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Carnets de JLK - Page 62

  • Irrécupérable poésie

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    Pasolini en dialogue posthume. En mémoire de la terrible nuit du 1er novembre 1975...

    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, noi digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

    Ainsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, répondant aux questions pertinentes de Giuseppe Cardillo, dans un entretien traduit par Anne Bourguignon et qui constitue un document réellement éclairant, à la fois sur la démarche de l’écrivain-cinéaste et sur l’esprit de l’époque.

    Cela me semble en effet très « époque » de s’attacher pareillement au caractère irrécupérable de tel ou tel objet de création, et de privilégier ainsi « la poésie ». Mais il faut lire l’entier de l’entretien, et le rapporter à l’ensemble de l’œuvre et aux réflexions de cet artiste cherchant à tout moment à « théoriser » le magma de sa complexion éminemment contradictoire en butte au chaos du monde, pour mieux saisir la tournure de cette affirmation, qui vaut autant dans la postérité de Rimbaud et Baudelaire que dans celle d’Antonio Gramsci.  

    Ce présent entretien fut capté lors du deuxième voyage de Pasolini aux States, après une premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique, inexistante en Italie ».

    En 1969, après une activité artistique intense (notamment avec Théorème et Porcherie) et de vifs démêlés idéologico-politiques liés à sa critique de la «fausse révolution» en Italie, Pasolini se trouve dans une période de remise en question dont les tenants socio-politiques (sa déception de marxiste assistant, à l’avènement d’une société consommation nivelant à peu près tout, et notamment le peuple du sous-prolétariat qui inspira ses premiers livres, dont Ragazzi di vita, et ses premiers films, au nom du bien-être généralisé) et les aboutissants éthiques et artistiques sont clairement détaillés.

    S’il y avait du militant «éducateur» et du provocateur chez Pasolini, c’est en poète, «irrécupérable» selon lui-même, en artiste polymorphe, que Pasolini s’exprime ici : sur le cinéma (et plus précisément celui de Godard, qu’il admire sans partager ses options esthétiques), sa conception religieuse de la réalité (hors des églises et même de la foi), les parfums de son enfance, sa première conscience politique (éveillée par la condition des paysans frioulans) et, surtout, l’importance radicale, voire sacrée, du style, à propos duquel il dit une chose à mes yeux essentielle, à la fois au regard de son œuvre et d’une approche incessamment irrécupérable de la réalité, tous genres confondus du moment que la poésie éclaire nos « minutes profondes » en toutes langues et formes : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l’ai dit, la réalité est hiérophanie – elle l’est de façon sentimentale et intuitive – et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n’est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement dit un langage sacré »…

    L’inédit de New York, entretien de Pier Paolo Pasolini avec Giuseppe Cardillo. Traduit de l’italien par Anne Bourguignon. Préface de Luigi Fontanella. Editions Arléa, 92p.

     

  • Ceux qui ne céderont pas

     
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    Celui qui a toujours posé les questions-qui-fâchent / Celle qui est restée auprès du mécréant quand celui-ci se déclarant athée au dancing a été lapidé par les regards / Ceux qui ont voué Baruch aux enfers qu’ils disait ne pas exister / Celui qui fait œuvre de Mémoire au milieu des amnésiques de son âge / Celle qui croyante a souffert de voir son fils s’éloigner de Dieu sans cesser de l’aimer / Ceux qui  ne croient qu’au Dieu de miséricorde qu’il y a en eux / Celui qui croyant n’a pas cru mal de publier l’Histoire du méchant Dieu de son ami Pierre Gripari / Celle qui aimant la poésie ne peut souscrire à aucune idéologie de domination / Ceux qui sur Internet  rappellent à leurs cousins du Hamas que Mahmoud Darwich aussi était mécréant / Celui qui a été condamné à rester debout sur une jambe pour cracher le morceau qu’il a gardé en sa bouche de Vérité/ Celle qui signait Spinoza sur Internet et qu’on a don dit sioniste du complotinternational / Ceux qui chargés de garder le blasphémateur l’écoutaientattentivement et le trouvaient moins fou que leurs supérieurs / Celui qui n’aurait jamais toléré qu’un pasteur fourrât (du verbe fourire) son nez dans ses affaires persos non mais des fois / Celle qui rappelle discrètement sur Facebook qu’Augustin aussi quoique canonisé sur le tard estimait qu’il fallait occire les infidèles / Ceux qui sur Internet copient / collent ces propos de l’intraitable Waleed que d’aucuns apprécieront : «En vertru des actuelles lois internationales, je pourrais porter plainte contre Mahomet pour crimes deguerre, crimes contre l’humanité, vols, viols, pillages et destructions. Le Prophète serait condamné pour esclavagisme, commerce illicite d’êtres humains, pédophilie,misogynie et racisme envers les non-musulmans. À l’époque, bien sûr, ses comportements les plus déviants étaient conformes aux traditions. Mais il est inconcevable que les musulmans puissent encore qualifier leur Prophète de messager de Dieu, de Prophète de la paix, de l’amour et de la miséricorde en sachant tout cela » / Celle qui est fière de son fils en dépit de sa propre croyance et de l’opprobre du voisinage / Ceux qui estiment que les musulmans ne sont pas mûrs pour la démocratie ni d’ailleurs les Noirs ni les Chinois ni les femmes en règle générale ni les salamandres si l’on y regarde de près / Celui qui dans cet Etat proclamé laïc est jugé pour ses idées en matière de religion par un tribunal militaire / Celle qui se dit avocate alors qu’elle est juste bonne à plaider pour le temps de cuisson du couscous à la turque / Ceux qui n’auront point d’avocat au motif que leur cause est entendue / Celui qui est devenu paria en clamant sa mécréance sur les toits d’où l’on entend parler  le Miséricordieux par voie de haut-parleurs explicites nom de Dieu / Celle qui n’a jamais été traitée comme une chienne par son frère impie qui aime aussi les lapins agnostiques / Ceux qui rappellent aux jeunes aspirants au Djihad que le Prophète récusait la présence d’aucune femme et d’aucun chien à portée du tapis de prière / Celui qui ne comprend pas ce que déblatère le télécoraniste Youssef Al-Qaradoui et ne s’en porte pas plus mal que de trop bien comprendre les inepties antio-coraniques du télévangiliste Pat Robertson / Celle qui reste à la cuisine pour surfer sur Internet comme l’a commandé le Président de la Turquie cet humaniste europhile / Ceux qui considèrent que l’islamisation du monde résoudra les problèmes  genre Un pour tous tous pour un / Celui qui revit L’Exorciste-le-Retour en affrontant les salaloufs/ Celle qui entend son cousin le député du Hamas affirmer que tous les blogueurs sont des déviants / Ceux qui ont le cœur serré en lisant ces  lignes de Waleed  Al-Husseini :« J’ai décidé de quitter le pays auquel j’avais donné mon sang, mes larmes, mon amour, mes rêves et mes espoirs, et qui voulait me priver de ma liberté, de ma dignité et de mes valeurs », etc. 

     

    (Cette liste a été notée dans les marges de Blasphémateur ! Les prisons d'Allah, du Palestinien Waleed Al-Husseini, témoignage majeur à lire absolument après les essais-manifestes d'Edwy Plenel, Pour les musulmans, et d'Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité. Plus radicalement laïc que les précédents, plus (juvénilement) enragé aussi et comme on le comprend !, le livre de Waleed vaut à la fois par sa connaissance de la société arabo-musulman vécue de l'intérieur, sa haute exigence éthique de vérité et de conséquence et ses propos non complaisants sur l'Autorité palestinienne et les partis religieux qui s'entre-déchirent sur le dos du peuple palestinien.)

    Waleed al-Husseini. Blasphémateur ! Les prisons d’Allah. Grasset, 240p. 

    Ce jeune Palestinien, persécuté dans son pays au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme ill’a affirmé haut et fort sur Internet, livre un témoignage important. D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avecDieu. Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ?  Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. Et l’essentiel: que le témoignage du jeunePalestininen dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés.

     

     

  • Longue vie aux pharaonnes !

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    Chemin faisant (165)


    Heureux les Terriens.- La Casa Toscana Podere Poggiosecco se dresse sur une éminence isolée qu’on atteint par un chemin pierreux, à deux kilomètres du bourg médiéval de Cetona, et là règne le silence bruissant de la seule nature: voici la grande ancienne ferme à pierre de taille et formidables poutres, et la cassine rose attenante, à l’écart desquelles un chemin se dirige vers la cahute verte d’un poulailler où qui s’en approche est accueilli par le concert soudain de la volaille, faraone en tête, j’veux dire dans la langue de Rabelais: pintades à grands caquets !

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    Mais qui le leur coupera ? Qui fera taire ces volatiles endiablés ? Qui nous servira ce soir un rôti de pintade au four sur lit de patates douces !

    Pas moi ! S’exclame Paola. Ni moi ! renchérit Paolo ! Alors quoi ? Paysans de salon ? Poulailler d’apparat ? Pas du tout, mais il est vrai que la sensibilité retient parfois l’usage du coutelas...

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    23517590_10214847321843452_2453620658783740520_n.jpgDu rite paysan aux batteries industrielles.- Son premier menu de cuisinier par passion, Paolo l’a réalisé en sa neuvième année, conseillé par sa mère. Mais plus que de rigides procédés répétitifs celle-ci l’enjoignait : «Essaye ! goûte ! taste ! » Et c’est ainsi que de sa dixième à sa soixantième année Paolo n’a cessé d’apprendre, d’essayer, de goûter, de taster, d’improviser tout en menant une carrière de journaliste économique avant de se retirer en ce haut-lieu de convivialité sans chichis.

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    Or l’économie ancestrale de la culture terrienne fait partie de son savoir acquis, et je me rappelle, à la longue table de bois blond jouxtant l’âtre ancien, les mots terribles de Guido Ceronetti, dans Albergo Italia, visant l’extension de la malbouffe et son empire industriel, notamment dans ce temple avili de la consommation qu’est devenu Venise : « On mange partout à Venise et très mal. Il reste peut-être à peine un ou deux restaurants qui tiennent le coup face à la marée humaine et qui, à grand-peine, offrent encore de laqualité; les autres sont l’abomination de la désolation. La stupidité touristique se révèle d’un coup, infailliblement, dans l’omnivorisme acritique, dont profite cruellement l’arnaqueur de l’assiette bien remplie. Le Japonais qui croit manger du poisson frais de l’Adriatique se voit servir du surgelé issu de l’industrie portuaire de son propre pays après qu’on l’a traité au cobalt à peine sorti de l’eau »…

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    Et le même Ceronetti, végétarien mais respectueux de la cuisine traditionnelle sacrifiant l’animal pour la survie du clan humain, dans un cycle équilibré, de vitupérer de la même façon l’élevage monstrueux des sœurs, cousins et cousines des pharaonnes à plumes et plus ou moins fiers ergots…  

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    En attendant le Messie.- Les pintades n’attendent pas le Messie, à ce que je sache en tout cas, mais quand les faraone ont faim cela fait du potin. Nous autres qui sommes plus humains, donc plus compliqués, nous attendons un peu tout et n’importe quoi, le retour d’un Sauveur à géométrie variable ou le fameux Godot qui tarde décidément à venir faute d’avoir trouvé l’entrée des artistes - mais en janvier prochain l'on présentera Fin de partie de Beckett au Teatro Signorelli de Cortone...

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    Dans l’immédiat nous n’attendrons pas de déguster le tiramisù de Paola, même s’il lui faudrait un peu plus de temps, au dire de celle-ci, pour acquérir sa consistance parfaite.

    Le dernier petit livre du Maestro s’intitule Messia. Il ne traite pas de révélation céleste culinaire mais de notre attente d’un salut que nous savons hautement improbable et dont la seule attente, pourtant, nous sauve de la bestialité destructrice propre à notre espèce.

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    « Je ne l’attends pas, écrit Guido Ceronetti, il ne me semble pas l’avoir jamais attendu, mais il reste pourtant dans l’armoire des espérances aveugles, les seules qui vaillent, et jamais je n’en jetterai la clef »…


    Petite armoire universelle, Messia livre ses trésors au petit nombre de lecteurs qui échappent à la meute, mêlant poèmes anciens ou récents du Maestro lui-même et citations de messagers « messianiques » multiples défiant notre condition mortelle de leurs seuls mots, du prophète Isaïe au bon docteur Tchékhov en passant par 
    Ionesco et Joseph Conrad, Rimbaud et Buzzati ou Joyce Mansour, entre trente-trois autres.

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    Et la saveur divine (ou disons demi-divine, enfin quoi !) du tiramisù de Paola me rappelle cette dédicace que m’a faite naguère le Maestro sur mon exemplaire d’Insetti senza frontiere: "Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita"...

     

  • Belles du lac

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    …Bon, tu me diras Godard, Godard, ça lui arrive aussi de déconner, Godard, mais là, quand il dit, je crois que c’est dans Pierrot le fou, que les plus belles filles du monde se trouvent  au bord du lac Léman, là t’es d’accord, Marie, qu’il déconne pas, Godard, c’est clair que toi et moi on est dans le casting, regarde-nous choubidou…

     

    Image : Philip Seelen

  • Malentendu

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    …Elle fait quoi, celle-là, elle entre ou elle sort ? Mais c’est sûr, Khaled, que je respecte ta mère, je m’Xcuse je l’avais pas reconnue avec sa gurka, hein quoi ? c’est burka qu’on dit ? alors Xcuse encore Khaled, je l’ai pas fait exprès - mais non je ne critique pas : si ta mère est en deuil c’est okay qu’elle soit toute en noir... Comment que ça n’a rien à voir ? Elle est pas en deuil ta mère ?  Et finalement ce n’est même pas ta mère – mais tu vois ça à quoi ?   

    Image : Philip Seelen

  • Pas de truffe au ramadan !

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    Chemin faisant (164)
     
    Paola et Paolo. - Je suis Romain je suis humain, disait je ne sais plus quel idéologue droit dans ses bottes, et c’est avec malice que je détournerai cette crâne sentence au crédit des deux Romains - elle d’une délicate finesse d’esprit au visage de madone profane, et lui grandgousier barbu - tenant maison d’hôtes en ces hauteurs forestières de la Toscane , combien humains en leur façon de vous recevoir comme un ami de longue date mais impatients de refaire connaissance sans une once d’indiscrétion pour autant...
    La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les cuisiniers premiers couteaux de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaires. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle au ragù dont nounous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie apprise la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !
     
    Palimpseste du Bien Vivre. - L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor. Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais à San Quirico d’Orcia où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...
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    Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...
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    Au bord du ciel. - « S’il est des paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires », écrivait sentencieusement le cher Albert Camus dans son évocation de la Toscane de Noces, si je ne fais erreur, mais Camus pour une fois s’est montré obtus dans sa perception d’une haute terre et de ses gens.
    En Toscane les états d’âme sont évidemment des sous-produits, comme un peu partout, mais ce jugement réduisant une émotion devant tel ou tel paysage me semble bien académique au moment où importe surtout la première sensation et la joie très pure qui en découle.
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    Les collines de Toscane et plus particulièrement les lunaires crêtes siennoises, n’ont point de mer pour horizon, au contraire de Tipasa ou de Djemila, mais leur mélange de beauté naturelle roulant à l’infini, et d’ordonnance ajoutée à main humaine ne me font pas me demander s’il n’y a là que de l’état d’âme suspect de vulgarité vu que je n’aspire qu’à une muette reconnaissance...

  • Retour en Toscane

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    Chemin faisant ( 163 )

     

    Rallonge d’automne. – Les ors et la pourpre moirée de la fin de l’été indien venaient de tourner au gris cendré sous la première neige, ce matin de novembre sur nos hauteurs, mais l’automne flamboyait encore au sud des Alpes, se reflétant dans l’azur des lacs entrevus des fenêtres du Pendolino, ensuite il n’y avait plus rien à voir que la plaine étale traversée de Milan à Florence par la Freccia rossa dont le nom m’a rappelé la mythique Flèche rouge de nos enfances, et remontant ensuite la val d’Arno l’automne des couleurs a relancé ses éclats sur fond de bleu sombre scandé par les flammes noires des cyprès typiquement toscan alternant avec les campaniles et les pins non moins typiquement toscane que les murs vieux rose ou safran des pans de murs de fermes ou de palais ou de chapelles ou de ruines à l’abandon, et l’on a passé Montevarchi, et Arezzo, et le nom de Camucia m’a fait lever les yeux vers les hauts de Cortone me rappelant tant de souvenirs d’il y a des anneés, et la lumière a décliné tandis qu’une dernière trouée pervenche éclairait les lointaines crêtes siennoises –et des lettres blanches sur fond bleu dur annonçaient CHIUSI –CHIANCIANO TERME…  

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    Douce folie. - La monotonie des lectures ferroviaires peut se rompre par la pratique du contrepoint, et c’est ainsi que j’aurai fait alterner, tout au long de la descente vers la lumière du sud maintes fois évoquée par Philippe Jaccottet, les pages des brèves chroniques de celui-ci réunies dans Tout n’est pas dit (Le Temps qu’il fait, 2005), où précisément il parle des jours assourdis de novembre dont il dit préférer la douceur recueillie aux splendeurs bigarrées, et celle d’un autre tout petit recueil mais combien plus incisif, celui-là, et parfois traversé de fulgurances inouïes, au titre de Couilles de velours (éditions d’autre part, 2017) et signé Corinne Desarzens.

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    La sentence suivante annonce une lestesse de parole que le vénérable poète de Grignan ne se permettra jamais en dépit de son âge, au contraire de la sexa en veine un peu ostentatoire de lyrisme sexy : « Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le b’atiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard. Qu’est-ce qu’on risque ? »

    Les voies de la vraie poésie sont infiniment variées et pas plus que lesoleil ne se souillent, de Villon à Jean Genet ou William Cliff, à traverser les mauvais lieux ; et la douce folie de la Fantaisie a ses propres détours hors-la-loi. Ainsi se gardera-t-on d’opposer le très sage Jaccottet de trente ou quarante ans (ses chroniques datent de 1956 à 1964) et Corinne la foldingue quand elle écrit : « Elle avait des cils gris noir comme ceux d’un nègre et, au doux mitan des fesses, un pouls qui palpitait comme un violon », ou ceci : «Tonitruant, ravigotant, pétaradant, oubliant son nom, le véritable orgasme donne des fourmis dans la mâchoire », ou cela encore : « Ne jamais faire l’amour en gardant sa culotte. La peur a le goût de la rouille, ne la laisse jamais s’installer chez toi. Le courage a le goût du sang. Redresse-toi, admire le monde »…

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    Pasticcio pazzo. – La cuisine du soir, à la trattoria traditionnelle toscane Al Punto de Chiusi, et les vins de la Nobilità régionale dont les noms chantent velouté, tel le Brunello de Montalcino qui me souhaite le bonsoir, n’ont rien perdu du meilleur de ce pays où Nature et Culture se fondent depuis la nuit des siècles, et pourtant que se passe-t-il ce soir aux tables m’entourant en cette soirée hors-saison sans le moindre touriste où, par groupes de garçons et grappes de filles, toute une jeune population populaire s’est répartie, tout entière braquée, scotchée, le regard vissé, le front penché, chacune et chacun sur son smartphone ?!

    La chose pourrait sembler banale évidemment, signe des temps, nouvelles mœurs, comme au temps où la première télé se pointait dans les bourgs provençaux, suscitant la perplexité d’un Philippe Jaccottet, et cette même posture ne s’observe-t-elle pas désormais partout, propre à tous les âges ?

    Or, jamais elle ne m’aurait surpris dans n’importe quel autre lieu, snack à l’américaine ou bar de « djeunes », devanture de disco ou cour de lycée, mais en l’occurrence il me semblait observer un spectacle à nul autre pareil, dans cet excellent restau à la très bonne chère peu chère où ce parterre de frétillants jeunes gens se régalait de bonnes choses après avoir cliqué et twitté à tout berzingue, et du coup je me suis rappelé Fellini et sa façon , à l’italienne, de décrire le délire de la télé italienne, et peut-être alors, me suis-je dit en optimiste à tout crin, que le génie populaire à l’italienne finirait de la même façon à nous faire claper en twittant sans claquer sous les clics…  

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  • La vieille fille qui s'éclate

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    Un siècle et des poussières après la fondation des Cahiers vaudois par Ramuz et ses amis (les frères Cingria, Ansermet, Auberjonois et quelques autres), une nouvelle revue littéraire romande, à l’enseigne de La Cinquième saison, va tâcher de pallier le faible intérêt des médias actuels focalisés sur les grands tirages et quelques noms «porteurs » ou « vendeurs ». Or le même élan vif porte la très délectable évocation du mythique éditeur Henry-Louis Mermod, dans les Rondes de nuit du jeune Amaury Nauroy, fervente et piquante découverte d’un pays qui rechigne trop souvent (Ramuz dixit) à reconnaître les siens.

     

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    Un jugement actuel des plus accablants, relancé récemment par le plus fort en gueule de nos jeunes écrivains, alias Quentin Mouron, voudrait que la littérature romande, ou plus précisément le milieu littéraire romand, ne fût qu’une sorte de lugubre paroisse à dominante moralisante, « freinant à la montée » et cultivant la délectation morose propre au pape calviniste de l’introspection que fut Amiel en son monumental Journal intime, avec la crainte jalouse de voir jamais une qualité particulière dépasser la moyenne.

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    Surtout pas de vagues, mes sœurs et frères! D’ailleurs, avant Mouron, Etienne Barilier y était allé d’un premier pamphlet au titre combien explicite de Soyons médiocres, paru à L’Âge d’Homme en 1989, année de naissance de l’insolent Quentin, lequel vise aujourd’hui les paroissiens lettreux que le fracassant succès plus que local de Marc Voltenauer insupporte, après que la gloire quasi mondiale d’un Joël Dicker les eut révulsés une première fois.

    D’un côté donc, la rage présumée de l’éternelle vieille fille qui sommeille en chaque littérateur dont la dernière plaquette poétique s’est vendue à moins de 1000 ou moins de 100 exemplaires, alors que, malgré leur Qualité Littéraire non certifiée par le Centre de Recherches sur la Littérature Romande, Le Dragon du Muveran a dépassé les 20.000 exemplaires et La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert franchi le cap des deux millions…

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    Et de l’autre, notre lascar fustigeant le «milieu littéraire romand» et prenant la défense, non sans un brin de démagogie, de l’Auteur-qui-gagne et du Lecteur-qui-prend-son pied.

    Mais quoi de pertinent dans cette impertinence ? Ceci sans doute en premier constat: qu’un livre dont personne ne parle n’est pas automatiquement bon, pas plus qu’un succès de librairie n’est forcément mauvais. Et cela aussi qui peut justifier l’impatience d’un jeune loup dont les premières écoles se firent dans une cabane au Canada: la cuistrerie de ceux-là qui invoquent gravement la Qualité Littéraire pour jeter le discrédit sur la prose peu léchée des storytellers à la Dicker & Voltenauer.

    De piques en nuances

    Le risque cependant, à plaider ainsi pour le succès en faisant comme si la quantité excluait le débat sur la qualité, est d’ajouter à la confusion de l’époque.

    Or, sans dégommer le commerce et l’industrie, non plus que l’aspiration plus ou moins avouée de tout écrivain à la gloire cantonale ou mondiale, force est de reconnaître qu’aujourd’hui la quête du succès immédiat constitue un miroir aux alouettes abusant à la fois le public, les médias et les auteurs. Une production démentielle, la disparition de toute une société cultivée qui accueillait et accompagnait naguère les livres de qualité, également accueillis et accompagnés par des critiques avisés, la démission des médias en matière d’information littéraire de qualité, le nivellement des goûts et la fuite en avant exacerbée par les modes et les mots d’ordre publicitaires, la massification et l’affolement décervelé des réseaux sociaux aboutissent à cette confusion générale où la préservation d’un jugement critique équilibré devient de plus en plus délicate.

    Quentin Mouron, fils d’artiste, et Etienne Barilier fils de pasteur, ont réagi en pamphlétaires, et le genre exclut les nuances, comme le pachydermique Dürrenmatt (fils de pasteur lui aussi) le prouva avant eux comme on va le voir. Mais je me rappelle à l’instant la recommandation de ma maîtresse de piano, vieille fille sévère mais bonne à chignon strict, après qu’à huit ans j’avais déchiffré un morceau de la Méthode Rose : «Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances !»…

    L’âme romande en déshérence

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    «La littérature romande ? Mais c’est la rose bleue !», s’exclamait Friedrich Dürrenmatt quand on l’interrogeait à ce propos, visant le mélange de spiritualisme diaphane et certaine préciosité de vieille fille du Grand Poète célébré par les Welches (on est censé penser à un Gustave Roud ou à un Philippe Jaccottet, même si le tonitruant Bernois n’avait probablement lu ni l’un l’autre) mêlant culte de la nature, déisme délicat et prose sublime.

    Cliché pour cliché, le fluvial Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel, qui fascinait Léon Tolstoï et que l’éditeur serbe Vladimir Dimitrijevic a publié dans son intégralité en douze volumes de 1000 pages, a pu être taxé de « noix creuse » et devenir le symbole d’un certain nombrilisme romand, et la réception critique d’un Ramuz, en France, ne réserve pas moins de formules expéditives, voire débiles, l’assimilant à peu près à un auteur régional, sinon rural, plus ou moins traduit de l’allemand…

    Les coups de gueule sont souvent nécessaires, voire libérateurs, et je ne cesse de me rappeler la révolte de mes vingt ans lorsque, à la séance d’accueil des nouveaux étudiants en lettres de la faculté lausannoise, le doyen de l’époque à mine de croque-mort nous avertit que si, d’aventure, nous étions là par amour de la littérature, nous aurions bientôt à déchanter vu qu’en ces lieux les Textes ne seraient approché que de manière scientifique. Sacré mômier!

    Mais Monsieur Gilbert Guisan se réduisait-il à un rabat-joie? Bien sûr que non ! Et Madame Doris Jakubec qui lui a succédé n’est-elle qu’un bas-bleu? Nullement. Et le milieu littéraire romand brocardé par Quentin Mouron (encore lui !) dans La combustion humaine est-il aussi nul que ça? Pas plus que le protestantisme n’est qu’une chape, ou que le calvinisme ne se résume à un puritanisme punitif pas cool !

    De la place pour tous…

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgLe langage de l’époque est binaire, et débilitant par exclusion, alors que la littérature est inclusive et ramasse tout. Ramuz l’écrivait dans son plus beau roman. «Laissez venir l’immensité des choses». Et Charles-Albert Cingria de nuancer à sa façon: «Ça a beau être immense, comme on dit:on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue».

    Ce qui suggère qu’il y a place, dans la littérature romande «et environs», pour la bourlingueur Cendrars autant que pour Maurice Chappaz le chantre du «Valais de bois», pour dame Anne Perrier la poétesse hypersensitive autant que pour l’intempestif Maître Jacques, pour Nicolas Bouvier nomadisant au Japon autant que pour Philippe Jaccottet dans sa lumière de Grignan, et toute la jeune bande récente dans la foulée, même si l’âme romande s’est mondialisée et que l’identité de la vieille fille se métisse avec le Roumain Popescu et le Camerounais Max Lobe, les uns «échangeant» sur Facebook et les autres tâtant de l’avenir radieux entre véganisme et permaculture.

    Tout ça pour dire que la vieille fille présumée, réputée sortir de la 5e promenade du Rêveur solitaire de Rousseau, jadis chaperonnée par le couple du Pasteur et du Professeur, n’a pas encore dit son dernier mot pour autant qu’on lui prête une oreille attentive et même peut-être amicale.

    Amaury a loupé la dernière Rave Party…

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    C’est ce petit miracle que concrétise Rondes de nuit, le premier livre d’un trentenaire français (né à Vernon en 1982) au nom joliment vieille France d’Amaury Nauroy qui, à vingt-trois ans, au Palais de Rumine, à l’occasion d’une «soupe chic» littéraire en l’honneur de Philippe Jaccottet, dont il était déjà fervent lecteur, entendit pour la première fois le nom d’Henry-Louis Mermod, éditeur prestigieux quoique souvent oublié de nos jours, dont la vie d’industriel richissime (grand manitou de l’alumine) et de mécène relève du roman.

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    Des années durant, le jeune fou de lecture, au lieu de hanter les mousses-parties des gens de son âge, n’a cessé de se documenter sur Henry-Louis Mermod, et donc sur Ramuz dont il fut le fidèle éditeur en Suisse romande, mais aussi sur Gustave Roud et plus tard sur Philippe Jaccottet ou Jacques Chessex, autant que sur notre pays lémanique et sa culture propre souvent inaperçue des Français.

    Plus encore qu’une enquête et un portrait de groupe et d’époque, aussi intéressant que séduisant par la bigarrure de sa matière et l’humour avec lequel il rapporte maintes anecdotes, Rondes de nuit est l’acte de naissance d’un écrivain infiniment poreux, aussi respectueux que gentiment narquois quand il le faut, ni bégueule ni facilement médisant, dont l’écriture tantôt fruitée et tantôt méditative fait merveille.

    La vieille fille fait des petits…

    grignan_amaury_livre_570.jpgCe qu’il y a de beau dans le livre d’Amaury Nauroy, c’est l’espèce d’affection filiale courant entre l’auteur et ses personnages disparus ou vivants, qu’il s’agisse de Mermod ou de Jaccottet, de la petite-fille de l’éditeur ou de son fils flambeur à dégaine de raté à la Simenon, en passant par le peintre Jean-Claude Hesselbarth (voisin des Jaccottet à Grignan) et jusqu’au fils du poète, Antoine Jaccottet, devenu éditeur à son tour à l’enseigne du Bruit du temps avec autant d’extrême soin dans la réalisation de ses livres que Mermod.

    Ces liens de filiation pourraient faire clan ou chapelle, et pourtant non : la ferveur joyeuse de l’auteur le préserve de ce travers, et le courant passe, la transmission se fait en beauté.

    Transmettre pourrait être alors, aussi, la vocation de la nouvelle revue littéraire romande dont la première livraison vient de paraître, à l’enseigne de La Cinquième saison.

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    La littérature romande se réduit-elle à des bonnets de nuit et de chafouines chaisières, cher Quentin Mouron ? Et suffit-il de jouer un Voltenauer-qui-gagne contre le « milieu littéraire » perdu d’aigreur jalouse ? La réponse est à nuancer, en l’occurrence, à la découverte de tel inédit de Jacques Chessex consacré à l’humour de Charlie Chaplin, de tel récit de voyage en Grèce de Corinne Desarzens (qui vient de publier par ailleurs le peu calviniste Couilles de velours aux éditions dautrepart…), ou de telle variation de la jeune Lolvé Tillmans sur le thème In Utero, traitant de procréation par voie numérique ( !) entre autres morceaux inédits, lectures, critiques et tutti quanti.  

             Cingria7.JPGAnecdote de cinquième saison rompant enfin avec toute morosité, que pourrait citer Amaury Nauroy: ce dimanche d’été où, dans le grand jardin bourgeois de Mermod, à Ouchy, le sublime vélocipédiste Charles-Albert Cingria débarqua tout crotté et suant des lointains valaisans, auquel l’hôte des lieux proposa l’un de ses costumes avant de rejoindre la compagnie à sa garden-party. Alors Charles-Albert, non sans maugréer, de revêtir un smoking du millionnaire et de se présenter sur la pelouse de la demeure au nom choisi de Fantaisie, de gagner la pelouse et, droit à travers la pièce d’eau aux nénuphars épanouis, d’en ressortir ruisselant comme un phoque pour saluer nobles dames et beaux messieurs…

    Amaury Nauroy. Rondes de nuit. Le Bruit du temps, 282p.

    La Cinquième saison. Revue littéraire romande. Numéro 1, 157p.  

     Dessin original: Matthias Rihs.

     

     

  • Ceux qui flinguent la soprane

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    Celui qui amende la femme qui chante dans la rue mais t'imagines le bazar si qu'on laissait faire tous ces étrangers du dehors / Celle qui sent bon au milieu des puritains fleurant le suppositoire / Ceux qui puent le caleçon immaculé genre responsables des Ressources Inhumaines du Synode Vaudois / Celui qui dit tout au tatou / Celle qui s'oublie dans le trou de mémoire / Ceux qui sont parjures de nature / Celui qui s'offre à la cantinière imbibée d’eau sauvage / Celle qui prône les canons à deux bourses et mèche sur le côté / Ceux qui ont un poisson sur leur Opel Rekord et une mention Guinness sur la fesse rapport à leur teneur en eau bénite / Celui qui fait régner l'ordre dans son frigo américain / Celle qui trouve que l'UDC mollit dans les cantons basanés ou l'on parle hollandais / Ceux qui lancent le parti des théières évangélistes / Celui qui chante dans sa baignoire au dam du bénitier susceptible / Celle qui exige de l'imam wahabbite qu'il mette un voile à son minaret / Ceux qui font loi de tout feu / Celui qui demande à sa commune si elle peut exiger du canton qu'il oblige la Confédération à régler légalement et avec l'accord de Strasbourg et du TPI le litige relatif au fait que ses voisins suédois chantent des hymnes à la Poutine avec des Algériens torse nu près du barbecue / Celle qui te dit qu'elle est née en Suisse avec un air de Bonus qui sort du puits / Ceux qui sortent leur passeport rouge dès que les Verts sortent une orange de leur slip bio / Celui qui voit du communisme de gauche chez la fleuriste aux roses militantes / Celle qui chantonne encore dans son caveau de famille et la police socialiste laisse faire / Ceux qui se taisent dans le wagon de silence en se défiant du regard, etc.

     

    Peinture: Claude Verlinde.

  • L'Art et la Vie

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    À propos du dernier roman de Hanif Kureishi, Le dernier mot.

        

    La vogue actuelle des biographies d'écrivains va de pair avec la "pipolisation" de la littérature, qui fait de l'auteur, plus ou moins "culte", un personnage  comptant souvent plus que son oeuvre.  

    Or le nouveau roman de l'écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi décrit précisément ce phénomène, dont il tire sa substance  à la fois très sérieuse et très drôle. Il y est en effet question d'un jeune scribe approchant la trentaine auquel un éditeur commande la biographie d'un auteur mondialement connu mais un peu sur le déclin, dont la bio en question pourrait redorer le blason.

    Le dernier mot est donc le "making of" de cette biographie, combinant le récit des tribulations du jeune biographe débarquant dans la propriété en pleine campagne anglaise où vit le fameux auteur et sa dernière épouse, la plongée dans la vie privée assez mouvementée du grand écrivain réputé pour son caractère de sanglier, mais aussi les frasques personnelles du biographe, pas moins "homme à femmes" que son hôte, et enfin le dernier petit roman d'amour que le vieil écrivain, requinqué, composera après le séjour du jeune homme en faisant de lui, et de sa jeune femme, des  personnages de son cru...

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    On pense immédiatement à V.S. Naipaul en débarquant, avec le jeune biographe Harry Johnson et son éditeur Rob, dans la propriété de Mamoon Azam. Pour peu qu'on connaisse l'oeuvre de celui-ci, mais aussi, n'était-ce que de réputation, le personnage irascible et redouté, autant qu'admiré, que figure Naipaul, le rapprochement est évident quand bien même Hanif Kureishi s'en défendrait pour la forme. Cela étant, il n'en est pas moins vrai que Mamoon  n'est pas réductible au seul Naipaul, dont certains traits pourraient être aussi ceux d'un Salman Rushdie ou de Kureishi lui-même, entre autres. Au demeurant, ce qui compte ici, comme il en va dans La Recherche de Proust, n'est pas l'identification d'un modèle "réel" mais, bien plutôt, la vérité autonome d'un personnage de fiction dans l'espace "magique" d'un roman où narration et réflexion s'entremêlent.

     

    Ce qu'il faudrait dire en premier lieu, après lecture du Dernier mot, c'est qu'il s'agit d'un roman merveilleusement intéressant et amusant, autant par la justesse de ses observations psychologiques ou sociales que par sa profonde malice pétillant à chaque page. Pour qui connaît le monde des écrivains et de l'édition, et plus précisément ici l'univers de la littérature anglaise actuelle, le régal est particulièrement pimenté. Mais ce roman n'a rien d'une "étude de milieu", qui investit une réalité beaucoup plus large et composite impliquant les rapports entre art et réalité, vie privée et publique, intimité sexuelle et ragots répandus, ainsi de suite.

     

    Lorsqu'il se pointe chez le "Grand Satan" de la littérature anglo-saxonne, Harry, impatient de se faire un nom, est évidemment décidé à percer à jour tous les secrets du "monstre" séducteur. Mais divers obstacles s'opposeront à sa curiosité de quasi paparazzo, à commencer par  le souci farouche de l'épouse de l'écrivain, Liana la lionne italienne, de le régenter afin qu'il s'en tienne à une image flatteuse de Mamoon, lequel, en toute mauvaise foi, s'acharnera lui-même à défendre son honneur.

    Mais la vie, modulée par le roman, ne l'entend pas ainsi, qui va bousculer les uns et les autres dans un joyeux désordre, au fil de situations parfois extrêmes où l'on s'assassine le soir avant de se tomber dans les bras le lendemain.

    Kureishi02.jpgLe dernier mot est alors, également, une façon de roman d'amour  (amour des gens, au sens élargi, autant que de la littérature) où les relations entre hommes et femmes, mais aussi entre un vieux paon et un jeune coq, sans oublier leurs terribles mères et pères respectifs, sont ressaisies avec une fluidité narrative touchant parfois au théâtre par le truchement de superbes dialogues.

    Comme chez une Alice Munro, mais ici en version masculine, la sexualité est très présente dans les rapports entre les personnages du roman, où la sensualité le dispute à la tendresse. Pourtant, s'il va jusqu'au bout de l'indiscrétion dans son approche de la vie privée de Mamoon, qui nous vaut la rencontre de personnages féminins remarquablement détaillés dans leurs contrastes, Harry va découvrir que ces extrémités "secrètes" relèvent souvent du mythe au détriment d'une réalité plus riche, plus complexe ou plus banale au contraire - le vrai Mamoon, comme le vrai Proust, étant en outre à chercher dans son oeuvre.

    De même  la biographie de Harry, comme il en va des meilleures du genre, dépassant la muflerie anecdotique ou le voyeurisme à seule fin de "scoop", relèvera-t-elle finalement de la littérature et constituera-t-elle bel et bien, sans complaisance pour autant, un hommage à Mamoon Azam, comme le suggèrent aussi bien les dernières lignes de ce très remarquable roman: "Il avait mené à bien sa mission, rappelant à tous que Mamoon avait compté en tant qu'artiste - il avait été écrivain, faiseur de mondes, diseur de vérités fondamentales, ce qui était assurément une façon de faire changer les choses, de mener une bonne vie et de susciter la liberté"...

     

    Hanif Kureishi, Le dernier mot. Traduit de l'anglais par Florence Cabaret. Editions Bourgois, 379p.  

     

  • Proust punky

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    …Et pourquoi, je t’en prie, le petit pan de mur jaune de Proust ne pourrait-il pas être un grand pan de mur orange, ou le mur vieux rose d’un Motel de passe  à graffitis noirs et verts – fais donc un effort, essaie d’expliquer ça à tes kids qui n’ont aucune idée de qui est Vermeer mais qui sauront aussi bien que toi, demain ou plus tard, ce que c’est qu’un souvenir perso ou l’impression que tu peux tout retrouver de telle ou telle année à travers tel ou tel détail, j’sais pas, la voix de Madonna sur fond de ciel de boîte de nuit la nuit où telle ou tel a rencontré le garçon ou la fille de ses rêves; ou le goût fade du Coca Zéro dans ce bar autoroutier de la Via Aurelia, cette autre année, quand Roméo à cru un quart d’heure qu’il perdait sa Giulietta, avant de la retrouver pour la vie - des trucs comme ça…


    Image : Philip Seelen

  • Ce qui nous est arrivé...

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    Le premier roman de Jacques Pilet, Polonaises, nous conduit en zigzags dans le labyrinthe de la mémoire européenne, en captant admirablement une mutation de mentalités et de moeurs sur fond de tragédies.


    « Je me demande ce qui nous est arrivé », s’interroge l’une de quatre Polonaises donnant son titre au premier roman de Jacques Pilet ; et cette question retentit tout au long de notre lecture en nous renvoyant au monde actuel et à notre propre vie : « Mais que nous est-il donc arrivé ? »


    Anya, qui se pose cette question, est la plus intello du quatuor. Après des études de linguistique à la Sorbonne, elle est retournée en Pologne où elle gère un petit commerce de vins via Internet en attendant de lancer sa boîte d’informatique. C’est à son bras que le narrateur du roman – conseiller juridique dans une banque zurichoise, mais Vaudois d’origine – se trouve au début du roman, dans un cimetière de Varsovie (premier des « lieux de mémoire » qui vont défiler dans le livre) où l’on enterre l’oncle d’Anya, ex-agent des services secrets de la Pologne communiste tué dans un accident de chasse (ou peut-être assassiné ?), et c’est à Prague, où elle et ses amis enquêtent précisément sur cette mort suspecte, qu’on la retrouve quand elle se pose la question de savoir « ce qui nous est arrivé » à propos de la Pologne, juste après avoir fait ce constat sévère sur l’évolution récente de la Tchéquie : « Ce pays devient dégoûtant (…) Avant la chute du mur, il y avait des penseurs, des écrivains, des réalisateurs de films formidables, et maintenant plus rien. Les gens s’enrichissent, se ruinent en produits de luxe, vont se saouler sur la Costa Brava. Et tu as vu le président qui a succédé à Havel ? Un réac nationaliste qui a rempli les poches de ses copains, qui ne savait que maudire l’Europe et les journaux se pâmaient devant ce bluffeur arrogant ».


    Figures d’un monde flottant


    L’allusion faite, par Anya, à la culture tchécoslovaque d’avant la fin du communisme, évoque un univers que Polonaises ressuscite d’une certaine manière, dans un contexte plus ouvert en apparence et plus vulgaire. Même si les quatre femmes que nous y rencontrons sont plutôt du genre « libéré », elles peuvent rappeler les personnages de Risibles amours, de Milan Kundera, ou des Amours d’une blonde de Milos Forman, ou disons plus précisément que l’auteur les met en scène comme de possibles filles ou cousines de ces femmes des années 60-70.
    Voici donc Karola, amie (et amante) d’Anya, rencontrée par le narrateur sur l’ile d’Ischia où elle s’est trouvé un job momentané de serveuse, et avec laquelle il va nouer une amitié érotique de plus en plus proche de ce qu’on peut appeler un amour tendre. Si elle a à peu près vingt ans de moins que le narrateur, Karola a « vécu », comme on dit, presque mariée à plusieurs hommes et rattrapée par une grave maladie du sang nécessitant des soins et des médicaments très onéreux que son ami Suisse l’aidera à payer – mais ce n’est pas qu’à cause de ça qu’elle l’estime « un type bien ».


    Or ce très attachant personnage de Karola, perçu avec une rare finesse, est une figure romanesque centrale de Polonaises, et la quête de son lieu d’origine, aux marches ukrainiennes de la Pologne, lui révélera la plus triste réalité, comme tout ce qui a trait, dans le roman, à un passé marqué par la tragédie collective.
    La plus jeune des quatre Polonaises, Dana, est aussi la plus encanaillée, mais pas la moins intéressante. Méchamment rossée par son père en ses jeunes années, elle lui a damé le pion en feignant de prendre goût à ses coups, pour se spécialiser ensuite dans la domination SM, à la limite de la prostitution mais sans se donner aux hommes qui se soumettent à sa cravache. Espérant l’aide du narrateur pour obtenir un permis de séjour en Suisse, elle ouvrira un « donjon » dans une vieille maison des alentours de Bienne, associée à de vigoureux transsexuels brésiliens, non sans aspirer à un avenir plus brillant de star dansante voire chantante. Nullement caricaturée par l’auteur, cette débrouillarde n’est pas rejetée non plus par le narrateur, appliquant en somme la devise de Simenon (qu’il cite d’ailleurs au passage) de « comprendre et ne pas juger ».
    Quant à Ewa, dernière compagne de l’oncle d’Anya, qui va pousser l’enquête sur la mort de celui-ci, c’est un autre genre de femme de tête au passé personnel confus (l’identité de son père biologique est incertaine), qui travaille dans un magazine féminin et tombe enceinte sans le vouloir tout à fait et sans savoir non plus très bien qui en est le géniteur, mais pariant pour l’avenir avec une crâne détermination...
    Zigzaguant entre ces quatre femmes rompues à la débrouillardise par les circonstances, le narrateur apparaît lui aussi comme un produit assez typique de l’époque, « héros de notre temps » à la manière helvétique, compétent « dans sa partie » mais lui aussi dégoûté par les pratiques bancaires plus que « limites », et se faisant d’ailleurs virer à l’occasion d’une restructuration. Séparé d’une belle Juive américaine également lancée dans le commerce de devises, le type est à la fois intelligent et sensible, tendre avec sa vieille mère et sensibilisé à l’Histoire par ses échanges avec les Polonaises - et sans doute Karola a-t-elle raison de voir en lui « un type bien ». Vivant dans l’immanence pragmatique, sans idéologie ni religion, ce personnage fait un peu figure de Huron envoyé par l’auteur aux quatre coins de l’Europe de l’Est, via Paris, sans que son enquête historico-existentielle ne soit « téléphonée » pour autant - en quoi le journaliste Jacques Pilet se révèle bel et bien romancier dans le brassage des « choses de la vie ».


    La fiction, outil de connaissance


    La question portant sur « ce qui nous est arrivé », implicitement posée par les Polonaises de Jacques Pilet, se retrouve dans maintes œuvres littéraires « travaillant » l’évolution des mentalités et des mœurs dans la bascule du XXe au XXIe siècle, et notamment chez une Alice Munro, très pénétrante observatrice des bifurcations existentielles de ses personnages féminins liées aux phénomènes de société tels que la contraception et le divorce, l’émancipation par le travail ou le libre choix de sa vie. De la même façon, les romans d’un Milan Kundera et d’un Philip Roth, ainsi que ceux du Suisse Martin Suter, entre beaucoup d’autres, ont accumulé les observations d’une sorte de phénoménologie existentielle à valeur sociologique ou anthropologique, sans prétention scientifique mais non sans valeur de témoignage, au fil de fictions souvent captivantes.

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    Jacques Pilet, lecteur probable de plusieurs de ces auteurs, connaisseur non moins avéré des choses de la vie et des temps actuels, voyageur aussi familier de ce qu’on appelait « l’autre Europe » que de l’Amérique latine où son protagoniste se dit finalement qu’il pourrait se « refaire », a le grand mérite, dans son premier roman pur de toute prétention littéraire voyante, de filtrer sa vaste expérience d’Européen aux multiples curiosités et compétences (jusqu’au pilotage d’avion qui lui fait évoquer les loopings d’une « machine à coudre » volante...) par le truchement d’une vraie fiction claire et vivante.
    Notre drôle d’époque est ainsi scannée par le regard d’un Monsieur Tout-le-monde ne se prétendant pas au-dessus de tout soupçon, à la fois aisé et chômeur, naïf et lucide, dont les multiples déplacements (les chapitres de Polonaises portent, pour la plupart, le nom d’une destination géographique, d’Ischia à Wroclaw ou de Bienne à Königsberg) nous font découvrir tel café sado-maso ukrainien hallucinant ou tel ravin à massacre de masse (l’atroce lieu de mémoire de Babi Yar), en passant par le bunker de Prusse orientale dans lequel Hitler aurait dû périr si le Hasard n’avait déjoué les plans des conjurés du fameux attentat de juillet 1944 qui coûta la vie à 5000 suspects, y compris évidemment le général Claus von Stauffenberg.

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    Dans la foulée, le roman interroge les tenants et les aboutissants de massacres impliquant autant les Allemands que les Russes et les Ukrainiens, où l’antisémitisme (toujours présent en Pologne) et les multiples antagonismes nationalistes ont provoqué la mort de millions de nos frères humains. Cheminant dans la vieille ville magnifique de Kiev, le narrateur (dont on a appris entretemps qu’il se nommait Müller, relancé sur son portable par la firme Nespresso lui réclamant trois mois de factures non payées...) s’interroge: “Comment ce peuple, ou plutôt ces peuples, ont-ils pu bâtir dans une telle beauté cette place pavée du marché, ces maisons harmonieuses au couleurs pastel, ces statues, ces fontaines, et par ailleurs se déchirer avec tant de violence ?”
    Mais apprenant, par son portable encore, qu’une nouvelle colonie juive s’est implantée en Cisjordanie, notre Müller pose une autre question banale et obsédante: “Comment une communauté martyrisée comme elle l’a été peut-elle à ce point se montrer si dominatrice et cruelle ?”
    Tout cela pourrait être pesant, dans le genre docu-fiction surlignant notre « devoir de mémoire », et pourtant non : à phrases brèves, dialogues sonnant toujours juste, élisions narratives qui sautent volontiers les intervalles, télescopages de situations propres aux nouveaux modes de communication (un texto de Zurich et je repars de Kiev pour Varsovie ou Genève, etc.), Jacques Pilet raconte une histoire vivante et vibrante qui se tient de bout en bout - jusqu’à l’apothéose (si l’on peut dire…) marquant la fin tragique de Karola, et nous ramène autant à notre petite histoire à nous qu’à la prétendue grande qui brandit sa hache majuscule…


    LH34_Romans_Romand_Pilet_Polonaises.jpgJacques Pilet. Polonaises. Editions de L’Aire, 256p. 2016.

  • Troubles divers

    littérature

    Le troublent les jambes des choristes chantant Jean-Sébastien Bach au fond de la cathédrale, qu’il aimerait applaudir une seule fois dans sa vie en jupons de satin blanc - le choeur des liserons divins à doubles tiges.

    La trouble la bosse sous le jean.

    Le troublent les mégots marqués de rouge qu’il recueille à la dérobée et qu’il aligne sur sa table de verre avant de leur mettre des lèvres.

    La trouble la complicité des cuisiniers, des casseroliers et autres jardiniers.

    Le troublent les belles divorcées qui emmènent leur fils unique à la neige, et le bain qu’elles lui donnent le soir, et ce qu’elles lui racontent de l’autre en oubliant de boire le vin qu’il aimait.

    La trouble sa raie d’enfant dans ses cheveux.

    Le troublent les improbables combinaisons lexicales, du style Madame fourre, le casseur sanglote, on se croirait dans une académie de sous-entendus, voudriez-vous me servir la langue à la nage...

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le terroriste

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    …La flèche rouge sang le montre : ceci est un combattant, et que tient sa main qu’on ne voit pas ? une pierre d'intifada, et que fera son pied caché ? il fera tomber l’innocent soldat cherchant à le désarmer, vigilance et prévoyance s’imposent afin de neutraliser le fauve en puissance feignant la terreur en sournois, car la main qu’on lui tend, il la mordra…

    Image :Philip Seelen  

  • L'enfer de Saul

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    Cannes-2015-Grand-prix-a-Son-of-Saul-du-Hongrois-Laszlo-Nemes_article_popin.jpgÀ propos du premier long métrage du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes, Le fils de Saul.

    «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers où les hommes seront serons persécutés par leurs souvenirs », écrivait R.A.Torrey, et sans doute la mémoire humaine se trouvera-t-elle persécutée à jamais au souvenir d’Auschwitz, entre autres lieux infernaux conçus par notre espèce.

    On a dit et répété que ce qui s’est passé en ce lieu relevait de l’indicible, et qu’il était même obscène de le représenter de quelque façon que ce soit tant l’horreur y semblait « absolue », et pourtant maints écrivains, historiens, musiciens ou cinéastes ont bravé cette injonction par ailleurs discutable – comme si la Shoah était la seule« horreur absolue » de l’histoire humaine; et nous devrions être, au contraire, reconnaissants à ces témoins de toute sorte, de Primo Levi et Paul Celan à Imre Kertesz, ou du Resnais de Nuit et Brouillard au Lanzmann de Shoah,jusqu’à Jonathan Littell ou Martin Amis dans leurs romans respectifs, d’avoir revisité l’usine de la mort afin que nul ne l’oublie.

    Or c’est dans cette lignée des témoins« artistes » que se situe le jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes, dont le premier long métrage nous plonge littéralement au cœur de l’Inferno de la machine exterminatrice nazie, dans un maëlstrom d’images multipliant les gros plans, réduisant la profondeur de champ de manière paradoxalement vertigineuse, et que martèle une bande-son terrifiante de proximité (cris et chuchotememts, hurlements de tortionnaires et de chiens furieux) semblant retentir sous le crâne même du spectateur.

    Si le filmage du Fils de Saul, admirablement maîtrisé dans sa danse de mort « à l’épaule », peut secouer, voire déranger violemment, c’est évidemment à dessein de la part d’un réalisateur craignant toute « mise en spectacle » ou toute forme de cliché (on se rappelle la pénible Liste Schindler ), pour mieux mimer et moduler tous les mouvements, stressants pour tous, du grand chantier de« traitement » sur lequel les « pièces » défilent en masse– mille d’une fois cette nuit-là -, au gré d’un rituel infernal conduisant de la fameuse Rampe aux douches et des crématoires aux fosses.

    La force exceptionnelle du Fils de Saul tient, me semble-t-il, à l’opposition fondamanetale entre l’agitation prodigieuse de tous (le fameux« asile d’aliénés ») et l’inflexible obstination, solitaire et sacrée, qui pousse Saul à arracher son « fils », à l’anonyme crémation collective des « pièces »,pour lui donner une sépulture personnelle et digne en présence d’un rabbin.

    La figure est d’une simplicité parfaite : le rite mémoriel, si absurde qu’il paraisse dans cette horrible confusion, face à l’abjection barbare.

    De part en part, sur fond de dédale en folie évoquant les basses fosses dantesques, le réalisateur capte et magnifie la beauté d’un visage humain en quête de dignité, noyée dans la hideur des faciès. Quant à montrer ce qui ne peut l’être, le cinéaste le suggère assez (parties de corps entassés, scènes floues ou enfumées, et tel massacre plus explicite, réellement insoutenable) sans en faire jamais un spectacle.

    Enfin, si l’enterrement rituel du fils de Saul, figure de pureté, justifie le protagoniste dans son parcours désespéré, la conclusion du film illustre une fois de plus la dualité fondamentale de la nature humaine puisque, au final, c’est un enfant aussi, au visage non moins pur d’apparence, qui scelle le dernier acte de la tragédie…

  • Le cauchemar de l'homme fini

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    Retour sur Les Bienveillantes, après la projection du Fils de Saul...

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz.
    Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    music1.jpgAu moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
     
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    Unknown-5.jpegD’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
     
    medium_Littell7.JPGLa lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.
     
    Images: Louis Soutter, Zoran Music, Pierre Omcikous.

     

  • Ô vous soeurs humaines...

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    Trois livres, au féminin singulier, et un essai, au masculin pluriel, achoppent à la même inquiétude globale et au même souci local d’en sortir. Déclinaisons au féminin pluriel, avec Doris Lessing (Les mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq), Marie-Hélène Lafon (Nos vies) et Mélanie Chappuis (Ô vous, sœurs humaines). Plus un contrepoint au masculin singulier, avec Bruno Latour dans Où atterrir ?

     

    Quel rapport peut-il bien y avoir entre une jeune reine parlant a l’oreille des chevaux et une caissière de magasin du XIIe arrondissement de Paris, une mère coiffant sa belle-fille en lui glissant comme ça qu’à son âge elle était encore plus jolie qu’elle et un président américain soupçonné de démence sénile, la tristesse des animaux et la sourde conviction d’une partie de l’humanité, femmes en tête, que nous allons à la cata si nous continuons de faire du mal à notre mère la Terre ?

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    Le rapport, c’est évidemment un tas de rapports, à commencer par celui du Club de Rome en 1972 (Les limites à la croissance, etc.) et de « cris d’alarmes », dès qu’on a commencé de percevoir les pesticides comme une sorte de nouvelle peste, mais ce rapport est à la fois beaucoup plus global et beaucoup plus local qu’un plan écologique hors-sol ou qu’un forum altermondialiste: c’est notre relation à la terre qui nous porte et à notre chair vive et mortelle, c’est le détail de nos vies et c’est le souci d’une espèce menacée par elle-même.

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    Doris Lessing visionnaire

    Un roman immédiatement prenant, relevant de ce qu’on pourrait dire une anticipation intemporelle (le terme de science fiction ne conviendrait pas bien en l’occurrence sauf à parler de certaine science douce propre au génie féminin), est reparu récemment à l’enseigne « futurible » de La Volte, sous la signature d’une des plus grandes romancières et essayistes anglophones du XXe siècle, gratifiée du Prix Nobel de littérature en 2009 et qui parle précisément de l’inquiétude de l’humanité dans une sorte de rêve éveillé saisissant par le contraste de ses vastes espaces et d’une paradoxale intimité.

    Tout de suite, ainsi, l’on se sent proche, comme d’une belle et bonne frangine humaine, de la jeune reine Al-Ith, souveraine aimée et aimante de la pacifique Zone Trois, et l’on compatit en apprenant qu’un mariage forcé par l’Ordre des Pourvoyeurs – puissance quasi divine qui ne se discute pas – lui est imposé avec le roi de la Zone Quatre, cette brute de Ben Ata entouré de ses guerriers ; aussitôt l’on tombe sous le charme envoûtant des contes, chroniques, chansons et autres comptines qui commentent l’événement aux quatre coins de la Zone Trois jadis soumise à la Zone Quatre puis libérée de son joug, ainsi que le modulent ces vers de mirliton de l’époque :

    Trois précède Quatre

    Nous prônons la paix et l’abondance,

    Eux-la guerre.

    Et voici, la mort dans l’âme, escortée de crânes cavaliers aux ordres de Ben Ata, notre belle noiraude chevauchant à destination des terres sinistres de la Zone Quatre, non sans traverser ses provinces et constater de plus près ce que diverses rumeurs annonçaient : comme une tristesse jamais vue chez les animaux, et la baisse de natalité de ceux-ci autant que des humains.

    Et voilà la reine affronter une première fois le rustaud blond style bon Aryen méprisant, qui la saute vite fait et croit pouvoir la jeter ensuite comme ses habituelles esclaves sexuelles, furieux lui aussi d’avoir à se marier puis tombant sur un os : car cette diablesse est un ange qui lui résiste bientôt, oppose sa finesse à sa brutalité, le traite pour ainsi dire en ado criseux, bref l’intrigue, puis l’intéresse, puis l’attire un peu, beaucoup, passionnément…

    Tout ça pourrait n’être, question scénar et décor, qu’un feuilleton conjectural de plus à l’esthétique de BD, mais il y a bien plus évidemment, et jamais dans le sens édifiant de tant de fables de SF à « messages », la puissance visionnaire de Doris Lessing maîtrisant à la fois les grandes largeurs d’un tableau « mondial » et les moindres détails des relations entre individus de sexes et de « cultures » différents.

    Bien au-delà d’un nouvel aperçu de la guerre des sexes ou de l’entropie écologique annoncée, Doris Lessing nous parle en somme des zones humaines qui n’en finissent pas, en nous et hors de nous, de nous séparer ou de nous rapprocher à proportion de nos désirs, de nos rejets et de notre capacité de surmonter ceux-ci.

    Et quelle pénétration du cœur humain, quelle tendresse et quelle sensualité polymorphe, quelle poésie là-dedans, quelle belle façon à la fois onirique et réaliste de reprendre pied sur terre !  

    9782707197009.jpgQue faire ? Où est le Terrestre ?

    La littérature, en deçà ou au-delà de la philosophie et des sciences humaines, via la poésie ou le théâtre - de Dante à Shakespeare par exemple - peuvent-ils nourrir une réflexion politique actuelle sur notre rapport au Terrestre, et les romanciers contemporains, voire les romancières, méritent-ils la moindre attention des experts en la matière ? Inversement, une nouvelle orientation de notre perception du Global et du Local peut-elle enrichir la littérature ?

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    Ces questions ne se poseront peut-être pas pour les mâles Alpha à la Donald Trump, mais la lecture du dernier essai de Bruno Latour, l’un des penseurs européens les plus originaux, en phase avec son ami allemand Peter Sloterdijk, leur donne une nouvelle base et un possible élan à venir en commençant de répondre, en Européen non technocrate, à cette question d’Où atterrir ?  

    «Est-ce que je dois me lancer dans la permaculture, prendre la tête des manifs, marcher sur le Palais d’Hiver, suivre les leçons de saint François, devenir hacker, organiser des fêtes de voisins, réinventer des rituels de sorcières, investir dans la photosynthèse artificielle, à moins que vous ne vouliez que j’apprenne à pister les loups ?»

    Voilà ce que chacune et chacun se demandent peut-être en toute bonne foi en se posant la sempiternelle question du Que faire ? Sur quoi Bruno Latour esquisse le début d’une suggestion : « D’abord décrire. Comment pourrons-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe après tête de pipe, de quoi se compose le terrestre pour nous ?»

    Cette description, le penseur français l’amorce ici après trois événements selon lui décisifs, à savoir le Brexit, l’élection de Donald Trump et l’amplification des migrations.

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    Retour aux Zones séparées du roman de Doris Lessing, avec une perte d’orientation commune exacerbée par la nouvelle posture des dirigeants de deux des plus grands pays de l’ancien «monde libre», qui disent aux autres : «Notre histoire n’aura plus rien à voir avec la vôtre, allez au diable !»

    Décrire le terrestre, insiste Bruno Latour,  en repensant complètement notre relation avec le Global, signifiant trop souvent l’enrichissement des plus riches et non l’accession de tous à une vie meilleure, autant qu’avec le Local qui ne signifie par forcément clôture et repli sur soi. Et de rappeler comment la dérégulation et la globalisation amorcée au début des années 1990 a été marquée par l’explosion vertigineuse des inégalité et l’effort systématique de nier l’existence de la mutation climatique au sens large, «climat  étant pris au sens très général des rapports des humains à leurs conditions matérielles d’existence».

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    Parlant d’«élites obscurcissantes », Bruno Latour reprend «la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage, demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes !»

    Et les femmes là-dedans ? Eh bien occupées pour certaines, nos soeurs humaines, à décrire…

    Nos vies, en réalité…

    Ce qu’il y a de formidable avec les bonnes femmes, quand elles se mettent à écrire et à décrire, c’est leur sens de la réalité terre à terre. Du moins est-ce ce que je me dis, en nos contrées, en lisant Alice Rivaz ou Janine Massard, aux States en lisant Alice Munro ou Annie Dillard, ou en France en lisant Maylis de Kérangal et, ces derniers jours, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, dont le regard d’une terrienne de souche sur une migrante farouche nous ancre littéralement dans le plus-que-réel avec des mots et des formules frappées au coin du cœur-à-corps.

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    « Chacun des êtres qui participent à la composition d’un terrain de vie possède sa propre façon de repérer ce qui est local et ce qui est global et de définir sin intrication avec les autres », écrit Bruno Latour avant de décrire ce qui caractérise selon lui « l’âme de l’Europe », par opposition aux dangereux empires actuels.

    Et voici Gordana, jeune femme débarquée de « l’est de l’est » à la fin des années 80, sa bouche « fermée sur ses dents », se lâchant parfois en un « rire acrobatique et très sexuel », avec des seins « qui ne pardonnent pas », assise farouche à sa caisse 4 du Franprix de la rue du Rendez-vous : «Le corps de Gordana, sa voix, son accent, son prénom, son maintien viennent de loin, des frontières refusé, des exils forcés, des saccages de l’histoire qui écrase le vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés».

    Unknown.jpegOr, cette soeur humaine est décrite, écrite, imaginée par une de ses clientes fraîchement retraitée, venue elle-même de la France profonde et observant cette «inexorable Gordana» ou l’homme sombre qui lui tourne autour sans trouver la faille de la citadelle, car Gordana ne se laisse pas aller «on n’a pas les moyens», mais on se dit que cette Zone 3 vaut mieux que la Zone 4 de la Corée du nord ou du Pentagone, allez savoir…

    Nos sœurs, entre grimaces et sourires

    Si les mots de Marie-Hélène Lafon sculptent la chair et les âmes de ses personnages en trois dimensions, en multipliant les conditionnels d’une approche toute faite de suppositions - mots-matière qui décrivent rudement le Terrestre ou le magnifient par la vive découpe d’un style -, ceux de Mélanie Chappuis sont plus directs et «quotidiens », sensibles et délicats mais non exempts de piques entre les caresses.

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    Ò vous, sœurs humaines est une sorte d’inventaire des faits et gestes, dits et non-dits de la rivalité mimétique ou de la complicité solidaire, des vanités et des retraits solitaires, où défilent les masques et les visages soudain découverts de tout un théâtre familial ou social.

    Là encore, mais sans jamais peser, l’écrivain décrit en ronde-bosse, tournant autour de ses personnages qui font valoir leurs points de vue alternés. Ce sont des femmes qui se comparent et s’observent dans un monde où la comparaison est devenue raison déraisonnable de tous les comportements en compétition, c’est la lutte des classes d’âge ou d’étage social, cela fait souvent mal mais « c’est la vie » et l’auteur est souvent moins vache que celle-ci, sans dorer la pilule.  

    ob_854a7a_soeurs-humaines-chappuis.jpgQuel rapport avec le Terrestre ? Mais les relations humaines, de nos sœurs autant que de nos frères, ne procèdent-elles pas elles aussi d’une manière d’écologie, et le repérage des passages entre zones, comme à la fin du roman de Doris Lessing, zone d’accueil ou d’exclusion, ne fait-il pas partie de l’apprentissage du métier de vivre ?

    Doris Lessing, Les Mariages entres les Zones Trois, Quatre et Cinq. Traduit de l’anglais par Sébastien Guillot. La Volte, 296p.

    Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. La Découverte, 155p.

    Marie-Hélène Lafon. Nos vies. Buchet-Chastel, 182p.

    Mélanie Chappuis. Ô vous, sœurs humaines. Slatkine & Cie, 125p.

     

    Dessin pour BPLT: Matthias Rihs. 

     

     

  • Pour une Cinquième saison

     

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    La cinquième saison de la littérature romande

     

    (Aperçu tout personnel d’une nouvelle donne éclatée)

     

    L’expression selon laquelle « tout ça n’est que littérature » convient à merveille à l’apparition d’une nouvelle revue littéraire se réclamant d’une saison qui n’existe pas selon les codes ordinaires, ouverte à tous les départs possiblement lestés de cette réalité augmentée qu’on appelle poésie – on peut rêver !

    À la tendance utilitaire et cynique visant à tout rabaisser par dérision pour mieux exalter ce qui « cartonne », relevant essentiellement du quantitatif, la littérature de cinquième saison oppose «tout ça » qui nous importe, nous fait respirer et résister au pire, et puisque nous sommes ici et maintenant, parlons donc de la littérature qui se fait aujourd’hui en nos contrées.

    La cinquième saison de la littérature romande est-elle une réalité ? À cette question, l’on ne peut répondre que par des estimations personnelles plus ou moins en phase avec le goût de quelques-uns, dizaine ou milliers, mais à l’exclusion de la meute.

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    Sans décrier le commerce et l’industrie, non plus que l’aspiration plus ou moins avouée de tout écrivain à la gloire cantonale ou mondiale, force est de reconnaître qu’aujourd’hui la quête du succès immédiat constitue un miroir aux alouettes abusant à la fois le public, les médias et les auteurs.

    Une production pléthorique, la disparition de toute une société cultivée qui accueillait et accompagnait naguère les livres de qualité, également accueillis et accompagnés par des critiques avisés, la démission des médias en matière d’information littéraire de qualité, le nivellement des goûts et la fuite en avant exacerbée par les modes et les mots d’ordre publicitaires, la massification et l’affolement décervelé des réseaux sociaux aboutissent à une confusion générale où la préservation d’un jugement critique équilibré devient de plus en plus délicate.

    Tels sont les temps qui courent en quatre saisons.

     

    Quant à la cinquième saison, disons qu’elle serait caractérisée, en littérature, par une valeur ajoutée inattendue, un pas de côté ou un grain de folie - tel étant en tout cas mon point de vue.

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    La cinquième saison pourrait alors répondre, aujourd’hui, à un manque et combler un vide, pour mieux accueillir et accompagner les écrivains de Suisse romande trop souvent sacrifiés à la loi du marché ou écartés par snobisme ou paresse incurieuse. Mais accueillir et accompagner nos auteurs devrait se faire sans complaisance. Un livre dont personne ne parle n’est pas automatiquement bon, pas plus qu’un succès de librairie n’est forcément mauvais, et l’âge d’un auteur n’a pas à interférer dans notre jugement. Une certaine amnésie fausse en outre la perception de ce qui s’est fait dans ce pays depuis un siècle.   Parler ainsi de « renouveau de la littérature romande » me semble tout à fait exagéré, ou alors chaque génération, depuis le début du XXe siècle, pourrait être taxée de « renouveau », de Ramuz et Cingria à Alice Rivaz et Haldas, ou de Chessex et Corinna Bille à Jean-Marc Lovay et Anne-Lise Grobéty, etc.  
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    Que serait alors idéalement, hors du temps et même des lieux, une approche de la littérature romande du nouveau siècle relevant de la cinquième saison ?  

    C’est ce que j’aimerais évoquer ici de façon toute subjective, une fois encore, étant entendu qu’il n’y a pas d’objectivité de la cinquième saison, alors même que subsiste ce qu’on pourrait dire un goût commun et partagé de la littérature ressortissant autant aux quatre saisons ordinaires - avec ses rentrées de plus en plus fréquentes et ses sorties pléthoriques et trop souvent attendues, au sens répétitif du terme -, qu’à la cinquième saison représentant à mes yeux l’inattendu, voire l’exceptionnel, le symptomatique ou le révélateur d’une époque.

     

    Une aventure fondatrice

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    Il y a de ça un peu plus d’un siècle, en 1914 plus précisément, un douzaine de plus ou moins jeunes écrivains romands, et autres artistes ou musiciens, décidaient de se lancer dans une aventure éditoriale fondatrice, avec le lancement d’une nouvelle revue littéraire dont l’enseigne, Les Cahiers vaudois, serait également celle d’un foyer d’édition.  

    Novatrice, l’entreprise l’était par sa vocation affirmée de s’affranchir de la double autorité pesante du pasteur et du professeur, pour laisser le premier rôle à l’écrivain ; au style, de préférence à la morale, et à l’originalité, de préférence à l’académisme.

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    À la tête de la belle équipe où l’on retrouvait les noms devenus illustres d’Alexandre et Charles-Albert Cingria, de Paul Budry et d’Edmond Gilliard, d’Ernest Ansermet ou de Pierre Girard, de René Morax et d’Auberjonois, notamment, le jeune Ramuz avait insisté sur l’ancrage de la revue en terre vaudoise - histoire de prouver qu’une littérature était viable hors de Paris - et sa visée anti-universitaire et anti-intellectuelle.

    Cette dernière injonction fait aujourd’hui sourire, puisque la première publication des Cahiers vaudois, le texte-manifeste de Ramuz intitulé Raison d’être, saisit précisément par sa haute tenue intellectuelle. N’empêche : l’écrivain, ou l’artiste, passeraient avant le spécialiste ou l’idéologue, le pion ou le prêcheur.

    Les Cahiers vaudois font aujourd’hui figure de légende référentielle, même s’ils ne durèrent que sept ans. Ils marquent la fondation de ce qu’on appelle aujourd’hui encore la littérature romande, alors que ce concept se discute et ne cesse de se distendre voire d’éclater par les temps qui courent.

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    Haldas13.JPGSi le XXe siècle, sur une aire géographique restreinte, a été marqué par des activités littéraires très développées et diversifiées, autour d’éditeurs au rayonnement parfois international (à commencer par Rencontre, La Guilde du Livre ou L’Age d’Homme), et si l’on ne compte pas les auteurs de premier rang qui ont fait toute leur carrière en Suisse romande, les trois premiers lustres du XXIe siècle, quoique moins productifs chez les éditeurs principaux, ont vu proliférer de nouveaux auteurs alors que les phares de la belle garde des années 1960-2000, d’Alice Rivaz à Chappaz ou de Chessex à Haldas, de Corinna Bille à Anne Cuneo, s’éteignaient les uns après les autres.

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    Les médias suivistes, toujours en quête de formules-choc, s’interrogèrent avec quel feint émoi sur l’après-Chessex, au lendemain de la mort du Goncourt 73 satisfaisant à leur gout du sensationnel, comme si nous nous trouvions devant un gouffre, orphelins et médusés. Inutile de préciser que les plus alarmistes, non sans Schadenfreude, étaient ceux qui avaient prêté le moins d’attention, jusque-là, aux quatre saisons de notre littérature, et moins encore à la cinquième…

    Entropie ou mutation ?

    Unknown-4.jpegPeu avant la fin du terrible XXe siècle, un essai relevant à certains égards de la cinquième saison spéculative, intitulé L'homme seul et signé Claude Frochaux, proclamait la fin d'un grand cycle créateur occidental et, plus précisément, la fin de la littérature. Plus rien de neuf après les années 60, plus de quoi s'étonner: rideau sur l'insignifiance. Et ce malgré la profusion, vu qu'on n'aura jamais publié autant que de nos jours et que tout le monde écrit ou aspire à se faire un nom à la Star Ac de la multiculture !

    Paradoxe à géométrie variable : Claude Frochaux lui-même, épatant écrivain et éditeur, fut à L'Age d'Homme le premier défenseur de la littérature romande, et de la vitalité de celle-ci témoigne aussi la monumentale Histoire de la littérature romande dont la dernière édition date de  2015 et compte plus de 1700 pages. Sous nos yeux se multiplient en outre les petites structures d'édition nouvelles, les manifestations de toute sorte, les séances de lecture à foison, les maisons de l'écriture et tutti quanti : de quoi saturer quatre saisons pleines. Mais que dire de la qualité de tout ça ?

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    Dans son troisième roman intitulé La combustion humaine, pas vraiment abouti à mon goût, le jeune Quentin Mouron imaginait un grand éditeur romand désabusé, lecteur passionné de Proust et vomissant sur tout ce qui se publie dans nos régions, y compris les livres de sa firme. La littérature romande actuelle ? Rien que de la « rose bleue », selon l’expression du grand Dürrenmatt qui la connaissait aussi mal, en réalité, que la plupart des gens de médias dénigrant nos auteurs non « vendeurs ». Peu renseigné lui-même sur le milieu, Mouron relançait cependant un thème brillamment traité, vingt ans plus tôt, par Étienne Barilier dans son percutant Soyons médiocres, où se trouvait brocardé l'esthétisme spiritualisant du milieu littéraire romand et sa tendance à « freiner à la montée », dont les instances paroissiales restaient confinées dans leurs couches tièdes avec leurs abbesses universitaires ou journalistiques et leurs révérends compassés.

    Mais la paroisse littéraire en question survivra-t-elle à la disparition de ces doctes gardiens du Temple ? Et faut-il vraiment s’en réjouir ?

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    Bien plus généreux que ceux-ci et pas moins insolent que le jeune Mouron gâte-sauce, Sergio Belluz, dans un aperçu assez « cinquième saison » des fleurons culturels ou littéraires de notre pays, intitulé La Suisse en kit et paru en 2012, aura prouvé qu’un regard frais et décentré, alternant portraits et pastiches avec une verve revigorante, peut détendre l’atmosphère en rendant justice à des auteurs mal défendus par le professoral pavé, tel l'humoriste anarchisant Roorda ou la romancière Janine Massard, entre autres.

    Ceci dit, et même si elle ne consacre pas une ligne à l’essai non aligné de Sergio Belluz, ni plus de quinze lignes condescendantes à l’aventure du Passe-Muraille accueillant et accompagnant les auteurs de ce pays et du monde entier pendant vingt ans, l’Histoire de la littérature en Suisse romande reste une référence centrale incontournable qui pallie une méconnaissance souvent fâcheuse.

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    Ainsi, dans son récent Dictionnaire amoureux de la Suisse, l'auteur à succès Metin Arditi, fils de marchand turc naturalisé non moins que prof de physique émérite et brasseur d'affaires millionnaire, humaniste et mécène, ne cite-t-il des auteurs romands vivants que Philippe Jaccottet et Joël Dicker. On veut bien que l’amoureux en question, se voulant tout subjectif, et qui parle fort aimablement de nos plus illustres auteurs défunts, se garde de parler des auteurs actuels au risque de susciter moult jalousies dans les chapelles, mais tout de même !

     

    Focale élargie et langage « en phase »

    Kramer2.jpgOr, les vivants, nous les retrouvons bien vibrants dès le début du XXIe siècle dans le roman éponyme de Pascale Kramer, l'une de nos meilleures nouvelles romancières, qu'on pourrait dire l'observatrice aiguë et l'interprète hypersensible des sans-langage. Récemment primée par le Prix de littérature suisse 2017, Pascale Kramer a développé une œuvre cohérente et conséquente, dont le regard et la représentation de la réalité sont portés par une langue à la fois limpide et très suggestive. Au passage on aura noté que Les Vivants, paru en 2000 chez Calmann-Lévy, tout comme Rapport aux bêtes, publié par Noëlle Revaz chez Gallimard en 2002, renouèrent le lien des auteurs romands avec Paris, suivant le mouvement inverse des Cahiers vaudois.

             De Noëlle Revaz, fort bien reçue à Paris et en Suisse romande pour Rapport aux bêtes, intéressante approche de l’acculturation en milieu paysan, j’aurai pourtant préféré le deuxième roman, Efina, relevant plus à mes yeux de la cinquième saison par sa façon de sonder les affects et les relations humaines, avec moins d’effets littéraires, moins d’intentions démonstratrices que dans son premier ouvrage.

     Quand et où il y a littérature…

    À cet égard s’impose, me semble-t-il, une mise au point qui permettra de mieux distinguer et de mieux évaluer ce qui ressortit à la cinquième saison de la littérature, par delà les préjugés portant sur la « bonne » ou la « mauvaise » littérature.

    Dans La combustion humaine de Quentin Mouron, l’éditeur malgracieux prétend savoir quand « il y a littérature » et quand celle-ci n’y est pas. Mais pas un mot de plus sur les critères qui font décision à ses yeux. Dommage !

    De la même façon, de « purs littéraires » auront assené qu’il n’y a « pas littérature » dans les romans de cet arrogant Mouron par trop médiatisé, pas plus qu’il n’y en a dans les best-sellers de Joël Dicker.

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    Or je prétends, pour ma part, qu’il y a bel et bien littérature dans La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais plus trace des étonnements de cinquième saison dans Le Livre des Baltimore, préfabriqué pour plaire, comme il y a littérature dans Notre-Dame-de-la-Merci de Quentin Mouron.

    Mais ce n’est que votre goût ! m’objectera-t-on. Sans doute, et je suis prêt à l’étayer. J’ai lu le roman de Joël Dicker avant sa parution, sur épreuves et sans me soucier le moins du monde de son éventuel succès, je l’ai annoté et j’ai été impressionné par la vivacité du raconteur, l’intérêt de sa thématique, la présence de ses personnages et la subtile déconstruction de sa narration. Écriture certes passe-partout mais exceptionnelle énergie inventive, dans une sorte de patchwork-hommage aux grands storytellers américains, de Salinger à John Irving ou Philip Roth. Ensuite, avec la resucée du Livre des Baltimore : patatras, chute de tension et clichés sur clichés, plus une once de surprise ou d’originalité : la morne répétition d’une série télé formatée. Mais cela vaut-il la peine de détailler une telle opposition ? Quel enjeu critique ? Quoi de littéraire là-dedans ?

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    En fait, la question pourrait se retourner contre le formalisme de maintes oeuvres à prétention littéraire, qui entretiennent le même simulacre de bon goût que d’innombrables musées aux murs couverts de mornes croûtes. Ainsi pourrait-on comparer, aussi, les ouvrages les plus « littéraires »  d’un Jean-Michel Olivier et son Amour nègre modulant une thématique « mondialisée » avec une verve endiablée et une réflexion implicite sur l’invasion de notre univers par les marques et la frime du charity business. Or ce changement de focale et le grand succès du roman signalent-ils une trahison en termes littéraires ? Nullement !

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    Bien entendu, la littérature romande du XXIe siècle ne se borne pas qu’à deux noms à prononcer d’un air entendu dans les cercles mondains, du grand poète nobélisable et du wonderboy aux millions d’exemplaires, pas plus qu’elle ne vaut que par le succès de quelques titres « élus » par les médias ou le public.

    Relevant de la cinquième saison, l’on pourrait ainsi établir une liste de livres au retentissement très variable et parfois nul, que je me plais à citer pour mémoire. En 2003 paraissait ainsi Les Têtes de Jacques Chessex, et en 2008 La pipe qui prie et fume de Maurice Chappaz : pures merveilles de cinquième saison, et je pourrais recommander maints autres titres relevant de la meilleure littérature, de Comme si je n’avais pas traversé l’été, en 2003, de Janine Massard, à L’embrasure de Douna Loup, en 2010, en passant par Au nord du capitaine de Catherine Safonoff (2002), Le mot musique d’Alexandre Voisard (2004), Mouvement par la fin de Philippe Rahmy (2005), ou Paradise now et Le sourire de Mickey (2003) d’Antonin Moeri.

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    Ce dernier auteur marque d’ailleurs, sans qu’on s’en soit assez avisé, le tournant d’une nouvelle posture d’observation psychologique et sociale de type behaviouriste, sur un ton volontiers mordant voire sarcastique, portant sur la vie quotidienne et le langage de la nouvelle société et faisant écho, du point de vue de l’expression, à un Michel Houellebecq, avec des composantes qu’on retrouvera chez les auteurs de la génération suivante, tels Quentin Mouron ou Antoine Jaquier, lequel investit l’univers juvénile plombé par la drogue dans Ils sont tous morts (2014), ou encore dans la nouvelle mouvance du polar romand truffé d’observations sociologiques parfois pertinentes, notamment sur l’encanaillement de la classe moyenne, de Daniel Abimi à Sébastien Meier ou Marc Voltenauer.

    Pépites dans le tout-venant

    De Quentin Mouron, entré en littérature avec une évocation quasi célinienne d’une traversées des Etats-Unis, sous le titre d’Au point d’effusion des égouts, et passé plus tard au genre du polar chic frotté de littérature, c’est pourtant son deuxième ouvrage, Notre-Dame-de-la-merci, roman tchékhovien aux personnages ressentis en profondeur, qui me semble le plus inattendu et le plus poreux du jeune auteur - le plus ancré dans la cinquième saison.  

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    À l’enseigne des surprises ménagées par celle-ci, l’on pourrait citer encore quelques nouveaux talents remarquables, à commencer par le Roumain Marius Daniel Popescu et sa Symphonie du loup (2007) révélant un écrivain fort de trempe et de gueule, Aude Seigne et ses Chroniques de l’Occident nomade (2011) s’inscrivant dans la filiation de Nicolas Bouvier dont allaient se réclamer explicitement les jeunes auteurs de l’AJAR, ou encore le Camerounais Max Lobe excellant, dans 49, rue de Berne, à transposer son vécu de jeune Noir homosexuel dans une Suisse qu’il se garde de caricaturer, au fil d’une écriture tonique.

    À propos de l’AJAR, vibrionnant foyer de créativité collective (fondé en 2012) réunissant une vingtaine de jeunes auteurs de moins de trente ans, l’on relèvera, en dépit de ce que son concept de base a de très discutable (l’élection sur critère d’âge !), le rôle d’émulateur ouvert à la place publique et la première initiative d’un roman collectif joliment ficelé paru chez Flammarion en 2016 sous le titre de Vivre près des tilleuls, lancé par un plan marketing adéquat, dorloté par les médias et en somme tout à fait dans l’air du temps des quatre saisons conventionnelles.

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    Or, la douce folie de la cinquième saison est ailleurs à mes yeux, que j’aurai trouvé, en 2017, dans le premier roman-récit d’Eric Bulliard, L’Adieu à Saint Kilda, relatant, avec vigueur verbale et vista historique, les tribulations saisissantes des habitants d’une île du bout du monde ; dans le deuxième roman de Xochitl Borel, sondant, avec Les oies de l’île Rousseau, les cœurs blessés de beaux personnages des milieux d’immigrés de la cité de Calvin ; ou encore dans le dernier recueil de Jacques Roman, Histoire du brouillard, précisément sous-intitulé La cinquième saison et modulant d’étincelantes variations sur les thèmes récurrents de l’un de nos meilleurs poètes. Et chacune et chacun ajoutera, à cette liste fort incomplète, tel ou tel nom peu choyé par les médias ou bonnement ignoré pour de multiples raisons forcément injustes…

    Mon quadrige provisoire

    Pour conclure, mais c’est un quadruple envol à l’enseigne de ce véritable saut que représente à mes yeux la cinquième saison, j’invite la lectrice et le lecteur à découvrir quatre livres d’exception, parus en août 2017 et qui démentent les prédictions catastrophistes de mon vieil ami Claude Frochaux.

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    Il s’agit d’abord du premier roman du jeune Vaudois Adrien Gygax,  Aux noces de nos petites vertus, révélant un narrateur d’une vivacité et d’une originalité rares, au fil d’une virée amoureuse haute en couleurs, oscillant entre mélancolie et sensualité. C’est ensuite le retour de la plus follement stylée de nos prosatrices, en la personne de Corinne Desarzens, avec Le soutien-gorge noir, récit surprenant à chaque page qui exhume un amour manqué et ses échos restituée par delà les années . C’est le sixième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak renouant avec son enfance profonde, et parfois déchirante, qui a le mérite de se décliner en toute limpidité et sans pathos, textes et dessins alternant en contrepoint sans pareil. Enfin, sous le signe de la plus authentique poésie, poignant d’humanité et d’une « verticalité » prouvant assez la pérennité d’une littérature habitée par le sacré, c’est le dernier récit de Philippe Rahmy intitulé Monarques et qui associe aussi bien, sous le signe de l’effet papillon, les destinées personnelles de la famille de l’auteur et les tragédies du XXe siècle aux ondes de choc persistantes.

    Or ce quadrige de ma préférence n’est que l’avant-coureur déboulé de toute une armada de nouvelles parutions que les médias distraits se hâteront d’oublier après avoir « traité » cette rentrée en « boostant » à l’unisson le même et unique polar « porteur », que dis-je, « vendeur », ne suivez pas mon regard ni celui de la vache à lait en question.

    Au reste qui jettera la pierre au « polar romand » ? Vaine querelle, me dis-je en curieux de tous les genres. L’on peut s’offusquer en constatant que la rubrique littéraire d’un grand journal local se consacre désormais à peu près exclusivement à la présentation des polars américains, au motif que la demoiselle de service en raffole. Mais on peut aussi rugir en découvrant qu’une vieille dame bien sous tous rapports (Doris Jakubec) consacre DIX PAGES de la désormais fameuse Histoire de la littérature romande à une autre vieille dame chic (Anne Perrier) en n’accordant pas une ligne aux recueils du poète Antonio Rodriguez, à mes yeux le plus intéressant de la nouvelle donne.

    Mieux que les médias : le médium Littérature !

    Ma rentrée littéraire romande commence tous les matins avec une lampée de Cingria et une piqûre de rappel tirée des 16.000 pages du Journal intime d’Amiel, drogue douce, après quoi je reprends la lecture de Walden (« le philosophe dans les bois », etc.

    Ensuite, dans l’eau couleur de sang de bœuf égorgé de mon bain nordique, je me donnerai des frissons en lisant la très noire nouvelle Vingt volumes d’un certain Cédric Pignat, dont il m’est interdit d’écrire du bien ici pour des raisons déontologiques, et ensuite j’alternerai ma lecture quotidienne de Proust, de la Commedia de Dante et celle des écrits d’Annie Dillard, véritable grande poétesse en prose celle-là dont nos chaisières et nos abbesses crossées de la paroisse littéraire romande ignorent tout ou n’osent pas parler à goûter.

    Sur quoi je me remettrai à l’écriture de mes humbles travaux immortels systématiquement passés sous silence par les jupons gris du supplément littéraire du Temps. Mais à ce propos, si ce n’était que de mon pauvre moi ! Or n’est-il pas triste de se rappeler que, publiant un nouveau livre dans nos régions il y a trente ou quarante ans de ça, un jeune auteur se voyait accueilli par une douzaine de vrais critiques littéraires attentifs qui l’accompagneraient ensuite, alors qu’aujourd’hui, sauf à montrer un joli minois ou traiter tel ou tel thème « porteur », tout accueil et reconnaissance éventuels, on peut rêver, attendront la semaine des quatre jeudis !  

    Puisse alors cette revue naissante bousculer les parallèles et découvrir les merveilles de la cinquième saison à saute-méridiens, en toute liberté, hors des réseaux et des ineptes « j’aime » de la meute. Puisse-t-elle être généreuse en échappant à la flatterie locale ou au n’importe quoi.

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    À l’instant je lis, dans l’Histoire du brouillard de Jacques Roman, sous-intitulée La cinquième saison : « En six lettres. Brouillard toxique paralysant les consciences. Réponse. Médias ».

    La cinquième saison devrait alors prouver que la littérature en général, et la poésie en particulier, constituent, à l’inverse de la jactance médiatique, la base même de toute médiation entre les hommes – l’irrécupérable médium.      

     

     
     
     
     
     
     
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  • Ceux qui célèbrent la Création

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    Celui qui court à son atelier du hangar à bateaux dès sa sortie de prison /Celle qui loue le Seigneur pour le faciès de mule et le coeur d'or qu'Il lui a donnés / Ceux qui ont veillé sur l'immense toile du Jardin de Dieu pendant le séjour de l'Artiste aux frais de la Reine / Celui qui retrouve le fleuve du jour transmué en ruban d'or neuf carats juste sorti du four et sinuant sous le ciel de l'aube bleu prune à mouchets orange entre les cheminées d'usines riveraines / Celle qui a posé pour Eve dans le hangar à bateaux / Ceux qui ont théorisé le lien de filiation entre William Blake et l'Artiste du bord du fleuve / Celui qui n'a jamais cessé de peindre "de tête" durant son séjour à l'ombre / Celle qui au parloir a dit à l'Artiste que la pluie avait délavé le bleu de la jambe d'Adam / Ceux qui raffolent de l'art à proportion de leur très jeune âge / Celui qui a pensé à un rouge de pompe à essence américaine pour contraster avec l'ocre de la chair d'Eve / Bonnard.jpgCelle qui a donné à l'Artiste l'idée des immortelles aux têtes de petites nonnes à tiges noires / Ceux qui chapardent des couleurs à la sortie de l'école pour aider leur ami l'Artiste / Celui qui craque une allmettes dans la semi-obscurité de son atelier retrouvé afin de voir si ce qu'il a peint avant la prison  découle d'une intuition authentique de l'universel Bienfait ou d'unéchantillon de pornographie tombant sous le coup de la loi / Celle qui a dit à l'Artiste que la superbe du paon figurait la splendeur de Dieu / Ceux qui estiment que la luxure du bouc illustre la largesse de Dieu / Celui qui a vérifié en prison que la sérénité du lion mimait la sagessede Dieu / Celle qui se flatte de ce que la nudité de la femme incarne l'oeuvre de Dieu / Ceux qui savent que Renoir n'a rien fait de mieux que ses femmes rousses peintes avec ses pinceaux attachés par des courroies de force à ses poignets / Celui qui dira aussi la nudité des arbres et l'immobilité pensive des nuages / Celle qui voit en rêve une nuit de Constable où flottent des nuages très blancs sur fond de ciel très bleu / Ceux qui voient la Création renaître autour d'eux et en eux / Celui qui va revoir Le Bain à la Tate Gallery pour un détail de droit divin / Celle qui refuse de jeter l'eau du monde avec son bloody baby / Vernet11.JPGCeux qui recréent le monde en brassant couleurs et eaux-de-vie / Celui qui pense que l'art chassé dans les impasses reviendra par les impostes / Celle qui reproche àla peinture abstraite d'être trop concrète et à la musique concrète d'être trop abstraite / Ceux qui retournent en prison les yeux pleins du Jour, etc.

     

    Peintures: William Blake, Pierre Bonnard, Thierry Vernet.      

  • CELA

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    CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux: dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère qui n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère au jardin du souvenir et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?     

    Tu me disais, grand frère, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand frangin que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ? Et qu’est-ce diable que CELA?         

    Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.         

    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

  • Ceux qui ne bronchent pas

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    Celui qui observe l’accouplement des gastéropodes sans émettre de jugement d’ordre moral ou démographique / Celle qui laisse passer la meute gesticulante et se remet un peu de poudre aux pommettes après le tumulte des cris / Ceux qui ne suivent pas la procession des jeunes assistants financiers en mal de réussite au centre des affaires / Celui qui exige du gouvernement central qu’il reconnaisse l’indépendance d’Appenzell Rhodes-Inférieure ou les femmes tricotent des bonnets à la maison / Celle qui conseille la permaculture différenciée aux mâles Alpha de la politique européenne / Celles qui en ont eu assez du culte du biceps et se sont donc retirées de l’Eglise Méthodique des Stéroïdes / Ceux qui s’explosent les pectoraux rien qu’à les regarder / Celui qui a toujours trouvé le temps de le perdre le long des canaux de sa nonchalance contemplative / Celle qui a appris à son étalon le lâcher-prise ouvert à plus de créativité / Ceux qui vont à l’école du dimanche sans harceler les monitrices vu que c’est mal vu à Hollywood / Celui qui revient au cha-cha-cha sans chichis / Celle qui ne fera son coming out qu’au balcon de la basilique Saint-Pierre à Rome (Italie) / Ceux qui ont exigé le wi-fi dans leur cercueil de transhumance transhumaniste / Celui qui piste les loups dans la taïga épurée des Ligues de Vertu / Celle qui assume complètement sa féminité dominatrice de technicienne d’interface / Ceux qui ont fait le tour de la connerie humaine et s’en fumeraient bien une s’ils n’avaient pas arrêté au premier accès de toux de leur hamster Paul-Henri / Celui qui estime que la vie n’est qu’un passage clouté entre deux eaux / Celle qui cloue le bec au butor infoutu de se rappeler l’année de sa nomination au titre de plus jolie cycliste de la faculté des lettres de Neuchatel / Ceux qui apprécient la chemise bleue revêtue par le ciel de ce samedi matin dont quelques petits nuages blancs bouclent sur le côté du front, etc.

  • Ceux que le chien tient à l'oeil

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    Celui qui récuse toute objection faite aux chats même s'il n'en a que par interim /Celle qui admet une fois pour toutes la contiguïté de l'Egypte ancienne et de l'aboi domestique /Ceux qui ne voient même pas le caniche sous le toutou / Celui qui considère l'investissement affectif comme un droit imprescriptible de la rombière  et la manifestation de sa supériorité sur l'usager du chien-loup réduit à la police de quartier / Celle qui connaît le potentiel angélique du chien et même dans  ses variétés exotiques genre lhassa apso ou chien-papillon à dents de piranha /Ceux qui pensent autrement le Dasein (autrement dit l'être-là, entre cactées et téléphone) depuis l'arrivée en leur murs de Mélodie la Westie / Ceux qui savent l'Ange présent quelque part en leur teckel Bambino / Celui qui n'a point de chien et ça se voit dans ses chroniques dominicales de pasteur de droite/ Celle qui a laissé son majordome servir une soupe à la tortue au barzoï  Prince qui le lui reproche encore du regard / Ceux qui ont mangé leur chien y compris son collier à clous qui leur fut fatal / Celui qui jappe en prenant sa cheffe de projet en levrette / Celle qui est tellement à l'écoute de sa chatte qu'elle n'entend plus rien / Ceux qui ont si bien dressé leur chien Phallus que celui-ci salive à chaque apparition de Nabila à la télé / Celle qui prétend que son hamster Croupion fait les même rêves qu'elle / Ceux qui ont déposé plainte contre le directeur du zoo de Tunis au motif que la chimpanzée  Amina a retiré son soutif au passage des impubères / Celui qui  a renoncé à l'élevage des salafistes afin de se concentrer sur le vison synthétique / Celle qui pense que son chien Malice pense qu'elle sait qu'il pense / Ceux qui n'aiment que celles qui ont du chien,etc. 

    Image: le chien Snoopy de LK et JLK sur le fauteuil de cuir de Russie d'Oblomov l'indolent. 

  • Comme un vol de monarques affolés

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    L'effet papillon rapproche deux livres exceptionnels de la rentrée littéraire romande et française: le récit partiellement autobiographique de Philippe Rahmy, Monarques, qui nous ramène à l'origine de la Shoah, et le roman-fresque de Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy, scrutant la part d'ombre des States dans les années 60-70...

     

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    Les monarques ont divers sanctuaires migratoires dans le monde. Par exemple à un coup d'aile du petit port de Capitola, au Sud de San Francisco (on y fait volontiers escale au restau de poissons de Paradise Beach), derrière la grande demeure de bois ou séjournèrent Al Capone et la diva du muet Mary Pickford. Les monarques déferlent en ce lieu chaque fin d’année et, je ne sais pourquoi, leurs tourbillons de moires dorées à dentelles noires m'ont rappelé la sentence de Dostoïevski selon lequel la beauté sauverait le monde.

          Mais quelle beauté ? Celle des papillons ou des crépuscules divins sur les forêts maritimes de Carmel ou Big Sur? La beauté de la star hollywoodienne adulée par des nuées d’admirateurs ou celle qui ne se voit qu'en fermant les yeux?

     

    Le Juif et le Palestinien

    Bundesarchiv_Bild_146-1988-078-07,_Herschel_Feibel_Grynszpan.jpgLe 7 novembre 1938, le jeune Hirsch Feivel Grinszpan - Herschel pour ses parents-, tirait cinq coups de pistolet 6.35 sur le secrétaire de l'ambassade d’Allemagne à Paris, Ernst vom Rath, qui succombait à ses blessures deux jours plus tard, provoquant, en représailles, le pogrom dit de la Nuit de cristal (30.000 déportés et plus de 2000 morts), quatre ans avant le déclenchement de la Shoah.

    À l'origine du geste meurtrier du jeune Herschel: la volonté d'alerter le monde après le début des persécutions des Juifs d'Allemagne, sa sœur restée à Hanovre lui annonçant la déportation de 12.000 d’entre eux en Pologne.

    Et trente ans après : même scénario, quand le jeune Palestinien Sirhan Sirhan tire sur le sénateur Robert Kennedy au motif que celui-ci se pose en défenseur d'Israël, cet assassinat marquant la fin des grandes espérances issues de la contre-culture et de l'opposition à la politique impérialiste de Johnson et du complexe militaro-industriel, fourrier principal de la guerre au Vietnam.

     

     

    Le poète, le martyr et le comédien 

    AVT_Philippe-Rahmy_7567.jpgPhilippe Rahmy est à la fois un enfant cassable et un chef de guerre de papier qui va partout. Monarques est ainsi le fruit de l’incroyable périple à travers le temps et les pays de cet handicapé à l’énergie affolante, qui écrit d’ailleurs : « La force qui m’emprisonnait pouvait aussi me porter. Il suffisait qu’elle s’exprime durablement ». Et comment, même dure-dure, qu’elle aura duré !

    S'il dit que son enfance a pris fin à la mort de son père, en 1983, et que c’est au même moment qu’il a décidé d’écrire sur Herschel, l'esprit d'enfance qu'il y a en lui, au sens où l'entendait Bernanos, est intact, avec l'intransigeance de celui qui attend que les mots ne trahissent pas les choses. Le littérateur moyen se paie souvent de mots, tandis que Philippe Rahmy paie le prix que lui réclament ses os de verre. Là réside sa fragilité et sa force, autant que son besoin d'amour et sa reconnaissance à ceux qui l’aiment: «L’amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, out entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort.»

    Les mots sont ancrés dans la réalité, et voilà ce qu'il en est: Philippe Rahmy, dont le nom signifie miséricordieux en arabe, et qui signe Rahmy-Wolff sur les réseaux sociaux pour honorer la lignée de sa mère, est le fils d'un fermier égyptien dont le père a été assassiné, et de Roswitha l’Allemande, fille d'un médecin nazi et d'une Juive convertie au protestantisme. Un bon pasteur vaudois a essayé, en vain, de répondre à Philippe quand celui-ci lui a demandé pourquoi Dieu avait créé un monde mal foutu au point que ses os se brisent pour un rien et que les violents l'emportent un peu partout. Sa maman allemande lui a expliqué, tout en faisant la lessive, que son peuple portait le poids d'un grand péché, et que ça impliquait des responsabilités. Et voilà des années qu'il parle avec son père, musulman attaché à l'islam tolérant du maître soufi Mohamed Abduh, mort il y a plus de trente ans mais toujours présent en son âme ni chrétienne, ni juive non plus qu’arabe - ou plutôt tout ça ensemble qui a fait qu'il se sentirait le frère d'un jeune Juif polonais tirant sur son amant boche pour alerter le monde.

    Philippe Rahmy cite Jean Genet, l'enfant martyr devenu voleur et grand poète voyou dont Herschel le rebelle pourrait être un personnage. La veille de son meurtre, le jeune Juif incarnait en effet, au Bœuf sur le toit où il se donnait en spectacle pour survivre, un ange en pagne couvert de paillettes dorées coiffé par Jean Cocteau d’une colombe affolée…

    Affolant spectacle, aussi bien, que ce show délirant dans le cabaret chic et choc de la bohème parisienne de l’Occupation ou dignitaires nazis et grandes figures de la musique française (Poulenc, Milhaud, Honegger et toute la bande) et de la littérature (Gide et Cocteau, notamment) festoyaient à l'occasion du dernier concert du jazzman Benny Carter, et cela pendant que les nazis épuraient joyeusement l'Allemagne !

    Herschel victime sacrificielle ? Même si c'est « plus compliqué », comme la légitimité de l'Intifada sera « plus compliquée » à défendre un demi-siècle plus tard, Rahmy s'identifie bel et bien au jeune éphèbe humilié après avoir tabassé lui-même un diplomate russe en posture de le violer !

    Comme Jean Genet le paria, qui laisse une œuvre d’une incomparable beauté et prendra fait et cause pour les Palestiniens, c'est par les mots et la poésie, au fil d’un travail d'écriture ardent que Philippe Rahmy a rendu sens au vol affolé des monarques.

    Deux premiers recueils de haut vol (Mouvement par la faim, un portrait de la douleur, et Demeure le corps, chant d’exécration), un récit de voyage en Chine d’une percutante lucidité (Béton armé), et un roman sondant les tenants du terrorisme actuel en Angleterre (Allegra) ont marqué l'extension progressive de sa lutte contre le mal et ses murs, jusqu'à cette sublime rêverie réaliste à travers le temps et le chaos affolé, où les monarques, symboles d'une harmonie mystérieuse, figurent la quête d’un éden «capable d’accueillir leur migration».

    Débarquant à Tel-Aviv sur les traces de Herschel, Philippe Rahmy découvre, dans cette «métaphore de l’humanité» dont la Palestine est exclue, une foule : «Dix ou vingt mille expatriés. Ils ont quitté l’Erythrée, le Soudan, par vagues successives, Ils ont franchi le Nil, la frontière égyptienne, le désert. Ils sont désormais en Israël qui les rejette»…

    Dans l’avion pour Israël, l’auteur de Monarques avait alterné la lecture de L’Homme révolté de Camus et celle du Monde et de Haaretz consacrant leur une à l’élection de Donald Trump. Et l’affolement continue : « Pour chacun d’entre nous, le romanesque des illusions est supplanté un jour ou l’autre par une image effrayante de réalité, comme une bête éventrée au bord du chemin ».

     

    Vous avez dit complot ?

    Du romanesque des illusions perdues, et des bêtes éventrées le long du chemin de l’Histoire brandissant sa grande hache, le nouveau roman de Marc Dugain, consacré à la double conspiration plus que probable qui aboutit à l’assassinat de John Fitzerald Kennedy, en novembre 1962, puis à celui de son frère Robert, en 1968, est littéralement saturé.

    Rien là-dedans de l’aura poétique des monarques, à part la dernière litanie méditative du narrateur sous le ciel crépusculaire, achevée en trois temps : «Reste un esprit caressant. Demain s’ouvre la chasse. À l’imposteur qui est en soi.»

    Mais ici dominent les vampires de l’ombre, le mensonge et la falsification – les fake news d’un pouvoir masqué dont le romancier, chroniqueur très documenté, retrace les méfaits commis au nom de la gloire de l’Empire et, accessoirement, pour le meilleur profit personnel des démons dont le plus sinistre, John Edgar Hoover, a déjà fait l’objet d’un mémorable portrait de Marc Dugain, sous le titre de La Malédiction d’Edgar.

    Bien entendu, les circonstances historiques et sociales entourant les actes affolés du jeune Herschel et de Sirhan Sirhan sont peu comparables, mais le même effet papillon joue dans les deux cas de ces deux tireurs dont l’un est solitaire, et l’autre sûrement pas, qui aboutissent à des réactions semblablement chaotiques et dévastatrices.

     

    Vous avez dit parano ?

     

    Par delà la chronique documentaire, Marc Dugain a choisi - au risque de passer pour un complotiste comme tous ceux qui n’admettent pas les mensonges officiels -, de donner la parole à un narrateur dont la propre histoire a été marquée par la mort tragique, et très suspecte, de ses deux parents, peut-être en rapport avec l’assassinat de Bobby Kennedy ?

    Obsédé par le mystère sanglant continuant d’envelopper les morts de JFK et son frère (environ 50 acteurs ou témoins auront été liquidés de diverses façons), l’historien sexagénaire O’Dugain, Irlandais d’origine mais dont le père, psychiatre éminent, a dû fuir l’Europe sous la pression des services secrets, poursuit des recherches qui nourrissent ici un formidable tableau d’époque prolongeant ceux de James Ellroy et de nombreux autres auteurs convaincus que le rapport Warren est une foutaise et que derrière Sirhan Sirhan, agissant sous hypnose, se cachaient des meurtriers autrement motivés et organisés. Dans la foulée « psy », Marc Dugain revient sur les opérations secrètes menées par la CIA, en se servant même d’un Timothy Leary, pour couper la jeunesse américaine de la réalité et précipiter son «bad trip»…  

    Quelle beauté là-dedans ? Celle d’un roman passionnant et courageux sondant la complexité humaine, sans exclure les délires personnels, pour tenter de résister aux mensonges relevant du prétendu secret d’État.

    Trente ans après l’assassinat de Robert Kennedy, le protagoniste du roman de Marc Dugain conclut, au risque d’affoler les monarques déboulant ces jours sur la côte Ouest : «Je me demande si je ne préférais pas la guerre froide à cette alliance de mafieux blancs. Mais Trump devrait se méfier. Le complexe militaro-industriel l’a laissé déverser sa démagogie comme un tombereau de purin sur un champ de betteraves, mais s’il ne rentre pas dans le rang, ils sauront trouver un cinglé facilement manipulable pour lui reprocher d’avoir renié ses promesses. Puis l’armer et lui faciliter l’accès au président le plus consternant de l’histoire américaine »…

     

    Philippe Rahmy. Monarques. La Table ronde, 197p.

    Marc Dugain. Ils vont tuer Robert Kennedy. Gallimard, 398p.

    Dessin: Matthias Rihs.

     

     

     

  • Détresse d'une femme

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    À propos d'Esprit d'hiver, de Laura Kasischke

    Les romans traitant des aléas quotidiens de la famille Tout-le-monde sont trop souvent plats, voire assommants, qui ressortissent à ce que Céline appelait "la lettre à la petite cousine". Mais il en va de l'écriture romanesque comme de l'observation des pommes, qui peut s'élever au grand art pour peu qu'un Cézanne y mette du sien.

    Or c'est ce qu'on se dit aussi en découvrant les tableaux de la classe moyenne américaine brossés par Laura Kasischke, et plus particulièrement, ces jours, à la lecture de son dernier roman: qu'il y a là du grand art.

    Esprit d'hiver est à la fois le portrait en mouvement d'une femme au tournant de la cinquantaine,  le récit d'une journée de Noël désastreuse à tous égards, et l'observation clinique, comme sous une terrible loupe, des relations délicates (proches parfois de l'hystérie) entretenues par la protagoniste en question, Holly de son prénom, et sa fille  adoptive Tatiana, dite Tatty, âgée de quinze ans et d'origine russe. Le temps du roman se réduit à un seul jour mais avec de constants retours dans le passé proche ou plus lointain, au fil d'une construction d'une parfaite fluidité.

    Il y a du thriller psychologique dans ce roman immédiatement captivant, à proportion de la tension angoissée que chaque page relance, autant qu'il y a du poème mêlant hyperréalisme et magies mouvantes, amour exacerbé et sursauts paniques, beauté diaphane et perceptions suraiguës, paranoïa et tendresse.

    Holly culpabilise dès le début du roman au motif qu'elle s'est levée trop tard sous l'effet d'un "lendemain d'hier" (elle et son conjoint Eric ont un peu forcé la dose sur l'alcool de la veille au soir) alors qu'elle doit préparer le repas de toute une smala. Pendant qu'Eric est allé chercher ses parents à l'aéroport (cela se passe dans le Michigan familier à la romancière non loin de Detroit), Holly met en route un considérable rôti tout en suivant l'évolution de la météo progressivement plombée par le blizzard. Dès l'apparition de sa fille, en outre, qu'elle exaspère par ses attentions envahissantes de mère aimante, une petite guerre des nerfs s'instaure que l'attente prolongée des hôtes ne cessera d'aiguiser alors même qu'un tout autre drame se prépare, auquel Holly est loin de s'attendre.

    Maladivement susceptible en dépit de son volontarisme "libéral", Holly est un personnage insupportable non moins qu'intéressant et attachant. Sensible à la poésie, elle a écrit jadis un recueil mais désespère de trouver jamais un peu de "temps à elle" pour noter ce qu'elle ressent, sans trop se leurrer elle-même à ce propos. Revenant régulièrement sur les circonstances de l'adoption de Tatiana, en Sibérie, elle est aussi marquée, physiquement, par la lourde opération qu'a nécessité une maladie génétique dont plusieurs de ses proches sont morts.

    L'étrangeté du roman, autant que sa profondeur aux à-pics vertigineux, tient à la proximité constante de la normalité et de la folie, de l'amour et de la haine, des rôles inversés de l'infantilisme (Holly) et de la lucidité (Tatty), d'un univers rassurant à l'américaine et de tout un monde féerique (la Russie des contes) ou tragique (la Russie des orphelinats), d'un pragmatisme qui se veut optimiste et de la maladie qui rôde.  

    "Il faut posséder un esprit d'hiver", écrivait le poète Wallace Stevens, que son emploi d'agent d'assurances n'empêchait pas d'écrire, ainsi qu'Eric le rappelle un peu cruellement à Holly pour lui faire valoir que ce ne sont ni ses devoirs de mère ni ses activités de cadre dans une entreprise qui expliquent son "blocage" en matière d'écriture.

    Au demeurant, ce "problème" n'est qu'un aspect de la difficulté de vivre ressentie par Holly, que ni sa psy, ni  les articles qu'elle a consultés sur Internet, ni les livres qu'elle a commandés par Amazon ne l'ont aidée à résoudre. Par ailleurs, le roman ne se borne pas à l'exposition d'un "cas" frisant certes, parfois,  la pathologie. En fait toute femme hypersensible, voire tout homme qui ne soit pas un marteau ou un gnou, devraient pouvoir s'identifier à Holly.

    Quant à Tatiana, qui apparaît et disparaît  au fur et à mesure que les heures passent, affrontant sa mère pour se défendre quand celle-ci l'infantilise, ou cherchant à la calmer quand elle est proche de délirer (la scène saisissante où Holly cherche à nettoyer son ombre qu'elle croit une tache par terre), elle figure à la fois l'adolescente "comme les autres" et l'incarnation d'une réalité qui résiste aux projections fantasmatiques d'une mère espérant une "fille parfaite" pour mieux gommer une origine très, très, très problématique, renvoyant à la complexité du monde et de la vie.  

    Les lectrices et les lecteurs (comme on dit poliment les motrices et les moteurs) d'Un oiseau blanc dans le blizzard, de la même Laura Kasischke, retrouveront ici - non sans passer du regard de la fille sur la mère à la configuration inverse -, le mélange de prodigieuse attention au moindre détail concret, et d'intense poésie, qui caractérise le grand art de cette romancière hors pair.

    Esprit d'hiver participe, me semble-t-il, de la grande littérature des scrutateurs les plus aigus et les plus tendres du coeur humain. Ce qu'on appelle le quotidien y est transfiguré, et ses personnages y deviennent les messagers de l'humaine ressemblance.

    Laura Kasischke. Esprit d'hiver. Traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet. Editions Christian Bourgois, 273p. 2013. 

      

  • Mémoire vive (112)

    IMG_1683.JPGDe notre ami Montaigne, en songeant à l’enfant qui vient malgré mes douleurs jambaires : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait ».
     
    °°°
    Je me suis toujours défié d’un certain spiritualisme se voulant supérieurement désincarné, au-dessus des miasmes de la matière, alors que le spirituel participe à mes yeux de celle-ci et se garde de faire l’ange sous peine de voir la bête hanter celui-là de ses fantasmes entêtants.
    book_130_image_cover.jpg
    Et voici ce qu’en dit Leopardi dans le Zibaldone : « Bien que l’homme aspire toujours à un plaisir infini, il n’en désire pas moins un plaisir matériel et sensible, même si cette infinité ou cette indétermination nous font croire qu’il s’agit de quelque chose de spirituel. Cet élément spirituel que nous concevons confusément dans nos désirs ou nos sensations les plus vagues, indéfinies, vastes et sublimes, n’est autre, si l’on peut dire, que l’infinité ou le caractère indéfini de la réalité matérielle. Si bien que nos désirs et nos sensations, même les plus spirituelles, n’excèdent jamais les limites de la matière conçue plus ou moins précisément, et le bonheur le plus spirituel, le plus pur, le plus imaginaire, le plus indéterminé que nous puissions éprouver ou désirer, n’est jamais ni peut jamais être qu’un bonheur matériel : en effet, il n’est aucune faculté de notre esprit qui puisse aller au-delà des limites ultimes de la matière, et qui ne soit elle-même tout entière inscrite à l’intérieur de ces limites ». (9 mai 1824)
     
     
    Dérogations
     
    J'aime beaucoup ton mauvais goût:
    ta façon tout à toi
    de ne pas aimer l'opéra,
    ton penchant forestier,
    ta façon de rire aux éclats
    en pleine réunion
    d'éminents dévots cultivés,
    ta façon naturelle
    de visiter le Vatican
    au dam des faux rebelles;
    ton rejet de Satan
    dont le bon goût et les sourires
    t'ont toujours rebutée ;
    ta grâce aux capricieux desseins,
    ta façon tout à toi
    de ne pas faire de cinéma,
    ton enfance restée:
    ce qu'ils n'ont pas pu te voler.
    Tu as choisi d'aller
    au bal masqué des rétameurs
    en voilette de mariée;
    et moi tu me connais:
    j'y serai donc en footballeur.
    °°°
    Travailler de manière plus équilibrée, naturelle et régulière.
     
    °°°
    La lecture d'Annie Dillard m'oblige à me concentrer et me recentrer à la fois, d'une manière très particulière et rare, difficile à expliquer.
    °°°
    Ce 4 octobre. - J’ai reçu hier un message de Philippe Rahmy qui me dit sa reconnaissance alors que je m'apprête à essayer de raconter son parcours au fil de ses livres. Je vais m'y efforcer à Cap d'Agde.
     
    Au soir des lucioles
     
    Je m’en vais dans le vent
    vert et noir par delà les champs,
    comme on suit un chemin
    d’eau claire entre les pierres.
     
    Tu es comme l’Indien,
    chaussée de sandales légères,
    et le chemin nous suit.
     
    Dans son cercueil de verre,
    l’horloge ne fait aucun bruit.
    Ce soir nous serons à la mer.
    °°°
     
    Reprenant la lecture de L’Entretien sur Dante de Mandelstam, je me dis que la plupart des commentateurs sont des savants qui ne savent rien de la poésie, tandis que le poète va droit au but. Et quel est ce but ? C’est le poème lui-même, sa structure et sa nature, son organisme orchestral – si l’on peut dire -, et la façon dont ledit orchestre « parle » italien…
     
    Au Cap d’Agde, ce dimanche 10 septembre. - Grand beau ce matin sur le front de mer. Au premier regard de la zone restaus-boutiques le constat pourrait être : extension du domaine de la pute. No comment. Plus même envie d’évoquer ces affreuses gens et leurs accoutrements pitoyables ; et ce n’est pas le moraliste qui parle mais l’observateur délicat
     
    °°°
    Un poème m’est venu ce matin en relation avec la mer se les roulant sous nos fenêtres :
     
    Revenant à la mer
     
    « Si je crois encore à la mer / alors j'ai espoir en la terre »
    (Ingeborg Bachmann)
     
    Au retour de la mer
    je la reconnais à l'instant,
    la patiente, insensée
    amante de mille saillants
    en lenteurs retombées
    aux longs couchers ardents.
    L'impassible égérie,
    et soudain la verte furie;
    la muette rêveuse,
    et tout à coup la volubile
    aux délires de salive -
    la cavale très indocile
    donnant des quatre fers
    dans le tumulte des années.
    Nous étions si glorieux,
    petit nageurs écervelés,
    et nous voici rendus au vent
    sans âge de la terre,
    avec elle tout apaisés...
    Et cet autre nouveau poème, inspiré par une toile de Czapski, que j’ai intitulé Fugitifs :
    Ils n'ont fait que passer:
    on les entend marcher en l'air.
    À travers les déserts,
    le vent aura tout effacé,
    mais les dieux impatients
    ont un faible pour les violents,
    et l'espèce est en guerre.
    Sus au temps
    ils n'ont fait qu'arracher
    aux cadrans les ombres solaires
    pour piétiner à cru
    les jardins rêvés de nos voeux;
    et brûlant toute terre
    insoumise à leurs seuls dieux,
    ils n'ont fait que défaire...
    Mais les enfants de la clairière
    dans les bars des beaux soirs
    des printemps de l'été indien,
    sur les lacs et les patinoires
    savent qu'ils ne savent rien
    et vont se répétant:
    nous prenons tout le temps
    de nous dire que nous passerons.
    °°°
     
    Je viens de lire, d’une traite, les cent premières pages du dernier roman de Chrisophe Ransmayr, Cox ou la course du temps, qui relève de la haute littérature poétique, évoquant à la fois un grand rêve éveillé et une fable « métaphysique » rappelant de loin Les Sept mesagers de Buzzati, en beaucoup plus ample évidemment et en plus flamboyant. Le roman commence comme ça : « Cox aborda la terre ferme chinoise sous voiles flottantes le matin de ce jour d’octobre où l’empereur de Chine, Quianlong, l’homme le plus puissant du monde, faisait couper le nez à vingt-sept fonctionnaires des impôtes et agents de change ».
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    Cox est le spécialiste anglais mondial des automates et des horloges à complications, invités par l’empereur à lui présenter ses merveilles. Il s epointe donc à la Cité interdite mais l’empereur ne veut pas de ses cadeaux. Il veut autre chose. Caché derrière un paravent quand il reçoit Cox après pas mal de temps, il lui fait comprendre qu’il aimerait de shorloges adaptées à tous les temps que nous percevons, en enfance ou dans la cellule des condamnés àmort, etc. Cox confectionne alors une fabuleuse jonque miniature d’argent tout blanc et pleine de tas de petits coffres pleins de tas de petits jouets, représentant l’horloge du vent, conforme aux intermittences du temps enfantin. Mais l’empereur lui demande de faire autre chose : une horloge pour ceux qui n’ont plus que quelques jours ou heures à vivre, comme les deux médecins qu’il vient de condamner à être dépecés vivants pour prédictions mensongères. Et Cox imagine une horloge de feu dont les braises actionnent les mécanismes, inspirée dans sa forme par un segment de la muraille de Chine. Etc.
    Cox est doublement triste du fait de la mort de sa petite fille à l’âge de 5 ans, et du silence chaste dans lequel s’est murée son épouse Faye. C’est en pensant à ses deux amours qu’il imagine ses horloges, car il y en aura d’autres. C’est comme un immense rêve baroque et somptueux, vraiment génial par ses inventions et sa méditation sur le temps, c’est d’une beauté folle avec de la neige sur la ville pourpre aux idéogrammes dorés comme la robe du Très Haut, bref c’est à la fois très visuel et fascinant comme un conte.
     
    °°°
    Bon poème ce matin il me semble, à l’évocation de l’été indien :
     
    Etés, rivières…
     
    “Été, rivière, amants dissimulés, toute une lune d'eau..."
    (René Char)
     
    Nous étions sur la pergola,
    l'été se prolongeait
    et déjà nous nous rappelions
    de ne pas l'oublier:
    faudra ne pas oublier ça,
    les arondes lancées
    au ciel blanc du premier matin,
    le bleu des ancolies au soir;
    sous le ciel évasé:
    le tumulte des martinets,
    puis le noir étoilé,
    la nuit stridente des grillons
    les sillons secs des champs
    là-bas, sous les monts assoupis;
    les veilles de brèves pluies,
    l'odeur des lacs après l'ondée,
    les prairies alanguies
    des lents après -midi d'été;
    l’alouette soudaine,
    les claques des petits baigneurs
    dans l'eau sculptée en clair-obscur
    par les ciseaux obliques;
    et sur nos corps pudiques
    la nudité parfaite
    de ces âges radieux -
    les livres entre les heures
    à ne rien faire que lézarder...
     
    Tout ça sous un clin de paupière
    du chat se rappelant
    Dieu seul sait quoi, et cætera.
     
    °°°
     
    Ce jeudi 14 septembre. – Belle virée cet après-midi dans l’arrière-pays, par les collines et les vignobles, jusqu’à Saint Guilhem-le-désert, après une étape à la manufacture royale de Villeneuvette et une autre au bord du lac de Salagou martelé par un mistral véhément. Excellent repas sur ue terrasse de Saint Guilhem, où la surabondance de touristes et de boutiques de pseudo-artisanat m’agace évidemment, mais le bourg reste d’une grande beauté au pied des derniers ressauts rocheux du Larzac. Ma bonne amie vaillante au volant, surtout dans les enfilades de terribles lignes droites plantées de platanes dont chacun nous menace de mort violente au moindre écart !
     
    °°°
     
    Contre toute attente, j’ai été intéressé par Un personage de roman, le récit de la campagne d’Emmanuel Macron racontée au jour le jour par Philippe Besson, tout proche du futur président en lequel il voit un personnage à la Stendhal ou à la Balzac, avec autant de réserve prudente que d’amicale proximité, de finesse pertinente dans l’observation que d’attention lucide au fil des événements ponctuant cette aventure humaine et politique à la fois. Chacun a bien joué son rôle et je ne comprends pas la fureur de dénigrement des commentateurs de ce livre, à la radio et à la télé, visiblement de très, très mauvaise foi…
     
    °°°
    À quoi ressembleront les « libertins » de Cap d’Agde dans dix ou vingt ans ? Existeront-ils seulement encore, ou les nouvelles générations vont-elles vivre la prétendue liberté sexuelle de façon différente ? Je me le demande. Ce que nous avons constaté, c’est qu’en trente ans les plages voisines ont complètement changé d’atmosphère, même si nous n’y sommes guère venus durant la haute saison, où ce doit être bien pire. Cela étant, j’ai comme l’impression que des changements bien plus importants vont se produire ces prochaines décennies, qui se perçoivent déjà à divers égards. Le rut collectif fait rage, sur la plage, à trois cents mètres de notre douce cellule de vieux amoureux, et c’est comme un grouillement d’asticots, mais comment ceux-là vieilliront-ils ?
     
    °°°
    Retour à l'Objet. Une fois de plus. Concentration et précision. Ferveur et quête de beauté. N'attendre aucun retour mais accueillir le partage avec reconnaissance. Soigner l'attention et entretenir la présence des attentifs en leur prêtant plus d'attention.
     
    °°°
    Je dois être plus présent à l'arrivée de l'Enfant. Là est la merveille.
     
    °°°
    Il faut tâcher d’imaginer à tout moment, dans nos échanges virtuels, notamment sur Facebook, qui est de l’autre côté de l’écran, derrière le message numérique : cela demande un effort et stimule ou devrait stimuler l’empathie…
     
    °°°
     
    16219580.jpgLa lecture du Sympathisant m’impressionne, à la fois par les observations que l’auteur produit à foison, à propos des relations entre Vietnamiens et Américains, sur fond de lendemains de la guerre, et par l’intelligence supérieurement rusée de la situation. J’en suis ce matin au moment où le cinéaste, visiblement inspiré par un Francis Ford Coppola, demande au protagoniste de devenir consultant sur son film en projet intitulé Le Sanctuaire, tout de même bluffé par le fait que ce Jaune ait eu, en un premier temps, le front de critiquer violemment son scénar de départ au motif que les Vietnamiens n’y avaient aucun droit de parole. Bref, je n’en suis qu’au premier tiers de ce roman aussi dense de substance que nécessaire aujourd’hui, alors que les délires de la nation présumée supérieure sont relancés à outrance…
     
    °°°
    Je me retrouve ces jours dans le rapport intime que j’entretenais avec la littérature dans mes jeunes années, quand je lisais par exemple Je ne joue plus ou Le retour de Philippe Latinovicz. Je me rappelle en quels termes élogieux Dimitri me parlait de Miroslav Krleza, qu’il m’a fait découvrir, et avec quelle morgue méprisante il l’a rejeté vingt ans plus tard sous l’effet de son nationalisme tardif.
     
    °°°
    À mon atelier de la ruelle du Lac, je tombe régulièrement sur des livres dont je pourrais dire qu’ils m’attendaient, comme à l’instant ce vieil exemplaire d’Au seuil de l’Apocalypse de Léon Bloy, avec lequel je me disais justement, l’autre jour, que j’aurais à découdre un de ces prochains jours…
     
    °°°
    Dire un jour comment la poésie « poétique » fait fonds sur ce que Platon appelle le Gros Animal en désignant la société. Tous ces poètes protestant de leur humilité, et tout autant de poétesses diaphanes, qui sont socialement acharné (es) à paraître et à se trouver honorés, habités par quelle sourde volonté de puissance…
     
    °°°
     
    À un moment donné ils se sont contentés de la vie, au déni de l’art et de l’esprit. Faillite de l’idéologie, qui devrait relier l’une aux autres. Ils ont trahi les Muses. Raison pour laquelle je lis Dante et Shakespeare, Proust et Tchékhov, Dostoïevski, Reverdy, ou Cingria, qui tous échappent à l’idéologie…
     
    °°°
    Je reviens catastrophé de la projection du Redoutable, de Michel Hazanavicius, dont le portrait qui y est présenté de Jean-Luc Godard m’a paru d’une stupidité complète. On peut n’être pas un inconditionnel de JLG et ne voir dans La Chinoise qu’un assez pénible feuilleton d’époque marqué par la jobardise intellectuelle du clan maoïste à la française, mais tout de même, ce portrait-charge à valeur ( !) de pastiche et d’éventuel hommage ( ?) me semble à la fois médiocre de forme et bête d’esprit, sans rendre du tout le ton de ces années-là avec ses collages extérieurs de pubs ou d’éléments de décor. Bref, tout ça m’a paru d’une vacuité et d’une inutilité d’autant plus indéfendable que Godard reste sans doute son meilleur pasticheur et qu’en rajouter relève de la tautologie…
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    Ce jeudi 28 septembre.Le dernier livre de Jean-Philippe Toussaint pourrait être dit l’illustration de ce qu’on appelait en d’autres temps l’art pour l’art, dont le thème semble apparemment sans aucune importance, voire futile ou même gratuit, réduit à une seule forme et ne délivrant aucune espèce de message, et pourtant.
    C’est l’histoire d’un type, un Belge, qui veut filmer une jeune femme nue ou plutôt vêtue d’une robe de miel, qui défile en Chine sur un podium de mode avec des abeilles qui lui tracent après. C’est un peu grossièrement dit mais c’est ça… à quoi s’ajoute un vrai roman étonnamment captivant.
     
    C’est qu’il y a, chez Jean-Philippe Toussaint, une sorte de grâce qui ne se borne pas au dandysme mais procède d’une vraie poétique, qu’on retrouve avec d’autres modulations chez un Ronald Firbank ou chez un Cocteau. Ce n’est pas tout à fait ma littérature préférée, mais la qualité littéraire est à vrai dire indivisible et j’ai toujours apprécié la papatte de cet écrivain.
    Ce mot du fils de Jean-Philippe Toussaint à propos de son grand-père : « Mais Papi, il n’en a pas marre d’être mort ? »
     
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    Pourquoi n’ai-je jamais aimé les livres de Robbe-Grillet, et pourquoi ceux de Toussaint me plaisent-ils tant, notamment dans le cycle de Marie ? Je n’en sais rien. Ce doit être une question de peau autant que de ton et même de calorie. De fait, les cérébraux à la Robbe-Grillet m’ont toujours laissé froid, à proportion de leur manque de chaleur – et cet érotisme glacé de magazine de luxe, qui me rappelle le formalisme à la française issu de Sade, alors que les romans de Toussaint me rappellent plutôt l’érotique ancillaire d’un Restif de La Bretonne, tellement plus tendre, plus drôle et plus amical…
     
    °°°
     
    Ceci du Prince de Ligne : « La vie est un rondeau ; elle finit à peu près comme elle a commencé ; les deux enfances en sont une preuve. Il n’y a que l’intervalle chez chacun qui soit différent ».
     
    Et cela, biscuit pour la route, signé Dumézil : « Le désespoir est un manque d’imagination ».

  • Reconnaissance à Jacques Chessex


    littérature

    Hommage à Maître Jacques prononcé à la Bibliothèque nationale, à Berne, en présence de l'écrivain et de la Présidente de la Confédération Ruth Dreifuss, à l'occasion de la remise du Fonds Jacques Chessex aux Archives littéraires suisses, en 1989. 

    Reconnaissance. J’aime faire sonner ce mot aujourd’hui. Reconnaissance de ce qui a été, et pour ce qui sera : ce qui a été donné et ce qui survivra. Reconnaissance de la première faille et du premier élan créateur. Reconnaissance au moment du dernier envol.
    Reconnaissance alors, première, comme à tâtons, véritable exploration des territoires sensibles où tout s’est joué au commencement. À tâtons, comme dans un rêve, mais pour une ressaisie si concrète dès les premières lignes où affleure la maison de l’adolescence. Et d’emblée c’est la musique d’un poète :
    « À Pully la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison ».
    Est-ce que nous ne nous y reconnaissons pas tout de suite ? Est-ce que nous ne nous rappelons, tous, ce jardin « en petite pente » ? Est-ce qu’ils ne sont pas à nous tous, ces reflets de lac dans les chambres ? Or nous voici à l’orée d’un monde dont les images vont émerger peu à peu comme d’une camera oscura et nous relier à la vie et aux livres qui ponctuent cette vie, mais aussi à nos propres ombres et à nos propre lumières.
    Tout à l’opposé de mémoires anecdotiques, l’œuvre déploie des images vivantes qui cristallisent les sensations primordiales autant que les questions essentielles : le vertige d’être, la souffrance du manque, le « sentiment aigu de l’inutilité de la vie » et, inversement, cette « force organisatrice de plaisir et de décision » qui va dresser la pyramide de l’œuvre dans le désert, et le sentiment de l’infini, enfin l’aspiration à l’allègement et à l’élévation : « Comme si j’étais capable à la fois de côtoyer le espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air ».
    Tel étant le sol physique et métaphysique d’un Jacques Chessex élémentaire. Terrien. Mais esprit subtil. Style tantôt chargé, jusqu’au baroque, et tantôt fluide, voire cristallin. Poids du monde et chant du monde.
    Il y a donc cette maison où l’adolescent apprend à écrire et à dessiner, à peindre, à écouter et à jouer le blues, mais sur laquelle pèse déjà le poids d’une menace.
    Reconnaissance cependant du fils au père initiateur : « Dedans, l’écriture, c’était mon père, ses livres d’étymologie et d’histoire, sa bibliothèque, ses corrections d’épreuves, le latin, la toponymie, les dossiers des contes, les dictionnaires. Il était mon encyclopédie bienveillante et mon initiateur à toutes sortes de formes et de sens. Je sais que si j’écris aujourd’hui, c’est parce que j’ai imité mon père dès que j’ai eu six ou sept ans ».
    Plus tard, reconnaissance aussi, dehors, à l’aîné providentiel qui encouragera le garçon dans sa singularité d’écrivain déjà perceptible : le professeur de collège et l’écrivain Jacques Mercanton.

    littérature
    Reconnaissance encore, à l’autre sens du terme, de la terra incognita des parents. Et combien de détails déchirants remonteront alors des fonds obscurs. Tout un monde que filtre à distance, dans L’Imparfait, le regard d’un homme désormais plus âgé que son père suicidé.
    Une remarque me renvoie ici à ma perplexité de naguère : « On a pu croire, à tel de mes premiers romans, que j’avais un problème littéraire avec mon père, ou que le thème du père était chez moi tout littéraire, et que j’exploitais en homme de lettres une mythologie balisée et confortable ».
    Or j’en suis venu à croire à l’entière sincérité de sa défense : « Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n’épuisera ». Et comment douter aussi bien, au regard des récits et des poèmes que Jacques Chessex a publiés depuis lors, tels L’économie du ciel, Le désir de Dieu ou Pardon mère, qu’il n’a cessé de vivre la relation au père disparu « comme une élégie interminable ».
    Quelque chose a été brisé qui instaure à jamais le règne de l’imparfait, et le ressouvenir du seul mot jardin suffit à exacerber la peine : « Mots douloureux : « Papa est au jardin », « on goûtera au jardin », « les premières cerises du jardin », toujours cette cloche grêle, fêlée, au fond de la phrase. À jamais le non-réalisé, l’interrompu, le non-vécu – l’imparfait ».
    L’imparfait comme temps de l’enfance, mais qui détermine aussi le premier écart et la première entreprise personnelle. Je suis seul et vous êtes tous. Telle sera la situation du solitaire qu’on regarde de travers à la pension de la respectable veuve Augustine Lequatre, dans La Tête ouverte, et telle aussi la situation du pasteur Burg et tous les avatars romanesques de l’auteur, de Carabas à Aimé Boucher.

    littérature
    L’imparfait. Plutôt que le temps sentimental de la mélancolie, celui d’un « vertige nauséeux » dont on doit s’arracher pour survivre.
    « Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut « Ich hab genug », Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dansles os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir.
    « Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».

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    Autre plongée. Car le temps de la maison sur le jardin « en petite pente » est aussi celui des premières échappées du corps à la recherche d’une certaine odeur entêtante. Dès l’enfance s’est ouvert cet autre à-pic, mais à présent c’est dans le temps que va se prolonger cette fringale d’une nourriture terrestre aux implications quasi sacrées. C’est que là aussi s’est révélé le sentiment d’une séparation initiale : « Le corps des femmes est autarcique. C’est-à-dire qu’il est un monde, ou un territoire, un lieu, une circonstance, une évidence qui se suffit à soi-même. Ainsi sa supériorité, sa nuit, sa gloire ».
    L’œuvre de Jacques Chessex s’est construite, de part en part, sur une faille. Mais celle-ci n’est-elle pas notre part à tous ? D’où peut-être, aussi, le rejet que suscite cette œuvre ? Ainsi son mimétisme fait-il de l’écrivain un médium de nos exultations et de nos misères, de nos appétits multiples et de nos angoisses exorcisées par le verbe.
    Car il faut dire également le courage, l’obstination et la santé de cette œuvre. Si l’imparfait subi est le temps de l’enfance, l’imparfait retourné sera celui du baroque et de la vie profuse, du mouvement et de la lumière, des ombres mais signifiant aussi la vie, du chaos vivant mais sublimé par le style.

    littérature
    Reconnaissance alors à Jacques Chessex pour notre langue qui est celle à la fois de Pascal et d’Agrippa d’Aubigné, de Rousseau et de Benjamin Constant, de Ramuz et de Chappaz, de Mallarmé et de Gustave Roud.
    Reconnaissance aussi pour notre pays, non pas au sens d’un esthétisme du repli, mais dans la présence proche du Jorat et l’ouverture européenne qui associe Jacques Mercanton et Vladimir Nabokov, Flaubert et Cingria qu’il prolonge également, ou cet ouvert obscur très suisse « par en dessous » qui lie Robert Walser et Louis Soutter, ou Wölffli et Jean-Marc Lovay à l’enseigne de la « société des êtres » dont parle Georges Haldas.
    Reconnaissance enfin pour ce que Jacques Chessex nous fait reconnaître en nous. À tout instant la même ruine nous menace, mais il y a le blues et le psaume, et le poète « plein de Dieu » qui n’en finit pas de conjurer l’imparfait : « Me suivra-t-on si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable.

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  • Se faire voir chez les Grecs...

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    Cette année-là, de Thessalonique à Athènes, pour y célébrer le souvenir de Jacques Chessex...

    Athènes, ce jeudi 17 mars 2011. – La crise grecque nous attendait ce matin de pied ferme, à Athènes, sous la forme d’interminables encombrements routiers provoqués par la grève des transports, et une autre surprise non moins fâcheuse m’a navré à l’ouverture de ma valoche, dans le cinq étoiles au beau design Black & White où mes chers hôtes du DFAE m’ont retenu une chambre donnant sur l’Acropole: à savoir que j’avais oublié dans l’armoire de l’Electra Palace de Salonique, les étincelantes chemises blanche et bleue que je me suis achetées à Amsterdam, tout spécialement, en sorte d’être présentable chez MM. Les ambassadeurs d’Athènes et de Bratislava, qui m’on prié tous deux à déjeuner sur carton imprimé aux armes du Pays. Du moins avais-je emporté, faute de cravate (j’ai plus encore horreur des cravates que des chemises blanches ou bleues), un seyant foulard griffé La Placette; et la veste « habillée » qu’a choisie ma bonne amie à Amsterdam, pour la même occasion, a complété l’illusion évidemment entamée par mes chaussures de marche Méphisto même pas lustrées…

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    Athènes, ce vendredi 18 mars. – Le jour se lève sur l’Acropole dont je vais visiter tout à l’heure le nouveau musée en compagnie de Sylvain Fachard, le jeune directeur de l’école d’archéologie suisse d’Athènes, charmant garçon dont tout le monde loue la compétence et que j’ai rencontré hier chez l’ambassadeur Amberg, à l’occasion d’une réception où je me suis tout de suite trouvé en phase avec Madame, découvrant la grande toile hodlérienne du salon de la résidence, faite de sa main et représentant, tout en bleu, le lac et la Savoie que nous avons sous les yeux à La Désirade !
    Autant que son ambassadeur de mari, grand diable barbu et très jovial dont on m’a parlé du cursus universitaire imposant qui l’a ouvert au monde slave, et qui a poussé la diplomatie jusqu'à trouver élégante ma tenue de patachon, Madame Amberg rompt complètement avec le genre de diplomates lisses ou coincés en présence desquels on se rase. Leur fille Lydia est d’ailleurs à l’avenant, qui étudie à Genève et peint elle aussi. Pour faire bon poids dans les coïncidences heureuses, le grand paysage bleu de Madame Amberg faisait face à une toile de Thierry Vernet datant du voyage avec Bouvier: peut-être pas encore du grand Vernet mais d’un climat dégageant bien le ton et la calorie balkaniques, dans une composition solide mais comme embuée - donc très Vernet.

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    En outre, j’ai découvert au passage un peintre serbe que je ne connaissais pas, un certain Zdravko Mandic dont le sfumato des aquarelles, à la limite du léché, m’ont cependant touché. Parmi les convives se trouvait donc également le jeune Sylvain Fachard, ancien élève de Chessex, qui m’a appris que l’affreux m’aura souvent cité devant ses classes, sans doute pour le pire (!), et une petite dame vive au casque de cheveux noirs étonnant, qui enseigne la littérature romande à l’université et porte le joli prénom de Ioanna. Elle m’a dit que c’est elle qui me présenterait à l’Institut et j’ai pensé que c’est à elle que j’offrirais le dernier exemplaire emporté de L’Enfant prodigue.

    Dans la foulée, le soir, ma conférence à l’Institut français s’est donnée dans les meilleures conditions, devant une salle d’une cinquantaine de personnes bien attentives et réceptives, et dont beaucoup m’ont témoigné leur vif contentement. J'espère que ce succès diplomatique sera rapporté à dame Calmy-Rey, qui a besoin ce sjours d'être encouragée.

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    View-of-Athens-from-Lycabet-940x360.jpgEn toute fin de soirée, l’indispensable Monsieur Péclard, type par excellence du Suisse de bonne volonté, m’a encore entraîné jusqu’au sommet du Mont Lycabet, dont nous avons gravi les dernières pentes en évoquant les figures diversement inspirées de notre politique nationale, qui n’ont pas de secret pour lui - je censure ici le détail pour ne pas lui attirer d’ennuis en sa fin de carrière...
    Or, un mot de Monsieur Péclard, m’a mis là-haut en joie quand, désignant les myriades de lumières de la ville, il m’a lancé d’un air complice: « J’aime mieux voir Athènes comme ça, la nuit : ça fait plus propre »…

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    Au fil de mes rencontres, et notamment en compagnie d’une jeune femme très vive et intéressante, prénommée Sophie et présente elle aussi au déjeuner de l’ambassadeur, j’ai entendu pas mal de choses sur la crise qui frappe actuellement la Grèce, où la responsabilité des élites notoirement corrompues, même à gauche, et la propension d’une partie des Grecs à vivre au-dessus de ses moyens, reviennent souvent dans la conversation.


    °°°
    Une scène m’a captivé ce matin, à l’étage panoramique du palace où se prend le petit déjeuner, quand s’y est pointé un Américain au visage de batracien froissé, style homme d’affaires trapu, que tout visiblement mettait en fureur. Il a commencé par invectiver la très accorte préposée à l’accueil, en désignant la fucking music de fond, très feutrée et lointaine à vrai dire, affirmant qu’il détestait ça, puis il s’est fait placer au fond de l’arrière-salle dont il a resurgi en continuant de pester sur le service, s’est ensuite rendu au buffet - absolument somptueux, voire pléthorique -, dont il est revenu en affirmant que c’était un very bad buffet, comme tout était bad dans ce fucking hotel, enfin je l’ai encore entendu vitupérer le pauvre serveur qui n’en pouvait plus d’encaisser ses fuck you en se retenant visiblement de lui envoyer la cafetière à la gueule, ce que j’eusse fait avec un plaisir certain.
    On ne se rappelle pas assez, à l’ordinaire, que de tels types existent, et c’est peut-être l’avantage, de temps à autre, de passer une nuit dans un hôtel de grand luxe, où se déploie la vilenie prétentieuse de ceux qui s’imaginent avoir tous les droits du seul fait de leur compte en banque.

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    La visite du nouveau Musée de l’Acropole, signé Bernard Tschumi, m’a d’autant plus intéressé et même émerveillé, ce matin, que les explications de Sylvain Fachard y ajoutaient un véritable « récit », inscrit dans l’histoire, et une quantité d’observations détaillées extrêmement vivantes et pertinentes, liées autant aux objets qu’à la saga du lieu et de ses avatars, aux tribulations du temple (jusqu’à la fameuse affaire des frises du British) et à la nouvelle mise en valeur des chefs-d’œuvre dans l’espace magnifiquement spacieux et lumineux du musée.

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    La dernière fois que je me trouvais à Athènes, l’archéologue Charles Bonnet, auquel on doit la découverte de la cité nubienne de Kerma, m’avait déjà fasciné par sa « lecture » des ruines, et c’est le même gai savoir, érudit et fervent, que pratique son jeune et très brillant collègue. L’archéologue parle, et la ruine se relève en villa, en palais, en ville sous nos yeux ébahis…

  • Contre les violents

     

    BPLT_JLK10_LD.jpgQuand la littérature et le cinéma défient l’oubli.

     

     

    Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés à Las Vegas par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...

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    En souvenir de Philippe Rahmy

    «La réalité dépasse la fiction», dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel «les faits sont les faits » ou la conclusion que «c’est la vie». 

     

    Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai «qu’on peut rêver»:elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur. 

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    «Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.

    Si l’on ne s’en tenait qu’au fait de la violence, la conclusion la plus tentante serait celle d’un troisième poète, et cette fois l’un des plus illustres, au nom de Shakespeare et de santé assez robuste pour recréer sur scène toutes les ombres, mais aussi les lumières de notre monde: «La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien».

    Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !

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    «Ne nous oubliez pas ! Je ne vous oublie pas»

    Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin, après moult démarches administratives, au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une «salope de vie», condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire à la suite de nouvelles accusations probablement fausses; et tels furent ses derniers mots lancés à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amérique de Donald Trump: «Ne m’oublie pas!» La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Philippe Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre, du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.

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    En lisant ce reportage intitulé Pardon pour l’Amérique, j’ai repensé à cette sainte laïque que fut Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances des humiliés et des offensés en s’imposant le travail dans une usine -, et je me suis rappelé la monumentale entreprise de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un siècle plus tôt, l’enquête du tuberculeux Anton Tchékhov auprès des bagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur américano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : «Ne nous oubliez pas!»

    programme-tv-vietnam-arte-une-serie-documentaire-a-ne-pas-manquer.jpgLe sanctuaire des colombes de guerre

    Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire de la meute raciste et le meurtre d’une femme à Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privé après le massacre de Las Vegas, en assimilant «le mal absolu» de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie! 

    Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Nobel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: «Oublions le Vietnam!». Oublions donc aussi les propos de Jimmy Carter, d’abord opposé à la « sale guerre » puis, devenu président, en 1977, écartant l’éventualité de toute réparation en faveur des Vietnamiens au motif que les destructions avaient été mutuelles. Mais là encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier : 58.000 soldats américains tués contre 2 millions de civils vietnamiens et 10 millions de réfugiés – aux oubliettes la parité !  

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    Mais voici que l’oubli en prend un coup. Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un souffle et d’un comique noir bonnement shakespeariens, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus tendancieux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.

    En clair: dans Le Sympathisant, le narrateur, de père curé et de mère vietnamienne, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire.

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    Viet Thanh Nguyen lui-même, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose ouvertement en anti-Coppola tout en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du Vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme. Et la colère de l’auteur de se projeter, à la fin du tournage de Sanctuaire, par la vision hallucinante de ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposées représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens…

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    C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part je n’ai jamais aimé ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du Vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même: quelle myopie et quel oubli !

             Oubli réparé dans Le Sympathisant, mais pas du tout pour tomber dans la propagande inverse puisque la compassion y va de pair avec la lucidité largement partagée à l’observation implacable des tortionnaires et des victimes des deux, ou plus exactement des trois camps.

    Cinquante ans après, jamais trop tard !

    Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyahu, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, à voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et cristallisant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques, avant de confronter faits et dépositions.

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    Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus dérangeant d’un Cimino, entre autres Platoon de Stone et Full metal jacket de Kubrick, voici les archives vivantes de cette monstrueuses tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho, diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes, chefs de guerre ou chair à canon juvénile – une tragédie shakespearienne de plus...

    Et la vie continue, les enfants: affaire privée…

    Ce mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire romand, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma. 

    Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Gros plans, petites phrases à pleurer, exposition personnelle totale, mais tout en pudeur et beauté.

    Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais a traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee?

    Juste ceci: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée ou planétaire, et la façon de le dire avec des mots ou des images qui fassent sens en dépit de toute apparente absurdité, embellis par un langage commun, contre l’oubli.

    Philippe Rahmy. Pardon pour l’Amérique, reportage publié dans La Couleur des jours, automne 2017, no 24.

    Viet Thanh Nguyen. Le Sympathisamt. Traduit de l’américain par Clément Baude. Belfond, 486p.

    ob_9950d9_61149-353x500.jpgVietnam. Série documentaire de Ken Burns et Lynn Novick. Editions arte, 3 DVD.

    David Maye. Les grandes traversées. Avant-premières romandes, dès le 24 octobre.

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    Cette chronique a paru sur le média indocile Bon Pour la Tête avec un dessin original de Matthias Rihs.

     

  • Reconnaissance à Philippe Rahmy

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    Un magnifique écrivain nous a quittés ce 1er octobre, après nous avoir laissé son plus beau livre, Monarques, qui dit la tragédie du monde et sa possible transfiguration par le miracle du verbe, du cœur et de l’esprit.
     
    ob_614bb5_monarques.jpgLes monarques ont divers sanctuaires migratoires dans le monde. Par exemple à un coup d'aile du petit port de Capitola, au Sud de San Francisco (on y fait volontiers escale au restau de poissons de Paradise Beach), derrière la grande demeure de bois ou séjournèrent Al Capone et la diva du muet Mary Pickford. Les monarques déferlent en ce lieu chaque fin d’année et, je ne sais pourquoi, leurs tourbillons de moires dorées à dentelles noires m'ont rappelé la sentence de Dostoïevski selon lequel la beauté sauverait le monde.
    Mais quelle beauté ? Celle des papillons ou des crépuscules divins sur les forêts maritimes de Carmel ou Big Sur? La beauté de la star hollywoodienne adulée par des nuées d’admirateurs ou celle qui ne se voit qu'en fermant les yeux?
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    Le 7 novembre 1938, le jeune Hirsch Feivel Grinszpan - Herschel pour ses parents-, tirait cinq coups de pistolet 6.35 sur le secrétaire de l'ambassade d’Allemagne à Paris, Ernst vom Rath, qui succombait à ses blessures deux jours plus tard, provoquant, en représailles, le pogrom dit de la Nuit de cristal (30.000 déportés et plus de 2000 morts), quatre ans avant le déclenchement de la Shoah.
    À l'origine du geste meurtrier du jeune Herschel: la volonté d'alerter le monde après le début des persécutions des Juifs d'Allemagne, sa sœur restée à Hanovre lui annonçant la déportation de 12.000 d’entre eux en Pologne.
    Mais pourquoi Philippe Rahmy s’est-il intéressé à ce personnage, dont l’acte et ses conséquences évoquent ce qu’on appelle l’effet papillon, au point de s’identifier à lui dans sa propre quête d’identité ?
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    Si Philippe Rahmy dit que son enfance a pris fin à la mort de son père, en 1983, et que c’est au même moment qu’il a décidé d’écrire sur Herschel, l'esprit d'enfance qu'il y a en lui, au sens où l'entendait Bernanos, est intact, avec l'intransigeance de celui qui attend que les mots ne trahissent pas les choses. Le littérateur moyen se paie souvent de mots, tandis que Philippe Rahmy paie le prix que lui réclament ses os de verre. Là réside sa fragilité et sa force, autant que son besoin d'amour et sa reconnaissance à ceux qui l’aiment: «L’amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, out entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort.»
    Les mots sont ancrés dans la réalité, et voilà ce qu'il en est: Philippe Rahmy, dont le nom signifie miséricordieux en arabe, et qui signe Rahmy-Wolff sur les réseaux sociaux pour honorer la lignée de sa mère, est le fils d'un fermier égyptien dont le père a été assassiné, et de Roswitha l’Allemande, fille d'un médecin nazi et d'une Juive convertie au protestantisme. Un bon pasteur vaudois a essayé, en vain, de répondre à Philippe quand celui-ci lui a demandé pourquoi Dieu avait créé un monde mal foutu au point que ses os se brisent pour un rien et que les violents l'emportent un peu partout. Sa maman allemande lui a expliqué, tout en faisant la lessive, que son peuple portait le poids d'un grand péché, et que ça impliquait des responsabilités. Et voilà des années qu'il parle avec son père, musulman attaché à l'islam tolérant du maître soufi Mohamed Abduh, mort il y a plus de trente ans mais toujours présent en son âme ni chrétienne, ni juive non plus qu’arabe - ou plutôt tout ça ensemble qui a fait qu'il se sentirait le frère d'un jeune Juif polonais tirant sur son amant boche pour alerter le monde.
    Philippe Rahmy cite Jean Genet, l'enfant martyr devenu voleur et grand poète voyou dont Herschel le rebelle pourrait être un personnage. La veille de son meurtre, le jeune Juif incarnait en effet, au Bœuf sur le toit où il se donnait en spectacle pour survivre, un ange en pagne couvert de paillettes dorées coiffé par Jean Cocteau d’une colombe affolée…
    Affolant spectacle, aussi bien, que ce show délirant dans le cabaret chic et choc de la bohème parisienne de l’Occupation ou dignitaires nazis et grandes figures de la musique française (Poulenc, Milhaud, Honegger et toute la bande) et de la littérature (Gide et Cocteau, notamment) festoyaient à l'occasion du dernier concert du jazzman Benny Carter, et cela pendant que les nazis épuraient joyeusement l'Allemagne !
    Herschel victime sacrificielle ? Même si c'est « plus compliqué », comme la légitimité de l'Intifada sera « plus compliquée » à défendre un demi-siècle plus tard, Rahmy s'identifie bel et bien au jeune éphèbe humilié après avoir tabassé lui-même un diplomate russe en posture de le violer !
    Comme Jean Genet le paria, qui laisse une œuvre d’une incomparable beauté et prendra fait et cause pour les Palestiniens, c'est par les mots et la poésie, au fil d’un travail d'écriture ardent que Philippe Rahmy a rendu sens au vol affolé des monarques.
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    Deux premiers recueils de haut vol (Mouvement par la fin, un portrait de la douleur, et Demeure le corps, chant d’exécration), un récit de voyage en Chine d’une percutante lucidité (Béton armé), et un roman sondant les tenants du terrorisme actuel en Angleterre (Allegra) ont marqué l'extension progressive de sa lutte contre le mal et ses murs, jusqu'à cette sublime rêverie réaliste à travers le temps et le chaos affolé, où les monarques, symboles d'une harmonie mystérieuse, figurent la quête d’un éden «capable d’accueillir leur migration».
    Débarquant à Tel-Aviv sur les traces de Herschel, Philippe Rahmy découvre, dans cette «métaphore de l’humanité» dont la Palestine est exclue, une foule : «Dix ou vingt mille expatriés. Ils ont quitté l’Erythrée, le Soudan, par vagues successives, Ils ont franchi le Nil, la frontière égyptienne, le désert. Ils sont désormais en Israël qui les rejette»…
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    Dans l’avion pour Israël, l’auteur de Monarques avait alterné la lecture de L’Homme révolté de Camus et celle du Monde et de Haaretz consacrant leur une à l’élection de Donald Trump.
    Et l’affolement continue : « Pour chacun d’entre nous, le romanesque des illusions est supplanté un jour ou l’autre par une image effrayante de réalité, comme une bête éventrée au bord du chemin ».
    Reste le geste du poète et son incommensurable effet papillon, dans nos cœurs et nos âmes…
     
    Philippe Rahmy. Monarques. La Table ronde, 280p.

  • Mélancolie du soir

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    19443207_fa2_vost.jpgAu début de l’année 1990, nous découvrions Les vestiges du jour,  le très beau roman de Kazuo Ishiguro. Magnifiquement adapté à l’écran par la suite. Flash back sur ce très beau roman (le seul que j'aie lu...) du nouveau Nobel de littérature. 

     

    C'est avec un demi-sourire constant, et quelle délectation complice, que nous entrons dans Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro,et que nous suivons le très digne Stevens dans l'excursion qui l'arrache, quelques jours durant, à la sainte routine de sa vie de majordome. 

    Quittant la demeure de Darlington Hall à bord de la rutilante Ford de son nouveau maître — un Américain du nom de Farraday, dont la propension au badinage décontenance un peu son domestique — Stevens s'est proposé de rendre visite à une femme avec laquelle il connut jadis une «remarquable entente professionnelle», Miss Kenton. 

    Au fil de ce voyage en automobile ponctué par quelques incidents (réchauffement de la Ford assoiffée, un volatile de basse-cour évité de justesse, une panne d'essence à la nuit tombante) et autres rencontres, Stevens découvre la «grandeur» de la campagne anglaise, tout à fait conforme à l'idée qu'il se fait en général de cette qualité, et particulièrement de la «grandeur» d'un majordome. 

    L'harmonieuse discrétion de ces paysages anglais, dénués de tout caractère dramatique ou «voyant», rejoint aussi bien l'aspiration de Stevens à la perfection de son service, sous le masque impassible de la dignité. A l'image de son père, maître majordome qui ne s'abandonne à un aveu personnel qu'à l'article de la mort, Stevens a sacrifié trente-cinq années de sa vie au seul service de Lord Darlington. Cela étant, la balade de Stevens par les monts et vaux du Dorset, du Somerset et jusqu'en Cornouailles, nous conduit à la fois dans les turbulences catastrophiques de notre siècle et au cœur d'un homme. 

    A Darlington Hall, entre les deux guerres, Stevens a vu les grands de ce monde — Lord Halifax, Churchill, Ribbentrop, d'autres encore — se réunir chez son maître. Celui-ci, révolté par la «vendetta» du Traité de Versailles, fut de ceux qui tentèrent de fléchir l'intransigeance française. Par la suite, l'admiration de Lord Darlington pour l'Allemagne et l'Italie lui valut le décri et l'opprobre. Quant à Stevens, il n'en a pas moins continué de le servir et de le défendre, convaincu de la foncière bonne foi de son maître. Ainsi rapporte-t-il l'épisode significatif du congédiement de deux servantes juives, dans les années 30, suivi du repentir sincère manifesté par Lord Darlington peu après sa décision. 

    Ce souci de la nuance véridique, le romancier le manifeste plus encore envers ses personnages, tous finement dessinés. Lorsque Stevens retrouve Miss Kenton, que celle-ci lui laisse entendre combien elle l'a aimé jadis, et qu'il se sent soudain «le cœur brisé» sans en rien laisser paraître, l'écrivain touche au sommet de son art de la pénétration des âmes et de la suggestion par understatement...

    Avec la même force, Kazuo Ishiguro nous fait sentir, sous le carcan des formes, le bouillonnement impondérable des passions; mais c'est en douceur et non sans mélancolie qu'il quitte son protagoniste, sur la jetée crépusculaire de Weymouth. 

    Enfin, c'est à une réflexion plus ample sur la civilisation européenne, la fidélité et la responsabilité individuelle qu'il nous entraîne.

    Mélange d'humour et de finesse, d'intelligence et d'extrême sensibilité artiste, Les vestiges du jour ressortit au grand art romanesque. A noter enfin que le talent exceptionnel de Kazuo Ishiguro, né en 1954 à Nagasaki mais établi en Angleterre dès sa tendre enfance, a été consacré, pour ce troisièmeroman, après Lumière pâle sur la colline(1984) et Un artiste du monde flottant(1987), par le prestigieux Booker Prize Award 1989. Banzaï Albion! 

    Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour. Traduit de l'anglais par Sophie Mayoux. Presses de la Renaissance, 1990. 272p.