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Carnets de JLK - Page 60

  • D'autre part, en toute fraîcheur...

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    Trois livres récemment parus à la même enseigne, respectivement signés Odile Cornuz, Pierre-André Milhit et Mathias Howald, illustrent, chacun à sa façon, les vertus libératrices de la mise en mots, entre exorcisme poétique, fantaisie débridée et récit de vie vibrant d’émotion.
     
    D’autre part on est content que ça existe, j’veux dire: les éditions d’autre part...
    Les esprits chagrins prétendent qu’y a plus rien, plus d’art qui vaille ni de littérature dans l’océan de l’insignifiance bavarde, mais d’autre part il y a des îles, j’veux dire des voix personnelles dans la confusion des pseudos, des fenêtres de parole dans les murs de silence, et trois petits livres le prouvent à l’enseigne des éditions d’autre part: trois passerelles fines et solides à la fois jetées au-dessus du vide et qui constituent autant de liens de parole.
    Et c’est Odile Cornuz renouant avec le verbe plus ou moins délirant et détonant du génial Henri Michaux. Ou c’est Pierre-André Milhit défiant à sa façon la platitude et la morne jactance en trouvère éclatant de fantaisie. Ou c’est Mathias Howald faisant parler son père taiseux par delà les eaux sombres.
     
    ob_2f5200_ma-ralentie-cornuz.jpgPrécipités de la lenteur
    On sait, d’autre part, ce qu’est en chimie un précipité, à savoir un corps insoluble formé par réaction entre deux ou plusieurs substances en solution. Or l’expérience vaut aussi en poésie, quand l’image cristallise sous l’effet conjugué d’un sentiment diffus et d’une idée claire, d’une émotion et d’une fulgurances verbale. La poésie de Michaux procède de cette chimie verbale qui associe précipitation et lenteur, et très explicitement dans le poème en prose intitulé La ralentie, entre autres exemples à foison.
    On lit ceci et c’est un précipité tout de lenteur: «Il lui tranche la tête avec un sabre d’eau, puis plaide non coupable et le crime disparaît avec l’arme qui s’écoule ». Ou bien, sur le ton de la parodie comique des sentences graves, si fréquente chez Michaux: «Qui sait raser le rasoir saura effacer la gomme». Ou se la jouant moraliste: « Les jeunes consciences ont le plumage raide et le vol bruyant». Ou cet autre précipité à lents effets: «Qui laisse une trace laisse une plaie»...
    Le comique profond de Michaux ne se retrouve guère, à vrai dire, dans Ma ralentie d’Odile Cornuz, qui se met plutôt à l’école de lucidité du génial explorateur des gouffres mentaux en enfant du siècle luttant contre les platitudes du quotidien et les injonctions de la multitude: «On en prend plein la figure, encore. C’est la sensibilité, paraît-il. Ça se développe, ça se cultive, ça devient une maladie. On ne sait pas quelles formes ça prend. C’est imprévisible. Ça dépend des humeurs, des hormones, de la force du vent ».
    La force aussi, ou disons le peu de force qui fait pièce à la déprime ou à certain désabusement, Odile Cornuz le trouve alors dans les mots, ceux de La ralentie «pour la route » et les siens pour pallier le poids du monde: «Finie la fatigue ! On n’est plus fatiguée ! Ralentie peut-être mais avec joie», etc.
     
    milhit_couleuvre-200x287.jpgY a d’la joie dans les pépites de Milhit...
    De la joie il y en a, d’autre part, plein les pages de La couleuvre qui se mordait la queue de Pierre-Andre Milhit, mais pas ça d’euphorie à la petite semaine genre je-positive-au-niveau-du-ressenti : plutôt de la malice et parfois grave, de l’allégresse fusant du gosier de ce drôle d’oiseau binoclard à moustache, avec un ton unique quoique très Valais de bois dans l’intonation et les vignettes gravées au fin couteau, pas loin de l’immense Chappaz en plus gouailleur ou jazzy, mais la terre soleilleuse et rude est bien là, la terre et ses gens, ses sucs et ses magies: «Le miroir a traversé la chambre sans saluer / le traquet et l’alouette ont sifflé des remontrances (...) l’étoile orpheline a repris des couleurs / elle m’attend pour la pâque ou pour le solstice», etc.
    Il y a du conteur et du sourcier de verbe vif chez Pierre -André Milhit qui, d’autre part me semble un auteur bien typique des éditions de Pascal et Jasmine (Jasmine Liardet et son bon ami Pascal Rebetez) dont on sait qu’ils ont un pied à Genève, un autre dans le val d’Entremont et de vibratiles antennes au Jura et aux trois autres coins du pays romand - l’auteur typiquement atypique de la petite maison me semblant inclassable quoique reconnaissable à sa papatte, de Corinne Desarzens à Jean-Pierre Rochat ou à François Beuchat, etc.
    Il y a comme un furet d’amour dans le bois joli de La couleuvre qui se mordait la queue, dont la trace se fait très légère au début des strophes comme jetées en désordre (brassée de feuilles numérotées sans suite que le lecteur ramasse à son gré vu que « l’abracadabra de la fontaine a mélangé ses formules») et qui trace pourtant un chemin à valeur de carnet de bord de cantonnier lyrique aux yeux bien ouverts sur ses frères humains et autres belles-sœurs.
    Si la mélancolie pointe ici et là, ou la rage ou le bourdon, tout est sauvé-sublimé par la vigueur et la verdeur de vif-argent du poète faisant pouët-pouët tralala: «J’ai mangé du fauve pour mon quatre heures / la feuille couleur caramel / les aiguilles de mélèze crème vanille / j’ai roté un cœur d’écureuil aux épices», etc.
     
    ob_12a909_heriter-du-silence-howald.jpgD’amour et d’eau profonde
    Le premier roman de l’enseignant lausannois Matthias Howald, dédié à son père et qu’on suppose tout proche d’un récit de vie lesté du vécu de l’auteur, touche par la vibrante émotion qui s’en dégage aussitôt, la limpidité de son expression et sa construction temporelle non linéaire, faisant alterner les épisodes au gré des tâtons de mémoire relevant explicitement du travail de deuil.
    Le penseur russe Léon Chestov parlait des «révélations de la mort», et l’expression est bien appropriée, en l’occurrence, à la démarche de l’auteur - fils de photographe évoquant immédiatement le labo privé de son père, propriétaire d’un magasin lausannois à l’enseigne de Temps de posequi se sert de l’écriture comme d’un révélateur alors même qu’il fait « parler » les photos de famille prises par son père en reconstituant bel et bien un roman familial avec ses figures ressuscitées sans complaisance, ses ombres et ses non-dits, jusqu’au trou noir occulté d’un secret douloureux, mais aussi le lien filial et la complicité père-fils qui permet au romancier de recomposer (notamment) le portrait du prénommé Pierre, aussi attachant que taiseux, et de la prénommée Murielle, grand-mère paternelle de Mathieu le narrateur.
    À fines touches, bien ancré dans un décor lausannois qui n’a rien pour autant d’anecdotique, captant ici et là des expressions locales qui rendent par exemple les échanges gênés voire obscurs d’une réunion de famille à grand renfort de «c’est clair !», Mathias Howald nous touche par la minutieuse précision de son récit, et l’émotion qui s’en dégage en dépit de sa retenue, et plus encore : nous implique, car la façon de Mathieu de multiplier les arrêts sur images des albums de sa famille ne laisse de nous renvoyer à nos propres souvenirs, bonheurs et frustrations mêlés.
    Ayant un jour reçu La vie mode d’emploi des mains de son père, sans un mot d’explication, le narrateur d’Hériter du silence évoque le livre de Georges Perec à la fin de son récit, et notamment la liste des manies de l’écrivain qui lui rappelle celles de son paternel quelques jours avant sa mort, comme de compter les fenêtres qu’il voyait du canapé de son salon («C’est con, hein, de faire ça ?», lui disait-il), dans ce qu’on pourrait dire un geste de transmission fondant le sens et la valeur de ce beau premier roman.
    Odile Cornuz. Ma ralentie. Editions d’autre part, 154p.
    Pierre-André Milhit. La couleuvre qui se mordait la queue. éditions d’autre part, 119p.
    Mathias Howald, Hériter du silence. éditions d’autre part, 183p.

  • Godard in Progress

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    À propos de Film Socialisme, quand on était encore avant Adieu au langage...
    (Dialogue schizo)


    Moi l’autre : - Alors ce dernier Godard ? BONUS ou MALUS ?


    Moi l’un : - Je me réjouis de ce que tu me poses la question dans ce langage binaire débile, que JLG a tourné en dérision dans son dernier Vrai/Faux passeport de 2006. Et je te réponds d’un clair et net BONUS. Pour ma part, et bien que me sentant plus proche de Fellini ou de Bergman, de Cassavetes, de Sokourov ou du dernier Cavalier, je dirai de ce film qu’il est essentiellement intéressant.


    Moi l’autre : - Intéressant ? Pas plus que ça ?


    Moi l’un
    : - J’ai bien dit « essentiellement », au sens d’un intérêt fondamental. Comme Michel Butor disait à Bernard Pivot, quand celui-ci lui demandait pourquoi il avait consacré trois livres à Balzac : parce que Balzac est intéressant. On retrouve d’ailleurs Balzac dans Film Socialisme, qui suscite l’intérêt d’une jeune fille sous l’œil imperturbable d’un lama...


    Moi l’autre : - Et que raconte donc ce film ?


    Moi l’un : - À peu près rien qui participe de ce qu’on appelle une « story » ou du traitement développé de personnages, lesquelles se réduisent à des présences atomisées : un jeune photographe sur un paquebot et une jeune fille russe en quête de passé, un philosophe (Alain Badiou) donnant une conférence devant un auditoire vide et une chanteuse à guitare (Patti Smith) apparaissant le temps d’à peu près quinze secondes, un enfant blond et un lama, deux perroquets au tout début et une chouette vers la fin, plus une foule humaine allant et venant, se livrant tantôt à l’aérobic et tantôt à la messe catholique, ainsi de suite.


    Moi l’autre : - Donc ça ne « raconte « rien…


    Moi l’un
    : - Au contraire, cela raconte énormément, à cela près que la narration se trouve modulée par des images et des paroles dont l’interaction constante cristallise en forme mouvante et constamment critique. Ce qu’on appelle les belles images déferlent littéralement et sont à tout moment zappées, comme les citations ou les dialogues dont on perd la moitié dans le bruit du monde. Il y a là comme un coïtus interruptus sémantique et poétique de chaque instant, mais qui ne frustre pas pour autant dans la mesure où il dit quelque chose de notre monde où tout est également zappé sauf à tomber sous le coup de notre arrêt sur image, qui recèle souvent un leurre. Au demeurant, les images se constituent bel et bien en tableau en mouvement, même si tout cliché implose dès qu’il apparaît, tout ça module une musique qui est à la fois poème et peinture et nous touche « direct au système nerveux », comme le disait Philippe Sollers à propos du peintre Francis Bacon…


    Moi l’autre : - Pas trop prise de tête tout ça ?


    Moi l’un : - Ca pourrait l’être évidemment, et j’imagine les conversations graves à la sortie de la salle, mais on peut le prendre plus légèrement. En ce qui me concerne, j’ai accueilli la chose sans réfléchir, comme une suite d’images dont beaucoup seront peut-être du genre subliminal, à se révéler après coup. On a beaucoup parlé de la déconstruction sous l’angle de la critique, mais il y a finalement assez peu d’œuvres qui se déconstruisent réellement dans le temps et l’espace, comme ce film dont le langage s’affirme en se contestant et se consumant pour ainsi dire, sauf dans sa partie centrale plus théâtrale et plus mystérieuse, qui se joue dans un garage français, autour d’un enfant blond. Cet enfant blond, qui porte un pull aux armes de l’Union soviétique, est un député français en puissance. JLG ne souligne pas, et d’autant moins que le môme est adorablement blond et doucement invasif, dans un milieu que le père dit en déficit d’amour, mais là encore tout flotte tandis que la jeune fille lit Balzac. On se gardera de trop disserter à ce propos, mais j’aimerais bien entendre JLG parler de la divinisation des enfants blonds dans le monde actuel, et de l’infantilisme du cinéma nouveau, entre autres…


    Moi l’autre : - On a parlé du dernier film de JLG…


    Moi l’un : - Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr est que Film Socialisme n’est pas un ouvrage de ringard tirant l’échelle derrière lui. C’est un film mélancolique et tendre à la forme extraordinairement inventive, qui devrait donner envie aux jeunes cinéastes de faire des films personnels. Comme il est, je ne le prends pas du tout comme un film testamentaire, plutôt comme le dernier élément d’un Work in progress. E la nave va…

  • Le Bad boy inspiré

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    Figure « phare » du cinéma américain indépendant, Abel Ferrara, réalisateur déjanté de L’Ange de la vengeance et de Mary fut récompensé au festival de Locarno, en 2011, par un Léopard d’honneur. Entretien ou tout comme...

    Comment dire la violence du monde actuel ?  Comment la rédemption s’y manifeste-t-elle ? Et quel rôle l’artiste peut-il jouer dans une société en perte de valeurs, fuyant dans le cynisme ou les faux-semblants ?

    Telles sont les questions, entre autres  que pose l’œuvre radicale, voire provocatrice, d’Abel Ferrara, qu’on peut situer dans la filiation d’un Sam Fuller, d’un John Cassavetes ou d’un Pasolini. Révélé en 1981 avec L’Ange de la vengeance, un film aussitôt marqué par les forces en lutte de l’amour et de la violence, Abel Ferrara développa ensuite une œuvre renouvelant la mythologie du film noir, dans The King of New York (1990) et Bad Lieutenant (1991), au fil d’une vision traversée par une quête du sacré à caractère religieux, comme dans Mary (2005). Ces quatre films seront d’ailleurs projetés à Locarno, où Abel Ferrara vient recevoir un Léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.

    Nous l’avons rencontré dans la cour du  couvent locarnais de La Magistrale, il a filé vers un bar voisin où il s’est commandé un « macchiato » et une glace à une boule. Nous n’avons bu que de l’eau après qu’il eut modulé un air de blues sur son harmonica…

    -        Une polémique locale vous présente ces jours, à Locarno, comme un démon provocateur recourant à la  violence et au blasphème.   Comment le prenez-vous ?

    -        Qui m’accuse ? Et quels sont les arguments de cet accusateur ?

    -        Il s’agit d’un éditeur tessinois, Armando Dadò, qui avait déjà attaqué l’an dernier les choix d’Olivier Père, et qui vous trouve indigne d’un Léopard d’or…

    -        Diable ! Mais lequel de mes films juge-t-il ? A-ti-il vu Mary ?

    -        Il semble qu’il n’ait vu aucun de vos films. Il juge par ouï-dire. C’est d’ailleurs ce que lui reproche le journal La Regione, relançant la polémique.  Or cela vous arrive-t-il d’être jugé comme ça aux Etats-Unis, par des moralistes qui n’ont pas vu vos films ?

    -        Je n’en sais rien et je m’en fous. Je fais des films, et je ne peux pas mes soucier de ce qu’en pensent les gens. De plus, donner son avis sans connaissance de cause est la négation même de la pensée et de la conversation. Si ce Monsieur Dadò est un catholique, comme vous me le dites, il faut qu’il voie Mary. Ensuite nous en reparlerons… 

    -         Pensez-vous qu’on puisse lutter contre la violence par la violence ? Et comment ?

    -        La violence, vous savez, est absolument omniprésente dans notre monde, et souvent où on ne l’attend pas ou ne la voit pas. Une polémique sans objet, à ce propos,  est une violence. Certains discours contre la violence sont encore des violences, souvent inconscientes. En outre il y a une violence bonne, meilleure que la fausse entente.  Et puis, dénoncer la violence n’est rien : ce qui m’intéresse est de faire sentir d’où elle vient et où elle va, à travers notre corps et notre esprit, nos pulsions et les forces contraires de la société…   

    -        Quel public touchez-vous aux States ?

    -        Il est évidemment restreint et particulier. Je suis quelqu’un, vous le savez bien, de borderline, et il est avéré que mes films ne sont appréciés que d’une minorité qui ne se laisse pas embarquer dans les grandes machines tournant à vide. Mais je ne m’en flatte pas pour autant…    

    -        Est-il difficile, pour un réalisateur de votre espèce, de trouver un producteur ?

    -        C’est difficile, mais ce n’est pas le principal. Je vois que, pour beaucoup de jeunes réalisateurs, c’est en effet de plus en plus difficile, et pourtant les films se font, vaille que vaille, et c’est ça qui compte.

    -        Quels jeunes réalisateurs américains vous intéressent-ils ?

    -        Il y en a, il y en a pas mal. Je ne vais pas vous citer de noms, mais il ya des gens intéressants dans la nouvelle génération. Je ne vais pas beaucoup au cinéma, mais je crois que les jeunes ne sont pas pires que nous et que ça va continuer comme ça.  

    -        Êtes-vous un lecteur ?

    -         Yes, sir. Mais pas pendant que je prépare un film. Là, je me concentre sur la chose. Cependant je lis des tas de livres et je me sens proche, en particulier, de gens comme T.C. Boyle ou Cormac Mc Carthy, qui me semblent des types sérieux.

    -        Que représente pour vous la reconnaissance du Festival de Locarno ? Et la tournée des festivals, en général, vous importe-t-elle ?

    -        Tout ça fait partie du job consistant à faire des films. C’est un peu fatiguant de venir de New York à Locarno et ensuite de revenir et de repartir à Venise. Aussi, parler de soi et pas du détail des films est souvent ennuyeux, mais je le fais, vous voyez. Vous reprenez encore un peu d’eau ? Locarno1187.jpg

     

  • Mémoire vive (120)

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    «Ah l’outrecuidant désir de vie éternelle. D’abord il faut avoir vécu assez longtemps pour s’accoutumer à l’illusion qu’on a vécu. Ensuite, il faut une éternité pour se convaincre et regretter de l’avoir fait, en tout état de cause, aussi sottement. Je crois que le culte du passé est tout près de sa bonne mort. Le malheur est qu’un culte ne meurt jamais que pour céder la place à un autre. Ici, c’est celui de l’avenir qui remplace, alors que c’est les deux qu’il eût fallu supprimer d’un même coup pour laisser toute la place à la liberté et à l’âpre saveur du présent». (Pierre Reverdy, En vrac).
     
    Ce mardi 1er mai. Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant - tel étant mon côté planplan, voire Rantanplan…
     
    °°°
    Les gens qui me disent que mes livres constituent un précieux document sur la littérature romande des cinquante dernières années croient me faire plaisir, alors que c’est le dernier de mes soucis...
     
    °°°
     
    Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
     
    °°°
     
    Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
    Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
     
     
    Ce mardi 8 mai.En lisant Penseurs et tueurs de Roland Jaccard, je me dis que je suis en somme bien plus proche de ce prétendu nihiliste frotté de cynisme que de tant de zélateurs du confort intellectuel et du tout-positif à bon marché. Comme je le lui ai dit au Yushi : je me sens avec lui plus libre qu’avec quiconque, dans le monde médiatico-littéraire, et je le trouve aussi intéressant que pénétrant de sensibilité fine dans ces étincelantes chroniques.
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    Hier soir retrouvé l’atroce concentré en un film : Family Life de Ken Loach. Je n’ai pas vraiment connu cette chape de la morale et du conformisme à rendre fou, en dépit du moralisme étroit de notre chère tante E., entre autres, mais la «libération» qu’a vécu notre génération n’est souvent qu’une illusion ou un cache-misère pour autant qu’on sorte un peu du cadre des jeunes gens peu surveillés que nous aurons été peu ou prou. La «société» ne se borne pas à ceux-là, mais combien de jeunes filles ont fait les frais de ladite «libération», entre tant d’autres qui sont bel et bien restés «sous la chape» : cela restera, je crois, à reconsidérer…
     
    Ce jeudi 10 mai.- Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix.
     
    Ce dimanche 13 mai.- Brouillard épais au lever du jour, et ensuite il pleut sans discontinuer. Très bien pour travailler.
     
    °°°
    Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature. J’ai été beaucoup trop amène à l’égard de divers jeunes gens de nos régions, mais je leur réserve un chien de ma chienne, ou disons plutôt que j’attends de leur part la moindre preuve qu’ils ne se contentent pas de trop peu en toute complaisance «djeune». Actuellement, en tout cas, pas une ni un ne me semblent sortir du lot en dépit de jolis brins de début de talent chez untel ou unetelle, mais les voici plus que trentenaires et le juvénilisme prend des rides...
     
    °°°
    Retour à la sagesse lumineuse de Gustave Thibon, qui me ramène du même coup à la poésie, notamment de Victor Hugo…
     
    °°°
    Je reviens tous les jours, et à toute heure, à ma base continue, si j’ose dire, qui procède d’un noyau que je pourrais dire « mon âme » sans être bien sûr qu’elle soit immortelle, mais comprenne, ou entende qui pourra…
     
    °°°
    Il faudra que j’évoque, un de ces jours, ce qu’on pourrait dire la main invisible qui nous guide le long des gouffres et dans les brouillards…
     
    Ce mercredi 16 mai. – Bon moment à midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation est passionnante, de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
     
    °°°
    J’ai fini ce matin de coller les 500 pages du premier état complet des Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
     
    °°°
    Ma relation avec Roland Jaccard donne maintenant lieu à des échanges quotidiens via Facebook. C’est le comble ! Que deux modernosceptiques de notre acabit communiquent de la sorte, et lui qui va jusqu’à publier des clips sur Youtube – vraiment le bouquet !
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    Pour revenir au papier, il m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé , qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire. Pour couronner le tout, la couverture du livre est glamour à souhait, véritable pied de nez aux amoureuses transies du merveilleux hésitant…
     
    Ce 18 mai. Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade…
     
    Ce samedi 19 mai.J’ai retranscrit, ce matin, le long papier, assorti d’un entretien, que j’avais consacré en juin 1979 au Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, réalisé à Genève en présence de la femme de l’écrivain et dont je ne me souvenais pas, sur quoi j’ai trouvé ces deux autres textes bons à insérer dans Les Jardins suspendus, avec une relecture de La Plaisanterie.

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    Voilà ce que ça donne :
     
    De rire et d’oubli
     
    (Milan Kundera)
     
    Ce qu’il faut dire en premier lieu du Livre du rire et de l’oubli c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.
    L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.
    De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.
    Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa «triste Bohême». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.
    Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…
    Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.
    Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».
    Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont elles ne sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.
    Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation.
    Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.
    D’étonnantes intuitions
    Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.
    Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.
    Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né de notre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…
     
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    Une autre façon de résister
     
    (Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)
     
    - Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?
    - Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.
     
    - Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?
    - Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.
     
    - Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?
     
    - C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux linéaments de out ce qui constitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est là une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.
     
    - Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?
     
    - Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’en plus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes.
     
    - Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…
     
    - Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique, mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…
     
    La Plaisanterie de nos vingt ans
     
    Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanterie quarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit - et ceci pour diverses raisons.
    D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit – ainsi en va-t-il des «classiques» qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant -, ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence.
    Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie nous ramène, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler l’optimisme de l’époque.
    Cependant, bien plus qu’aujourd’hui où il est recommandé à chacun de positiver, railler l’optimisme social alors que se construit l’Avenir radieux n’est pas qu’une blague: c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Numéro Un par le Pouvoir – le vice de la politique honorant en somme la vertu littéraire…
     
    Ce dimanche 20 mai.- L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, avant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience.
     
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    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
     
    Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
     
    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
     
    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
     
    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…
     
    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
     
    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
     
    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
     
    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
     
    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
     
    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
     
    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres
     
    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
     
    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
     
    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
     
    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
     
    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
     
    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
     
    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
     
    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
     
    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
     
    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
     
    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
     
    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
     
    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
     
    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
     
    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…
     
    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne
     
    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
     
    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
     
    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
     
    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
     
    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
    Ce lundi 21 mai. Très bon téléphone, cet après-midi, avec Pierre-Guillaume, en réponse à un message que je lui avais fait à propos de plusieurs de ses livres, dont le recueil de textes sur la langue de Philippe Barthelet, intitulé Fou forêt, et l’entretien du même avec Gustave Thibon. Nous sommes décidément en phase. Il publiera Les jardins suspendus dans le même (grand) format que le Tarr de Wyndham Lewis, et de mon coté je vais ramener le tapuscrit à 350 pages.
     
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    Ce travail m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite plus rien, et ensuite avec Bernard Campiche jusqu’ à l’incompréhensible clash de notre relation, au prétexte fantasmé et jamais expliqué, suivi des multiples humiliations qu’il m’a fait subir équivalant, de sa part, à une espèce de mise à mort pathologique dont je ne lui en veux pas justement parce que celle-ci procédait d’un esprit malade dans un corps sec au coeur blessé.
    Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect ; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où Roland et Michel Lambert, mon ami Gérard et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataud dont les nouvelles de Jeudi parfait m’étonnent et m’épatent…
     
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    Ce samedi 26 mai.- Je suis véritablement emballé par la lecture de Jeudi parfait de Fabrice Pataut, dont la poésie et l’intelligence se conjuguent de manière étrange et pour le moins originale. Quelle finesse, quelle malice et quelle beauté dans cette suite de variations narratives qui sont de vraies nouvelles et pourraient, comme le suggérait Tchékhov, se développer à partir de rien, un cendrier, le souvenir fugace d’une passante, l’odeur d’une cage d’escalier, etc.
     
    Ce dimanche 27 mai. – Je reçois la dernière livraison des Moments littéraires, consacrée au journal intime et rassemblant des extraits du genre de vingt-cinq auteurs, dont un premier aperçu me donne à penser que ledit genre ne pardonne pas quand il ne dépasse pas la relation platement factuelle. Mes premiers pointages, sur Pierre Bergounioux, le type du littérateur surfait à mes yeux, ou de Charles Juliet, terriblement fade et convenu, n’augure de rien de bien, mais je vais examiner ça de près et d’autant plus que je suis censé faire partie de la future donne «suisse».
     
    °°°
    Les auteurs qui-se-respectent affectent souvent de considérer le genre du journal intime de haut, mais c’est bel et bien celui dans lequel, de Stendhal à Amiel, les vrais écrivains se distinguent le mieux du tout-venant, ou disons : se distinguaient, vu que le genre a perdu, pour la plupart, son innocence. Imagine-t-on le journal, sereinement sincère, d’un Michel Houellebecq ou d’une Christine Angot ? Je demande à voir. Le diariste nouveau est plutôt à chercher, alors, du côté des montages extimes à la Max Frisch ou à la Roland Jaccard…
     
    °°°
    Ce que j’ai écrit (et publié) récemment à propos des pamphlets de Céline n’a pas suscité la moindre réaction négative, à l’exception d’un poète parisien fils de résistant à ce que j’ai cru comprendre, mais je suis surtout content d’avoir modulé une position nuancée, et je suis également satisfait, à l’instant même, de (re)découvrir, dans La mort de L.F. Céline de Dominique de Roux, l’expression d’une opinion proche de la mienne, avec cinquante ans d’avance…
     
    Ce mercredi 30 mai. Je retombe ce matin, pas tout à fait par hasard, sur mes carnets de l’an 2001, dans Chemins de traverse où je voulais voir comment j’avais organisé, en fin de volume, le bibliographie des livres cités au fil des pages sous l’intitulé d’À lire dans la foulée, bonne formule que je vais reprendre dans Les Jardins suspendus.
    S’agissant de cette année 2001, bien m’en a pris d’y revenir car j’avais oublié pas mal de détails de cette matinée du 11 septembre ou lors de ma tournée au Québec avec Corinne Desarzens, ou ce que je n’ai cessé de relever à propos de la dégradation progressive de mes relations avec quelqu’un. Or c’est ce qui m’a frappé à la lecture de ces pages d’il y a dix-sept ans : que tout ce que j’ai vécu alors serait « oublié » sans ces notes « pour mémoire », etc.
     
    « Paris, ce 11 septembre 2001. - A Paris depuis hier soir, où je suis arrivé assez cuité ; et ce matin, en sortant du studio de la rue du Bac, voici que j’égare le livre manuscrit de mes carnets de mars à septembre 2001, plein de lettres personnelles et de belles aquarelles. Puisse celui qui tombera dessus me le renvoyer ou l’apporter aux objets trouvés, mais quelle poisse en attendant!
    Ensuite rencontré Marina Vlady chez elle, entre ses chiens et ses canaris, pour la faire parler de Ma Cerisaie, son nouveau roman. De bien beaux yeux et une femme de caractère, sous sa douceur apparente, qui se donne visiblement à fond à tout ce qu’elle fait. Nous avons parlé longuement de sa Russie, de Tchékhov et de Vladimir Vysstoski, l’entretien m’a semblé réellement amical et je suis parti avec plusieurs de ses autres livres qu’elle m’a offerts.
    (16h.) - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Julie m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où Poivre d’Arvor arborait sa mine sinistrée des mauvais jours tandis qu’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.
     
    (3h. du matin) - Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateur s’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspense et prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et plus celui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant»...
     
    De l’effondrement. – Sur le plateau de télé on les voit se lamenter de ce que la Création soit en voie de disparition : il n’y a plus de créateurs à les en croire, plus rien de créatif ne se crée, la créativité tend au point mort geignent-ils en se confortant d’avoir connu d’autres temps où chacun était un virtuel Rimbaud, et désormais on les sent aux aguets, impatients de voir tout s’effondrer en effet comme ils se sont effondrés…
     
    De l’acclimatation. - Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve comme aseptisée par les médias, à commencer par les chaînes américaines. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés ou de cadavres.
    Or ce soir, à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, que j’ai associée immédiatement à la réalité (occultée à l’image) des inimaginables attentats de mardi…
     
    Paris, ce 12 septembre. - Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de l’air un peu trottin de la jeunote) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...
     
    (Soir) - Achevé cette nuit la lecture de Campagne dernière, qui me semble un très bon roman, sûrement l’un des plus solides de la rentrée française, et rencontré Marc Trillard tout à l’heure, à l’hôtel La Perle, rue des Canettes. Le type est du genre sérieux et réglo, bien dans sa peau et ne parlant pas pour ne rien dire. L’entretien m’a paru excellent et je crois que je le défendrai aussi bien que j’ai défendu Alain Gerber en son temps, dans la même catégorie des romanciers pur-sang…
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    Des matinaux. – Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain »…

  • Voyager dans le voyage

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    Où il est question de mettre à profit le temps supposé «perdu» des encombrements routiers et autoroutiers, entre interminables attentes au portail nord du Gotthard et autres longues nuits passées dans les aérogares ou sur les ponts écrasés de soleil des villes flottantes en panne…

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    En ces jours de migrations routières et autoroutières vers le sud, marquées à longueur d’heures par de récurrentes annonces radio relatives aux engorgements, ralentissements et autres attentes plus ou moins longues prévues (notamment) aux portails des tunnels alpins ou s’obstinent crânement à se présenter les vacanciers , il est stimulant, pour les esprits positifs et confiants en le génie humain, d’imaginer toute les parades aux situations ordinairement considérées comme des pertes de temps ou des motifs de mauvaise humeur voire de franche agressivité dans les habitacles et parfois même d’un véhicule à l’autre.

    Or une prétendue civilisation, même mécanisée à outrance, et pour ainsi dire robotisée dans le rapport établi entre certains chauffeurs et chauffeuses s’identifiant à leurs bolides soudain condamnés à l’arrêt – une sorte de grounding routier ou autoroutier –, que dis-je: une société prétendument évoluée ne l’est pas vraiment sans savoir transformer le temps présumé perdu en une plage d’activité compulsive réjouissante et virtuellement productive pour l’essentiel.

    Retourner le temps perdu

    Les arrêts les plus longs, au portail nord du Gotthard, pour ne prendre que cet exemple, pourraient ainsi donner lieu à des activités de remplacement, des échanges et des partages – selon les formules des réseaux sociaux –, qui feraient du bien à tous, du trépignant chauffeur ou de la chauffeuse excédée aux enfants pleurnicheurs ou aux seniors en perte de contrôle, en passant par le jeune couple fulminant d’impatience dans son Alfa de bêtas ou par le moins jeune couple dans son monstrueux 4x4 à vitres fumées.

    Et plus concrètement? D’abord par la conversation retrouvée, tous smartphones éteints, entre les membres des familles enfin livrés les uns aux autres sans vaine gêne ni machines. Quelle redécouverte possible pour le père suroccupé retrouvant ses ados, ou pour ceux-ci retrouvant leur mère délivrée de ses soucis de gestion et autres absorbantes tâches ménagères! Et quelle chance pour les bambins et les seniors de faire mieux connaissance dans ces conditions d’urgence suspendue!

    Autre alternative à la mauvaise humeur: les jeux propres à l’humaine espèce de tout temps et en tous lieux. Et pour commencer: une bonne partie du centenaire Hâte toi lentement ! 

    Il n’est pas un grenier familial qui n’ait conservé précieusement un carton plein des jeux de nos enfances ou des enfances de nos aïeux, où voisinent les cartes du Pierre noir ou du Nain jaune, les composants sympathiquement capitalistes du Monopoly ou les fines baguettes du Mikado, entre autres exercices de passe-temps!

    Ah les jeux de patience retrouvés au portail nord du Gotthard !

    Que le temps du voyage est à réinventer...

    Les conceptions et autre réalités contemporaines du voyage sont à l’image de nos sociétés dites évoluées et des mentalités multiples, diversement originales ou massifiées qui en procèdent, portées par le rêve subtropical ou le fantasme himalayen voir sibérien, le voyage comme évasion, comme aventure, le voyage hors du temps, etc.

    Il est de bon ton, notamment chez les intellectuels de centre gauche ou les paroissiens de centre droite, de vomir le tourisme de masse en général et les croisières en villes flottantes en particulier, mais la encore que d’occasions, même dans les pires cas, de retourner le temps prétendu perdu, et cela du départ au retour.

    Dès le départ, en cas d’attente aux gares et plus souvent aux aérogares, combien d’opportunités nouvelles, ainsi, de redécouvrir les virtualités du temps ralenti!

    Lire tranquillement L’Espion qui venait du froid de l’excellent John Le Carré, pour Monsieur, ou Voyage autour de ma chambre du non moins épatant Xavier de Maistre, pour Madame, en attendant le prochain vol pour les pays chauds ou les grands espaces! 

    Lire Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, pour Monsieur, ou La nuit remuedu poète Henri Michaux, pour Madame, au lieu de vitupérer les heures creuses d’une attente imprévue à Geneva Airport ou à l’escale d’Hurghada sur le vol Destination Charm-El-cheikh – on se voyait déjà sonder les abysses pleines de poissons multicolores, etc.

    Enfin lire Le Temps retrouvé de Marcel Proust le voyageur immobile, sous les étoiles ou en plein jour fusillant de soleil, à bord du paquebot soudain immobilisé dans la crique de Portofinio par une furieuse brigade de Greenpeace, ou dans la lagune de Venise à la suite d’un ensablement non prévu par le Sonar de bord!

    Que d’occasions vivifiantes de vivre le voyage dans le voyage!

    Dessin:Matthias Rihs.

  • Questions en séries

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    La série américaine 13 Reasons why doit-elle être proscrite au motif qu’elle pousserait les ados au suicide? Si c’était le cas, d’innombrables productions estimées «traumatisantes» devraient l’être aussi. À commencer par La servante écarlate, dystopie aussi violente qu’intelligente, d’une visée critique combien plus percutante et d’une atmosphère plus envoûtante. Mais si la perversion était ailleurs, dans le moralisme hypocrite?

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    La scène est terrifiante où l’on voit, dans le premier épisode de la première saison de La Servante écarlate, une jeune fille contrainte, par une horrible surveillante, de raconter, à ses camarades d’infortune, le viol qu’elle a subi, avant qu’elle ne soit sommée de reconnaître haut et fort qu’elle seule est la responsable de l’agression en question: elle la tentatrice, depuis Eve et le serpent, la fauteuse de crime devant l’Éternel. 

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    Ladite séquence marque une étape de la découverte, par la jeune Defred, protagoniste de l’histoire surnommée la servante écarlate, de l’univers concentrationnaire dans lequel elle est plongée depuis qu’elle a été enlevée brutalement devant son enfant, après l’exécution de son conjoint, pour devenir une reproductrice utile à la société menacée de grave dénatalité. 

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    La base de cette série sortie en 2017 est un roman largement reconnu de Margaret Atwood, datant de 1985, dont le climat d’oppression a été bien rendu par un premier film, assez décevant par ailleurs, de Volker Schlöndorff, et que le téléfilm  de Bruce Miller ressaisit de manière plus lancinante encore, parce que plus intime et subtilement cruelle, dont l’impact psychologique sur l’innocente spectatrice et l’aimable spectateur adultes – et ne parlons pas des ados! – me semble potentiellement bien plus «dangereux» que celui du feuilleton 13 Reasons why récemment accusé d’inciter nos bons jeunes à en finir avec la triste vie. 

    Or, avant de s’en prendre à cette romance «ciblant» les jeunes consommateurs, ne faudrait-il pas proscrire La servante écarlate? Poser la question revient à se demander ce qui est «approprié» par rapport à un public que les nouveaux moralistes à l’américaine tendent à infantiliser. 

    Le meilleur des mondes est sous nos yeux 

    Le roman de la nobélisable canadienne Margaret Atwood s’inscrit, par sa forme et son contenu, dans le droit fil des contre-utopies anglo-saxonnes les plus connues, du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley au 1984 de George Orwell. Son univers, dans un futur point trop lointain, est celui d’une dictature théocratique évoquant un vaste camp de concentration dominé par la religion et les militaires. Sur fond de désastre écologique et de dénatalité provoquée par la pollution, la coalition totalitaire a réparti les femmes en quatre classes: les Épouses, seules maîtresses de maison, les Marthas servantes et cuisinières, les Tantes chargées de former les servantes, et enfin les Servantes écarlates dont la seule fonction est la reproduction forcée – le solde des femmes trop vieilles ou infertiles étant envoyé dans les colonies où elles «gèrent» les déchets toxiques. Quant à l’héroïne, elle a l’interdiction de flirter entre deux séances de copulation surveillées par l’épouse du Commandant, seuls ses souvenirs l’aidant à survivre dans cet enfer, etc. 

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    Si le roman de Margaret Atwood obtint en 1987 le prix Arthur C. Clarke, alors que c’était la première fois que la grande romancière, comme un Doris Lessing, touchait à la science fiction à thèmes hautement actuels, l’ouvrage fut attaqué plus tard sous prétexte qu’il véhiculait des idées à la fois anti-chrétiennes et anti-musulmanes; et le fait est que l’intégrisme religieux, qu’il relève de l’Inquisition catholique ou de la terreur islamiste, est la base idéologique de l’oppression qu’y subissent les femmes. 

    Où les retombées de ce roman se corsent cependant, rejoignant alors l’actualité, c’est que Margaret Atwood, féministe de la première heure, s’est désolidarisée vigoureusement du mouvement #metoo qu’elle a taxé de nouveau maccarthysme en cela qu’il appelle au lynchage de tous ses contradicteurs. Autant dire qu’il n’y aurait pas qu’une raison pour attaquer la série tirée de La Servante écarlate, à moins d’exercer son esprit critique et de ne pas se laisser fasciner par les personnages de fiction d’une fable si cruellement révélatrice. En d’autres temps, certains contes pour enfants furent jugés nocifs pour les têtes blondes, avant qu’un éminent psychanalyste du nom de Bruno Bettelheim s’en vienne expliquer que ces fictions avaient valeur d’exutoire purificateur. 

    Quand victimisation rime avec culpabilisation… 

    Si la scène de la mise en accusation de la jeune fille violée, dans La servante écarlate, nous choque à proportion de tout ce que nous avons entendu et continuons d’entendre sur la culpabilisation des victimes d’agressions sexuelles, c’est d’une tout autre façon, dans la série 13 Reasons why, que s’exerce immédiatement la mise en accusation de tous les garçons qu’elle a fréquentés par une adolescente dont la voix enregistrée, après son suicide, se charge d’une espèce d’autorité vengeresse. 

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    D’emblée, cette Hannah Baker que tout le monde pleure ou feint de pleurer se pose en juge, inattaquable puisqu’elle est morte, dont nous découvrons le récit en même temps que le doux, joli et gentil Clay Jensen, le seul garçon qui l’ait vraiment aimée comme on l’apprendra beaucoup plus tard. Mais que signifie «vraiment aimer» pour des ados qui se débattent dans une espèce de marshmallow sentimental frotté de rêveries sexuelles, filles jacassantes d’un côté et mecs roulant plus ou moins les mécaniques de l’autre ? 

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    Jouant sur les deux tableaux alternés du récit au présent (ce que vit le pauvre Clay en écoutant Hannah sur son lecteur de cassettes) et des retours au passé, le feuilleton multiplie les personnages stéréotypés – à commencer par les jeunes filles aussi manipulatrices que leurs mères et les garçons sériés en bad boys ou mignons viennent-ensuite – et les situations plus conventionnelles les unes que les autres, dont le scénario addictif et les dialogues bien filés donnent l’illusion de la consistance alors que tout ça sonne le creux, entre flatterie équivoque d’une jeunesse éperdue dans un monde perdu, et voyeurisme moralisant. 

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    Sommes-nous tous coupables de n’avoir pas écouté Hannah qui nous rejetait pour qu’on la séduise de force? C’est ça, confirmeront gravement Madame et Monsieur Psy: nous sommes tous coupables, et ce qu’il y a de terrible est que toutes les filles, victimes potentielles des supposés prédateurs que représentent tous les garçons , vont s’identifier à Hannah et se pointer à leurs cabinets. Mais que fait donc Netflix? 

    Le pompon de l’hypocrisie 

    Netflix, ou plus précisément les producteurs de 13 Reasons why, se sont empressés de répondre à leurs accusateurs en déléguant les jeunes acteurs au premier rang de la Mise en Garde. Attention, vous disent ainsi, les yeux dans les yeux, les adorables Dylan Minnette (Clay le mec sympa) et Katherine Langford (Hannah la suicidée ressuscitée), Justin Prentice (Bryce le violeur) et la black Alisha Boe (Jessica la violée), faites gaffe: cette série aborde des sujets difficiles tels que le sexe, la toxicomanie et le suicide, donc, si vous êtes concernés par ces sujets qui risquent de vous mettre mal à l’aise, regardez la série avec une personne de confiance, parlez-en et surtout connectez-vous au site de la série, etc. 

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    On ne fait pas mieux dans le simulacre d'assistance à personnes en danger, comme à la télé quand on vous invite gravement à fermer les yeux au moment de vous balancer une scène in-sou-te-nable qu’il faut pourtant ab-so-lu-ment voir.

    Mais encore? Le problème n’est-il pas ailleurs? Comment croire à la bonne foi des réalisateurs d’une série qui donne, de la jeunesse, une image aussi convenue, formatée et répétitive, sans trace de vrais conflits et de préoccupations autres que les peines de cœur réduites aux rêves de cul, dans une société de parents et de profs globalement à côté de la plaque, sans enfants ni vieilles personnes, et comment ne pas hausser les épaules en apprenant que des adolescentes s’identifient à un personnage aussi fabriqué et peu crédible qu’Hanna Baker, dont les états d’âme relèvent plus de l’hystérie imitative que d’un vrai mal-être? 

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    Pain bénit sans doute pour Madame et Monsieur Psy qui se «penchent» sur le drame des kids suicidaires, et qui en rirait? Mais de quoi va-t-on parler en l’occurrence, si tout est manipulé comme dans une cellule psychologique sous contrôle. Hannah casse d’ailleurs le morceau d’entrée de jeu: vous êtes surveillés. Big Sister Hannah a tellement tout compris qu’avant de se saigner dans la baignoire de papa-maman elle va tout vous expliquer. Or va-t-on parler de l’escroquerie psychologique, du mensonge éhonté de cette dramaturgie juste bonne à faire pisser le dollar? 

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    Quant à interdire la série en question, surtout pas! Pas plus que La servante écarlate. Se servir de l’une ou de l’autre comme base de discussion sur le désespoir de certains jeunes gens qui ont de bonnes raisons d’en vouloir à la vie, ou sur une société réduisant les femmes à des serves ou des pondeuses? Sûrement, mais la pauvre Hannah Baker n’est pas le sujet adéquat, et, s’agissant de 13 Reasons why, la première discussion critique devrait porter sur la crédibilité de ses situations et de ses personnages, supposés dénoncer une réalité qu’elle schématise à outrance et finit par flatter. Quant à la fonction critique de La Servante écarlate, en dépit de sa violence frisant parfois l'insupportable, elle émane bel et bien d’une voix humaine qui en fonde, à fleur d’émotion et jusqu’au fond des tripes, la redoutable part de vérité...

    Dessin: Matthias Rihs. ©Matthias Rihs/BPLT

  • Le salaire du poète

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    Notules et notuscules sur un sujet de seondaire importance, à savoir le rapport de la littérature, ou de l’art, avec l’argent.

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    1. Le premier conseil en la matière m’a été donné, en 1970 (j’avais vingt-trois ans) par le grand écrivain Marcel Jouhandeau, auquel j’avais écrit pour lui dire mon admiration, et qui me répondit, en m’appelant « mon enfant », pour me recommander, si j’avais dans l’idée d’écrire, de « prendre un métier », gage de liberté. Lui-même, alors octogénaire retraité depuis des lustres, avait vécu d’enseignement, pour son bonheur autant que celui de ses lycéens, et moi je venais de préférer la critique littéraire à des études de lettres vite jugées ennuyeuses dans la triste faculté lausannoise – et j’ai fait le bon choix tant le journalisme n’a cessé de me vivifier à tous égards, dans ma relation vivante avec le monde et les gens, sans me couper de la littérature.

     

    2. Charles-Albert Cingria, demi-dieu littéraire de ma vingtaine (l’autre moitié semi-divine étant celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz), bénéficia durant ses jeunes années d’une certaine fortune familiale, après dissipation de laquelle il refusa toujours, lui, de « prendre un métier », ne vivant que du produit de ses écrits, foison de textes publiés dans des journaux et des revues, ou livres nombreux mais peu « vendeurs » lui valant l’estime de quelques-uns (dont un Jean Paulhan à la NRF, fidèle entre tous) ou le soutien de quelques éditeurs (l’industriel lettré Mermod au premier rang) et de quelques mécènes. Pierre-Olivier Walzer, son ami puis son éditeur, m’a décrit le capharnaüm de la soupente de Cingria à la rue Bonaparte, véritable décharge privée où s’amoncelaient boîtes de conserves vides et cadavres de bouteilles, mais c’était sur ce fumier que Rossignol chantait.


    3. Paul Léautaud, dont les maigres revenus servaient beaucoup à nourrir ses innombrables chiens et chats, a « pris un métier » dès son jeune âge et ne s’en plaint guère. D’abord copiste dans je ne sais quelle obscure agence, puis employé longtemps au Mercure de France, il est resté pauvre assez naturellement, quoique dandy en ses façons, quasi clochard en sa dégaine mais s’exprimant comme un aristocrate du pavé parigot, ne se gênant pas de persifler son ami Paul Valéry de multiplier les copies de ses poèmes sur grand papier afin de les vendre comme autant d’autographes « uniques »…

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    4. Notre ami Pierre Gripari, lui aussi, avait « pris un métier », et le plus idiot possible afin de se garder l’esprit libre en son vrai travail. Malgré les droits d’auteurs de ses contes pour enfants devenus très populaire, le conteur et romancier vivait dans une pièce unique minable, vêtu lui aussi de nippes, et le modeste soutien matériel de son véritable éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pesait à vrai dire moins lourd que la totale confiance du patron de L’Âge d’Homme l’accueillant alors que toutes les portes parisiennes s’étaient fermées à ses livres non destinés aux têtes blondes. Où l’on voit que « payer » un auteur peut se faire de diverses façons…

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    5. Dès les débuts de son activité d’éditeur, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, s’est fait une réputation de terrible rapiat, qui lui a valu la vindicte durable de certains auteurs, à commencer par un Georges Borgeaud, très sourcilleux en la matière, alors qu’il réservait de meilleurs soins aux écrivains selon son cœur, tels un Georges Haldas ou un Pierre Gripari, sans parler de ses (rares) best-sellers co-édités avec Bernard de Fallois, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev.


    21j+jBXlxHL._SX195_.jpgEn ce qui me concerne, je ne me souviens pas avoir jamais été payé par Dimitri autrement que par des livres (les Œuvres complètes de Cingria sur grand papier, et celles de Joseph de Maistre ou de Balzac en Pléiade, la collection des romans de Simenon chez Rencontre et toute la série du Journal intime d’Amiel, etc.) , mais c’est grâce à Dimitri, dont j’ai rédigé la biographie de Personne déplacée, que j’ai obtenu (de l’éditeur Pierre-Marcel Favre) de très substantiels droits d’auteurs sur quelques milliers d’exemplaires vendus, sans parler d’un passage sur le plateau « mythique » d’Apostrophes, bonus de gloriole s’il en fût...

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    6. L’écrivain à succès doit être payé : cela ne fait pas un pli. La dureté d’un Georges Simenon en affaires n’est pas une légende, qui exigeait 50% de droits d’auteurs sur la vente de ses livres, et qui lui donnerait tort ?

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    Dans le même genre « poule aux œufs d’or », il est également légitime qu’un Joël Dicker gagne des millions. On est là en pleine logique commerciale, désormais relayée par d’utiles agents littéraires, et pas forcément dommageable en termes de qualité . Qu’on sache, le génie du romancier Simenon n’a pas été entaché par sa gloire mondiale et sa colossale fortune – même si sa production est d’inégale qualité, et pour Dicker on verra bien s’il résiste à la pression du succès comme peut le faire craindre le très complaisant Livre des Baltimore…

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    7. On sait les rapports homériques entretenus par Louis-Ferdinand Céline avec ses éditeurs, Robert Denoël d’abord et ensuite GastonGallimard. Mais l’argent était-il seul en cause ? Je n’en crois rien. De fait il y a, entre l’écrivain et l’éditeur, une relation d’amour-haine conflictuelle presque à tout coup, relevant pour ainsi dire de la métaphysique. L’écrivain (surtout le plus grand) se prend naturellement pour Dieu, mais l’éditeur (et souvent le plus grand aussi) ne saurait se contenter de son statut d’âne porteur ou d’homme-sandwich. Or « Dieu » ne demande pas tant d’argent que de reconnaissance, laquelle passe autant par le « buzz » que par des chèques. Et tout ça fait de la littérature, comme le prouvent les inénarrables lettres de Céline à Gaston…

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    8. Thoreau: "Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer".


    9. Quel écrivain, dans le pays le plus riche du monde, vit-il exclusivement de ses droits d'auteurs ? Y en a-t-il plus de deux (les noms de Martin Suter et Joël Dicker viennent en tête de la liste virtuelle) et qui sera le ou la troisième ? On s'en fiche évidemment mais le fait est là: que vivre de sa plume est tout à fait possible mais par d'autres moyens que la vente de ses livres. Chacune et chacun trouve, cela va sans dire,  ses moyens propres.

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    10. Parler boutique est toujours intéressant, mais parler d'argent ? Assommant la plupart du temps, ou alors c'est un élément fondamental de la réalité humaine et là ça m'intéresse, entre les délires d'Ezra Pound sur l'usure ou ceux de Léon Bloy sur le sang du pauvre, sans parler de L'Argent de Charles Péguy.


    11. Quand des écrivains ou des artistes parlent d'argent, la médiocrité ou la mauvaise foi rivalisent le plus souvent avec la mauvaise foi et la médiocrité des discussions d'éditeurs ou de bourgeois parlant art et littérature.

    12. Ma relation avec l'argent a toujours été de l'ordre de la fuite, voire du déni. Pour être libre comme l'oiseau ? Mais quel drôle d'oiseau, aussi nul en syndicalisme qu'en gestionnaire de sa propre fortune ! Et qui se prend les ailes dans le bitume du quotidien !

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    13. Le titanesque travail de Marcel Proust est-il envisageable sans le confort de sa cellule tapissée de liège et sa table réservée au Ritz ?

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    14. Le titanesque travail de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoievski est-il envisageable sans l'inconfort d'une vie d'incessants soucis pécuniaires aggravés par un entourage parasitaire, la malhonnêteté de ses éditeurs et la passion du jeu ?
    15. Le bourgeois qui affirme que l'écrivain (ou l'artiste) doit souffrir pour s'accomplir a pleinement raison, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifie.

    16. Lorsqu'un écrivain (ou un artiste) proclame que tout travail mérite salaire, il cesse de parler en écrivain (ou en artiste).

    17. Payé au lance-pierre dans le journal le plus chic de nos contrées où j'étais chroniqueur littéraire à la pige, je m'entendis répondre, un jour que j'avais râlé à ce propos, que je devais être fier d'écrire dans ce journal dont les pages financières étaient aussi très lues.

    18. Le romancier établi rappelle volontiers que lui aussi à « mangé de la vache enragée » en ses folles années, où il a même "jeté quelques pavés".

    19. Le poète Pierre Jean Jouve, comme le poète Rainer Maria Rilke, se montrait intraitable avec ses mécènes oublieux du terme, surtout les dames. Auront-elles jamais négligé d’arroser leurs catleyas ?

    20. Anton Pavlovitch Tchekhov, soutien de famille à vingt ans, vendait ses contes hilarants à divers journaux qui le payaient à proportion de son succès populaire, puis il écrivit des récits et des pièces de théâtre plus sombres tout en exerçant la médecine, et sa période la plus noire date de ses années de succès. Mais on se gardera d'en tirer de trop hâtives conclusions.

    21. Certains littérateurs qualifient leurs femmes légitimes d'Admirables Compagnes. C'est leur façon de les payer, alors qu'elles tiennent les comptes et lavent leurs caleçons...

  • Sponsoring

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    …Je vous assure, mon cher, qu’il y a là une manifestation d’art réellement populaire, issu de la base et, qui plus est, des banlieues à risques, dont la reconstitution à l’identique, dans le patio de notre Banque, contribuerait pour beaucoup au renouvellement de l’image de l’entreprise - autant dire que c’est un opération blanche mais à la fois conforme à notre vocation multiculturelle, avec le bonus d'une substantielle  déduction d’impôts…


    Image : Philip Seelen

  • Le feu au lac

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    …Et pourquoi qu’il est fâché, le lac, pourquoi qu’il fait ces vagues d’océan, non mais pour qui ça se prend ? et pourquoi ces claques au quai qui lui a rien fait, y sait pas le lac que c’est plus permis de mettre des baffes aux quais ? non mais des fois, et pourquoi qu’il est vert, le lac, quand il voit rouge ?...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Monuments retouchés

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    Dans Le grand mensonge des intellectuels, paru en 1993, l’historien et journaliste anglais Paul Johnson stigmatisait ceux qui, de Rousseau à Sartre ou de Tolstoï à Brecht, ont posé aux guides de l'humanité sans obéir eux-mêmes à leurs principes. Démystification en partie justifiée, mais pour aboutir à une stigmatisation douteuse de ceux qui pensent…


    Rousseau se proclamait l'homme le plus vertueux de son temps. Premier des intellectuels modernes, il a bouleversé nos vues sur la nature, la société, l'Etat, l'individu et son éducation. L'influence du penseur fut extraordinaire, et l'écrivain continue de nous fasciner à juste titre. Mais l'auteur de L'Emile abandonna ses six enfants à l'Assistance publique sans leur donner même un prénom ni chercher jamais à les revoir, et se comporta comme un salopard avec son entourage, se montrant particulièrement odieux envers celles et ceux qui l'aimèrent et l'aidèrent le plus, dont son ami Diderot.

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    De la même façon, le délicat Shelley, poète admirable au visage d'ange, se voulait guide de l'humanité. Mais ce grand artiste, humaniste suave en théorie, provoqua plusieurs suicides et agit souvent de manière immonde avec autrui. Marx lui- même, bienfaiteur sur le papier, se conduisit comme un sauvage avec ses semblables. Ibsen, avocat par principe de la cause féminine, rendit la vie impossible à sa moitié et se montra souvent le plus crasse des machos.

    2491731-3504444.jpgTolstoï, qui prétendait libérer la Russie, ne supportait pas que cela se fît autrement qu'à son idée de patriarche tyrannique. Brecht, qui posait à l'ami du peuple, planquait ses droits d'auteur en Suisse et s'accommoda parfaitement des pires forfaits du stalinisme.

    Sartre, maître à penser par excellence, ne fut résistant qu'en paroles sous l'Occupation, se soucia comme d'une guigne du sort de ses amis juifs et ferma les yeux sur les camps soviétiques, puis crut déceler «une démocratie directe» dans le régime de Fidel Castro et décréta celui de Tito la réalisation de sa philosophie...


    Crédit moral?

    Ces inconséquences sont-elles admissibles? Paul Johnson pense que non. Historien anglais déjà connu pour Une histoire du monde moderne assez controversée, suivie d'une monumentale Histoire des Juifs, cet  intellectuel (!) à la fois conservateur et politiquement peu correct n'est pas de ceux qui se laissent bercer.
    Constatant l'influence que, depuis 200 ans environ, les intellectuels ont jouée en lieu et place des scribes, prophètes et autres prêtres de jadis, il s'interroge sur le crédit moral et la qualité de discernement qu'on peut accorder à ceux qui se sont improvisés mentors de l'humanité. Et d'illustrer alors, dans une suite de chapitres extrêmement bien documentés, vivants mais parfois caricaturaux, la contradiction flagrante qui oppose les vertus publiques et les vices privés de ces pasteurs trop benoîtement adulés.

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    Est-ce dire que l'essayiste se complaise à touiller les «misérables petits tas de secrets» dont parlait Malraux? Sans doute pourrait-on lui reprocher d'en rajouter dans le genre concierge, en poussant l'examen jusque dans la culotte de Rousseau et les alcôves d'Ibsen, de Brecht, de Sartre ou de lord Russell, chaud lapin s'il en fut en son âge de Mathusalem. Cependant, Paul Johnson fait tout de même la part des vices communs et des attitudes qui engagent réellement la responsabilité de l'intellectuel. Que Proust fut, en privé, un maniaque sexuel jouissant de voir des rats s'entre-dévorer ne remet nullement en cause sa valeur d'écrivain et la portée de son chef-d'œuvre, dans la mesure où il ne s'est jamais dit le défenseur des droits du rat. En revanche, plus gênant est le fanatisme belliqueux du pacifiste Bertrand Russell, et plus choquante la sécheresse de cœur d'un Brecht célébrant sur scène la fraternité humaine et s'exclamant en coulisses, au moment des grandes purges staliniennes: «Ceux-là! Plus ils sont innocents, plus ils méritent d'être fusillés!»

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    Coupés du réel
    Ce qui frappe le plus, dans les portraits successifs que brosse Paul Johnson, c'est que ceux-là même qui prétendent pétrir la pleine pâte de l'humanité se gardent à tout coup de se salir les mains. Marx le premier, qui se réclamait d'une méthode «scientifique», n'a jamais enquêté sur le terrain ni rencontré le prolétariat que dans ses livres. Méprisant les révolutionnaires de la base, il n'hésita pas à falsifier faits et chiffres, dans ses études, afin de plier la réalité à ses schémas. Formidable écrivain et poète visionnaire, reconnaît Paul Johnson, mais pas plus trace de «science» chez ce pamphlétaire que de charité dans les rapports humains de ce despote domestique furieux du matin au soir, qui exploita Engels et fit le malheur de son gynécée.

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    Pareillement, les poses de Tolstoï déguisé en moujik, ou de Brecht en ouvrier d'opérette, n'ont pas empêché ces philanthropes théoriques de vivre comme David Rousset le disait de Sartre: «dans une bulle». Coupés du monde saignant et souffrant, ces grands esprits furent naturellement portés prendre à leurs désirs pour des réalités, et préférer les plus aventureuses utopies à de plus concrètes et plus raisonnables réformes. Ibsen autant que Marx, et Tolstoï, Sartre ou Fassbinder, prônèrent ainsi les extrémismes au mépris des hommes réels qui allaient en subir les conséquences.

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    Pour Paul Johnson, « la tyrannie des idées dépourvues de cœur est le pire despotisme qui soit.» Cela étant, il conclut hélas en des termes expéditifs, qui ne rendent pas justice aux esprits sensés, de Camus à Orwell ou de Koestler à Soljenitsyne. «Une des grandes leçons de notre siècle tragique, écrit Johnson, où tant de millions de vies innocentes furent sacrifiées au nom de systèmes prétendant améliorer le sort de l'humanité, c'est donc qu'il faut se méfier des intellectuels.» Comme si ceux-ci constituaient une catégorie homogène! Et d'ajouter cette recommandation également discutable: «Il faudrait non seulement tenir les intellectuels à l'écart du pouvoir, mais manifester à leur égard une méfiance accrue lorsqu'ils cherchent imposer leur opinion collective.» Tout fait convaincant lorsqu'il réclame des comptes aux faux messies et aux mauvais guides, l'auteur du Grand mensonge des intellectuels fait donc, à son tour, preuve d'inconséquence dangereuse en fourrant tous les intellectuels dans le même sac à jeter, au risque de réjouir ceux qui n'attendent que de tirer sur tout ce qui pense…


    Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Robert Laffont, 361p.

  • Ceux qui voient tout en bleu

     
     
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    Celui qui s’est toujours identifié à l’équipe-qui-gagne / Celle qui estime que ce jeu est par trop « genré » / Ceux qui considèrent qu’une analyse socio-politique s’impose en sorte de montrer l’aliénation du Système qui veut que des millionnaires noirs soient considérés comme des héros alors que leurs familles et belles-familles continuent souvent d’être traités comme des parias enfin pas toutes on est bien d’accord / Celui qui est surtout sensible à la beauté du geste / Celle qui vibre à la liesse / Ceux qui craignent le Grand Remplacement des arbitres blancs / Celui qui défie ses collègues de bureau en prétendant que la Suisse aurait fait mieux avec le soutien de sponsors plus performants / Celle qui a surtout apprécié le contraste du bleu et du vert sur fond rouge et blanc / Ceux qui affirment que tout ça a été manigancé pour faire oublier les prisonniers politiques ukrainiens et tchétchènes / Celui qui écrit que l’Arc de Triomphe n’aura jamais assisté à un défilé aussi historique marqué par quatre buts français entrés dans la légende avec tout un peuple gagnant derrière les Onze et leurs remplaçants / Celui qui propose à sa classe de terminale d’analyser chacun des buts gagnants en termes de valeur ajoutée au récit picaresque de la France plurielle / Celle qui compose un Hymne au Jarret National non sans fantasmer (inconsciemment) sur les mollets de Luka Modrić / Ceux qui estiment que cette victoire historique mondiale inscrit le génie de Deschamps dans la filiation directe de celui de l’entraîneur corse Napoléon Buonaparte malgré son dernier auto-goal, etc.
     
    Peinture: Nicolas de Staël.

  • Un autre voyage

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    Diversion. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l'idée était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter (??), enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre (!) 2013 , sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo je ne sais plus quoi (!!) et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes (!!!) mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...

    Profiter de quoi ? - Cette année -là, déjà, les gens nous avaient recommandé de profiter, et déjà cela m'avait horripilé, comme de nous voir souhaiter de bonnes vacances. De fait et je le dis comme je le ressens: nous ne sommes plus à l'âge des vacances (notion que j'abhorre d'ailleurs) et l'idée de profiter me gâte le plaisir d'être simplement et de vivre le mieux possible malgré la conscience lancinante de l'atrocité de la vie subie par tant de gens et nos corps qui se déglinguent.

    Le mieux possible ainsi, en ne faisant que passer à Colmar, c'était d'apprécier une Flammekueche au Munster arrosée de bière printanière et de ne voir que la beauté séculaire des colombages en fermant les yeux sur le kitsch touristique qui sévit de la petite Venise du coin à tous les hauts lieux du mauvais goût mondial actuel du moyennariat confit en mièvrerie insultant toute vraie joie (Mozart chantant à l'orée de la mort) et toute beauté même terrible - le Christ de Grünewald aux épines...

    Le pied léger.- Voyager léger n'est pas nier le poids du monde: c'est le reconnaître comme une part du chant du monde. Ainsi nous ai-je fait d'abord, sur la route, lecture du plein de journaux que j'avais fait, du Monde (révérence ultime à Jim Harrison) à L'Hebdo (trois Suisses sur cinq croient à la réincarnation) en passant par Détective (le monstre décapite sa belle-sœur fleuriste) et L'Obs (comment stopper Trump ?) par manière d'exorcisme et pour mieux voir ensuite, aujourd'hui et demain, tel le petit agneau noir pascal de Colmar, cela simplement qui est...

  • Nos bouteilles à la mer

     

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    Une rêverie crépusculaire d’Antonio Tabucchi.

    Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.

    A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

    Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.

    Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
    Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
    De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
    L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.

    D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.

    Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...

    Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.

    (Image LK: crépuscule à La Désirade).

  • Mémoire vive (118)

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    «Et quand l’homme se trouve devant les guerres, les camps, les tortures en masse, les déplacements monstrueux, les massacres en tas, tous ces retours de flamme de la barbarie, ça ne lui ouvre même pas les yeux. Il continue à croire en l’homme en tant qu’être réellement perfectible à l’infini, sous le nom d’humanité. Il feint en tout cas d’y croire. Moi, je le crois très sincèrement imperfectible à l’infini, malgré toute cette purulence qui forme le substrat de ce masque, de ce fard que l’on appelle civilisation. Et le pire danger est là ». (Pierre Reverdy, En vrac.)
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    Ce jeudi 1er mars. Sept heures du matin. Julie m’envoie des images des rues enneigées de Morges à l’aube, avant d’autres nouvelles relatives à la gabegie routière et autoroutière. Donc je vais rester à la Désirade. Besoin d’ailleurs de me retrouver. Besoin de me concentrer. Besoin de tranquillité. D’ordre et de propreté, comme lorsque je rangeais ma chambre d’adolescent dans notre sage maison. Besoin aussi de beauté.
     
    °°°
    La lecture, tout à l’heure, de commentaires en cascades relatifs aux affaires Weinsetin et Ramadan, me conforte dans le mépris de plus en plus total que m’inspire la meute des chacals et des hyènes anonymes qui se défoulent sur les réseaux sociaux. Je n’ai certes aucune sympathie pour les deux prédateurs sexuels en question, mais la haine et la délation sans visages et sans noms m’inquiète à vrai dire bien plus que les écarts des deux bicandiers.
     
    °°°
    RJ explique bien sa pratique du Journal dans son entretien avec Gilbert Moreau paru dans Les Moments littéraires, mélange de lucidité et de pose assumée, de sérieux et de dérision - pas mal d’autodérision aussi mais la encore « c’est plus compliqué » - sur un fonds à la fois solide et mouvant qui m’intéresse décidément.
     
    °°°
    Y a-t-il des choses à ne pas dire ? Des choses à écrire mais à ne pas publier ? Des choses à publier quand même au risque de s’entendre dire qu’il y a des choses à garder pour soi ?
     
    °°°
    Je suis tenté, ces jours, d’ouvrir un carnet où il ne serait question que d’affaires de famille, textes et dessins.
    °°°
     
    Je suis revenu hier à la lecture du Journal de Jules Renard, dans l’exemplaire de la NRF qui a appartenu à Albert Caraco et que j’ai fait relier. Une fois de plus et plus que jamais : une mine.
     
    Où je pioche à l’instant ceci : « L’esprit est à peu près, à l’intelligence vraie, ce qu’et le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs».
     
    Ou ceci de bien vache : « Que ne peut-elle, cette femme ardente, épouser un cheval ! »
     
    Ou cela qui ne l’est pas moins: « Les descriptions de femme ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or ».
     
    Ce lundi 5 mars. - Ordre et propreté. Beauté et bonté. Bien écrire et penser juste. Ce qui compte et ne compte pas. Conscience et conséquence. Le jour se lève. Tâcher de s’élever aussi. Poésie et vérité.
     
    °°°
    Tout est à reprendre et à corriger en fonction des critères de bonté et de beauté, de vérité et d’amabilité.
     
    °°°
    Revenir à la correspondance de Tchékhov. Dire pourquoi cet écrivain m’est le plus cher ami depuis mes vingt ans. Sa lucidité tendre contre tous les hédonismes et autres nihilismes.
     
    Tout à l’heure j’ai relevé, sur mon courrier électronique, cette bonne lettre de Roland Jaccard : «Cher Jean-Louis, Me voici comblé : après L'Échappée libre, reçu la semaine passée, et dont je me délecte, voici, il y a dix minutes, L'Ambassade du Papillon qui frappe à ma porte. Tu connais mon goût pour les Carnets et pour les fragments. Rien ne pouvait donc me faire plus plaisir, d'autant que pour la critique - j'en ai eu encore la preuve ce dimanche en lisant ton article sur Joël Dicker- tu es imbattable. Serais-tu le dernier lecteur ? Je ne te cache pas que je t'envie un peu : tu es capable d'abattre une somme de travail qui me terroriserait et m'inciterait à me réfugier aussitôt sous ma couette. Au-delà de cent pages, je suis saisi (je parle de mes livres) par un sentiment de vacuité et d'ennui qui me pousse à mettre un terme à mon entreprise. En revanche, je peux jouer des heures aux échecs ou au tennis de table. Bref, tu l'avais bien vu et bien dit : le dilettantisme m'est constitutif. Avec tes deux cadeaux, je peux envisager un printemps où les nouveautés alterneront avec des souvenirs lausannois, jusqu'à ce que je me retrouve à la piscine de Pully. Me réjouis de te revoir ! Et te souhaite le meilleur pour la suite.... Chaleureusement, R. »
     
    L’allusion de Roland Jaccard à L’échappée libre, me fait me rappeler que le supplément littéraire du journal Le Temps n’a pas consacré une ligne à ce livre de 400 pages évoquant (notamment) la vie littéraire et culturelle de notre pays, entre les années 2008 et 2013, avec des présentations de livres importants, des évocations de rencontres et de voyages impliquant de multiples écrivains et artistes de ce pays, plus les récits liés aux fin de vie de Jacques Chessex, de Maurice Chappaz, de Georges Haldas et de Dimitri, de Thierry Vernet et de Nicolas Bouvier, plus ma correspondance avec Pascal Janovjak à Ramallah, plus tout le reste...
     
    J’aurais admis, naturellement, une présentation même critique de cet ouvrage, mais il ne s’agit pas de ça : il s’agit de nier et d’annihiler. Il s’agit de régner. Il s’agit, pour trois douairières exsangues, d’imposer leur règne de tristes jupons. Or le plus significatif, par rapport à l’époque, est que ces oies blanches se posent en figures du progrès. Une Isabelle R., au dehors de poire blette parlant couramment suisse allemand, donne des leçons de sociologie politique dans l’Histoire de la littérature en Suisse romande, où elle ne craint pas de remettre un Jean Ziegler en place alors qu’elle n’est jamais sortie de sa bonbonnière de petite-bourgeoise gauchisante mouillant comme une groupie dès que se lève le soleil pâle des éditions de Minuit ; et c’est tout bénéfice apparent pour la Cause qui veut se faire passer pour littéraire alors qu’on est dans la cour des donneurs de leçons et des éteignoirs.
     
    °°°
    Gérard m’envoie un livre, intitulé La Forêt silencieuse, constitué d’une seule phrase, rebondissant comme une liste infinie, et tout de suite on est pris, charmé, saisi, c’est aussi bien que mes listes et même : d’une poésie plus tenue et continue.
     
    Ce jeudi 8 mars.Décidé ce matin de passer une semaine à Paris. Réservé une chambre à La Perle, rue des Canettes, sur le conseil de Roland Jaccard. Celui-ci est d’ailleurs pour quelque chose dans ce projet. Le voir s’entretenir avec Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé celui de Dominique de Roux, sur la vidéo qu’il m’a transmise, m’a donné envie de me rapprocher de ce qui me semble un cercle vivant et vibrant.
     
    Ce mardi 13 mars. - Neige sur Les hauts de Vallorbe, dont l’approche me fait penser, comme toujours, à Louis Soutter.
     
    Je souriais hier en lisant, dans Un jeune homme triste ce que RJ écrit à propos de son attirance homosexuelle pour DW, en leur jeunesse, qui n’a jamais abouti. Il rend bien le climat de ces années 67-68 ou j’aurai vécu diverses expériences affectives ou sexuelles dont je n’ai jamais fait état avec la scrupuleuse clarté, frottée de freudisme, qui est la sienne. Un jour, Dimitri m’a reproché de trop sublimer et m’a même conseillé d’écrire des récits pornos. J’ai trouvé cela blessant tout en constatant que notre ami n’avait rien compris au changement vécu par notre génération. En ce qui me concerne, trop sensible en mon solipsisme hyper-affectif, et trop timide, trop lucide, toujours trop double, j’ai préféré la retenue à quelque aveu que ce fût, que je sentais d’avance faussé.
     
    °°°
    Dans le TGV Lyria je retrouve mon lunch simplifié, fait d’un croque-monsieur et d’un quart de rouge, et je reprends mon épinette à écrire...
     
    Gracias a la vida
    La reconnaissance est naturelle à d’aucuns, dont j’ai toujours été sans le moindre mérite à cela, de par une nature naturellement allègre et non moins plombée de profonde mélancolie, en alternance ou parfois en même temps, la joie pouvant se lire parfois à travers les larmes. Or même même en pavillon de traumatologie, au mitan de ma vingtaine, entouré de jeunes sinistrés de la route dont la plupart ne marcheraient plus sur leurs vraies jambes, où au trente-sixième dessous de désarrois passagers ou plus tenaces, l’idée d’en finir avec la vie ne m’a pas effleuré un instant, au contraire: c’est dans le noir plus que dans l’euphorie que je m’y serai le plus accroché, quoique l’aimant sans autre raison que de m’y trouver parce que j’y étais et si bonnement entouré.
    C’est cela: c’est de cet entourage que je suis reconnaissant
    Merci par conséquent à mes chers parents. Merci à ceux qui m’ ne accompagné dans la vie. Et donc merci la vie. Mais aussitôt se pose la question du sens et des limites de ces remerciements. Que cela signifie-t-il et ou cela va-t-il s’arrêter. N’est-ce pas une comédie et un leurre ? La question est d’importance. Dois-je vraiment remercier mes mère et père de m’avoir mis au monde ? Et dois-je remercier le monde, et plus universellement ce qu’on appelle la vie, d’être ce qu’elle est ?
    Mon enfance, ou disons ce qu’il reste en moi d’enfance, y regimbe Mon enfance protégée, qui n’a connu ni l’angoisse des bombardements ni la violence sociale ou familiale, n’en a pas moins été marquée par la découverte, chez tel camarade de ruisseau fouetté par son père charretier, ou dans tel traité médical compulsé les après-midi de pluie dans le bureau de mon aïeul Émile, de la cruauté de certains sorts, par la faute de certains êtres, mais aussi de la cruauté de l’être même, j’entends: de la vie même, du seul fait d’être en vie et mal né, comme on dit d’une maison qu’elle est mal habitée : né par exemple avec l’aspect de l’enfant-caïman dont je découvrais l’image dans le traité médical de mon aïeul Émile, ou né sous la forme de l’enfant sirenomèle, ou sous la forme du nain à tête d’oiseau.
    Quel Dieu sommes nous alors supposés remercier lorsque nous arrive, sans crier gare, un enfant à deux têtes ou trois pattes de derrière ? J’ai beau savoir que de grandes théologies et de profondes mystiques ont trouve d’adéquates réponse à ce lancinant questionnement: mon enfance regimbe.
    C’est cependant par l’enfance que je retrouve la splendeur du monde, en dépit des pères immondes dont il nous restera à sonder les antécédents, autant que ceux des mères indignes et des cousines à poisons, du côté des matins clairs et des sonates.
    Le verbe humain est capable du ciel. À l’âge aujourd’hui de la mort de mon aïeul Émile je le répète sans crainte de me répéter: le verbe nous élève et cela signifie que le premier mot de la mère à son enfant, que le premier mot du fils à son père sortant de prison, que le premier mot de l’exilé retrouvant sa mère dans le champ de ruines seront inscrits dans nos archives.
    Ces notes en témoignent. L’époque n’est pas disposée à leur accorder la moindre attention et c’est le signe même du temps perdu, alors que nous sommes d’un sentiment à venir.
    La mémoire n’est vive que de résurrections de tous les instants et de fructueux exercices. Il ne s’agit pas de stocker mais d’éprouver, et la lecture n’est rien d’autre, exigeant cependant amour de participation , sinon rien.
     
    (Voilà ce que j’ai écrit entre Frasne et Dijon, ce mardi 13 mars 2018, dans le TGV Lyria).
     
    °°°
    (Soir) - Descendu à La Perle, rue des Canettes ou j’ai pas mal de souvenirs d’un petit hôtel plus modeste, à vingt mètres de là. J’ai fait un tour par le Luxembourg , la terrasse du Rostand et le cinéma Ugc Odéon ou j’ai vu un film intéressant, Three Billboards, avec de remarquable acteurs mais qui semble une fois de plus un dérivé de série télé par son scénario, genre «pilote»…
     
    Chez Bartolo, ce 14 mars, soir.- J’avais promis à Lady L.de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante.
     
    °°°
    En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
     
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    Ce jeudi 15 mars.Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit Yushi de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis longtemps…
     
    °°°
    La reconnaissance est naturelle chez d’aucuns, dont j’ai toujours été sans aucune espèce de mérite, doté que je suis d’une nature allègre quoique mélancolique «au fond». Marius me le disait justement : «Tu as en toi un puits de larmes». Or, même au pavillon de traumatologie, entouré de jeunes sinistrés de la route, l’idée d’en finir avec la vie ne m’est jamais venue tant je me sens redevable à celle-ci.
     
    °°°
    Je ne touche à la poésie que par bribes et raccrocs. Deux vers de Gainsbourg, dans Initials B.B., un vers de Dante, cinq vers de William Cliff, dix lignes de Rimbaud, etc. Il ne m’en faut pas trop à la fois. Dans Hamlet, la poésie est partout, mais je n’en retiens que des bribes et c’est pareil avec Proust. « Car la poésie est l’essentiel », disait Ramuz qui n’a composé qu’un recueil de vers, dont je n’ai retenu que deux ou trois paires…
     
    Ce jeudi 22 mars. – Je me disais ce matin que j’avais eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
     
    °°°
    L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
     
    °°°
    On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
     
    Ce lundi 26 mars. J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je crois -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
     
     
    Voici des fleurs
    En mémoire de Thierry Vernet
    La beauté de l’objet
    soit la seule mesure de la chose.
    Rien n’ira par hasard.
    À l’établi l’orfèvre
    est concentré sur son art
    tout humble d’artisan
    qui cisèle des roses -
    ou cet objet secret
    révélé par son autre part.
    On ne sait rien d’avance
    de l’eau sur laquelle on ira
    là-bas dans le miroir
    d’un ciel à jamais incertain.
    L’objet se révèle à mesure
    qu’on oublie d’y penser.
    Le chant s’élève et dure
    le temps de ne pas oublier.
     
    (La Désirade, ce 26 mars 2018)
     
    °°°
    Je suis revenu, ces dernier temps, à la poésie d’Odilon-Jean Périer, qui me semble l’un des poètes de langue française du début du XXe siècle qui me parle le plus simplement et le plus profondément, avec ses images à la fois limpides et obscures, son enfance latente et son intelligence des translations verbales. Il n’a pas le génie fulgurant d’un Rimbaud ni la science d’un Baudelaire, mais il a la chanson douce d’un Verlaine et sa propre musique peu comparable. Je le place du côté de Toulet et de Laforgue, mais en plus familier - en plus enfant grave…
     
    Ce mercredi 28 mars.Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre. J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant pour moi-même «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années. Ah mais quel sentiment de revivre, soudain !
     
    Ce jeudi 29 mars.- Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme plus fluide, mais quel soulagement en attendant !

  • Mémoire vive (117)

     
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    «La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision ». (Marcel Proust, Le Temps retrouvé.)
     
    Ce jeudi 1er février. Je reviens sans cesse à Proust, comme à un fonds poétique sans pareil en langue française, plus intelligent et profond que Céline. Céline est plus jazz et populaire, plus oral surtout quoique d’un oral très écrit, mais Proust est un incomparable explorateur de la réalité et pas que de la sienne, tant l’instrument de sa langue, comparable à celui de Dante, montre une capacité d’absorption et de transmutation sans limite à ce qu’il semble.
     
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    Tout ce que j’aurais à dire du milieu littéraire et de ses personnages, mais même pas envie ! Je lis ce matin, sur Facebook, les compliments d’un imbécile relatifs au dernier livre du pauvre Pierre F. Ma parole ! On m’a parlé du journal de Jacques Mercanton, impubliable tant il contenait de méchancetés. Or ce clabaudage ne m’a jamais tenté, et moins que jamais à l’heure qu’il est...
     
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    Le fantastique social m’intéresse de plus en plus, que Michel Houellebecq a été l’un des premiers, en France, à capter et ressaisir, littérairement, de manière à la fois poreuse et claire dans son expression, dès Extension du domaine de la lutte.
     
     
    Ce lundi 5 février.Tôt levé ce matin. Une lune pâle marquait le milieu du ciel gris au-dessus du lac. Un signe à ma bonne amie, bien arrivée à San Diego, quelques pages des Passages de Michaux, les feux et c’est parti pour une journée que j’espère aimable.
     
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    Que du baume avec cette lettre que m’adresse Patrick Roegiers à propos de La Fée Valse : « Mon cher Jean-Louis, Je ne sais plus quel auteur envisageait d’écrire un livre sans sujet et sans histoire, qui ne tiendrait que par la force et la poésie des mots. C’est exactement ce que tu as fait, me semble-t-il, sans le continu de la narration et le ciment spécieux de la psychologie, mais par le discontinu des moments et des bribes de la mémoire, ou simplement par l’association libre des thèmes et des mouvements. Cela n’enlève rien à la solidité du bâtiment érigé non pas de briques et de fondation creusée, mais de farine, de sel et de salive. Nous sommes dans un monde d’une autre substance où l’inspection des cousines côtoie le carnet du lait, et où les casseroles (quel beau mot qui résonne à l’œil par son seul énoncé) chahutent sous les fenêtres de l’académie des sous-entendus. « L’odeur est le langage des Dieu » est-il confié quelque part et j’ai parfois songé à l’univers d’Eugène Savitzkaya qui a des fois lui aussi de ces drôles d’idées qui n’ont rien à voir avec les vocables communs et qui restitue au langage usé comme une vieille semelle sa fraîcheur, ses audaces et sa clarté. J’aime croiser Maradona ou Ronaldinho qui s’est évaporé dans ce recueil où s’accomplit le rêve d’un livre sans objet dont le seul enjeu est l’écriture même, par elle-même et pour elle-même. Tu accomplis par éclats ce que Calvino avait lui aussi réussi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur … raconter un livre entier par des débuts qui n’auraient jamais de fin, sauter dans le train en marche et effectuer un court voyage qui laisse en suspens, sans destination ni point de départ. Sans poids et sans nuages. Tout est d’une extrême légèreté dans ce récit où Lady Prothèse voisine sur la même page qu’un mot que je ne connais pas et qui s’énonce « pédiluve ». Bien sûr, il y a du sexe dans les fentes, du pal dans la mousse des adjectifs que trimballent les ramoneurs, et me frappe la jouvence de ton style et surtout de ton esprit qui m’apparaît étrangement apaisé, quiet, comme empli de sagesse désobéissante et d’insurrection bien digérée. Mademoiselle Papillon, c’est superbe! La Fée valse est rédigée par 100 auteurs qui rêvent 1000 livres sous ta plume, oui, tous les livres en un, jamais plus qu’une page ou une feuille qui contient tout l’arbre, et Les années de sang convient à s’interroger: d’où sortent ces images? Il y a aussi ces expressions heureuses et inventives telle que «vinaigrettes de sueur» qui sont de la pure littérature et de quoi titiller l’ignorance que chatouille le terme «cocoler». Il y a des fantasmes, des confettis, la lave des volcans et beaucoup d’ironie qui convoque dans ta prose Jean d’Ormessier et François Nourrisson (ils sont plus fréquentables sous ces patronymes égayés) et le flipper des Verdurin est si bien trouvé qu’il pourrait être à lui seul le titre d’un prochain bouquin. Je m’arrête là, ayant assez caracolé, m’étant vautré dans la mousse et la bave du sperme, le jus neuf de cet écrivain qui n’est pas du tout de la vieille école, mais un dissident nourri de massepain, de vide et d’abstinence, de retrait et d’aquarelle insoluble (quelle trouvaille!). Tu donnes toi-même la clé du kaléidoscope: «Le monde est comme un vitrail recollé ».
    C’est exactement cela: tout casser et fracasser avant de recoller les morceaux est d’avancer, rassuré, sur les tessons d’un monde brisé. Je t’embrasse avec amitié. Patrick ».
     
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    Que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il ? Sommes-nous en train de devenir fous ? Telles sont les questions qui se posent ici et maintenant. Ici : dans le monde actuel. Et quand je dis: que nous arrive-t-il, c’est à l’espèce que je pense, cela va sans dire.
     
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    Tâcher de faire bien. Tâcher de faire mieux. Tâcher de tâcher. Tu dois changer ta vie, me serinerai-je jusqu’à la fin. Je me le répète depuis mes quinze, seize ans et seul le travail, seul l’amour aussi y ont changé quelque chose sans que je ne change pour autant à cet égard, toujours le même moraliste à la petite semaine. Cet insupportable personnage a cependant le sens de la Qualité, il a la conscience du bien et du mal, il a le sens du degree dont parle Ulysse dans le Troïlus et Cressida de Shakespeare, il a le sens du tragique et du comique, etc.
     
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    G. me demandait hier s’il m’arrivait d’envisager le suicide, et je lui ai répondu sans hésiter que non, pas du tout mon truc, et que jamais ça ne l’a été même pendant des périodes de noir - sauf à devenir sénile ou trop dépendant, mais qui déciderait alors ?

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    Ce mardi 20 février. Échangé ce soir plusieurs courriels avec Roland Jaccard, perdu de vue depuis plus de quarante ans mais qui m’a envoyé tous ses livres, dont j’ai parfois parlé, qui m’a félicité pour mes chroniques et recommandé auprès du directeur de la revue Les Moments littéraires en train de préparer un numéro spécial sur les diaristes suisses. Moi diariste ? Moi Suisse ? Ah bon ?
     
    « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial ». (Le Temps retrouvé)
     
    Ce mercredi 21 février. - Tôt éveillé je tombe sur un message de Roland Jaccard qui me remercie de mes compliments sur la vidéo dont il m’a transmis le lien sur Youtube, passionnant entretien filmé sur le cinéma qu’il a réalisé avec le journaliste Olivier François, l’éditeur Alfred Eibel et Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé mon entretien avec Dominique de Roux en 1972…
    Ensuite je file, avec Snoopy, destination le val Ferret, avec l’idée de pousser peut-être plus loin, aux Grisons ou en Italie, à Carrare chez la Professorella, ou même à Positano. Mais je me sens soudain fatigué...

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    Soir, à La Fouly. - Je suis donc monté à La Fouly avec Snoopy. Je vais dormir, sur les conseils de Booking.com, au chalet Maya Joie, destiné prioritairement aux familles de skieurs chastes et autres randonneurs. Je suis ému de retrouver le décor de cette fichue station où, le 15 août 1985, mon ami de jeunesse Reynald a été ramené par hélico en morceaux, du pied du Mont Dolent où il s’était fracassé après avoir dévissé sur le dernier pan de glace du sommet, au carré de gazon où le guide Daniel Troillet, effondré, m’a raconté son début de dimanche. Dix jours après nous balancions les cendres de Reynald du sommet du Dolent dans la face glaciaire, et maintenant j’entends trois girls américaines, à la table voisine de l’Auberge des glaciers, qui parlent de l’agression permanente des mecs…
     
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    J’ai (re)commencé ce soir de lire le journal de Roland Jaccard intitulé Journal d’un homme perdu. Très bien. M’encourage sur mon projet de Mémoire vive, qui est plus qu’un journal. Me rappelle ce qui m’a amené au genre, sûrement Jouhandeau, à la vingtaine, et plus tard Léautaud - Amiel en même temps que celui-ci.
     
    Très intéressé par l’auto-dénigrement de RJ. Sûrement sincère. L’évocation de sa rencontre de Michel Foucault est intéressante au plus haut point. Ce qu’il dit de Michel Tournier et des conformistes est à l’avenant. Sa position est d’une espèce d’honnête homme atypique, qui joue le cynique alors qu’il me semble tout le contraire.
     

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    Le fantastique social, dont me parlait Guido Ceronetti à propos de Céline est illustré à mes yeux par la nouvelle de Charles Bukowski relative à l’auto-stoppeur cannibalisé. Je ne me rappelle pas le titre de la nouvelle mais le scénario en est simple : le narrateur a ramassé un jeune auto-stoppeur sur la route, ils ont éclusé force bières et la soirée a mal tourné je ne sais plus pourquoi, donc le narrateur a massacré l’auto-stoppeur et l’a découpé en morceaux avant de ranger soigneusement ceux-ci dans des sachets de plastique répartis dans son congélateur. Jusqu’au jour, où recevant des amis, il leur sert les meilleurs morceaux du jeune homme, mais je ne me rappelle pas s’il précise de quoi ils se régalent. Et ce n’est ni du gore facile ni je ne sais quoi d’exagéré: c’est du fantastique social littérairement recyclé.
     
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    Ensuite je lis encore quelques pages du Journal d’un homme perdu de Roland Jaccard dont la noire lucidité me plaît décidément même si l’humour auquel l’auteur fait appel me manque un peu à l’instant du fait de mes jambes irritées par je ne sais quoi: puces du chien ou malaise psychique ? Ma bonne amie, depuis Hawaï, me conseille l’homéoplasmine et la graisse à traire. Tâchons plutôt de dormir...
     
    À La Fouly, ce jeudi 22 février, avant l’aube. - Longue insomnie cette nuit, entrecoupée de lectures du Journal d’un homme perdu de Roland Jaccard, avec lequel j’échange depuis deux ou trois jours sur Facebook après des années sans communiquer ou rarement – il m’a régulièrement envoyé ses livres, et je ne l’ai qu’irrégulièrement pris au sérieux tant ses poses de dilettante nihiliste me semblaient composées; mais j’ai toujours pensé que le type valait mieux que son image de mondain. Or ce livre me saisit par son mélange d’honnêteté, de sincérité, de lucidité et de bonne mauvaise foi qui est d’un véritable écrivain, en dépit de ses dénégations, proche des moralistes acides à la Chamfort ou des mémorialistes à la Léautaud que je fréquente depuis ma vingtaine, quand Marcel Jouhandeau m’a envoyé son premier message, le 1er de l’an 1970, où il m’appelait «Mon enfant»…
    Sur quoi je vais faire pisser Snoppy dans la nuit glaciaire (il fait moins 13° ce matin) avant de rejoindre les familles et les groupes pour le petit dèje convivial.
     
    Ce vendredi 23 février. – Retour à la Désirade. Pas envie de complications douanières ou autoroutières. Surtout trop claqué. Les genoux grincent. L’embolie pulmonaire est toujours à ses aguets de vieille salope : je la sens, elle pèse, sale papillon dans les artères magnifiques. Aussi j’aime notre lit à triple couche. Là que je suis le mieux pour composer mes odes sur mon smartphone.
     
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    Repris pied après avoir achevé la révision de mes carnets de janvier. Premier contact, sur la recommandation de Roland Jaccard, avec Gilbert Moreau, directeur de la revue Les Moments littéraires, qui me propose de participer à un dossier sur les diaristes suisses où j’aurai droit à la publication de 25 pages inédites de mes carnets.
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    Immédiatement intéressé par la lecture, d’une traite, du roman d’un certain Eric Orlov (pseudo d’un auteur français) intitulé Engrenage, premier titre de la nouvelle collection d’Olivier Morattel constituant un tableau vif du monde contemporain des bureaux et de leur formatage verbal déjà pointé par Houellebecq, avec le portrait réussi d’une femme déchirée entre son job de mercenaire consultante dans une boîte de gestion de boîtes, affligée d’un mari d’une nullité de gagneur frisant la caricature, et sa prise de conscience latente et croissante du caractère dévastateur d’une activité que son frère, genre militant gauchiste teigneux, lui reproche lourdement. D’une écriture saillante, elliptique et non moins efficace, le roman zigzague entre course du rat social très finement détaillée, et fantasmagorie sexuelle plus confuse, nouant une espèce d’intrigue de roman érotique qui débouche finalement sur une explosion de violence et un dénouement hélas peu vraisemblable - ou alors il eût fallu cinquante pages de plus pour étayer un scénario dont la conclusion paraît, ici, hyper-téléphonée. Dommage, car il y a là un auteur à vraie papatte et bonne rage…
     
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    Somme toute le vrai journal n’est pas forcément celui qui a été noté sur le moment, ni celui qu’on a repris, détruit et/ou repris, mais celui qui est inscrit dans notre mémoire physique et psychique, volontaire ou involontaire, et qu’il s’agit alors, pour autant que cela nous semble avoir du sens, de recomposer ou de « déconstruire » – comme on voudra, pourvu qu’une image finale plus vraie paraisse aussi vraie que dans Le temps retrouvé
     
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    La grand-mère de l’abbé V. : «Avec les vieux hommes il n’y a pas de milieu, c’est soit du tout bon, soit du tout mauvais »…

  • La passion selon Soutter

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    Louis Soutter, maudit et génial.

    Il n’a pas besoin de faire de la beauté convulsive un programme esthétique: il la vit au milieu de ses forêts qui sont des temples et de ses enfants qui sont des anges et de ses catins qui sont des saintes sous le regard de Notre Seigneur crucifié. Frère en esprit de Rouault mais sans doctrine, frère aussi de Van Gogh et de Soutine, c’est un peintre sans peinture, un dessinateur usant de la plume du bureau de poste voisin, on pourrait dire que c’est au commencement l’artiste surdoué qui échappe à l'académisme virtuose par un génie que soulève le feu sacré. Bref: tout ce qui se dit de lui est insuffisant: Louis Soutter est La Poésie incarnée en sa chair blessée.

    Sur Louis Soutter on ne devrait donner que des renseignements de police. Né en 1871 à Morges, au bord du lac Léman. Fils de pharmacien. Voisinage darbyste hyper-puritain. Parent de Le Corbusier par sa mère - Corbu qui le soutiendra généreusement, conscient de son génie. Rate ses études d’ingénieur. Se hasarde en architecture, en vain, puis étudie le violon auprès d’Eugène Ysaie, à Bruxelles. A 24 ans abandonne la musique et se lance dans la peinture. A Paris suit les cours du soir de l’Académie Colarossi. Virtuosité classique, sans plus. En 1897 épouse Madge Fursman après s’être installé aux Etats-Unis, où il enseigne la peinture à Colorado Springs. Divorce en 1903. Décline physiquement et psychiquement. En 1907, violoniste à l’orchestre du théâtre de Genève et à l’Orchestre symphonique de Lausanne. Passe pour excentrique et de plus en plus. Refuse la nourriture et claque son argent et celui de ses amis. Sous tutelle dès 1915. Admis en 1923 dans la maison de retraite de Ballaigues, sur les crêtes du Jura vaudois, d’où il s’échappe le plus souvent pour d’interminables errances. Le postier de Ballaigues lui interdit l’usage de l’encrier public, dont il use pour ses dessins. Milliers de dessins à l’encre, tenus pour rien par ses proches, sauf quelques-uns, artistes ou écrivains... Tous autres détails biographiques et critiques à recueillir dans les deux grands ouvrages de Michel Thévoz : Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Age d’Homme, 1974) et Louis Soutter, catalogue de l’œuvre (L’Age d’Homme, 1976).


    Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité…  

    littérature,art

     

  • Ceux qui ne répondent pas

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    Celui qui parle dans le vide qui ne répond qu’à qui le plaint /Celle qui n’attend pas de réponse du Manitoba /  Ceux qui se répandent sans un mot d’assentiment à la fermière heureusement abonnée à Nous Deux / Celui qui a du répondant et même un reste de dentifrice à la chlorophylle dont le goût genre fraîcheur de vivre à Hollywood plaisait tant à Priscilla lors de leurs premiers baisers à Charleston / Celle qui avoue son penchant à l’abbesse crossée qui ne lui répondant pas laisse à penser qu’elle consent mais rien n’est sûr dans les couvents dont seul Dieu sait ce qu’ils couvent / Ceux qui envoient une rose sur Facebook dont les amis ne voient pas les épines / Celui qui dit de sa maison carrée et badigeonnée de blanc que c’est du méthodisme bâti / Celle qui vous offre l’hospitalité de la neige / Ceux qui ont commencé de lire Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier et se retrouvent page 85 avenue de Marigny poussés dans le dos par un coup de vent donc on comprend que c’est l’automne et dis donc c’est le 16 faut que j’appelle Jacqueline / Celui qui se rend compte que c’est la fin du roman et qu’il y reste tout seul donc il le referme et avale la clef / Ceux qui ont changé de nom et de prénom et même de domicile quand ils ont compris qu’ils se trouveraient piégés dans un roman traitant de l’identité ce problème récurrent au jour d’aujourd’hui/ Celui qui a demandé la main de Marie dont le pied n’a pas cillé comme l’auraitécrit un Philippe Djian en quête de métaphore chiadée / Celle qui attend de la vie une réponse et plus si affinités d’ailleurs elle est open minded / Ceux qui ont des touffes de soucis qui leur sortent des oreilles mais ça aussi peut s’arranger sur rendez-vous / Celui qui ne répond point à l’œillade déshonnête que lui adresse la péripatéticienne alors qu’il revient de confession où certes il n’a pas tout dit / Celle qui répond qu’elle n’est pas là  à celui qui sait qu’elle ment comme dans les romans qu’on sent bien partis / Ceux qui revivent quand on leur répond sur des morceaux de papier, etc.

  • Ceux qui mélangent les genres

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    Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZ Top plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui apprend les horaires des trains de nuit par coeur / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe entiché de la famille Le Pennpour des motifs biorythmiques  / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle le beau temps de l'Occupation où elle ne piochait rien / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande qui est réellement, question sexe, son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer / Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas de si tôt / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable sans en tirer les conséquences  / Celle qui hume les aisselles des soutiers sardes / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui se plaignent à l'approche des vacances, etc.

  • Wagon de silence

     
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    …Nous les cadres on n’en a jamais fini sur nos laptops, on part avec le premier train direction downtown et le soir on est les derniers à revenir avec des tas de chiffres relatifs aux nouveaux produits structurés, sans parler des courriels affluant de partout vu que la Bourse non plus ne connaît pas de répit, et pire que la Bourse : nos actuelles et nos ex qui nous harcèlent, Marcel - mais comme le son est coupé on coupe à leur cri primal…
     
    Image: Philip Seelen.

  • Seconde naissance

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    L’enfant refusant de s’enkyster, dans les jarrets duquel se pressent déjà le bond de l’adolescence farouche, ne fera rien sans renaître une seconde fois et c’est par là-haut, derrière la maison accroupie et songeuse, seul dans les bois, qu’il découvrira soudain, crac dans le sac, qu’il est lui-même et pas un autre, et tout à coup un nouveau ciel s’ouvre à son front, au-dessus de la canopée, comme un ventre bleu duquel jaillissent des dauphins blancs, et c’est tout interdit qu’il sent en lui monter ce premier désir des Tropiques - il y a donc de la jungle et des tigres en lui, se dit-il et des idées de routes d’eau lui viennent le soir dans son repaire secret où sont déroulés les portulans décalqués à l’encre de Chine sur l’Encyclopédie de son aïeul Emile, père de son père et connaisseur sur le terrain des pyramides de la millénaire Égypte…

    Image: Philip Seelen.

  • Revenons aux Choses de la vie...

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    Où Mark Greene, dans un roman (à paraître) de pure sensibilité fait écho au film de Claude Sautet dégageant une même qualité d’émotion. Et comment l’art rompt avec la jactance des temps qui courent
     
    Chronique de JLK
     
     
     
     
    Je n’avais pas fait 100 mètres sur mon vélo que déjà Michel Piccoli s’était crashé dans le fossé. J’avais commencé tout doucement à plat, réglant le POWER de la machine sur 50 en roue libre. Le cardiologue m’avait dit de faire gaffe (« à votre âge », qu’il m’a balancé, le malotru, alors que j’étais à peine à la veille de mes 71 ans, né un 14 juin le même jour que Che Guevara, sans blague !), et de voir le Pierre des Choses de la vie se ramasser deux poids lourds ne m’a pas fait fléchir : c’était parti pour les 1:54:20 de projection sur mon laptop arrimé au cycle fix. Il fallait au moins que je perde un kilo avant le 14 juin où sûrement j’en reprendrais trois, et 500 mètres plus loin toute l’histoire de Michel et Romy, mêlée à celle de Michel et Léa, était déjà bien lancée : le récit m’avait déjà pris par la gueule et le cœur en modulant les sentiments les plus délicats.
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    C’est dans le courant d’une autre histoire, filée dans son dernier roman par cet écrivain du nom de Mark Greene que j’avais rencontré vingt jours auparavant dans un minuscule restau japonais de la rue des Ciseaux, à Paris, et avec lequel j’avais tout de suite sympathisé au point que nous nous étions éternisés à parler encore et encore sur un coin de trottoir autour de minuit - dans ce roman donc, intitulé Federica Ber et que l’écrivain m’a envoyé dix jours plus tard et que j’ai lu d’une traite, d’abord avec soulagement (il est toujours redoutable de recevoir un livre de quelqu’un dont on n’a pas envie d’être déçu) et ensuite avec un graduel et profond bonheur, me coulant dans une fiction à valeur de rêve éveillé, surprenant à chaque page et nous renvoyant aux choses de notre vie alors qu’y était explicitement cité le film de Claude Sautet que je me souviens avoir plus ou moins snobé dans ma vingtaine (sa sortie date de 1970) et qui, comme en miroir, proposait à la fois un en deça et un au-delà du roman, les deux œuvres traitant également de bleus au cœur et de fuite, de passions mal barrées et de maladie (dans le roman), d’escalades plus ou moins chargées de symboles (comme chez Dino Buzzati) ou de mort violente (dans le film et le roman), etc.
     
    Où il est question d’âges et d’anges…
    Michel Piccoli avait quarante-cinq ans dans le rôle de Pierre, le protagoniste des Choses de la vie, septante-deux ans dans la peau de Marcel, le vieil amant de Mylène Demonjeot dans Sous les toits de Paris d’Hiner Saleen, et huitante-six ans en pontife apostolique mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
     
    Je note précisément ceci car mon aïeul paternel est mort à 71 ans, mon âge ce jeudi d’embellie annoncée par la météo, alors que mon Grossvater lucernois a presque atteint l’âge actuel de Michel Piccoli (93 ans) où je doute d’arriver sans cure transgénique mais ça reste ouvert.
    J’ose ajouter, quitte à me répéter, que les hasards de la vie font que si je suis né le même jour que Che Guevara, lequel est mort au jour de la venue au monde de Michael Wyler, autre chroniqueur de Bon Pour La Tête né en octobre 1947, etc.
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    Tout cela pour dire quoi ? Que la sensibilité n’a pas d’âge, ni les bleus au cœur, mais que la perception de tout ça, et l’expression des «choses de la vie», découlent souvent des âges fondant une expérience, ou au contraire nous pétrifiant le cœur.
    Les poètes et les artistes ne sont pas des anges, mais des corps et des cœurs; les artistes et les poètes sont autant d’histoires que se racontent tout un chacun sur son vélo d’appartement ou n’importe où, mais l’art et la vraie poésie fait bel et bien apparaître des anges sur les toits de Berlin (dans Les ailes du désir de Wim Wenders) ou sur les corniches des toits parisiens (dans le roman de Mark Greene), et l’ordinaire discours plus ou moins « technique » sur les choses de la vie devient alors autre chose, qui rompt avec la jactance énervée des temps qui courent où chacun assène son opinion au lieu de se raconter, détails à l’appui.
    L’idéologie, politique ou religieuse, qui sature le «discours » actuel, est une pétrification des idées, alors que celles-ci ne valent que lestées d’expérience humaine complexe, voire contradictoire. Bien entendu, il n’est aucune grande œuvre qui n’ait de composantes idéologiques, religieuse ou politique, comme on le voit notamment chez les poètes, de Dante à Shakespeare, ou, au cinéma contemporain, de Rosselini à Ken Loach, entre autres.
    Mais quand l’idée pétrifiée, le concept partisan, la posture ou l’opinion-mitrailleuse se substituent à l’expérience sensible et à l’alchimie des formes, comme on le voit dans les emballements médiatiques ou les poussées d’hystérie des réseaux sociaux, ce qu’un Armand Robin appelait « la fausse parole » scelle la confusion et la chute dans le n’importe quoi.
    Or il faut rappeler que l’art, la littérature encore digne de ce nom, mais aussi la simple conversation patiente et attentive, nous immunisent précisément contre le n’importe quoi.
    Il y a quelque chose de purifiant dans la création artistique, et même d’hygiénique, de tonique et de reconstituant, que je vis à l’instant après une heure de pédalage sur-place intense en compagnie de deux actrices merveilleuses (Romy Schneider et Léa Massari) et du Pierre de Michel Piccoli ou du François de Jean Bouise, où seule la mémoire du protagoniste et le récit du tandem Sautet-Dabadie nous font sortir du chaos mortel.
    Pareil pour le roman de Mark Greene, dont l’éditeur (Grasset) me prie de ne pas trop « buzzer » plus que ça...
    En août prochain, l’aimable lectrice et le bienveillant lecteur de cette chronique découvriront aussi bien les personnages de Federica Ber, non moins attachants que ceux des Choses de la vie, entre les toits de Paris et le Chemin de ronde d’un pic des Dolomites d’où les chamois, parfois s’envolent…
    Les choses de la vie est la remémoration, déchirante, des errements de quelques personnages qui auraient tous « pu faire mieux », et ne reste que la «révélation de la mort» dans la mémoire de Pierre. Dans Federica Ber, Mark Greene remplace, après la fin d’une histoire d’amour dont on ne sait peu près rien, ce bilan d’une vie par la fiction où l’apparente absurdité de la vie trouve finalement un sens puisque le poète Greene, comme les artistes des Choses de la vie, nous touchent au cœur.
    Le sourire final du narrateur de Mark Greene me rappelle ,alors que s’affiche le mot FIN sur mon petit écran vélocipédique - au soulagement de mes putains de vieilles rotules- , le sourire muet de Michel Piccoli rencontré par hasard, cette année-là, sur un sentier pierreux des hauts de Locarno - cher septuagénaire s’envoyant encore en l’air sous les toits de Paris sans se douter qu’un lustre plus tard le malicieux Nanni Moretti en ferait un pape - entre autres choses-de-la-vie qu’on peut se raconter avant 71 ans et même après…
     
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    Mark Greene. Federica Ber. Grasset, 203p. (à paraître en août 2018)

  • Alfred Berchtold l'humaniste

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    À propos de La Passion de transmettre, recueil d’entretiens de l’historien Alfred Berchtold avec JLK, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts. Gilbert Salem lui avait consacré la DER de 24 Heures. Alfred Berchtold, surnommé Pingouin par ses petits camarades de la communale de Montmartre - où il séjournait  à cause des activité professionnelles de son père -, fête aujourd'hui ses 93 ans ! Joyeux anniversaire Monsieur Berchtold !!!

     

    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold  a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de LaS uisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

     

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*. 

    Unknown-8 2.jpeg«A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.» 

     

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué. 

     

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.» 

    Plus tard, quand il alla à larencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.» 

     

    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette. 

     

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

     

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...» 

     

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à  Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art. 

     

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

     

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

     

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. 

     

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées. 

     

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées... 

     

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe

     

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.» 

     

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer. 

     

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.» 

     

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.» 

     

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    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Sweet Sunny Sixties


    littérature,poésie
    Comment, cette année-là, et ce soir-là, cette nuit-là se mêlèrent voix et visages, dans un choeur dont les échos jamais oubliés resurgissent de loin en loin.

    L’alto à tignasse de feu débarquait d’un trou perdu du Wisconsin, mais Jim situait sa seconde et véritable naissance en Californie, dans une communauté de San Francisco où il avait entrepris son voyage sur la Vraie Voie, cependant il n’y avait que quelque jours qu’il s’était attaché à la soprano moldave à la voix si poignante assise à côté de lui, Milena de son prénom, fille de réfugiés roumains installés à Londres, et Milena avait suivi Jim jusque-là sans être sûre de se lancer avec lui sur la route d’Orient, d’ailleurs ils avaient eu le matin même leur première rupture d’harmonie en faisant leurs ablutions sur le bord de la Limmat, lorsque Jim lui avait confié qu’il n’était pas sûr que la Vraie Voie pouvait se faire à deux, mais à l’instant leurs voix planaient ensemble au-dessus des moires de la rivière en se mêlant à celles des autres, on eût dit qu’il n’y avait plus d’espace ni de temps divisé, le choeur évoquait une espèce de grand essaim sonore en suspens entre les flots et le firmament d’été constellé de myriades d’étoiles qui rappelaient au vieux Max ses nuits des années 40 au pénitencier militaire, Max dont le drapeau de Marcheur de la Paix enveloppait les épaules de la douce Verena - la fluette voix du patriarche et celle un peu flûtée de la jeune fille dessinaient de fines arabesques en bordure des autres -, puis le quelque chose de très archaïque et de très juvénil qui émanait du choeur fut soudain comme électrisé par le solo de cristal limpide du berger Hans Sonnenberg descendu de son alpage avec de quoi se divertir au Niederdorf et que diverses filles de bar s’étaient arraché, mais qui pour lors n’avait d’yeux que pour la Roumaine de Jim, et c’était pour elle que sa voix cherchait à présent une faille vers le ciel qu’on imagine derrière la nuit, et de fait la voix presque enfantine du grand Kerl à boucles d’oreilles et culotte de cuir, zyeux d’azur et gabarit de lutteur, s’envolait le long des flèches de la Chagallkirche en arrachant à chacun d’irrépressibles frissons, et Milena se sentait fondre au côté d’un Jim de plus en plus absent, murmurant vaguement un OM continu, Milena retrouvait dans la voix du berger des accents de ses montagnes natales dont ses oncles lui chantaient parfois les complaintes, et déjà, aux accents excessivement sentimentaux de ses jodels, les filles de bar avaient compris ce qui se passait entre ces deux-là, tout en sachant que le Hans leur reviendrait avec son rire clair et ses vrenelis, et c’était justement parce qu’il y avait de l’amour dans ce chant que les filles se sentaient pures de jalousie, et la nuit paraissait s’ouvrir à toutes ces voix déployées, Jim était déjà parti vers l’Ashram mystique qui le délivrerait de toute pesanteur et les sans-logis qu’il y avait là se sentaient eux aussi dans la peau de pèlerins au bivouac stellaire, Max se réjouissait finalement d’avoir raté le dernier tram de Zumikon et d’être tombé dans cette bande de chiens sans colliers: même si cela ne faisait pas un pli que le monde continuerait de mal tourner en dépit des essais de révolutions du printemps dernier, même si la sauvagerie se perpétuait, son idéal restait chevillé au corps du vieux disciple du Mahatma et les chants de cette nuit le faisaient se sentir un peu meilleur, comme il en allait de Tonio - serveur à la Bodega et grand lecteur de Pavese - et de tous les traîne-patins que la première rumeur avait attiré des ruelles du Niederdorf au bord de l’eau fraîche à la forte odeur de poisson vif, et ils étaient bien une trentaine vers minuit, mais maintenant la nuit avait basculé sur son axe et le chant commençait de s’espacer, des couples s’en allaient vers les bosquets du Lido, d’autres parlaient à voix basse ou prenaient congé, on se souhaitait bel été ou bonne vie, Jim avait laissé Milena se réfugier dans les bras du contre-alto Sonnenberg cependant que Tonio et Verena faisaient un feu sur la berge de la rivière, et leurs visages éclairés paraissaient plus beaux encore de surgir ainsi de l’obscurité, Jim resterait encore longtemps sur l’empieremment de la berge, les paumes ouvertes et les yeux clos, à se remplir d’énergie cosmique, Hans et Milena continueraient de murmurer à ses côtés, les filles de bar regagneraient leurs studios et des pluies d’étoiles tomberaient encore au fond du ciel que les échos de toutes les voix de ce soir-là retentiraient toujours dans la nuit...

  • Pendant le langage

     

     

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    Le premier mot,

     

    le premier nom,

     

    le premier objet

     

    furent les premiers élus de l’enfant-dieu

     

    salivant à fleur d’océan,

     

    au sommeil vrillé d’effrois,

     

    aux éveils cinglés de lumière

     

    et cernés de voix.

     

    Avant le langage : cette guerre.

     

    Et l’armistice ensuite de tous les mots émissaires.

     

    Pendant le langage sera donc une fête.

     

    Pour l’enfance : une collection.

     

    En adolescence : ces passions même sans noms.

     

     Et tous les mots enfin

     

    autour du langage.

     

    Cage toute

     

    aux oiseaux d’erre.

     

     

                                                                  (Cap d’Agde, 29 mai)

     

  • Melgar lynché (bis repetita)

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    Il y a sept ans de ça, Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno, taxait le film Vol spécial de Fernand Melgar, consacré à la situation des requérants dans notre pays et à leur renvoi parfois intempestif, de documentaire fasciste, sans un début d’argument.
     
    Aujourd’hui, le coup de gueule poussé par le cinéaste à propos du trafic de drogue en rue dans son quartier lausannois, à proximité d’une école, dans un édito publié par le journal 24 Heures, hélas suivi d’une discutable dénonciation à visages découverts, sur Facebook, provoque une lettre ouverte, issue de jeunes étudiants en cinéma genevois, et signée par 200 collègues de Melgar. Dans la foulée, en vive opposition avec la gauche de la gauche locale, le réalisateur aura été traité cette fois d’humaniste d’extrême-droite. Mais que sont les artistes devenus ?
     
     
    Le lynchage verbal auquel s'est livré Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno 2011, à l'encontre de Fernand Melgar et de son film Vol spécial, taxé de « film fasciste », nous ramène à la rhétorique des idéologies totalitaires brune et rouge du XXe siècle, dont les affiches hideuses apparues sur nos murs sont un autre avatar.
    Nous pensions être sortis de ce langage de brutes, et pourtant non : la simplification grossière, gage de bonne conscience guerrière, n'a rien perdu de son fiel mauvais et de sa violence.
    Fernand Melgar s'attendait, probablement, à se voir attaqué par les partisans du parti populiste UDC, et cela n'a pas manqué : dès que j'ai présenté Vol spécial dans les colonnes de 24Heures et sur mes blogs, certains censeurs, sans avoir vu le film, ont accusé ce fils d'Espagnols de salir la Suisse qui a si généreusement accueilli les siens, n'est-ce pas.
    Entre les lignes on lisait la vieille rengaine sympa des années 50-60, genre «rentre chez toi l'Espingouin !» ou « va donc voir à Moscou !» Taxer Melgar de gauchiste s'inscrivait d'ailleurs dans la logique de son rejet par la droite primaire. Ses films, d'Exit à La Forteresse, sont en effet marqués par ce qu'on pourrait dire un humanisme de gauche, sans qu'on puisse parler de films militants pour autant au sens où on l'entendait dans les années 50-60. Melgar se dit lui-même démocrate, et ce n'est pas une posture mais une position qu'il incarne dans son travail et dans sa vie.
    Toutes choses qui doivent échapper complètement à l'intello typique de la vieille garde des compagnons de route incarné par Paulo Branco, pour qui la démocratie directe à la manière suisse, dont il ignore évidemment tout du fonctionnement réel, ne peut qu'être suspecte. Pensez: un peuple qui vote si mal ! Yann Moix l'avait d'ailleurs déclaré avant lui : peuple de fachos, peuple de collabos !
     
     
    Or, taxé de fascisme par l'élégant Paulo, le gentil Fernand n'a su répondre que ça : qu'il est démocrate, qu'il respecte ses aînés soixante-huitards et qu'il est juste triste...
    Après la projection de Vol spécial, pour ma part, j'étais juste en rage, comme je l'ai été à Locarno en découvrant les abominables affiches de l'UDC en langue italienne qui fut celle certes de Mussolini mais qui est surtout à mes yeux la langue de Dante, de Fellini , de Pavese et de Pasolini.
    Mais la rage devant le simplisme imbécile d'un slogan et d'une image de l'invasion est tout autre que la rage découlant du constat d'une injustice et d'une indignité avérées, liées elle-mêmes à une situation européenne et mondiale complexe, enchevêtrée, absolument indémêlable en termes manichéens opposant bourreaux et victimes. Cette complexité qui exclut les réductions simplistes avait été perçue il y a des décennies, d'ailleurs, par ces grands artistes que furent un Dürrenmatt ou un Pasolini, à la hauteur desquels un Fernand Melgar, remarquable artisan, n'a pas la prétention de se hisser.
    Paulo Branco, en son simplisme idéologique de vieille ganache toujours imprégnée des eaux de vidures d'évier de la guerre froide, ne peut que détester la complexité ressaisie par Melgar. De toute évidence, notre pistolero de salon ignore les données réelles, sociales et politiques, d'une démocratie directe telle que la nôtre, nullement satisfaisante à bien des égards mais qu'il est malhonnête de juger sans la connaître un tant soit peu.
    Qu'un réalisateur suisse, nullement chauvin au demeurant, se pointe à Locarno avec un directeur de prison administrative suisse à cravate rose, ne peut que paraître suspect à Paulo Branco qui prétend, à tort, que le réalisateur le présente en héros. Que le responsable de prison à cravate rose déclare haut et fort, dans le film, qu'il a honte d'être Suisse au lendemain de la mort, à Zurich, d'un requérant d'asile renvoyé dans des circonstances explicitement dénoncées par le film, ne saurait intéresser Paulo Branco dont l’opinion est scellée d’avance.
      
    Représentant avéré de ce que notre confrère Claude Ansermoz a appelé exquisement la «Révolution des œillères), Paulo Branco ne voit rien de la réalité effectivement documentée par Melgar, qui est celle d'un piège. La prison de Frambois est un piège qui a cela de particulier que tout le monde y est piégé. Bien entendu, il serait «obscène», pour reprendre les termes de Paulo Branco, de mettre la situation des sans-papiers sur le même plan que celle des fonctionnaires commis à leur entretien, mais ce n'est pas du tout ce que fait Melgar. Pas un instant le réalisateur ne justifie les pratiques des gardiens commandées par le Règlement, qu'il se borne à montrer. Et que s'imagine donc Branco : que les 3000 spectateurs qui ont applaudi Vol spécial applaudissaient le Règlement appliqué ?
     
    Le malentendu est aussi une affaire de générations, et je comprends que Paulo Branco rêve de prolonger l'illusion du film militant, tel que Francis Reusser, par exemple, le pratiqua jadis dans Biladi, documentaire palestinien strictement unilatéral. Voir Biladi et conclure : salauds d'Israéliens fachos ! Belle preuve de bonne conscience, que j'ai retrouvée l'an dernier chez notre cher Freddy Buache lorsque, lui recommandant de voir Le responsables des ressources humaines, il me répondit : « Ah mon cher, un film israélien, non merci ! »
    Dans le même ordre d'observations, je me rappelle les Journées de Sorrente de l'année 1977, consacrées au cinéma suisse, marquées notamment par la projection du Grand soir de Reusser, des Indiens sont encore loin de Patricia Morazt et de Violanta de Daniel Schmid; et quels beaux soirs nous aurons vécu, sur les terrasses domminant la baie de Naples, à entendre ces dames et messieurs disserter sur la meilleur façon de toucher le peuple suisse plus ou moins collabo (le mot n'y était pas, mais l'idée pointait le museau), du moins estimé somnolent à proportion de son peu de goût pour des films jugés (injustement) plus ou moins chiants.
    Cette gracieuse désignation des «collabos», introduite par Paulo Branco lui-même dans sa réponse à notre confrère Claude Ansermoz (24 Heures du 17 août 2011) lui demandant comment il interprétait le fait que 3000 personnes, à la FEVI, se lèvent pour applaudir Vol spécial, en dit long sur le respect que le produc à provocs's montre envers le public, bande de veaux qui votent des lois infâmes, c'est bien connu.
     
    Au même propos, je me souviens d'une soirée passée à Cologne, il y a une vingtaine d'années de ça, en compagnie d'un autre ponte de la provoc', en la personne de Günter Wallraff (Tête de Turc, etc.) qui me dit comme ça, après m'avoir demandé si c'était le journal qui réglerait l'addition, que la Suisse pendant la guerre s'était montrée plus que collabo : vampire de l'Europe nourrie du sang et de l'or des Juifs.
    À cette rhétorique de propagandistes prenant leurs désirs ou leurs exécrations pour la réalité, s'oppose évidemment l'exigence plus modeste de rendre compte de celle-ci dans toutes ses composantes, dont les éléments sociaux ou politiques ne sont pas forcément les principales.
    De ce point de vue, le souvenir de Violanta de Daniel Schmid, sans être son chef-d'œuvre, ou La dernière chance de Leopold Lindtberg , me semble plus vif aujourd'hui, comme celui de L'Âme sœur de Fredi M.Murer, léopard d'or de Locarno en 1985, que celui des réalisateurs engagés de l'heure.
    Or qu'est-ce aujourd'hui qu'un film «engagé» ? À vrai dire je n'en sais trop rien, pas plus qu'en littérature, ou disons plutôt que la notion d'engagement prête trop souvent à malentendu, sauf pour les bien-pensants.
    S'il s'agit d'achopper à la réalité contemporaine, je dirai que l'admirable Mary d'Abel Ferrara me semble aussi engagé, sinon plus en termes de travail artistique, que les reportages remarquables de Stefano Savona réalisés dans la bande de Gaza l'an dernier et cette année sur la place Tahrir.
    En ce qui concerne le cinéma suisse, je constate que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, et plus encore Cleveland contre Wall Street, ou Groundding de Michael Steiner, Des épaules solides d'Ursula Meier. Prudhommes de Stéphane Goël ou Vol spécial de Fernand Melgar, relèvent d'un engagement plus frontal et mieux accordé à un débat de large audience que nombre de films «politiquement» plus explicites de leurs aînés. 
     
    Sans en faire une question de générations, il me semble que les rélisateurs du nouveau cinéma suisse, à partir des docus de Bron (Connu de nos services) et de Lionel Baier (Celui au pasteur ou La Parade),entre autres, se sont distingués de leurs prédécesseurs en préférant, à la démonstration établie sur des conclusions préalables - procédure souvent appliquée dans l'émission- vedette de la TSR, Temps présent, conduite par Claude Torracinta -, la simple exposition des faits supposés parler d'eux.même à un public libre de se faire une opinion en dernière instance.
    Bien entendu, la réalité suisse a un côté modeste et pompon qui peut exaspérer, et les manières du bon Docteur Sobel (dans Exit de Melgar), expliquant à la candidate au suicide que, maintenant, on va gentiment prendre sa potion, frisent parfois le monstrueux, comme l'a bien montré Michel Houellebecq à la fin de La carte et le territoire. Une Zouc,une fois encore, a illustré merveilleusement cette terrifiante gentillesse du petit pays à nains de jardin...
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    Aux socialistes révolutionnaires qui lui reprochaient de ne pas prendre, dans ses récits extraordinairement documentés sur la misère de la Russie tsariste, Anton Tchekhov répondait que, s'il s'était attaché sérieusement à la peinture des faits et gestes de voleurs de chevaux, il lui paraissait inutile de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. Le problème de Paulo Branco, amateur de chevaux, est qu'il n'en a qu'à la moralité déclarée (ce qu'il appelle pompusement la « responsabilité ») et qu'à ce taux-là un Tchekhov, comme un Pasolini plus tard, ou un Kundera en littérature - et je ne parle de ce facho de Soljenitsyne - ne peuvent qu'être suspects avec leurs façons respective de montrer sans démontrer.
    Frédéric Maire, pour défendre loyalement Fernand Melgar et son travail, a justement souligné que le réalisateur lausannois montrait au lieu de démontrer. À quoi, ajoutant une muflerie sur l'autre, Paul Branco a osé répondre que sans doute le directeur de la Cinémathèque n'avait pas vu le film ! Aggravant son cas, le même Paulo a ajouté qu'il lui paraissait scandaleux que le Festival de Locarno accueille seulement um film aussi fasciste que Vol spécial.
    De son côté, Olivier Pèrene m'a paru peu bien courageux, quoique défendant Melgar, en invoquant les «motifs artistiques», et non politiques, sur lesquels se fonde son invité, lequel n'a pas amené le début d'une argumentation de type réellement cinématographique sur le film en question.
     
    Autant dire que la Suisse fasciste et collabo est reconnaissante à Edouard Waintrop, grand cinéphile français qui a remplacé Olivier Père à la tête de la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, de voler au secours de Melgar en se déclarant lui aussi fasciste et collabo !
    Si les mots ne veulent plus rien dire dans la confusion amnésique des temps qui courent, alors allons-y petits : après avoir été tous des Juifs allemands au temps de Dany le Rouge, nous voici tous fachos collabos promis bientôt à un vol spécial que pilotera Paulo Branco, avec Yann Moix pour copilote, lesquels nous conduiront, menottés et garottés, jusqu'au bord de la piscine de leur palace préféré où nous attendent les clones téléfilmiques d'Hitler et Salazar, à siroter des mojitos...
     
    Comme une double crise mimétique
    Pour en revenir aux dernières péripéties liées à la dénonciation collective de Melgar par plus de 200 signataires d’une lettre à mon sens contestable, et notamment quand on apprend que certains de ses initiateurs n’avaient vus aucun film du réalisateur (!), ce qu’on pourrait dire, en se référant aux analyses pénétrantes d’un René Girard, c’est que par deux fois nous aurons assisté à ce que l’anthropologue appelle une crise mimétique, qui se solde ordinairement par la désignation d’un bouc émissaire.
    Comme toujours en pareil cas, les parties en conflit ont des raisons égales de s’opposer, morale à l’appui (chacun brandissant bien haut son Éthique), mais en l’occurrence l’on a vu finalement que personne n’avait raison et que, s’agissant d’artistes (ou prétendus tels) et non de militants politiques, dans un magma de psychologie et de rhétorique aussi creuse que vertueuse, le résidu de tout ça resterait amer pour les gens de bonne foi, ne bénéficiant qu’aux idéologues ou aux partisans à la petite semaine, à gauche autant qu’à droite.
    Du moins est-ce ainsi que je l’aurai vécu, dans la tristesse de voir des gens de qualité se vilipender mutuellement dans cet emballement médiatico-idéologique qui ne résoudra rien. Les apprentis cinéastes de l’école genevoise, dont le directeur n’a pas brillé, donnent des leçons à Fernand Melgar en matière de métier documentaire. Eh bien qu’il commencent à prendre en considération le grand travail accompli par l’auteur de La Forteresse, d’Exit, de Vol spécial et de L’Asile, et ensuite qu’ils fassent eux-même oeuvre concrétisant leurs beaux principes. Et les professionnels, un Jean-Stéphane Bron, un Lionel Baier, un Francis Reusser ont-ils vraiment des leçons de Haute Morale à donner à leur confrère ?
    L’alerte si mal lancée du citoyen-papa Melgar, usant du réseau social sans se douter que cette arme est à double tranchant, a provoqué un effet de meute affolant les hyènes ordinaires autant que les indignations fondées sur le respect humain. Bref, et une fois encore, tout le monde a déraillé dans cette affaire, mais comment ne pas dérailler ? Comment garder son sang-froid devant la réalité qui est la nôtre, où le crime organisé profite des désordres de l’injustice ou de l’incurie, où tout est emmêlé au dam des analyses fondées de bonne foi.
     
    Entre désarroi et cynisme 
    On a lu, parmi les sottises à poussées exponentielles répandues sur les réseaux sociaux, celle d’un jeune écrivain faraud, signataire évidemment de la dénonciation collective, affirmant que, pour lui, la vision des dealers de rue n’est en somme pas pire que celle de militants du WWF...
    Hélas on en est là: à ce tout petit cynisme ricanant opposé à la bonne foi d’un homme de coeur aussi sincère et soupe au lait que notre Quichotte de quartier. Sacré Fernand ! Mais à présent, fais gaffe quand tu sors, vu que le mal rôde et qu’il a tous les visages du ressentiment larvé et de la vengeance...

  • Du Bon Bord

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    … Vous n’avez pas le choix : si vous n’êtes pas avec nous, c’est que vous êtes contre nous, et dans ce cas nous ne pouvons vous accorder le certificat positif qui fasse de vous un élu Porteur du Signe, c’est une question d’éthique fondée sur le caractère approprié ou non approprié de votre pensée et de votre arrière-pensée, dont l’évolution récente ne laisse de nous interpeller - en toute amitié et pour votre bien…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui mettent les nuances

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    Celui qui se rappelle le moment crucial où Mademoiselle Eglantine Duplomb sa maîtresse de piano déclara après le déchiffrement du morceau sur la Méthode Rose : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances » / Celle qui dispose d’un nuancier se réclamant à la fois de Vasari et de Goethe / Ceux qui estiment que le génie expressionniste, ou plus exactement hyperréaliste à cadrages biaisés, de Michel Houellebecq, manque un peu de nuances sur les bords mais on ne peut pas tout avoir conviennent-ils en revenant à la lecture d’Alice Munro ou d’Anton Pavlovitch Tchékhov / Celui qui achoppe au jugement porté par Houellebecq (Michel, pas Gaston) sur l’idéologie sous-textuelle des poèmes de Jacques Prévert (« avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ») en se rappelant les vers immortels du même Houellebecq dans son impérissable Configuration du dernier rivage : «Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles possibles / En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes / techniques./ Est-ce suffisamment clair ? » /Celle qu’intéressent les combinaisons de couleurs des vêtements de Michel Houellebecq style pistache/framboise ou citron /bleuet qui font dire à Pierre Cardin que tous les goûts se défendent en social-démocratie si les Chinois achètent / Ceux qui constatent que la peinture de J.M. Turner n’est que nuances au point de se dissoudre à la manière des nymphéas de Monet dans un étang mal aéré / Celui qui dit à Marcelle qu’elle est une conne avant de se reprendre : conne vachement cultivée je reconnais / Celle qui qualifie les juifs et les arabes de« nez crochus » sans faire d’amalgame / Ceux qui jouent du Schubert comme si c’était du Bartok / Celui qui parle de Ruysdël comme d’un Raphaël hollandais sans le confondre avec Hamilton le photographe de nymphettes épilées/ Celle qui conclut volontiers que tous les goûts sont dans la nature laquelle reste de marbre quand deux vaches se montent dessus faute de train à regarder passer / Ceux qui tiennent à préciser au cocktail donné en l’honneur de Metin Arditi qu’eux aussi sont quelque part CHARLIE sans préciser à quel taux de change / Celui qui affirme que son néolibéralisme ne cautionne pas forcément l’exploitation des vraiment très pauvres s’ils le prouvent / Celle qui met des bémols à tous ses guillemets / Ceux qui prennent leur air de psys de gauche pour insister sur le fait (Marie-Ange, c’est moi qui parle) qu’on va travailler la question / Celui dont l’esprit caustique sent « les vieux démons » au dire de Maryvonne dont les antennes frémissent dès qu’on s’en prend à la gauche de la gauche /Celle qui aggrave son cas en essayant de préciser en quoi elle se sent plutôt Charlotte (la juive douée pour le dessin) que CHARLIE / Ceux qui sont pour le rétablissement de la peine de mort dans un esprit respectueux des droits de l’homme et après consultation des experts dont au moins une femme mûre et un psy de couleur,etc.

  • Nombriliste cosmique

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    (Henri-Frédéric Amiel)
     
    Symbole du nombrilisme stérile pour les uns, le monumental Journal intime d'Amiel fut aussi passionnément défendu par d'autres, tels Léon Tolstoï et Vladimir Dimitrijevic, son éditeur posthume, ou Roland Jaccard en son impertinente pertinence d’infatigable zélateur.
     
    Pour qui n'a pas fréquenté vraiment le Journal intime d'Amiel, le nom de celui-ci reste le plus souvent associé à quelques formules typées qui, pour avoir un fondement, n'en sont pas moins des obstacles à la compréhension globale de cette extraordinaire entreprise littéraire.
    Trivialement parlant, Amiel incarne ainsi, pour beaucoup, le type qui se regarde vivre à longueur de journée; le rêveur velléitaire incapable de se décider à écrire le livre dont il rêve ou épouser la femme qui l'attire.
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    «Le professeur Amiel fut un impuissant», écrivait Brunetière, premier de ses détracteurs. Et de nos jours, l'amiélisme passe pour l'emblème par excellence du repli sur soi et de la délectation morose. On le qualifie de noix creuse et le tour est joué.
    Or s'il y a du vrai dans ces reproches, le moins qu'on puisse dire est que ces clichés réducteurs n'épuisent pas le sujet.
    D'abord parce que les 16 900 pages du Journal intime ne se bornent pas à de quotidiennes déplorations. Et puis Amiel est un écrivain d’exception. Non seulement une âme profonde et un cœur délicat, mais une intelligence ondoyante et curieuse de tout, un observateur aigu de se semblables et un poète en prose autrement inspiré que dans les vers de mirliton qu'il croyait le meilleur de sa production littéraire.
     
    De cet Amiel multiple et captivant, la lecture continue du Journal intime permet aujourd'hui de se faire une représentation mieux fondée que naguère, même si de nombreux esprits de qualité, de Tolstoï à Thibaudet ou de Mauriac à Georges Poulet, préfacier magistral du premier volume, ont déjà reconnu et défini les particularités de cet involontaire chef-d'œuvre. Amorcée en 1976, l'édition intégrale, dont le douzième et dernier volume devrait paraître en 1992, apparaît elle-même comme un monument définitif. On peut y voir la plus belle marque de reconnaissance de la part de Vladimir Dimitrijevic qui, à vingt ans, débarquant en Suisse romande au début de son exil, posa cette première question à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»
    ***
    Dans le neuvième tome paru en 1991, qui recouvre les années 1872 à 1874, je retrouve ce matin Amiel, la cinquantaine passée, au moment où son amie Marie Favre (la fameuse Philine qui s'abandonna à lui pour une passagère effusion sexuelle) lui annonce de Berlin qu'elle préfère lui rendre sa liberté. C'est alors, pour lui, l'occasion de regretter son incapacité à contracter ce qu'il appelle un «mariage américain», que nous dirions un mariage d'amour banal. Lui qui examina 50 possibilités de se marier en 1852, et 80 en 1857, n'a pu se marier avec Philine parce qu'elle traînait «avec elle trois ou quatre parents» qui créaient «une impossibilité morale » pour lui dans son «monde genevois». Après la défection d'une autre égérie, c'est Fanny Mercier, dont il fera la légataire du Journal intime, qui hante ces pages de sa présence affectueusement austère...
    À part ses flirts spiritualisants, Amiel ronchonne contre l' «incivilité de manants» de ses étudiants, ces «oisons» qu'il ne parviendra jamais à intéresser, se dévoue et se lamente d'y perdre sa vie sans plaisirs tandis que ses molaires s'évident et que ses cheveux tombent. «Ce n'est pas le moment d'écouter les rossignols et de rêver aux îles Fortunées», note-t-il alors que «le catarrhe chronique s'installe».
     
    Et pourtant l'écriture lui tient lieu, chaque jour, de chant et de tropiques. Dans le miroir de sa conscience, c'est l'universel qu'il cherche indéfiniment et traque en nombriliste ouvert au cosmos.
     
     
     
    Impuissant, Amiel? Mais c'est ne pas voir la vigueur tonique de ses réflexions tous azimuts (sur la démocratie, contre l'esprit français, la «pieuvre» catholique et ses «lanières à pustules», notamment, la philosophie allemande et le collectivisme s'annonçant en Russie) et, plus concrètement, ses innombrables balades à pied autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, ses baignades en eau froide et la remarquable santé avec laquelle il rend tant de visites à tant de probables casse-pieds qu'il éreinte ensuite avec non moins de vigueur.
     
    °°°
    Le vénérable Virgile Rossel, quelques années après la mort d'Amiel, limitait l'intérêt du Journal intime à «certains chapitres de psychologie intime» et quelques portraits, et vouait le reste au probable oubli de la postérité. Amiel lui-même ne voyait-il pas dans la rédaction de ces pages «une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard»?
    Du moins au terme de sa vie, devant les 174 cahiers noircis, a-t-il fini par admettre que telle était bien l'œuvre de sa vie, fût-ce sans concevoir vraiment quel inestimable trésor il nous léguait...
    Roland Jaccard[1] : «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé ? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud ».
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    [1] Henri-Frédéric Amiel, Du journal intime, préface de Roland Jaccard. Éditions Complexe, 1987.
     
    (Ce texte est extrait de l’ouvrage intitulé Les Jardins suspendus, à paraître cet automne aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)

  • Notre amie la femme nous aide à ne pas nous payer de mots...

    À propos de quelques tricoteuses de mots qui ont souvent, plus que leurs pairs, les pieds sur terre. Des œuvres d'auteures romandes l'illustrent à cet égard, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Anne Cuneo, et de Mireille Kuttel à Pascale Kramer...

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    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à l’enfantement, est d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec «la vie» et sa matérialité, plus solide que chez les auteurs du sexe dit fort.  Même en littérature on ne «la fait pas» à notre amie la femme, pourrait-on dire, et nul besoin de quitter le jardin romand pour constater que, plus d’une fois et sans demander la permission, les auteures sont sorties de leur rôle de bas-bleu pratiquant l’écriture comme un délassement de grandes (ou petites) bourgeoises. 

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    Il est vrai qu’Alice Golay, fille de socialiste notoire, prit le pseudo d’Alice Rivaz pour ne pas gêner son paternel, mais c’est bel et bien elle qui aura marqué à la fois l’affirmation «virile» d’une position féministe émergeante et la modulation proprement littéraire, dans ses romans et ses nouvelles et autres récits autobiographiques, d’un regard sur la société dont l’acuité n’avait rien à envier aux aperçus de ces messieurs Les thèmes de l’œuvre d’Alice Rivaz (la solitude, la difficulté de vivre en couple, les tribulations de la passion, le sort des individus marginalisé par la société) procèdent de l’expérience personnelle de la romancière, d’abord marquée par la soumission excessive de sa mère bien pieuse à son mari autoritaire et anti-clérical, qui se frotta ensuite au monde dès son entrée au BIT (Bureau international du travail) où elle fut longtemps employée. 

    Mais cette femme-qui-travaille revendiquait aussi, en tant que romancière, une différence recoupant le propos de Dominique de Roux, affirmant que «les écrivains hommes, souvent, désincarnent et transcendent», tandis que «les femmes incarnent». 

    Et de préciser qu’«enfoncées dans la matière, aux prises avec le limon originel nous ne pouvons extraire nos moyens d’expression que du contact quotidien avec la créature terrestre. C’est ce contact, ce corps à corps, qu’il nous faudra dire, écrire. Trouver les mots de nos gestes, de notre démarche, exprimer les pensées et le travail de notre corps et de nos mains». 

    Ces mots évoquent le «langage-geste» tel que l’entendait Ramuz, qui défendit d’ailleurs Alice Rivaz dès ses débuts, et dont on pourrait dire alors, que l’œuvre «incarne» autant qu’elle «transcende».

    Le malentendu de l’engagement

    Est-ce à dire qu’il y avait une femme «réaliste» sous la moustache de Ramuz? Que voulait dire Flaubert quand il affirmait qu’il incarnait en somme Emma Bovary? Et n’y a-t-il pas autant d’auteures (sans parler des auteuses et des autrices) qui se payent de mots que de littérateurs? 

    Ce qui est sûr, c’est que le regard des romancières romandes avant et après la seconde Guerre mondiale, de Catherine Colomb (pénétrante observatrice proustienne des univers familiaux) et Alice Rivaz, aux générations suivantes, n’a cessé de se faire plus aigu, souvent en phase avec l’émancipation sociale de la femme, avec ou sans «discours» féministe. 

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    A cet égard, c’est à la lecture des œuvres, et sans considération des «postures» idéologique ou politiques, que j’ai vérifié, personnellement, le bien-fondé de la remarque de Dominique de Roux, en lisant les romans d’auteures souvent snobées par la critique «en place» ou par le milieu académico-littéraire, dont Mireille Kuttel (qui vient de quitter ce bas monde) en fut un exemple notable. 

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    Fille d’immigré italien, de tournure petite bourgeoise et modeste, peu versée dans la mondanité locale, d’une génération point encore trop émancipée, Mireille Kuttel a signé quelques romans remarquables (notamment La Malvivante et La Pérégrine) marqués par un mélange d’acuité sensible et de sourde révolte qu’on retrouvera dans les premiers écrits autobiographiques d’Anne Cuneo (Gravé au diamant et Mortelle maladie notamment), autre romancière d’origine italienne mais d’une génération plus explicitement politisée. 

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    Or répondant à la question Pourquoi j’écris, en 1971 Anne Cuneo l’intellectuelle engagée à gauche affirme posément: «Je ne suis pas plus artiste ici que lorsque je faisais un enfant», et dans la foulée, Janine Massard, autre figure de femme en révolte et ne se payant pas de mots quand elle parle de son expérience personnelle ou qu’elle témoigne des humiliés du monde ouvrier ou paysan (dans La petite monnaie des jours et Terre noire d’usine), incarne bel et bien les personnages de ses romans, par delà les beaux discours, parfois avec une intensité déchirante, comme dans Ce qui reste de Katharina et Comme si je n’avais pas traversé l’été.

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    Question d’engagement, au sens politique, l’on remarquera qu’une Anne-Lise Grobéty a été la plus conséquente des écrivaines romandes à cet égard, mandat à la clef. Mais quoi de plus réellement «engagé» que ses romans en pleine chair hypersensible, dégagés de tout discours? 

    Et si la littérature était transgenre? 

    Là-dessus, la meilleure illustration de l’incarnation dont parlait Alice Rivaz me semble représentée par les romans de Pascale Kramer, qui s’est signalée dès 1982 (avec Variations sur un même thème) par un regard panoptique de pure romancière dont la porosité et la dramaturgie, l’attention extrême aux êtres le plus souvent sans langage, et l’écriture à la fois limpide et lisible par tous, n’ont cessé de s’affiner et de se charger de plus de densité existentielle et affective, dans une atmosphère rappelant à la fois les romans d’un Simenon et les dislocations sociales ou familiales d’un Philippe Djian. 

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    Mais le fait que Pascale Kramer soit une femme est-il décisif, et son œuvre serait-elle radicalement différente si nous avions affaire à Pascal Kramer? Cela devrait se discuter en colloque scientifique, n’est-ce pas mais pour ma part je m’en contrefiche. 

    A la première page du roman Femmes de Philippe Sollers, je lis à l’instant ceci: « Le monde appartient aux femmes. C’est à dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment». C’est ce que j’appelle se payer de mots. Or lisant Pascale Kramer, lisant Janine Massard, lisant Alice Rivaz et tant d’autres, y compris Marcel Proust qui était une sorte de génial transgenre, je me dis que notre amie la femme nous aide pas mal, quoique pas toujours, à ne pas nous payer de mots – et là c’est la fin de la chronique vu que ma bonne amie, qui n'écrit pas, m’envoie un SMS de la cuisine pour me rappeler que le monde appartient à la vie: à table!  

    Desin: Matthias Rihs. ©Rihs /Bon Pour la Tête.

     
  • Une visite au maestro

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    Du Maestro  je me rappellerai toujours cette vision du vieil homme cassé, parfaite image de l’homme seul, désormais « sans caresses », selon son expression, à la fois pathétique et riant cependant quand je lui lançai: « La vie est vache, comme disait Céline ». Et lui : «Pauvres vaches, dont on invoque le nom, qu’y peuvent-elles ?»…

    Nous venions alors de rentrer d’une balade sous la pluie, le long de la pente en dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son «corps de chiotte» tout en évoquant un prochain Festival des désespérés qui va tiendra à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise, et où diverses performances seront proposées à la seule gloire du Désespoir.

    Or, comme je lui avais demandé des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda en 1970 avec Erica Tedeschi, sa femme, le Maestro m’expliqua que la compagnie « tournait » toujours et lui survivrait, probablement, sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes «de l’autre côté»…

    Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella - notre  amie Anne-Marie Jaton, parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact depuis quelques années par le truchement de Fabio Ciaralli - à la porte de son repaire plus ou moins secret de C***, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, aux murs couverts de milliers de livres et ornés de nombreux tableaux, collages, gravures,  photos de théâtre et autres portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire en station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent le tour artisanal, composite,  simultanéiste et comparatiste des travaux du poète-philologue.

    C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain se sera gardé de répondre trop précisément à mes questions, brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme et tutti quanti.

    À propos d’Insetti senza frontere, sur quoi je le questionnai pour commencer, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un ouvrage de vieillesse : « J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans cette forme que j’aime particulièrement, de l’aphorisme -  un goût que je cultive depuis toujours. C’est un livre évidemment marqué par la difficulté de vivre dans un corps vieillissant mais il n’en exprime pas moins des joies ténues et bien réelles, que les gens semblent avoir de la peine à concevoir. À ce propos, j’ai de la peine à m’entendre avec les autres par rapport au combat que nous menons contre la mort, qui n’est pas censée exister. Lorsque  j’écris, il m’est encore possible de faire allusion à la mort, autant que dans les conversations avec mes amis, sinon, dans les relations ordinaires, cela devient impossible ! On  doit bien se porter ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence disait le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’un résidu de chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, parler de la mort avec le notaire est possible, ça oui ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»

    Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de «travailler»…

    À propos du « cruel XXe siècle», le Maestro nous annonce que deux nouveau livres de lui sont à paraître ces prochains mois, à commencer par un roman, In un amore felice, qui a séduit ses amis des éditions Adelphi.

    « Vous savez que j’abhorre le genre du roman, et que jamais je n’y ai touché. Pourtant, il y a deux ans, en traitement dans une clinique tessinoise, je m’ennuyais tellement, entre les soins, que j’ai commencé d’écrire cette histoire dont la fin devait contredire la chanson d’Aragon selon laquelle « il n’y a pas d’amour heureux »…

    Quant au second livre annoncé, à paraître chez Einaudi sous le titre Ti saluto mio secolo crudele, il s’agit d’une recueil de textes inspiré par des faits divers et autres événements du XXe siècle, du naufrage du Titanic à la guerre du Vietnam, en passant par le jugement de Rudolf Hess.

    Ensuite, la conversation a roulé sur la vision du monde dualiste de Guido Ceronetti, qui l’apparie au catharisme, et à sa perception du Mal, laquelle sous-tend aussi le « fantastique social » que modulent ses variations thématiques, autant que chez  un Céline, en lequel il reconnaît l’un de ses «grands amours» littéraires. Dans la foulée, nous avons également parlé des genres divers qu’il a abordés dans son oeuvre: de la chronique journalistique ou de la polémique, du récit de voyage, de l’essai fragmentaire, de l’exégèse et de la traduction, de la poésie et, à tout coup, de sa propension à décrire la réalité plus qu’à parler de lui-même.

    Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, le Maestro m’a proposé de faire une pause, non sans conclure avec un doux sourire : « Mes livres ne m’ont pas apporté beaucoup d’argent, mais ils m’ont donné beaucoup d’amour »...

    Sur quoi notre hôte nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour «une bonne marche ».

    Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours ; nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellera  vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.

    De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé tout plaintif, s’estimant le plus seul des hommes. Ayant mangé tout seul sur un coin de table,  il a tenté (en vain) d’embrigader la Professorella dans le nettoyage de sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant: « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita », à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité…

    Albergo alla Piazza Dante, à Chiusi, après la rencontre de Guido Ceronetti, le 20 février 2011.