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Carnets de JLK - Page 57

  • Enfantés par la tempête

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    Le roman de Roberto Saviano, «Piranhas», nous plonge dans l’univers des baby-gangs napolitains qui en remontrent aux pires mafieux. Des ados retombés dans la barbarie de «Sa majesté de mouches», roman anglais de William Golding et film de Peter Brook datant du début des années 60, aux «tueurs nés» italiens, la régression semble cependant contaminer jusqu’à la «dénonciation» du phénomène...
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    Depuis la parution, en 2006, de Gomorra, dans l’empire de la Camorra, récit-reportage très documenté sur les méfaits de la mafia napolitaine, le nom du journaliste d’investigation Roberto Saviano a fait le tour du monde, partageant désormais le sort d’un Salman Rushdie puisque lui aussi a été condamné à mort, non par des fanatiques religieux mais par les parrains dont il a livré les noms et décrit les crimes par le détail, révélés à plus d’un million de lecteurs avant la transposition du livre en série télévisée.
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    La série Gomorra, devenue elle aussi «culte», a provoqué, plus que le récit, une controverse mettant en cause l’image «négative» réfractée par ce microcosme criminel au dam de l’«Italie de rêve» des dépliants touristiques — argument, notamment de Silvio Berlusconi —, et l’influence délétère de son contenu sur la belle jeunesse italienne, notamment dans l’épisode ultra-violent intitulé Tueurs nés en écho à un film non moins controversé d’Oliver Stone, mais impliquant cette fois des adolescents et des enfants regroupés en gangs.
    Malgré le «contrat» pesant sur lui et fort du soutien de certains intellectuels italiens de premier plan, dont un Umberto Eco, Roberto Saviano, toujours sous protection policière rapprochée, n’a pas cessé de défendre ce qu’il estime un combat pour la défense de la civilisation, à l’écart de la politique politicienne mais au cœur des questions qui déchirent l’Italie actuelle, poursuivant son enquête sur les réseaux mondiaux de la drogue (Extra-pure: voyage dans l’économie de la cocaïne) et prenant position contre la politique migratoire de Matteo Salvini, lequel a menacé récemment de supprimer sa protection policière… Et voici que Saviano «passe au roman» en reprenant la thématique des «tueurs nés» dont les nouveaux parrains ont moins de vingt ans…
     
    Un effet de loupe superficiel
    Or le roman Piranhas ajoute-t-il quelque chose de nouveau voire de décisif à l’observation déjà faite par Roberto Savinio sur les tribus ensauvagées des «baby-gangs»? Tel n’est pas mon avis, en dépit de ce qu’on pourrait dire les «arrêts sur images» du roman, qui frappent le lecteur d’une façon plus «intime» que dans le reportage ou sur l’écran, avec l’effet grossissant, et affectivement plus prenant, de la fiction qui s’efforce de dépasser la réalité par le truchement de ses personnages et son alternance d’action et de recul voulu «poétique».
    Trois images fortes marquent, entre autres, la folle course au pouvoir du jeune protagoniste de Piranhas, Nicolas Fiorillo dit Maharaja (du nom d’une boîte très encanaillée du Pausillipe), relevant de la «scène à faire» incontournable pour les faiseurs de romans: la première est le «massacre» symbolique d’un gosse au prénom de Renatino qui a eu le front regarder un peu trop son aîné («Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction…» et, pire: de «liker» la copine du chef sur son smartphone de manière trop harcelante au jugé de Nicolas, qui lui chie à la face [au sens propre, si l’on ose dire] au milieu de ses lascars déchaînés.
    La deuxième est celle de Nicolas cherchant l’adoubement d’un vieux parrain qui lui impose, pour l’humilier, de négocier entièrement nu, sans empêcher pour autant le défi teigneux du baby-gangster; et la troisième image — scène finale pour ainsi dire «faite pour le cinéma», comme les deux précédentes — est celle de l’enterrement de tournure très traditionnelle du frère de Nicolas que celui-ci a envoyé se faire tuer en lui ordonnant de flinguer un ami proche - tel étant le cercle infernal des relations mimétiques liant entre eux ces petites crevices imitant leurs aînés comme les jeunes djihadistes le font des leurs...
    Or le roman, diablement bien ficelé, question technique narrative — comme le sont d’innombrables romans à succès actuels plus ou moins violents, et autant de séries cumulant les talents de superpros avérés —, et certes très efficace, me semble relever finalement, par rapport à l’art romanesque, du sous-produit désormais dominant, saturé de stéréotypes récurrents et sans supplément d’âme ou de style personnel…
     
    Vieille baderne qui parle d’Art!
    Ah mais tu oses parler d’Art, et avec majuscule, vieux chnoque? Mais tu ne crois pas que tu retardes? Et comment que je retarde! Au point que je vais te remonter la pendule de sept siècles jusqu’à celui de la Commedia de Dante [renommée Divine comédie par le compère Boccace] qui, de l’Enfer où grouillent les pires crapules politiques ou ecclésiastiques — à côté desquelles les Berlusconi et autres Trump font figure de démons de seconde zone — tire une fresque à la fois effrayante et fabuleuse de paradoxale beauté, qui vous prend aux tripes, au cœur et au plus fin de la corde sensible.
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    Or voyez les sous-produits de ladite Commedia en ses multiples adaptations «populaires», de vidéos gore en bandes dessinées à bulles «dantesques», et vous distinguerez mieux ce qui relève de ce truc-machin qu’on appelle la poésie depuis la nuit des temps et de ce qui n’en est que la contrefaçon d’habile fabrication usinée.
     
    Une île mythique du roman et du 7e art
    Un exemple plus proche [à peine le battement de cil d’un demi-siècle...] me semble aussi probant que celui de La Divine Comédie de ce vieux réac hypercatho de Dante, et c’est celui du magnifique roman de William Golding, Sa majesté des mouches, adapté au cinéma par le grand metteur en scène Peter Brook, spécialiste de Shakespeare et auteur d’un merveilleux essai sur celui-ci intitulé La Qualité du pardon.
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    Du pardon chez les piranhas? Pas plus que de vrai tragique ou de comique non plus! Question de degree, pour parler la langue du good Will: question de degré dans l’échelle du verbe et de l’émotion; question de hiérarchie qui met, après le roman à valeur de fable, les images cinématographiques des gamins de l’île au sommet de l’expressionnisme tragique, quand la petite bande régresse dans la barbarie d’un culte primitif [la fameuse tête de porc sauvage adorée par la tribu peinturlurée et gesticulante] et se retourne contre celui qui lui résiste au nom de la dignité humaine avant de sacrifier l’innocent.arton1386.jpg
     
     
     
    On sait la vertu purificatrice de la tragédie antique: cela s’appelle la catharsis et cela aussi distingue le pouvoir réel de l’Art avec majuscule — dont les lois n’ont rien à voir avec celles du marché —, des sous-produits dont celui-ci se gave, comme de chair tendre les terribles piranhas...

  • Contemplation et fulgurance

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    Contemplation et fulgurance

    Joseph Czapski, peintre de la condition humaine.

     

    Cela tient du miracle : chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit, à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la peinture-peinture et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne à Nicolas de Staël, Pierre Bonnard Van Gogh, Soutine ou Louis Soutter) son œuvre qu’orientent la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps.

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    Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance.

     

    L’ultime pointe

    En découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau,réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain, ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir de toute une vie mais touchant finalement l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur.

     

    Devant le merveilleux Mimosa, c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. Avec le Vase blanc évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, Fruit jaune et vase blanc pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre.

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    Enfin, la Grande nature morte aux vases éclate comme un hymne la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte.

    Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant chaque instant contre le déjà-vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme historique régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions intégrer puis dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d’interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.

    Voir vrai

    La peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée Le ventilateur dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue : c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier demi-caché dans sa coulée de noir Goya.

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    Ou c’est cette autre présence lancinante du Jeune homme au Louvre, perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski, et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale Vieille dame dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plan- cher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. À l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. La vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.

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    Témoin de notre siècle

     

    Czapski36.jpgPlus âgé que notre siècle (il est né Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies à Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchévique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts de Cracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années à Paris dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour défendre sa conception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver, en Union soviétique, les 15 900 soldats polonais disparus. Dans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cettmission et l’épopée de l’ armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino où les patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés.1596689695.jpg

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    En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateurs principaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. Ajoutons qu’une monographie a été consacrée Joseph Czapski par Muriel Wer- ner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux Editions L’Age d’Homme.

     

    (Tribune - Le Matin, 2 avril 1986)

     

  • Ce jour-là...

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    Ce dimanche 4 novembre 2018.– On me dira que c’est par hasard, mais pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie de ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…

     

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  • Ceux qui vivent dangereusement

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    Celui qui prétend qu’il a mis sa peau sur la table dans son roman à succès éventuel intitulé Mon corps mis à nu / Celle qui affirme qu’elle est devant la page blanche comme l’enfant en chemise de nuit devant le rhino féroce / Ceux qui vont en Malaisie par EasyJet comme Joseph Kessel à la chasse aux pygmées / Celui qui fronce les sourcils devant son miroir avant de lui lancer: à nous deux Superman / Celle qui a osé le rimmel noir à coulures vertes / Ceux qui se retrouvent au lounge des étonnants voyageurs subventionnés par Hermès / Celui qui raconte sa guerre d’Algérie aux scouts alsaciens impatients d’en découdre avec les bicots de la zone industrielle de Strasbourg et environs / Celle qui se donnerait à Nick Cave s’il le lui demandait le couteau sous la gorge avec son sourire inquiétant style Snake / Ceux qui caillassent par erreur la vitrine de la fleuriste voisine de la charcuterie du quartier sensible / Celui qui a mis la banlieue dans son récit de vie que vont s’arracher les filles qui ne savent que faire de leur argent de poche / Celle qui met carrément une claque à sa mère qui lui dit que le djihadiste de ses rêves sent mauvais de la bouche / Ceux qui se retrouvent dans la cave de la villa parentale Sweet Home pour fomenter un complot contre le capitalisme sauvage / Celui qui lit du Christine Angot pour défier sa mère prof de lettres qui ne jure que par Annie Ernaux / Celle qui découvre Venise du septième étage de la ville flottante MSC Preziosa mouillant dans la lagune et note dans son carnet électronique que la Sérénissime ne fait plus rêver / Ceux qui se font un selfie avec le mendiant de la Salute sans se douter qu’il crèche au Danieli / Celui qui a fait la steppe sur les traces de Sylvain Tesson auquel il a envoyé des images sur Facebook restées sans réponse - ce qui lui fait dire que ce prétendu baroudeur n’assume pas / Celle qui assume sa réputation de fille de feu du lycée André Maurois / Ceux qui ont remonté l’Orénoque au temps où il y avait encore des Indiennes qui s’y baignaient en pagne / Celui qui estime que voyager autour de sa chambre est une façon de manifester sa différence dans un monde uniformisé à outrance et perdant ses repères genre la croisière s’amuse / Celle qui recommande les îles Lofoten à sa coiffeuse Rita qui lui fait une coupe à la Björk / Ceux qui ne sont jamais arrivés aux Maldives hélas englouties entre-temps par la montée des eaux d’ailleurs annoncées même par les Verts libéraux, etc.

  • Schumacher vous connaissez ?

    Nous avons tous un Schumacher dans nos romans de famille...
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    Pour son premier livre, Romain Buffat combine la magie de la fiction et la grâce d’un style dans l’évocation d’un personnage restituant toute une époque, avec les ingrédients romantiques (ivresse et larmes) d’un premier chagrin d’amour. Ce petit roman l’installe, sans fracas, au premier rang des nouveaux auteurs de nos contrées.
     
    Si vous en avez soupé des secrets de famille romancés, que les récits de vie de Madame et Monsieur Tout-le-monde vous ennuient la plupart du temps, et que les théories littéraires prônant le « retour au réel » vous bassinent tout autant, du moins lirez-vous Schumacher avec le plaisir, nimbé d’émotion, que procurent les vraies découvertes. De fait, le premier roman de Romain Buffat a beau tenir du roman familial et du récit en prise directe avec la plus humble réalité et de ce que Pierre Michon, d’ailleurs cité en exergue, appelait les « vies minuscules », il n’en est pas moins unique par son ton et sa découpe narrative. C’est d’autant plus remarquable que le canevas de l’histoire de John Schumacher n’a rien de particulièrement original, qui pourrait alimenter la story d’un roman-photos des années 50. Un beau militaire américain, sergent dans une base française de l’OTAN – plus précisément à Evreux, dans un paysage normand vert « presque belge » - tombe amoureux d’une jolie serveuse blonde. Romantique en son début, l’idylle résiste même au frein d’une mère rabat-joie, et l’avenir semble acquis aux tourtereaux jusqu’au déplacement du soldat sur une autre base, d’où il oubliera celle qu’il appelait «ma biche» en l’abreuvant de promesses, pour lui laisser un enfant en souvenir de leur dernière « étreinte »...
     
    Or Schumacher vaut bien mieux qu’un feuilleton à deux balles du genre du magazine Nous deux qui faisait vibrer les petits cœurs de nos grandes sœurs : c’est un roman de pure sensibilité et d’observation surfine qui rappelle un peu l’empathie filtrant dans les nouvelles d’une Alice Munro, avec ce même art discret qu’on trouve chez un Raymond Carver ou chez un John Cheever – trois orfèvres de la nouvelle américaine dans le sillage doux-acide des récits du Russe Tchékhov. Cependant je m’en voudrais d’écraser le jeune auteur sous de telles comparaisons : c’est juste pour le situer dans une famille sensible dont la tendresse compense l’acuité du regard…
    Romain Buffat.
     
    Sur quoi, avant d’en finir avec les « références » littéraires un peu lourdes et disproportionnées, s’agissant d’un auteur de moins de trente ans à ses débuts, je citerai pourtant, encore, le fameux Paludes d’André Gide, réalisant le défi de décrire un roman en train de se faire, à propos de presque rien. Le procédé fera des petits, et Romain Buffat n’en est pas loin dès la première page de Schumacher, dont il dit qu’on ne sait à peu près rien du protagoniste, sauf que son nom pourrait nourrir un mythe, et c’est parti pour une spéculation sur une histoire possible liant ledit Schumacher à l’aïeule maternelle du narrateur, prénom Colette. Ce que je vous raconte est du domaine de la fiction, mais peut-être pas tout à fait, allez savoir…
    Quand Schumacher ressuscite d’entre les ombres…
    Je ne sais pas vous, mais nous avons eu, nous aussi, notre Schumacher. Le lascar, sûrement beau comme un dieu, mais plus accessible malgré sa soutane, était un abbé toscan débarqué dans un village du haut-Valais où il fut plus que sensible aux charmes de notre trisaïeule, céda à celle-ci (ah ces tentatrices !) et la poussa, sonaffairefaite, à quitter ces lieux (de gré ou de force) pour trouver un refuge dans les bras d’un brave menuisier lucernois d’accord de reconnaître « l’enfant du péché ». Possible roman là aussi, dans lequel je crois déceler la source de ma passion pour les hautes terres de Toscane, mais trop tard pour se coller à cette peut-être belle ou peut-être triste histoire, chi lo sa ?
    Mais qui était donc Schumacher ? Un mâle typiquement lâche comme tant de pères en fuite pour toujours après le spasme d’une nuit ? Et le roman de Romain Buffat ? Une dénonciation de plus, genre «balance son porc !», pour compatir au blues d’une aïeule blousée ? Cela sans doute en filigrane, mais bien plus subtil et compliqué que ça : le mélange de ce qu’on dit les «erreurs de jeunesse» et de ce qu’elles eurent de si bon sur leur petit nuage, le méli-mélo des petites intrigues amoureuses sur fond de grande Histoire, entre guerres et après-guerres, les espérances aussi candides que les déconvenues seraient cuisantes, ainsi de suite.
    Schumacher, c’est l’intrusion du romanesque dans nos vies minuscules, aussi légitime en somme que le rêve d’un jeune fils de brasseur issu de l’immigration allemande de devenir poète ou aventurier avant de parcourir le monde dans l’uniforme de la U.S Air Force à la même époque qu’Elvis, et pas plus incongru que le rêve d’une jeune fille pressée de quitter la serre tiède de sa famille et de convoler avec le héros qu’elle croyait l’homme de sa vie.
    Vous avez tous, dans vos romans de famille, un Schumacher ou une Colette, une Pierrette (la mère rabat-joie de celle-ci) ou un Griffin (le jeune compère envieux et peu flamboyant de Schumacher, qui reconnaîtra l’enfant après la défection du pseudo-héros), des oncles à la Cendrars revenus des States (l’un des nôtres, chercheur d’or au début du XXe siècle, a fini contrôleur sur les bateaux à roues du lac des Quatre-Cantons), ou des voyageuses à la Lina Bögli parties aux quatre vents - et l’une des vertus de la lecture du roman Schumacherest alors de nous en rappeler les innombrables menées avérées «au niveau du réel» entre souvenirs rapportés plus ou moins légendaires, documents photographiques ou carnets intimes, témoignages de première ou seconde main dont on imagine que Romain Buffat s’est servi lui aussi pour reconstruire, à partir de presque rien, les personnages de Schumacher et de sa «biche», au premier rang, et toutes les figures du deuxième ou du troisième plan - tous finement silhouettés et bien vivants par la vertu d’une écriture à la fois elliptique et très précise.
    Parlant de Charles-Albert Cingria après la mort de celui-ci, Jean Paulhan remarquait que son ami disait « il pleut » comme personne. Or parlant de la pluie sur Evreux, Romain Buffat écrit qu’elle « fut passagère, irlandaise ». Et telle est son écriture : fluide, rapide, limpide, comme est clair et précis, vif et surprenant, le montage des plans et séquence de son « film ».
    La littérature est une vitesse, disait un jour je ne sais plus qui, et la poésie consiste à trouver un mot pour un autre, sans que cela fasse trop recherche ; enfin le style est la signature par excellence d’une personne, et si ladite personne a la papatted’un véritable écrivain, son style le prouvera, etc.
    Il y a de l’enquête et de la ballade « bêtement nostalgique », du cadeau d’un fils à sa mère et offrande à toutes nos mémoires dans le petit livre de Romain Buffat, qui échappe autant au sociologisme et au psychologisme, pire: au langage standard des séries télé (pas toutes !) et des romans à sujets « sociétaux » au goût du jour
    La grand-mère du narrateur (Colette) et la fille de celle-ci (la mère du narrateur) sont-elles vraiment retournées sur les traces de Schumacher pour en avoir « en réalité », le cœur net ? C’est probable mais pas certain. Une lecture « au niveau du réel », prosaïque ou moralisante n’est pas souhaitable en l’occurrence, ou alors c’en serait fait de la littérature qui fait réapparaître en lumière ce qui, sans elle, aurait disparu dans les ombres…
     
     
    Romain Buffat. Schumacher. éditions d’autrepart, 105p.

     

  • On achève bien les cadavres

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    La récente interdiction, à Lausanne, d’une exposition de cadavres plastinés, devrait relancer, plus encore qu’un débat juridique ou moral sans doute nécessaire : une réflexion sur notre façon de vivre la mort, d’honorer les défunts et, en art, de la représenter comme elle le fut à travers les siècles. De Philippe Ariès à Jean-François Braunstein, le thème a nourri les réflexions les mieux fondées. Mais au fait : à quel prix vendriez-vous les corps de vos parents ou de vos enfants défunts ?
    Ils ont osé! Nos politiciens et nos juges ont osé braver le défi du sieur Hubert Huppertz, organisateur allemand de la tournée internationale de «Bodies Exhibition», invoquant la Loi après la première interdiction des autorités lausannoises, avant l’arrêt du tribunal. Aber was? Un gouvernement qui fait fi du Droit! Et l’impresario des cadavres de recourir avec véhémence, pour ne pas dire avec arrogance, comme on l’a vu dans nos médias, avant de tomber sur un os!
    On aura remarqué qu’à l’origine de cette double décision d’interdire, à Lausanne, la présentation de «Bodies Exhibition», l’intervention d’ACAT-Suisse (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture et de la peine de mort) a joué un rôle initial décisif, l’association en question réagissant au fait qu’un lourd soupçon pesait sur la provenance des cadavres supposés de condamnés à mort vendus par une firme chinoise à de telles fins. À quoi le sieur Huppertz aura rétorqué que non: que «ses» cadavres n’étaient «que» les corps de volontaires américains, etc.
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    Mais que cela changeait-il donc au fond de la question? Et n’y avait-il pas autant d’obscénité, de la part de tel avocat ou de tel procureur adjoint se tortillant sur la question de la «commission d’un infraction pénale», que de celle du showman teuton promenant ses pauvres dépouilles en se réclamant du Droit? Comme si celui-ci n’avait qu’une voix!
    Eh bien non: même si la disposition de sa propre dépouille est un droit fondamental reconnu en Suisse, son utilisation reste soumise à des règles dont toutes ne sont pas écrites mais qui ressortissent à la dignité humaine, même au dam des dernières volontés du macchabée.
    Si vous imposez ainsi, à votre conjoint (e) ou à vos enfants, de présenter votre cadavre dûment naturalisé – comme celui du renard de votre oncle chasseur toujours livré aux mites sur le buffet de sa veuve –, dans son jardin privatif ou au Café des amis où il avait ses habitudes, vous risquez aussi bien de vous heurter à des mesures peut-être un peu floues mais néanmoins soumises à la loi.
    Ceci pour situer la question d’une façon immédiatement accordée à la sensibilité humaine de chacune et chacun, avant même d’entrer dans le détail des raisons ou alibis «médicaux» ou «artistiques» avancés par le sieur Huppertz après les arguments déjà développés en long et en large par Gustav von Hagens, autre tour operator allemand spécialisé dans le même genre de «spectacles» depuis des années et qui fit mousser une polémique genevoise, l’an dernier, à propos de son show à lui, intitulé «Body Worlds» – pour d’autres détails, l’aimable lectrice et le lecteur curieux trouveront leur content sur la Toile, car j’aimerais en faire pour ma part une chose toute personnelle, convaincu que je suis que cette sinistre mascarade est notre affaire à tous….
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    Quand mon ami Richard dessinait d’après nature à la morgue…
    Il y a de ça bien des années, mon ami Richard Aeschlimann, artiste et écrivain, éprouva le besoin de dessiner des morts «sur le motif», à quoi il s’employa quelque temps avec les autorisations obtenues. Les dessins à la plume qu’il a réalisés ne faisaient que prolonger un regard «panique» qu’il portait alors sur le monde, sans trace de voyeurisme malsain.
    Or m’évoquant récemment cette expérience, interrompue sous le poids d’éléments extérieurs (des parents du mort se pointant à la morgue pendant qu’il dessinait «leur» défunt», ou tel autre cadavre devant être lavé avant une autopsie, etc.), il m’a dit son trouble au moment de lever un drap, sa gêne devant le mort qui restait sous ses yeux plus qu’un objet de nature morte (!) avec toute son «histoire», et jamais ensuite, que je sache, il ne s’est servi des quelques dessins réalisés en thématisant une exposition à partir de là.
    Sur quoi cet exemple me renvoie à un geste personnel, à la toute fin de la vie de ma bien chère tante B. dont j’étais resté proche des années durant, et que je pris en photo alors qu’elle était déjà inconsciente, agonisant dans la petite pension lucernoise où je lui rendais visite chaque mois, peu de jours avant sa mort.
    Plus banal que ce récit tu meurs (!) et pourtant comment expliquer, que jamais tu ne te serais permis de te servir de cette image privée non transposée sans trahir votre relation ? Quant à l’idée de «plastiner» cette bonne personne dont l’humour était pourtant l’une des plus belles qualités, non mais! Ou commercialiser cette photo «volée» pour en faire un poster? Mais quelle horreur!
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    Du Josephinum au Christ de Holbein, via momies et reliques…
    Mais quelle horreur, précisément ? Vous qui avez visité le fameux Josephinum de Vienne et sa fantastique collections de corps écorchés bel et bien destinée, initialement, à l’enseignement médical, pourquoi vous offusquer de l’exposition de cadavres plastinés, alors que l'institution en question reste une attraction touristique au même titre que le Musée Fragonard, autre haut-lieu du genre également célèbre pour ses «naturalisations» de cadavres humains ou animaux, qui fait référence nationale en France civilisée ?
    Quelle différence entre ce cher Fragonard qui vendait ses pièces de collection aux esthètes de l’aristocratie, et le commerce des sieurs Huppertz et Von Hagens? Et toutes les cultures humaines n’ont-elles pas multiplié les représentations de la mort, à valeur ou non d’exorcismes?
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    Et l’art occidental, des danses macabres du Moyen Age au cadavre du Christ «immortalisé» par Holbein le Jeune – toujours visible au musée de Bâle –, n’a-t-il pas nourri la même curiosité fébrile que celle des millions de visiteurs de «Body Worlds» ou de « Bodies Exhibition»? N’y avait-il pas, chez Fragonard comme chez les deux Allemands, le même mélange des genres douteux entre médecine, art et business? Et la saga des momies pillées? Et le commerce des reliques de la Sainte Église? Pourquoi, devant la châsse de sainte Marguerite, présentant le cadavre (à vrai dire improbable) de la bienheureuse dans la basilique de Cortone (Toscane), ne suis-je pas choqué comme je le suis devant un groupe de cadavres (chinois ou américains, quelle importance?) jouant aux cartes ou singeant la copulation dans le cadre d’un show commercial? Pourquoi les écorchés du Josephinum ou du musée Fragonard me semblent-ils bel et bien ressortir à une forme d’art, alors que la démarche des sieurs Von Hagens et Huppertz m’apparaît comme le pur produit du putanat pseudo-artistique des temps qui courent?
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    La réponse à de telles questions échappe, me semble-t-il, à toute référence «légale», autant peut-être qu’à la «morale» conventionnelle qui s’accommode, dans le monde actuel, d’horreurs bien pires que l’exhibition de cadavres plastinés. Du côté de l’art, pourri par un marché plus obscène que celui des armes en cela qu’il arbore le masque de la Joconde pour faire pisser le dollar et le dinar, rien de neuf à vrai dire en dépit de l’obsession de la nouveauté justifiant tout et n’importe quoi. De l’ «artiste» se charcutant mortellement la verge en public à l’abject Jeff Koons moulant la sienne en polymère pour la vendre à grand prix aux gogos, en passant par les fantaisies multiples du Body Art et les auto-mutilations d’une Marina Abramovic, on aura déjà tout vu, à quoi les expositions de macchabs plastinés n’ajoutent rien de plus scandaleux, mais le dégoût de ceux pour qui l’art n’est pas n’importe quoi reste le même.
     
    Ma mort, ta mort, notre mort, etc.
    Du côté de la «réalité», d’où proviennent bel et bien les cadavres exposés pour de l’argent, c’est une histoire non moins triste et répugnante, dont l’hypocrisie des arguments de ceux qui les exhibent comme des pantins pornos atteint le tréfonds.
    Dans un livre qui a fait date, L’homme devant la mort, l’historien Philippe Ariès a montré comment, en Occident, la perception de la mort, jadis considérée comme un phénomène naturel, a changé au point de devenir un objet de scandale, de plus en plus «évacué» du discours commun, voire occulté. Or un argument de Gustav von Hagens était, précisément, de faire «parler de la mort» en la banalisant, tout en donnant à ses cadavres plastinés un aspect «artistique».
    La bonne blague, alors qu’il s’agissait juste de susciter une curiosité louche mais combien lucrative en multipliant les images kitsch d’une danse des morts de grande surface, tapageuse et vulgaire.
     
    Dans un essai d’une exceptionnelle pertinence, intitulé La philosophie devenue folle, signé Jean-François Braunstein et que j’ai déjà présenté ici, notre rapport avec la mort, avec le corps, avec la décision d’en finir, avec les trafics d’organes, est abordé dans une perspective qui rétablit la légitimité d’un jugement personnel, fondé sur le sens commun plus ou moins séculaire, qui nous dit que tel usage est «humain», et que tel autre ne l’est pas.
    Un autre de nos amis, le peintre merveilleux, doublé d’un délicieux écrivain que fut Thierry Vernet (1927-1993), compagnon de Nicolas Bouvier sur la route et illustrateur de L’Usage du monde, écrivait ceci dans ses carnets inédits: «D’ailleurs c’est bien simple: ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Ce «n’importe quoi» est la négation de l’art, autant qu’il est la négation de l’élémentaire dignité humaine. C’est dans les shows de morts plastinés et la violence politique qu’on empile les cadavres. Ailleurs il y a des êtres humains, ouverts et que nous croyons infinis…
    Philippe Ariès. L’Homme devant la mort. Seuil, 1997.
    Jean-François Braunstein. La Philosophie devenue folle. Grasset, 2018.

  • Ceux qui suivent le mouvement

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    Celui qui dit bonjour à la machine qui l’en a prié personnellement / Celle qui écrit hi-hi pour exprimer son hi-hilarité à la lecture du message hi-hilarant que lui envoie son ami-Facebook tellement sympa à qui elle répète tous les matins coucou / Ceux qui se lancent des coucous par-dessus les murs de l’incommunicabilité dont il est question dans les séminaires de sociologie engagée / Celui qui est ce matin tout joyce comme Ulysse quand il lisait la BD d’Homer le chien / Celle qui trouve Donald Trump à la fois près du peuple et serviable avec ceux qui ont quelque argent / Ceux qui ne manquent pas d’air quoique tutoyant les sommets / Celui qu’on taxe de cadavre ambulant au motif qu’il se traîne d’exposition en exposition / Celle qui est restée coincée dans la file des admiratrices d’elle ne sait quelle star dont elle ignore la préférence sexuelle / Ceux qui avouent franchement leur préférence à la télé qui fait ensuite le nécessaire / Celui qui répète qu’avec toute cette technologie on va dans le mur voire plus / Celle qui se dit Charlie au Charlot de droite qui lui offre de la charlotte aux pommes faite maison / Ceux qui plaignent leurs amis Facebook qui ont perdu qui un chat dans le quartier qui un père a l’étranger / Celui qui pause en badboy des réseaux dont il insulte les usagers s’ils ne le likent pas / Celle qui recommande sa pince à épiler à son cousin salafiste / Ceux qui pratique le salafist fucking avec leurs frères agenouillés / Celui qui se contente de suivre le chemin des étoiles et plus si affinités / Celle qui s’abandonne au mouvement ascendant du plaisir terminé bâton / Ceux qui échappent à la mouvance dominante pour se concentrer sur leurs travaux d’étymologie imaginaire, etc.

  • Ceux qui ont le dernier mot

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    Celui qui soupire en souriant avant d’expirer / Celle qui demande qu’on lui prépare son costume de cygne noir / Ceux qui réclament leur lunettes avant de fermer les yeux / Celui qui se rappelle qu’il était né mortel / Celle qui se réjouit de pouvoir enfin dormir / Ceux qui n’en reviennent pas d’avoir à s’en aller sans ticket de retour / Celui qui s’exclame : « À très vite ! » / Celle qui lance à la dame en noir: « Revenez plus tard je suis occupée » / Ceux qui toujours optimistes répètent que l’avenir est leur affaire / Celui qui jure que mourir sera la dernière chose qu’il fera sur terre / Celle qui est seule à pleurer sa perte / Ceux qui font un dernier tour du jardin en balayant les feuilles mortes / Celui qui n’a pas eu le temps s’ouvrir son parachute doré / Celle qui sortant de l’avion par erreur tombe dans un trou d’air où elle rend son dernier souffle sans commentaire / Ceux qui ont préféré en finir après avoir tué le temps , etc.

  • Devant la porte de fer

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    ...Tu te demandes, devant la porte de fer, où va la poésie, mais tu le sais sans avoir besoin de répondre, ou plutôt elle le sait et répond qu’elle va où “nous rendre habitable l’inhabitable, respirable l’irrespirable”...

    (Image Philip Seelen, à Toronto)

  • Avez-vous lu Fabrice Pataut ?

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    En marge d’une rencontre-lecture à Paris consacrée à son dernier recueil de nouvelles, le 23 octobre prochain au soir, au Café de la Mairie .
     
     
    Un écrivain d’une folle originalité, qu’on pourrait dire un maître de la poésie-fiction, nouvelliste hors pair et romancier des plus singuliers: tel est Fabrice Pataut, philosophe à la ville et conteur insondable sur ses sentes buissonnières. Au fil zigzaguant des 17 nouvelles d’Un jeudi parfait, Fabrice Pataut fait merveille, avec autant de fantaisie cocasse que de gravité sous-jacente, de tâtons oniriques ou de fulgurances lucides à la Nabokov, dans les situations et les climats les plus variés d’apparence, relevant tous cependant du même regard à facettes et fondus en unité par la grâce d’une écriture vibratile.
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    À propos d’Un Jeudi parfait, paru en 2018 chez Pierre-Guillaume de Roux.
    Les lecteurs ignorant encore tout de l’œuvre de Fabrice Pataut, comme c’était mon cas avant que je n’y entre par les 17 portes et les trois fenêtres d’Un Jeudi parfait, trouveront dans ce recueil un concentré représentatif, me semble-t-il – je le dis après avoir lu son recueil précédent, Le Cas Perenfeld, et quatre romans (Aloysius, Tennis , socquettes et abandon, En haut des marches, et Reconquêtes) de la même exceptionnelle qualité - de l’art de cet écrivain hors norme, avec ses thèmes et ses variations, son humour et son extrême sensibilité, son don d’observation sans limites et son imagination narrative sondant volontiers l’insolite voire l’obscur, enfin la plasticité et la grâce d’une écriture à la fois limpide et chatoyante.
    Dès la première page de la première nouvelle d’Un Jeudi parfait, modulant le dialogue d’un criminel pas comme les autres (après avoir tué accidentellement sa mère à l’âge de deux ans, au moyen d’un revolver chargé qui se trouvait prêt à l’usage, il a mis fin aux jours de sa sœur coupable à ses yeux de chercher à l’excuser) et d’une psychiatre impatiente elle aussi de le comprendre – dès ce début apparemment abracadabrant j’’ai été saisi, scotchécomme on dit, intrigué et de plus en plus intéressé, par delà le semblant de paradoxe et le sarcasme, par la justesse du propos sous son dehors extravagant.
    C’est que l’auteur, comme on le vérifie dans ses nouvelles plus étoffées, nous retient immédiatement par le détail ou la tournure verbale inattendue – un peu comme chez un Marcel Aymé – avec un mélange d’ironie et de bonheur d’expression qui en scelle l’originalité.
    Dans Le veau d’or, ensuite, changement total d’ambiance, où l’on voit un brave homme mis à mort à l’instant où il s’est risqué à toucher la clinquante idole, inspirant à son fils de sages conclusions sur ces excès de « tapageuse » crédulité.
    Puis ce sont, avec Trois fenêtres, qu’on ne saurait tout à fait dire une nouvelle, trois regards sur la vie du narrateur confronté à ce qu’on pourrait dire le miroir du Temps – qui joue un rôle crucial dans les « musiques » de Fabrice Pataut, de son enfance à la bascule d’une amitié de jeunesse et des « choix » de sa vie…
    Sur quoi nous voyons Yvonne retrouver son fils Yves pour un dialogue durant depuis trente ans, qu’elle décide tout à coup d’interrompre, dans Un jeudi parfait, pour s’en aller de son côté de la façon que la lectrice et le lecteur découvriront…
    Tout cela ne se raconte d’ailleurs pas comme ça, car l’anecdote ou l’intrigue sont secondaires, même quand l’auteur joue sur la tension et la surprise, comme dans Luxembourg, délicieux portrait de groupe bilingue où l’on voit une demoiselle de dix ans (l’âge de raison comme on sait) imaginer les situations les plus scabreuses impliquant ses proches - ô vilaine Lolita !
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    Comme l’auront constaté les lecteurs de plus longue date des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, ceux-ci et celles-là communiquent parfois ainsi qu’on le découvre dans Qui assassinera Perenfeld ?, plongée dans les embrouilles tragiques de la guerre rappelant les romans de l’auteur serbe Alexandre Tisma, sur un thème déjà traité dans Le cas Perenfeld.
    À cet égard, il vaut la peine, même en cours de lecture, de consulter les dernières pages des recueils de nouvelles de Fabrice Pataut, où celui-ci explique brièvement la genèse de chaque morceau. Ainsi apprend-on par exemple que L’amateur d’oreilles, variation assez sidérante sur le rapport que le narrateur entretient avec ce «réceptacle des confidences» par lequel ses mots vont glisser dans « la femme à l’oreille », a été composée à Minorque et que sa thématique est « à tiroirs »…
    Prodigieusement poreux, et non moins polyphonique, plus encore : synesthésique, l’art du conteur se nourrit de sentiments souvent confus autant que de sensations, achoppant ici (Rêverie à la plage) au « langage » des orteils de telle baigneuse, ou là aux errances nocturnes d’un certain Giacomo Puccini flanqué de son chauffeur en livrée, pour une sorte de tendre hommage dont l’auteur, là encore, explique l’origine en note…
    Lire Fabrice Pataut relève bonnement, pour qui est sensible à sa très pénétrante intelligence et à sa complexion psychologique et affective des plus riches, de l’exploration. D’une nouvelle de ce recueil à l’autre, l’on marivaudera à ski (Promenade sentimentale) l’on s’interrogera sur les relations liant un hippopotame à la révolution cubaine, (Les bonbons cubains) ou l’on se penchera (Narcisse) sur l’eau virginale de la jeunesse se rêvant toute pure, entre autres épisodes, biblique (Les fils de Joseph) ou relevant de la science fiction critique à coloration nippone (Les usines Tobakulari), j’en passe et de quoi remplir (dans le morceau intitulé précisément Remplir) la lectrice et le lecteur d’une foison d’images et d’idées n’excluant pas le simple et radieux bonheur de lire…
    Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Pierre-Guillaume de Roux, 269p. Paris, 2018.
     
    Les Mardis Littéraires de Jean-Lou Guérin
    Présentations, lectures, débats, dédicaces
    Le mardi 23 octobre 2018 à 20h30
    Olivier Amiel présentera le dernier recueil de nouvelles de Fabrice Pataut, et Diego Colin en lira des extraits
    Diego Colin (conservatoire de Boulogne et compagnie Machine théâtre)
    Olivier Amiel (éditeur)
     
    Café de la Mairie, 8, place Saint-Sulpice, 1er étage
    M° Mabillon • Bus 70, 84, 87, 94 • RER Cluny - La Sorbonne

  • Aux lendemains qui chantent

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    Marcher jusqu’au lilas
    deviendra chose incertaine:
    la Chine, ce sera
    dans une vie prochaine.
     
     
    Dans une ville, un peu plus tard,
    un enfant-étincelle
    allumera les feux du soir
    à l’étonnement des échelles.
     
     
    La danse des lanciers
    se pratiquera sur la lande
    tant que les Irlandais
    se saouleront en bandes.
     
     
    Il n’est pas l’heure de s’en aller,
    disait la demoiselle
    au préposé désenchanté
    à la voix de crécelle.
     
     
    Quand la mélancolie viendra
    sur un air de violon,
    dans le silence tu reprendras
    sa très douce chanson.
     
     
    Le lilas passera l’hiver,
    et tu pourras attendre,
    en regardant ton revolver,
    la lumière se fendre.
     
     
    Dans la ville enfin retrouvée,
    tu feras des projets
    de voyage en éternité,
    comme on n’en fit jamais...

  • Ceux qui disjonctent

    celui qui,celle qui,ceux qui  

    Celui qui voit tout tellement  en noir qu’il se tire une balle et meurt sur le coup sans se rappeler que l'arme était chargée à blanc / Celle qui ne voit pas le bout du tunnel qu’on a muré des deux côtés après qu’elle s’y est imprudemment aventurée la nuit même du Grand Dynamitage / Ceux qui ont programmé une crise d’épilepsie collective simulée devant l’Hospice National afin de protester contre le non-remboursement rétroactif des séquelles collatérales du Haut Mal / Celui qui n’a jamais aimé que les chiens de faïence dont sa collection fameuse a  été ravagée ce matin (rapportent Les Journaux) par le pitbull de son cousin par alliance justement surnommé Attila Junior / Celle qui se faisait servir un chien chaud tous les jours de pluie dans son palais du Sichuan alors que sa descendance ne jure plus que par le hot-dog de fabrication industrielle / Ceux qui passent la camisole de force et la muselière au poète réactionnaire fauteur d’alexandrins  qui va sûrement dire une nouvelle insanité en présence de la Ministre du Vers Libre / Celui qui se ramasse toujours une standing ovation quand il cite Picasso dans ses Conférences au Club des Aînés, comme quoi faut bien toute une vie pour devenir jeune, olé / Celle qui reconnaît que l’usage du Viagra a redonné un peu de vif à l’ambiance de la Maison de retraite Les Chrysanthèmes sans la concerner vraiment en tant que responsable du groupe de chant Les Libellules de Lesbos / Celui qui a dérivé vers l’islam radical pour donner une leçon de discrétion à sa promise qui parle maintenant hyperfort sous sa burka grillagée  / Celle qui ne supporte pas les plats à base d’oie qui lui rappellent la prononciation nasale de sa nourrice du Périgord noir / Celui qui pète un câble dans son scaphandre et s’en remet à Neptune qui arrange ça en moins d’un quart d’heure / Celle qui se dit clitoridienne tendance Twin Towers / Ceux qui évitent de parler de leur rencontre de Jésus au camp naturiste de Cap d’Agde de crainte d’être raillés par les échangistes agnostiques déclarés ou supposés tels, etc. 

                  

  • Les cancrelats et l'enchanteur

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    L’art de lire selon Nabokov fait la pige aux savantasses

     

    Avant le succès mondial de Lolita, l’immense écrivain, durant une vingtaine d’années,  présenta les chefs-d’œuvre de la littérature aux étudiants américains. Avec une générosité et un mépris des conventions peu fréquents chez les spécialistes universitaires. Dont Roberto Bolaño, avec 2666, a dressé quatre portraits carabinés…

     

    Les critiques littéraires de type académique se caractérisent, plus souvent qu’à leur tour, par ces deux affects que sont l’envie et la jalousie, qui les distinguent autant de leurs confrères chroniqueurs exerçant leur métier de passeurs dans les journaux et les revues, que des lecteurs communs même les plus entichés d’écrivains « cultes ».

    Les critiques universitaires exercent le plus souvent en vase clos, ou dans les réseaux multinationaux où ils se mesurent à leurs semblables et rivaux, de colloques en congrès, n’ayant jamais à rendre compte ni au public ni non plus aux auteurs, fussent-ils spécialistes locaux ou mondiaux des œuvres de ceux-ci, à l’égard desquels leur envie et leur jalousie s’exercent le plus directement.

    22_Bolano.jpgUn Livre des critiques en miroir inversé…

     La première partie du monumental roman de l’auteur chilien Roberto Bolano, paru après la mort prématurée de celui-ci sous le titre de 2666, elle-même intitulée Le livre des critiques, nous vaut un portrait de groupe «en situation» de quatre thésards européens également voués à l’étude exclusive d’un des plus grands astres de la galaxie littéraire mondiale en la personne de l’auteur allemand Benno von Archimboldi, aussi célèbre qu’invisible, inaccessible à toute approche médiatique ou «scientifique», comme l’ont été un Henri Michaux, un J.R. Salinger, un Réjean Ducharme ou le toujours vivant Thomas Pynchon.

    Les quatre facultards en question sont Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise, laquelle partagera son cœur et son corps avec les trois autres au titre de « sous-texte » existentiel. 

     Sans être a priori des personnages romanesques plus saillants que la plupart des universitaires bon teint sortis de l’école pour y rentrer peu après sans avoir eu le temps de vivre au grand air, les protagonistes du Livre des critiques sont entraînés, et la lectrice et le lecteur avec eux, dans une équipée qui les conduit, à travers les années et aux quatre coins du monde, de colloques en congrès où ils se mesurent, notamment, à leurs redoutables rivaux allemands sans cesser – c’est l’obsession de tout critique universitaire – de multiplier les publications «scientifiques» qui les feront connaître et reconnaître au-delà des frondaisons de leurs campus.

    Pendant qu’ils s’adonnent à cette nouvelle modulation du tourisme intellectuel, l’écrivain « culte », candidat au Nobel, fuit comme le furet du bois joli jusqu’au jour où, croyant qu’il séjourne au Mexique loin des estrades et des caméras, les quatre critiques y débarquent pour découvrir qu’on y assassine, «au niveau du réel», des centaines de jeunes femmes… 

     À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel «cœur des ténèbres» ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées «purement littéraires». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de «puceaux de la vie», se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais… 

    Non sans humour noir latino, mais dans une langue certes moins raffinée et une moins folle fantaisie imaginative que celle du Nabokov de Pnine, mémorable portrait d’un prof russo-américain s’efforçant de faire connaître le fameux Tolstoïevski à ses étudiants,  Roberto Bolaño capte néanmoins le fondement de la psychologie du spécialiste persuadé que sa recherche est au moins aussi importante que la création d’une œuvre littéraire, en oubliant souvent le contenu de celle-ci. C’est ainsi que, sur les centaines de pages évoquant les menées des quatre critiques, pas une ne nous renseigne sur la substance des ouvrages d’Archimboldi !      

    Tel le cancrelat de La Métamorphose de Kafka, magnifiquement décortiqué par Nabokov dans l’un de ses cours, le critique académique de Bolaño, sans génie hélas et pattes en l’air, s’agite vainement au milieu de ses semblables indifférents, me rappelant alors un autre personnage de Kafka, dans sa nouvelle intitulée Un petit bout de femme. 

    Celle-ci, véritable peste aux yeux du pauvre narrateur ne comprenant pas pourquoi elle lui en veut tellement sans cesser de quémander son approbation, telle un(e) prof de lettres rêvant d’être invité(e) à la Grande Librairie, un(e) écrivain(e) s’épanchant sur Internet sans le moindre «retour» ou un Dieu jaloux fulminant de ne plus être tenu pour l’Unique, n’en finit pas de distiller son aigreur inquiète dans un monde globalement livré au délire de la comparaison, de l’envie et de la jalousie. 

     

     

    51+CzaZmNRL._SX210_.jpgQuant le Lecteur et l’Auteur font ami-ami 

    Toute bonne littérature, disait le poète anglais Matthew Arnold, est dans une certaine mesure une critique de la vie. Et l’incomparable lecteur et écrivain que fut John Cowper Powys, après avoir constaté que «les magiciens n’ont été capables de contrôler leurs anges ou leurs démons que le jour où ils ont découvert leurs noms», concluait lui aussi qu’ «après avoir suscité et créé la vie, la première fonction des mots, c’est de la critiquer »… 

    Mais critiquer «la vie» sans avoir bien regardé ses merveilles et ses horreurs, ou critiquer une œuvre artistique ou littéraire sans avoir essayé de pénétrer son sens et détaillé ses qualités propres ou ses failles, revient à nier tout ce qui les distingue du néant morose. 

    Or c’est contre cette morosité plus ou moins nihiliste qu’un Vladimir Nabokov s’est élevé, béni des fées en son enfance et chassé du paradis par la furie des hommes, en s’efforçant de lire le monde et de le dire avec ses mots.

    S’il fut à la fois un scientifique avéré  et un poète, jamais il ne prétendit soumettre la poésie à la science, même si celle-là requiert autant de précision minutieuse et de rigueur, dans le choix des mots, que celle-ci dans ses expériences: son œuvre de romancier-poète le prouve à l’évidence, mais son travail de lecteur n’est pas moindre, qu’illustrent les 1200 pages du recueil de Littératures, rassemblant ses cours à l’université de Cornell (notamment) où il détaille les chefs-d’œuvre d’une quinzaine de grands écrivains, (notamment Jane Austen, Dickens, Stevenson, Joyce, Flaubert, Proust, Kafka, Tolstoï, Gogol ou Tchékhov) après avoir défini ce qu’est selon lui un bon lecteur, à savoir « celui qui possède de l’imagination, de la mémoire, un dictionnaire et quelque sens artistique ». 

    Pour Nabokov, l’art de lire est fondamentalement lié au fait de relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est selon lui un relecteur. La vraie lecture n’est pas un pensum ou la préparation compulsive à l’exercice d’un pouvoir quelconque, mais c’est un acte gratuit partagé qui implique à la fois l’Auteur et le Lecteur : « Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais»… 

    Roberto Bolaño. 2666. Gallimard, Folio, 1358p. 

    Vladimir Nabokov, Littératures, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1211p.

  • Le vert est dans le fruit

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    Dans la filiation des contre-utopies du XXe siècle pointant l’horreur du «meilleur des mondes», le jeune auteur de Bienvenue à Veganland, Olivier Darrioumerle, développe une dystopie bien charpentée, très sérieusement documentée et gardant le pied léger, avec une dose d’humour cryptocarnassier de la meilleure veine. Croquant ! 

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    La quête du bonheur généralisé vaut-elle qu’on s’entretue ? Les deux grandes utopies, raciste et collectiviste, qui ont dévasté le XXe siècle de guerres mondiales en révolutions, n’ont-elle rien appris à notre drôle d’espèce ? Et comment répondre aux nouveaux idéalistes basculant dans la violence au nom d’un monde meilleur où notre drôle d’espèce, dûment «nettoyée», se fondrait dans une harmonie pure de tout désir et de toute pensée inappropriée ? 

     Ces questions sont de celles qu’on peut se poser par les temps qui courent de façon générale, face aux nouvelles dérives idéologiques plus ou moins délirantes voire meurtrières,  ou plus particulièrement en se pointant dans l’univers idéalement nettoyé d’Océania après avoir répondu à l’invite du jeune auteur Olivier Darrioumerle nous souhaitant  Bienvenue à Veganland au fronton de son deuxième roman… 

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    Océania, des années après le Grand nettoyage qui y a été opéré, est un havre d’apparente paix sociale et de silence où vous seriez mal avisé de faire crisser vos semelles sous l’effet d’on ne sait quelle humeur incontrôlée: aussitôt les barbus de l’homéostasi, police conviviale dont les opérateurs se partagent entre le jardinage et le maintien de l’ordre et de la propreté physique et mentale de la Grande famille, vous embarqueraient pour vous interroger et vous recadrer en vue d’une meilleure gestion de vos émotions illicites. 

     Celles-ci, (la peur, le dégoût, la sympathie, le mépris, la culpabilité, etc.) ont été bannies du vocabulaire depuis la purge lexicale liée au Grand nettoyage, remplacées par trois concepts émotionnels dûment homologués : le Respect, la Gratitude et L’Admiration. Au demeurant, on ne parle plus à Océania d’émotions mais de réflexes positifs ou négatifs, surveillés par connexion. La surveillance de l’harmonie est d’ailleurs omniprésente dans l’environnement  d’Océania où chacune et chacun ont externalisé leur vie personnelle, désormais en réseau dans la transparence assurée par la technologie de pointe (puces sous-cutanées et lentilles spéculaires à l’appui) et par le contrôle en temps réel sur les murécrans où alternent nouvelles du jour et séances d’aveux public, etc. 

     Un roman d’idées bien incarné 

    Si la premier mérite de la dystopie d’Olivier Darrioumerle tient à la clarté de son exposé spatial, social et fonctionnel, dans cet univers aseptisé rappelant la ville transparente du mythique Nous autres (1920) du Russe Evguéni Zamiatine, récemment réédité dans une nouvelle traduction, le climat social du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, ou l’irradiante lumière californienne du Cercle de Dave Eggers, le roman du jeune auteur ajoute bientôt, à ce tableau de la nouvelle réalité à l’américaine (les districts et les toponyme d’Océania ont des noms à consonance anglophone, sauf le café du Pont…), le charme de personnages à la fois typés, au premier regard, et bientôt tiraillés par leurs contradictions internes, complexes mal refoulés et autres sentiments plus ou moins avouables, qui nous les rendent plus proches et attachants que des représentants attitrés de telle ou telle thèse. Arbor1.jpg

    Bazarov est le premier de ces animaux humains. Contrôleur diététique de par sa fonction, sportif de haut niveau, il aspire à payer la « dette écologique » que représente sa pendable ascendance de fils de carnassiers. Sa participation à la compétition sportive du BigTop pourrait lui valoir un émancipation en phase avec sa popularité d’influenceur sur les réseaux sociaux, mais il se sent en revanche peu attiré par la consécration dévolue aux champions du SexTop auxquels est désormais réservée la reproduction de l’espèce. Autant dire que c’est une machine possiblement défaillante, que menace un retour du refoulé humain-trop-humain. 

    Du moins a-t-il longtemps fasciné le jeune Green, dont la mère porteuse n’était pas de sang vert mais qui fréquente essentiellement les végans avec lesquels, dans sa beauty box, il se consacre à la créativité vestimentaire la plus « officiellement » débridée, tant il est vrai qu’Océania encourage la diversité superficielle pour mieux canaliser la conformité, poussant le libéralisme « pluraliste » jusqu’à autoriser l’usage de drogues de synthèse physiquement inoffensives mais très utiles à l’entretien des équilibres. 

    Sous le contrôle de Bazarov, son conseiller diététique, Green compense ainsi ses états d’âme parfois déstabilisés par une pilule de kelp, un complément de sélénium ou des algues de synthèse. L’ecstasy est en outre en vente libre, à cela près que plus rien ne s’achète désormais en Océania où « la propriété c’est le viol », la seul monnaie étant faite de bigcoins utiles à l’évaluation de chacune et chacun en toute transparence collective. 

     Et puis il y a Madras le transgenre à dégaine d'Indien efféminé trop ou trop peu sûr de lui, qui aspire à sortir de son disctrict pourri de Darwin pour accéder aux jolis quartiers des sangs verts; et bientôt d’autres personnages féminins plus déjantés apparaîtront, au café du Pont genre bohème déconnectée, où Bazarov, après un coupable contrôle positif en plein championnat, connaîtra déchéance et gloire humaine-trop-humaine de cour de miracles… 

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     Une satire à l’arrière-goût doux-acide 

     Dans la foulée de l’essayiste Philippe Muray et du romancier Michel Houellebecq, Olivier Darrioumerle propose en somme, avec Bienvenue à Veganland, un essai-roman qui va bien au-delà de la critique du «véganisme» plus ou moins militant voire intégriste, prolongeant la remarquable fresque de Muray sur la société hyperfestive et l’empire du bien, ainsi que les observations percutantes de l’auteur de La carte et le territoire. Dans la même mouvance des réflexions critiques sur un certain terrorisme suave de l’indifférenciation, ce roman recoupe également, par le développement du double thème de la soumission et de la délation, les constats du philosophe Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle, notamment à propos du discours «animalitaire» dans ce qu’il a de plus dogmatique et sectaire. 

    Sans souci de déplaire, Olivier Darrioumerle brosse, dans son chapitre consacré à l’organisation de jeunesse constituant le fer de lance des végans purs et durs, futurs «gardiens de la révolution» de l’homéostasi a barbes de djihadistes écolos, un portrait des nouveaux intolérants tout semblables à leurs grand-pères maoïstes ou à nos ancêtres inquisiteurs de diverses confessions, réclamant ici des camps de rééducation alimentaire… 

    Or un autre mérite du jeune romancier est d’échapper à la logique binaire qu’il pointe à maintes reprises, donnant plutôt dans l’humour acéré d’un Tchékhov que dans la «dénonciation» des bien ou des mal-pensants - deux faces de la même pièce de monnaie de singe. 

    On sourit ainsi un peu jaune, comme à un refrain ressassé par des générations de militants déçus, quand la vieille écolo Merete, en pointe dans le combat pour la Libération animale au moment du Grand nettoyage, fait le bilan du mouvement auquel elle a participé tout en refusant systématiquement les « mises à jour » et s’exclamant : « Grand nettoyage mon cul ! On prend les mêmes en plus verts et on recommence !» 

    Et Bazarov d'y aller de ses rodomontade de macho en surveillant Julia la sauvage, qui le surveille autant que Green son ancien disciple, lequel le dénoncera avant d’être dénoncé… 

    Bien entendu la dystopie exagère ! C’est son job, à plus value d’exorcisme en l’occurrence! Et plus encore : fonction d’incitation à la réflexion et à la discussion,  d’autant plus qu’elle se coule, ici, dans les moules de l’humaine ambivalence. Cela donnant, miam-miam,  un roman à dévorer à belles dents! 

     Olivier Darrioumerle. Bienvenue à Veganland. Sable polaire, 266p.

    DESSIN:Matthias Rihs. ©RIHS/BON POUR LA TÊTE. 

     

  • Ceux qui préfèrent ne pas...

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    Celui qui décline l’invitation du serpent à lunettes / Celle qui reste sur son Kant à soi / Ceux qui tiennent la meute en respect en fronçant juste un sévère sourcil de réprobation muette / Celui qui sans se prendre pour un héros ne touche pas à l’héroïne / Celle que ne dupe point la dope sans lâcher la clope / Ceux qui se tient à carreau derrière leurs carrés de carottes / Celui qui a trop de tact pour demander à la demoiselle vegan si la plainte du soja cuisiné ne l’empêche pas de rêver la nuit / Celle qui refuse de manger du chien chaud et de brouter l’herbe au chat / Ceux qui ne se sont jamais mouillés dans les affaires brûlantes / Celui qui a fait installer un périscope dans son cercueil d’immortel titré / Celle qui n’a jamais demandé de rallonge à sa vie de vierge promise à Dieu sait quoi / Ceux qui ont apprécié le voyage et ne se jetteront sous le train qu’après le terminus / Celui qui reprend un peu de nirvâna entre deux loukoums / Celle qui se contente d’une élévation en fin de soirée pour voir le Mont-Blanc sous les derniers rayons / Ceux qui préférant ne pas payer à la sortie ont avalé leur ticket, etc.

    Peinture: Joseph Czapski.

  • Question

     

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     Les mots nous interrogent de leur seule présence.

     Amour, écrit Sylvia Plath.

     « Amour, l’amour a réglé le rythme de ton cœur

     comme une grosse montre d’or ».

     Les mots donnent une forme

     visible / invisible.

    Un affect a réglé l’horloge des sentiments.

     Amour.

     Valise des mots.

    Pratique pour le voyage

     visible/invisible.

     

                                                                      

     

     

     

  • Nicolas de Staël le pur

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    Une merveilleuse exposition, à Aix-en-Provence, et la correspondance du grand peintre (1914-1956), éclairent, d’une lumière irradiante et tragique à la fois, la destinée d’un quêteur d’absolu déchiré par la passion...
    Il est émouvant de découvrir en la ville natale de Paul Cézanne, un peu plus d’un siècle après la mort de celui qui marqua une première rupture dans la représentation picturale du XXe siècle, au seuil de l’abstraction, les œuvres « provençales » de Nicolas de Staël qu’on pourrait dire, sous la lumière incandescente du Midi, le deuxième messager des dieux qui poursuive, et achève peut-être, par delà toute « littérature », avec des couleurs et des formes d’une pureté inégalée, l’aventure et la quête sacrée de l’art occidental.
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    Or ladite aventure, à la fois artistique et existentielle, a été marquée pour Nicolas de Staël, et particulièrement en Provence dans les trois dernières années de sa vie, par une véritable explosion créatrice – comparable à certains égards à celle du dernier Van Gogh – alors même que sa joie de travailler se trouvait plombée par un doute croissant qu’une passion amoureuse dévorante compliquait de surcroît.
    Pour l’artiste, qui avait vécu des années de vache enragée, un succès grandissant sur le marché de l’art, notamment américain, avait constitué un facteur déstabilisant qui motivait son «retrait» provençal, d’abord à Lagnes avec sa petite famille, puis à Ménerbes dont il investit seul la ruine du château pour en faire son atelier.
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    Avant la dernière période d’Antibes et son suicide «en pleine gloire», la période provençale de Nicolas de Staël, illustrée à merveille par l’exposition qui s’est tenue cette année dans l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, a le mérite particulier de nous faire entrer au cœur le plus épuré de cette peinture défiant toute comparaison à sa pointe et réduisant à rien la frontière entre figuration et abstraction.
    Qu’il s’agisse d’une imprécise femme grise assise sur un vague nuage rose ou d’un ciel rouge sur des collines bleues, d’un arbre rouge ou d’un soleil fixé bien en face comme un oeil de cyclope, d’une route de Sicile d’un extrême bleu peint dans un atelier aux murs décatis: on se fiche pas mal du «sujet»...
     
     
    Comme l’écrit d'ailleurs le peintre le 12 octobre 1953 : «Je peins des paysages de Sicile et des nus sans modèle dans une grange du Vaucluse dont la plaine regrette à jamais les marais qui la noyaient dans le temps», ou ceci, du castelet de Ménerbes où il vit son atroce et flamboyante solitude, en mai 1954 : «Je me suis mis sur dix dix tableaux neufs tout d’un coup. C’est si triste sans tableaux la vie que je fonce tant que je peux. Il y a un mistral à tout casser depuis hier. Il fait froid»...
     
    Des petits formats multipliant l’espace
    Au regard de surface, l’on pourrait affirmer que la Provence de Nicolas de Staël n’a rien à voir avec celle de Paul Cézanne, alors que sa peinture sculpte et transfigure ses objets à la même lumière qui décomposait et restructurait les paysages de plus en plus épurés de celui-ci. On le voit immédiatement, en l’occurrence, dans le dédale sur deux étages de l’hôtel de Caumont, avec des petits formats rarement vus en exposition qui saisissent aussitôt par leur façon d’agrandir le ciel, d’approfondir l’espace et de donner aux choses peintes (des mûriers, des cyprès, des rochers, etc.) leur assise physique et leur évidence.
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    «Je n’ai jamais vu de ma vie des arbres comme cela étayés apparemment par leur propre écorce, si fermes que l’œil refuse à situer les racines et hésitera encore un moment », écrit-il le 4 juin 1953, avant ces mots de novembre où le même tremblement d’incertaine certitude le reprend : « Je décolle souvent et voyage toujours pour voir si le lieu du leurre ne se confond pas avec celui de ma main. Il faut pourtant y arriver, que ce soit sans hésitation là et pas ailleurs que cela se passe. C’est si dur d’accepter l’abruti qui se trouve en soi et comment faire sans lui ? »
    Quant à la violence de caractère et de geste, perceptible un peu dans le premier Cézanne, elle fonde au contraire le grand combat hypertendu de Nicolas de Staël qui n’invoque pas pour rien la fusillante lumière grecque sublimée par la quête d’équilibre de ses sculpteurs et de ses philosophes apolliniens.
     
     
    « J’ai choisi une solitude minable au retour de mon voyage chez les fantômes de la mer des Grecs, mais cela me va bien parce que j’ai maintes facilités à devenir moi-même un fantôme avec ou sans obsessions », écrit-il en octobre 1953, une année après l’été où il note : « Évidemment c’est une grande leçon de forme que donne cette lumière grecque où seuls la pierre ou le marbre résistent en radiation. Tout compte fait, ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Bonnard ne s’en sont servis autrement qu’en éperon psychique, je veux dire sur le grand plan intime, ils auraient pu peindre ce qu’ils ont peint vraiment n’importe où. Les Grecs non, c’est total, leur culture prend et rend le soleil comme il est impossible de le faire ailleurs dans toute sa multiplicité ».
    Or c’est, sans doute, cette aspiration totale qui aura provoqué l’irrépressible saut de sa peinture vers le haut, et la chute de son pauvre corps à l’âme vaincue par la passion.
     
    Après les mots de Cézanne, des lettres de douce fureur
    On trouve ces jours, dans les librairies d’Aix, des romans plus ou moins récents consacrés à la «vie passionnée» de Nicolas de Staël. Quant à moi j’exclus absolument d’y mettre le nez !
    Question peinture, Staël écrivait ceci en mars 1954, qui peut servir en matière biographique aussi : «Le problème de fond consiste, pour moi comme pour vous, à ne pas faire des choses «petits-bourgeois» dont la France est pleine. Mais la façon dont on y arrive, cul-terreux ou pas, m’est indifférente. Couleur pour couleur, c’est tout. Échantillon dru. Ne pas regarder les musées, mais les tubes qui sont là».
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    Pour l’amateur sincère de cette peinture, le «musée» s’impose évidemment à l’autre bout des « tubes », si l’on ose dire, et dans la foulée on aura remarqué le tact et le respect non béat des visiteurs de l’hôtel de Caumont, visiblement inspirés par la grâce de cette peinture qui l’est au degré suprême et sans une inflexion de flatterie répétitive. À l’ère des fripouilles abjectes du marché de l’art mondialisé, dont le parangon est évidemment un Jeff Koons, l’intime joie de Nicolas de Staël illumine chacun en son humble tréfonds.
    Donc pas une concession au romantisme « petit-bourgeois » d’un « récit de vie » bricolé autour d’un drame que les lettres du peintre à ses proches (de sa femme Françoise à René Char ou de son amante Jeanne à ses autres amis) , détaillent sous les lumières changeantes d’une existence aussi «compliquée» que les nôtres et traversée par les bolides de la passion.
    De Paris, le 26 juillet 1954, Nicolas écrit à Jeanne qu’il appelle son «petit», ces mots invoquant une folie au sûr et sombre avenir : «Jeanne, le doute chez moi est passion et la passion un devoir, une tâche, une chose simple à accomplir. Le reste est la folie pure de l’Art. Je crois que c’est comme ça pour tous les garçons qui travaillent dans la nuit et y croient».
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    Le seul "roman" d'une vie...
    Il ne peut y avoir, me semble-t-il, qu’un seul « roman » fidèle à la mémoire de Nicolas de Staël, à sa souffrance et à celle qu’il a imposée aux autres, à son art et aux époques qu’il a traversée en archange-enfant (la formule est de son ami Pierre Lecuire), et c’est l’ensemble des lettres tissant la toile de sa vie de 1926 à 1955, rassemblées et commentées dans un formidable volume de 732 pages. Nicolas de Staël se donna la mort en se précipitant du haut de son immeuble, à Antibes, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Le jeudi 17 mars à 4h du matin Pierre Lecuire écrivait à Françoise de Staël : «Oh, Françoise, j’en avais toujours peur. Et pourtant, le voyant plus dur, je pensais que cela serait évité. Nous ne sommes jamais assez bons. Je ne peux plus penser à rien qu’à sa solitude. J’avais horreur qu’il me dise qu’il aimait la mort, tant j’avais peur que ce ne soit vrai ».
    Et quelques jours plus tard, à une autre amie : « Il tenait de l’archange et de l’enfant, de l’un la profondeur, le chant, l’ouverture aux choses grandes et terrifiantes, de l’autre, la cruauté, les perspectives versatiles, la ruse et finalement l’innocence, la magnétique innocence »…
     
    Aix-en-Provence, Hôtel de Caumont, Nicolas de Staël en Provence. Jusqu’au 23 septembre 2018.
    Nicolas de Staël. Lettres 1926-1955. Edition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte. Postface de Thomas Augais. Le Bruit du temps, 732p.
     
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  • Au carrousel voltigeur

     
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    À mes amis nihilistes
     
    Mon âme sans corps a erré
    longtemps longtemps longtemps.
    Ce n’était pas très amusant
    de n’avoir pour compter
    les étoiles du firmament
    nul doigt, même de pied...
     
    Ensuite on a bien mal au corps,
    et le cœur plein de sang,
    sans nul égard monte et descend,
    tant qu’à la fin on serait mort,
    prêt à l’enterrement,
    s’il n’y avait eu la vie avant.
     
    Ne décriez pas mon amie
    vous dont l’âme sans corps
    n’a pas connu ce bel essor.
    Plutôt venez faire un bon tour
    de manège en famille,
    et sur vos doigt de pieds compter
    les heures sans retour...

  • Première visite au Maestro

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    Rencontre de Guido Ceronetti, génial auteur du Silence du corps, de La Patience du brûlé et d'Insetti senza frontiere, entre vingt autres titres, en son repaire de haute Toscane, le 20 février 2011.

    (Mezzanotte, dopo l’incontro col Ceronetti) – Del Maestro mi rammenterò sempre quella visione del vecchio tutto piegato, perfetta immagine del uomo solo, « senza più carezze », cosi come diceva, assai patetico e ridendo anche quando gli dissi : « La vie est vache, comme disait Céline », e lui : « pauvres vaches, dont on invoque le nom en français, méritent-elle ça ?», et moi : « On peut dire aussi à la vie: vieux chameau », e lui : « Si dice ancora chameau oggi in francese ? », alors moi : « Si, lo dico io alla moglie : vieux chameau », et lui : « Ah, ah, ah… »

    °°°
    Nous venions alors de rentrer d’une balade à trois sous la pluie, sur les dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son «corps de chiotte» tout en évoquant un prochain «Festival des désespérés» qui va se tenir à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise et où diverses « performances » seront proposées à la seule gloire du Désespoir. Or, comme je lui demandais des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda avec sa femme, de m'expliquer qu’il survit, notamment avec une tournée récente des Mystères de Londres, de sa composition, et de me laisser entendre ensuite qu'il lui survivra encore sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes « de l’autre côté »…

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    Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella, mon amie Anne-Marie Jaton - parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact par le truchement de notre ami commun Fabio C. qui vient de présenter son mémoire de licence sur Cioran -, à la porte de son repaire plus ou moins secret de Cetona, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, tout dévolu aux livres et à l’étude, aux murs ornés de nombreux collages et de gravures, de photos de théâtre et de portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire pour station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent assez éloquemment le type de composition simultanéiste et comparatiste du poète-philologue en son savant patchwork philosophique et littéraire…

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    C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien à proprement parler, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain m’a dit pas mal de choses intéressantes sans répondre trop précisément à mes questions, mais brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme de commande, ou plus précisément le refus, par les autres, de la réalité de la souffrance et de toute conversation portant sur la mort.

    À propos d’Insetti senza frontiere, sur quoi je le lance pour commencer l’entretien, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un livre de vieillesse.

    Copie de DSCN7341.JPG« J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans une forme que j’aime beaucoup, de l’aphorisme. C’est un goût que je cultive depuis toujours, et qui a même permis à mes éditeurs d’établir des recueils à partir de fragments tirés de mes divers livres. C’est un livre qui est lié à la difficulté et à la douleur physique croissante que je vis, en même temps que des joies ténues mais non moins réelles. J’exprime aussi la difficile relation avec les autres, devant le combat que nous menons avec la mort, qui n’est pas censée exister. Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible. Je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence devait exprimer le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’une chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis. Et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»

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    Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles sur le vieillissement. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de « travailler »…

    Ensuite, la conversation s’est poursuivie, au fil de laquelle nous avons parlé de sa vision du monde dualiste, qui l’apparie au catharisme et à sa perception du Mal, il nous a raconté son séjour en clinique et les deux nouveaux livres qu’il en a tirés – dont un roman à paraître, intitulé Dans un amour heureux -, puis nous avons parlé plus en détail des genres divers qu’il a traités , de la chronique polémique au récit de voyage, ou de la poésie et de l’essai fragmentaire, et de son besoin de décrire la réalité plus que de parler de lui-même.

    Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, l’écrivain m’a proposé de faire une pause, après quoi il a parlé encore un bon moment puis il nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour « une bonne marche ». Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours, nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellerait vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.


    De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé assez plaintif, s’estimant le plus seul des hommes, il a tenté d’embrigader Anne-Marie pour lui faire faire sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier - ce qu’il a accepté à condition qu’on ne voie pas sa « courbure » -, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’ Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant : « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita »…

    Photos JLK: Guido Ceronetti, febbraio 2011.


  • Ceronetti le vif ardent

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    Un sourcier du verbe aux véhémences de quêteur d'absolu. Cioran voyait en lui un «admirable monstre», Fellini raffolait de son théâtre de marionnettes, et La Patience du Brûlé signale un écrivain d'une saisissante originalité. Une (première) rencontre en 1995.

     

     «  La vie fait passer, à travers notre pauvre chair, des projectiles, et des poignards», murmure le petit homme à l'imper soigné et au joli béret basque, qui manie notre langue avec un raffinement souverain, à peine voilé d'un accent. 

     

    «On est blessé, mais aussi cela aiguise. Somme toute j'ai vécu en curieux. En amateur. Tout ce que j'écris vient de la vie. C'est en feuilletant la vie que j'ai découvert des choses»... 

     

    De ces «choses de la vie» dont les journaux sont pleins,Guido Ceronetti s'étonne que ses pairs fassent si peu de cas. «Je ne comprends pas que les écrivains italiens d'aujourd'hui se désintéressent à ce point du monde terrible qui nous entoure. On dirait qu'ils vivent en aveugles. Seul, peut- être, mon ami Guido Piovene avait le sens des problèmes de l'époque. Pour ma part, je me suis toujours passionné pour le crime. Il y a là un tel mystère. Et c'est la base, en outre, de toute légende»... 

     

    Est-ce un écrivain «engagé» au sens habituel qui s'exprime ainsi, un «témoin de son temps» selon l'expression consacrée? Et Guido Ceronetti aurait-il donné dans la narration criminelle? Pas vraiment. Mais on sait l'implication virulente du chroniqueur de La Stampa dans la réalité italienne. Anticommuniste en un temps où cela valait d'hystériques condamnations, puis s'en prenant aux pollueurs industriels et aux barbares de la décadence culturelle, il s'est fait détester tous azimuts par sa virulence d'imprécateur et sa position de franc-tireur pauvre. 

     

    Ceronetti30001.JPGCar Ceronetti vit de rien dans un bourg de Toscane, loin des cercles littéraires ou académiques. Il n'écrit point de romans à succès mais des poèmes et des sortes d'essais très concentrés, où les aphorismes déflagrateurs («Comment une femme enceinte peut-elle lire un journal sans avorter?», «L'arme la plus, dangereuse qui ait été inventée est l'homme», «Qui tolère les bruits est déjà un cadavre», «Si le Mal a créé le monde, le Bien devrait le défaire») voisinent avec des développements plus amples sur les thèmes essentiels du rapport de l'homme avec son corps et avec le Cosmos, impliquant donc la maladie et l'érotisme, l'obsession quasi maniaque pour la diététique et une détestation non moindre de la technique («un serviteur admirable, savez-vous, si parfait qu'il va nous supprimer»), la réflexion métaphysique et la méditation sur l'Histoire passée et présente, entre autres intuitions mystiques, digressions philologiques, émerveillements artistiques, vibrations sensibles enfin du médium un peu sorcier qui a recréé la vie à bout de fil en qualité de manipulateur de marionnettes, à l'enseigne de son fameux Teatro dei Sensibili très prisé du Maestro Fellini. 

     

    Ceronetti3.jpgSombre vision

    Dans sa postface au Silence du Corps (Prix du meilleur livre étranger 1984), Cioran disait que l'impression donnée par Ceronetti est «de quelqu'un de blessé, à l'égal de tous ceux à qui fut refusé le don de l'illusion». De son ami roumain, Ceronetti partageait au reste la vision gnostique du monde. «C'est vrai, je suis une sorte de cathare. Peut-être cette vision dualiste est-elle fausse. Je ne sais trop, j'ai besoin de penser ainsi.»

    Répugnant à parler de lui-même, cet «ascète raté», ainsi qu'il se présentait lui- même, se fait beaucoup plus loquace dès lors qu'on l'interroge sur l'Ancien Testament, citant par cœur des strophes entières de L'Ecclésiaste, dont, avec celles du livre de Job, les âpres vérités et la sagesse contradictoire l'imprègnent depuis sa jeunesse. 

    Sombre Ceronetti? Certes très pessimiste sur l'avenir de l'espèce. «Le monde actuel va devoir affronter un terrorisme de type apocalyptique. Voyez le nouveau nihilisme à caractère religieux qui se développe dans le monde, notamment chez les islamistes et les sectes: il semble qu'il n'y ait aucune possibilité de paix, et que l'humanité doive s'enfoncer ainsi dans cette boue sanglante»... 

    Prophète de malheur, mais aussi porteur de quelle lumière intérieure, ce même Guido Ceronetti dont rayonne de loin en loin le sourireangélique. 

     

    Ceronetti.jpgGrappilleur de génie

    Guido Ceronetti ne voyage pas, tel l'escargot du futur, avec son ordinateur sur le dos: «Une telle peste ne m'aura pas dans son lazaret»,précise-t-il, au terme du travail de «fusion rhapsodique» qu'il a accompli sur la base de carnets annotés à la main au fil de cinq ans de déambulations par les rues et les livres, de 1983 à 1987. 

    Or, La Patience du Brûlé n'a rien, pour autant, du journal de bord ordinaire. C'est un formidable concentré d'impressions visuelles (non du tout pittoresques mais picturales, pourrait-on dire, avec une superbe digression finale sur la distribution sensible des couleurs), d'observations «le long du chemin» et de pensées, d'échos de lectures à n'en plus finir, de relevés de graffiti (source populaireà l'invention souvent révélatrice), de souvenirs, d'invectives (contre la hideur des villes italiennes dégradées par l'invasion touristique ou l'anarchie industrielle, et plus généralement contre la vulgarité généralisée en laquelle il voit l'extension médiocre de l'esthétique des aquarelles d'Hitler exposées à Florence) ou de très délicates petites scènes qui disent, par contraste, sa qualité de cœur et d'esprit. On ne saurait rendre en quelques lignes la substance profuse, traversée d'éclairs géniaux, d'un tel ouvrage, dont la compacité apparemment «brute» fait à la fois la difficulté et la profonde singularité. 

    Tout différent des passionnants essais d'Une Poignée d'Apparences et du Lorgon mélancolique, ou du beau recueil e pensées plus «fusées» de Ce n'est pasl'Homme qui boit le Thé mais le Thé qui boit l'Homme, La Patience du Brûlé est de ces livres-gigognes qu'il faut avoir sans cesse à portée de soi pour y revenir comme à une fenêtre ou à l'œil d'un puits au fond de l'eau duquel brille un anneau de ciel... 

    Guido Ceronetti, La Patience du Brûlé. Traduit de l'italien par Diane Ménard. Albin Michel, 453 p. Les autres titres cités sont publiés chez le même éditeur, sauf Le Silence du Corps, disponible en Livre de Poche Biblio.

    (Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 27 juin 1995)

  • Au théâtre des sensibles

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    En mémoire du Maestro, mort le 13 septembre à Cetona. Grazie al filosofo ignoto !

    Guido Ceronetti, grand écrivain italien tout menu d’apparence, subit le poids du monde sur ses frêles épaules de nonagénaire sans cesser de perpétuer le chant du monde. En mémoire de son ami Cioran, auquel Fabio Ciaralli a consacré un essai intitulé «Odyssée de la lucidité», et en présence d’Anne Marie Jaton dont le dernier livre célèbre «le mariage miraculeux des contraires» chez Albert Cohen, le Maestro présidait l’autre soir une mémorable rencontre en son fief toscan de Cetona...

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    Les ors et la pourpre d’automne jetaient leurs derniers feux, ces jours, sur les collines de haute Toscane, où Nature et Culture n’en finissent pas de se fondre et de survivre au fracas des batailles séculaires. 23316614_10214808732038731_3948201076872999475_n.jpg

     

    De Florence à Pérouse, en passant par les collines lunaires des crêtes siennoises, ou en fonçant sur les autoroutes démentes, la double nature infernale et «capable du ciel» de notre terrible espèce a trouvé sa plus mémorable illustration dans La Divine Comédie de Dante, que les livres joyeusement désespérés de Guido Ceronetti relancent à leur façon dualiste.23380225_10214821250711690_7153971251993676896_n.jpg

     

    Miel et fiel, festival local de la truffe et champignon blanc de la hantise mondiale d’une Apocalypse nucléaire, subite apparition de trois biches à ma fenêtre sur fond d’oliviers argentés et de cyprès en immobiles flammes noires, et sempiternelle jactance de la télé de Berlusconi & Co relayant les Fake News du twitteur ubuesque de la Maison-Blanche: tel est le monde qu’on dirait aux mains d’un marionnettiste tantôt démoniaque et tantôt angélique, dont le Teatro dei Sensibili, fondé par Elena et Guido Ceronetti, a été l’avatar artistique salué par leur ami Fellini et toujours animé par les jeunes disciples du Maestro.

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    23376110_10214821239911420_8671385647081733159_n.jpgSouvenir perso remontant à l’an 2012:à Turin, à l’inénarrable Festival des désespérés réunissant, sur scène, le vieux lutin génial et sa compagnie juvénile. Masques et marionnettes pour dire la tragi-comédie humaine. Magie de l’antique poésie populaire. Séquence de plus à l’Amarcord fellinien ! Mais le théâtre des sensibles n’est pas qu’italien: il est de partout et nous en sommes..

    Révélations de la douleur

    Fabio Ciaralli a fait l’expérience extrême de la douleur existentielle, qui l’a amené à plusieurs reprises au bord du désespoir et de la tentation suicidaire.

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    Paradoxalement, c’est avec deux maîtres contemporains du pessimisme philosophique qu’il a trouvé la force de survivre: Guido Ceronetti, qu’il a lu avec passion et avec lequel il a entretenu une longue correspondance, pour devenir son ami. Et Cioran, penseur d’origine roumaine devenu l’un des plus purs stylistes en langue française, dans la tradition des moralistes, dont il aime à dire qu’il lui a sauvé la vie et auquel il a consacré un livre paru récemment sous le titre combien explicite d’Une Odyssée de la lucidité.

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    Parallèlement, l’amitié partagée de Ceronetti a permis la rencontre de Ciaralli et de la Vaudoise Anne Marie Jaton, alors titulaire de la chaire de littérature française à l’Universite de Pise, auteure de livres consacrés à Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Charles-Abert Cingria, Jacques Chessex et tout récemment Albert Cohen, et qui  l’aida à acquérir des titres universitaires en marge du cursus habituel.

    Ainsi, mon amie que j’appelle la Professorella, et Fabio Ciaralli, ont-il signé ensemble un premier ouvrage consacré à la littérature concentrationnaire au titre (je traduis) d’Aller (sans) retour, et c’est également avec l’aide du Maestro Ceronetti et de sa «mentoresse» que Ciaralli a réalisé ce nouveau livre tenant à la fois de l’aperçu approfondi de l’œuvre et de la vie d’Emil Cioran (1911-1995) et un reflet plus personnel et vibrant de ses lectures. Cioran «a nourri mes veilles», écrit Fabio Ciaralli, «il m’a tenu en vie», lui qui disait qu’il n’y a pas tant à «se contraindre à une œuvre» qu’à «dire quelque chose qui se puisse murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant»…

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    Le moins qu’on puisse dire,dans la foulée, est que Cioran ne dore pas la pilule à la manière de ceux qui «positivent» à bon marché. Cependant, constater la souffrance et les noirceurs de la vie peut aussi nous en révéler plus clairement l’indicible beauté. Et de même qu’on peut être frappé par l’extraordinaire vitalité des Cahiers de Cioran, dont la substance quotidienne est souvent pimentée d’humour, Fabio Ciaralli a-t-il trouvé dans son oeuvre les mêmes contre-poisons toniques que chez Ceronetti.

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    Dans l’église « polyvalente »

    Or ce fut un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accroché aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée à Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente» selon l’expression plaisante du Maestro.

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    Guido Ceronetti est lui-même un drôle de paroissien ! Traducteur de plusieurs livres de l'Ancien Testament et longtemps chroniqueur-polémiste dans les colonnes de la Stampa, immensément érudit et curieux de toutes les dernières trouvailles des graffiti muraux, l’auteur du phénoménal Voyage en Italie et de La patience du brûlé, est aussi un témoin de la tragédie quotidienne, un fulminant opposant à la robotisation et au culte satanique de l’argent et du pétrodollar, un poète délicat, un végétarien et un cannibale mangeur d’imbéciles.

    N’oublions pas la mémoire !

    Le monde actuel est une espèce d’église polyvalente en déficit redoutable de mémoire, et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...

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    Or ça nous arrive à tous, nous qui aurons vécu plus longtemps que Mozart ou le rabbi Ieshouah, mais le titre d’un des derniers petits livres du Maestro m’a sauté l’autre jour aux yeux, sur un rayon d’une petite librairie de San Quirico d’Orcia, au milieu d’un des plus beaux paysages du monde, entre vestiges étrusques et chapiteaux romans, avec ce titre indicatif que je traduis dans la langue d’adoption de Cioran: Pour ne pas oublier la mémoire...

    Fabio Ciaralli. Emil Cioran, Odissea della lucidità. La scuola di Pitagora editrice, 167p. 2017.
    Anne Marie Jaton et Fabio Ciaralli. Andata e (non) ritorno; la letteratura dello sterminio fra storia e narrazione. Edizioni ETS. 200p, 2016.

    Anne Marie Jaton. Albert Cohen, le mariage miraculeux des contraires. Presses polytechniques et universitaires romandes. coll. Le Savoir suisse,121p. 2017.

    Guido Ceronetti, Le silence du corps, Voyage en Italie, La patience du brûlé, etc.  Albin Michel et  Livre de poche.


    Per non dimenticare la memoria. Adelphi, 2016, et Messia, Adelphi, 2017.

     

  • L'éternel goûter

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    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.

    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat.

    Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…

    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu.

    Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.

    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…

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    (Extrait de La Fée Valse)

  • Mémoire vive (123)

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    À propos du degree dont parle Shakespeare comme du bon critère de hiérarchie, Pierre Reverdy note dans En vrac : «Rares ceux qui, dans la vie et leur art, savent rejoindre le tact et la mesure en passant par la démesure ».

    Ce mercredi 1er août. - Des feux d’artifice, du côté du Bouveret et de Saint-Gingolph, ont marqué ce soir l’ouverture de ce nouveau carnet, après le magnifique specimen américain trouvé à San Diego chez Barnes & Noble et inauguré le jour de mon 7Oe anniversaire, comptant 404 pages et enluminé de nombreuses aquarelles. Nul feu sur nos monts plus ou moins indépendants n’est apparu, et Snoooy n’a guère eu que deux ou trois occasions d’aboyer les rares pétards. Bref, «ce n’est plus ça» en dépit des encouragements commerciaux et de quelques patriotes arborant, sur Facebook, leur chemises d’armaillis.

     

    ***

    Plus sérieux: Dans Khartoum assiégée, le roman de Barilier, dont j’ai passé le cap de la moitié. Grand livre assurément. Qui n’a pas eu jusque-là droit à un seul article digne de ce qu’il apporte, juste signalé par la patronnesse du Temps d’un ton admirativement pincé, l’éteignoir en question parlant de la tragédie de Khartoum comme d’une sorte d’anecdote et signalant quelques longueurs - et voila où nous en sommes dans ce pays de marmottes moites!

     

    ***

    Revenant à Shakespeare je vais tacher de réfléchir un peu plus à la notion de degree telle qu'il l’aborde  par la voix d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida. C’est aujourd’hui un repère décisif dans l’observation fine de l’indifférenciation générale.

     

     

     

    m5XBrD_x.jpegCe dimanche 5 août, tard le soir. – J’ai retrouvé tout à l’heure mon compère Roland Jaccard à la brasserie du Lausanne-Palace, où nous nous sommes régalés une fois de plus d’un loup de mer et d’un sorbet au thé vert. Nous étant séparés à onze heures, j’ai encore pris un verre de rouge et un autre d’eau minérale à la terrasse d’à côté, où j’ai lu l’article d’Olivier François, sur Jean Cau, dans le magazine Éléments dont Roland m’a offert un exemplaire, lequel papier m’a rappelé ma visite à l’écrivain après la sortie de Croquis de mémoire pour un entretien plutôt cordial dont me reste le constat du vieux réac: «En somme voyez-vous, Monsieur, la culture d’aujourd’hui célèbre une peinture abstraite qui est concrète, et une musique concrète qui est abstraite », avec un léger accent méridional qui fleurait bon la Méditerranée…

    Quant à notre conversation de ce soir, toujours riche et très variée, en forme de vrai dialogue, elle a roulé sur nos souvenirs communs de vieux Lausannois; puis Roland m’a raconté l’année terrible qu’il a vécu à onze ans dans un internat de redressement où les grands garçons persécutaient les petits; plus tard je lui ai répondu en détail quand il m’a demandé ce que je pensais des camarades Daniel de Roulet et Nicolas Bouvier; il me dit ensuite que Proust a fait beaucoup de mal à la littérature française en plaçant la barre beaucoup trop haut pour ses éventuels concurrents, et je lui réponds qu’au contraire il a fait autant de bien que Montaigne ou que Rabelais ou que Molière ou que Victor Hugo en brisant une fois de plus les codes de la bienséance académique; il m’évoque la présence au Yushi d’un avocat algérien radié de l’Ordre après avoir défendu des caïds corses et fait de la prison pour je ne sais quoi et employé un certain Alexandre Benalla comme garde du corps quand sa tête fut mise à prix; sur quoi nous parlons de cinéma: je soutiens que Le genou de Claire de Rohmer a pris un terrible coup de vieux à mes yeux, puis il me raconte la visite d’une rédactrice du Monde au chalet de Montana ou séjournait le très cruel Jerzy Kosinski qui proposa à la brave consœur, après leur entretien, d’aller dans la nuit crever les yeux des chats du voisinage – et la dame de s’enfuir à toutes jambes; nous parlons assez longuement de diverses pages de Proust où il est question de pédophilie (petits garçons pour Charlus et petites filles pour le Narrateur); je lui dis mon admiration pour les écrits de Fabrice Pataut, il me parle des romans de science fiction de Ron Hubbard et de son refus de publier un ouvrage de celui-ci sur la dianétique dans sa collection des Presses Universitaires de France, enfin de temps à autre l’un ou l’autre des garçons de la brasserie vient lui demander si tout se passe bien avec une sorte de complicité enjouée que lui vaut sans doute sa qualité de vieux client affable dénué de toute condescendance, etc.

    Enfin il s'est félicité, au moment de nous quitter devant le porche du Lausanne-Palace, d’avoir trouvé en moi un interlocuteur avec qui parler littérature, et un ami, et je ressens la pareille en dépit de tout ce qui nous distingue sans nous opposer.

    «Nous sommes les seuls à pouvoir célébrer la mémoire de REB», s’est-il en outre exclamé au même moment, et ça en dit long, car Richard Edouard Bernard, type même de l’écrivain-journaliste-poète de province, est exactement celui que les littéraires qui-se-respectent auront oublié alors que lui, non, n’a pas oublié REB, ni le délicieux Samuel Chevalier, ni le savoureux Jack Rollan. Autant dire que notre prétendu snob entretient de tendre fidélités qui démentent son affectation de cynisme.

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    Ce mardi 7 août. – Je suis arrivé, dans la journée, au terme de ma lecture du roman de Barilier, Dans Khartoum assiégée, sans doute son chef-d’œuvre, mais le dirai-je en ces termes? Je ne sais pas, à cause du malentendu que peut susciter un mot aussi «cher», au sens où l’entendait Nabokov. D’ailleurs quel est LE chef-d’œuvre de Nabokov, Feu pâle ou Ada et l’ardeur, entre autres titres non moins marqués au sceau du génie ? Je ne sais et peu importe à vrai dire. Charles Dantzig a écrit pas mal de stupidités à propos des chefs-d’œuvre, et notamment sur Dostoïevski, donc on ne va pas en rajouter, mais grand livre il y a et je l’écrirai sans crainte de me tromper ou de promener le lecteur.

    Ce mercredi 8 aout. – Je trône devant mon Super Mac comme un pilote devant son tableau de bord éclairé pour un vol de nuit, et décidément la relecture des Jardins suspendus me conforte dans le sentiment que je maîtrise mon appareil…

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    À l’isba, ce jeudi 9 août. – Après la visite de Julie et de Monsieur Pépère à la datcha, je passe à l’isba où, la pluie soudaine nous y confinant avec Snoopy, je lis et annote les poèmes de Charles Dantzig, dans Le chauffeur est toujours seul, parfois finement rythmés et attrayants par leurs images captées dans la trivialité quotidienne, mais souvent négligés, voire informes, et là ça ne pardonne pas, la poésie ne souffrant pas, mais alors pas du tout l’à peu près…

     

    ***

    Tout autre chose : Aloysius de Fabrice Pataut, où je crois avoir découvert ce matin son passage-clef, véritable sésame de cette œuvre à secrets, dans la lettre à son père qu’a écrit le jeune Guillermo, militaire contre son gré auquel son père a offert la Recherche et qui évoque les relations entre réalité et fiction au gré de la mémoire proustienne selon le baron de Charlus – lettre retrouvée par le narrateur et son amie Dolores après la mort du jeune homme déporté en Allemagne, etc.

    Les retournements successifs de ce roman décidément troublant et retors, me plaisent beaucoup par l’usage qui y est fait de la fiction, tel que je ne l’ai jamais pratiquée que de manière sporadique, sans réflexion vraiment conséquente. Fabrice Pataut a une intelligence prospective et un talent de conteur qui me font peut-être défaut, ou alors mon énergie s’est concentrée sur d’autres aspects de la matière littéraire, mais son exemple, tant dans ses nouvelles que dans Aloysius et Reconquêtes, m’est précieux dans l’optique d’un retour à la narration. Ce qui est sûr est qu’il y a, dans Aloysius, une cristallisation d’ordre à la fois romanesque et poétique qui me plaît énormément.  

    cvt_Aloysius_5182.jpegCe samedi 11 août. Achevé ce matin la lecture de l’Aloysius de Fabrice Pataut. Très fort. Je dirai carrément: chef-d’œuvre. Forme parfaite et soubassement historico-politico-familial carabiné. Le thème du double avec meurtre à la clef, cher à Pierre Gripari, mais qui me rappelle plutôt L’homme pris au piège de Tisma ou Jonathan Littell, est superbement filé

     

    ***

    Lu quelques pages des Divagations de Mallarmé sur la poésie. De très bonnes choses en dépit de l’excessive préciosité de l’expression. De la Grande Littérature avec plein de belle plumes de paon au cul et le bec pincé, mais le drôle dit quand même deux ou trois choses…

     

    Ce mercredi 15 août. – Ma bonne amie a largué son attelle, et moi j’aurai balancé mon PDF des Jardins suspendus ce soir avant minuit, comme promis à mon cher éditeur. 

    Ce vendredi 17 août. Relu à l’instant, à l’Atelier de la ruelle du Lac, mon poème d’hier soir intitulé À voix douce. Pas mal. Je vais d’ailleurs me concentrer, ces prochains jours, sur l’œuvre de Pierre Reverdy et les poètes réunis par Philippe Jaccottet en anthologie, qui me semblent pour beaucoup de haute volée.

     

    À voix douce

     

    Chaque soir au sous-bois

    je reviens à l’orée des heures;

    il y a là quelqu’un

    qui m’attend tout silencieux.

     

    Est-ce l’ami perdu ?

    Ou notre mère revenue

    nous tirer de l’oubli ?

     

    Il semble que la nuit

    là-bas baisse elle aussi les yeux,

    et nos ombres retrouvent

    tant de noms chers à murmurer...

     

    Ce samedi 18 août. – Drôle de rêve cette nuit. Un type m’appelait par le prénom de Mohammed, me qualifiant de Mahdi et m’apprenant qu’il était chargé de me faire un gommage. J’en étais étonné et ne me souviens plus de la suite, mais ce matin, dans les Partis pris de Nabokov, je lis qu’il ne faut jamais, selon lui, se fier au «charlatan de Vienne» pour l’interprétation de ses rêves, comme je m’y suis d’ailleurs toujours refusé…

    Ce samedi 19 août.- Je me demandais si ce que j’ai écrit sur l’évolution du romancier Barilier allait être démenti par la lecture des Cheveux de Lucrèce, comme l’auteur lui-même l’entendait dans un courriel de (discrète) protestation, mais pas du tout, et au contraire, car ce roman n’a pas, et de très loin, la qualité d’empathie et d’immersion de Dans Khartoum assiégée, restant en somme devant la vie et pas dans la vie, un théorème plus qu’un poème, avec un fond de discours aussi docte que dans Un Véronèse. Je vais tâcher de l’expliquer à l’intéressé, alors que son dernier roman illustre à merveille à mes yeux, le passage du mensonge romantique à la vérité romanesque.

    Ce lundi 20 août.- Cauchemar concentrationnaire. Je me trouvais dans une vaste étendue cernée de barbelés et percée de souterrains dans lesquels étaient enfermés des femmes qu’on appelait animaux inutiles. Il y avait une sorte de chemin longeant les ouvertures des cellules enterrées, qui permettait de voir les prisonnières de plus près, mais l’accès à ce chemin était soumis à un contrôle policier et je n’avais pas le document nécessaire. À un moment donné une prisonnière jaillissait à mi-corps de sa cellule pour embrasser une vieille femme arrêtée à la hauteur de ladite cellule enterrée et lui disait avec émotion «maman, maman !», après quoi je me trouvais avec un ami ou un groupe à longer une très grande tribune, au fond d’une immense salle-stade, où des milliers de responsables de services se tenaient aux aguets dans leurs alvéoles respectives, visiblement séparées les unes des autres , et je reconnaissais quelques têtes et me demandais si ces personnages disposaient de bureaux style open space et je m’entendais répondre qu’il ne s’agissait là que de la plénière, sur quoi je m’affairais à dissimuler une liasse de documents dans une serviette que je substituais à une autre serviette en prenant de n’être pas remarqué et je parvenais enfin, ouf, à m’échapper de ces lieux de justesse...

     

    ***

    Titre de ma prochaine chronique : « Celles et ceux qui cherchent des clefs / ne les trouveront pas chez Proust »…

    Et cela pourrait commencer comme ça :

    Un buzz récent évoquait les romans à clefs de la rentrée littéraire qui vont faire mousser les médias et glousser les avocats. De son côté, Bernard de Fallois nous rappelle que les clefs de Proust se perdent dans son trousseau à complications. Un mélange de curiosité basse, d’envie à base de cupidité et de frustration, ou de quel besoin vulgaire de vengeance psychologique ou sociale me semble assez caractéristique du pire penchant de cette époque à meutes de hyènes impatientes de dénoncer à tout-vat ou de savoir qui se cache derrière tel ou tel personnage de roman promis à un carton d’automne, etc.

     

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    Ceux qui se prennent au sérieux

    Celui qui exige une génuflexion de la part de la lectrice ou du lecteur qui entrent dans la cathédrale de son Œuvre poétique à voussures néogothiques / Celle qui dit Maître au littérateur dont elle rêve de devenir la maîtresse en dépit de leur âge déjà pas mal avancé / Ceux qui intriguent pour qu’on parle d’eux dans LA revue de poésie chinoise qu’il faut lire absolument en Belgique lettrée / Celui qui ne prend pas de gants pour moucher la vanité des vanités dont parle L’Ecclésiaste best-seller a l’époque / Celle qui décide d’écrire un roman où elle révélera enfin son potentiel / Ceux qui classent l’humanité en deux à savoir celles que Ruquier a reçues et les autres / Celui qui parle de son prochain roman comme de l’événement que lui-même n’attendait pas en son for modeste / Celle qui se propose de publier séparément les notes en bas de pages de ses poèmes à clefs / Ceux qui insistent sur la modestie qui les fait s’incliner devant l’excès d’honneur qui leur est dévolu à la réception du Prix de poésie du demi-canton / Celui qui n’est plus là pour affirmer que jamais il ne s’assiéra à la table des moqueurs laquelle n’en avait à vrai dire rien à cirer / Ceux qui ont de la moque au nez en attendant que leur vienne du poil au cul / Celui qui a lu tout Shakespeare sans qu’on en perçoive l’effet sur sa conduite au niveau du groupe transgenre / Celle qui se demande si tu ne la vises pas quand tu ajoutes à ta liste à commissions la laitue - à ne pas oublier / Ceux qui se reconnaissent dans le discours du Préfet saluant les meneurs d’hommes à femmes / Celui qui salue le jour qui vient avec sa troupe de raseurs à éviter tant que faire se peut / Celle qui évite de prendre l’ascenseur avec ceux qui montent / Ceux qui aiment bien châtier ceux qu’ils aiment bien pour d’autres raisons , etc.

     

    ***

     

    En somme je fuis, j’évite, je coupe court à toute forme d’objectivation, qui relève forcément, à mes yeux, de l’aplatissement réducteur.

     

    Ce vendredi 24 août. – Passé la soirée d’hier avec Gérard, au Rivage de Lutry. Tambouille exécrable et prix surfaits, mais fort bonne conversation et vrai regain d’amitié. M’a raconté ses trois psychanalyses, à Paris et Londres, entre seize et vingt ans, notamment avec un rival de Lacan. Dans nos échanges de vues sur le monde actuel, le m’efforce de lui montrer le verre à moitié plein alors qu’il se désole de le voir aux trois quarts vide. Nous parlons une fois de plus de D., en évoquant la méchanceté de l’homme en ses dernières années, mais plus volontiers de littérature et de cinéma – il me signale Le fanfaron de Dino Risi, que je vais me projeter tout à l’heure. J’évite de boire le verre de trop et rentre tout content en écoutant Volutes de Bashung…

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    Ce mardi 28 août. J’ai entrepris la préparation des notes utiles à mon projet de roman panoptique, qui constituerait la suite du Viol de l’ange. Relisant celui-ci ces jours derniers, parallèlement à ma découverte des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, je me suis dit qu’une nouvelle synthèse via la fiction, développée entre les années 2002 et 2018, avec deux fortes ponctuations historiques (la chute des Twin Towers et l’attentat contre Charlie-Hebdo), vingt ans après les événements en ex-Yougoslavie, et avec quelques personnages issus du premier roman, pourrait être intéressante ; en tout cas je vais m’y essayer…

     

    ***

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    N’ai-je pas exagéré en parlant de Fabrice Pataut comme d’un «grand écrivain» ? C’est possible, mais je m’entends, car il y a du vrai dans ce qui distingue cet écrivain de ses semblables actuels, à ma connaissance en tout cas: il y a une forme de réel génie littéraire dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est peu répandu, et qui se sent dans sa phrase et l’imbrication de ses propositions, dans ses développements narratifs et ses mises en rapport, dans l’interférence continue du réel et de la fiction révélatrice d’un autre plan du même réel, etc. Il est rare d'avoir une tête philosophique qui ait à la fois les tripes d'un romancier et le coeur d'un poète

     

    ***

     

    Le titre de mon projet de roman panoptique pourrait être Les Tours d’illusion, alors que celui de mes délires extralucides serait plutôt le sarcastique Horizons barbecue, tiré du recueil actuel, qui donnerait plus d’impact critique à ce qui pourrait faire figure de préambule poétique au roman.

    ***

     

    J’ai résolu ces jours de me concentrer plus, dans les temps à venir, sur mes seuls travaux personnels, en ramenant toutes mes lectures latérales à cette perspective, sans me disperser, publications récentes comprises. Je ne renoncerai donc pas au «service» que représente mon activité de chroniqueur littéraire, mais ce sera de moins en moins en conformité avec ce que mes chers confrères attendent de moi en termes publicitaires, pour mon seul intérêt à moi.

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    Je suis en quête, par rapport à la littérature, d’un regain d’innocence. J’ai connu la magie de la découverte, parfois, entre seize et vingt ans, hors de tout mimétisme. Ma lecture du Retour de Philippe Latinovicz, après celle de Je ne joue plus, du même Miroslav Krleza, m’a fait le même effet que celui que j’aurai éprouvé, à quatorze ou quinte ans, à la lecture de Vipère au poing de Bazin ou, plus tard de Moravagine de Cendrars, entre tant d’autres vraie révélations semblables à celle que, tout récemment, j’ai éprouvée à la découverte des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut. 

    Or à quoi cela tient-il ? À chacun de le dire. Un jeune homme découvrira-t-il ainsi, en 2047, l’un ou l’autre de mes livres ? C’est en me l’imaginant que je me figure, sans autre vaine vanité, je ne sais quelle justification…

     

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    Je m’accorde un quart d’heure, chaque matin à l’heure du café, d’observation consacrée à l’imbécillité de la meute, sur Facebook et environs, après quoi je vais sarcler ailleurs.

     

  • L'Amérique de l'ange à roulettes

    Un an après sa mort subite, Philippe Rahmy reste très intensément présent dans l’espèce de chronique-reportage-confession-poème que constitue "Pardon pour l’Amérique", récit flamboyant d’une enquête exploratoire à l’envers du décor de la téléréalité selon Donald Trump, avec les paumés qui ont élu le Président-Ubu, les laissés pour compte et tous ceux que l’écrivain en chaise roulante rencontre entre parloirs de prisons et plantations, motels et routes au bout de nulle part. Un livre-testament poignant et tonique, qui fera date.

    Était-ce un ange aux ailes brisées ou un cinglé, une espèce de saint à roulettes ou un athlète cognant avec des mots la vie qui l’aura cassé plus souvent qu’à son tour ? De quelle terrifiante fragilité lui est venue cette force ? Comment, de la douleur éprouvée dans ses os de verre, a-t-il tiré cette énergie de fer ?

    Telles sont, entre autres, les questions que ceux qui ont suivi, par ses écrits, le parcours de Philipe Rahmy, n’auront cessé de se poser et plus encore, un an après la mort qui l’a touché au cœur, à la lecture de Pardon pour l’Amérique où l’on pourrait dire qu’il est allé au bout de la nuit du monde et de ses jours à lui, dans une espèce de frénésie joyeuse à dire le pire, autant que son contraire, dans cette Amérique précisément binaire qu’il sillonne en grande pompe nickelée à deux mille dollars ou sur son fauteuil à deux roues d’handicapé hyperactif. 

    Son projet ? Entre autres: rencontrer les personnes indûment incarcérées aux USA, puis libérées (ou pas) après avoir été innocentées par un test ADN. «J’ai traversé l’Atlantique pour les voir, les écouter », note-t-il au début de son récit en constatant que ledit projet patine: «Concentré de gâchis. Après avoir noué contact par internet, je n’ai trouvé que silence, personne, non merci, rien, des terrains vagues et des relais routiers où j’ai patienté sous le cagnard». 

    Témoigner, mais de quoi ?

    De quoi le décourager ? Le penser serait ne pas connaître le lascar ! Mais à son obstination se mêle, à tout coup, une lucidité et une conscience de la relativité, voire de l’ambigüité de son entreprise, qui ajoute à son intérêt. Faire de la littérature avec la misère des gens ? Et si parler d’eux publiquement risquait de les enfoncer un peu plus, comme lorsqu’une responsable d’une association de défense des travailleurs ruraux plus ou moins clandestins lui demande de ne pas les filmer ? 

    Or son projet, d’abord pavé de bons sentiments et conforté par de révoltantes statistiques, va le confronter à une réalité bien plus mélangée, voire tordue qu’il ne s’y attendait. Et ce qui va lui sauter à la gueule déborde alors son plan «humaniste» de tous côtés, qui le décide tout à coup, au lieu de s’en tenir aux seules présumées victimes, de «ne jamais rentrer en Europe, loin du battement qui rythme la Floride», mais de «rester parmi les momies en survêtement Dior boursouflées par la cortisone et l’aérobic, les débris humains accrochés à leurs caddies sur les parkings Walmart, prostrés derrière le volant de leur truck, anciens combattants des récentes guerres américaines bourrés d’anxiolytiques, une arme chargée sur le siège passager, qui vous regardent au feu rouge avec des yeux qui pleurent. 

    «Ne jamais me couper de ce monde bestial », se promet –il crânement, « trois fois rien sous le soleil, la même boule de feu qui rissole les Indiens, les paysans, les clubbeurs bodybuildés, les femmes de ménage peroxydées se prostituant au bord de la piscine des motels d’Immolakee, Chokoloskee ou Homestead, là où la route touche le fond du paysage, sa trame râpée, le même incendie qui fait fondre et déforme ce qui prétend durer, consume toute matière et permet de tout réinventer, de se réinventer»…

    Du bagne russe au melting pot américain

    Les écrivains ont parfois de drôles de lubies. Ainsi d’Anton Pavlovitch Tchékhov, en 1890, qui décide tout à coup de se rendre au bagne sibérien de Sakkhaline, en cette île-prison sibérienne où il a appris que des milliers de détenus vivaient dans ce qu’il décrira comme un enfer après avoir recueilli d’innombrables témoignages. 

    Lui-même tuberculeux, supplié par ses proches de renoncer à ce projet fou de plusieurs mois, l’écrivain-médecin va rassembler une documentation de première main sur la vie à Sakkhaline, les traitements faits aux détenus, la corruption et la prostitution enfantine, matière d’un récit si bouleversant qu’il donnera lieu à la constitution d’une commission d’enquête; et dans un même esprit, un siècle plus tard, Svetlana Alexievitch témoignera pour sa part des séquelles humaines de la guerre en Afghanistan et en Tchétchénie, des conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et de l’état actuel de la société post-soviétique.

    Philippe Rahmy lui-même, à propos de témoignage,  évoque ceux de la photographe hollandaise communiste Germaine Krull, dont les images ont cherché à réinventer Paris durant l’entre-deux-guerres où ses pas croisèrent ceux de Walter Benjamin et, par association d’idées, les reportages de la Polonaise Hanna Krull qu’il déclare la «mère du reportage moderne, à savoir résolument impartial, mais dont l’empathie envers son sujet, traduite par la style, dénote au contraire un amour sans faille pour les êtres humains », termes d’ailleurs applicables à Rahmy lui-même.

    Toute proportions gardées évidemment, la démarche de Philippe Rahmy procède cependant d’une réflexion éthique proche de celles de Tchékhov ou de Svetlana Alexievitch, cependant très limitée dans ses moyens physiques réels et qu’il dit lui-même «arrogante» du fait même de sa fragilité, mais qui n’en impose pas moins le respect et vaut par la qualité de ses observations au fil de ses rencontres. 

    Celles-ci sont multiples, tantôt révélatrices et tantôt frustrantes, entre tel groupe de ramasseurs de tomates esclavagisés et tels monologues d’anciens combattants devenus criminels de guerre par la force des circonstances, en passant par tel meurtrier qui propose à l’écrivain de lui décrire la «vraie vie» de la prison, etc.

    Pardon pour nos frères humains…

    Cela étant, le plus grand apport de Pardon pour l'Amérique,  comme d’ailleurs de Monarques, paru du vivant de l’auteur, me semble ailleurs: dans la voix unique de l’écrivain, son regard et son écriture, mais aussi son implication personnelle si vibrante, par exemple quand il raconte comment il a reçu le stylo avec lequel il a écrit ses livres.

    «C’était un dimanche, pendant le culte. Je venais confirmer mon baptême en compagnie d’autres adolescents de mon âge. Les uns après les autres, nous nous sommes levé pour nous adresser à l’assistance. J’ai été le dernier à prendre la parole. J’ai dit que j’entrevoyais le plein jour, mais que je renonçais à Dieu, qui tolère la souffrance. Je me suis rassis. Mon coeur battait à se rompre. Ma mère a pris ma main. Quand elle l’a relâchée, je tenais un stylo en or».

    Poète au noyau dur et au cœur doux, Philippe Rahmy relie à tout coup le détail et l’ensemble, la maman alligator protégeant ses petits ou Jim Morrison en son dernier concert de révolté, le sort tragique de la cueilleuse de tomates Dengé ou le racisme récurrent d'America first, du film  Naissance d’une nation de Griffith aux hideuses manifestations de Charlottesville banalisée par Trump. 

    Quant à Philippe Rahmy qui disait, à 16 ans, renoncer « à Dieu », il parle avec une affection évangélique du camarade de classe qui, le tabassant un jour sans savoir ce qu’il faisait à cet enfant de verre, le cloua pour la première fois sur un fauteuil roulant.

    Et ces derniers mots de Pardon pour l’Amérique, où l’on entend «pardon pour les humains», qui nous serrent aujourd’hui le cœur : «Ne plus emballer la pierre du réel. Adieu images, couleurs et rubans ! La pierre. Saigner sur elle. Lutter. Saigner. Aimer. Finir. S’alléger de jour en jour. Ni ordinateur, ni tablette, ni téléphone, ni livres. Un crayon, un papier dans la poche. Comme un ancien fumeur conservant un paquet de cigarettes au fond d’un tiroir. Combien de temps encore, cet ultime recours ? Désormais seul face à l’immense soudain. Seule la littérature. Dehors et autrui à travers soi. La vie au filtre de la chair »…

     

    Philippe Rahmy. Pardon pour l’Amérique. La Table ronde, 310p.

  • Andrija et Irina sous le vent de l'Est

     

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    Deux auteurs quadras, le Serbe Andrija Matic, dans L’égout, et la Russe Irina Bogutivskaya, avec Camarade Anna, scrutent le présent et le futur de leurs pays respectifs, avec talent, lucidité panique ou tendre désarroi.


    Chronique de JLK

    Vingt ans après l’explosion de l’entité yougoslave et l’implosion de l’empire soviétique, deux écrivains qu’apparentent leur jeune âge au moment de ces séismes, leur vive sensibilité et leur capacité de transformer le magma des faits en œuvres significatives, prouvent une fois de plus que la littérature conserve une fonction majeure dans la perception et l’interprétation de la réalité, à discuter ensuite sur pièces.

    De fait, ni l’un ni l’autre de ces deux écrivains ne prétend au rapport objectif ou à la vérité générale. Le premier, Andrija le Serbe, force en effet le trait en expressionniste lanceur d’alerte, et la seconde, Irina la Russe, concentre son observation sur une fraction de la nouvelle réalité russe évidemment partielle. Mais les deux visions sont saisissantes et méritent attention et réflexion.

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    Un avenir radieux à souhait...

    Les lendemains qui déchantent ont encore de l’avenir en Serbie, à en croire Andrija Matic, dont L’égout (initialement publié en 2009, il faut le préciser) anticipe, au tournant de l’an 2024, un tableau pour le moins réjouissant...
    De fait, après l’effondrement économique de l’Occident et la relance d’une nouvelle guerre froide, la patrie de l’auteur a trouvé une nouvelle unité dans la fusion de l’idéal communiste et du sentiment nationaliste le plus pur, avec la bénédiction de l’église orthodoxe.

    La plus saine éthique chrétienne a été restaurée par l’éradication des deux vices typiquement occidentaux que représentent la drogue et l’homosexualité, désormais punis de mort. L’usage des ordinateurs et donc d’Internet a été proscrit, de même que, la pratique de l’Anglais, interdite par l’Assemblée nationale, comme on l’apprend à la première page du roman, au dam du protagoniste, Bojan Radic , qui n’est pas plus homo que toxico mais prof d’anglais.

    Comme tous ceux qu’on appelle précisément les « Anglais », Bojan se trouve rejeté, même par ses amis, après avoir perdu son job et sans espoir d’en retrouver un nouveau. Jusqu’au jour où un voisin l’aborde, qui n’est autre que le chef de la sécurité nationale et lui propose, sous le sceau du secret, d’enseigner la langue interdite à ses deux enfants.

    C’est ainsi que Bojan accède au cercle des privilégiés du régime, moyennant une condition supplémentaire : il lui faudra, tous les dimanches, emmener les enfants du chef à l’exécution publique du jour. Or, contre toute attente, la vision de celle-ci (deux homos écrabouillés à la masse à la grande satisfaction des bandes de skinheads et de jeunes orthodoxes à longues barbes, autant que des autorités politiques et religieuses conviées au spectacle, mufti de Belgrade compris) fait naître, dans la conscience et les tripes du protagoniste, une sorte de jouissance participative «divine» qui fait de lui un nouvel homme.

    Manque de pot: une femme l’attend sur le banc d’un parc, au prénom de Vesna et aux yeux doux, qui va compliquer la donne. On sait que la femme est maléfique par nature, mais en l’occurrence il y a pire, car Vesna est séropositive, contaminée par un petit ami dûment exécuté l’année précédente. Du coup, notre Bojan ne pense qu’à s’esquiver, mais il va de soi que les services secrets l’ont pisté et qu’il devra promettre au Chef de ne plus voir la pécheresse. Jusqu’au jour où, celle-ci s’étant suicidée de désespoir, la mauvaise conscience du jeune homme le taraude au point de le faire assister à l’enfouissement du corps de Vesna dans la fosse commune, faute professionnelle grave évidemment relevée par les sbires du chef qui entreprendra alors sa descente aux enfers, passons sur les détails.


    Dystopie au futur antérieur

    Situé abusivement dans la filiation d’Orwell, alors que cette fable futuriste gore n’a que peu avoir avec la grande fresque de 1984, le roman d’Andrija Matic me semble bien plus proche d’une dystopie noire du genre de La servante écarlate de Margaret Atwood ou, dans la foulée des auteurs serbes, des terribles romans d’Alexandre Tisma ou des allégories mémorables d’un Branimir Scepanovic (La bouche pleine de terre ou plus encore La mort de Monsieur Golouja) évoquant la fuite d’un individu poursuivi par la meute collective.

    Comme le remarque le traducteur du roman en postface, la société décrite par L’égout rappelle surtout la Serbie nationaliste et bigote des années Milosevic, même si maints détails évoquent bel et bien les nouvelles dérives des sociétés post-communistes. Or le plus intéressant de ce roman tient peut-être à la ressaisie, par le jeune auteur (Matic était dans sa trentaine au moment de sa composition) des errements de son personnage entre soumission et révolte, que résume cet aveu du protagoniste : «Seule l’hypnose avait pu me fondre dans une armée de mortels anesthésiés qui s’attribuaient le nom de peuple, me faire cesser de réfléchir avec sobriété »… 

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    Oblomov et les néo-leninistes

    Le merveilleux personnage d’Illia Ilitch Oblomov, type du paresseux en poétique robe de chambre à l’orientale imaginé par Ivan Gontcharov et devenu une figure emblématique de la grande littérature russe, fut désigné par Lénine comme l’exemple du bourgeois à abattre, incarnant le propriétaire terrien à comportement de parasite; et voici qu’un jeune homme né dans la même ville que le (trop) fameux Oulianov, oblomovien en sa douce moëlle de rêveur, ressuscite dans Camarade Anna par la grâce d’Irina Bougatyreva, auteure déjà fêtée dans son pays, dont la découverte de son premier roman traduit en français nous vaut un vrai bonheur de lecture.

    Après avoir débarqué à Moscou de sa province lointaine, écouteurs à noires pastilles sur les oreilles («le vieux rock russe qui l’avait vu grandir lui déchirait l’âme de sa tristesse coutumière», le jeune Valia, étudiant en communication au «regard sombre de Bakchir» et au tendre cœur, remarque tous les soirs, à minuit moins le quart, une jeune fille vêtue d’un manteau de cuir et portant à l’épaule un sac noir auquel est noué un ruban rouge vif d’un « archaïsme provocant», sortant par la même porte du wagon central du métro à la station Prolétaires et rappelant au garçon les jeunes filles phtisiques des romans de Dostoïevski - d’autant plus attirante donc qu’elle semble inabordable avec son air pur et dur, etc.

    L’ayant enfin abordée à la suite d’une véritable course-poursuite qu’il finit terrassé au pied de la belle, laquelle l’imagine envoyé par de mystérieux ennemis, Valentin est sommé de dégager avant d’apprendre qu’elle répond au nom de «camarade Anna».

    Or, loin de se décourager, Valia va bel et bien susciter, à force de croisements dans le métro, l’intérêt de la farouche Anne qui, un jour, l’emmène dans un sous-sol où se tient une grave assemblée dont il apprendra plus tard qu’elle réunit le « club de réflexion des jeunes patriotes » dont les jeux de rôles consistant à reconstituer le contexte historique de l’époque de la Révolution, sous la direction d’un mentor moralisant qui, dès l’apparition de Valia, le soumet à un interrogatoire serré sur son idéal et son mode de vie.

    Le doux rêveur et la militante

    Sur fond de bohème estudiantine charmante - Valia vivant en colocation avec un adorable couple genre babas-cool à la russe, dans une chambre marquée par le suicide hyper-lyrique d’un jeune homme qui a sauté par la fenêtre du dixième étage pour rejoindre son ange à cou de cygne -, Irina Bogatyreva détaille les tribulations du pauvre amoureux candide et de celle qu’il appelle son «soleil», laquelle n’en finit pas de s’impatienter d’agir au niveau du concret, persuadée que le peuple (dont elle ne sait rien) crève de médiocrité petite-bourgeoise, et reprochant à son ami de n’aspirer qu’à un tranquille bonheur.

    Après Le fin de l’homme rouge, où Svetlana Alexievitch a rassemblé moult témoignages de Russes sur la société post-soviétique, combien éclairants, le roman d’Irina Bogatyreva apporte un complément romanesque plein d’échos littéraires, où les grandes ombres de mémoires d’un Tourgueniev ou d’un Tchékhov contrastent avec le discours idéologique aussi véhément qu’abstrait des idéologues que la camarade Anna ressasse à n’en plus finir. Sans donner pour autant dans la satire univoque, ce roman de haute tenue littéraire rend compte sans aigreur d’un présent plus que jamais tissé d’incertitudes.

    Andrija Matić . L’égout. Traduit du serbe et postfacé par Alain Cappon. Segre Safran éditeur, 201p. Paris, 2018.

    Irina Bogatyreva, Camarade Anna. Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs. Albin Michel, 273p. Paris, 2018.

      

     

              

  • Labyrinthe d’un conteur

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    Avec les 17 nouvelles d’Un jeudi parfait, Fabrice Pataut fait merveille, avec autant de fantaisie cocasse que de gravité sous-jacente, dans les situations et les climats les plus variés d’apparence, relevant tous cependant du même regard à facettes et fondus en unité par la grâce d’une écriture singulière.

     

    Les lecteurs ignorant encore tout de l’œuvre de Fabrice Pataut, comme c’était mon cas avant que je n’y entre par les 17 portes et les trois fenêtres d’Un Jeudi parfait, trouveront dans ce recueil un concentré représentatif, me semble-t-il – je le dis après avoir lu son recueil précédent, Le Cas Perenfeld, et trois romans (Aloysius, En haut des marches et Reconquêtes) de la même exceptionnelle qualité   -   de l’art de cet écrivain hors norme, avec ses thèmes et ses variations, son humour et son extrême sensibilité, son don d’observation sans limites et son imagination narrative sondant volontiers l’insolite voire l’obscur, enfin la plasticité et la grâce d’une écriture à la fois limpide et chatoyante.

    Dès la première page de la première nouvelle d’Un Jeudi parfait, modulant le dialogue d’un criminel pas comme les autres (après avoir tué accidentellement sa mère à l’âge de deux ans, au moyen d’un revolver chargé qui se trouvait prêt à l’usage, il a mis fin aux jours de sa sœur coupable à ses yeux de chercher à l’excuser) et d’une psychiatre impatiente elle aussi de le comprendre – dès ce début apparemment abracadabrant j’’ai été saisi, scotché comme on dit, intrigué et de plus en plus intéressé, par delà le semblant de paradoxe et le sarcasme, par la justesse du propos sous son dehors extravagant.

    C’est que l’auteur, comme on le vérifie dans ses nouvelles plus étoffées, nous retient immédiatement par le détail ou la tournure verbale inattendue – un peu comme chez un Marcel Aymé – avec un mélange d’ironie et de bonheur d’expression qui en scelle l’originalité.

    Dans Le veau d’or, ensuite, changement total d’ambiance, où l’on voit un brave homme mis à mort à l’instant où il s’est risqué à toucher la clinquante idole, inspirant à son fils de sages conclusions sur ces excès de « tapageuse » crédulité.

    Puis ce sont, avec Trois fenêtres, qu’on ne saurait tout à fait dire une nouvelle, trois regards sur la vie du narrateur confronté à ce qu’on pourrait dire le miroir du Temps – qui joue un rôle crucial dans les « musiques » de Fabrice Pataut, de son enfance à la bascule d’une amitié de jeunesse et des « choix » de sa vie…  

    Sur quoi nous voyons Yvonne retrouver son fils Yves pour un dialogue durant depuis trente ans, qu’elle décide tout à coup d’interrompre, dans Un jeudi parfait, pour s’en aller de son côté de la façon que la lectrice et le lecteur découvriront…

    Tout cela ne se raconte d’ailleurs pas comme ça, car l’anecdote ou l’intrigue sont secondaires, même quand l’auteur joue sur la tension et la surprise, comme dans Luxembourg, délicieux portrait de groupe bilingue où l’on voit une demoiselle de dix ans (l’âge de raison comme on sait) imaginer les situations les plus scabreuses impliquant ses proches.

    Comme l’auront constaté les lecteurs de plus longue date des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, ceux-ci et celles-là communiquent parfois ainsi qu’on le découvre dans Qui assassinera Perenfeld ?, plongée dans les embrouilles tragiques de la guerre rappelant les   romans de l’auteur serbe Alexandre Tisma, sur un thème déjà traité dans Le cas Perenfeld.

    À cet égard, il vaut la peine, même en cours de lecture, de consulter les dernières pages des recueils de nouvelles de Fabrice Pataut, où celui-ci explique brièvement la genèse de chaque morceau. Ainsi apprend-on par exemple que L’amateur d’oreilles, variation assez sidérante sur le rapport que le narrateur entretient avec ce «réceptacle des confidences» par lequel ses mots vont glisser dans « la femme à l’oreille », a été composée à Minorque et que sa thématique est « à tiroirs »…

    Prodigieusement poreux, et non moins polyphonique, plus encore : synesthésique, l’art du conteur se nourrit de sentiments souvent confus autant que de sensations, achoppant ici (Rêverie à la plage) au « langage » des orteils de telle baigneuse, ou là aux errances nocturnes d’un certain Giacomo Puccini flanqué de son chauffeur en livrée, pour une sorte de tendre hommage dont l’auteur, là encore, explique l’origine en note…

    Lire Fabrice Pataut relève bonnement, pour qui est sensible à sa très pénétrante intelligence et à sa complexion psychologique et affective des plus riches, de l’exploration. D’une nouvelle de ce recueil à l’autre, l’on marivaudera à   ski (Promenade sentimentale) l’on s’interrogera sur les relations liant un hippopotame à la révolution cubaine, (Les bonbons cubains) ou l’on se penchera (Narcisse) sur l’eau virginale de la jeunesse se rêvant toute pure, entre autres épisodes, biblique (Les fils de Joseph) ou relevant de la science fiction critique à coloration nippone (Les usines Tobakulari), j’en passe et de quoi remplir (dans le morceau intitulé précisément Remplir) la lectrice et le lecteur d’une foison d’images et d’idées n’excluant pas le simple et radieux bonheur de lire…  

    Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Pierre-Guillaume de Roux, 269p. Paris, 2018.

  • Mémoire vive

     

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    L’exergue de Virgile au nouveau recueil d’Yves Leclair, Cours, s’il pleut, me tient lieu ce matin de bon conseil:  « Facile de descendre ; la porte du dieu sombre reste ouverte jour et nuit ; Mais revenir sur ses pas et regagner le grand air, Telle est l’œuvre, telle est la tâche ».

     

    °°°

     

    Cap d’Agde, ce mardi 3 juin 2014. – Achevé ce matin la lecture d’Un bon fils de Pascal Bruckner. Vraiment très bien. Très forte évocation d’une certaine France et d’une certaine difficulté de celle-ci à se sortir de sa vieille culpabilité.Très honnête rapport aussi d’une émancipation, loin d’un paternel écrasant et d’une mère couveuse. Très bonne chronique enfin des mutations d’une époque et, plus précisément, de l’évolution de toute une génération – la nôtre.

     

    °°°

     

    Dire à l’occasion ce que sont réellement les poèmes de Michel Houellebecq : résidus de morve de déprimé avec, ici et là, deux ou trois vers meilleurs. Mais sans le nom de l’auteur, on dirait : petit branle d’ado mal dans sa peau. 

     

    °°°

     

    Pasolini3.jpgLa poésie est une musique. C’est la pensée qui me vient immédiatement en lisant les poèmes de jeunesse de Pasolini, que la version bilingue me permet aussi d’entendre commeil le faut évidemment.

     

    °°°

     

    Dès que j’ai commencé de lire le récit des dernières années de Proust, telles que les raconte Céleste Albaret, j’ai été touché, charmé par le ton, la finesse sous la naïveté, l’élégance sous le naturel de cette « femme du peuple » doublée d’une « fille de la campagne » qui, à vingt-deux vingt-trois ans, a appris les plus délicates manières auprès de l’adorable despote, à commencer par la préparation du café, et l’a ensuite veillé huit ans durant, vivant la nuit comme une chauve-souris à l’instar de La Prisonnière, mais sans se plaindre jamais, au contraire : incessamment ravie…

     

    °°°

     

    Suisse94.jpgUn haut-le-cœur m’a secoué en lisant un « tous ménages » dévolu à la SUISSE GARANTIE et sous-titré : Plaisir et santé, où il n’est question que de bouffe et de bien-être, sous l’égide de ce label Suisse garantie. Or j’ai beau n’être pas contre la défense de la culture et de  l’agriculture helvétiques : cette rhétorique me révulse et m’impatiente de ferrailler contre cette nouvelle Suisse auto-satisfaite et se repliant de plus en plus sur elle-même. Je vais donc continuer  d’attaquer cette SUISSEGARANTIE, comme je m’y emploie depuis que j’écris.  Contre la consommation. Contre la folie gastro. Contre la folie déco. Contre toute cette acclimatation qui fait obstacle et plus encore : offense à l’esprit. Et ceux là que je vais combattre plus que jamais : les éteignoirs de l’esprit.

     

    °°°

     

    À la note poétique qui m’est venue hier, que j’ai intitulée L’échappée, j’ai ajouté ce matin une sorte de codicille ou retouche annonçant un autre poème possible, formulée en ces termes : « Et pourtant / la vie sans toi / est d’un ennui /mortel »…

     

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    CARNETSJLK.JPGÀ travers les années, essai de contrepoint.

     

    Retombant sur une tranche de mes carnets de l’année 2003, je me livre à un essai de contrepoint qui devrait prolonger, à tout coup, l’exercice de la notation journalière et son approche critique…

     

    1er novembre 2003. - Dans le train, j’observe le manège d’un père et de ses deux enfants. Sans doute un père divorcé qui les a eus “sur le dos”ce début de week-end et les ramène à leur mère, ou peut-être est-il allé les chercher à Berne et les ramène-t-il à Fribourg ce soir pour les subir ce soir et les ramener demain ? Ce qui est sûr est qu’il n’a pas l’air content, le regard verrouillé et l’air de s’ennuyer ferme, repoussant la petite visiblement très en manque de lui, tandis que le garçon n’en finit pas d’aller et de venir d’un compartiment à l’autre sans tenir compte de ses reproches. Triste vision.

     

    Contrepoint en juin 2014. – De telles scènes me resteront toujours en mémoire, je ne sais pourquoi, peut-être pour me rappeler que la douleur existe ?

     

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    Volkoff.jpgRepris ce matin mes notes sur Les humeurs de la mer, de Volkoff, dont je ne me rappelais pas vraiment l’ampleur et la richesse. Il est vrai que ce qu’il m’en reste tient à quelques observations et, surtout, à un grand débat sur le bon usage du mal qui me paraît, aujourd’hui, un peu téléphoné - comme si tout était jugé d’avance, et c’est bien au fond la limite du romancier soumis à une idéologie.

     

    Contrepoint. - Il y eut L’été Volkoff, en 1979, durant lequel j’ai lu LesHumeurs de la mer sur tapuscrit, avant Dimitri et Bernard de Fallois. J’en garde 60 pages de notes dactylographiées. Le trio m’en avait été très reconnaissant et ce fut une formidable découverte. Je me figurais l’auteur en immense type à la Robertson Davies. Je rencontrai un personnage court sur pattes cambré comme un militaire de parade, Franco-russe à bouc tchékhovien. Je lui ai rendu visite à Macon (Georgia) en 1981 et l’ai battu à plates coutures au tir au pistolet. Je me rappelle sa mère parlant du roman de son fils comme « notre livre - quand nous écrivions notre livre… ». Angelo Rinaldi parla des Egouts de la mer  et perdit le procès qui lui fut fait sans mériter, selon moi, cet honneur.

     

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    Jedem Tierchen sein Plaisirchen. Le populaire dit simplement: prendre son pied. Mais sa vie durant Amiel en fera tout un plat. Quant à moi je verrais plutôt la chose en stoïcien. Déjouer l’obsession par une bonne séance, etc.

     

    Contrepoint.  - Cette espèce d’hygiénisme sexuel ne me ressemble pas du tout, et d’ailleurs je suis incapable de « parler sexualité » froidement, autant que de « parler religion ». J’ai par ailleurs horreur de la littérature dite érotique, alors que je crois possible un nouvel érotisme littéraire, pas du tout du côté de Sade mais du côté de Restif ou de Morand, ici et là de Jouve, de Jean Genet et de Michaux pour le comique onirique que j’essaie de recycler à ma façon dans La Fée Valse.

     

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    Rodgers5.jpgA quoi rime l’invasion du sexe sur le réseau des réseaux ? Ce n’est pas un petit coin réservé mais un déferlement pléthorique de la même chose. Multiplication exponentielle de la même chose. Jusqu’aux scènes de bestialité qui nous arrivent sur nos écrans, tous les jours que Dieu fait. La blonde qui se fait prendre en levrette par un chien; la brune, par un cheval. Und so weiter.

     

    Contrepoint. – J’ai l’air, là, de m’indigner moralement, mais c’est autre chose que je visais dans l’évocation de ce nouveau « format » du fantasme collectif. À seize ans déjà, le phénomène de la « vie par procuration », au début de la télé, me paraissait une menace. Mais on peut voir les choses autrement, et l’expérience y aide. N’empêche : dans la baise par procuration, sur Webcamworld.com, des individus, des couples, des groupes, des familles entières même s’astiquent et s’enfilent par tous les trous pour de l’argent. On peut y voir une nouvelle forme de prostitution, ou un exutoire. De toute façon : le fait charrie des millions de dollars et c’est à considérer attentivement.

    En 3D, nous aurons retrouvé en mai les branleurs et autres niqueurs de plage en leur avatar « libertin » de Cap d’Agde, bidochons de la middle class européenne se la jouant Satiricon en relançant tous les codes de conformisme collectif sous latex et monoï - nouveaux maîtres minables des lieux parce qu’y faisant pisser l’euro…    

     

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    Je me rappelle que, vers l’âge de 17 ans, je me suis soudain affranchi de la foi chrétienne, au chagrin de ma mère. Mais sa façon de me dire sa peine m’aurait plutôt poussé à en rajouter, comme si je devais résister à un chantage. Le même problème avec la mère américaine ou la mère juive, ces mantes religieuses suaves et tenaces  Mais pourquoi ce rejet de ma part à ce moment-là, et pourquoi le retour plus tard à la religion avec le besoin d’une forme plus rigide, telle que l’offre le catholicisme ? Mon virage à droite vers la vingtaine, par réaction au conformisme gauchiste,  était-il plus fondé et réel que mon retour ultérieur à la gauche ?

     

    Contrepoint. – J’ai pourtant beaucoup de tendresse pour mes petits parents protestants de paroisse, qui allaient «pousser les lits » à l’hôpital, des chambres à la chapelle. Mais s’affranchir du Surmoi s’impose à certain âge, et la lecture de Zorba et de Camus, les chansons de Brassens et de Brel ou Ferré, composaient un début de culture. Ensuite l’inquisition du groupe progressiste, et le côté bon clan des prétendus non conformistes de droite, m’ont également rebuté.

     

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    Béla Grunberger cite cette croyance selon laquelle le Dieu le plus ancien était un être d’une méchanceté sans bornes. A ce propos, revenir à l’Histoire du méchant Dieu de Pierre Gripari. Pour ma part la conviction que Dieu n’aura jamais été que la projection des hantises, des peurs et des besoins, puis des aspirations les plus hautes  de la misérable et « divine » humanité. Celle-ci en est en effet devenue plus « divine » à certains égards, et plus misérable que jamais.

     

    Blake1.jpgContrepoint. – J’avais parlé du méchant Dieu de l’Ancien Testament à George Steiner. Qui m’a répondu : oui mais après l’Exode il y a le Lévitique.Toute religion contient sa propre contradiction. N’empêche que le poids de la Tribu commande, qui se répartit mondialement avec le christianisme. Pareil avec l’islam, et l’athéisme relance la religion avec le stalinisme. Plus tard j’aurai découvert l’anthropologie chrétienne selon René Girard, tellement plus ouverte. Parallèlement, je découvre qu’en 2003 j’avais commencé de lire l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié, que j’ai reprise ces derniers temps, constituant surtout une histoire du « besoin de Dieu », et dans laquelle on voit aujourd’hui les grandes lignes continues de la folie fanatique, de l’Iran de Zarathoustra – premier inventeur du Dieu unique – à la réaction qu’il suscita, dont on retrouve les mécanismes  dans les zones soumises à ce que Peter Sloterdijk appelle la « folie de Dieu ».

     

    L’Eternel a brouillé les cartes du langage pour faire pièce à la volonté de puissance unanime des hommes.

     

    Contrepoint. – Littérature quand tu nous tiens. Comme si Babel relevait de la volonté d’un seul Dieu alors que le mythe procède d’une division antérieure et d’une recomposition aléatoire

     

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    L’image de la Vierge ne m’a jamais inspiré. Qui plus est immaculée de conception. Autrement dit: la femme niée jusqu’à l’état d’ectoplasme. Et je me demande aujourd’hui: qui croit vraiment réellement, sincèrement à cela ? Sûrement pas moi. Autant dire que je reste protestant à cet égard. Aucun goût pour le Saint Esprit non plus, ou plus exactement: plus du tout aujourd’hui. Le nom de Dieu m’apparaît plutôt comme un chiffre, à la manière juive, par conséquent imprononçable.

     

    Sienne3.jpgContrepoint. -  Aujourd’hui je dirais plutôt que Dieu est en moi, que le Christ est un vœu, la Vierge une figure possible de contemplation – je pense à la Madone de Duccio di Buoninsegna à Sienne - le Saint Esprit un souffle, les saints une joyeuse troupe.  Le Dieu de Spinoza est un moment de laréflexion, mais il me semble trop abstrait, et le Dieu de l’équipe du Brésil trop concret. Ainsi de suite…

     

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    Le nom de fanatique vient, étymologiquement, de l’expression: serviteur du temple.

     

    Contrepoint. - Les étymologies peuvent éclairer, mais elles ont souvent bon dos.

      

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    Le judaïsme est fondé sur le principe de réalité, auquel s’opposent le christianisme et l’islam. Plus qu’une religion le judaïsme est une morale. Règne et pivot de la Loi. Le judaïsme est oedipien-pragmatique, tandis que le christianisme vise à la sublimation et à la pureté. Pas d’au-delà juif: pas de ciel. L’interprétation divergente du mythe édénique est significative à cet égard. Pour les juifs, l’Arbre de la connaissance symbolise le privilège exclusif de Dieu, alors que le péché originel des chrétiens est d’ordre pulsionnel. Le serpent assimilé à un symbole phallique. (en lisant Narcissisme Christianisme Antisémétisme de Béla Grunberger)

     

    Contrepoint. -  Il y a quelque chose du terrorisme dans certains discours psychanalytiques, et j’ai ressenti la lecture de ce livre de Béla Grunberger comme une espèce de vengeance, tout en reconnaissant maintes vérités là-dedans, comme dans l’anti-christianisme de Rozanov reprochant, non loin de Nietzsche, la face sombre de cette religion anti-pulsionnelle et plombée par le goût de la douleur. Côté narcissisme, l’adoration du jeune homme se retrouve (notamment) dans la peinture italienne,  et je me rappelle cette observation faite, par de ne sais plus qui, à propos du culte homosexuel voué par un Marcel Jouhandeau à la figure du Christ. À voir aussi les Saint Sébastien crevant pour ainsi dire de jouissance trouble. Philippe Sollers, pour sa part, parle d’ « athées sexuel » à propos du Christ...

     

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    Nietzsche.jpgPlus je vais, plus je lis, plus j’écris et plus je me sens essentiellement écrivain. Je suis certes intéressé par la lecture de telle thèse de psychanalyse (le passionnant et très dérangeant ouvrage de Béla Grunberger) ou telle étude philosophique (je ne cesse de lire Wittgenstein ou Nietzsche, et ces jours Paul Ricoeur), mais tout travail intellectuel qui ne passe pas aussi par un travail sur la langue me semble pécher d’une manière ou de l’autre. Je suis fondamentalement attaché à ce que j’ai toujours appelé la musique qui pense, dont les meilleurs exemples me semblent donnés par un Charles-Albert Cingria ou par un Vassily Rozanov, un Chesterton ou un Chestov,  une Annie Dillard ou une Maria Zambrano,  après Simone Weil évidemment.

     

    Contrepoint. – J’entends le terme d’écrivain sans aucune résonance sociale de prestige, juste en fonction d’un certain lien, quasi charnel, avec la langue et les mots, tel que l’évoquait Audiberti. On pourrait dire aussi : poète. Ou chercheur de sens à travers les mots et les images. Godard est philosophe à sa façon, mais aussi poète et ami du chien. DansFilm socialisme, il imagine un enfant devenu ministre. Dans son entretien récent avec Le Monde, il propose à Hollande de prendre Marine Le Pen pour premier ministre. Il a pleinement raison. De même devrions-nous arrêter Ueli Maurer, l’ancien Président de la Confédération suisse, après ses déclarations relatives à Tien’Anmen, comme quoi ce serait le moment de « tourner la page ». Va-t-on, avec cet « ami » de Poutine (il l’a aussi faite !), « tourner la page » du Goulag ? La politique doit tenir compte des faits, c’est sûr. Donc : Marine à Matignon, et Maurer en prison !

     

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    Les souvenirs d’Anne Atik sur Beckett, intitulés Comment c’était, me surprennent et me passionnent. On y découvre un homme extrêmement attentif à la poésie, et dans toutes les langues, doublé d’un être attachant, bon et généreux. Egalement emballé par la relecture deLa panne, de Dürrenmatt, dont le climat restitue merveilleusement le ton de la Suisse moyenne. Et ce ne sont que deux livres parmi la foison de meslectures de ces jours, où les essais de Mallarmé voisinent avec les Remarques mêlées de Wittgenstein et le pavé de Béla Grunberger sur le narcissisme.

     

    Bonobo.jpgContrepoint. - Notre bibliothèque est comme un corps nombreux. Le souci bibliophilique m’est étranger, mais je parcours mes rayons comme une abeille les siens. L’abeille est membre du rucher, et moi je sais que tel livre fait partie de mon corps, quitte à le racheter plus tard si je m’en suis défait par erreur. Nous devons voir à peu près 15.000 livres à la Désirade, et je commence à en filtrer les départs direction la librairie de  La Pensée sauvage où j’ai dû en solder à peu près 5000. À l’isba, je vais atteindre les3000, et à l’Atelier de Vevey se regroupent tout Gallimard, la philo et lesAnglo-Saxons, vers les 5000  encore, dont je me délesterai sans risquer l’atrophie. En somme, comme Godard travaille à ses montages polymorphes, je travaille ma bibliothèque virtuelle et plus que réelle « au corps », grappillant et faisant mon miel.

     

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    Ne pas se laisser gagner par la morosité ambiante. Jamais. La lecture de Comment c’était, évoquant la vie de Beckett, m’est ces jours précieuse. Présence constante de la poésie dans cette vie, et son manque dans la mienne. Pas assez acharné à défendre et à illustrer le chant du monde. Cela que je dois relancer dans Les passions partagées et sans discontinuer - cela qui m’a toujours tenu ensemble et ramené à lajoie.

     

    Contrepoint. - Charles-Albert Cingria est à mes yeux l’écrivain par excellence du chant du monde.

     

     

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    Pas mal de délire russe et d’époque (sur l’Eglise et la Révolution) dans les Feuilles tombéesde Rozanov, mais l’essentiel qui m’importe est ailleurs: dans l’intimité et dans la beauté de l’aveu. Or je vois mieux à présent ce qu’il y a, là-dedans, de péniblement idéologique, et ce qui s’en dégage en chant d’amour, et notamment grâce à laprésence de celle qu’il appelle “maman” ou “l’amie”, et que moi j’appelle “ma bonne amie”.

     

    Contrepoint. - Cette dualité du génie dostoïevskien, nocturne et lumineux à la fois, méchant comme un pope et doux comme un starets, je l’ai retrouvée chezDimitri, le premier à me révéler Rozanov.

     

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    Je me disais ce matin que j’aurais besoin d’un exergue pour Les Passions partagées, sur quoi je prends un livre au hasard, En vivant en écrivant d’Annie Dillard, je l’ouvre et voici la première phrase que je lis: « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? » Et cet après-midi, après avoir dormi (très fatigué que j’étais par les deux bouteilles de Corbières d’hier soir), j’ai repris Comment c’était, le livre d’Anne Atik évoquant le souvenir de Samuel Beckett et j’ai pensé que l’exclamation initiale de Fin de partie, “Encore une journée divine !”, ferait également un exergue possible (il m’en faudra trois) pour Les passions partagées.

     

    Contrepoint. - Godard partage mon goût prononcé pour les citations.  Cingria disait que l’art de la critique passait par l’art de la citation. Le lecteur-blogueur Francis Richard en est la parfaite illustration. 

     

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    Le sentiment que l’Eternel est injuste est trèsprésent dans l’Ancien Testament. “Le chemin du Seigneur n’est pas équitable”,dit Ezéchiel (18, 25). Et ceci de parlant: “Les pères ont mangé du raisin vertet ce sont les enfants qui ont les dents rongées”.

     

    Contrepoint. - Pierre Gripari, dans un entretien que je lui avais proposé, traitait le Dieu de l’Ancien Testament d’ordure nazie, et le Christ de fiole sentimentale. Ces propos n’ont pas passé dans l’hebdo Construire où ils devaient paraître, et j’ai consenti à leur censure. Pierre m’en a voulu, mais je lui ai reversé la moitié de ma pige.

     

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    L’idée de la rétribution concerne la nation (Israël, peuple élu) dans l’Ancien Testament et devientensuite un enjeu personnel. Pari de Pascal, etc. 

    Contrepoint. - Horreur de cela depuis toujours. La seule idée d’un marché,en la matière, me semble indigne. Abomination des deals entre les croyants et la divinité, qui récompenserait parcequ’on n’a pas copulé (ou pas assez) ou qu’on est mort pour elle.  Par ailleurs, les notions de peuple élu, deChrist des nations (la Pologne) ou de Fille aînée de l’Eglise (la France) merévulsent autant que la croyance selon laquelle Dieu aurait protégé la Suisse,lors des deux guerres mondiales,  pour cause de bonne conduite.

     

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    Toute conversation sur Dieu sonne de travers à mes oreilles. Comme si l’on parlait toujours d’autre chose. Je pourrais dire avec Flaubert que ceux qui veulent prouver Dieu me sont aussi étrangers que ceux qui le nient.

     

    Contrepoint. - Cela ne concernant ni les enfants et les vieilles personnes, ni les poèmes quand ils me parlent de Dieu entre les lignes. D’ailleurs j’ai rituellement posé la question aux écrivains que j’estimais le plus, dont pas mal d’agnostiques ou d’athées: que répondriez-vousà un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?

     

    Je lis Passagère du silence de Fabienne Verdier avec beaucoup d’intérêt et de reconnaissance. Il y a une grande humilité et une formidable ténacité chez cette sacrée bonne femme. Elle raconte en outre un tas de belles histoires comme il en regorge en effet dans la tradition taoïste. Celle par exemple de l’apprenti resté longtemps près d’un Maître, et qui pense qu’il en a fini.« Je sens que je serais capable de traverser un mur », dit-il ainsi à son maître. Et lui: « Alors vas-y ». Et lui de se lancer contre un mur, qu’il traverse en effet. Puis de s’en aller tout faraud. Et de se vanter à sa femme qu’il va traverser tel autre mur de leur maison. Sur lequel il se casse évidemment le nez. Pas de meilleure illustration de l’hubris. Ce que dit en outre à Miss Fa son maître Huang: « Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des oppositions ». Me conforte absolument dans ma règle personnelle visant au parcours d’arête.

     

    Contrepoint.-  Après sa première grande exposition à Lausanne, mise sur pied à la prestigieuse Galerie Pauli après l’article très élogieux que j’avais publié dans 24 Heures, et son entrée dans le gotha du marché de l’art, Fabienne Verdier m’avait gentiment grondé par téléphone en m’appelant l’ « ours des alpages », au motif que je m’étais inquiété, entre les lignes, de l’avenir d’une artiste passant de l’« ascèse de création » au statut de figure d’adulation. Ai-je été indélicat ? Ce que je sais, c’est que la femme de Braque m’avait précédé sur cette voie en mettant en garde Nicolas de Staël « menacé » par la gloire et l’argent…

     

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    À La Désirade, ce samedi 14 juin. –  Soixante-sept ans aujourd’hui. Ce que je ressens par mes jambes et  mon souffle, ou par mes angoisses lucides du premier éveil, mais guère dans ma tête, où j’ai toujours entre dix-huit ou vingt-cinq ans… sur quoi ma bonne amie me souhaite bon anniversaire, bientôt suivie de Julie et Sophie par SMS...

     

  • Au top du ridicule

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    Paulo Coelho resuce Super-Cannes dans un feuilleton grotesque

    Huit ans après la parution du Super-Cannes de J.G. Ballard, Paulo Coelho a débarqué au festival fameux avec ce qui se voudrait une critique carabinée de la manifestation, réduite à un « festival de mode », et un tableau vitriolé d’« une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir », abusant la plupart des gens «portés à croire que c’étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallait se conformer ».

    Or comment le « guerrier de la lumière » en lequel s’identifie le romancier milliardaire va-t-il s’y prendre pour dégommer la « Superclasse » qui manipule en coulisses ce haut-lieu de toute les turpitudes « créatures méprisables qui maintenant se trouvent à Cannes » ? D’abord en convoquant un justicier et son Beretta Px4, prénom Igor, Président richissime d’une société de téléphonie, Russe et catholique orthodoxe ( !) trompé récemment par Ewa, femme pourtant sublime, et décidé à la reconquérir en tuant n’importe qui « au nom de l’amour ». La première venue fera l’affaire : une jeune Olivia rencontrée dans la rue voisine, avec laquelle Igor amorce une conversation sur le sens de la vie avant de la sacrifier par la technique dit du Sambo (Samozaschita Bez Orujoya) inventée dans les nuits des temps et très pratiquée encore par l’appareil soviétique (!!). Et la pauvr Olivia d’expirer sans s’en rendre compte. Et le vainqueur Igor, déjà très seul (la solitude du vainqueur) de se féliciter de lui avoir épargné une vie médiocre (elle lui  avoué que son petit ami la battait un peu). Et le message subliminal d’Igor à son infidèle compagne Ewa (que Coelho excuse en précisant que seuls les amibes sont fidèles dans le règne animal) de se transmettre par voie mystérieuse  tandis que le tueur se sent « plus heureux encore d’avoir libéré l’âme de ce corps fragile ».

    D’âme, il est pas mal question dans La solitude du vainqueur, roman d’uns stupidité transcendentale. D’âme et d’amour qui permet de tuer sans faire de mal. De fait, le parcours d’Igor à Cannes sera celui d’un serial killer «bon chrétien » décidé à accomplir la mission que lui a confiée Sainte Madeleine : détruire quelques mondes pour retrouver son amie moins fidèle qu’une amibe...

     

    Paulo Coelho. La solitude du vainqueur. Flammarion, 373p.  

  • Le chat bleu

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    Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat bleu égyptien à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, Mister President et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.
    J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des déserts du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.


    Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.
    Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.
    Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.
    Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.
    Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.
    De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin du jeu.
    Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.
    L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.
    On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul, et la bande alors, quoique le gag de Pilou soit éculé comme une vieille chaussette, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là - Carlos qui se sent homme déjà et qui n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.
    Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, hors du temps et des lois…
    Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris, pourtant…

  • L'essayage des mots

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    Nous nous trouverions dans la cabine d’essayage des mots. Tu hésiterais entre le fourreau couleur figue et la casaque à soutaches. Le vendeur serait le chanteur noir Terence Trent d’Arby, qui se montrerait très tendre avec toi. A un moment donné vous échangeriez vos photos de nous. Tu serais attirée par ses très belles mains et tu lui demanderais, avec la hardiesse que nous avons en rêve, de te permettre de les baiser à l’orientale, c’est à savoir chastement. Terence te sourirait simplement un of course darling, puis l’essayage se poursuivrait sans encombre. Tout l’obsolète y passerait. Terence te recommanderait la vertugade et votre rire clair éclabousserait le miroir d’écume légère avant qu’il ne salue ta beauté de madone paysanne, puis à parler en passant du canard automate vous évoqueriez ses roues à palettes et sa corde à boyau. Ensuite nous inviterions Terence à mon concerto de flûte à l’Accademia Chigi, juste en fin d’après-midi.