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Carnets de JLK - Page 60

  • En rangeant ma bibliothèque

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    Avec un clin d'oeil à Walter Benjamin feuilletant son e-book...

     – Ranger sa bibliothèque est une épreuve à la fois tuante et roborative, pour diverses raisons que je vais tenter de démêler après avoir reclassé les quelques 2000 volumes du seul domaine français (les auteurs romands ou francophones sont ailleurs) qui s’étage en trente rayons verticaux dans l’escalier très raide de la Désirade, dont les plus élevés ne s’atteignent que par le pont-levis que j’ai fait installer, sur lequel glisse un escabeau aux oscillations vertigineuses. Atteindre Marcel Aymé ou Louis Aragon relève donc de la prise de risque, selon le cliché langagierl au goût du jour...

    Or, reclassant ces précieux volumes, rescapés de moult déménagements et autres allégements successifs, et représentant néanmoins quarante ans et des poussières d’uns passion continue, j’ai été ému une fois de plus d’y retrouver, le long de ce chemin de lecture, des espèces de stèles dont les noms sériés ici par ordre alphabétique me rappellent autant d’époques et donc d’âges personnels, du Rimbaud de mes seize ans suivi du René Char et du Jean Genet de mes dix-huit ans - premiers instituteurs de mon école poétique buissonnière amorcée à treize quatorze ans par une frénésie de mémorisation de Verlaine, Baudelaire et Torugo, entre tant d’autres…

    Je revois donc défiler, debout sur mon pont-levis qu’une énorme pierre de rivière tient en place, la littérature française d’Aragon à Zola, tout en repérant les « massifs » singularisés des œuvres aimées au point d’être collectionnées, à commencer par Aymé précisément, dont Pierre Gripari m’a fait une première liste des titres à lire absolument (Uranus, Maison basse, Le confort intellectuel, etc) sur un banc du Jardin des Plantes, en mai 1974…

    Primeur du style

    Audiberti2.jpg Cependant, jouxtant les vingt volumes de Marcel Aymé, Jacques Audiberti n’occupe pas moins de place, que j’ai découvert grâce à un ami de notre vingtaine, qui me fit aussi découvrir Henri Calet en même temps que je découvrais Charles-Albert Cingria le magnifique, classé tout seul ailleurs, comme Marcel Proust (au salon spécial qui lui est réservé en nos cabinets) et Céline (dans un autre recoin encore). Dans la foulée, je me dis alors que ces auteurs, souvent méconnus aujourd’hui, ont en commun un grand style absolument original, qu’il se rattache à la ligne claire de la langue française pour Marcel Aymé ou Paul Morand, ou qu’il buissonne dans la profusion baroque avec Audiberti, Cingria ou Blaise Cendrars, autre passion de jeunesse.

    Audiberti que je reprends ces jours, et notamment dans ses proses inouïes de La Nâ et de Talent, pas loin du fulgurant Traité du style d’Aragon, c’est à la fois le génie poétique et les abrupts d’une pensée charnelle, si j’ose dire. C’est le cœur et la tripe au soleil noir du Midi, avec Monorail aussi dans le registre plus émotionnel des personnages, en attendant le dernier journal si fraternel de Dimanche m’attend…

    Mais qui lit encore Jacques Audiberti par les temps qui courent ? C’est la question que je me pose une fois de plus en passant de rayon en rayon dont les noms m’enchantent entre tous, de Paul Morand à Pierre Jean Jouve ou de l’affreux Léon Bloy (comme le jugeait Léautaud) à l’affreux Paul Léautaud (comme le jugeait Bloy), en passant par Henri Calet, Léon-Paul Fargue, Raymond Guérin, Marcel Jouhandeau ou enfin Alexandre Vialatte ? Qui lit encore ces merveilleux écrivains de la première moitié du XXe siècle dont je vérifie tous les trois jours qu’ils n’ont pas pris plus de rides que les touts grands, à savoir Proust et Céline ?

    Genet6.jpgMa bibliothèque française, sauf en volumes de La Pléiade que je collectionne, est assez pauvre en classiques du XXe siècle, comme on dit, de Malraux à Claude Simon ou de Montherlant à Sartre. J’en excepte le sulfureux Jean Genet (comme on dit encore) dont la phrase sublime et l’érotisme transgressif ont réjoui mes dix-huit ans, Julien Green dont je n’ai lu que quelques-uns des nombreux titres que je possède (le fameux Adrienne Mesurat, notamment, François Mauriac, assez présent lui aussi et notamment aimé pour Génitrix et Le sagouin, l’étincelant duo de Colette et Cocteau, Albert Camus et naturellement Georges Bernanos.

    Pour les contemporains, je crois avoir presque tout de Le Clézio, dont Le Procès verbal a aussi passionné mes vingt ans, ou de Patrick Modiano, que j’ai suivi fidèlement en tant que critique littéraire, mais les gens de ma génération ont sûrement gardé bien plus de titres du Nouveau Roman ou des Modernes que ce n’est mon cas, sauf pour forcément Duras et la Sarraute des Fruits d’or et d’Enfance, le Butor essayiste et Philippe Sollers redécouvert récemment. Par double affinité, littéraire et amicale, j’ai à peu près tout aussi de l’œuvre d’ Alain Gerber, et tout aussi de Michel del Castillo et de Louis Calaferte, mais tout ça se passe assez en marge du chic intellectuel et littéraire, donc je m'y retrouve…

     Disparitions et permanence

    Sperling2.jpg Ce qui me frappe particulièrement, en rangeant aujourd’hui ces rayons français, que j’habite très différemment de toutes les autres «chambres» de ma Maison Littérature, c’est le nombre d’auteurs récents disparus en peu de temps, à commencer par la kyrielle des romanciers d’un premier livre révélant un nouveau talent puis disparaissant à jamais. On aurait souhaité un sort meilleur au tout jeune Sacha Sperling, découvert il y a deux ans de ça avec Mes illusions donnent sur la cour, mais son deuxième roman m'a déjà paru se défaufiler...

    Sur une quarantaine d’années (mon premier papier de critique littéraire, sur Les Courtisanes de Michel Bernard, date de 1969), il doit bien y en avoir une centaine, joyeusement salués à leur apparition, et qui en sont restés là. Il serait triste, et d’ailleurs peu intéressant, de citer des noms. De la même façon, je ne me sens pas le cœur de citer nommément pas mal d’auteurs disparus de grand talent, noyés dans la masse des parutions, oubliés par les médias ou carrément retirés de toute activité visible. D’un autre point de vue, les éclipses suivant tel ou tel engouement passager, par exemple pour un Charles Juliet, un Christian Bobin ou un Philippe Delerm, propulsés au sommet de la notoriété alors qu’ils n’étaient en somme que d’excellents « petits maîtres », puis oubliés plus ou moins, ne laisse de relativiser ce qu’on appelle le succès ou la gloire. Sic transit… Mais dans les petits maîtres on sauvera quelqes grands stylistes, au premier rang desquels Pascal Quignard s'impose évidemment, et Pierre Michon dans l'étincelant cingriesque, Jean Echenoz aussi dans ses fictions jazzy ou Tanguy Viel et Jean-Philippe Toussaint, autres mâitres à danser du style fluide 

    Or, quoi de neuf ce matin, tandis que j’ouvre au hasard ce volume des Maximes et pensées de Chamfort édité en 1922 chez Crès & Cie à l’enseigne des Maîtres du Livre : Rabelais. Ou plus exactement cette épatante maxime CCCXX : «Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les Commandements de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’Abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras… » Et me voici reparti dans l'édition bilingue de L'Intégrale, retrouvant avec jubilation le Prologue au Gargantua qui est comme un manifeste de la lecture attentive.

    Ou voici, paru ces jours, Le Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy, paru chez AEncrages, mais ensomme hors d'âge, plus proche du Rastro de Ramon Gomez de La Serna ou des fantaisies de Raymond Roussel ou de Gorges Perec que des pseudo-nouveautés du dernier chic. 

    Jouhandeau1.jpgMarcel Jouhandeau, dont j’ai gardé une trentaine de livres sur les plus de cent qu’il a publiés, se faisait une idée assez piètre de la littérature française après Racine, Pascal et Lafontaine, mais sa façon toute classique de voir les choses peut aider à reconsidérer celles-ci dans leurs justes proportions, contre l’espèce de provincialisme dans le temps qui nous fait voir aujourd’hui des génies partout à force de publicité et de piapia d’une saison.

    La Pléiade est là, une fois encore, pour marquer l’accès à ce classicisme, mais c’est sur ces rayons plus démocratiques que je préfère retrouver Stendhal ou Montaigne, Flaubert ou Chateaubriand, Jules Renard ou ces Classiques français par alliance que sont devenus le Romand Ramuz ou le Liégeois Simenon…

    Enfin voilà, ça y est, le jour tombe et le bataillon français de mon armée de livres s’aligne en bon ordre sur ses rayons, nullement exhaustif pourtant car des milliers de livres de poche le prolongent ailleurs, et les bouquins prêtés jamais rendus, et toute la collection blanche de Gallimard dans une chambre louée en veille ville de vevey aulieudit L'Atelier, sans compter quelques placards bourrés et autres piles récentes qui s’accroissent chaque jour en attendant la prochaine rentrée…

    Devant le rayon romand

     Amiel.JPGMa collection de livres suisses français, autrement dit romands, occupe trente rayons d’un mètre de notre bibliothèque de La Désirade, sans compter beaucoup d’auteurs d’avant 1914, classés ailleurs, à l’exception du Journal intime d’Amiel dont l’édition complète de L’Age d’Homme représente un peu moins d’un mètre.

     Les Œuvres complètes de Ramuz, dans la magnifique collection bleu tendre de Mermod, et que j’ai échangées contre quelques dessins de Jacques Chessex, occupent plus d’un mètre, mais en un autre lieu que La Désirade – une chambre louée à Vevey rien que pour y abriter des livres,  un fauteuil de méditation grave et un chevalet de peinture, au numéro 8 de  la ruelle du Lac - merci aux incendiaires de s’abstenir.

    Ramuz1 (kuffer v1).jpgComme j’abhorre la nouvelle édition critique des éditions Slatkine, encombrée par l’épouvantable glose des cuistres universitaires, je m’en tiens ici à l’édition de Rencontre en cinq volumes, d’une largeur modeste de 18 centimètres, à laquelle s’ajoute un mètre d’éditions séparées ou de textes sur Ramuz. Les deux volumes de La Pléiade ont rejoint les quatre mètres de la collection en question, à l’étage d’en dessous, entre Racine et Renard.

    Pour les descendants de Ramuz, nos contemporains directs sont massivement présents sur ces rayons, parfois de manière trop envahissante.  Etienne Barilier s’étale sur près d’un mètre, Maurice Chappaz et Jacques Chessex sur plus d’un mètre, autant que Georges Haldas, mais bon : cela fait autant d’œuvres qui comptent et méritent en somme cette place. En revanche, j’ai parfois gardé tous les livres d’auteurs dont seuls deux ou trois volumes me semblent encore dignes d’intérêt, en conséquence de quoi je vais procéder à un aggiornamento qui se concrétisera par la mise en place d’un deuxième et d’un troisième rayons, dans un placard ou au fond de cartons que je disposerai dans la soupente aux loirs. Je ne vais pas citer de noms : mes chers amis du milieu littéraire romand  seraient trop contents d’aller cafter auprès des intéressés, mais la solidarité régionale a des limites et nos loirs apprécieront.

    Cela étant,  je n’en garderai pas moins tous les titres de cette bibliothèque romande comptant environ 2500 ouvrages, dont nos héritiers légitimes feront ce qu’ils voudront : la benne ou les Archives Littéraires… 

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      Je me réjouis de constater que ma bibliothèque romande s’ouvre sur ce voyou d’Abimi, Daniel Abimi en toutes lettres, mon compère ancien localier de 24Heures qui a commis l’an dernier un premier livre, du genre polar de mœurs, intitulé Le dernier échangeur et qui évoque avec verve et férocité tendre le monde médiatique et passablement aussi  monde interlope de la nouvelle classe moyenne, sur un ton rompant évidemment avec celui de notre littérature marquée par l’Âme romande et que cultive encore un peu le milieu littéraire romand, lequel tend pourtant à disparaître – ce qui ne me réjouit pas tant que ça au demeurant

    Amiel.JPGMais Amiel demeure, ça c’est sûr, et qu’on ne saurait réduire, quoi qu’en disent ceux qui ne l’ont pas lu, à la noix creuse de l’introspection et à la hantise coupable de la masturbation – l’extraordinaire journal est ainsi à redécouvrir avec sa profusion de pensées et d’observations, de portraits et de paysage, d’analyses pénétrantes et de synthèses toujours éberluantes à côté desquelles les écrits de maints contemporains délurés ne sont que pisson de minet ;

    Arditi.jpgEt voici, en contrepoint marqué, le nom d’  Arditi, prénom Metin, métèque milliardaire et non moins cultivé, subtil et malin, talentueux, mal vu du milieu littéraire romand parce que trop riche et trop brillant, auquel nous avons consacré une ouverture du Passe-Muraille par esprit malicieux de contradiction et pour rendre hommage, aussi, à un artisan méticuleux doublé d’un homme intelligent et plus ouvert que tant de nos pions et de nos éteignoirs. Je ne citerai de lui que son excellent Mon cher Jean, évoquant son amour de La Fontaine et bien plus, Nietzsche ou l'insaissable consolation qui marque bien son attachement à une pensée existentiellement ancrée, Loin des bras, vaste chronique de ses jeunes années lémaniques, d'une belle venue plus personnelle, aux personnages bien dessinés et aux dialogues finement allants , et plus abouti encore et passionnant par ses thpmes et sa mise en oeuvre: Il Turchetto, qui nous transporte dans les ateliers vénitiens de l'époque du Titien.

    Ah mais j’allais oublier, dans la mince troupe des A, notre très excellent Georges Anex et son Lectreur complice recueil de cinquante chroniques de littérature français (1966-1991) parues dans le Journal de Genève et rassemblées par Zoé.

     Anex.JPGGeorges Anex ! Notre cher prof de français du Gymnase de la Cité, au mitan des années 60 ! Georges Anex qui nous lisait Anouilh et Beckett le samedi et, le reste du temps, nous initiait aux arcanes de Rousseau et de Baudelaire, en grand hidalgo aux airs de dilettante dégagé et si bienveillant avec les jeunes filles, si fraternel avec nous autres quoique non sans ironie distante, si sarcastique parfois dans ses verdicts : « Monsieur G. voudriez-vous aller fumer les idées de votre dissertation dans votre pipe, à la prochaine récréation… »

     Georges Anex que j’ai osé engueuler, devenu son confrère critique, au retour de je ne sais quelle soirée littéraire très arrosée, auquel je reprochais son peu d’engagement dans ses chroniques, sa façon de noyer le poisson dans sa belle prose - Georges Anex qui me souriait, l’air hagard, désolé, ravi de ma violence, tous deux assis, bourrés, au fond de la MiniCooper d’une amie… Georges Anex le grand critique littéraire donnant ses chroniques à la NRF et nous accompagnant, jeunes gens, sur la colline inspirée de Taizé, et nous regardant fleureter avec amusement - Georges Anex auquel j'ai soumis mes premiers poèmes, et qui me les rendit avec un sourire complice, les trouvant "très Char", puis Georges Anex chroniquant mon premier livre dans le Journal de Genève, avec la même bienveillance distinguée, cher Georges, cher séducteur, cher ami de Gilliard et de Cingria qui nous a fait partager son amour de la littérature sans jamais hausser le ton, aristo camusien plus que ramuzien, cher Georges Anex...

     (À suivre...)  

     

  • Une ronde initiatique

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    Sur les Rondes de nuit d'Amaury Nauroy.

     

    L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.

    Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas ; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant superbement dans ce premier livre intitulé Rondes de nuit.

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    Ce titre découle de la «commotion» ressentie par le jeune homme, il y a une quinzaine d’années, devant le chef-d’œuvre de Rembrandt, au Rijksmuseum, et c’est à partir d’une reproduction de celui-là, sortie d’un de ses tiroirs, qu’il amorce une présentation des «petites proses» constituant son ouvrage, évaluant leur «bien fondé» à la lumière d’un des « détails mystérieux » de l’immense tableau.

    Le détail révélateur, en l’occurrence, irradie de la poudroyante lumière émanant de la toute jeune fille (à vrai dire sans âge si l’on y regarde bien, enfant et future petite vieille), «comme une fée parmi ces soldats», l’air de se demander ce qu’elle fait là, son visage exprimant «la solitude immense d’une personne surprise dans son rêve, comme si elle avait été seule à voir la ronde des poètes en marche».

    Dans sa vision poétique re-créatrice, Amaury Nauroy ajoute que « l’humble petiote ne sait pas encore comment transformer en mots le feu, ni l’étrange source claire qui scintille au milieu de certaines têtes», et d’ajouter que «la parole lui manque», comme on ne manque de conclure que c’est pour pallier le manque de sa propre parole que Nauroy s’est engagé dans ses «petites proses».

    De fait, glissant ensuite d’une image à l’autre, sans se comparer vraiment à «la môme», c’est bel et bien à la propre «scène primitive» de ses Rondes de nuit qu’il s’attache en évoquant, au soir orageux du 26 janvier 2005, à Lausanne, une «soupe chic» donnée en l’honneur de Philippe Jaccottet, au Palais de Rumine, où le poète précise une fois de plus le sens de sa poétique, visant à écrire «tout ensemble contre les désordres du monde et plus modestement contre sa propre mélancolie, dans l’ordre de la lumière».

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    Or, la « sobre dignité » de Jaccottet saisit bonnement le jeune Nauroy et lui donne ensuite envie, en amoureux de la littérature, d’en savoir plus sur un certain Henry-Louis Mermod, premier éditeur de Jaccottet qualifié par d’aucuns de «Gallimard helvétique » et auquel le poète proposait, ce soir-là, que la Ville de Lausanne attribuât le nom d’une de ses rues…

     

    Amaury Nauroy avait 23 ans en 2005, lors de son «espèce d’illumination première», et 35 ans à la parution de Rondes de nuit, dont l’enquête à multiple ramifications va bien au-delà d’un portrait du «Gallimard helvétique», même si plus de 100 pages sont consacrées à cette figure d’éditeur-industriel-mécène genre dandy «coiffé d’un chapeau de beau feutre assez mou (on songe à un beignet au sucre)» et au «visage poupon», selon le qualificatif piquant de Nauroy qui voit d’emblée en Mermod «un drôle de type».

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    La partie Fantaisie de l’investigation – du nom de la fameuse demeure lausannoise de Mermod - est très intéressante, au demeurant, autant par l’aperçu du personnage que par le récit de la solide et fidèle relation amicale et professionnelle nouée avec Ramuz, l’éclairage plus détaillé donné par la petite-fille de l’éditeur ou la digression romanesque voire un brin canaille consacrée au fils Jean-Blaise, dit Pipo, qui de la littérature se «tamponnait l’oreille avec une babouche»…

    De Gustave Roud à Charles-Albert Cingria, du peintre Gérard de Palézieux au fondateur de la Guilde du livre Albert-Louis Mermoud, du journaliste Frank Jotterand à Philippe Jaccottet et Jacques Chessex, tout un univers littéraire et, plus précisément, une famille sensible revivent au fil de la plume du jeune Amaury débarquant d’abord à l’auberge de jeunesse d’Ouchy puis se faisant recevoir à Fantaisie par l’amicale héritière.

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    csm_CRLR01297_5e74d7bdae.jpgSon projet déclaré était de «restituer l’existence, en vérité le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes», mais Rondes de nuit nous mène bien au-delà d’un panorama littéraire local, tant le jeune auteur s’implique lui-même selon la chair et l’esprit, mais aussi par la lettre vivante et vibrante.

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    Photo_Jean_Mayerat_2003.jpgIl vit positivement sa quête et la ressaisit, merveilleusement, par l’écriture: il rencontre Maître Jacques à Ropraz, pontifiant un peu entre cimetière et lointains bleutés: on le retrouve dans la cuisine des Jaccottet ou dans le bureau de Ramuz à La Muette ; puis c’est à Grignan une fois de plus qu’il emboîte le pas du peintre Hesselbarth - et la figure aimée de son propre grand-père complétera ce «roman» à valeur initiatique dont l’écriture est déjà d’un styliste accompli – avec le sens du détail cocasse d’un Cingria et des bonheurs d’évocation d’une rare finesse, jusqu’à l’envoi final au vieux maître et frère d’écriture Pierre Oster qu’il retrouve à l’enseigne du même amour partagé de la littérature, et dont il dit simplement : «Le poème du monde entier vibre autour de lui».

    Amaury Nauroy. Rondes de nuit. Le Bruit du Temps, 282p. 2017.

    Ce texte a paru dans la deuxième livraison de La Cinquième saison, en janvier 2018.

    ©JLK 

  • Ceux qui vont aux renseignements

     

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    Celui qui vient aux renseignements après avoir appris que tu changeais de genre / Celle qui a établi un dossier sur son prétendu gendre / Ceux qui ont un service secret dans leur arrière-pensée / Celui qui surveille la dame sans gène / Celle qui vide son sac Vuitton dans le confessionnal du père Siffleur / Ceux qui ont opinion sur rue / Celui qui te dit qu’il sait pas mal de choses sur toi sans se douter que tu en sais bien plus / Celle qui fait un signe au canard blanc à long col et trou du cul prévu pour l’évacuation des ordures ménagères / Ceux qui savent que ce qu’ils savent est l’insu de ce qu’ils ignorent sans toujours le savoir / Celui qui pend la crémaillère dans le funiculaire repenti / Celle qui fait nacelle à part dans le ciel de lit / Ceux qui rêvent tout haut qu’ils enlèvent le bas / Celui qui mord la poussière qui ne lui avait rien fait pourtant / Celle qui s’informe rapport à ta forme et à ton contenu de ce matin / Ceux qui font dans l’inquisition morale de droit éthique / Celle qui n’a pas besoin de Dieu pour fliquer son entourage de bigots faux-culs / Ceux qui se disent tout sur les réseaux sociaux en usant de plusieurs pseudos / Celui qui a identifié le troll signant Judas ses incitations à la repentance / Celle qui lit les évangiles apocryphe pour se faire une idée / Ceux qui font un détour par la maison de passe-passe, etc

     

    Image: Philip Seelen.

  • Le revenant

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    … Il avait laissé la lumière allumée dans sa chambre, ses livres ouverts, son manuscrit en chantier, le reste du paquet de Gauloises bleues, il était sorti sans fermer la porte à clef, il était descendu sur la rue, puis il était remonté pour les cigarettes, avait ensuite marché des heures à se perdre jusqu’au bout de la nuit, et maintenant quelqu’un l’attendait là-haut, qu’il retrouverait comme un ami…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Un formidable ciné-roman !

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    Quand le roi des Belges et le père de Tintin tournaient un film au bord du Léman, Grock s’exclamait : « Sans blâââgue ?! »

     

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    9782246860211-001-T.jpegLa pesante réalité se trouve dépassée par la dansante fiction du dernier roman de Patrick Roegiers, Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur, qui est à la fois un film et son propre making of, une BD verbale aussi claire que le XXe siècle fut obscur, un retour aux sources du dessin animé et des premiers rêves hollywoodiens, un portrait amical de la Suisse aux clichés savoureusement sublimés, une façon pacifiée de revisiter les pesanteurs humaines en temps de guerre, un hommage à Tintin le vertueux avec la malice de Quick et Flupke et autres Marx Brothers, un festival de trouvailles drolatiques parsemé d’interjections à valeur de sous-titres : chic et chouette, quel talent !    

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    Que ferait Donald Duck, le plus américain des canards de nos enfances, s’il apprenait que son homonyme, devenu président de la firme America First après un début de carrière à la Picsou, s’avisait de se pointer au bord du lac de Davos, au pied du mont Forum, pour s’y baigner avec sa suite de mille pingouins en costumes de kleptocrates télévangélistes ?

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    La réponse se trouve suggérée noir sur blanc à la page 149 d’un livre qui vient de paraître en France sous la signature d’un auteur d’origine belge à qui rien de ce qui est suisse n’est étranger, à commencer par les règlements de police de celle-ci.

    L’on pourrait ainsi imaginer, comme dans le roman au bord du Léman, que Donald lance à Trump s’apprêtant à plonger dans le lac de Davos: « Commencez par lire les écriteaux avant de rouler les mécaniques ! Et d’abord celui-ci: « NOYADE INTERDITE ». Et celui-là pour faire bon poids : « NE VOUS ASSEYEZ PAS DANS LE FOND ».

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    Du coup, le Président à mèche d’éléphant rose s’exclamerait : « Damned, mais où suis-je ?». Et le Donald le plus sympa de la paire, soudain métamorphosé en Daffy Duck, le vilain canard de Tex Avery, poursuivrait d’un ton se la jouant inquisiteur cantonal : « Vous êtes en Suisse et pas dans une de ces « pays de m… » que vous avez spoliés avant de punir leurs pauvres gens, et en Suisse ça blague pas. Vous avez le permis pour regarder le lac ? » - « C’est combien ? » - « 50 francs » - « C’est pas donné ». – « C’est comme à Mar-al-lago, tout se paie ! Pas de sous pas de Suisse ! »

     

    b95b15c4a87669d80b6eeaf3d83e3aad--herge-tintin-bd-tintin.jpgHergé, cette année-là, se sentait « tout chose »…

    « S’il y a une chose que je déteste plus que de ne pas être pris au sérieux, c’est de l’être trop », disait Billy Wilder auquel on doit le plus hollywoodien des film sur Hollywood, Sunset Boulevard, cité par Patrick Roegiers en exergue de la deuxième partie de son roman (intitulée Le principe du rire contradictoire), et l’auteur pourrait le prendre à son propre compte. De fait, les gens qui se prennent au sérieux seront tentés de taxer de galéjade ce livre mélangeant tous les genres et traitant d’un pied léger les graves sujets du non moins grave siècle passé. À l’inverse, ceux qui pour les mêmes motifs attendent d’un auteur qu’il traite gravement les graves sujets, tomberont dans le même panneau en prêtant trop de sérieux au propos du romancier.

    Ces graves sujets, pour parler clair, se résument à l’attitude jugée irresponsable du roi Léopold III au début de la Deuxième Guerre mondiale, refusant à la fois de rejoindre le gouvernement en exil à Londres et de pactiser avec les Allemands à l’instar des Français de Vichy. Et, côté George Remi, alias Hergé, d’avoir collaboré, fût-ce avec d’innocentes bandes dessinées pour enfants, à un journal taxé de complaisance avec l’occupant, dont les responsables furent condamnés à mort puis graciés.

    Léopold traître à la partie ? Hergé collabo ? Devant la justice d’après-guerre, celui-ci fut blanchi, l’Auditeur militaire du procès concluant qu’il ne pouvait se couvrir de ridicule en recommandant sa condamnation. Le résistant William Ugueux, en décembre 1945, déclare ainsi à son propos «Quelqu'un qui s'est bien conduit à titre personnel, mais qui n'en est pas moins demeuré un anglophobe évoluant toujours dans la mouvance rexiste. Il illustrait bien la passerelle qui reliait l'esprit scout primaire et la mentalité élémentaire des rexistes : goût du chef, du défilé, de l'uniforme… Un maladroit plutôt qu'un traître. Et candide sur le plan politique ».

    Ces détails avérés se retrouvent bel et bien dans un chapitre du roman de Patrick Roedgiers où Léopold et Hergé évoquent leur passé, mais le thème du livre n’est en rien une «démystification» politiquement correcte au goût du jour, ni une retouche d’image comme celle qui avait inspiré L’Autre Simenon, ouvrage antérieur de Patrick Roedgiers où celui-ci égratignait la statue du grand romancier en rappelant la dérive fasciste de son frère…e14a3525-3f82-4bc1-a51e-dfe86a0b8326.jpg

    Quant à Léopold, dont la conduite pouvait se justifier à certains égards, mais qui s’était rendu impopulaire par sa morgue aristocratique et son style de joueur de golf, il avait finalement abdiqué au profit de son fils Baudoin, de profil plus neutre et mieux approprié au théâtre royal «pour rire» de notre temps de démocratie sociale plus ou moins propre sur elle…

     

    La Suisse, pharmacie pour les cabossés de la vie

    Durant notre enfance de sauvageons, lorsque nous allions nous royaumer dans les forêts des hauts de Lausanne, il nous arriva de tomber sur un vieux Monsieur maigre comme un oiseau et de haute taille, coiffé d’un béret et nanti d’une loupe, qui scrutait les mousses et les fougères avec la plus vive attention.

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    C22 42 A3.jpgL’on nous dit qu’il s’agissait d’Auguste Piccard, un savant qui était descendu très profond dans les océans et monté très haut dans la stratosphère, mais nous ignorions alors qu’il avait été le modèle du professeur Tournesol, que nous retrouvons volontiers dans le roman de Patrick Roegiers comme nous y retrouvons Bianca Castafiore à ses débuts et le petit Tchang, l’un de nos meilleurs amis de papier de la même époque.

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    Lorsque, en 1948 (je m’en souviens comme d’hier, âgé d’un an et trouvant déjà le ciel très bleu, comme sans le roman), Hergé se retrouve à l’Auberge du Lac, près de Gland, il traverse une période de doute. La serveuse de l’auberge, une prénommée Colette venue d’Yverdon, est pourtant accorte, le patron est non moins avenant et ses menus « de sorte », mais le père de Tintin doute de sa créature, qu’il trouve trop parfait, trop performant, trop vertueux, trop tout. En un mot : Tintin lui casse les pieds, et puis il se pose des questions sur sa relation avec Germaine, dont l’amour est intact de son côté à elle alors qu’il envisage la séparation.

    Or une chance est alors offerte à Hergé qui déprime - et notamment à cause de «rêves blancs» assez terrifiants, tant il est vrai que voir tout en blanc n’est pas plus réjouissant que de voir tout en noir -, puisqu’il lui est donné de rencontrer le roi des Belges en état de royale «vacance», un peu comme lui mais la couronne en plus, et qu’avec ce Léopold très porté sur le golf il se trouve là, en Suisse où tout est parfait, embarqué dans un roman qui est à la fois le récit d’un tournage d’un mois dont lui et le monarque seront les héros, avec une foule de figurants aussi différents que Bugs Bunny et Mary Pickford, Einstein et Ava Gardner, Rodolphe Töpffer et Popeye, Hitler au Bürgenstock et Lénine à Zurich, notamment.

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    On pourrait trouver loufoque, voire gratuite, l’idée de tourner en 1948 un film à Gland sur la rencontre de deux Belges et d’en faire en 2017 un roman paraissant sous la même couverture jaune que La meute, pamphlet stupidement méchant de Yann Moix vomissant sa haine de la Suisse après l’affaire Polanski. Et puis non : tout est possible, tout se tient, même si la haine disperse (Satan fond comme l'éclair !) alors que l’affection, l’amitié, l’étonnement, l’enthousiasme, la gentillesse, l’humour, tendent plutôt à tisser du lien. C’était d’ailleurs l’idéal de Renard rusé, alias Hergé, à son époque de scout catho de droite : tissons du lien !

     

    Patrick Roegiers (c) Jérôme Bonnet .jpgL’écriture ne se fait pas du cinéma, elle en est un autre…

    Patrick Roegiers est un écrivain de tripe et de soin. C’est un connaisseur. Qu’il parle de billard ou de ping-pong, de Belgique (dans son mémorable Bonheur des Belges) ou de photographie, de proverbes suisses (souvent inventés) ou de faits plus réels qu’historiques (la rencontre de Léopold III et d’Adolf Hitelr au Bürgenstock, avant l’installation en ces lieux de Gina Lollobrigida), il invente juste. Cendrars l’avait dit avant lui : peu importe que j’ai réellement pris le Transsibérien, si je vous l’ai fait prendre

    Un écrivain de tripe et d’esprit se reconnaît à ses qualificatifs et autres formules. Quand il écrit que Peter Lorre, le héros de M. le Maudit, a l’air d’un « marcassin au physique de punaise », ou qu’Hitler au Bürgenstock évoquait un chef de gare , qu'Aauguste Piccard était « une sorte de héron dégingandé à l’humeur électrique » ou que l’indifférence était le royaume de Léopold, il marque, comme quand il note qu’Hergé avait la dégaine d’une représentant de cravates…

    Mais il n’y a pas que ça : il y a l’action et les situations. Avec le roman en train de se faire, il y a le film en train de se tourner. On connaît la tragique fin d’Astrid, la femme adorée de Léopold, morte à Küsnacht en suite d’une erreur de conduite de son jules. Or, dans le film, la doublure d’Astrid en réchappe alors que Léopold (le vrai) s’en sort avec trois côtes cassées, la clavicule brisée la jambe gauche en compote. Et le romancier de commenter : Boum ! Le cinéma est plus dangereux que la littérature quand on veut faire sans cascadeur...

    « La vie est-elle autre chose qu’une plaisanterie ? ». Telle est la question-piège que Patrick Roegiers pose à la fin de son roman. Les gens qui se prennent au sérieux en débattront en séminaires. Après le Forum, les prix de Davos redeviennent accessibles. Quant à l’écrivain, il parodie crânement le langage publicitaire du serial twitter : « Le meilleur roman de l’Histoire ! Savoureux ! Le meilleur film de l’année ! Une réussite ! Un livre cinématographique. Original ! »

    Patrick Roegiers. Le roi, Doland Duck et les vacances du dessinateur. Grasset, 291p.

     (Dessin original de Matthias Rihs)

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  • Rita vous emmerde et vous aime

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    Rita est plus que le personnage flamboyant d’une récente série danoise: c’est le titre d’une passionnante chronique kaléidoscopique de la société, vue par le prisme de l’école. Nicolas Bideau réclamait naguère une série helvétique qu’inspirerait l’exemple du mémorable Borgen, autre fresque scrutant les coulisses privées de la vie publique d’une femme premier ministre. Avec Rita, dans la foulée des Romans d’ados et Romans d’adultes, de Béatrice et Nasser Bakhti, docus romands d’une rayonannte empathie, la preuve est donnée que le genre peut «faire école» pour conjuguer tableau social sérieux et comédie.

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    Dès sa première apparition, clope à la main, dans les cabinets de son «bahut» danois où elle sourit en déchiffrant les graffitis des écoliers, non sans corriger une faute d’orthographe sur celui qui affirme qu’elle se tape le principal, Rita fera craquer celles et ceux qui ne se font pas, de l’enseignant actuel, une image trop conventionnelle.

    Mais attention: l’on verra très vite que cette forte tête, au valseur hypermoulé par ses jeans, n’a rien d’une rebelle au sens convenu ni rien d’une dogmatique de l’anti-dogme.

    Une introduction en introduisant une autre, Rita ne tarde à annoncer la couleur en faisant visiter son beau collège à une collègue du genre godiche-je-débarque, la prénommée Hjordis bien en chair et férue de mythologie nordique, à qui elle explique, un, que mieux vaut ne pas trop écouter le principal Rasmus (qu’elle se tape en effet), vu qu’il règne mais ne gouverne pas en classe, et deux, après avoir croisé dans les couloirs deux punkettes à cheveux laqués de noir et piercées à la wisigothique, que ce n’est pas de ce genre d’élèves qu’il lui faudra se méfier le plus vu que le mal ne prend jamais l’apparence du démon mais est impeccable, propre sur lui, la coupe au carré et prêt à bondir après avoir fait ses devoirs.

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    À préciser qu’elles viennent de croiser la petite Rosa, premier gros souci de Rita en sa qualité de bûcheuse modèle dont la mère aimerait que l’enseignante se concentre sur les meilleurs de la classe, point barre. Et c’est là le premier vrai problème récurrent de Rita : les parents, ou disons plus justement : certains parents.

    2407571b2eab14448c05d00ddf30a68c--pretty-people-rita.jpgNo problem: mon fils est gay, mais je suis plus grave…

    Lorsque son fils cadet Jeppe (elle a trois grands enfants qu’elle a élevé seule), brillant sujet du collège où elle enseigne, fait son coming out au risque de se voir un peu chahuté sur Facebook et dans le préau par certains de ses camarades, Rita le prend aussi souplement qu’elle a vu son aîné traîner avec des mauvais garçons jusqu’aux limites de la petite délinquance, avant sa rencontre de la fille d’un ex de Rita qu’il va épouser au dam de la belle-mère du genre coincé, mais c’est la vie n’est-ce pas; et si l’ex en question, toujours amoureux de Rita, lui fait un soir un enfant dans le dos de sa légitime, et que Rita choisit seule l’interruption de grossesse, là encore c’est la vie, aussi imprévisible que les choses de l’amour ou, plus précisément, que les pulsions sexuelles d’un soir de solitude ou d’abandon nostalgique, etc.

    Certes Rita est «grave», avec sa façon de dire tout ce qu’elle pense, sa façon de se reprendre d’une main ferme quand elle s’est donnée imprudemment, sa façon d’être sexuellement plus libre que ses propres enfants, qu’elle ne rejettera jamais pour autant, sauf pour qu’ils vivent leur liberté, sa façon enfin de défendre les gosses les plus fragiles au dam de ses collègues ou de leurs parents.

    Mais Rita n’a rien, vraiment rien d’une théoricienne « psy » ou «socio». Quand ainsi, avec deux collègues très «conscientisés» au niveau social, elle rencontre un père au chômage, dont le fils déstabilisé harcèle un de ses petits camarades, lequel père vient là pour excuser son môme avant de s’entendre dire, par les deux pédagogues-à-l’écoute, que c’est de la faute à la société et que c’est eux qui s’excusent, ajoutant ainsi à l’humiliation de l’ homme dont ils ont « étudié le cas» pour mieux «compatir», Rita ne dit rien mais n’en pense pas moins, et c’est elle qui aidera le gosse, toute théorie mise à part, à surmonter sa compulsion agressive.

    Or le plus vif de la série, jusque dans la satire, voire la caricature, vise ces nouveaux «techniciens» de l’enseignement qui plaquent des schémas sur la réalité, comme cet inénarrable coach professionnel qui prétend libérer les élèves de leur «carcan» en leur imposant de se «projeter dans l’avenir» et les jugeant alors selon ses seuls critères de manager comportemental, entre autres fadaises qui aboutissent, avec un coup de pouce de Rita, à sa prompte éjection. 

    L’enfant, nouvel objet de retour sur investissement 

    Du côté des parents, quelques exemples d’emmerdeurs carabinés donnent une idée éloquente du nouveau rapport établi entre ceux-ci et les enseignants. Ainsi de ce père tête-à-gifles, genre cadre moyen, qui pousse son fils à harceler un vieux prof d’anglais fatigué, venu assister triomphalement à la démission du pauvre homme et que Rita finit, dans le couloir où il l’enjoint de venir fêter sa victoire, par baffer magistralement.

    Ainsi aussi de cette Madame-le-Maire, fierté de son fils autant que lui-même flatte son orgueil en appliquant en classe une sorte de marketing politique lors d’élections de classe, que la vraie démocratie appliquée par Rita, et sa façon peu orthodoxe de défendre l’école en mal de subsides, excède jusqu’au moment où elle aura le bonheur grimaçant, à la fin de la troisième saison, de la virer.

    Le pédagogue n’aime pas les enfants

    Au fil des quatre saisons traversées par Rita et sa smala familiale et scolaire, je n’ai cessé de penser à un essai du prof-écrivain-humoriste nééerlando-suisse et non moins libertaire du nom d’Henri Roorda, intitulé Le pédagogue n'aime pas les enfants et visant un enseignement autoritaire et borné.

    Rita en a connu un en son adolescence très perturbée (marquée par la fuite de sa mère et la vengeance de son père lui reprochant sa ressemblance avec celle-là), qui avait pour habitude de n’interroger que les garçons et de n’obéir qu’à ses principes de psychorigide condescendant à noeud pap. Or le personnage en question, à un moment donné, réellement touché par le désarroi de l’adolescente, lui donnera le conseil le plus avisé, prouvant qu’un vieux con présumé est aussi capable de compassion. 

    8954157.image.jpegS’accueillir après avoir accueilli les autres...

    Brassant les questions mineures ou majeures en relation avec la vie d’une école ou de la société environnante – des menus de la cantine scolaire au trafic de drogue, ou des séquelles de divorces au problème de la survie des établissements trop peu rentables -, la série danoise, admirablement scénarisée et servie par un casting sans faille – boosté par l’ébouriffante Mille Dinesen dans le rôle-titre - et un formidable travail avec les enfants, recoupe, à de multiples égards, ne serait–ce que par sa fraîcheur tonique et le sérieux de ses observations, le diptyque documentaire romand signé par Béatrice et Nasser Bakhti, Romans d’ados et Romans d'adultes, où l’on a assisté, en deux temps à l’évolution parfois problématique de jeunes gens dont les prénoms font désormais partie d’une espèce de famille virtuelle au sens très large.

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    La famille, foutue en l’air par ses parents, sera bel et bien pour Rita le creuset de sa blessure personnelle et le ressort  d’une rédemption par le double truchement de son boulot de mère (qu’elle déprécie injustement) et de son travail de prof. Sa vocation fait penser à celle de Rachel la bibliothécaire, dans Roman d’adultes, comme l’évolution de son fils homo, déçu par deux relations trop pépères, renvoie à celle du brave Thys faisant la cuisine pour son conjoint presque aussi âgé que son père au déni récurrent.

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    Enfin, le retour de Rita à la source de son drame personnel, au fil de nombreux allers-retours, participe d’une résilience vécue plus difficilement par l’emblématique Jordann, dans le docu des Bakhti, passé par la galère de la drogue et tâchant de se reconstruire, vaille que vaille, en renouant les relations qu’il a fracassées avec une mère et une sœur non moins blessées que lui et qui aimeraient toujours y croire.

    Feuilletons d’époque ? Alors vive le feuilleton, si notre approche de l’époque y gagne en humanité…

    Rita. Série danoise en 4 saisons. À voir sur Netflix.

    Henri Roorda. Le pédagogue n’aime pas les enfants. Editions Mille et une Nuits, 2012, 134p.

     

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    (Dessin deMatthias Rihs pour la chronique de JLK sur le média indocile Bon Pour La Tête. @Rihs/BPLT)

  • Ceux qui ne se laissent pas abattre

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    Celui dont l’être profond a été nié par plusieurs de ses prétendus amis et c’est ainsi qu’un tri s’est fait naturellement ma foi c’est comme ça / Celle qui s’est envolée dans l’azur opalescent après avoir été traitée de femme légère / Ceux que le déni a toujours fortifiés / Celui qui de petit chêne est devenu grand chêne / Celle qui tirait sur sa laisse pour voir les coqs de plus près / Ceux qui affrontèrent la guillotine sans perdre la tête / Celui qui devant le homard voit une énigme et derrière une trace dans le sable humide d’où est née la Femme / Celle qui est ravie d’apprendre que les paresseux du pléistocène étaient deux fois plus grands que les actuels travailleurs du sexe / Ceux qui y regardent à deux fois avant de se risquer dans le vide de certaines vies intérieures / Celui qui ne se baigne jamais deux fois dans la même eau en dépit de la crise climatique / Celle qui est poursuivie par ses followers jusques aux cabinets dont les murs sont couverts de graffitis lyriques / Ceux qu’on dit injustement sectaires alors qu’il ne font sécession qu’à part / Celui que passionne la politique où s’affrontent bas-bleus et ronds-de-cuir / Celle qui se relève de tous les coups bas non sans en informer la presse pipole / Ceux qui sont tellement psychorigides que leur miroir en a froid dans le dos / Celui qui terrorise ses cousines libérales / Celle qui se remet de la lecture du dernier poème de son ex évoquant la douleur unilatérale de l’arrachement ressenti quand le mec se fait jeter pour sentiments inaccessibles à celle qu’il croyait sincèrement l’élue de son cœur / Ceux qu’on a cru abattre alors qu’ils avaient payé des sosies, etc.

    Image: Aquarelle JLK. Dans le métro, 11 septembre 2011.

  • Ceux qui se débattent

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    Celui qui se sent pincé comme un homard sorti du vivier par le Grand Cuisinier dont il se demande ce qu’il va faire de lui avec son marteau et son flacon de chloroforme / Celle qui se sent mal quand Albert la ligote au poteau d’exposition de la Grande Surface / Ceux qui lancent à la Grande Ourse: baisse l’abat-jour ou je t’éteins / Celui qui pose à la victime après avoir flingué Jeremystar dans son bain d’acide / Celle qui a servi de coach à la patrouilleuse belge / Ceux qui publient leurs mémoires posthumes annotés par quelque spécialistes de la génétique textuelle / Celui qui s’est découvert sur le tard des vices puérils / Celle qui se confie en toute intimité à ses 30.000 followers très à l’écoute / Ceux qui se foulent la cheville sur l’escalier d’accès à la Clinique du Génome / Celui qui à 177 ans n’aura plus lu un Tintin depuis un siècle / Celle qui demande à être jetée à la fosse commune à l’instar de Mozart mais avec sa harpe / Ceux qui marchent en cadence comme les autres métronomes de la joyeuse équipe / Celui qui livre un match historique les doigt dans le nez grâce à sa raquette Slazenger / Celle qui a un but dans la vie et l’habitude de changer le drap de dessous à la pleine lune / Ceux qui ont perdu leurs habitudes dans quelque mauvais lieu ou l’âme sœur les attendait avec l’empathie célébrée par les magazines de développement personnel / Celui qui a écrasé Jacques Salomé au tennis de table / Celle qui demande au pasteur Jaccaud s’il réalise ce que représente la privation de pénis pour une fleuriste croyante / Ceux qui se sentent à l’étroit dans le bocal des fœtus / Celui qui faisait des pipes à Verlaine entre deux illuminations / Celle qui se dit le nouveau Rimbaud transgenre de Vesoul / Ceux qui se débattent au milieu de leurs vers blancs, etc.
     
    Peinture: Stéphane Zaech.

  • Le noir est une couleur sensible aux nuances

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    En contraste avec les mornes mille pages nouvelles des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, d’une noirceur complaisante qui tourne au gris sale, la série anglaise Black Mirror illustre une façon bien plus inventive d’approcher les réalités actuelles les plus inquiétantes.

    Faut-il inscrire le début de l’année nouvelle sous le signe du noir absolu au motif que, le soir du réveillon, un jeune homme de 36 ans a décapité sa mère au prénom de Thérèse, retraitée de 61 ans, devant sa famille réunie, quelque part en France, comme l’a longuement rapporté un magazine spécialisé dans l’atroce et l’abject ? 

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    Tel n’est pas du tout mon sentiment, dans la mesure où ce fait divers, certes bien affreux, n’a fait en somme que marquer le tournant d’une année durant laquelle le même magazine se sera repu tous les jours d’abominations du même genre, et poursuit quotidiennement sa trouble tâche de vidangeur des égouts médiatique où se mêlent les malheurs et les turpitudes de notre pauvre espèce en ne cessant de flatter les pires curiosités cannibales. 

    Or ce qui me frappe, dans cette façon de focaliser notre regard sur les aspects les plus tristes ou les plus répugnants, souvent les plus révoltants ou le plus sordides de la réalité quotidienne, c’est que celle-ci tourne bientôt du noir au gris sale, à l’image d’ailleurs de tout ce qui relève des médias-poubelles et de la pseudo-information trash, où la sensation plus ou moins sadique se substitue à toute forme d’émotion réelle et défie toute réflexion. 

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     Un projet intéressant mais en manque de chair et d'émotion 

     Je me garderai, cela va sans dire, de pousser trop injustement la comparaison, s’agissant d’un auteur de talent et d’une démarche littéraire plus respectable que celle qui ne vise qu’à l’exploitation des plus bas instincts, et pourtant la lecture des mille pages des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, après les mille autres pages de la première série remontant à 2007, me laisse un double goût saumâtre d’inachevé et de plus profonde frustration tant l’écrivain me semble, comme l’affreux magazine, ne retenir de la réalité que le pire, à quelques heureuses nuances près. 

    TCHEKHOV.jpgEn quelque cinq cent tranches de vie, et cela sans compassion perceptible (je pense aux plus sombres récits de Tchékhov, si bouleversants, ou à ceux d’Alice Munro, et même aux nouvelles de  l’affreux Charles Bukowski, combien plus tendre et sensible à la tragédie ordinaire), Régis Jauffret fait défiler les mêmes minables, les mêmes nuls, les mêmes salauds et les mêmes victimes que dans la première série de ses Microfictions, avec des ajustements d’époque relatifs, notamment, aux nouvelles technologies et à leurs dégâts collatéraux. 

    Voici le couple friqué qui booste sa fille plus ou moins trisomique (verdict «désobligeant» d’un obstétricien qui a été pris comme une insulte) auprès d’un politicien présidentiable dont elle pourrait faire la première dame chérie des électeurs en mal de pitié. Voilà le journaleux raté qui massacre son père épicier et crève lui-même de cancer après avoir été gracié de la peine de mort par de Gaulle, ordonnant finalement qu’on pisse sur ses cendres. Ou c’est le fils qui encourage son père à saisir l’opportunité d’un suicide en douceur. Ou c’est l’écrivain aigri qui va dézinguer à la kalache ses chers confrères réunis au café de Flore pour l’attribution du prix du même nom (l’idée, pas si mauvaise, tourne hélas court comme le plus souvent), ou c’est un autre littérateur (dans son cercueil) qui se fait injurier par un curé intégriste au motif qu’il a évoqué une fellation entre la vierge Marie et son divin fiston; et ça défile, ça copule, ça se hait, ça bâfre (excellent pourtant, le morceau intituler Bâfrer les jours) ça ricane bien plus que ça ne rit ou ne sourit, avec quelques croquis mieux venus de situations moins caricaturales ou jetées, comme Cent millions de neurones où, à l’insu des siens, un ado a mis en ligne toute la vie sexuelle de sa famille sur Internet après qu’on lui a offert un drone de la taille d’une abeille fonctionnant à l’énergie solaire. Dans la foulée, on peut rappeler que le jeune homme qui a décapité sa mère, le 31 décembre dernier, avait annoncé sur la Toile le déroulement précis de son noir projet, compte à rebours à l’appui… 

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    Autant dire que je ne reproche pas à l’auteur de ces Microfictions de scanner notre drôle de monde jusqu’en ses aspects les plus déjantés ou les plus glauques, mais d’en rester à une vision de surface, mécanique et tautologique – comme s’il suffisait de montrer que la saleté est sale ou que l’injustice est injuste -, sans véritable travail de fiction et sans émotion, sans poésie, sans rien de la bonté ou du sentiment du tragique filtrant dans les récits les plus terribles d’un Tchékhov ou d’une Patricia Highsmith. 

     D’aucuns ont parlé de la composante «politique» de Microfictions, mais en réalité ce livre pléthorique me semble travestir la réalité psychologique et sociale de manière fantasmatique, sans amener, en cinq cents pages (!), aucune réflexion critique équilibrée fondée sur des actes significatifs et crédibles relevant de la complexité humaine. Cependant, une fois encore, ce n’est pas la noirceur de cet univers qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère artificiel de ce tableau diluant les mille nuances et détails de nos petites vies. 

     blackmirrorcrackedsmile_3111.jpgBlack Mirror où la critique «augmentée» 

     Un contre-exemple intéressant, issu de la «sous-culture» des séries télévisées (pour parler comme certains beaux esprits méprisant le genre sans y aller voir) me semble proposé par les quatre saisons de Black Mirror, dont l’étincelante noirceur ne doit rien à la violence gratuite ou aux projections fantasmatiques, alors que la série illustre les aspects les plus inquiétants de la réalité contemporaine, notamment liés au développement exponentiel des nouvelles technologies, à la confusion délétère du réel et du virtuel, à la dégradation des échanges personnels sur les réseaux sociaux ou à l’avenir radieux de robots humains tendant à l’immortalité.

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    Le (très, voire trop fameux) premier épisode de Black Mirror, où l’on voit le premier ministre anglais, à la suite d’une prise d’otage à caractère terroriste, contraint de baiser une truie sous les caméras de la télé nationale, pourrait faire une belle amorce de microfiction à la Régis Jauffret, à cela près que Charlie Brooker, le maître d’œuvre affreux-jojo de la série, est beaucoup plus soigneux dans ses développements narratifs, et percutant dans ses aperçus en matière de critique. 

     Plus intéressants, voire saisissants, que cette pochade grinçante préfigurant d'ailleurs les tribulations de David Cameron (accusé par les tabloïds d’avoir commis des actes obscènes, en sa vie d’étudiant, coiffé d’une tête de cochon...), certains épisodes de Black Mirror relèvent de la meilleurs créativité contre-utopique, dans le droit fil des récits de Ray Bradbury ou du Buzzati des Enfers du XXe siècle. 

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    Trois exemples : Saison 1, troisième épisode : Retour sur image, ou la plongée vertigineuse dans l’espace-temps partagé des mémoires individuelles connectées par implant, qui permet à chacun de visualiser le «film» de ce qui se passe ou s’est passé dans la tête des autres, au risque d’éventer moult secrets intimes et de provoquer de meurtrières jalousies. Saison 2, troisième épisode : Le Show de Waldo, où l’on voit l’ourson-mascotte d’un satiriste ventriloque accéder au statut de politicien éligible. Saison 3, troisième épisode, Tais-toi et danse, où tel ado, qui s’est filmé devant sa webcam en train de se palucher, devient l’objet d’un chantage criminel.

     Autant de sujets «à la Jauffret», mais réalisés avec un soin, une inventivité créatrice et une noire malice qui en font de cruelles prophéties parfois rejointes ou dépassées par la réalité. Dans la toute récente quatrième saison de Black Mirror, c’est ainsi la surveillance obsessionnelle de cette mère, qui accepte que les faits et gestes de sa petite fille, qu’elle élève seule, apparaissent sur sa tablette connectée à l’implant cérébral de l’enfant, jusqu'à ce que l'adolescente émancipée se révolte contre cette sollicitude intrusive. Ou, plus effrayant encore : ce système de gestion centralisé des relations amoureuses, dans une société dystopique, qui détermine par algorithme le choix de vos partenaires, fixe la durée (complètement arbitraire) des relations et pousse finalement deux amoureux, séparés par décision de la Machine, à casser le code, etc. 

     Highsmith25.JPGQuand le noir a couleur d’exorcisme 

    La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez Jo Nesbø, entre tant d’autres, mais tous ces auteurs disent la noirceur du réel parce qu’ils en souffrent, et la suent parce qu’ils la sentent. 

    À lire J’étais Dora Suarez de Robin Cook, on en prend ainsi plein les tripes et le cœur en ressentant physiquement l’horreur du crime de sang – ce qui n’arrive jamais dans les Microfictions 2018 de Régis Jauffret. 

    Or, à propos de sang, je me rappelle enfin qu’en 1989, après la parution de la traduction français de Catastrophes, sans doute le plus noir tableau qui soit du monde contemporain mis à mal par la folie de notre espèce, le besoin de rencontrer Patricia Highsmith, pour lui manifester ma reconnaissance, me fit me pointer dans le hameau tessinois d’Aurigeno où elle vivait seule dans une toute petite maison de pierre, et c’est alors qu’après une longue conversation à voix très douce, elle m’expliqua que l’absence du moindre poste de télé, chez elle, était motivée par son irrépressible peur du sang… 

     Régis Jauffret. Microfictions 2018. Gallimard, 1020p. 

     Black Mirror, 4 saisons, 19 épisodes. A voir sur Netflix.

  • J'dis ça ! J'dis rien !

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    Philippe Delerm débusque les perfidies du langage ordinaire. Dans son dernier opus dont le titre, Et vous avez eu beau temps ? est déjà tout un programme, l’auteur de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules poursuit son travail d’observateur stylé de ses contemporains et de leur façon de parler, avec autant de vivacité lucide que d’humour plus débonnaire. Un régal doux-acide…
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    Cela n’a l’air de rien, mais ça en dit parfois beaucoup. Des petites phrases peaux de bananes. Des piques mine de rien. Des mots qui sourient faux. Des formules faites pour tout ramener à plat, comme on dit. Et ça griffe. Et ça blesse parfois autant qu’une vanne directe ou qu’une franche vacherie. Et parfois ça tue, ou comme si…
    C’est par exemple votre collègue de bureau Denise qui rentre de Venise toute contente. Mais une remarque en coin lui barre son radieux sourire : «Et c’est pas trop touristique ?».
    Ou, au bar de la même Entreprise, c’est le petit Tom qui se réjouit de se faire une semaine à la Grande Pomme. Alors pour le ramener sur terre:«Et tu crois pas que c’est devenu invivable ? »
    Ou cette variante que j’ai captée au printemps dernier au moment de partir, justement, pour les States, d’une amie socialiste qui me veut toujours du bien: «Et tu vas cautionner cette ordure de Trump ?»
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    Petites perfidies bien connues, souvent sans intention vraiment méchante, mais qui trahissent autant de petites envies ou autres petits sursauts jaloux d’un seul petit mot ou d’une simple intonation. «Et ça paie d’écrire quand on n’est pas Joël Dicker ?» On note l’importance du mot «et». Ou pour l’accent tonal, après que le petit Tom s’est fait larguer par la jolie Denise: «Et tu n’as RIEN senti venir ?»

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    Dans l’esprit de Molière
     
    Si ça n’a l’air de rien, ç’a toujours été du gâteau pour les écrivains, mais pas que, vu que la santé de ce bien commun qu’est le langage, et les altérations de la langue de bois ou, aujourd’hui, de ce qu’on pourrait dire la langue de coton des administrations et des ligues de vertu, intéressent autant la quidame et le quidam que les académiciennes et académiciens, d’abord et surtout en France.
    De fait, la littérature de ce cher pays - le seul d’ailleurs au monde qui ait une gendarmerie centrale de la langue -, nous a valu de formidables nettoyeurs du parler français, à commencer par Rabelais et le Molière des Précieuses ridicules ou des Femmes savantes, ensuite avec les moralistes, de La Rochefoucauld à Chamfort, enfin avec le tonitruant et drolatique Léon Bloy, dans son Exégèse des lieux communs, véritable machine de guerre visant les poncifs de l’esprit bourgeois, dans le sillage duquel s’inscrivent, moins virulents, un Jacques Ellul avec son Exégèse des nouveau lieux communs, visant le nouveau conformisme des temps qui courent ou un Jean Dutourd avec son persiflant Séminaire de Bordeaux, entre autres bêtisiers et sottisiers contemporains.
     
    Pointes et nuances
     
    Mais revenons à Philippe Delerm, écrivain tout en finesse et malice, dont je me fais un joyeux devoir de citer un peu longuement les trois premiers paragraphes du très sympathique ouvrage qu’il vient de publier, dont les observations ne se bornent pas, d’ailleurs, à l’inventaire des sournoiseries du langage courant, mais s’attachent à toutes les nuances de nos parlotes, y compris les non-dits de la pudeur ou de la politesse.
    Ainsi commente-t-il le titre de son premier chapitre, Et vous avez eu beau temps ?«Et. Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. Dire qu’il ose se nommer conjonction de coordination ! Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent mettre la paix dans les ménages. De ceux qui se présentent avec une humilité ostentatoire : je ne suis rien qu’un tout petit outil, une infime passerelle. Vaille que vaille je relie, j’attache, je ne m’impose en rien.
    «Simagrées de jaloux minuscule. Les rancœurs ont cuit à l’étouffée dans ces deux lettres faussement serviles, obséquieuses tartuffes.
    «Et vous en prenez beaucoup ?» est-il demandé au pêcheur que l’on voit relancer sa ligne en vain depuis trois quarts d’heure. «Et vous n’entendez pas les trains ? » s’enquiert-on auprès de ce couple qui vient d’emménager près de la gare. «Et ce n’est pas salissant ?» interroge-t-on le propriétaire de ce coupé Alfa Roméo d’un noir éblouissant»…
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    Philippe Delerm ne se pose pas en moraliste vitupérant à la Léon Bloy, pas plus qu’il ne se la joue épurateur de la langue à la Renaud Camus. Plus qu’il ne dénonce, comme ça redevient la mode par les temps puritains qui courent, il énonce en écrivain, jouant d’imagination autant que de nuances en multipliant les scènes et saynètes utiles à l’illustration des bouts de phrases qu’il pêche dans le courant des conversations, telles : « J’dis ça, j’dis rien», ou «Passez un texto en arrivant», ou « Je sais pas ce qu’on leur a fait, aux jeunes », ou «C’est pas pour dire mais », ou «Je me suis permis», ou le terrifiant «Tu n’as pas lu Au-dessous du volcan ?», etc.
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    Philippe Delerm excelle même dans l’apparent anodin. Que peut-on dire, par exemple, de l’expression «Bonjour le chien !» ? On pourrait croire qu’il va s’agir de l’inspecteur Columbo, mais non, c’est de Philippe Noiret qu’il est question, avec sa voix au «velouté contrebasse», dans Le vieux fusil, et Delerm de commenter : «Le chien, c’est son nom. Un statut incontournable, comme dans ces images des écoles autrefois, où le jardinier, le paysan le forgeron étaient à la fois un être et une fonction. Cela pourrait paraître réducteur et désinvolte, mais c’est tout le contraire. Quel mieux cela lui ferait-il de s’appeler Vadrouilleur ou Pepito ? Il y perdrait de son pouvoir, de son domaine. Non, c’est bien d’être le chien, de se voir assigner un rôle aux mesures précises de son ambition. Le chien cela veut dire aussi que la vie ne serait pas possible s’il n’y en avait pas un, qu’il fait partie des gens, des murs et du jardin, de toutes les balades dont il peut être le complice ou le prétexte ». (…) «C’est fort d’être le chien, c’est fort d’appartenir et c’est fort d’exister. Quand on entend «le chien», on sait bien qu’on vous aime»…
     
    Et maintenant «nous allons vous laisser »…
     
    Celle-là, nous l’avons tous vécue d’une façon ou de l’autre : «Un long silence. On est surpris soi-même à la fois de l’assurance et de la douceur cauteleuse avec laquelle on dit : « Nous allons vous laisser.» Ensuite, l’auteur y va de son évocation de telle visite à une personne âgée, pas vraiment proche mais qu’on aimait bien voir avant qu’elle ne soit «chassée du jeu», et chacun se rappellera la scène à sa façon.
     
    «Quand même», ajoute Philippe Delerm, «au moment où on le dit, on se sent hypocrite. «Nous allons vous laisser !», avec une douceur appuyée, comme si c’était «Nous allons vous lasser ! » Oui, c’est là que la dramaturgie est un peu lourde».
    Or c’est bien comme ça que ça se passe, et des deux côtés, vu que la vieille dame a lancé sans trop y croire non plus : «Oh, vous ne me fatiguez pas ! Mais vous avez sûrement cent mille choses à faire !». Et du coup «votre beau geste reprend de justes proportions. C’est une de ces choses que l’on fait pour la satisfaction, l’apaisement de les avoir faites. Mais en dépit de ce jeu social, il y a entre vous un élan, une vraie gentillesse, des souvenirs surtout».
    Ce qui n’empêchera pas tout à l’heure, dans l’ascenseur ou dans l’escalier, des «je l’ai trouvée très amaigrie !» et cette sensation délicieusement perverse, contre laquelle on ne peut rien : Comme le vie est neuve ! »…
     
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    Philippe Delerm. Et vous avez eu beau temps ? Seuil, 158p. 2018.
     
     
     
     
     
     
     
     
    BPLT_JLK_25.jpgDessin original:
    MatthiasRihs. @Rihs/Bon Pour La Tête

  • L'autre soeur

    littérature
    Dès ma première communion j’ai choisi d’être la femme habillée.

    Je ne pense pas que ce soit de famille, sinon pourquoi ma soeur Gundula travaillerait-elle au bar à champagne de La Poularde ?

    Ce doit être une affaire de disposition innée puis d’acquisition: j’étais la petite fille de style classique, c’était pour ainsi dire un don et ensuite je l’ai cultivé.

    Il est inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l’habit n’a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieur - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.

    Tout ça pour vous dire que la sensualité n’a pas été absente de ma vie, mais je ne crains pas d'affirmer que j’ai préféré mille fois, durant celle-ci, la sensation du shantung ou du shintz, de la soie floche ou du satin à celle de la peau de l’homme à poils du cul de porc-épic.

  • Mobbing

    littérature,textes courts

    - Cette femme me colle, répéta le tout jeune nouveau comptable du service contentieux de l'Entreprise au responsable des ressources humaines, elle ne me lâche pas, elle s’assied sur mon bureau, elle me prend par le cou, elle me touche, elle me zyeute, un jour ça va finir par la main au derche, vraiment ça commence à bien faire...
    - Revenez me voir ce soir, dit le beau Tibère au pauvre garçon que sa ressemblance avec Johnny Depp désignait à toutes les convoitises.
    Et le même soir:
    - Le bouquet c’est cet après-midi. Cette fois elle m’a fait des avances claires et c’est carrément la menace. Elle me dit que ça ne serait pas bien ce soir si je ne venais pas chez elle, elle et un certain ami voudraient m’avoir rien que pour eux, ils me trouvent terriblement à leur goût et voudraient m’associer à leurs jeux, même que ça pourrait influer sur ma carrière. Vous voyez le plan ?
    Le pauvre garçon tremblait d’indignation devant le beau Tibère, qui lui fit comprendre d’un seul regard, assorti d’une caresse professionnelle, où était son avenir.

  • Interpol

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    … Alors je téléphone au Renard pour lui dire que sous la porte qu’il y a derrière la bicyclette se trouve certainement le cadavre de la buraliste bavaroise aux bas mauves, mais Kress m’objecte à juste titre que la Bavière ne regarde que Derrick, et là je te le donne en mille, que me dit le blaireau de Munich ? T’as tout compris Maguy : que les bas mauves, ce serait plutôt Fred Vargas, même qu'elle roule à vélo depuis quelque temps…


    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui sont sur un roman

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    Celui qui a déjà trouvé le sujet de son premier roman mais pas encore le verbe ni le complément / Celle qui se sent proche d’entrer en « ascèse de création » / Ceux qui préparent leur « nouvelle campagne d’écriture » / Celui qui n’a pas de cancer à raconter mais une cousine castratrice et des collègues jaloux au Lycée Malraux / Celle qui ayant lu le dernier Gavalda s’exclame : « Et pourquoi pas moi ?! » / Ceux qui se lancent dans une intrigue échangiste avec les nouveaux voisins qu’ils développeront à quatre mains sur le papier genre sit com /  Celui qui a déjà prévu toutes ses réponses à François Busnel / Celle qui a trop à dire pour se  taire / Ceux qui estiment qu’un roman sera la meilleure relance de leur succès au karaoké et un plus au niveau de leur estime de soi / Celui qui a rodé son sujet en atelier et va le creuser à Capri / Celle qui a fait l’acquisition d’un IMac à écran 27 pouces pour que son roman explose / Ceux qui croient à la réincarnation du roman animalier / Celui qui est à la masse depuis que sa protagoniste Maud-Adrienne n’en fait qu’à sa tête / Celle qui se dit « sur la ligne » de Christine Angot en plus femen / Ceux qui ont fondé une assoce de jeunes romancières et romanciers afin d’échanger à tous point de vue et de faire front commun à la critique établie des plus de 27 ans / Celui qui a lu tout Balzac et en reste au Chef-d’œuvre inconnu / Celle qui se cherche un agent performant / Ceux qui seront de la Grande Offensive de septembre / Celui qui estime qu’avec un roman de 2666 pages il peut faire aussi bien sinon mieux que Roberto Bolano ce Latino surestimé en Allemagne / Celle qui va river son clou à Jean-Patrick ça c’est sûr /  Ceux qui considèrent que le public ne mérite pas leur deuxième roman au vu du piètre accueil qu’il a réservé au premier / Celui qui a passé du roman à la nouvelle sans renoncer au Goncourt à long terme / Celle qui a intitulé Le Mystère d’Angkor son mélo minimaliste « à la Duras » qui se passe entièrement dans une chambre d’hôtel de Vesoul dont le seul ornement est un vieux chromo des fameux temples visiblement découpé dans un illustré des années 1920-30 avant d’être mis sous verre parquelque main inconnue – là gisant le mystère / Ceux qui évitent de surligner le sous-texte de leur roman fonctionnant sur le non-dit du pulsionnel, etc.

  • De brûlants icebergs


    Icebergs10.JPGIcebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, 2007.

    L’art d’un jeune cinéaste ne s’évalue pas souvent en deux plans trois séquences, et c’est pourtant l’évidence d’un grand talent personnel qui saisit à la vision d’Icebergs, premier court métrage de fiction de Germinal Roaux, qui obtint l’an dernier le prix Action Light du meilleur espoir suisse au Festival de Locarno et le prix de la Relève pour le meilleur court métrage 2007 aux journées de Soleure, entre autres distinctions revenues à ce réalisateur romand de 33 ans.
    Icebergs9.JPGIcebergs1.JPGDans le labyrinthe urbain dont le premier espace est une barre de banlieue comme enserrée elle-même dans une enceinte de béton, où les voix résonnent clair et dur, Rosa, qui s’éveille dans l’intimité d’un gros plan très doux avant d’enfiler son survêt de fille à la coule, illico coiffée de son écouteur à rap, puis de rejoindre son amie Céline au rouge à lèvre excessif (elle le lui dit et l’autre rectifie recta, bonne fille), s’aperçoit dans le métro qu’on lui a fauché son phone, dont elle repère bientôt le probable voleur en la personne d’un jeune beur visiblement stressé aux yeux de gazelle qu’elle traque dès l’arrêt, avec sa camarade, jusque dans les chiottes messieurs de la gare voisine où elle obtient bel et bien ce qu’elle voulait. La petite furie, d’un regard, a pourtant « kiffé » son bandit, la chose n’a pas échappé à Céline, gredin qu’elle retrouvera en fin de course dans la rame du métro de retour, alors qu’il vient de piquer le portable d’une passagère...
    Icebergs4.JPGL’argument est mince et très significatif à la fois, genre fine nouvelle d’Annie Saumont ou du Vincent Ravalec des débuts, mais le film le traite avec une rapidité et une délicatesse de touche sans faille. Icebergs8.JPGChaque plan dit quelque chose, les jeunes acteurs (Marie Bucheler parfaite en Rosa, Xila de Blasi et Leandro Silva, non moins convaincants dans les rôles de Céline et Kader) sont remarquablement dirigés, l’image est belle sans donner jamais dans l’esthétisme ou la grisaille misérabiliste, le jeu des plans suit un mouvement fluide et « construit » l’espace avec une sorte de grâce naturelle et rigoureuse, le détail des observations sur le milieu est d’une constante justesse et la dialogue aussi, elliptique et codé, rend compte de cet univers aux parents invisibles ou réduits à des voix (un seul voisin fait figure de râleur patenté), sans que rien de plus ne soit dit. En 14 minutes intenses, Germinal Roaux fait bien plus qu’un exercice de style : il signe un vrai film d’une imposante maîtrise. Pour le climat affectif et la "couleur" du noir et blanc, Icebergs rappelle un peu Les coeurs verts d’Edouard Luntz (1965), sans qu’il s’agisse ici de « cinéma vérité ». Roaux.jpgSi vérité il y a bel et bien, elle passe par le geste et l'extrême sensibilité du filmeur et des jeunes acteurs, plus que par le « document ». C’est pourtant par le documentaire que Germinal Roaux s’était fait connaître, en 2004, avec la mémorable évocation de la vie d’un jeune trisomique, intitulée Des tas de choses. Un pas de plus est fait avec Icebergs. On attend la suite avec une ardente (et confiante) impatience…
    CAB Productions, 14min. On peut voir le film sur le site de Germinal Roaux: http://www.germinalroaux.com/

  • Mon pote le trisomique

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    Le premier film de Germinal Roaux, Des tas de choses, 2004.

    On voit d'abord des mains potelées en gros plan, puis c'est un petit bonhomme sur un album de photos qui évoquent l'enfance de Thomas, constatant aujourd'hui les signes « mongoloïdes » distinctifs qui ont marqué sa différence sur ces premiers portraits. Avec une lucidité lancinante, parfois « trouée » par des flous, des dérapages ou de soudaines impossibilités de s'exprimer (un long effort de concentration, face à la caméra, aboutissant à un « ah, putain !» découragé), Thomas raconte et commente sa vie de handicapé, avec le souci d'emblée déclaré de témoigner pour les autres et d'offrir d'eux une « meilleure image ».

    Thomas Bouchardy est fier de se présenter en tant que premier trisomique suisse engagé comme serveur dans une auberge, pratique la musique depuis des années (il aime le rock et rêve de faire de la politique pour améliorer la Fanfare de Carouge ...), et collectionne fièrement les médailles de natation. A l'Auberge de Satigny, de vieux habitués, qui ne savent pas trop en quoi consiste son handicap, disent l'apprécier beaucoup. Et lui-même va répéter son plus cher désir, d'être papa et d'avoir des enfants ... comme tout le monde.

    Cependant Thomas n'est pas tout à fait comme tout le monde. Son handicap est là, et c'est avec son handicap que Germinal, son pote, 28 ans comme lui, a choisi de le filmer. Ainsi verra-t-on Thomas porter un plateau de verres sans vaciller ou manier les baguettes d'une batterie, mais aussi baver, bégayer, roter et faire le zouave, comme un grand môme. On le verra sourire aux anges, mais parfois une ombre de désarroi troubler son image. On verra notre semblable et notre frère, mais aussi cet être marqué par la différence liée à son chromosome « de trop ». Thomas aussi s'est vu: Des tas de choses lui fut soumis en primeur par Germinal, prêt à gommer tout ce qui le choquerait. Et Thomas s'est reconnu. Comme ses parents l'ont reconnu, un peu effrayés tout de même par l'extrême franchise du portrait. C'est que Thomas s'est livré à Germinal plus qu'à ses propres parents, avec lesquels il a toutes les pudeurs.

    Rien d'impudique, au demeurant, dans le premier « court » de Germinal Roaux, né à Lausanne en 1975, sorti de l'Ecole Steiner pour une grande virée en Afrique et de celle-ci passé à la photo, notamment à L'illustré où il signe des portraits de la série « Vécu ». « J'ai toujours été attiré par la différence, explique-t-il plus précisément, et curieux de découvrir ce qu'elle pouvait nous apprendre. Lorsque j'étais enfant, j'avais un peu peur des handicapés. Pourtant, je sentais qu'il y avait chez eux une sensibilité particulière et tout un univers ignoré. »
    A Thomas Bouchardy, Germinal Roaux a d'abord consacré un reportage photographique avant de lui proposer cette aventure commune. « Le problème était évidemment de savoir comment le présenter. Finalement, je me suis rendu compte qu'il fallait tout focaliser sur lui, en écartant parents et éducateurs. Comme les questions trop précises le bloquaient, je me suis efforcé de le laisser me guider. A partir d'une vingtaine d'heures de prises, j'ai ensuite opéré un premier montage, beaucoup trop linéaire, que Fernand Melgar m'a conseillé ensuite de retravailler comme un puzzle. »

    A relever alors, et qui annonce un véritable auteur: la « musique » coulée d'un style et la vivacité d'un rythme, ou le noir / blanc sert parfaitement l'approche du jeune cinéaste. Le portrait-témoignage de Thomas devient alors poème, illustrant l'aspiration de Germinal Roaux à opposer, au déferlement chaotique du tout-à-l'égout de l'image, une vision personnelle habitée par l'émotion, l'exigence du sens et la beauté.

    Germinal Roaux, Des tas de choses. Court-métrage (28 min.)

  • Ceux qui poussent tout au noir

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    Celui qui noircit tout par plaisir morbide assez puéril en somme / Celle qui gratte ses plaies scrutées à la loupe dans sa salle de bain à double vasque / Ceux qui lisent Détective avec la plus morose délectation / Celui qui prétend que tout est pourri pour avoir moins à réfléchir / Celle qui rêve d’une nouvelle vie sans gluten / Ceux qui citent volontiers Cioran le désespéré dans leurs groupes de parole d’intermittents du suicide / Celui qui ouvre le livre de Cioran intitulé Écartèlement et tombe sur cette phrase : La Mort est ce que la vie a inventé jusqu’ici de plus solide, après quoi il ferme le livre et retourne manger du chocolat / Celle qui ne mange que du chocolat noir ainsi que le lui a recommandé son kinésithérapeute féru de Schopenhauer / Ceux qui hésitent entre la moustache de Nietzsche et les rouflaquettes de Schopenhauer / Celui qui va pour se pendre dans la forêt dont il revient avec un plein panier de chanterelles odorantes et gracieuses / Celle qui remet l’arme dans le tiroir après que Jean-paul s’est tiré une balle à blanc / Ceux qui se saoulent à mort à l’eau-de-vie et s’en vantent à vous faire crever d’ennui / Celui qui sortant de la grande expo de Soulages se réjouit de voir un camion rouge sur fond de ciel vert / Celle qui se peint la bouche en noir et les molaires avec / Ceux qui cherchent un coin de ciel bleu dans le dernier livre de Regis Jauffret qui ne fait même pas rire jaune / Celui qui a toujours vu dans le pessimisme à la française une sorte de pose austro-allemande / Celle qui positive a l’envers et n’en est pas plus attirante qu’une fausse veuve / Ceux qui n’estiment pas plus le pessimisme béat que son contraire béant, etc.
    (Cette liste fait écho à la lecture, assez consternante à vrai dire, des plus de mille pages des Microfictions de Régis Jauffret)
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  • Sublimation

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    …Mon œuvre poëtique est toute spirituelle d’inspiration, toujours j’ai cherché, dans le monde qui nous entoure, et les êtres, et les choses de ce monde, l’Âme essentielle de ce monde que ma Muse et mon Art m’ont permis de chanter dans mes poëmes, ainsi peut-on dire que ma Poësie est l’émanation toute désincarnée et toute spirituelle des Fleurs du Jardin, des Fruits du Jardin et du cul du Jardinier…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui n'ont rien à cacher

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    Celui qui est transparent a l’œil de sa webcam en stand by / Celle qui met en ligne un selfie de son sosie / Ceux qui ne se laissent jamais scanner sans string / Celui qui dit tout à sa mère porteuse de bretelles / Celle qui tient les drones du ménage / Ceux qui ont des dossiers sur tous leurs voisins / Celui qui se cache pour penser / Celle qui dénonce la nouvelle Miss Hongrie surprise à lire un livre de Martin Heidegger ce facho notoire / Ceux qui ont trop de fierté pour se montrer leurs poèmes / Celui qui déshabille du regard la dentiste qui lui rhabille une molaire / Celle qu’on a vu à la télé sans préavis au collectif / Ceux qui ne s’expriment qu’après cooptation des camarades formés / Celui qui en sait long sur le Vatican et le dit chez Ruquier sans faire d’amalgame / Celle qui exige de la banque qu’elle lui dise son secret maintenant qu’elle lui a fait un dépôt / Ceux qui avouent qu’ils ont quelque argent non sans manifester la même pudeur que ceux qui n’ont ont pas, etc

  • Mémoire vive (115)

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    Lambert Schlechter, dans son dernier livre (Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager), note ceci sans en préciser ni la date ni l’objet : « J’étais sûr que cela n’arriverait opas.J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’tait pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant ?? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté ».

    °°°

    Le camarade Michael Wyler se déchaîne, dans sa dernière chronique de Bon Pour La Tête, contre le délire publicitaire et commercial boosté par Halloween, le sinistre Black Friday et les fêtes de Noël. J’abonde évidemment, en prônant l’éradication des marchés de Noël après traitement au napalm, et la chasse à toute effigie de l’odieux pédophile a barbe postiche et pèlerine rouge dont le culte est devenu la plus sinistre mascarade de ce temps de folie consumériste. Jawohl !

     

    9782246813705-001-T.jpegJ’aborde le Traité des gestes de Charles Dantzig avec autant d’intérêt curieux que de reconnaissance. Une mine ! Une nouvelle somme de lectures du monde à sa façon et une constante incitation à rebondir pour un lecteur de mon genre. Il y a là de quoi faire une bonne et belle, allègre chronique.

    Il va de soi que le langage des gestes ne se limite pas à la langue des signes des gentils malentendants pas plus qu’aux méchants doigts et autres bras d’honneur des crétin(e)s qui vous dépassent à toute heure sur les autoroutes de la muflerie, appelant autant de gestes réactifs appropriés ou non, etc. 

    Le premier geste de l’enfant est comme une signature perso, qui rappelle celui de notre ancêtre se hissant sur ses pattes antérieures pour apposer ses mains enduites de sang de bison au plafond de la grotte d’Altamira ou partout ailleurs – aujourd’hui entre tags et graffiti. 

    Je suis donc je bouge. Je tique donc je toque à l’attention d’autrui. Je me prends la tête pour me la jouer penseur de Rodin mais ça peut aussi signifier un gros chagrin ou une migraine à se damner – geste du revolver sur la tempe. Si Hannibal Lecter se retourne pour vous jeter un regard à la fin de l’épisode, vous savez que ce geste est une menace de plus. 

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    Il y a les gestes polis de nos grands-pères soulevant leur chapeau, comme il y a le geste minable de celui qui fauche une fleur sur une tombe, les gestes élégants ou les gestes de la moquerie, les gestes pour-ne-rien-dire ou les gestes déchirants. 

    «Superficiels, écrit Charles Dantzig, les gestes sont plus importants que nous ne le pensons, nous qui les laissons sortir de nous et y rentrer comme des coucous, et sans leur accorder plus d’attention; un appui à nos paroles, des éclairs de nous, je ne sais quoi d’autres».

    Des éclairs de nous! Des reflets, des aveux involontaires ou conscients, des morceaux de nous qui sont comme des possibilités d’ILS, de VOUS tous et de tous mes MOI. Bref, comme rien de ce qui est humain n’échappe à la chanson de geste des gestes, il y a une anthropologie de la gestuelle, une poétique du beau geste ou de la moche attitude (gestes de la petite emmerdeuse ou du gros con), une typologie du geste cinématographique (le geste de Charlot qui balance son mégot dans le tuba du musicien voisin ou celui de Marilyn retenant l’envol de sa robe-corolle au-dessus de la bouche d’aération du métro, une doxologie (geste du Seigneur bénissant) ou une démonologie (geste du saigneur sévissant) de ce langage plus récemment intégré dans l’investigation psychologique ou policière des profileurs «mentalistes», etc.

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    Ce jeudi 7 décembre.- Grand bleu sur l’étincelante blancheur des crêtes d’en face. L’imbécile de la Maison blanche continue de faire des siennes en proposant le déplacement de la capitale israélienne à Jérusalem. Le monde commence à réagir mais il n’en a rien à battre, même si cette folie sent la chute de l’Empire. 

    °°°

    L’observation des dits et gestes de la meute, notamment sur Facebook, me fascine ou peu s’en faut, un peu comme la bêtise fascinait Flaubert, qui en a tiré un Dictionnaire et cette espèce de chef-d’oeuvre que représente Bouvard et Pécuchet. Je prends note à distance, sans cesser de sourire. J’évite de participer au moindre débat et me garde de formuler opinions ou professions de foi à la petite semaine. Ma lucidité et mon sens commun, frottés d’un esprit débonnaire, m’empêchent de participer à tout ça

    °°°

    Annie-Dillard-e1452695699128.jpgAnnie Dillard, dans Au présent : «Nous sommes la génération civilisé n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n°7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle àl’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière. »

    °°°

    Suisse6.jpgLes lieux, il faudrait plutôt dire les territoires ou les zones sensibles arpentés par Fleur Jaeggy et Robert Walser sont ceux de la poésie, qui font écho (à mes oreilles en tout cas) aux Illuminations de Rimbaud et, pour l’atmosphère, aux contes de Grimm, entre fulgurance parfois obscure et magie blanche. Le territoire du crayon de Walser est à la fois compulsif et conquérant, comme la phrase de Fleur aux si saisissants raccourcis. Le présent de la poésie ramasse tout et le jette en avant dans le précipité de la mémoire, où nous sommes à l’instant et serons demain.

    Ces territoires sont aussi les miens depuis la forêt de mon adolescence ne demandant rien à personne mais répondant à l’injonction de Michel Strogoff et de nos braves parents : «Regardez !»

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    Affirmer que Dante est l’homme le plus dénué d’esprit de l’histoire de la littérature, comme s’y risque Charles Dantzig dans son Traité des gestes, me semble relever de la même futilité à la française, à vrai dire insignifiante, que lorsque notre censeur conchie Céline ou Dostoïevski, entre autres «gestes judiciaires» expéditifs. Mais on se rappelle qu’au chapitre des énormités célèbres un Nabokov réduisait à rien un Faulkner et que Céline, précisément, fit de Proust un snob à chichis sans intérêt. 

    Bref, on ne demande pas, au jardin zoologique, à la gazelle de comprendre la psychologie du rhinocéros, ni à celui-ci d’être sensible au chant du rossignol, et l’on passe donc allègrement sur ces agaceries pour achopper à la substance incessamment surprenante et tonique du dernier livre de Dantzig.

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    Le délire d’opinion atteint un summum sur les réseaux sociaux et les commentaires de blogs, dont ceux de la République des lettres de Pierre Assouline fournit le plus éloquent exemple. Ainsi, après un article intéressant de celui-ci sur le livre d’Amaury Nauroy, Rondes de nuit, peut-on lire plus de 1000 commentaires dont quasi aucun n’a de rapport pertinent avec le texte initial – l’un d’eux, à propos de Philippe jaccottet, montre au plus une méconnaissance totale du sujet -, chacun y allant de son petit discours sur tel ou tel thème repris par les membres régulier de cette espèce salon en ligne tenant plus du café du commerce. 

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    334647_2946066977591_189400329_o.jpgMon sentiment, à jamais contradictoire, d’être à la fois partout chez moi et sans cesse déplacé, fonde la double relation d’intime adhésion et de réserve que j’entretiens avec le monde.

    C’est un sentiment remontant à l’enfance, à la maison de notre enfance et au jardin, au quartier, à la forêt et aux premières échappées de ce premier cercle de notre enfance.

    Né sous le signe des Gémeaux, je me suis toujours senti partagé, mais cette nature double à tous égards ne se borne ni à la détermination des astres ni à une typologie psychologique particulière : elle reflète à mes yeux la Nature même, avec son ambivalence que le jour et la nuit ne cessent de rythmer en alternance.

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    «Rien ne me paraissait plus beau, enfant, que de voir ma mère s’asseoir. Elle pliait ses belles jambes, descendait vers la galette de la chaise en gardant le torse droit puis, assise, rejetait ses jambes de côté.» 

    Ainsi s’exprime le Dantzig doux et sensible, dont l’écriture toujours précise nous apprend qu’une chaise a une «galette», avant de durcir le ton sur la même page: «La grossièreté des hommes qui s’asseyent en écartant les jambes dans le métro est un des signes les plus révoltants de l’indifférence à autrui, c’est-à-dire du manque d’imagination».

    Et ceci encore qui me ravit décidément : «A l’instar de la parole mes gestes ne sont pas moi seul», lit-on ainsi dans le beau chapitre intitulé Papillons, papillons. «L’homme est une oeuvre d’art qui s’ignore. Cette œuvre se crée par les gestes plus librement que par la parole, aucun tyran n’ayant pensé à inventer une syntaxe des gestes pour nous faire nous mouvoir de la naissance à la mort comme dans un stade maoïste. Être hors de soi ne devrait pas vouloir dire être en colère. Papillons, papillons, sortez de moi, allez vers mes frères, sculpture légère, erronée, vivante».

    Et ce bel envoi final: «Dans le jardinage à la française de la vie par le Temps, les gestes font des crocs-en-jambe, des pieds de nez, tirent la langue. Venez, enfants moqueurs! Les gestes contredisent le Temps!» 

     

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    Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours Le Frère de XX, dernier recueil de brèves proses de Fleur Jaeggy après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser,  découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom de l’auteur oublié ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine. 

    Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite.

    La première page des Années bienheureuses du châtiment, premier joyau scintillant de la constellation poétique de Fleur Jaeggy, fait d'ailleurs référence explicite à la mort de Walser dans la neige, et la jeune Fleur, aussi teigneuse que tendrement amoureuse, aura sans doute retrouvé un  frère occulte dans le Jakob von Gunten de L’institut Benjamenta, confronté à la même splendide autorité directoriale qu’elle a connue à l’institut Bausler pour jeunes filles riches tenu par le couple classique de la femme capitaine et de son conjoint falot.

    °°°

    Bellini01.JPGIl est à noter que cet enfant regardait par la fenêtre et plus souvent qu’à son tour, et que dans le préau c’était en son for intime qu’il avait l’air de sonder tout le temps que durait la récré, et qu’à la table des siens, à la prière de la grave église du quartier, partout où les visages ne peuvaient se dérober c’est lui qui scrutait et que tout le reste du temps il épiait, observait : observait la voisine de la maison bleue dont la fille au petit faciès de vieille reste prostrée à journée faite, observait le facteur Verge d’or ainsi nommé pour ce qu’on savait des longs intermèdes de sa tournée, observait la salutiste en sempiternel tablier gris, observait et notait tout sans laisser rien paraître - sans rien d’écrit jsuque-là mais n’était-il pas à craindre que tout ça ressorte un jour dans quelque cahier noir, et qu’en serait-il alors de notre tranquillité ? se demandaient les gens du quartier n’aimant guère les histoires …

    °°°

    L’enfance selon Robert Walser et Fleur Jaeggy n’a rien de sucré ni de rassurant, pas plus que les contes de Grimm où l’ogre et la fée font partie de l’enchantement. Bernanos opposait justement l’infantilisme et l’esprit d’enfance. Or celui-ci, de tous les âges, tire sa force de sa fragilité. La douleur enfantine est source de bonheur, nous suggère Fleur Jaeggy, et ce n’est pas un paradoxe morbide. De son côté, comme l’a bien vu Kafka, qui l’admirait et le continuait à sa façon, Walser poursuivait l’exploration de la forêt magique, mélange d’émerveillement et de terreur, des contes de Grimm transposés dans la réalité quotidienne où l’enfant est supposé faire l’apprentissage de la vie en distinguant – première leçon –, ce qui est important de ce qui ne l’est pas.

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    Ce qui est important dans la vie, grosso modo, c’est de réussir. Voilà ce qui est recommandé au petit garçon de 8 ans par sa sœur aînée, dans Je suis le frère de XX, alors qu’il a décidé de mourir quand il serait grand. Et c’est le même projet, on dirait aujourd’hui le même plan de carrière qui est proposé aux pensionnaires de l’institut Benjamenta, imaginé par Robert Walser, et aux jeunes filles de la pension Bausler décrite par Fleur Jaeggy.

    Or la réponse de Jakob von Gunten, double poétique de Walser dans L’institut Benjamenta, est clairement formulée: «A l’idée que je pourrais avoir du succès dans la vie, je suis épouvanté», à quoi il ajoute: «Je me fous du monde d’en haut, car là, en bas, j’ai tout ce dont on a besoin, les beaux vices et les belles vertus, le sel et le pain». Et la narratrice des Années bienheureuses du châtiment, plus portée aux rêveries solitaires sur les alpages cristallins d’Appenzell qu’à la réalisation des ambitions de sa mère, laquelle lui dicte sa conduite dans ses lettres envoyées du Brésil, manifeste la même résistance douce et têtue au drill et au formatage. 

    Tout cela par molle paresse ou je m’en foutisme anarchisant? Nullement. Alors pourquoi? La réponse est la même que donnait Blaise Cendrars quand on lui demandait pourquoi il écrivait: parce que. Parce que j’aime chanter. Parce que j’aime dessiner. Parce que j’aime écrire. Parce que j’aime aimer et que ça m’importe plus que de réussir selon vos codes. 

    Ainsi Jakob von Gunten envisage-t-il la fortune: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or»…

    Robert Walser considérait le fait d'écrire comme un acte sacré, et de même y a-t-il, dans l'écriture de Fleur Jaeggy, comme une aura de pureté. Mais est-ce à dire, là encore, qu'on flotte dans le vague ou le flou ? Au contraire: la poésie de Walser et de Fleur Jaeggy capte la réalité avec une simplicité et une précision extrêmes. Aussi allergiques l'un que l'autre aux idéologies politiques ou religieuses, ils n'en sont pas moins attentifs au monde, chacun à sa façon.

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    Michael+Sowa+(7).jpgY aura-t-il bientôt des jacuzzis dans nos églises ? Quand les croyants de ce pays disposeront-ils enfin de barbecues sur les pelouses attenantes aux lieux de culte ? Que font les synodes et les épiscopats de nos cantons en sorte de proposer à leurs clients des services appropriés et conviviaux ? Telles sont les questions que je me poserais si je me sentais concerné par ce qu’est devenue la pratique religieuse assimilée à une forme de développement personnel…

    Le fantastique social, ou plus précisément le réalisme panique, me semble un excellent vecteur critique, qui ne se borne pas à l’humour, trop souvent diluant, mais force le trait ironique sans pour autant donner dans le ricanement stérile. Il y faut une dureté douce, si j’ose l’oxymore, une main de velours dans un gant de fer, et la meilleure modulation en est celle de la poésie. Michaux en a montré le chemin et balisé la piste de décollage, pas toujours avec le même bonheur au demeurant.

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    «Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël.» 

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    Ainsi commence le récit de Fleur Jaeggy intitulé L’Ange suspendu, dont la féerie noire est à la fois ancrée dans un temps et un lieu (les souvenirs et lendemains de la DDR), et qui m’a semblé rejoindre, par delà les années, le récit, par Carl Seelig, de la mort de Robert Walser dans la neige du Rosenberg, sur les hauts de Herisau, quand le cœur du poète le lâcha dans la lumière étincelante de ce début d’après-midi de Noël. 

    Robert Walser, cet original souvent mal luné, était il un ange? Les services administratifs du Ciel, dont il ne parle guère, se tâtent à ce propos, mais ce fragment de L’Ange suspendu de Fleur Jaeggy me parle de lui: «L’enfant est accompagné par un vieillard. Le patron, son maître. D’aspect, il ressemble à un moine et à un joueur de poker, comme ceux que l’on voit dans les films. Il a instruit l’enfant. Il l’a habillé et nourri. Il lui a donné un endroit où dormir. Le vieillard a échappé aux prisons, aux bûchers et aux écoles. En échange, l’enfant doit prêcher et demander l’aumône. L’obole. Une haine fraternelle les unissait. L’enfant sent autour de son cou la corde qui le lie à cet homme. Il sentait dans tous ses os et son sang un besoin primordial de haine. Et c’est ainsi que l’enfant parvenait à émouvoir, quand il lisait ses sermons. «Et maintenant, chante», lui disait le vieillard. L’enfant hurle en suivant le Livre des Hymnes. Les femmes l’entouraient. Chacune d’elles lui donne l’obole. Elles caressent sa tête, le capuchon pointu en laine noire. Elles veulent le toucher. L’enfant les regarde avec amour, comme le vieillard le lui a suggéré. C’est Noël. Le butin est consistant»…  

     

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    Dillard.jpgUne chronique publiée à l’aube d’une nouvelle année se doit d’annoncer de bonnes nouvelles, et je me fais fort d’en proposer au moins une: c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler! Ainsi faut-il lire illico Apprendre à parler à une pierre, de la même Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.

    Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences: «J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne: ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue». 

    Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins». Et d’ajouter: «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades». 

    Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée. Annie Dillard complète en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau: «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…  

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    Ce dimanche 31 décembre. – Ma dernière lecture de l’année écoulée sera la première de l’an neuf, sous le titre de Bluff, dont le contenu est à l’opposé de ce que ce mot suggère à l’ordinaire. De fait il n’y a pas une once de crânerie vide dans ce nouveau roman de David Fauquemberg, formidable évocation du combat de l’homme en prise avec les éléments déchaînés, chasseur et poète, pêcheur et penseur de la plus noble lignée…

  • Ceux qui hantent le Dédale

     

    79267921.jpg Celui qui va partout sans que ça se sache / Celle qui a les mollets tatoués de fleurs carnivores / Ceux qui font des performances sous le nuage rougeoyant / Celui qui a vu couler le navire amiral de la flotte impériale / Celle qui se reconnaît dans la grande fleur de papier clouée au mur / Ceux qui ont si peu de fantaisie qu’ils ne voient que dalle dans le musées des cloques / Celui dont la vanité blessée flatte l’orgueil / Celle dont l’œil reste coincé dans la serrure indiscrète / Ceux qui ont bien connu Cravan et Crevel les boxeurs à complications sentimentales / Celui  qu’on dit le plus beau skater sarde hélas absent des images de Germinal le skatophile / Celle qui ne stresse pas quand le rapeur lui râpe les reins / Ceux qui trouvent au radiateur rouillé la même beauté mélancolique qu’à la Joconde et le même sourire ambigu si tu regardes bien / Celui qui chevauche la machine à coudre à tendances zoophiles / Celle qui reconnaît Madeleine Duras sur le tableau de Flynn dont on sait le goût pour les femmes garagistes / Ceux qui font de la musique bleue dans le salon grenat sans quitter leurs collants genre Mick Jagger déhanché / Celui qui rend leur dignité aux lettres encrées très noir genre Pollock avant les taches / Celle que l’inscription LESS THAN ZERO fait replonger (le plongeoir = das SprungBRET) dans ses souvenirs de Mulholland Drive et ses jeunes gens vagues / Ceux que les collages du capitaine Flynn font décoller / Celui qui balance son boomerang dans le ciel de l’été indien qu’un orage lui ramène entre les dents le printemps suivant / Celle qui vaticine dans l’antichambre papale où soupirent les pédos grondés / Ceux que leurs mots sucent par la racine / Celui qui met les mots en boîtes à bijoux / Celle qui se retrouve partout chez elle sauf à lamaison où son ex ne l’attend plus depuis le transfert de ses fonds sur le compte de l’avide psychiatre Gwendula / Ceux qui ont passé du conceptuel au contextuel  sans cesser d’être cons comme des boulets / Celui qui a lancé la mode des veuves empaillées avec bijoux de prix / Celle qui se dit veuve de paille à ses nouveaux gigolos tout feu tout flamme / Ceux qui prétendent que François Hollande s’est fait une Malgache intégriste mais ça reste à prouver par le magazine Valeurs actuelles  dont les sources sont parfois toxiques / Celui qui a lancé la mode du Barbie Mec à préférence sexuelle différente et votant social-démocrate / Celle qui n’a peur de rien sauf des  plasticiens méchants heureusement rares / Ceux qui vous ont à l’œil genre Minotaure  à cam de surveillance, etc.

     

  • Du chien

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    Diatribe de Ludwig Hohl contre les chiens supposés nuire à l'esprit; avec un bémol final...

    Le plus clair de son temps, à quoi le passe-t-il ? Soit à faire ses besoins, soit à quêter l'odeur d'urine, aboiements à l'appui.

    Le gros avantage de Vienne sur la Hollande, et même sur d'autres régions plus agréables: on n'y porte nulle estime à ces créatures sans nom, qui sont tenues au port de la muselière. C'est un début. Moi je rêve d'un Etat futur où les chiens seraient éradiqués. (Comme on fait aujourd'hui pour les sangliers, qui en comparaison ne sont que de braves bêtes innocentes. - Pour tout chien supprimé: une récompense; pour tout chien dissimulé, une amende).

    Existe-t-il un seul homme d'esprit qui estime les chiens ?

    Ils prétendent en avoir besoin pour garder la maison.- Pourquoi pas des ours, des serpents, des tigres ! Ceux-ci ne tuent que les corps; les chiens, eux, tuent l'esprit.

    Et puis, qu'ont-ils donc à garder tellement ! Les voleurs ne sont pas aussi dangereux que les chiens, et de loin. Qu'on s'arrange pour posséder un bien qui ne peut être volé ! L'homme a le devoir d'être riche: la richesse, c'est la productivité, c'est le pouvoir de donner; si l'on est riche en argent, eh bien qu'on le donne.

    Les sons émis par les chiens: simplement les sons !Existe-t-il un seul être pensant dont les pensées n'aient pas été tuées par cela ? - Sur mon âme ! Quand cela survient la nuit, quand l'aboiement déchire l'obscurité; quand dans la rue calme, surgi par derrière, un cabot renifle... - n'est-ce pas alors qu'il faudrait tenir, à portée de la main, un revolver chargé ?

    Mais regarde donc les mouvements de cette créature accompagnant son "maître": as-tu des yeux ?

    Regarde-les, regarde ces pieds plats, ces jambes hautes, ces longs poils et ces poils ras ! Regarde le manège de leur queue, leur démarche louvoyante et oblique ! Leur museau lubrique, leur langue pendante, leurs yeux doucereux et coulants, ou qui leur sortent de la tête comme des belladones; et leur pelage, paradis des puces ! Est-il rien de plus stupide qu'une patte de chien ? Regarde ces petits roquets blancs, ou ces chiens de berger, avec leur faciès de maître d'école ! Et qu'est-ce qui unit toutes ces créatures ? La recherche nasale, incessante et frénétique, de l'urine.

    On peut faire une petite exception pour quelques exemplaires de certaines grandes races (à vrai dire je distingue mal des "races" parmi la racaille). Sans rien avoir qui les rapproche de l'homme ou des animaux supérieurs, ces quelques exemplaires évoqueraient plutôt le crapaud; c'est ça: leur comportement s'apparente vaguement à celui du crapaud.
    En comparaison du chien, même la punaise est admirable. La punaise et ses entreprises fantastiques: telle un tank, elle accomplit avec peine un voyage infini, semé d'embûches et de complications.Parvenue au bout, elle oeuvre, toute à sa passion, sur le corps d'un homme dont les dimensions, comparées aux siennes, défient notre imagination: une montagne, mais une montagne qui remue, et qui pourrait se renverser sur elle.

    Les chiens ! Pour ces créatures qu'on a coutume d'appeler Flora, Fauna, Victoria, je propose les noms suivants: Oeil-de-pute, Sac-à-puces, Innommable !. (*)

    (*) On risque de ne pas comprendre qu'il s'agit de poser des principes, et non de haïr quelques pauvres créatures. Au fond, j'exhale surtout ma rage contre certaines caractéristiques humaines. Un certain type humain. S'il est nécessaire, cependant, de faire des exceptions, je citerai en tout premier lieu le petit chien décrit par Konrad Bänninger dans L'Esprit du devenir; et celui du Divan de Goethe, qui, avant d'être admis au paradis, a "si fidèlement accompagné les Sept Dormants" dans leur sommeil.
    (...) Je pourrais citer encore d'autres cas. Je m'en tiens à celui-ci: je venais de poser ma plume et je sortais dans la rue. Là, juste au coin, un petit chien inconnu m'attendait; son regard était si plein de reproche que je compris tout de suite: "Il a lu mon texte". Il n'aboyait pas. Son reproche, si calme, confinait à la tristesse. Je lui donne ici l'assurance qu'il n'était pas concerné par ma diatribe.


    Ludwig Hohl, Notes ou de la réconciliation non-prématurée. Traduit de l'allemand par Etienne Barilier. L'Age d'Homme, 1989, 535p,


    Image: le fox Snoopy, ange gardien de La Désirade.

  • Ouverture en beauté

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    Premier grand livre de l'année 2018: Bluff, de David Fauquemberg, à paraître ces jours chez Stock.

     

    C'est un pur bonheur, en ces premiers jours de l'an, de constater que le nouveau roman de mon socio David Fauquemberg, après les déjà si remarquables Nullarbor (Prix Nicolas Bouvier 2007), Mal tiempo et Manuel El Negro, marque une nouvelle envolée, à la fois épique et lestée de poésie élémentaire, d'un romancier à l'extraordinaire capacité d'évocation fondée sur la meilleure connaissance, concrète et vécue, du thème traité (ici le combat des hommes avec la mer au front sud de la Nouvelle-Zélande - entre le port de Bluff et les fjords propices à la pêche à la langouste - et le brassage des cultures locales à valeur universelle), avec un souffle et une empathie humaine renouvelés - bref, un premier grand livre pour marquer ce début d'année !!!

     

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    (Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de JLK sur Bluff, à venir...)

  • Appelfeld notre frère humain

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    En lisant La chambre de Mariana d’Aharon Appelfeld. Modeste révérence à un grand Monsieur qui vient d nous quitter.


    Comment répondre aux mots de la haine ? Comment résister à la montée aux extrêmes ? Comment dire la ressemblance humaine ? Comment la capter et la transmettre ?
    Ce sont les questions que je me posais en lisant La chambre de Mariana, l’un des plus beaux romans parus ces derniers temps, de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, dont la voix est de celles qui, précisément, par leur intonation et leur musique, leur aura d’humanité, si l’on peut dire, exprime précisément la ressemblance humaine.

    Cette voix, que je retrouve chez le poète palestinien Mahmoud Darwich autant que chez le poète libanais Adonis ou chez le romancier français Hubert Haddad auteur de l’admirable Palestine (Zulma, 2007), cette voix module, dans La chambre de Mariana, une histoire qu'on pourrait trouver scabreuse, voire apparemment scandaleuse, qui me rappelle les histoires scabreuses et scandaleuses du grand écrivain serbe Aleksandar Tisma, telle L’Ecole d’impiété (L’Age d’Homme).
    Pour le protéger des rafles de plus en plus massives qui sévissent dans le ghetto de leur petite ville des marches de l'Ukraine, après la déportation du père, la mère du petit Hugo, onze ans, le planque chez une sienne amie chrétienne travaillant dans une maison close, qui reçoit le garçon dans un réduit où elle le nourrit et le cajole tout en lui interdisant d’apparaître.
    Avec ce mélange de tendresse lancinante et d’implacable netteté qui caractérise l’écriture d’Appelfeld, dans ce no man’s land à la fois précisément localisé et qu’on pourrait imaginer de partout, le romancier nous fait découvrir par le plus intime, donc le plus humainement ressemblant, ce que découvre le jeune garçon des cris des hommes et des parfums de la femmes, des siens qui viennent le visiter dans le rêve éveillé de sa prison et de l’Action inimaginable qui va les engloutir.
    N’est-il pas sacrilège d’évoquer l’éveil de la sensualité d’un adolescent dans les bras d’une prostituée ? Pas un instant je ne l’ai pensé en lisant La Chambre d’Ariana, dont l’humanité qui s’en dégage pourrait être le fait d’un auteur palestinien ou tchétchène ou de n’importe quelle terre où vivent des hommes de bonne volonté.

    Il y a dans ce roman, nullement équivoque ou douteux, quelque chose d’infiniment pur et je dirai même de biblique, notamment dans les déchirantes et merveilleuses dernières pages replaçant ces années d’Hugo dans les années du long récit humain, qui ne tient peut-être, aussi bien, qu’à un sentiment commun à tous les hommes et à cette voix qui le filtre comme une musique – la seule à opposer aux mots de la haine.
    492089099.jpgAharon Appelfeld. La Chambre de Mariana. Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, 317p. 2008.

  • Carnets volants

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    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...
     
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    Cingria13.JPGIl me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.
     
    °°°
    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et me fait vibrer depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins cela reste-t-il sûr à mes yeux : que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.
    °°°
    Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

     
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    Carnets de Thierry Vernet. - « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…
    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».
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    Lui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances: « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

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    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».
     
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    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.
     
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    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.
     
    °°
    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.
     
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    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.
     
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    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».
     
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    En lisant La Suisse dans la tourmente de Jean-Jacques Langendorf, je me dis que je suis à la fois du parti de cet anar de droite et du parti de Niklaus Meienberg l’anar de gauche, ou plus exactement: du parti de ces Suisses à la manière d’Alfred Berchtold, qui envisagent à tout coup la thèse et l’antithèse, mais dans une nouvelle acception moins stable et moins régulière, finalement plus difficile à vivre dans la confusion des temps qui courent.
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    C.F. Ramuz.
    Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression littéraire, la Suisse n’existe pas en tant que telle, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire. Il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria. Ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée.
    Ceci cependant, du même Ramuz, que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».
    Et ceci de Rousseau: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».
     
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    Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde bientôt.
    Or l’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.
    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.
    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.
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    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.
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    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.
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    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…
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    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...
     
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    Au Chemin de la Dame, en Lavaux. - Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.
    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise : « Qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»
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    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.
     
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    Sans humilité: rien; sans amour: rien.
     
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    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.
     
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    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.
     
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    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.
     
     

  • Carnets volants

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    Nul des nains de jardin du paisible quartier n’a la moindre idée de ce qui a poussé les deux amis de tendre chair d’armer la minable 2 CV bleu clair avant que de la lancer, leur vingtaine de petits communistes à la con approchant, sur les routes défoncées de Pologne où le Parti appelle les foules à vociférer de concert contre l’agression américaine au Vietnam; où les rues sont grises et le ciel bas, mais où le cœur de tous leur semble plus artiste qu’ailleurs, plus flamboyantes les satires du Pouvoir dans les caveaux de Cracovie, plus vitale la révolution corps à corps du théâtre à la Grotowski ou à la Kantor; mais ensuite tout se fêle au parler vrai des gens, tout l’écart entre grands mots et pauvres choses se laisse voir; moi le petit crevé de léniniste à la flan je conseille espérance & patience aux camarades désespérés, mais ça sonne de travers, et nous voici devant l’inscription libératrice d’ARBEIT MACHT FREI, au seuil de l’usine à tuer, et c’est alors que sur un cahier marqué POLSKI je commence à noter tout ça pour me le rappeler…

  • Divers savoirs

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    Le DEDANS de la maison est un savoir du cœur à la vie à la mort, on y revient tôt le matin quand on est jeune et tard le soir quand on a vu tout ce qu’il y a DEHORS et qu’on parle à ceux qui ne sont plus.

    Il y a des maisons dans le ciel et dans notre maison s’en cache une autre que j’appelle tantôt mon île au Trésor et ma Garabagne ; c’est une soupente interdite à quiconque en ignore le code secret ; là s’entassent les boîtes de papillons et les herbiers, moult préparations alchimiques en bocaux, mes premiers grimoires et les relevés des records toutes catégories de la Compagnie du Ruisseau dont j’ai repris le commandement depuis que notre grand frère va aux filles.

    Les garçons de la Maison de Correction, tout en haut du quartier, en ont appris plus que nous, plus tôt et désormais sans pleurs, la rage au sang d’être nés dans les quartiers mal habités et de faire semblant de garder le rang, mais nos cabanes en forêt font bon accueil aux sinistrés du cœur.

  • Gare à l'espion !

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    Il est à noter que cet enfant regarde par la fenêtre et plus souvent qu’à son tour, et que dans le préau c’est en son for intime qu’il a l’air de sonder tout le temps que dure la récré, et qu’à la table des siens, à la prière de la grave église du quartier, partout où les visages ne peuvent se dérober c’est lui qui scrute et que tout le reste du temps il épie, observe : observe la voisine de la maison bleue dont la fille au petit faciès de vieille reste prostrée à journée faite, observe le facteur Verge d’or ainsi nommé pour ce qu’on sait des longs intermèdes de sa tournée, observe la salutiste en sempiternel tablier gris, observe et note tout sans laisser rien paraître - sans rien d’écrit pour le moment mais il est à craindre que tout ça ressorte un jour dans quelque cahier noir, et qu’en sera-t-il alors de notre tranquillité, je vous le demande ?

    Image: Philip Seelen.

  • Résister en 2018

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    Comment résister aux nouveaux pillards ploutocrates prétendant dominer le monde sans égards pour l’avenir de la planète ? Entre autres résistants au pire, tels Naomi Klein, Noam Chomsky ou Bruno Latour, une géniale Américaine du nom d’Annie Dillard répond, à l’écart des idéologies, par son œuvre marquée au double sceau de l’intelligence du cœur et des lumières de l’esprit.  

    Chronique de JLK. Dessin original de Matthias Rihs.

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    Je suis la vingt-deuxième chronique de JLK, destinée à paraître entre le dernier jour de l’an 2017 et la première semaine de l’an 2018, aux bons soins des sœurs courage en charge de l’édition du média indocile Bon Pour La Tête, prénoms Florence et Diana-Alice, et avec un dessin de Matthias Rihs dont je raffole de la ligne claire et des flamboyants jeux de couleurs. 

    Au titre de dernière chronique de l’année signée JLK, je serais censée produire le bilan convenu des douze mois écoulés, mais cette seule idée me semble déroger au bref credo publié dans le flyer de promotion de Bon pour La Tête où le sieur JLK se présente en ces termes : « Je n’en ferai jamais qu’à ma tête; tout ce qui est bon pour elle et pour la vôtre, par les voies du cœur et de l’esprit. Je me fous du Gros Animal - La société selon Platon -, j’aime les gens et je fuis la meute dont l’impériale connerie nous menace. Mon triporteur: vivre, lire et écrire. Biscuits pour la route: humour et tendresse. La Beauté sauvera le monde: en avant l’Amour, etc. »

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    Ce côté vieil éclaireur unioniste de la YMCA version lémanique ou citoyen du monde,  chez JLK, me fera toujours sourire, surtout quand il y ajoute son grain de poivre, à savoir que le scout est bon mais n’est pas poire. 

    Or l’année 2017 lui aura bel et bien donné du poivre à moudre, en matière de résistance à l’impériale connerie, dès l’investiture de l’obscène coquin prétendant régner sur le monde depuis son salon ovale, le 15 janvier 2017, et je trouve super (langage d’époque) que les premiers mots que JLK ait inscrits dans ses carnets persos de l’année, le 1er janvier, soient : «Je me réveille dans la pensée des Vivants», désignant ainsi la grande épopée romanesque précisément intitulée Les Vivants et signée Annie Dillard, qu’on pourrait dire l’anti-Trump par excellence, hors de toute considération idéologique ou politicienne. Soit dit en passant, le nom d’Annie Dillard, que JLK considère comme l’un des écrivains les plus vivifiants de ce temps,  est apparu à plusieurs reprises dans ses chroniques antérieures,  et notamment celle qu’il a consacrée au legs du philosophe dans les bois – Henry-David Thoreau auquel Dillard a consacré sa thèse de lettres – avec une splendide illustration de Matthias évoquant autant l’idylle forestière de l’ermite sylvestre que l’immersion quasi cosmique d’Annie Dillard dans la nature. 

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    Né sous le signe des Gémeaux (comme Johnny, Sartre et Che Guevara), JLK est à la fois la dualité incarnée, pour ne pas dire l’ambivalence à tous égards, mais les voies du cœur et de l’esprit – et pas mal d’expériences personnelles ou collectives cuisantes – lui ont donné la conscience aiguë des limites du système binaire dont se nourrissent les écervelés simplistes à la Donald Trump et que dépasse le génie poétique d’une Annie Dillard ou le sens commun de milliards de gens de bonne volonté et de toutes confessions, tel le chroniqueur algérien Kamel Daoud qui a également marqué ce début d’année avec le recueil intitulé Mes indépendances, en février 2017.

    Reconnaissance à Kamel Daoud

    Unknown-1.jpegDans son introduction au choix de chroniques (un peu moins de 200 sur les 2000 qu'il a rédigées dans l'urgence en vingt ans) de Mes indépendances, Kamel Daoud évoque la pratique de ce genre devenu très populaire en Algérie, dans les sanglantes années 90, insistant sur l'aspect vital de cette frénétique quête de sens quotidienne (il lui arrivait de composer jusqu’à cinq chroniques par jour sous divers pseudos) et d'échapper au discours formaté par un style personnel rompant avec la pensée unique.

    Or Kamel Daoud n'est pas que le contempteur révolté de celle-ci: diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, il incarne aussi le quêteur actif et réactif d'une société affranchie de toutes les «valeurs-boulets qui peuvent empêcher de penser librement», et c’est évidemment lourd de conséquences dans un pays « engoncé dans la mythologie du passé» où le ressentiment anticolonialiste incessamment recyclé n'est guère plus libérateur que la soumission islamiste dont l'asservissement de la femme reste l'un des symboles et la pierre d'achoppement.

    Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors-sol, les athées dogmatiques ou les néoconservateurs de tous bords. Dans la chronique qu’il lui a consacrée en août 2017, JLK relevait, chez Kamel Daoud, une clairvoyance rare et un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, surtout: un observateur sérieux, honnête, cultivé, personnel, qui s’oppose tant aux pouvoirs mortifères qu’aux nouveaux pillards.

    Que dire non ne suffit plus…

    1540-1.jpgDans la foulée des résistants à la Kamel Daoud, trois autres auteurs non alignés auront marqué, eux aussi, l’année 2017, s’opposant explicitement à la politique catastrophique du nouveau Maître du monde et de sa clique de ploutocrates, dont l’avènement inattendu a provoqué une véritable sidération.

    Dans un des fragments de son dernier livre, intitulé Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, l’écrivain luxembourgeois Lambert Schlechter note ceci sans préciser de qui ou de quoi il parle: «J’étais sûr que cela n’arriverait pas. J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’était pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant ? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté».

    Or, lui faisant écho, l’essayiste-activiste altermondialiste Naomi Klein raconte, au début de son nouvel brûlot de circonstance lancé «contre la stratégie du choc de Trump» avec le titre Dire non ne suffit plus, comment, à l’autre bout du monde, à Sydney, lors d’une réunion de responsables d’organisations australiennes dans les secteurs de l’environnement, du travail et de la justice sociale, la nouvelle du résultat des élections de 2016 tétanisa ces gens de bonne volonté avant de les confronter à l’évidence d’un coup d’Etat des multinationales et, bien plus qu’à la victoire d’un démagogue vulgaire: à la suite logique de la politique impériale détaillée par Noam Chomsky dans son essai de 2002, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, ou par Jean Ziegler dans le chapitre de son dernier livre, Chemins d’espérance, intitulé La stratégie de l’empire.

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    Naomi Klein, avec un véritable programme de résistance positive visant à fédérer ceux qui refusent le pillage de la planète, et après elle Noam Chomsky prônant L’optimisme contre le désespoir, et après lui Bruno Latour posant lui aussi la question des questions, dans Où atterrir, relative à la sauvegarde de notre espèce et de son espace terrestre menacé par les pillards aveugles : autant de manifestes bons pour la tête que la dernière chronique de l’année de JLK, foncièrement optimiste de nature, se devait de relever.                

    1464323869873.jpgAnnie Dillard illumine les voies du cœur et de l’esprit

    Cependant je reste consciente, en ma qualité de première chronique de JLK publiée en 2018, que c’est d’un brassage plus profond de la réalité que l’auteur de ces lignes attend les meilleures raisons d’espérer, du côté de la vie, où les discours de bonne volonté cèdent le pas aux lumières d’une parole personnelle sans pareille, valable pour tous hors partis et partis pris - et nous voici revenir aux Vivants d’Annie Dillard.

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    Les Vivants relate l’épopée des émigrants pionniers de la fin du XIXe siècle, qui défrichaient les côtes boisées du nord de Seattle. C’est le roman des grandes espérances d’un jeune couple et de sa communauté solidaire sur fond de ruée vers l’or et de naissante course au profit. C’est l’opposition déjà perceptible entre bâtisseurs de bonne volonté, alliés au Indiens locaux, et profiteurs de toute nature, entre fraternité humaine et conflits racistes exacerbés par la présence des travailleurs chinois et la sauvagerie des tribus du nord. C’est l’admirable fresque d’une Amérique en quête de liberté dont l’affirmation débridée aboutit à la spoliation des uns et au règne sans partage des autres. Ce sont d’inoubliables personnages aux dimensions de figures bibliques, et c’est enfin un hymne à la nature d’une incomparable beauté.

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    Annie Dillard, née en 1945 quelques mois avant les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, n’a rien d’une rêveuse new age enjolivant la nature et positivant les yeux dans les nuées. Dans le plus saisissant de ses livres, intitulé Au présent, elle revient ainsi à plusieurs reprises sur les enfants malformés de naissance, tels les nains à tête d’oiseau et les enfants sirénomèles, qui lui font dire, dans la foulée d’un digne spécialiste en pédiatrie de San Diego, que l’homme deviendrait fou s’il devait appréhender vraiment la condition humaine. Et d’ajouter : «Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles».71Eq3Rz7tiL._AC_UL320_SR192,320_.jpg

     

    La parole des « pierres à souhaits »

    Une chronique publiée à l’aube d’une nouvelle année se doit pourtant d’annoncer de bonnes nouvelles, et le sieur JLK se fait fort d’en proposer au moins une : c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler…

    Ainsi conseille-t-il de lire illico Apprendre à parler à une pierre, de la même Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.  

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    Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences : « J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne : ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue ».

    Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins».

    Et d’ajouter: « Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète - construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup ; nous n’en faisons pas nos amis ; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades».  

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    Travaillons du chapeau ! Bon pour la tête !

    Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée.

    Bons pour la tête ? Annie Dillard complète en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau : «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…

    Kamel Daoud, Mes indépendances. Actes Sud, 2017.

    Naomi Klein. Dire non ne suffit plus. Actes Sud, 2017.

    Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Lux éditeur, 2017.

    Buno Latour. Où atterrir ? La Découverte, 2017.

    Annie Dillard. Les Vivants, Au présent et Apprendre à parler à une pierre, aux éditions Christian Bourgois où toute l’œuvre vient d’être rééditée en collection de poche.   

      

  • Ceux qui s'attendent à tout

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    Celui qui n’y est pour personne / Celle qu’on a oubliée dans l’antichambre des viennent ensuite / Ceux qui vivent en autarcie dans le container bio / Celui qui avait de la bouteille et s’est cassé en conséquence / Celle qui n’a plus été utile aux cadres moyens / Ceux qui avaient pourtant lu L’Ecclesiaste / Celui qui a été lâché par ses chiens / Celle qui n’est plus sur l’organigramme pour cause de surpoids / Ceux qu’on a enterrés vivants par souci d’économie / Celui qui est ressuscité à Noël par erreur de timing / Celle qui va foncer dans la nouvelle année équipée de pneus à clous à l’instar des épouses de cadres de la multinationale Nestlé / Ceux qui n’oublieront jamais ce qui a été il y a un siècle à l’époque de Staline le bourreau d’Auschmitz / Celui qu’on a zappé dans le programme spatial / Celle qui a été rejetée de l’hoirie quand son fils est sorti du placard / Ceux qui ne répondent pas à celles qui ne leur demandent rien / Celui qui se sent seul dans l’univers immense aux galaxies pleines de trous noirs / Celle qui a épousé un télescope pour voir plus loin / Ceux qui se ramassent et vont voir dans la quatrième dimension ce qu’il en est du cinquième élément / Celui qui prend toujours de bonnes résolutions à l’approche du 30 décembre alors que le 29 lui reste en travers de la gorge / Celle qui relit toujours un peu de Mauriac en fin d’année / Ceux qui font le plein de leur demi verre vide, etc.
     
    Image JLK: le Bouddha Gupta de la Désirade.