritablement porté le personnage du moine convaincu du rôle évangélique fondamental de l’accueil, en contraste avec ses frères plus empêtrés dans leurs histoires d’église. Il est d’ailleurs plus question d’une quête d’humanité que de religion. 

    - Tout ça en noir et blanc. C’était obligé? Ruth Waldburger n’a pas froncé les sourcils? 

    Du point de vue artistique, Ruth Waldburger m’a laissé une très grande liberté. Quant au noir et blanc, c’est ma langue, et ça l’est de plus en plus. Cela me semble le médium idéal pour raconter les histoires telles que je les conçois. On pourrait en parler longuement, même du point de vue philosophique, avec le jeu de l’ombre et de la lumière, et je crois que le spectateur est engagé de façon très différente devant un film en noir et blanc. Le cinéma peut nous ramener à une expérience du temps présent et c’est cela que je recherche. Mon souci est de rendre le spectateur actif, de lui donner un rôle, de l’inviter à réfléchir sur des questions essentielles de notre condition humaine. La vraie difficulté de l’écriture cinématographique c’est de réussir à écrire l’histoire non pas de l’extérieur comme si on l’observait mais de l’intérieur comme si on la vivait et permettre à chaque spectateur de voir son propre film en lien avec son propre vécu. Un film devrait pouvoir s’écrire dans le regard de celui qui le voit. 

    - Enfin, la conclusion de Fortuna reste ouverte… 

    La fin n’est pas une fin, mais le début de la nouvelle vie de Fortuna, devenue femme. C’est une conclusion ouverte qui offre différente interprétation et qui permet surtout de faire résonner le dernier long discours de Bruno Ganz sur la question du choix. J’ai d’ailleurs remarqué que la compréhension de la fin différait aux yeux d’un homme et d’une femme, l’un et l’autre interprétant des signes différents en fonction d’une différence d’approche, mais je ne vous en dis pas plus... 

    Propos recueillis par JLK 

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    Germinal Roaux, à propos de «Fortuna»

    Chère Mer Méditerranée, 

    toi qui t’étires du détroit de Gibraltar à l’Ouest, jusqu’aux entrées des Dardanelles et du canal de Suez à l’Est, 

    toi qui as connu Socrate et Platon, 

    toi la généreuse, qui depuis toujours as nourri les hommes, toi qu’on appelle littéralement «mer au milieu des terres», — en latin mare medi terra —, 

    toi qui nous enveloppais des tes eaux tièdes et turquoises lorsque nous étions enfants, 

    toi la bienveillante qui pris part à nos premières amours adolescentes, 

    toi qui nous berçais de tes clapotis enchanteurs une nuit d’été quand nous découvrions la Grande Ourse et la Voie lactée, 

    toi qui toujours as été lien entre l’Afrique et l’Europe, toi «Notre Mer», — Mare Nostrum —, comme te nommaient les Anciens, tu es devenue depuis quelque temps, depuis trop longtemps déjà, l’endroit où tes enfants meurent d’avoir rêvé d’une vie meilleure. 

    Aujourd’hui, tes eaux limpides sont tachées de sang, la peur a contaminé tes côtes, des corps lourds, sans nom ni visage, reposent en toi, leurs âmes désorientées errent sous l’écume de tes houles assassines. 

    Comment est-possible? Que s’est-il passé? Comment supporter d’assister impuissant aux dizaines de milliers de morts disparus dans tes bras? Comment supporter cela? Je devine pourtant que tu n’y es pour rien, et que c’est nous, les hommes, qui avons fait cela. Qu’avons-nous fait? Quel est ce monde? Y a-t-il quelque chose que je puisse faire? C’est sans doute par ces premières questions qu’a débuté l’écriture de Fortuna. Il était nécessaire de faire quelque chose, d’essayer tout du moins. J’ai cherché sans hystérie ni démagogie la façon dont nous pourrions nous élever. Humblement, avec les outils de l’artiste et ceux du cinéma, j’ai tenté de créer l’espace d’une réflexion. J’ai rassemblé patiemment les témoignages de jeunes mineurs non accompagnés, de réfugiés, de religieux, d’éducateurs. J’ai essayé de comprendre qu’elles étaient les souffrances et les enjeux de notre société actuelle face aux questions de la migration. Je ne pense pas avoir trouvé de réponses. Mais j’ai souhaité que ce film puisse nous rassembler autour d’idées qui cherchent à unir plutôt qu’à diviser. Avec la poésie, d’essayer d’inspirer plutôt que d’affirmer. «Poésie» dans sa racine grecque veut dire «faire». Un jour, quelqu’un demanda à Paul Valéry «Ça veut dire quoi votre poème?», et Paul Valéry répondit: «Ça ne veut pas dire, ça veut faire!» Modestement, c’est cela aussi que j’essaie de faire. Un cinéma qui aurait l’ambition de «faire» plus que de dire. 

    Germinal Roaux

  • Les Omcikous

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    Je ne sais pas pourquoi
    je te vois à côté d’un poêle.
    Tu as d’énorme mains.
    Ta femme aussi est un colosse.
    Au milieu de Paris
    vous avez l’air d’enfants perdus.
    Deux charbonniers sculpteurs,
    deux forgerons aux yeux de braise,
    deux ouvriers subtils
    à marteler le temps des heures.
     
    À l’atelier sacré,
    les roses au creuset du volcan,
    lave et neige mêlées,
    jailliront de vos mains noircies -
    vos ailes encore ardentes.
     
    Deux Anges en tabliers de cuir
    aux sourires muets.

  • La saga des Grands Oncles

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    En regardant une photo de famille

    L’obscure poussée de vigueur m'a repris à dévisager ces figures de Grands Oncles rêvés, et tout aussitôt leurs prénoms me sont revenus.  Tout en haut à droite l’oncle Bertie colosse romantique chercheur d’or. En bas à gauche l’oncle Robert arrachant sa camisole de force à la Waldau. Derrière lui l’oncle Ferdi bâtisseur de viaducs aux vannes parisiennes. Deux tantes plus loin à droite l’oncle Sepp fou de foot. Absent pour cause de voyage l’oncle Fabelhaft négociant en Orient un nouveau lot de tapis. Absent pour cause de rogne l’oncle Vitus du chalet de Berg am See au bord du ciel. Et des phrases de rhapsode me sont revenues aussitôt. Du coup j'ai rêvé de repartir à mon tour de par le monde. Je me suis vu  arrachant mes camisoles. Je suis vu tracer des plans de ponts. Je me suis vu dans l’équipe nationale pleine de nègres. Je me suis vu négocier des tapis au Rajahstan. Je me suis vu retailler des solives à la hache pour ajouter sept bibliothèques à La Désirade. Soudain ma prose d’hier m'a paru fade et j'ai tout repris à zéro…

     

  • L'Ange de la nuit

    Lire la suite

  • Notre secret

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    Pour L.

     

    T’as quelque chose à me dire,

    je t'entends bien.

    J'veux dire: je m’entends bien avec toi,

    et je m’entends mieux avec moi quand t’es là.

    Partout où je te retrouve sur mon chemin

    je m'retrouve en même temps.

    J’sais pas pourquoi mais c’est comme ça :

    même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là.

    D’ailleurs c’est normal vu que ton prénom veut dire ça,

    et que c’est pour ça que tes yeux m’éclairent,

    et que ce que je regarde avec tes yeux,

    me paraît plus lumineux.

     

    Mais là j’sens que t’as quelque chose à me dire,

    ici et maintenant,

    et ça aussi c’est normal,

    vu que moi aussi j'te le dis

     

    Papier découpé: Lucia K