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L'emmerdeur vital

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(Thomas Bernhard)
 
Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?!
 
Voici donc 942 pages rassemblant en un volume onze des récits que TB disait lui-même «autobiographiques», où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations - bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
À ce propos, Hugo Loetscher, l’un de nos meilleurs auteurs alémaniques, me disait un jour : « Jawohl, c’est clair, Thomas Bernhard est un grand écrivain, mais je souris quand même à l’idée de ce type se retrouvant tous les matins devant son miroir et se disant : « Maintenant, je vais me mettre en colère ! »
Or, avant toute chose, il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, «et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ».
Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ «en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit».
 
Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix.
J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB: son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose, et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits «autobiographiques» me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
 
Dans la vrille de Maîtres anciens.
C’est un peu l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours que cette narration entortillée de Maîtres anciens, au fil de laquelle un type nous raconte ce que pense un autre type qu’il admire, à propos d’un peu tout.
Le narrateur est un chercheur un peu en retrait, qui se nomme Atzbacher et aurait probablement des choses à dire et publier, mais qui se tait pourtant, préférant parler de ce qui lui en impose et qu’il respecte.
Tout de suite alors Atzbacher s’efface devant Reger, le vieil homme avec lequel il a rendez-vous au Musée d’art ancien (Kunsthistorisches Museum) de Vienne à 11 heures et demie du matin, et qu’il attend d’aborder comme il est arrivé avec une heure d’avance, tout le livre s’inscrivant dès lors dans cette heure d’attente.
Reger est en effet un maniaque de la ponctualité, qui ne supporte pas les turbulences anarchiques en dépit de son esprit complètement indépendant et même intempestif. Reger aime qu’on arrive à l’heure punkt, tout en vouant aux gémonies le conformisme philistin, et notamment dans son incarnation pendablement autrichienne. Reger, comme Kant en sa tournée quotidienne, vient s’asseoir régulièrement au Musée d’art ancien en face de L’homme à la barbe blanche de Tintoret. Il a besoin, pour penser, d’être là quotidiennement. Besoin de cette lumière et de cette atmosphère. Sa banquette lui est réservée par on ne sait quelle loi non écrite, de sorte que lorsqu’un Anglais vient y poser ses fesses, en prétendant de surcroît qu’il dispose à la maison d’une autre version de L’homme la barbe blanche de Tintoret, tout le bel ordre de l'univers menace de s’effondrer.
Ajoutons à cela que Reger est tout fait méconnu de ses concitoyens. Nul n’imagine que ce musicologue suréminent collabore au Times depuis trente-quatre ans, ni ne se doute des idées véhémentes qui fleurissent sous son front chenu.
Au filet de la parole qu’a puisée Atzbacher, l’on comprend que Reger est un «philosophe personnel». C’est-à-dire que Reger pense par lui-même. Reger aime ce qui est bon et ce qui est beau, sachant de quoi il retourne. Reger se fout de ce qu’on croit qu’il faut admirer par convenance sociale ou culturelle. Reger déteste les spécialistes d’art et de culture qui n’aiment pas vraiment personnellement ce qu’ils défendent et illustrent. Reger déteste les historiens d’art, qui se planquent derrière leur savoir abstrait pour défendre des momies. Reger aime à découvert. Il aime Pascal. Il aime Montaigne. Il aime Voltaire. Il déteste la perfection obligatoire. Il déteste les livres «à lire absolument». Tout cela lui paraît du flan, du nanan. Comme Thomas Bernhard, Reger déteste l’admiration d’Etat, la prosternation de concert, et tout ce qui va bêlant dans le même sens.
On le croit démolisseur à l’entendre conchier à peu près tout: la prose de Stifter, la musique de Mahler et de Bruckner, la peinture «effroyable» de Dürer, et l’épouvantable Heidegger qui selon lui a «kitschifié» la philosophie. On désespère de lui en l’entendant grommeler qu’il déteste les hommes, pour l’entendre sitôt après corriger qu’ils furent son «unique raison de vivre»...
Introduits dans la vie de Reger par son ami Atzbacher, nous découvrons un homme qui ne se paie pas de mots ni d’expériences à la petite semaine. Qui croit effectivement à l’art. Qui s’estime depuis son enfance un «artiste critique». Qui se bat l’œil des mondains mais se ferait hacher menu pour une œuvre qu’il aime et qu’il respecte. Or ce qui distingue le respect de Reger de l’admiration béate des philistins, c’est que ceux-ci se fichent à vrai dire de ce qu’ils prétendent vénérer.
La passion de la plupart des gens, à en croire Reger, c’est le bricolage et non du tout Mozart ou Dostoïevski. L’idéal moyen de l’Autrichien, c’est la boîte à clous et la salopette du samedi.
Et tel est le Suisse, le Texan, le Français moyen, ajouterons-nous tranquillement, sans mépris. Et de même lorsque Reger, dans la foulée de Thomas Bernhard, vitupère la «foire ignoble de la vulgarité», qu’il situe au Prater, faut-il comprendre qu’il incrimine ce monde décervelé triomphant partout à l’heure qu’il est, que le génial Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dans les années vingt de notre siècle, prophétisait exemples l’appui.
Ce qu’attaque Thomas Bernhard n’est pas autre chose que ce qu’attaquait Léon Bloy quand il vitupérait le Bourgeois gavé de lieux communs, devenu l’homme normal des temps qui courent, consommateur pour lequel il n’y plus d’autre angoisse que celle de «gérer» son plaisir. Que la musique devienne un bruit de fond provoque la révolte de Reger, de même que tout affadissement des expériences fondamentales de l’existence. Ainsi comprend-on bientôt que ce nihiliste est un défenseur véhément des valeurs humaines essentielles, et non du tout le cynique qu’il parait être.
À cet égard, tout ce qui concerne la mort de sa femme est bouleversant, qui resitue finalement le soliloque rapporté du personnage dans la perspective d’une destinée humaine. De même la véhémence panique de Maîtres anciens produit-elle finalement, un effet tonique sur le lecteur. À l’opposé de tant de discours lénifiants qui nous empoissent par les temps qui courent, la scie circulaire de Thomas Bernhard agit comme un scalpel dans la chair de nos cervelles amollies.
Avec les Mange-pas-cher
On se croirait d’abord dans une parodie de Thomas Bernhard, tant les premières pages de ces Mange-pas-cher sont marquées, de répétitions martelées en reprises cycloïdes, par la «manière» si particulière de l’écrivain autrichien, de plus en plus accusée au fil de ses récits, confinant parfois au maniérisme (en tout cas ressent-on cela dans les versions françaises, notre langue analytique ne rendant pas toute la rythmique et l’envoûtante musique de cette prose), comme l’illustre par exemple la première page de ce récit en cascades où il est question d’un personnage qui a «pu revenir, après une longue période, d’une pensée parfaitement sans valeur concernant sa Physiognomonie à une pensée utilisable et même en fin de compte incomparablement utile, et donc à la reprise de son écrit, que, dans un état d’incapacité à toute concentration, il avait laissé en plan depuis le temps le plus long déjà, et dont l’aboutissement, disait-il, conditionnait finalement un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait de fait un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait un quatrième écrit sur la physiognomonie reposant sur ces trois écrits qu’il fallait absolument écrire»…
Que le lecteur se rassure pourtant : ce n’est pas un trop «monstre» morceau de Sachertorte qui lui est enfourné là en dépit de cette première apparence, mais le récit de la vie d’un homme qui, au contraire, a toujours fait passer l’esprit avant le chocolat, les valeurs spirituelles avant le confort bourgeois, et qui sacrifie tout à sa mission, sa passion, sa conviction qu’il a une œuvre personnelle à faire, tournant autour de sa fameuse Physiognomonie, projet fou d’une synthèse pour ainsi dire mathématique et non moins philosophique de ce qu’il a observé depuis qu’il est au monde (il ne l’avait pas demandé) et plus précisément dans la Cantine Publique Viennoise, genre de soupe populaire, où il a rencontré les Mange-pas-cher, ces exemplaires rarissimes (il sont quatre) de l’humanité en laquelle il s’est reconnue un jour.
C’est en somme l’histoire de Thomas Bernhard lui-même qui a choisi un jour, jeune homme, comme il le raconte dans les magnifiques chroniques de sa jeunesse, de marcher à contre-sens; ou bien c’est l’histoire de l’artiste, du poète éternel, de l’inventeur ou du philosophe iconoclaste s’opposant à «la masse».
En l’occurrence, le récit de Koller, qui s’est toujours voulu un «homme de l’esprit», maladif à proportion de son aspiration, est recueilli par un employé de banque en tout son contraire, mais qui sera aussi le témoin d’élection auquel il racontera son observation décisive des Mange-pas-cher. Au préalable, il va raconter dans quelles circonstances hasardeuses (en réalité : «mathématiquement» prévues), la morsure d’un chien, l’amputation de sa jambe gauche et la somme qu’il a mise de côté après avoir traîné le propriétaire du chien en justice, lui ont permis de rejoindre les Mange-pas-cher et de vivre royalement - comme un pauvre.
Il y a du comique de film muet, du théâtre de l’absurde, et une noire sagesse dans cette fable anti-fable, où Thomas Bernhard passe toutes les «positions» de ses personnages à la moulinette du langage. Ses litanies n’ont rien de gratuit pour autant, mais il faut les «vivre» phrase à phrase, en scrutant l’entre-deux du discours et de ses «scies», pour discerner bientôt d’autres voix et une autre musique sous les mots et débordant de toute part, parlant de pauvres gens qui se débattent, de vous, de nous et de nos chiens…
Paul Léautaud.
 
Du bon usage des prix littéraires…
On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles TB a reçus diverses récompenses dès ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.
Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer.
Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.
Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…
Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade, il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein.
Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...
Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permis d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.
Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes.
Le récit de son «bonheur automobile» est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante «indemnité vestimentaire».
La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les vingt ans de la mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…
 
(Ce texte est extrait de l’ouvrage intitulé Les Jardins suspendus, rassemblant un demi-siècle (1968-2018) de lectures et autres rencontres d’écrivains, à paraître fin 2018 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)

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