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Carnets de JLK - Page 53

  • Connexions III

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    …La vision multiple et simultanée requiert elle aussi une nouvelle forme d’attention à sélection intégrée qui devrait inventer à mesure ses propres formes au lieu de reclasser les nouvelles données dans le déjà vu au goût de vieille tisane réchauffée, et j’te dis pas ce que ça nous ouvre à tout ce qu’on voyait jusque-là sans le voir, à l’instar de ceux qui n’y ont jamais rien vu qu’encadré sur le mur du salon, signé et coté sur le Marché…

    Image: Philip Seelen.

  • Connexions II

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    …En outre les critères de la beauté seraient à redéfinir selon les lieux et les cieux, se dit le Chamane assis en lotus sous le nuage dont il sait les composants biochimiques à retombées durables, mais il a choisi de tout savoir et c’est en somme ce qui fait sa force douce, entre deux manifs et deux cérémonies à l’ayahuasca, un clic et le voici reparti de friches industrielles en lointains bleutés…

    Image: Philip Seelen.

  • Connexions I

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    …Que les autoroutes de l’information soient à la fois des tunnels, des passerelles, des allées de pistes santé, des entonnoirs d’antimatière ou des échappées spatio-temporelles dépend évidemment de la potentialité panoptique du regard et de son ouverture aux quatre sens de la vie selon l’Eclairé, souligne notre neveu chamane qui gère son profil Facebook, sur le Mac Big Screen installé dans sa yourte, avec une attention flottante jamais en défaut et, tous les quarts d’heure, un peu de méditation devant les épilobes roses sur fond de ciel bleu, clope à la main…

    Image: Philip Seelen.

  • Simon Leys contre l'amnésie. 30 ans pile après Tian'anmen...

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    En octobre 2008, Simon Leys écrit ceci dans l’avant-propos à la réédition des Habits neufs du Président Mao : «La Chine a connu ces dernières années de prodigieuses transformations. Elle est en passe de devenir une super-puissance – sinon LA super-Puissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe – une super-puissance amnésique. Car, jusqu’à présent, sa miraculeuse métamorphose s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé-de-voûte du régime. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation : interdiction absolue de faire l’Histoire du maoïsme en action – les purges sanglantes des années cinquante, la gigantesque famine créée par Mao (dans un accès de délire idéologique) au débit des années soixante, et enfin le monstrueux désastre de la « Révolution culturelle » (1966-1976). Treize ans après la mort du despote, le massacre de Tian’anmen (4 juin 1989) est encore survenu comme un post scriptumajouté  par les héritiers, pour marquer leur fidélité au testament laissé par l’ancêtre-fondateur. Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans une « trou de mémoire » orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays. »

    Or, que peut-on dire de l’amnésie des Chinois virtuels ? Combien de followers de Kim Kardashian se rappellent-ils ce qui s’est passé le 4 juin 1989 sur la place Tian’anmen sans qu’il leur soit même besoin de «tirer un trait» sur ce fait historique avéré dont seule le nombre de victimes fait débat, entre 200 morts selon le régime de Xi Jinping et quelque 10.000 à en croire l’ambassadeur de Grande-Bretagne Alan Donald dans un télégramme adressé à Londres le 5 juin et rendu public 28 ans après les faits, alors que ceux-ci restent un tabou absolu verrouillé par le secret du Parti auquel le président Xi Jinping a juré de s’en tenir comme on le voit, main levée, sur YOUTUBE.

      Qu’elle soit soumise à la surveillance étatique, ou qu’elle procède des lacunes de l’enseignement actuel de l’histoire, ou plus généralement d’un effacement par nivellement ou saturation mentale en ce qui concerne les millions de Chinois virtuels d’Occident ou de partout, cette amnésie exponentielle est d’autant saisissante qu’un CLIC suffirait à la pallier… 

     

    Mais de quoi parle-t-on au moment où, au plus haut niveau de la Confédération helvétique, la proposition officielle est faite de «tirer un trait». Et qui réagit ? Quels collègues du collège fédéral, certes fort imbu de collégialité, ont-ils réagi à cette expression juste jugée «malencontreuse» par les médias ? Et dans lesdits médias, qui a vraiment réagi à cette petite phrase d’une si évidente servilité ? Quels éditorialistes ? Quels écrivains supposés incarner la lucidité morale de nos «élites» ? Quels esprits révolutionnaires et quels réactionnaires ?  Et va-t-on  désormais «tirer un trait» sur l’extermination des juifs en Europe ? Va-t-on «tirer un trait» sur tout ce qui fait obstacle au libre-échange et à la dévastation de la planète par les prédateurs inféodés à l’idéologie du profit ?  

    (Ces lignes sont extraites du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas, à paraître cet automne)

     

  • Une affaire win-win

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    (Nous sommes tous des Chinois virtuels)

    Que se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment enchantés ?

    Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, donc il y avait plus de vingt ans de ça, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

    Dans la foulée, je me rappelle que le boss du parti suisse majoritaire UDC (Union Démocratique du Centre) auquel est affilié le ministre Maurer, le milliardaire suisse Christoph Blocher, n’avait pas attendu ces années de prescription pour «tirer un trait» sur les pages des plus sombres années du maoïsme, ayant été l’un des premiers industriels suisses à composer commercialement avec la Chine communiste sous le même battement d’ailes de l’ange Win-Win.

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    Or, que dire de ce qui se passe dans la tête de ces grands personnages supposés, par leurs contradicteurs invoquant les Droits Humains ou la Transparence, s’exprimer en flagrant délit de mauvaise foi ou de mensonge ?

    Se poser la question revient alors, par souci de symétrie éthique, à se demander ce qui se passe dans la tête d’un contempteur avéré du Forum économique de Davos, tel mon ami Jean Ziegler, quand il taxe la manifestation de «bal des vampires»; et de même suis-je amené à me demander ce qui s’est passé dans ma tête lorsque j’ai appris que la dernière édition 2019 du Forum, snobée par le président américain Donald Trump, retenu «aux affaires», avait une nouvelle fois été marquée, à Davos et environs, par une hausse conséquente du tarif du café au lait, dit renversé, et des chambres d’hôtel ?

    De telles questions semblent oiseuses, voire futiles. Un peu moins de cinq siècles après la publication originale du Prince de Machiavel, elles peuvent même sembler naïves, sinon mesquines.

    Et pourtant je me les pose, ces questions, depuis qu’une intuition lancinante m’a persuadé, à travers les années, et peut-être à partir d’un banal parcours en transport commun, très tôt un matin dans le métro de Tokyo, et ensuite par l’effet de multiples observations développées en métastases à la fois sensorielles et mentales, que je me transformais peu à peu, comme des milliards de mes congénères pianotant à l’instant sur le clavier de leur smartphone, en Chinois virtuel.

    L’expression même de «Chinois virtuel», dénuée (ou presque) de toute connotation raciale ou politique, culturelle ou polémique, ne se réfère pas tant au Péril Jaune de nos bonnes vieilles bandes dessinées des années 50, ou au vocabulaire oral d’un Louis-Ferdinand Céline, qu’à une manière d’Homme Nouveau à l’état latent, sûrement plus marqué dans sa dégaine par l’américanisme vestimentaire – la veste mao faisant décidément ringard – que par l’uniforme collectif des populations chinoises, mais tenu ensemble par une conformité collective plus patente dans les manifestations visibles du communisme chinois actuel que dans les mouvements de masse de ce qu’on appelle l’Occident pour faire simple – et le cliché du Chinois virtuel n’a pas d’autre visée, précisément, que de faire simple.


    Lorsque, l’autre jour, j’observais cent collégiens sortir de leur établissement sans chahuter, tous penchés sur leur smartphone, je pensais ainsi : Chinois virtuels, comme lorsque je clique sur GOOGLE pour en savoir plus sur Xi Jinping ou les sieurs Ueli Maurer et Christoph Blocher – me faisant à mon tour Chinois virtuel.

    (...)

    (extrait du premier chapitre d'un libelle intitulé Nous sommes tous de zombies sympas, à paraître cet automne chez Pierre-Guillaume de Roux)

     

     

  • Zombies & Co

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    Bret Easton Ellis exorcise la menace des zombies sympas

    Dans le récit critique (et autocritique) de White, son dernier livre, où il revient sur trente ans d’expériences parfois cuisantes, malgré sa célébrité et son mode de vie effréné, Bret Easton Ellis s’en prend au nouveau conformisme moralisant du politiquement correct à l’américaine, aux effets pervers des réseaux sociaux et, côté zombies, à l’empire du vide symbolisé par la famille Kardahisn ou le gigotant ado Cameron Dallas, notamment…

    Si nous en croyons l’auteur culte par excellence qu’incarne - avec plus de lucidité lancinante et teigneuse que notre trop consensuel Joël Dicker - le redoutable Bret Easton Ellis, à l’ironie aussi mordante que celle de Michel Houellebecq, la gouvernance actuelle des Etats-Unis d’Amérique incomberait moins à son président tweeter Donald Trump qu’au clan female des Kardashian, Kim et les siennes._la_famille_kardashian___2008_vs_2016_3719_north_1200x_white.jpg

    Or il faut prêter attention, je crois, aux propos jugés à tort provocateurs du plus fameux enfant terrible de la littérature nord-américaine de ces trente dernières années dont la traduction française du recueil de nouvelles intitulé The Informers portait le titre fondé en réalité réelle de Zombies; et comment ne pas prendre au sérieux ce connaisseur avéré d’une société dont il est à la fois le produit typé et l’acide observateur, s’agissant de cette autre émanation médiatico-numérique que figure le clan Kardashian, concrétisation en 3D d’un feuilleton glamour mondialisé aux personnages de fées botoxées à griffes de sorcières semblant issues des séries hollywoodiennes des années précédentes, de Dallas en Dynasty ?

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    Mais que veut dire Bret l’impudent en affirmant que le clan Kardashian dirige aujourd’hui son pays, plus que les pontes républicains ou démocrates, et plus que le Président lui-même ?
    Je le prends, pour ma part, comme une vraie vision d’écrivain, qui pourrait s’étendre à toute la galaxie «occidentale» dominée par la «culture» américaine, selon les mêmes codes désormais intégrés par les clients du Grand Marché global.

    Que représente alors, plus précisément, le clan female des Kardashian ? Disons qu’il s’agit d’une PME familiale typique de notre temps, d’abord spécialisée dans les conseils en matière de maquillage et d’entretien corporel - la lutte basique de nos sœurs humaines contre le poil et le poids -, de fringues à la mode et de pompes sexy, de bijoux et autres colifichets. Avant que la jeune Anna Todd ne se lance dans la rédaction, sur YOUTUBE, de son prétendu sex-seller – vendu aujourd’hui à des millions d’exemplaires et adapté au cinéma sous le titre d’After -, et devançant aussi les shows sympas de Cameron Dallas et autres ados ondulant en strings devant leurs webcams, les Kardashian avaient «occupé le terrain» d’INTERNET et des médias en boostant des produits de plus en plus diversifiés, jusqu’au tournant de leur premier million, bientôt devenu milliard.blac-chyna-kim-kardashian-montage-photo-photoshoot.jpg

    Chacune et chacun sait en effet que le clan dirigé par la matriarche Kris, dite aussi «momager» (contraction de mom et de manager), en la personne de sa fille Killie, qualifiée de «magnat du maquillage», a dépassé le milliard de dollars, alors que Kim se contente de son statut de multimillionnaire grâce à sa ligne de beauté et ses célèbre «kimojis»; et Kendall, Khloé et Kourtney ne sont pas en reste, dont l’audience combinée atteint les 537 millions de followers. Or ladite audience a été multipliée de façon exponentielle, depuis une décennie, par une série de télé-réalité consacrée à la famille, ses réussites et ses conflits (le plus souvent bricolés de toute pièce) dont les épisodes n’ont rien à envier au feuilleton de la famille Trump.

    Et que nous dit cette success story ? Que rien, évidemment ne s’oppose à une course au profit effrénée quand on est une female décidée, mais aussi que le kitsch d’un Jeff Koons , autre milliardaire de pacotille, reste accessible à tout un chacun (et surtout chacune) grâce à la carte de crédit labellisé KKKK permettant à chaque «mère hélicoptère» de surveiller les transactions de ses kids; que l’heure de la female - qui n’est pas une femen mal éduquée pour autant -, a décidément sonné, et que l’apothéose multiraciale et multigenre de la famille recomposée devient aussi bien LE récit social et politiquement correct du moment, à la gloire du faux-semblant et des filles d’Eva à sourires béants plus que béats – ce que j’appelle ici les zombies.

    Des rejetons de la génération X aux « millenials »


    Il faut revenir, je crois, au premier roman de Bret Easton Ellis, datant de sa vingt et unième année, pour mieux saisir la cristallisation du zombie à la sauce hollywoodienne.
    L’on pourrait dire que les personnages de Moins que Zéro, avant ceux des nouvelles de Zombies, et plus de vingt ans avant les débuts de la famille Kardashian, préfigurent, dans un microcosme de jeunes paumés entourés des figures de la scène cinématographique du déclin de l’Empire, (le pères incessamment absent de Clay, le protagoniste du roman plus ou moins «double» de l’auteur, celui de son amie Blair producteur décavé, les mères aux multiples amants, les dealers aux sexes variables, etc.), le feuilleton suavement gore des vingt premières années du XXIe siècle où les deux extrêmes du puritanisme pseudo-religieux et du putanisme hyper-porno fonderont la schizoïdie de la nation zombie.
    La tristesse plombant Moins que zéro est, à mes yeux, celle d’un enfant déçu et son constat relève de la Littérature comme le prouve, détails à l’appui, la réflexion «en actes» de White, publiée trente-trois ans après les débuts de l’écrivain devenu célèbre à vingt et un an.

    Comme on croit le savoir, le jeune Bret a été passablement maltraité, surtout affectivement et un peu physiquement tout de même, par son père évidemment alcoolique, agent immobilier comme le père de Donald Trump, de même qu’Anton Pavlovitch Tchekhov a été fouetté tous les jours, dès sa cinquième année, par son père imbu de religiosité furieuse, et ce n’est pas perdu pour la Littérature, me dis-je en regardant à l’instant attentivement, sur YOUTUBE, un webdoc consacré au télévangéliste John Kilpatrick en train de parler «en langue», comme les prophètes de l’Ancien Testament, avant de vociférer son éloge du Président qui pourrait s’étendre, cela va sans dire, au clan female des Kardashian – tel étant le micmac des temps qui courent, où la globalisation inclut les industries de la cosmétique et de la pornographie dure, les émissions religieuses lucratives de l’intégrisme pseudo-chrétien ou pseudo-musulman, les ateliers d’écriture dirigés par des «mentors» bidon à la Eric-Emmanuel Schmitt et autres saunas philosophiques, le trafic multinational de coke ou de peinture du Quattrocento italien, enfin tous les masques et simulacres de la Commedia contemporaine.
    Le nouveau livre de Bret Easton Ellis, sous le titre prudemment raccourci de White, n’a pas manqué de susciter aussitôt un premier tir de barrage des médias vertueux criant au misogyne réactionnaire, sans jamais entrer dans la description détaillée de l’ouvrage.

    Or je suis frappé, sans préjugé favorable a priori, par l’honnêteté et la bonne foi manifeste de l’écrivain quinquagénaire qui raconte comment il a choisi, après son premier succès, de s’insérer dans la société new yorkaise dont il a «joué le jeu à fond», comme on dit, non sans cesser de poursuivre l’observation clinique de son environnement amorcé dans Moins que zéro et Les Lois de l’attraction, ensuite poursuivi dans American Psycho et Lunar Park, Glamorama et Suite(s) impériale(s).

    Tout de suite, dans l’espèce de confession morcelée que représente White, le mot de PEUR apparaît, qui englobe l’enfance de l’écrivain, le quartier du Los Angeles de ses jeunes années où plane l’ombre satanique de Charles Manson, et l’atmosphère des films gore dont il raffole alors comme par exorcisme compulsif.


    Je ne dirai pas que Bret m’est aussi cher et proche que mon ami Anton Pavlovitch, mais je ne jouerai pas pour autant celui-ci contre celui-là, pas plus que je ne préfère le Paradis de Dante au Purgatoire ou même à l’Enfer. Bret Easton Ellis, sur le même rang que Michel Houellebecq, me paraît en effet une sorte de messager des enfers de l’agréable à l’américaine, comme Houellebecq s’est fait le témoin d’une certaine dissociété européenne, et cela aussi fait partie de la putain de Littérature avec une grande aile.

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    La saga de l’ado Cameron me semble, aussi bien, un exemple éloquent de la montée aux extrêmes de l’insignifiance caractérisant la nation zombie. Cameron Dallas, ravissant et super sympa, figure le mignon de ces messieurs-dames: l’ado devenu pur objet qui n’a même pas besoin de chanter – comme les Beatles ou les Stones de naguère -, de danser ou de se branler pour attirer des milliers de groupies en folie dans les tournées organisée pour lui et quelques autres garçons-filles par son imprésario, son apparition sur scène et la séance de signature de ses photos en string suffisant au show géant, documenté par autant de selfies…
    Or bien avant Cameron, une première esquisse cheap de ce feuilleton avait fait le buzz lorsque tel autre immature batave était apparu sur YOUTUBE, tout pantelant et en caleçon moite, occupé à ne rien faire du point du jour à la nuit tombante, amorçant ainsi la INSTAGRAM.

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    C’est par cette application, d’ailleurs, que Cameron Dallas a acquis sa première célébrité, postant son image et se disant mannequin pour s’attirer des milliers de « like ». Un kid parmi d’autres évidemment, indifférencié plus qu’androgyne , comme en la soupe originelle la première larve ondulant vaguement, le protagoniste de la série culte Chasing Cameron est un prototype plus formaté que son homologue amstellodamois, en sa qualité de cutie à mèche orange trumpienne avant la lettre dont la mère et la sœur aînée, à l’instar des Kardashian, ont pris en mains la gestion, sur YOUTUBE, des péripéties plus scénarisées de son quotidien distribué entre tôt matin (Cameron se lave les dents après une bonne ration de Rice Crispies sans gluten arrosée de lait d’amandes) et l’après-midi ludique (Cameron expose à la caresse solaire ses jolies épaules dans le jacuzzi du jardin privatif parental) et la soirée connectée (Cameron remercie ses millions de followers d’exister) préludant, dès le premier épisode de la première saison de la série, à une véritable veillée d’armes puisque, le lendemain, mère et sœur lui ont calé un premier rendez-vous avec l’impresario qui fera de lui la superstar montante des réseaux, bientôt promené dans le monde entier dans une tournée relevant de la pure arnaque, puisque le show consiste à exhiber le vide de quelques jeunes gens se tortillant sur scène!

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    Bret Easton Ellis, qui fut sans doute l’un des premiers auteurs de sa génération à décrire cette nouvelle espèce de youngsters nés coiffés dans un monde sans beaucoup de cœur et moins encore d’âme, est aussi les moins sentimental des observateurs, et l’auteur culte, désormais plus que quinqua, n’en finit pas d’aggraver son cas en refusant d’abonder dans le sens des nouvelles prescriptions morales de la nébuleuse médiatico-numérique dont les influenceurs se couchent devant les ados faute d’oser les attoucher - l’écrivain désignant ces aspirants zombies par l’emblème verbal désormais homologué de MILLENIALS, narcissiques à outrance et pleurnichant à s’en inonder panties et undies.
    Enfin comment caractériser, en vue générale, le clan Kardashian ? Il me semble, comme un Jeff Koons a été le produit d’une mutation interne du marché de l’art contemporain, que la sublime tribu représente un pur produit structuré des médias et de l’INTERNET, boosté par les réseaux sociaux et dont la gouvernance virtuelle serait une manière d’État numérique dans l’Etat, où la nation zombie reconnaîtrait l’Ève future en voie de clonage…

    Bret Easton Ellis. White. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Guglielmina. Robert Laffont, 312p,

  • Breat Easton Ellis lave plus blanc

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    Lecture de White, de Bret Easton Ellis - feuilleton critique  en 32 séquences...

    L'exergue:

    « La société sert d’intermédiaire entre, d’une part, une moralité intolérablement stricte et, d’autre part, une permissivité dangereusement anarchique, en vertu d’un accord tacite grâce auquel nous sommes autorisés à enfreindre les règles de la moralité la plus stricte, à condition de le faire calmement, discrètement. L’hypocrisie est le lubrifiant qui permet à la société de fonctionner de façon agréable… » Janet Malcolm Le Journaliste et l’Assassin.

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    1. J’aborde ce matin (2 mai 2019, 8h.) la lecture de White, dernier livre paru ce jour même en langue française mais déjà pas mal conchié par les médias américains, de Bret Easton Ellis. Je m’y colle sans le moindre préjugé et lui consacrerai une heure de lecture par jour, pas une de plus.

    Je viens de relire Moins que zéro, premier roman de BEE paru en 1985, et c’est sous l’éclairage californien - entre atonie psychique et anorexie physique, déprime de surface et détresse plus profonde, sexe sans amour et surf existentiel – marquant ce tableau d’époque d’une fraction de la «dissociété» nord-américaine, que j’entreprends, à l’autre bout de cette œuvre-symptôme comparable à celle d’un Michel Houellebecq, la lecture de cette espèce de confession morcelée, marquée illico par une sorte de dégoût latent envers l’environnement actuel et plus précisément les réseaux sociaux où l’auteur, soit dit en passant, s’est énormément répandu cette dernière décennie, n’écrivant plus que sous la forme de podcasts et de tweets…

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    2. C’est ainsi un quasi zombie, mais combien lucide, parmi d’autres qui attaque lesdits réseaux sociaux multipliant à n’en plus finir «leurs opinions et leurs jugements inconsidérés, leurs préoccupations insensées, avec la certitude inébranlable d’avoir raison». BEE dit aussitôt sa colère et son angoisse à l’idée d’être attaqué à la moindre formulation d’une opinion non conforme, déclarée WRONG par la meute et qu’il estime « impensable dix ans plus tôt ».

    3. En témoin de l’époque il parle du présent à l’imparfait : « Les peureux prétendaient capter instantanément la complexion entière d’un individu dans un tweet insolent, déplaisant, et ils en étaient indignés ; des gens étaient attaqués et virés des «listes d’amis» (…) La culture dans son ensemble paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s’étaient transformés en piège, et ce qu’ils voulaient, véritablement, c’était se débarrasser de l’individu.

    4. Or ces premières lignes me rappellent aussitôt la censure brutale subie récemment par mon ami Roland Jaccard de la part de GOOGLE, appliquée à toutes ses vidéos postées sur YOUTUBE, supprimées d’un jour à l’autre sans la moindre explication.

    Ce que Bret Easton Ellis résume à sa façon en affirmant, à la fin de son préambule qu’«en fin de compte le silence et la soumission étaient ce que voulait la machine».


    5. Le début du récit de White, lu hier soir en alternance avec les premiers chapitres de Tumulte et spectres du peintre polonais Joseph Czapski, me revient ce matin (vendredi 3 mai, 9h 37) en me rappelant à la fois le premier épisode de la série Under the Dome de Stephen King vu l’autre soir sur NETFLIX. Le même Stephen King a d’ailleurs marqué le jeune BEE lecteur, autant que les films d’horreur dans lesquels il a trouvé la force compulsive d’affronter son esseulement de jeune garçon laissé à lui-même par des parents aussi absents que ceux du protagoniste de Moins que zéro; des morts-vivants, pas loin des figures effrayantes de nos contes pour enfants, afin de mieux s’acclimater à l’angoisse latente planant sur les collines et canyons de Hollywood, avant de passer à l’âge adulte avec American gigolo, reflet d’une nouvelle forme de narcissisme plus ou moins gay avec l’apparition de l’homme-objet sous les traits de Richard Gere : tel est, notamment , la courbe du transit existentiel du jeune auteur qui, entre seize et vingt ans, va donner une forme littéraire à ses désarrois sous le titre de Less than zero.

    6. Lire en même temps White, de l’auteur culte vieillissant mais hypermnésique et toujours d’attaque, et le témoignage de Czapski sur la sortie de l’armée Anders et de milliers de civils polonais de l’Union soviétique, en 1945, avant l’exode de ceux-ci en Afrique ou en Inde, constitue un excellent exercice de grand écart , tout à fait approprié au temps schizoïde que nous vivons.

    7. En 1985, donc quarante ans après que Czapski traversait les déserts d’Iran, d’Irak et de Cisjordanie, dont il détaille merveilleusement les couleurs très changeantes, paraît donc Moins que zéro, qui devient best-seller en quelques mois à la surprise de l’auteur (qui a à peine passé la vingtaine) et de son éditeur Simon & Schuster qui n’a fait un premier tirage «que» de 5000 exemplaires. Or à quoi tient le succès de ce tableau plutôt déprimant de la jeunesse dorée et plus ou moins camée du L.A. des années 70-80 ? Probablement au décalque avarié, mais toujours glamour, d’un rêve américain continuant de nourrir les fantasmes…

    8. D’autant plus intéressante, alors, la suite de White, où l’auteur se rappelle la cuisante épreuve qu’a été la découverte de ce que les studios de Hollywood ont fait de son livre, en édulcorant et caviardant tous les aspects jugés déplaisants des personnages et de situations, jugés trop «durs» ou carrément «inappropriés», comme la déprime récurrente et la bisexualité de Clay, le protagoniste, et les relations souvent glauques liant les autres personnages. Résultat : un produit lisse et flatteur, belle image tissée de clichés, mais sans grand rapport avec le roman.

    9. L’empreinte du faux, titre éloquent d’un roman de Patricia Highsmith, autre observatrice acérée du cauchemar climatisé à l’américaine, conviendrait parfaitement, aussi, au récit de BEE, et notamment, dès la parution de son premier roman, par une expérience qu’il rapporte plus de trente ans après les faits…

    Sa notoriété soudaine lui vaut, en effet, d’attirer l’attention de Tina Brown, patronne du fameux magazine Vanity fair , qui lui propose de tirer le portrait, si possible au vitriol, du jeune acteur Judd Nelson qui l’a horripilée dans le dernier film de Joel Schumacher, St Elmo's fire.

    Un jeune auteur taillant un costard à un non moins jeune comédien jugé trop arrogant : le scoop. Or faisant connaissance avec Judd Nelson, Bret le trouve à la fois intelligent et très sympathique , au point que les deux compères imaginent une parade au portrait «assassin» espéré. Ainsi BEE propose-t-il à Vanity fair, en complicité avec l’acteur, un panorama des lieux supposés hyper-branchés où traîne la jeune garde hollywoodienne, de quoi snober les snobs new yorkais. Mais le tableau est hyper-bidon, la rédactrice en chef tombe dans le panneau et en voudra plus tard au méchant BEE…
    C’est du moins du Bret Easton Ellis tout craché, qui, dans American Psycho, se retournera de la même façon contre «son» milieu, lequel le maudira pour cela même.

    10. Bret Easton Ellis n’a rien d’un intellectuel académique, pas plus politiquement correct avant la lettre qu’après, mais il a l’intelligence vive de l’instinctif hypersensible et la rage de l’enfant déçu. Très tôt, en outre, il va vivre avec les acteurs (être acteur est le sous-titre d’un de ses chapitres) d’abord en spectateur puis en professionnel concerné, tant par son implication dans le milieu du cinéma que, plus récemment, en tant que réalisateur de podcasts à succès, où ses rapports avec les acteurs et autres célébrités qu’il interroge font l’objet de nouvelles réflexions pertinentes. Comme il le relève, notamment, les réseaux sociaux ont fait de nous tous des « acteurs » virtuels, avec une relance narcissique qui vire souvent au délire ou à l’agressivité.

     

    11. Mondanité à l’américaine que ce récit coupant court à toute fiction conventionnelle, ou commentaire de has been comparable aux «dictées» du Simenon retiré de toute création romanesque ? Ni l’un ni l’autre, ou alors la comparaison serait plus opportune avec les propos d’un Gore Vidal, dans Faits et fictions, entre autres observations d’un «enfant terrible» de deux générations antérieures…

    12. Dès son installation à New York, dans un immeuble où crèche aussi un certain Tom Cruise, le nouvel auteur à succès BEE pense sérieusement à s’«insérer» dans le milieu des gens qui «comptent» de la Grande Pomme, et c’est à la même époque qu’il commence a prendre des notes pour un roman dont le protagoniste serait un yuppie de Manhattan, vivant dans ce même monde que Bret lui-même découvre non sans fascination.

    Or ce que nous apprenons dans la foulée, c’est qu’un dîner dans un restau chic, avec quelques jeunes loups de son âge dont l’hystérie matérialiste et l’esprit de compétition lui paraissent d véritables tueurs, est à l’origine de sa décision de faire de son protagoniste un serial killer sans savoir si celui-ci tuera « pour de vrai » ou seulement en imagination.

    13. En lisant American psycho, j’avais évidemment remarqué, comme tout lecteur (ou lectrice) attentifs, qu’après avoir massacré une (ou plusieurs ?) femme (s) dans sa chambre à coucher, Pat Bateman, le lendemain, apporte ses draps supposément encore trempés de sang dans une laverie dont les employés (Chinois il me semble) ne font pas mine de remarquer quoi que ce soit. L’explication reste elle-même ambivalente et pour ainsi dire «à choix », soit que Bateman n’ait assassiné qu’en imagination, et que ses draps sont restés plus immaculés que sa conscience ; soit que les employés de la laverie en aient vu d’autres en ce drôle de monde et que des draps trempés de sang fassent partie du «décor»…

    14. La (re) lecture attentive de Moins que zéro, un peu plus de trente ans après sa parution, illustre mieux, à la lumière des observations rétrospectives de White, les tenants émotionnels et «nerveux» du regard de BEE (l’auteur) modulé par la sensibilité catastrophique de Clay (son personnages principal), beaucoup plus poreux et fragile, mais aussi plus «personnel» que sa mère et ses sœurs, dont l’indifférence blasée ou la curiosité vorace de pures consommatrices, devant le «spectacle» du monde, en disent long sur le désert affectif et intellectuel dans lequel « tout ça » se passe.

    Ainsi de l’effet produit, sur Clay seulement, par la vision nocturne d’une voiture en feu, flanquée de la conductrice mexicaine et de ses enfants, qui fait saliver ses sœurs de curiosité malsaine alors que lui-même, hanté par cette vision, va s’imaginer toute la nuit durant qu’un môme est resté dans les flammes.

    15. Sous son apparence glacée et plus ou moins glamour, évoquant parfois la peinture apparemment si superficielle d’un David Hockney, Moins que zéro vibre de sensibilité exacerbée - parfois secouée de sarcasmes assourdis -, et touche à une forme de poésie lancinante, notamment dans ses séquences en italique marquant le contrepoint du récit en «à-plats», pour investir réellement la profondeur des sentiments.

    16. Cette notion d’investissement - non du tout au sens économique courant supposant un « retour » lucratif, mais en tant qu’implication réelle d’un sujet pensant et souffrant au milieu des objets accumulés en chaos – fonde une réflexion conséquente de Bret Easton Ellis sur la disparition, au passage (notamment) de l’analogique au numérique, des obstacles à surmonter que représentaient, pour satisfaire un désir ou un plaisir, la difficulté d’accès ou la rareté, l’attente et l’effort, aujourd’hui supprimés d’un clic, qu’il s’agisse d’un livre qu’on allait chercher en musardant en librairie, désormais accessible en moins d’une minute par Amazon et Kindle, ou d’une image érotique dans un magazine trouvé sous le lit du grand frère, aujourd’hui multipliée par des millions de scènes pornographiques dont l’industrie, soit dit en passant, constitue un fleuron de l’économie californienne.

    Est-ce dire que BEE « dénonce » Amazon ou la porno banalisée ? Pas même : il constate. Il constate l’effondrement de la notion même de désir et la disparition du charme de l’attente, le déficit «humain» qui découle de la vaporisation des relations en 3D au profit des prétendues «amitiés» nouées sur Facebook – pour ne prendre que cet exemple -, le plus souvent factices ou même toxiques, etc.

    17. Plus on avance dans la lecture de White, comme ce matin sous la neige à 1111m au-dessus de la mer (5 mai, 11h.16), et plus on perçoit le malaise de l’écrivain, qui a toujours refusé d’être classé en fonction de ses préférences sexuelles, sans les cacher pour autant, mais excédé par la victimisation de plus en plus insistante, et de plus en plus hypocrite selon lui, qui entoure, notamment, les homos et les noirs.

    Qu’une star du sport black & male fasse son coming out au dam de l’image qu’on se fait des cracks de son espèce, et voici que les médias, pleins de compréhension simulée, d’empathie ostentatoire voire de sympathie du style «on compatit», se penchent sur son cas manifestant quel courage, et s’adressent à lui comme s’il s’agissait d’un petit garçon de six ans que la vilaine sorcière Homophobia menace, n’est-ce pas…

    18. BEE parle beaucoup de cinéma dans White, et avec une pertinence de vrai connaisseur à qui on ne la fait pas, qui sait faire la part du contenu latent d’un film et de sa qualité artistique. Ainsi compare-t-il, à propos de la façon d’aborder, à Hollywood, les thèmes de l’homosexualité et du racisme, le film Moonlight, qui a fait un tabac en tant que portrait «poignant» d’un jeune homo noir malmené par tous et dont l’image finale gomme complètement les éventuels défauts personnels et, ô horreur, ses désirs réels. Comme toute prise en compte sérieuse du contenu réel de Moins que zéro dans son adaptation au cinéma, évoquant une société complètement pourrie par l’argent et un protagoniste flottant entre les sexes et les substances, Moonlight évacue toute complexité , chez son pauvre noir homo forcément victime de la méchante société, pour faire mieux pleurer dans les chaumières vertueuses. A contrario, BEE cite un film un peu moins élaboré, du point de vue formel, intitulé King Cobra (visible sur Netflix) et qui met en scène deux bandes rivales de «hardeurs» gays vedettes de films pornos, dans une ambiance sexy au possible, avant que leur rapacité ne les pousse au crime – au risque de jeter une ombre inappropriée sur la communauté LGBT. Et BEE de relever l’évidence : que cette violence n’est pas le fait de l’homosexualité mais de la très banale application de la loi de la jungle capitaliste.

    19. Très intéressantes, aussi, les observations de Bret Easton Ellis sur son dédoublement, à un moment donné, quand il est devenu célèbre et qu’il découvrait jour après jour dans les médias, les faits et gestes rapportés de son personnage public. On voit cela aussi dans Moins que Zero, quand telle jeune fille prend des nouvelles de sa mère, actrice hollywoodienne aux amants nomades, par les paparazzi. Ainsi le Bret «privé» se découvre-t-il un double «public», comme il y a un Tom «jeune» et un Cruise «adulte », avec les images de soi renvoyées à l’expéditeur plus ou moins capable d’humour.

    En choisissant de s’«insérer», BEE devait savoir qu’il prendrait des risques, et il les a pris parfois à son corps défendant, comme lorsqu’il tombe amoureux de tel ou tel acteur «casté» pour le film tiré de Zombies, alors même qu’on lui a dit que ce genre de «plans» était déconseillé.


    20. Bien entendu, les milieux concernés (les médias, le cinéma, les influenceurs littéraires, etc.) estimeront vertueusement que Bret Easton Ellis, dans White, crache dans la soupe. Encore heureux qu’il «pèse» plus, économiquement parlant, qu’un Roland Jaccard postant ses vidéos jugées inappropriées sur YOUTUBE, pour ne pas se faire virer de TWITTER ou de FACEBOOK. Mais il n’en raconte pas moins ses tribulations avec une association de défense des gays au sigle de GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation), dont il fait d’ailleurs partie, qui renonce à l’inviter à une de ses rencontres après qu’il a lancé deux ou trois tweets jugés lé encore  «inappropriés».

    21. Je lis White en même temps que le PDF d’un livre en préparation de mon ami congolais Bona Mangangu, artiste et écrivain établi à Sheffield, que j’ai rencontré par le truchement de mon blog et dont le récit évoque, dans sa première partie, les sentiments éprouvés par son double «romanesque» débarquant, à Munich, dans une auberge où, au petit déjeuner, se déploie un véritable festin rabelaisien, qui le met mal à l’aise. Le livre est intitulé Maurice porteur de foi, par allusion à la peinture de Grünewald figurant la rencontre de saint Erasme et de Saint Maurice le «moricaud» de la légion thébaine. Or le narrateur, noir et hypersensible, observe les bâfreurs bavarois et leurs hôtes nordiques en se rappelant les banquets des peintres flamands, tout en évaluant ce qui fait différer les bons vivants de la Renaissance des petits-bourgeois «libéraux» en goguette, sans se poser en juge pour autant. Artiste et témoin: c'est ce qu'on pourrait dire, aussi, de Bret Easton Ellis...

    22. Lorsque Bret Easton Ellis a fait lire, à son amant de l’époque (un brillant avocat sorti de Princeton et qui n’avait pas encore fait son coming out, pas plus que BEE d’ailleurs) le premier état de son nouveau roman achevé, American psycho, ce fut pour s’entendre dire cela simplement : «Tu vas avoir des ennuis». Et quand il lui demanda un peu naïvement : «Avec qui ?», son ami lui répondit : «Tout le monde».

    Et de fait, après que Simon & Schuster eut annoncé la parution du livre, prêt à l’édition, pour la fin de l’année, le scandale provoqué à l’interne dans la grande maison new yorkaise, la fit renoncer à la publication du roman, reprise peu après par un autre grand éditeur. Or ce qu’il y avait de nouveau dans cette autocensure éditoriale annonçait, selon BEE, un tournant «idéologique» qui allait plomber la société américaine entière, et dont on a vu l’effet collatéral récent quand la maison Gallimard a renoncé à publier le dernier roman de Martin Amis jugé «choquant» dans son approche d’un camp de la mort nazi. Pour ma part, j’ai lu ces deux romans et n’y trouve rien à censurer, et je me demande alors si je devrais «consulter», et puis non, et puis flûte...

    23. Ce que raconte BEE à propos de ses démêlés avec le GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation), alors même que la défense des gays contre l’homophobie lui semble aller de soi, c’est un glissement vers la pensée unique qu’il taxe, maladroitement me semble-t-il, de tentation « fasciste ».
    «Ce que GLAAD contribue à renforcer, c’est la réduction des gays à des bébés hypersensibles, ostensiblement couvés et protégés – pas très loin des attaques hideuses contre les gays en Russie, dans le monde musulman, en Chine ou en Inde, pour ne nommer que quelques pays, mais pour rester à l’intérieur de la même sensibilité culturelle. GLAAD était au centre incandescent de la création de l’elfe magique, modèle gentillet d’une absurde élévation morale – une victime avec de gros pectoraux, on espère – et avait souvent applaudi aux stéréotypes que nous avions vu défiler dans des films homos embarrassants et des séries rétro dégradantes, en les déclarant « positifs » simplement parce qu’ils étaient, euh, gay ».
    Ceci dit, le terme de «fasciste», appliqué au nouveau conformisme de la political correctness, me semble inadéquat et reproduire, symétriquement, la même accusation faite à ceux qui refusent d’obtempérer. Le «fascisme » est évidemment autre chose, et le vocabulaire doit être révisé sous peine de confusion à n’en plus finir.

    24. Breat Easton Ellis a parfaitement raison, en revanche, de pointer une nouvelle tendance à dénoncer le «crime de pensée», qui va désormais s’appliquer à la littérature en général dès lors qu’elle menace l’intégrité angélique de chaque « elfe » lecteur (ou lectrice). L’Index est une vieille institution, qui permettait, dans l’optique catholique, de séparer le bon grain et l’ivraie en matière de lecture, et sans doute American psycho l’eût-il mérité. Mais quand la société dite «civile», supposée libérale et démocratique, flottant aux States entre bigoterie et cynisme mercantile, haute civilité et semi-barbarie consumériste, se prend pour la Nouvelle Eglise, quelque chose, euh, cloche, pour parler comme BEE…

    25. Nous n’avons pas attendu White, sans doute, pour nous mettre à réfléchir sur les méfaits du nouveau conformisme plus ou moins «totalitaire» dans sa prétendue «radicalité», sinon «fasciste», et le Juif homo conservateur Allan Bloom a montré le chemin, avec L’Âme désarmée, qui vient d’ailleurs de reparaître, autant qu’en France un Philippe Muray qu’on pourrait dire un gauchiste de droite ou un anarchiste frotté de culture classique, et dont je relis Moderne contre moderne avec reconnaissance rétrospective.

    Mais ce qui est intéressant, avec BEE, c’est qu’il est immergé dans le monstre numérique, et que c’est de là qu’il parle. Bret l’ironiste n’est pas un grand intellectuel ni un profond moraliste, mais c’est un type qui aime la liberté et les nuances de la vie, qui ne se définit pas a priori par ses goûts sexuels ou culinaires, et que l’obsession nouvelle de l’évaluation, à coups de «like», inquiète à juste titre. De fait, la nouvelle «culture» du like est à considérer sérieusement. Qu’est ce que cette société de caniches attendant à tout moment un biscuit ? Ne vous transforme-vous pas en abruti en attendant qu’on vous «like», pour ne pas dire qu’on vous «lick», au sens du léchage de cul le plus trivial ? Et qu’est-ce que cette société qui vous demande votre avis dès que vous achetez une boussole par Amazon ou le dernier roman de Michael Connelly par Kindle ?

    Notre identité nouvelle, à part le fait que nous soyons blanc ou jaune, beur ou black, se réduira-t-elle bientôt à nos goûts caractérisés, classés et jugés, de clients potentiels du Grand Marché ? La question se pose aux Ricains autant qu’aux Chinetoques, aux lecteurs de Simone de Beauvoir autant qu’aux couturières vegan, etc.

    26. Le charmant Marcel Pagnol avait imaginé, il y a quelques lustres, une rubrique de journal dans laquelle on ferait la critique de la critique, et ce qu’on se dit aujourd’hui c’est que ça serait plus que jamais nécessaire.

    Du moins est-ce ce que je me dis en lisant, dans les magazines français (à commencer par Télérama, Marianne et L’Express) les pleines pages consacrées à White pour dire qu’il n’y a rien à en dire. Notre charmant confrère de Marianne titre son petit reportage Le ronchon magnifique, avant de ne rien dire de sérieux du contenu du livre et de rallier la morne troupe en reprochant à BEE de n’être pas assez anti-Trump. Et quoi de magnifique au fait d'être ronchon ? ce que BEE n'est pas. Quant à J.D, dans L’Express, il (ou elle) réduit White à moins que rien sans dire non plus la moindre chose consistante à propos du contenu réel de l’ouvrage, qui requiert un minimum d’attention et de bonne foi sans forcément souscrire à toutes les vues de l’auteur – ce qu’il ne demande aucunement.

    27. Bret Easton Ellis, écrivain de tripe plutôt « libérale », au sens des démocrates américains attachés, notamment, à la liberté d’expression, a-t-il trahi ses valeurs et la civilisation en embrassant la cause de Donald Trump ? Nullement. De celui-ci, déjà très présent en tant que ponte de l’immobilier sauvage dans American Psycho, BEE ne célèbre pas du tout l’avènement, qui l’a moins étonné que son petit ami millenial, et ne l’a pas enchanté pour autant après qu’il eut refusé de voter Hillary ou Bernie Sanders –ne votant donc point. Mais ce qu’il n’admet pas pour autant, c’est le délire hystérique qui s’est emparé de ses proches, dont certains hautement friqués, et leur reproche le visant, lui, qui essayait de calmer le jeu sans crier.
    Or ce qu’il raconte me rappelle les cris de notre génération de 68 dès qu’on osait affirmer quelque chose qui déplaisait aux «camarades». Un jour que je critiquais Sartre : la crise ! Et vingt-cinq ans plus tard avec un ami serbe dont le nationalisme s’était soudain exacerbé après des années à ne jamais parler de nation : de hauts cris au motif que prônais la réserve critique...

    Mais ce dont parle BEE dans White est à vrai dire différent en cela que l’opinion devient tout entière empreinte de moralisme et rejette tout contradicteur en enfer. Toutes choses qu’il décrit par le détail, et qui devrait intéresser les Européens autant que les compatriotes de BEE, vu que la terreur bien pensante gagne du terrain contre tout débat ouvert.

    27. Aimez-vous Johnny Cash ou, pire, Dolly Parton ou Frankie Lane ? Appréciez-vous Bonnie Raitts et la country ? Si oui, je m’inquiète pour vous, comme ce jeune homme, à Londres, qui découvre que BEE en pince pour ce genre de musique «ringarde» et en fait une affaire politique, forcément liée au populisme rampant de son interlocuteur... En d'autres temps, c'est aux admirateurs d'un Michel Sardou qu'on faisait grise mine !

    Notre ami Roland Jaccard dit aimer John Wayne, et d’ailleurs il manifeste le même agacement devant les anti-Trump ruisselant de vertu que Bret Easton Ellis, lequel a cessé de tweeter le lendemain du soir où il a balancé, sur Twitter, le récit d’une soirée passée avec des amis, commerçants de Los Angeles, qui avaient osé lui dire que, probablement ils voteraient Trump, en le priant ensuite de ne pas citer leur nom. La honte ! Et le tweet «maudit » de lui valoir une avalanche de commentaires agressifs voire haineux. Shame !

    28. Philippe Muray, dans une chroique de Moderne contre moderne, s’en prenait aux philosophes contemporains qu’il, accusait de tout faire pour ne rien dire de la société réelle dans laquelle nous vivons, et c’est ce que nous pourrions reprocher aux «commentateurs» de White, qui font tout pour ne rien dire de son contenu réel, lequel nous concerne même si le personnage ubuesque de la Maison-Blanche nous fait grimper aux murs, que nous ne sommes ni racistes ni homophobes pas plus qu’homophiles, et que la misogynie nous semble une mauvaise approche de notre amie la femme, etc.

    29. «C’est le monde où nous vivons à présent», ne cessait de siffler une voix dans ma tête alors que je revenais vers mon appartement »… note BEE dans le récit de White portant sur ses tribulations personnelles de l’année 2001, au lendemain des attentats du WTC.
    L’année en question a été marquée, pour lui, par une succession de «casses» psychiques et physiques expliquant son impossibilité d’écrire parce que trop de drogues, trop de baises et de mondanités, trop de fous et de folles qui lui tournent autour, jusqu’au jour où, après une attaque qui le conduit à l’hosto, il se rend compte que tout ça n’est pas la faute des autres ou d’un monde désaxé, mais la sienne, et c’est peu après, après les attentats, qu’il va trouver le regain d’énergie de se lancer dans cette pseudo-autobiographie que représente Lunar Park.

    30. En lisant, ces jours, les démolitions sommaires de White, je constate une fois de plus, comme après la sortie de Lunar Park, combien l’esprit critique fondé par des arguments s’est dégradé ces dernières décennies, pour tourner au bavardage enragé.

    Dieu sait ( enfin j’espère…) que je ne suis pas fasciné par BEE et que, dans White même, je regrette parfois un certain bavardage «entre nous», et le fait est que le monde où je vis et ai vécu, à l’écart de la drogue, des boîtes de nuit et des mondanités, n’a rien à voir avec celui de l’auteur culte, et pourtant ce que l’écrivain décrit m'intéresse, notamment à propos de son usage immodéré, voire naïf, de TWITTER, où quelques jugements à l’emporte-pièce qu’il a balancés sur son confrère David Foster Wallace, plus adulé que jamais après son suicide par pendaison, ou sur la réalisatrice Kathryn Bygelow ( dont le remarquable Démineurs n’est peut-être pas tout à fait le chef-d’œuvre qu’on a dit…) lui ont valu des avalanches de reproches et d’injures, alors qu’il ne pensait formuler qu’une opinion.

    Mais aussi, cher BEE : quelle idée de perdre du temps sur TWITTER !

    31. Dans le chapitre intitulé Post empire, Bret Easton Ellis montre bien le contraste entre ce qu’on a pu appeler l’empire américain de l’après-guerre, jusqu’à la cassure de septembre 2011, et sa façon de retracer le dynamisme ascendant d’une société dont la carrière d’un Frank Sinatra – dont les multiples aspects ont été détaillés dans le film All or nothing at all) fait figure de symbole, avant les épisodes successifs préludant à l’extension du domaine du doute et de l’hypocrisie, de la chasse aux déviants et des simulacres de repentir, par l’épuration politico-morale où tout un chacun devient un procureur en puissance, jusqu’à l’hystérie «inclusive» , me semble également pertinente par la multiplication des exemples tirés de l’actualité et de la propre vie d l’écrivain.

    32. Dois-je m’excuser d’avoir lu White de A à Z et d’en parler en fonction de mes propres sentiments et expériences, d’y trouver un témoignage remarquablement incarné, vivant et intelligent, sensible et marqué au coin du sens commun ?

    Bret Easton Ellis ironise, précisément, autant que sur la victimisation au goût du jour et la tendance à réclamer des excuses de toute personne dérogeant à la conduite supposée appropriée - tel le pauvre Kanye West taxé de «Noir de pacotille» pour sa complaisance scandaleuse envers le Président – et plaide finalement pour ce qui nous semble aller de soi, à savoir la liberté d’opinion et de parole ?

    ELLIS, Bret Easton. White - édition française (French Edition) . Groupe Robert Laffont. 

  • Ceux qui sortent du placard

     

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    Celui qui annonce sur Facebook que sa différence tient au fait qu’il n’aime rien tant qu’être torché par Maman à l’âge de 37 ans / Celle qui assume son goût pour les moules frites sur une terrasse du Grau d’Agde en compagnie de sa sœur pacsée avec une fleuriste transgenre / Ceux qui ont cru sincèrement que Pierre Palmade était un gay libéré alors qu’il n’est qu’un homo sapiens / Celui qui t’accuse sur Twitter de n’avoir pas avoué que tu t’es retourné sur son passage à la Bibliothèque Mazarine pour mater ses miches d’étudiant en psycho / Celle qui accuse ceux qui ne la remarquent pas de harcèlement par défaut / Ceux qui se sont pelotés sous la douche du club de foot du quartrier des Oiseaux et se demandent aujourd’hui qui accuser de quoi / Celui qui sort de l’armoire à balais pour se rajeunir / Celle qui se prend pour Alice et se taille les veines en traversant son miroir / Ceux qui ont lutté pour la reconnaissance des marmottes à cinq pattes et n’admettent pas que des Palmade et consorts passent à la télé à leur place / Celui qui se trompe de trou en rentrant à la maison où garçons et filles font paniers séparés / Celle qui prône la sodomie platonique à Gomorrha / Ceux qu’on appelle les touche-à-tout des chœurs mixtes / Celui qui explique à Laurent Ruquier qu’il fait mauvais gendre à côté de Michel Drucker / Celle qui prétend que deux hommes ne peuvent pas élever des petites filles adoptées sauf s’ils ont un bon salaire et passent à la télé / Ceux qui sont prêts à tout avouer pour autant qu’on leur foute la paix / Celui qui à sept ans en pinçait pour Mimi Cracra ce qui prouve que nul n’est à l’abri / Celle qui a péché avec l’Abbé Cachou devenu Mademoiselle Cerise dans la maison rose que vous connaissez / Ceux qui se demandent de quel bord était réellement l’abbé Pierre et ce que signifie au juste «l’écharde dans la chair» dont l’apôtre Paul parle à mot couverts dans ses fameuses missives aux païens / Celui qui détend l’atmosphère en affirmant qu’il encule la mort tous les matins / Celle qui demande à son fils Kevin de s’expliquer rapport aux taches blanches qu’elle a repérées dans ses bonnets de ski / Ceux qui roulent une pelle à Pierre Palmade qui ne le répétera pas aux têtes de pioche du Tribunal international de la Vertu, etc.

  • Compartiments

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    Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 (le peintre a donc 89 ans) est explicite à cet égard.

    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, celui d’une loge de théâtre, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf.

    L’apparition compartimentée est celle d’un voyageur au profil difficile à identifier. S’agit-il d’un jeune pirate ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de celui ou celle qui regarde, elle ou lui compartimentés à leur tour par leur seul regard.

    Image: Joseph Czapski, Le compartiment, 1985, 65 x 81 cm.

  • Lago delle Streghe, au Devero. Deux visions...

    La vision romantique, dans les années 90.

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    La vision lyrique, avec le recul des années. Mai 2019.

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  • Ceux qui viennent ensuite

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    Celui qui vient et va comme je te pousse dans le va et vient des petites secousses / Celle qui dit « je viens » au Bavarois qui lui demande en allemand si ça va / Ceux qui sont restés en arrière avant de passer les pieds devant / Celui qu’on dit le Poulidor des cyclistes arméniens / Celle qui seconde aux fourneaux le cuisinier manchot / Ceux qui suivent le wagon de tête en grinçant un peu sur les bords / Celui dont le frère est académicien et la sœur première abbesse crossée / Celle qui s’est toujours effacée au moment de régler l’ardoise / Ceux qui n’ont pas inventé l’eau chaude ni le froid aux yeux / Celui qui est de tous les mauvais coups à l’insu de son cousin télévangéliste mafieux / Celle qui va de l’avant en assurant ses arrières appréciés des connaisseurs / Ceux qui se la jouent perdants en espérant que ça cartonne / Celui qui insiste sur son passé de victime de parents trop riches / Celle qui sur Facebook signale chaque don qu’elle fait à ceux qui le méritent selon elle faute d’être connectés / Ceux qui misent sur le fait que selon l’Evangile les derniers seront les premiers et préfèrent donc attendre qua la prédiction se concrétise en se tournant les pouces au fond du verger / Celui qui prend toujours l’avis de l’avant-dernier qui a parlé pour que le suivant s’en inspire / Celle qui  ne se met du rouge à lèvres qu’après avoir bu le sang de Notre Seigneur / Ceux qui  entrent au Paradis à reculons pour mieux sauter, etc.   

     

     

  • Anton Tchekhov - le fabuleux roman d'une vie

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    Bien plus que la seule bio quasi exhaustive du grand écrivain russe, qui modifie de beaucoup son image trop souvent édulcorée, voire diaphane, c’est une traversée de son œuvre de nouvelliste et de dramaturge que nous propose «Anton Tchekhov – une vie» de Donald Rayfield, et un aperçu prodigieusement vivant de son univers familial, du milieu littéraire et théâtral qu’il fréquenta et de la société russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

    Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) n’a pas signé un seul roman, comme il y aspirait à certains moments et malgré le fait que certains de ses longs récits – à commencer par La steppe qui lui valut sa première grande popularité –, tendent à la dimension romanesque, et ce n’est pas le moindre paradoxe que la vie de ce petit-fils de serfs très peu académique fasse l’objet, sous la plume d’un vénérable prof d’université anglais, d’un aussi formidable «roman» qu’ Anton Tchekhov – une vie

    Comme le relevait Henri Troyat (né Lev Aslanovitch Tarassov), qui lui consacra lui-même une biographie chatoyante parue en 1984, Tchekhov est resté longtemps à moitié méconnu en France, où son théâtre était certes célébré dès les années 1920, notamment grâce à Georges Pitoëff, alors que sa production narrative, comptant plus de deux cent cinquante récits, tantôt très brefs et satiriques (à ses débuts surtout de tout jeune étudiant en médecine), et de plus en plus développés et lestés de pénétration incisive ou de mélancolie, représente une véritable comédie humaine à la russe. 

    Brassant catégories sociales et types humains, Tchekhov y montre une connaissance de notre drôle d’espèce affûtée par sa pratique de la médecine dans les milieux les plus humbles et la clientèle la moins relevée – notamment les prostituées moscovites dont il soignait au mieux les «maladies de peau» –  la syphilis –, après avoir perdu son pucelage à treize ans dans une maison close de son bled natal de Taganrog, sur les rives de la mer d’Azov...

    La myopie d'Elsa Triolet et une certaine méconnaissance 

    Avant Henri Troyat, Elsa Triolet avait été la première biographe de Tchekhov en langue française, dans le premier des 20 volumes présentant l’œuvre aux Editeurs français réunis, dès 1951, mais cette introduction lourdement plombée par les considérations «léninistes» de la camarade évidemment déçue de ne pas voir Anton Pavlovitch, ami du peuple présumé, embrasser la cause révolutionnaire, souffrait en outre d’un manque d’archives qu’on ne saurait lui reprocher – et notamment de l’énorme correspondance divulguée par la suite, que les lecteurs de langue français ont découverte en 2016 dans la collection Bouquins sous le titre de Vivre de mes rêves , avec une préface épatante d’Antoine Audouard. 

    Enfin, l’on se doit de citer une autre biographie antérieure, publiée en 1962 par le médecin et écrivain Quentin Ritzen, dans la collection Classiques du XXe siècle, bien plus fine et détaillée (quant aux récits de Tchekhov) que celle de Triolet, mais sans l’ampleur extraordinaire du (succulent) pavé de Donald Rayfield que chacune et chacun se procurera avec un tube de bonne colle à sa portée vu que sa reliure brochée à la diable se désosse dès qu’on ouvre le bouquin! 

    Un biographe qui scanne l’époque et sonde les cœurs 

    Donald Rayfield, digne septuagénaire professeur de russe et de littérature ukrainienne à l’université Queen Mary de Londres, est sorti de son cabinet capitonné de philologue lettré pour sillonner la Russie, de bibliothèques en centres d’archives et par tous les lieux qui ont gardé des traces de Tchekhov, de Moscou à Taganrog, et de Saint-Pétersbourg à Yalta ou Badenweiler, exception faite de l’île de Sakhaline et de Hong Kong... 

    Comme il l’explique dans sa préface, il a eu recours à l’immense fonds d’archives représenté par les lettres non détruites ou censurées de Tchekvov (cinq mille lettres) et de ses correspondants (sept mille lettres dont la moitié n’a jamais été utilisée), alors que des centaines de lettres du magnat de la presse Alexei Souvorine, protecteur et ami d’Anton Pavlovitch, mais aussi personnage influent proche du pouvoir et des milieux réactionnaires, contenant probablement des secrets d’Etat, restent inaccessibles. 

    Cela pour le travail d’investigation, déjà énorme, de l’historien anglais, ne constituant que la première moitié de sa tâche de biographe, la seconde consistant à raconter tout ça de manière si possible captivante.

    Or c’est là que son «tissage», nourri par les multiples témoignages (notamment) épistolaires et truffé de citations, devient ce «roman» que j’ai dit, merveilleusement vivant et nuancé, avec sa foison de personnages hauts en couleurs et de situations souvent abracadabrantes. 

    L’attention des lecteurs pourrait se noyer dans cet océan de faits rapportés avec la plus grande minutie, et pourtant il n’en est rien: de son enfance de «martyr heureux», si l’on ose cet oxymore correspondant à l’exacte réalité, à sa double carrière de médecin (sa vraie femme, comme il aimait à le dire) et d’écrivain (la littérature étant sa maîtresse), l’invraisemblable saga de la famille Tchekhov et les multiples liaisons féminines d’Anton Pavlovitch esquivant à tout coup le mariage, pour céder enfin à l’opiniâtre Olga Knipper qui l’accompagnera jusqu’à sa dernière nuit:  tout est là ou peu s’en faut – car maints secrets demeurent – et comme Donald Rayley sait également tout de l’œuvre, nous voyons mieux comment le moindre détail vécu devient sujet d’un récit ou élément d’une pièce de théâtre à venir. 

    Peut-on être un enfant «martyr», battu par son père dès l’âge de cinq ans, comme son père le fut par son grand-père, et parler quand même de ce paternel bigot et violent, moralisant et jean-foutre, avec autant de rancune que de respect, non sans vivre de d’inoubliables jeunes années? 

    On le peut en effet quand on a le caractère trempé d'Anton Tchekhov. Ainsi, à dix-neuf ans,  écrit-il à son frère Alexandre: «Le despotisme et le mensonge ont si bien défiguré notre enfance que son souvenir inspire la nausée et l’horreur».  Mais à la même époque il écrit aussi: «Mon père et ma mère sont, pour moi, les seules personnes sur cette terre pour lesquelles rien ne me paraîtra jamais trop beau. Si je parviens un jour à quelque chose, ce sera grâce à eux. Ce sont des gens excellents et, à lui seul, l’amour sans limites qu’ils portent à leurs enfants les place au-dessus de toute louange, fait écran à tous leurs défauts qu’une vie difficile peut faire apparaîtra». 

    Or cette «vie difficile», Tchekhov va la rencontrer partout et l’affronter à sa manière unique faite de réserve solide et d'humour. Soutien effectif de famille à seize ans, après la faillite de son père fuyant à Moscou, il ne rejettera jamais ni l'indigne autocrate ni ses frères – ces ivrognes invétérés – et pariera toujours pour «le progrès» à proportion de l’état lamentable de la société sans se laisser tenter – moujik dans l’âme et sachant les défaut des moujiks – par aucune idéologie, religieuse ou politique. Indifférent? Bien plutôt, méfiant envers le mensonge des beaux parleurs, à l'écoute des gens sans les juger.

    À ce propos, Henri Troyat écrivait très justement: «Du moujik au prêtre, de l'instituteur au marchand, du juge au délinquant, toutes les catégories sociales, tous les métiers, toutes les déchéances, toutes les ambitions sont représentés dans ses récits. L'activité du Tchékhov médecin lui a permis de pénétrer dans les intérieurs les plus divers et d'en capter, subrepticement, les secrets, et quand il aborde un thème, il n'a qu'à interroger sa mémoire pour qu'elle lui restitue l'atmosphère d'un logis, le parler d'un paysan, les minauderies d'une coquette. Lire ces récits aux multiples facettes, c'est accomplir un voyage vertigineux dans le passé de la Russie, avec, pour guide, un homme clairvoyant, moqueur et fort. C'est découvrir non seulement un écrivain, mais un pays».

    L’inatteignable amoureux, la maladie et la mort 

    Ce qui saisit à la lecture de cette somme, c’est la façon dont Donald Rayfield rend compte de ce qu’on peut dire «l’épaisseur de l’Histoire», entre vies minuscules et séismes d’époque. 

    Avec un sens tout anglais, pragmatique, réaliste à qui-on-ne-la-fait-pas, il accumule, tirés des innombrables sources consultées les détails apparemment les plus anodins de chaque vie, tout en insérant chaque personnage dans la fresque sociale entre vertus publiques et vices privés, ou le contraire… 

    Tchekhov se disait lui-même atteint d’ «autobiographophobie» et protégeait farouchement sa vie privée, non sans archiver le moindre bout de papier, et cela vaut pour toutes ses relations, notamment féminines, autant que pour le roman de ses relations avec Alexei Souvorine le potentat «raspoutinien» de la presse nationaliste dont il critiquera vertement les positions antisémites au moment de l’affaire Dreyfus. 

    Et les femmes? Un poème, car il les fait toutes craquer, et le feuilleton n’a rien d’éthéré, qui passe – entre maintes virées chez «ces dames» – par des romances où l’épouse légitime (la médecine) et la première maîtresse (la littérature) dissuaderont le plus souvent les multiples butineuses de façon parfois cruelle, à quelques exceptions près… Le mariage? Non sans malice frottée de cynisme, Tchekhov écrit à Souvorine qui le presse de faire le pas: «Soit! Je me marie, si c'est ce que vous voulez. Mais voici mes conditions: rien ne doit changer, c’est-à-dire qu’elle doit vivre à Moscou et moi à la campagne d’où je viendrai la voir. Un bonheur qui en effet se perpétue de jour en jour, d’un matin à l’autre –je ne le supporterai pas (...) Je promets d’être un excellent mari, mais donnez-moi une femme qui, comme la lune, n’apparaîtrait pas dans mon ciel chaque jour. N.B. Me marier ne fera pas de moi un meilleur écrivain». 

    Et la mort de Tchékhov? On connaît la scène, à Badenweiler où, avec Olga, il achève son combat contre la maladie; la bouteille de champagne rituellement commandée par le docteur Schwörer, et son dernier mot: «ich sterbe», avant de boire son dernier verre et de rendre son dernier souffle comme en s’excusant – comme il s’est excusé après son premier crachement de sang à vingt-quatre ans – on connaissait tout ça. 

    Mais là encore les détails supplémentaires rapportés par Donald Rayfield sur  les relations d’Olga avec la famille avant et après la mort d'Anton, le transport du corps dans un wagon d’huître fraîches, la sarabande des quatre mille pelés et tondues, fervents lecteurs ou curieux sordides, accompagnant la dépouille d’Anton Pavlovitch au cimetière de Novodevitchi sous le regard effondré de son ami Gorki – et Chaliapine s’exclamant en pleurant: «et c’est pour cette racaille qu’il a vécu, pour elle qu’il a travaillé, enseigné, dénoncé», tout ça brassé par une vie et une œuvre – et quelle vie, quelle œuvre! –, tout ça se trouve bel et bien restitué dans Anton Tchekhov – une vie… 

     

    CVT_Anton-Tchekov--Une-vie_6367.jpgDonald Rayfield. Anton Tchekhov – une vie. Traduit de l’anglais par Agathe Peltereau-Villeneuve,et du russe par Nathalie Dubourvieux. Editions Louison, 553p. 2019.

     

    51yDEPZ6rRL._SX195_.jpgAnton Tchekhov. Vivre de mes rêves – lettres d'une vie. Traduites et annotées par Nadine Dubourvieux. Editions Laffont, coll. Bouquins, 1053p. 2016.

  • Plus noir que neige


    A propos de Fargo, du Rat de Venise et de J'étais Dora Suarez

    Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.
    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez de Robin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?
    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissemt, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire.
    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire. Et de toute évidence, le tueur incarné par Peter Stormare, dans Fargo, est un enfant. D’une certaine manière, le marchande de bagnoles que joue William Macy, qui vient de lui demander d’enlever sa femme pour se tirer d’affaire, est aussi un enfant, mais alors : gâté. Il fuit. Il ne veut pas voir les conséquences. De la même façon, les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là : ils pensent déjà comme des adultes.
    Patricia Highsmith, elle, ne pense pas comme un adulte : elle a le même esprit de conséquence que Peter Stormare qui, quand un flic le chicane, le tue, et quand le corps d’un complice l’encombre, le passe au broyeur sans quitter son expression d’enfant mélancolique. Donc Patricia Highsmith se met à la place du rat, nous fait visiter Venise à hauteur de rat, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié d’un visage de joli bébé simplement du fait que le bébé dégage la même odeur que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça.
    L’humour des frères Coen dans Fargo est du plus beau noir, comme l’est aussi, mais à la limite du supportable, l’éclat du scalpel de Robin Cook dans J’étais Dora Suarez, qui frise le gore et me semble donc d’un noir moins pur.
    Le plus beau noir peut être panique, mais pas guignolesque. Les enfants gâtés et les adolescents se font peur avec du gore qui n’est que la face inverse du rose pompon, c’est-à-dire qu’il esquive le réalisme absolu cher à l’enfance. Le noir de la neige s’en ressent.
    L’enfance vous regarde foutus cons que nous sommes. Les filles et les pères américains (dans Fargo autant que dans Le secret de Brokeback Mountain) essaient d’arranger les choses autant que les mères, mais les enfants et les rats l’entendent autrement, qui savent comment doit finir l’histoire…


    Fargo des frères Coen. En DVD. // Patricia Highsmith. Le rat de venise. Et autres histoires de criminalité animale à l'intention des amis des bêtes. Calmann-Lévy. // Robin Cook. J'étais Dora Suarez. Rivages poche.

  • Rites d'amour et de mort

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    À redécouvrir par le texte et sur DVD: la nouvelle bouleversante de Mishima, intitulée Yûkoku (Patriotisme), et le court métrage qu'en tira le grand écrivain japonais écrivain en 1965, cinq ans avant sa mort par seppuku. Avec un entretien complémentaire de Jean-Claude Courdy chez l'auteur, datant de 1966.

    C’est une nouvelle magnifique et terrifiante que Patriotisme d’Yukio Mishima, dont les tenants et l’aboutissant tragique s’exposent dès les premières lignes : «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaquer des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison particulière, Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda ».

     Yûkoku03.jpgVoilà : c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku ; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi à l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales.

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    « Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur ».Et c’est exactement ça : sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.

     

    Yûoku04.jpgAmélie Nothomb me dit un jour que cette nouvelle qu'elle me fit découvrir,  était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté « facho ». Or je ne trouve rien là-dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.

    Yûkoku02.jpgSi la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme grandiose, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même le 25 novembre 1970) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme quand elle s'égorge elle-même.

     

    Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors qu’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.

    Du texte de  Yûkoku, Mishima a tiré en 1965 un court-métrage d'une stupéfiante plasticité, dont les images hiératiques reproduisent très fidèlement la dramaturgie finale de la nouvelle, avec la dernière étreinte amoureuse du couple, le seppuku du lieutenant et le suicide de Reiko, sur le fond musical d'une version du Tristan et Isolde de Wagner enregistrée en 1936. Maudit et détruit, ce film bouleversant (véritable mise en scène avant la lettre de la mort de l'écrivain) avait disparu jusqu'en 2005 où une copie en fut retrouvée. Le triptyque du DVD (avec la nouvelle et le film) est complété par un livret de Stéphane Giocanti évoquant la trajectoire de Mishima et la place de Yûkoku dans son œuvre, avec une accentuation exagérée (selon moi) de la composante homoérotique de Yûkoku. La nouvelle et le film sont une chose, où l'élément masculin et féminin s'équilibrent parfaitement, et leur récupération "gay" relève plus ici de la fantasmagorie complaisante que de la substance essentielle de l'œuvre...      

    Yûkoku05.jpgYûkoku, rites d'amour et de mort. DVD aux éditions Montparnasse, incluant la nouvelle en Folio, le film et le livret.


     

  • Max Frisch et les avatars du JE

    Frisch04.jpgÀ propos du Journal 1966-1971.

    Pressenti comme Prix Nobel de littérature, titulaire du prix de la Paix décerné par les librairies allemands et de nombreuses autres distinctions littéraires ou académiques, connu bien au-delà de nos frontières - son théâtre a été joué dans le monde entier, ses romans et essais suscitant l'intérêt d'un très vaste public -, Max Frisch représente sans doute un type d'écrivain et d'intellectuel caractéristique de l'Occident contemporain. Incarnant la mauvaise conscience d'une intelligentsia issue des classes favorisées de la société, confrontée aux contradictions du système et mobilisée par l'espoir d'un monde plus juste et plus humain, Frisch nous intéresse autant par son parcours intellectuel, où éthiques individuelle et politique ne cessent d'interférer, que par son oeuvre d'écrivain même si celle-ci devrait primer en dernière analyse. À cet égard, la lecture de son Journal 1966-1971 nous propose un jeu de questions-réponses qui nous en apprendra autant sur nous-mêmes que sur l'auteur...

    Frisch03.jpgPar le singulier morcellement de sa forme, indicatif autant d'un éclatement du discours que de l'interférence concertée de "rubriques" hétérogènes dont l'agencement même et la combinatoire assument une fonction critique, le Journal de Max Frisch investit un espace littéraire (car il faut souligner d'emblée l'aspect très élaboré de l'ouvrage dont toute spontanéité, toute effusion sentimentale ou tout abandon au flux du jour le jour sont absents) que nous pourrions situer aux antipodes du journal intime à la manière introspective et (plus ou moins) rien-que-pour-soi d'Amiel.

    Ceux qui recherchent, dans le genre diariste, la méditation personnelle, les aveux non déguisés ou la chaleur d'une voix ne trouveront rien ici (ou presque) qui les satisfasse, tant il est vrai que Max Frisch, au contraire d'un Amiel précisément, ou d'un Maine de Biran, d'un Julien Green, d'un Gombrowicz ou d'un Ernst Jünger, s'efface quasiment, en tant qu'individu se regardant, pour mieux exercer sa lucidité médiumnique. Cela étant, ne nous y trompons pas, car si "le Max" se retire, ou du moins se tient à l'abri des volutes de ses pipes, ce n'est que pour laisser plus libre cours aux notations, aux observations et aux choix déterminés de son compère "le Frisch" (comparé, par un critique de la Zeit  jouant sur les mots, à un poisson enfermé dans un clapier), docteur en honnêteté intellectuelle et ce nonobstant humoriste des plus corrosifs.

     

    Frisch01.jpgUn anti-personnage

    Dans un ensemble de notations datant de 1970 sur "l'usage du JE", où il relève au passage l'étonnant procédé de Norman Mailer  consistant à parler de soi-même à la troisième personne du singulier, Frisch en vient à préciser la nature de son rapport, non tant à sa propre intimité, qui se manifeste plus librement dans des fictions comme Homo Faber ou Montauk, qu'à la forme particulière du Journal: "Peut-être le JE est-il tout indiqué précisément en cas d'égocentrisme; il est un contrôle plus rigoureux. On pourrait, pour le contrôle, faire usage du JE, puis transporter au IL, afin d'être sûr que celui-ci n'est pas seulement un masque - mais on trouve alors des phrases qui n'acquièrent leur objectivité que par le JE, tandis que transposées mot pour mot à la forme sans malice du IL, elles font l'effet d'une lâcheté: celui qui écrit ne se dépasse pas dans le IL, il se défie seulement".

    Frisch07.jpgCette méfiance, à l'égard de l'empire du JE, sera discutée plus loin à propos de Miller, de Gombrowicz et des frères Goncourt, où sera mise en lumière l'alternative de "l'hypertrophie de l'égocentrisme" et de "l'hypertrophie du politique". A ces deux extrêmes, Max Frisch échappe également. Tout l'intérêt de son Journal tient alors, précisément, au dosage subtil des éléments qui lui sont incorporés, ressortissant aux deux sphères, dont l'ensemble constitue un "carnet de bord" permettant au lecteur de suivre un cheminement - et peut-être aura-t-il la curiosité, ensuite, de remonter au précédent Journal 1946-1949 -, un parcours évolutif inscrit dans le temps le renvoyant à des faits liés à la biographie de l'écrivain, au train du monde ou au travail, en coulisses, sur l'oeuvre en train de se faire.

    "Est-ce que je pense que l'état dans lequel je suis (comment je me suis réveillé aujourd'hui, etc.) soit d'intérêt public ? Pourtant je le note de temps à autre et le publie même"...

    "Le journal en tant qu'entraînement à son propre état  dans la pleine conscience de ce qu'il y  a là de futile", notera-t-il encore. Ni masqué ni transparent, ni subjectif à outrance ni dupe non plus de son illusoire objectivité (car il sait bien que toutes les pages aux allures de rapport qu'il nous livre, autant que les coupures de presse qu'il intègre dans son collage, manifestent autant de choix délibérés voire partisans), celui qui nous parle dans ce Journal 1966-1971 nous apparaît comme l'anti-personnage par excellence, indiquant ainsi la vaine gravité du jeu auquel nous sommes conviés avec un clin d'oeil à Montaigne: "C'est ainsi que je fonds et échappe à moi..."

    "Êtes-vous certain que la conservation de l'espèce, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-même, vous intéresse réellement ?", se demande "le Max". En voilà une question ! Or tâchons d'y répondre sans tricher et préparons-nous à rempiler: il y en aura en effet tant et plus, de ces interrogations à la fois inattendues et révélatrices ("Aimez-vous les clôtures") où l'humour et l'ironie de l'écrivain font merveille - enfin, pas tout le temps...

    Frisch06.jpgAu reste, on aura tôt fait de le comprendre aussi: le contenu explicite de ces questions-réponses importe moins que l'effet second implicite qu'elles sont appelées à produire. Un langage est là, en train de se former. Une pensée affleure. Sans doute l'auteur s'ingénie-t-il à tourner ses questions de certaine façon, de sorte à faire "accoucher" l'hypothétique lecteur, mais la maïeutique ainsi fondée est une arme à double tranchant, et les esprits mal embouchés se feront un malin plaisir, aussi bien, de retourner les questions du "maître" aux limites de la tautologie ou de l'aporie. Cependant l'ombre du grand Wittgenstein n'aura fait que passer: des questionnaires paradoxaux, roboratifs ou se mordant la queue, voisinent avec d'autres qui touchent à l'avenir de l'espèce, aux raisons que nous avons de (sur)vivre, au mariage, à l'amitié, à la mère patrie, au trafic d'armes, à la propriété privée ou à la mort, au  discours ou au discours sur le discours, entre autres considérations plus attendues du moraliste citoyen achoppant à l'une des obsessions du XXe siècle: la politique.

     

    De la conscience politique  

    De quand date le concept de "conscience politique" ? On pourrait se le demander. Peut-être vous aura-t-on reproché, une fois ou l'autre, votre manque patent en la matière? Mais sans doute, en l'occurrence, votre interlocuteur ne se référait-il pas à Aristote, Platon ou Machiavel: à croire que le politique date pour nous du siècle passé, et qu'un homo politicus nouveau a fait depuis lors son apparition. On y pense plus d'une fois en lisant le Journal de Max Frisch. Parce qu'il nous semble que la "conscience politique" y prend nettement le pas sur la "conscience du politique": que celle-ci n'est plus seulement un élément de la réalité humaine impliquant le jeu de relations et les interactions d'innombrables autres composantes de la réalité, mais une sorte de substrat historico-social et psychologique dont le primat n'entre même plus en discussion. Or l'examen du phénomène et particulièrement intéressant dans une oeuvre qui, sans être inféodée à aucune idéologie dogmatique, baigne dans un climat moral qui est celui-là même de ce dernier quart de siècle dans l'intelligentsia occidentale.

    Cette digression pour inviter le lecteur à un débat, dont la matière abondante et multiforme du passionnant ouvrage de Max Frisch pourrait constituer la base. Qu'on range en effet l'auteur alémanique dans le grand sac rouge des "gauchistes", ou qu'on incrimine au contraire les nuances de son radicalisme, et la discussion sera close. Tandis qu'en le suivant pas à pas, l'esprit en alerte et si possible aussi critique que peut être le sien, et toute la complexion intellectuelle d'un écrivain hautement représentatif de l'époque nous apparaîtra dans ses multiples aspects.

    Voici donc Max Frisch lors de sa première rencontre avec Brecht à Zurich, en 1947, et ensuite plus tard, au retour de celui-ci sur sol allemand, le temps d'une rencontre puis à la veille de sa mort: tout en finesses, sans complaisance, c'est un portrait d'une intense présence où l'auteur, sans cesser d'être lui-même, rend hommage au grand dramaturge révolutionnaire.Ou le voici à Varsovie en 1966, se rappelant les décombres de 1948; ou bien à Prague, en 1967; à Moscou, un an plus tard; à Zurich après les événements du Globus; en Engadine le jour de l'entrée des Russes en Tchécoslovaquie, Dans le Parc national en compagnie de Friedrich Dürrenmatt ; à la Maison-Blanche où le reçoit Henry Kissinger qu'il avait rencontré à Harvard; ou encore dans sa résidence tessinois du val Onsernone, tentant de pénétrer l'esprit affranchi de la nouvelle génération.

    Observateur, scrutateur attentif, Max Frisch ne cesse d'interroger la réalité qui l'entoure et de la soumettre à la critique, qu'il visite la ville de Gorki en compagnie de l'architecte-idéologue en chef ou qu'il partage le lunch de Kissinger futur prix Nobel de la Paix (!) deux jours après l'invasion américaine du Cambodge. De cet entretien avec Kissinger, il ressortira, notamment, que "les intellectuels sont des cyniques" et que "les cyniques n'ont jamais bâti de cathédrales".On peut ne pas partager toutes les opinions de Max Frisch, mais le cynisme nous semble le dernier des reproches qu'on ait le droit de lui adresser.

    Frisch02.jpgL'écrivain surtout...

    Quoi qu'il en soit, que Frisch le démocrate insatisfait de nos démocraties occidentales ait tort ou raison, que le contempteur des vices de notre société soit ou non une conscience au-dessus de tout soupçon, que le moraliste politique emporte notre adhésion ou que nous nous distancions de ses prises de position de circonstance (la propension par trop utopique de son fameux discours de Francfort), l'écrivain s'impose en tant que tel, auquel nous devons les moments les plus forts de ce Journal 1966-1971.

    Ainsi, les esquisses de romans posant les repères essentiels de quelques destinées humaines, avec les histoires de l'orfèvre zurichois mal dans sa peau (toujours ce poisson rouge égaré dans la cage à lapins ! ), celle du pharmacien de Locarno ou du prof d'architecture, nous touchent-elles plus durablement que les considérations de l'écrivain sur tel ou tel thème d'actualité, alors même que la conscience globale de l'artiste investit l'ensemble de notre réalité.

    L'écrivain Max Frisch n'exclut pas mais englobe l'idéologue de gauche, hors de tout esthétisme et de tout sectarisme, déployant une oeuvre polyphonique dont l'un des grands mérites est de mettre en rapport des langages dont le rapprochement provoque l'étonnement  et l'éveil lucide, comme en une sorte de jeu parodique décapant.

    Max Frisch, "conscience de son époque", vous parle ainsi bien gravement de tel manifeste qu'il a décidé (pas pour la première fois) de ne pas signer, mais tout à l'heure vous aurez droit au numéro de Brother Max constatant, au nom de l'ubuesque Association Suicide: "Dix ans après   la fondation, les sept fondateurs sont encore tous en vie"...

     

    Max Frisch. Journal 1966-1971. Traduit de l'allemand par Michèle et Jean Tailleur. Gallimard, coll. Du monde entier, 1975.

     

    Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 27 novembre 1976.

  • Des sorcières et des anges

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    Si nous en croyons l’auteur culte par excellence qu’incarne - avec plus de lucidité lancinante et teigneuse que notre trop consensuel Joël Dicker - le redoutable Bret Easton Ellis à l’ironie aussi mordante que celle de Michel Houellebecq, la gouvernance actuelle des Etats-Unis d’Amérique incomberait moins à son président tweeter Donald Trump qu’au clan des Kardashian, Kim et les siennes.

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    Or il faut prêter attention, je crois, aux propos jugés à tort provocateurs du plus fameux enfant terrible de la littérature nord-américaine de ces trente dernières années dont la traduction française du recueil de nouvelles intitulé The Informers portait le titre quasi programmatique et non moins fondé en réalité réelle de Zombies ; et comment ne pas prendre au sérieux ce connaisseur avéré d’une société dont il est à la fois le produit typé et l’acide observateur, s’agissant de cette autre émanation médiatico-numérique que figure le clan Kardashian, concrétisation en 3D d’un feuilleton glamour mondialisé aux personnages de fées botoxées à griffes de sorcières semblant issues des séries hollywoodiennes des années précédentes, de Dallas en Dynasty.

    Bret Easton Ellis est un garçon plus sérieux que ne le prétendent ses détracteurs médiatiques ou académiques et les brigades de tribades qui l’ont flingué à la parution d’American Psycho (et bien avant et plus encore après), réellement sérieux comme il le relève lui-même - et je propose désormais de prêter autant sinon plus d’attention aux considérations d’un auteur sur lui-même et ses œuvres, vu que la critique est en voie d’effondrement, et particulièrement aux States, en attendant le temps prochain où la présentation des livres dignes d’êtres lus se fera prioritairement, voire exclusivement par ceux qui le sont écrits.

    Mais que veut dire Bret le maudit, stigmatisé pour sexisme et perversité sadique, en affirmant que le clan female Kardashian dirige aujourd’hui son pays, plus que les ponte républicains ou démocrates, et plus que le Président lui-même ?

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    Je le prends, pour ma part, comme une vraie vision d’écrivain, qui pourrait s’étendre à toute la galaxie «occidentale» dominée par la «culture» américaine, selon les même codes désormais intégrés par les clients du Grand Marché mondial.

    Le jeune Bret a été très maltraité par son imbécile de père, de même qu’Anton Pavlovitch Tchekhov a été fouetté tous les jours, dès sa cinquième année, par son père farci de bigoterie, et ce n’est pas perdu pour la Littérature, me dis-je en regardant attentivement, sur YOUTUBE, un webdoc consacré au télévangiste John Filpatrick en train de parler «en langue», comme les prophètes de l’Ancien Testament, avant de vociférer son éloge du Président qui pourrait s’étendre, cela va sans dire, au clan female des Kardashian.

    (...)

    Le prochain livre de Bret Easton Ellis, sous le titre de White, est à paraître ces prochains jours en traduction française sur papier, mais je l’ai déjà sous les yeux en version anglaise numérique, commandée d’un CLIC sur Amazon Deutschland et récupérée sur mon application KINDLE, qui me permet d’apprécier à sa juste valeur le premier tir de barrage de la presse vertueuse criant au misogyne raciste et crypto fasciste par sa façon de taxer les démocrates américains de fachos - le serpent se mordant la queue une fois de plus.

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    Or je suis frappé, une fois de plus, et jusque dans sa bonne mauvaise foi (en laquelle je vois plutôt une grinçante bonne foi d’enfant blessé à la Houellebecq ) par l’honnêteté fielleuse de l’affreux Bret, en somme proche de celle d’un Richard Millet ou de l’amer Michel déjà cité.

    Tout de suite, dans l’espèce de confession morcelée que représente White, le mot de peur apparaît, qui englobe l’enfance de l’écrivain, le quartier du Los Angeles de ses jeunes années ou plane l’ombre sanglante de Charles Manson, et l’atmosphère des films gore dont il raffole comme par exorcisme homéopathique, et j’en viens aussitôt à me demander à voix haute, auprès de la sage Lady L., si les Kardashian ne sont pas aussi dangereux que la clique de Manson, à quoi ma compagne répond que les Kardashian sévissent toujours, au contraire du satanique Charlie.

    Je ne dirai pas que Bret m’est aussi cher et proche que mon ami Anton Pavlovitch, mais je ne jouerai pas celui-ci contre celui-là , pas plus que je ne préfère le paradis de Dante au Purgatoire ou même à l’Enfer.

    Bret Easton Ellis, sur le même rang que Michel Houellebecq , est une sorte d’ange messager des enfers de l’agréable à l’américaine, comme Houellebecq s’est fait le témoin d’une certaine dissociété européenne, et cela aussi fait partie de la Putain de Littérature avec une grande aile.

    Dominique de Roux, dans Immédiatement: « Avoir l’intelligence de la peur ».

    ***

    Enfin comment caractériser, en vue générale, le clan female Kardashian ? Il me semble, comme un Jeff Koons a été le produit d’une mutation interne du marché de l’art contemporain, que le clan female représente un pur produit structuré des médias et de l’INTERNET boosté par les réseaux sociaux, dont la gouvernance virtuelle serait une manière d’État numérique dans l’Etat, où la nation zombie reconnaîtrait l’Eve future en voie de clonage.

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    Cependant un ange passe et j’en note aussitôt ce qu’il me souffle de son enfance : «Un de ces étés-là, lorsqu’on m’emmena dans la maison sur la colline, j’avais déjà appris à lire. En me promenant avec mon jeune père (qui portait sa canne comme un sabre, la poignée effilée dans la poche de son pardessus) dans les rues de la ville où nous passions l’hiver, et en suivant cette canne qui tout à coup se pointait sur les enseignes des antiquaires ou des pâtisseries, j’avais rapidement perçu le rapport, la loi de gravitation qui relie entre elles les lettres».

    Et tant qu’à invoquer les anges, invoquons alors la présence d’un autre auteur paradoxalement très présent au firmament des âmes vives, en la personne de Walter Benjamin.

    Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.
    WB appelait de ses vœux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme, sans rien d'angélique au sens commun ou stupidement californien, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

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    Si la discussion sur le sexe des anges, une fois encore, paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.
    L'ange en pardessus gris muraille Columbo, dans Les ailes du désir de Wim Wenders, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.

    Je revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: « C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre.

    J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: « et maintenant », et « maintenant », « et maintenant », au lieu de dire « depuis toujours » ou « à jamais ». S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin on simule »...

    À l'angélisme béat, voire inepte, voire obscène (du style «nos petits anges» des mères américaines gavées de sucre poétique) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois.

    Or Bacon, à l’opposé véhément d’un Jeff Koons, relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.
    Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques.

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    Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les chœurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...

     
  • Nomades

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    Nous nous trouvons dans les hautes montagnes du Kurdistan, sous une tente de peau de buffle où sont réunis de magnifiques jeunes gens aux oreilles percées. Tu es vêtue de ton pull grec et je me sens la tranquillité d’un prince au Conseil de Paix. Ta mère siège au milieu des sages à la peau bleue. Ta mère dit clairement aux jeunes gens qu’ils sont magnifiques. C’est cela que j’ai toujours aimé chez ta mère. Ta mère nous offre un thé de menthe et l’une des jeunes filles fait admirer son admirable paire de colombes aux jeunes gens qui l’entourent. Ta mère nous sourit avant de clamer que de telles colombes doivent être chantés par les aînés autant que par la jeune garde, et les jeunes gens se lèvent l’un après l’autre et chantent les colombes en souriant à ta mère.

  • Révélations d'une nuit

     

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    Le dernier livre de l’auteur belge Michel Lambert, intitulé L’Adaptation, évoque la préparation d’un film inspiré par La jeune fille brune, autre roman du grand écrivain serbe Alexandre Tisma, où il est question de la révélation amoureuse d’une seule nuit, donnant lieu à une quête éperdue. Sensualité et mélancolie, sur fond d’âpre réalité, imprègnent ces deux projections romanesques «en miroir» d’une vibrante humanité.

     

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    Il y a de la scène primitive, d’une folle intensité, dans la rencontre d’une nuit, pour ainsi dire océanique, qui se réduit apparemment à l’effusion sensuelle de deux jeunes gens que les circonstances sépareront au matin, au regret probable de la jeune fille que le jeune homme écervelé n’aura pas su retenir.

    Y avait-il de quoi faire un roman de cette fusion purement sexuelle de deux jeunes gens qui se sont rencontrés le soir même, dans des circonstances dont le côté scabreux frise le sordide ?

    C’est évidemment la question qu’on pourrait se poser «à froid» sans avoir lu les premières pages de La jeune fille brune d’Alexandre Tisma, qui nous plongent immédiatement dans l’atmosphère glauque de ce premier hiver d’après la guerre où le sexe effréné relève de la compulsion collective.

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    Plus précisément, le narrateur de La jeune fille brune, dans le début de sa vingtaine, journaliste localier glanant les nouvelles de province au service d’un grand quotidien de Belgrade, s’est retrouvé dans un bled perdu du nord-est de la Voïvodine où, après une soirée bien arrosée en compagnie d’un courtier en bétail rencontré par hasard, il en est venu à partager avec celui-ci, dans une chambre de pension miteuse, une timide jeune fille brune aussi consentante qu’apparemment timide, etc.

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    L’art incomparable d’Alexandre Tisma, illustré par les romans saisissants que sont L’Usage de l’Homme, L’école d’impiété, Le Kapo ou Le Livre de Blam, notamment, tient à sa capacité de transformer la boue en or sans donner jamais, pour autant, dans l’édulcoration ou l’enjolivure. En l’occurrence, la «nuit de révélation et de pleine sensation de soi» que vivent les deux jeunes amants, évoquée en trois pages qui échappent complètement aux clichés «érotiques » conventionnels, concentrera, dans la mémoire du narrateur, la quintessence des «sucs de la jeunesse», et l’on comprendra que ses multiples tentatives de retrouver la jeune fille brune, à travers les années, en revenant dans la bourgade où il l’a rencontrée, n’a rien d’une chimère fantasmatique mais correspond à une quête d’un paradis perdu aussi pure que fut, paradoxalement, cette fameuse nuit de «baise»…

    Un climat à la Simenon

    J’ai parfois pensé aux romans «durs» de Simenon en lisant ceux de Tisma, dont les déchirures existentielles sont à vrai dire plus lancinantes – l’écrivain était de père serbe et de mère juive hongroise, et il fut anti-nazi autant qu’il devint anti-Milosevic -, et La jeune fille brune baigne aussi dans un climat physiquement très évocateur de la grisaille poisseuse des pays de l’Est à la fin des années 40.

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    Or on retrouve aussi cette «épaisseur» physique dans l’atmosphère et la tournure des personnages de L’Adaptation de Michel Lambert, dont le protagoniste est un cinéaste vieillissant fasciné (comme l’auteur au demeurant, qui en a préfacé une réédition) par le roman d’Alexandre Tisma.

    S’il y a une vérité humaine fondamentale dans la recherche du temps évaporé à laquelle se livre le protagoniste de Tisma, qui vivra à sa façon la cruelle découverte du vieillissement, la force du roman de Michel Lambert tient, bien en deça de la réalisation de son film, au récit de ce que vit son réalisateur dans sa propre vie amoureuse. Ainsi, l’espace, d’une nuit, va-t-il vivre lui aussi une fulgurante aventure passagère, dont la suite se développera cependant d’une façon tout autre que dans le roman de Tisma.

    Dans configuration historique et sociale différente, en milieu urbain contemporain (probablement à Bruxelles, où la hantise des attentats est bien présente) où se côtoient les divers artisans du futur film, L’Adaptation passionne par sa façon d’approcher le thématique du film en la vivant dans la réalité du roman, si l’on peut dire, comme un making of en aval.

    La brune et la blonde, deux faces d’un même symbole

    Si la jeune fille brune d’Alexandre Tisma incarne une forme de «quiétude» heureuse quoique imaginaire, bien différente est la fille blonde (amie de la brune) au prénom de Katia, qui s’esquive au début de la nuit fameuse mais que le protagoniste retrouve à travers les années, développant avec elle une camaraderie affectueuse et plus terre à terre.

    Reste alors, pour le cinéaste du romancier Lambert, à distribuer judicieusement les rôles de la brune et de la blonde, en travaillant sur le casting, non sans inclure son expérience amoureuse personnelle et celle de ses collaborateurs ou de son propre fils musicien.

    L’adaptation improvise avec la vie

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    Le roman de Michel Lambert pose, comme entre les lignes et non sans malice, la question du passage de l’écrit à l’écran, ou plus largement celle de notre lecture d’une œuvre et de son interprétation.

    Entre La jeune fille brune de Tisma et L’adaptation, en attendant le film qui s’inspirera, en Belgique contemporaine, d’une histoire remontant à plus d’un demi-siècle en arrière, au fin fond d’une mosaïque multi-ethnique promis à l’éclatement, ce qui perdure relève essentiellement des sentiments, des pulsions, de la passion, de la perception du temps qui passe et de ce qui en reste dans notre conscience avertie de la fugacité des choses.

    Si l’on se rappelle quelques exemples d’adaptations d’œuvres littéraires importantes au cinéma, l’on pourrait dire que la valeur des transpositions cinématographiques est proportionnelle à leur capacité de recréation à partir d’éléments parents. De même qu’une vraie lecture nous fait «manger» un livre, le digérer et en distiller les sucs, l’artiste de cinéma, comme le devrait un critique digne de ce nom, ne réussira son adaptation qu’en se libérant de l’imitation servile sans trahir l’émotion de base, et cela donne Gens de Dublin de John Huston, à partir de la dernière nouvelle (The Dead) du recueil éponyme de Joyce, ou L’inconnu du nord-express d’Alfred Hitchcock d’après le premier roman de Patricia Highsmith.

    Une page de L’Adaptation de Michel Lambert cristallise cette opération relevant de la magie poétique, qui évoque ces transits subtils et souvent éclairants entre des œuvres également inspirées et, souhaitons-le, inspirantes pour le lecteur et le spectateur : « Je faisais provision des lumières de la ville, magnifique titre de Chaplinme suis-je rappelé, jamais je n’en trouverai de pareil, et j’avais revu la scène de retrouvailles entre l’ancien clochard et la fleuriste qui avait recouvré la vue. Je songeai à toutes ces fois où j’avais été aveugle moi aussi, ne voyant pas ou ne voulant pas voir, mais peu m’importait ce soir-là, car il y avait de l’électricité partout, j’aimais ça, l’0agitation frénétique, les mensonges ne lettres de néon sur les enseignes, le coups de frein qui faisaient rougeoyer l’arrière des voitures, les étoiles lancées par les perches des tramways. Betty me manquait. Plus que mon chapeau. Plus que Hem’, plus que Marielle. Et même plus que cette nuit féerique à l’hôtel Ibis, dont on aurait bientôt pu fêter le premier anniversaire.

    Il ya, dans les deux romans de Tisma et Lambert, une dimensions proustienne qui renvoie au tohu-bohu de la recherche et, plus encore, au Temps retrouvé où le narrateur se trouve confronté, dans une scène devenue mythique, aux spectres grimaçants de l’ancienne société supposée la plus brillante du monde.

    Dans L’adaptation, la jeune actrice qui est supposée concentrer les deux personnages de la Maria brune du roman de Tisma, rencontrée au Royal du bled yougoslave, et de la Betty avec laquelle le réalisateur couche une nuit à l’Ibis belge, demande à celui qui incarne le narrateur: «vous voulez que je sois votre petite putain ? Votre petite salope ?». Et ce qui pourrait, là encore, considéré comme graveleux ou sordide, porte « quelque chose de fort, de définitif, de poignant même », qui planera sur le film autant que sur les deux romans à valeur d’élégies.           

     

    Alexandre Tisma. La jeune fille brune. Traduit du serbo-croate par Madeleine Stevanov. L’Âge d’Homme, 1992.

    Michel Lambert. L’Adaptation. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

          

  • Dans la foulée de Jean Prod’hom

     

    « Novembre » s’ouvre à la rêverie...

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    file73znt5nv9pl41ni5lk9.jpg.jpegDéambulant à sa propre rencontre par vaux et collines, le cueilleur de tessons remonte, de ruisseaux en rivières, le fleuve des rêveurs itinérants. Pour nous rejoindre au pays des lacs et des âmes où nous attendent les enfants d’Anker et Walser le vagabond, après moult rencontres et observations. Leçon de choses au fil des mots…

    Je ne sais plus quel lettré diplômé écrivait, j’ai oublié où, que la littérature romande sortait de la 5eRêveriede Rousseau, lequel  disait lui-même – je cite de mémoire -, qu’un homme qui ne marche pas ne saurait bien penser ; et c’est en marcheur pensif, précisément, rappelant un peu les songeries d’un autre philosophe dans les bois, l’Américain Henry Thoreau,  que Jean Prod’hom, un certain 8 novembre, un sac léger sur le dos, s’engage dans un long périple à pied dont il tiendra le soir , sur sa tablette, le compte des « minutes heureuses » et autres moments de doute ou de blues, voire parfois d’énervement au vu des menées humaines.

    Celles et ceux qui ont déjà grappillé les fines notations poétiques émaillant les deux premiers recueils de Jean Prod’hom, à savoir lu Tessons (en 2014) etMarges (2015),retrouveront, en plus ample et dans la continuité d’un journal de voyage rappelant aussi, en mineur, les pérégrination du vieux poète Japonais Bashô (dont Richard Dindo, soit dit en passant, a tiré son admirable dernier film à découvrir ces jours sur nos écrans, ou encore les balades à travers lieux et temps de l’Autrichien W.G. Sebald d’ailleurs cité par l’auteur ; et tant qu’à multiplier les échos littéraires - sans faire assaut excessif de cuistrerie -, que justifie aussi bien une démarche relevant quasiment du genre littéraire, et notamment en Suisse romande, l’on ne peut que rappeler le Petit traité de la marche en plainede Gustave Roud, etc.

    Quand l’instituteur est un poète…

    J’espère ne pas vexer Jean Prod’hom en voyant d’abord en lui la crème des instituteurs, du genre qu’on se rappelle trente après notre dernière course d’école.

    Je ne sais quel genre d’enseignant il fut en réalité durant ses trente ans d’enseignement, mais le type que je suis virtuellement, de page en page,  le long de son chemin pédestre, de jachères à chardonnerets – il m’apprend en passant qu’on appelle « cabarets à oiseaux » certains arbrisseaux – en carrières ou en canaux, le long du Nozon ou de la Venoge puis à travers les paysages cévenols du Mormont sur les falaises duquel nous grimpions en nos jeunes année – ce type qui pourrait être un fastidieux pédant m’apparaît comme le roi des «régents» de nos premiers apprentissages, dans la pure tradition des bons maîtres d’école de notre meilleure littérature (de Gottfried Keller à Ramuz)  ou du cinéma suisse en noir et blanc ou en couleur, tels les instituteurs  de Quand nous étions petits enfants d’Henry Brandt ou du Tableau noird’Yves Yersin.  

    La figure de l’instituteur, et dès Pestalozzi, n’est plus très à la mode depuis que l’enseignant se confronte à des « apprenants », sans parler des profs d’université qui ont (plus ou moins) lyophilisé les lettres en prenant le relais des pasteurs moralisants.

    Or ce qu’il y a de bien avec Jean Prod’hom, c’est qu’il ranime une flamme dans nos yeux de mômes éternels  et garantit une nouvelle façon de transmission, que ce soit avec son blog (https://lesmarges.net) ou en consignant ici ses notes de passant profond.

    Comme il en va dans les récits de Sebald, il y a dans Novembreplusieurs «voyages dans le voyage», si l’on  peut dire, et par exemple, un soir à l’hôtel de la gare de Pompaples, au lieudit le Milieu du Monde  où Alain Tanner filma quelques plans de son film éponyme, Jean Prod’hom évoque, après la « fête des solitudes du vendredi soir », au café, l’émission de télé qu’il regarde après avoir regagné sa chambre et là, à propos du grand ethnologue Alfred Métraux, la citation de Michel Leiris, autre voyageur inspiré s’il en fut, selon lequel son compagnon de route avait été « un poète capable de faire vivre ce dont il fut témoin à celui qui le lisait (…) non point tellement quelqu’un qui écrit des poèmes, mais quelqu’un qui voudrait parvenir à une absolue saisie de ce en quoi il vit et à rompre son isolement par la communication de cette saisie». Or il y a de cela aussi dans la démarche de l’orpailleur Jean Prod’hom, qui relève bel et bien d’une forme de poésie.     

    Une stèle à l’ami défunt et l’immensité des choses

    Le départ du récit de Novembre est hautement symbolique en matière de filiation, puisque c’est à l’incitation de son vieil ami S., rencontré dans l’EMS de Chantemerle et dont les jours étaient comptés, qui l’a alors prié de le laisser s’en aller en paix en le renvoyant pour ainsi dire à lui-même, que Jean Prodhom s’est mis en route, et c’est plusieurs jours après avoir pensé à lui  sur les rives de l’ile Saint-Pierre chère à Rousseau qu’il apprendra sa disparition, le laissant alors dans un double sentiment d’abandon et de libération.

    Il y a donc du voyage intérieur, sinon initiatique, dans le cheminement de Novembrequ’il faut laisser au lecteur le soin attentif d’en découvrir les péripéties, à tout coup surprenantes, et le détail restitué avec ferveur et probité.

    « Laissez venir l’immensité des choses », disait Ramuz, - et la géopoétique de Jean Prod’hom rend bien les grandes largeurs de la nature sans donner jamais dans l’emphase -, à quoi son ami Charles-Albert Cingria répondait avec un clin d’œil : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…  

    JeanProd’hom. Novembre. éditions d’autre part, 315p.

     

  • Une flambée de haine

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    A propos de l’incendie de Notre-Dame et du déferlement, sur les réseaux sociaux, de propos plus abjects les uns que les autres. De l’imbécillité de la meute également déployée sur les plateaux de télé, avec le pompon au crétinisme de Cyril Hanouna.

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre : - Tu m’as l’air encore bien en colère ce matin : l’air des monts n’a pas dissipé ton humeur de massacre d’hier soir, pire que notre tristesse a voir partir Notre-Dame en fumée ?

    Moi l’un : - De l’air, en effet : c’est tout ce que je demande ce matin, de l’air et des fleurs, des fleurs et des mots pour le dire, des mots et des phrases limpides, de l’air et des mots justes, des mots clairs, des mots qui disent la beauté des choses. Dire la tristesse en voyant un symbole de foi, de beauté et de fidélité humaine en proie aux flammes ? Mais cela ne se dit pas : cela se ressent et l’on reste sans voix. En revanche, exprimer sa tristesse, d’un ordre aussi profond que la joie, devant la vilenie des mots, la bassesse des opinions éructées, l’abjection des arguments jetés à la diable par la meute anonyme, cela m’a été impossible sur le moment et me revient ce matin comme un retour de flamme, c’est le cas de dire. Mais tu me connais : je vais flamber de rage et ensuite le jour me verra filer doux comme l’agneau.

    Moi l’autre. – Loin de moi l’intention de relativiser ton indignation. C’est vrai que, depuis l’autre soir devant notre écran de télé, à tomber par hasard sur l’émission probablement la plus hideuse des programmes français, où la meute se déchaînait autour du thème de l’immigration, nous n’aurons pas assisté à une telle flambée de haine tous azimuts, où les mots crachés suggéraient autant de grimaces odieuses. Cela ne t’a pas rappelé une autre scène, le matin du 11 septembre, au zinc d’un certain bar parisien ?

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    Moi l’un : - Ah oui, et comment ! Les tours qui s’effrondrent pour la énième fois sur l’écran du bar en question, et le premier con qui s’exclame : « Sûrement un coup du Mossad ! », puis un autre éclairé : « Plutôt signé Bush, de mèche avec les Saoudiens ! », et hier soir la flèche de Viollet-le-duc en feu ne s’était pas effondrée que ça fusait de partout: «Manœuvre de diversion contre les gilets jaunes ! », « Tout à fait la main invisible des francs-maçons ! », ou encore « la punition méritée des chiens d’infidèles ! », en veux-tu, en voilà…

    Moi l’autre : - Et encore, tu t’exprimes là en langage à peu près châtié et pas dans le volapück avarié de la meute…

    Moi l’un : - Attention mon ami, tu vas te faire traiter de raciste élitique si tu cites texto «C la vergence du dieu contre les racistes coloniales», ou «Vous vous moquer de La Mecque et là vous laver voulu », ou encore l’idiote blanche et belge de service, l’épatante Opaline Meunier sans pseudo: « C’est que des briques, les copains, une charpente ça se reconstruit », etc.

    Moi l’autre. – Opaline Meunier a 2590 abonnés sur Twitter et a viré son tweet après 80 injures subies en 1 minute. Elle s’est un peu rétractée par rapport aux larmes de Stéphane Bern mais elle tient bon sur le thème de l’ «émocratie» sélective. Tu ne la suis pas à ce propos ?

    Moi l’un : - Plutôt mort que sur Twitter, et les tortillements d’Opaline me laissent de bois silicifié, qui participent au chaos de la meute. Le sanglot qui fait son show, larmes de notable comprises, me fait vomir. Voilà mon cher : c’est dit. Et si le feu prenait aux bibliothèques de notre compère JLK, ce serait du pareil au même : des larmes sans doute, comme pour Notre-Dame, mais au bois de mon cœur et à l’écart des réseaux. Would you be my follower ?

    Moi l’autre : - Yes my bro. Et pour Twitter, ce ne sera pas demain la veille. Comme notre compère JLK, j’y vois le parangon de la non-communication et le vecteur parfait de ce qu’Armand Robin appelait la «fausse parole».

    Moi l’un : - Le lieu par excellence de la jactance, où l’opinion jetée fait rage…

    Moi l’autre : - Comme l’autre soir sur le plateau de Touche pas à mon poste ?

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    Moi l’un : - À peu près exactement ! Là encore tu es d’accord avec moi, pour une fois ? Cette émission est un crime contre l’humanité, ou j’exagère ?

    Moi l’autre. – Tu as entendu ce qu’en a dit l’ami Roland Jaccard, l’autre soir, au sieur JLK, à propos de son expérience « sur le terrain » quand il a été convié au « débat » sur la prostitution ?

    Moi l’un : - Et comment ! Mais toi et moi, nous découvrions à peine cette foire d’empoigne : pas une seconde de débat sur l’immigration mais un concert d’invectives, au bord d’en venir aux mains…

    Moi l'autre: - C'était moins une !

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    Moi l’un : - Et c'est ce qui s’est passé au dire de Roland Jaccard : les furies du «contre» ont sauté à la gorge des défenseurs du «pour», et les vigiles sympas ont déboulé à la rescousse…

    Moi l’autre. – Un vrai cauchemar !

    Moi l’un : - Le show absolu. Prochaine édition : pour ou contre le feu à l’Elysée ! Ou peut-être mieux : faut-il cramer le Vatican ?

    Moi l’autre : - Chiche : on na va pas manquer ça. Ni toi ni moi ne sommes de bons paroissiens, mais là ça va flamber !

  • Laudatio mollo

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    Plus je vais en âge et plus m’incommode l’idée d’acclamer Dieu à perpète.

    À douze ans déjà l’obligation d’agiter le fanion national au passage du Président me paraissait fastidieuse, et encore cela ne durait qu’un instant. Mais acclamer Dieu l’éternité durant : non.

    J’ai trop aimé ce monde. J’ai trop aimé les terrasses et les sentiers de moyenne montagne. J’ai trop aimé lire seul sur un banc ou faire ce que mon corps avait envie de faire à tel ou tel moment, mon corps ou mon âme puisque mon âme et mon corps c’est du kif.

    Cette acclamation perpétuelle équivaut à mes yeux à l’Enfer. J’ai bien aimé les concerts des Stones dans les stades, mais les interminables applaudissements des stals ou des élus du dieu Unique : je décline poliment...

  • Le rebouteux magnifique

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    La lecture d'Alexandre Vialatte est à la cure d'âme ce que la musculine Bichon, le baume du Tigre ou l'écaillé de tatou sont à la régénération du corps mortel.

    Lire Vialatte, c'est revivre. Il n'en faut pas abuser: la résurrection doit s'anticiper à petites doses sous son aspect profane. N'empêche que ça fait du bien: on respire; on se croirait un merle à l'arrivée du facteur, pour ainsi dire un ange.

    Ce qu'il y a de prodigieusement revigorant chez Vialatte, c'est qu'il aime le monde. Tout simplement: il aime. L'Histoire incommensurable et dérisoire, selon le point de vue, les petits enfants et les considérables sauriens, les faits divers d'été, les curiosités, les monstres, les exploits, les extravagances d'ici et d'ailleurs, les acquisitions du savoir véloce et les pertes de mémoire opportunes: tout lui est bon.

    Nous avons rencontré des ours qui ont rencontré Vialatte. En dernière estimation, le défunt ne l'est point du tout: il continue, de son nuage, de nous bombarder de ses chroniques. Ainsi s'explique la publication régulière de nouvelles proses qui n'en finissent pas de nous entretenir du monde comme il va: qu'il s'agisse du club des veuves de Rudolph Valentino ou des aléas du surmenage professionnel, du vote des Goncourt ou de Bergman cueillant ses fraises sauvages au bois voisin.

    Vialatte, enfin, nous résume et nous prédispose: demain nous le lirons comme hier. C'est un chrétien des plus chinois.

     

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    Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l'image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte. 

    La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu'on dit éternelles; elle a varié de forme selon les empires et les tribus; elle ne s’est fixée dans notre langue qu'au XIXsiècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.

    Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que «c’est ainsi qu’Allah est grand» – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie «allemande» des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins. 

    De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa «période rhénane», courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du «camp de repos et de convalescence» de Belsen  dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…  

    Le «Kolossal» au sombre avenir

    En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénanecensée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu'il s'embête à voir «des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblables à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers». 

    Et cela ne va pas s'arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l'Allemagne, où tout n'est pas que bruit de bottes. Mais «n'importe quel grain peut germer», écrit-il, dans ce «chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes», et le fond d'inquiétude de ses chroniques s'accentuera jusqu'au moment où il deviendra témoin direct de l'atroce.

    Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est «politique» que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité!

    Alexandre Vialatte. Résumons-nous. Préface de Pierre Jourde. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1325p. 2017.

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  • Ceux qui bluffent

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    Celui qui réalise qu’il n’y a qu’un mot anglais pour qualifier le pire travers des Français / Celle qui a découvert la morgue la plus médiocre des Français au milieu des « métros » de La Guadeloupe / Ceux qui ont oublié l’observation de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline selon laquelle la France actuelle continuait à se prendre pour la cour du Roi-Sleil alors qu’elle n’est plus qu’un département du conglomérat mondial où des mortels de carton-pâte se la jouent macaques mâles Alpha / Ceux qui se prennent tous pour Deschamps sans la malice des Deschiens / Celui qui fait chier les Belges et les Tyroliens de l’allée F5 du camping des Flots bleus en revenant une fois de plus à cette affaire Ben Allah et au burkini préférable au bikini / Celle dont le bikini laisse deviner la pilosité d’une Barbie barbouze / Ceux qui roulent les mécaniques en Harley Davidson genre France qui marche / Celui qui relisant Paul Ricoeur se dit que le brave homme aurait su parler au jeune Alexandre pour lui conseiller plus d’alacrité dans l’humilité et au jeune Emmanuel plus d’humilité dans l’alacrité / Celle qui rappelle aux Français devenus Parisiens que Rabelais et Montaigne et Molière et Marcel Aymé venaient tous de la campagne / Ceux qui ont fait du mufle un faciès collectif / Celui qui se flatte d’avoir une vache au prénom de Brigitte dont le Président a affirmé qu’elle honorait la France devant les cadres du Salon de l’agriculture / Celle qui ayant voté Macron a rebaptisé son yorkshire Jupiter / Ceux qui se réjouissent de voir leur Président « faire ses dents » / Celui qui ne se rappelle pas que les souris médiatiques aient jamais accouché d’autant de montagnes / Celle qui estime que la pression de la main droite du vigile sur son bras gauche relève de l’agression caractérisée et en somme du crime contre l’humanité à titre potentiel / Ceux qui rappellent la sentence populaire selon laquelle il ne faut jamais promettre un œuf à deux jaunes ni un ministre de gauche ni de droite à trois couilles / Celui qui n’a jamais prétendu qu’il ne fût ni de droite ni de gauche au motif qu’il a toujours été des deux bords selon les objets et les circonstances à l’exclusion cela va sans dire de tout opportunisme si fréquent à gauche et à droite / Celle qui pouffe en découvrant la dernière Une du magazine Le Point se demandant crânement: est-il sérieux ? / Ceux qui rappellent au chti de l’Elysée que le peuple est bon mais pas poire même s’il faut pas en faire un fromage, etc.

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  • J'étais partout et c'est maintenant

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     (Christoph Ransmayr)
     
    Évoquant la tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui m’évoque toute la Grèce de tous les temps sous le ciel des Cyclades: «À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poète anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus».
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    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule fameuse: «J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un «je vis» auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : «Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer», «Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde», «Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant», «Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego», «Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable», « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville», «Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne»…
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    Et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : «Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux», «Je vis un gilet de sauvetage rouge au bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien», «Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiéreux où je me tenais caché», «Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts», «Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra», «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou», «Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin», et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle fugue à variations inouïes…
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    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison, ou des tas de comparaisons et de relances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant d’autres se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant comme aucun autre le projet d’une géopoétique traversant les temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya».
     
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  • À l'usine

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    Il se passe de drôles de choses dans les vestiaires de l’usine à glottes de tulipes.
    - Surtout dans les vestiaires Messieurs, précise le délateur dont personne ne sait qu’il collectionne les revues spéciales.
    Madame la Directrice ne montre rien de son vif intérêt.
    - Continuez, Monsieur Thielemans.
    - Les jardiniers s’attardent aux douches. On dit qu’il peut y en avoir jusqu’à des équipes entières. Cela fait beaucoup de savon.
    Madame la Directrice sent maintenant qu’elle le tient.
    - Ne me cachez rien, Thielemans.
    - Ils se massent. Parfois il se mêlent aux impubères et se livrent à des concours. C’est dégoûtant.
    - N’avez-vous rien oublié, Thielemans, interroge encore la directrice du personnel en fixant sévèrement le jeune complexé qui, tout à coup, rosit comme une très jeune fille des cantons de l'Est.
    C’est ainsi que Thielemans se coupe et que Madame la Directrice en fait sa chose.

  • Le dire-vrai de Léautaud

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    Sous les dehors d'un clochard atrabilaire, c'était un écrivain raffiné. À lire, réédité en 1986 : son Journal littéraire, et l’évocation de ses rencontres avec Pierre Perret. Ou encore deux joyaux : Le petit ami et In memoriam. Entre autres

     

    S’il appartient en somme à la catégorie des grands écrivains mineurs qui ne seront jamais reconnus — mais alors avec passion — que par un nombre relativement modeste de lecteurs, au même titre qu’un Fargue ou qu’un Jouhandeau, qu’un Vialatte ou qu’un Cingria, Paul Léautaud n’en connut pas moins la célébrité de son vivant, et ce presque à son corps défendant, par le truchement d’entretiens radiophoniques avec Robert Mallet dont la diffusion, de novembre 1950 à juillet 1951, obtint un succès phénoménal. 

    Léautaud4.jpgPresque octogénaire, l’auteur du Petit ami toucha le public, au-delà des seuls cercles littéraires, par sa verve caustique et sa liberté d’esprit, la sincérité sans mélange avec laquelle il parlait de sa vie, et l’alternance de rosserie et d’émotion qui marquait ses propos sur ses pairs les écrivains (de Valéry à Gide, et de Verlaine à  Jules Romains) ou sur les animaux, qu’il préférait ordinairement à ceux-là... . 

    Rappelons à ce propos que Léautaud cohabitait en permanence avec une vingtaine de chiens et une trentaine de chats, tous recueillis sur la rue, et qu’il leur a consacré des pages mémorables. 

    Clarté et naturel

    Cela étant, il serait aussi imbécile de se limiter à cette image pittoresque de l’écrivain que de monter en épingle ses pages de libertin, comme s’y sont complaisamment employés d’aucuns l’an dernier, à la parution du Journal particulier évoquant les relations intimes de l’écrivain avec l’indispensable  Marie Dormoy ou avec sa maîtresse principale dite Le Fléau. En fait, les « séances » érotiques, assurément très crues (Léautaud, comme toujours, appelle un chat un chat) que l’écrivain consigne dans les marges de son journal, sont plutôt rares, et n’ont d'intérêt que par rapport à l’ensemble de ses observations et, plus encore, à l’économie de son écriture.

    Léautaud7.JPGCar c’est essentiellement une mesure que la phrase de Léautaud, correspondant à une civilisation. Plus proche de Voltaire que des surréalistes ses contemporains, de Chamfort que de Camus, ou de Molière que des petits marquis de la « modernité », Léautaud n’en constituepas moins un idéal toujours actuel de clarté et de naturel, de spontanéité (réelle ou feinte) et d’indépendance d’esprit, qui combine les vertus analytiques de la langue française et sa grâce nonchalante, sa précision, sa netteté, son tranchant et ses nuances aussi, sa flexibilité, enfin son génie intact. 

     

    « Rien n’a plus de prix pour moi que la netteté, la concision, et c’est si difficile de n’être pas littéraire, le premier mérite à mes yeux », notait- il ainsi tout en reconnaissant qu’il avait « toujours vécu littérairement ». 

     

    Un monde en spectacle

    Pourtant, que le titre du Journal littéraire de Paul Léautaud n’abuse pas le lecteur, qui lui offre, avec ses quelque 6000 pages, un aperçu de ce que fut la vie a Paris — et non seulement dans le milieu des écrivains —entre 1893 et 1956.

    Léautaud6.JPGPour ne prendre qu’un exemple, relevons l’intérêt tout particulier des observations quotidiennes de Léautaud durant l’Occupation et au lendemain de la guerre : il y a là une mine de notations qui nous permettent de sentir beaucoup mieux le climat de la France moyenne de l’époque; lui-même professant un certain antisémitisme très partagé alors. En outre, maigre sa fréquente monotonie et son absence totale de perspectives métaphysiques, le Journal de Léautaud est un miroir que l’auteur nous tend, où nous ne cessons d’apprendre à nous mieux connaître. Jusque-là, ce monument n’était disponible que dans sa première édition du Mercure de France, en vingt volumes. Beaucoup plus pratique évidemment : celle que voici, en trois tomes sur papier bible assortis d’un volume d’index.

     

    Léautaud30001.JPGÀ découvrir

    Mais tant qu’à découvrir Paul Léautaud, n’en restez donc pas là. Lisez ses savoureuses chroniques théâtrales (d’admirables pages sur Molière et Shakespeare, notamment), parues chez Gallimard sous le pseudonyme de Maurice Boissard ; lisez Le petit ami, évoquant ses tribulations de garçon abandonné par sa mère ,que les grisettes et les trottins consolent ; enfin lisez illico In memoriam, son chef-d’œuvre qu’il griffonna au chevet de son père à l’agonie, et où l’on trouve la clef de sa personnalité profonde alors que, feignant le cynisme, il observe son paternel "en train de décéder un peu plus"...

     

    pierre-perret-marie-trompe-mort_6b9zj_2o7n2t.jpgAlceste et Pierrot

    Pierre Perret avait 20 ans lorsqu’il se pointa, pour la première fois, au portail de la maison délabrée de Léautaud, à Fontenay-aux- Roses. Or il fallait une certaine candeur pour débarquer ainsi chez le vieux misanthrope, d’autant que notre Pierrot lunaire ne connaissait alors, de l’écrivain, que ses fameux « Entretiens ». Cependant sa naïveté, son air pataud et sa ferveur de provincial découvrant Paris, ainsi que leur amour commun de la poésie et du théâtre, auront fait passer aussitôt un courant de complicité entre le jeune artiste et l’écrivain dissimulant son extrême sensibilité sous des allures revêches. À cet égard, le mérite de Pierre Perret est d’avoir perçu, bien mieux que tant de pontes condescendants, que «cet homme pauvre recelait une richesse intérieure insoupçonnée, inconnue de la plupart. Une générosité qu’il dissimulait soigneusement aux yeux de la minorité qui l’approchait. »

    La générosité de Léautaud, on la remarque ici dans la curiosité sincère qu’il manifeste envers son jeune visiteur (qui le ravit aux anges en lui révélant les chansons de Brassens) ou quand il l’accompagne un jour dans les librairies du Quertier latin afin del’aider à se constituer un début de bibliothèque.

    Hommage amical tout imprégné d’intelligence du cœur, Adieu Monsieur Léautaud est, au surplus, une évocation très vivante de l’écrivain au naturel, sans chichis ni flatterie aucune.

     

    Paul Léautaud, Journal littéraire. Mercure de France, 1986. Entretiens avecRobert Mallet Le petit ami In memoriam,  Passe-temps, etc. Au Mercure de France.

    PierrePerret, Adieu Monsieur Léautaud. Lattès, 1987.

     

    Contrepoint,ce 22 mai 2015.

    J’ai découvert le Journal littéraire de Léautaud dans la bibliothèque de la mansarde parisienne que mon ami Germain Clavien m’avait prêtée quelques mois durant, en 1974, rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles. Je gagnais alors un peu de sous en dactylographiant le monumental Journal intime d’Amiel, et je nourrissais une vraie passion pour l’œuvre de Charles-Albert Cingria, qui rencontra maintes fois Léautaud dans le salon de Florence Gould. Si Charles-Albert fut généreux (non moins que lucide) à l’endroit de son pair alcestueux, au point de lui consacrer d’inénarrables portraits (le comparant notamment à une antique tortue broutant sa salade), Léautaud fut plus acerbe,voire injuste, dans son Journal littéraire, à l’égard de ce drôle d’oiseau des îles que figurait à ses yeux Charles-Albert. Après la mort de Cingria, Marcel Jouhandeau évoqua la belle paire qu’il observa lui-même chez dame Gould. Pour ma part, je relis toujours ces trois auteurs avec un égal plaisir.


    (Ce texte a paru dans Le Matin en date du 12 février 1987)

  • Shakespeare et compagnie


    À propos de l'auberge espagnole shakespearienne et des multiples entrées du Globe. L'éclatant fronton de Denis Podalydès et la dégaine de tartare du Macbeth d'Orson Welles. La chape des puritains et le recyclage du politiquement correct.


    Lire Shakespeare, à tous les sens du terme, autrement dit en déchiffrer les 37 pièces et les monter aussitôt imaginairement ou en 3D si l'on est Peter Brook, relève d'une expérience vitale qui échappe à toutes les écoles et tous les snobismes, à toute revendication nationale ou toute récupération politique ou idéologique, étant entendu (dixit Peter Brook lui-même) que le Barde déploie "une réalité faisant concurrence à notre réalité ", non pas en proposant un point de vue sur le monde mais en nous ouvrant un monde en lequel on voit mieux jusqu'à la plus impénétrable obscurité du monde, évoquée par une poésie à multiples voix.

    Denis Podalydès.

    Un acteur français peut-il comprendre cela ? Certes il le peut aussi bien qu'un savetier japonais ou qu'un pêcheur norvégien ou qu'une pharmacienne sarde: la preuve rutilante en est donnée par l'inapprecuable commentaire du comédien-auteur-lecteur Denis Podalydes, dont l'introduction au mirifique Album de la Pléiade paru en mars 2016, donc pile 400 ans et quelques minutes après la mort probablement certaine de Shakespeare, est à citer texto: "La lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen que seules permettent les très grandes œuvres. On y fait l'expérience de l'Histoire, du temps et de la diversité humaine, dans le sentiment exaltant de reconnaître l'un ou l'autre d'entre nous, soi-même enfin, d'exister et de se mouvoir dans une réalité objective dotée de toutes les contradictions, tant la vie de ces personnages, rois, princes, clowns, paysans, soldats, bourgeois, esprits, créatures mythologiques, hommes et femmes formant la plus hétéroclite des populations, nous point, nous déborde, nous bouleverse, nous emporte. Au détour d'une scène ou d'une réplique, à la Cour, sur un champ de bataille, dans une taverne, au Danemark, en Ecosse ou à Venise, dans la forêt d'Ardenne ou dans une île imaginaire, nous sommes saisis par un détail, une image, un trait qui ont à la fois la saveur immédiate du réel et là subtilité immatérielle de la poésie ".

     

     

    C'est entendu: tout le monde aujourd'hui à une opinion et se croit obligé de la produire illico sur Twitter. Mais une opinion n'engage à rien sans examen patient et précis de l'objet. Parler de Shakespeare ou de Proust fait peut être chic dans les salons ou les réseaux sociaux qui en sont un nouvel avatar plus chaotique, mais cela n'a pas plus de sens que de n'en rien savoir et le dire tranquillement vu qu'on a déjà sa vie à vivre. Or Shakespeare est précisément la vie qu'on est en train de vivre ou plus exactement le miroir à la fois externe et intérieur que nous traînons depuis toujours le long de notre bonhomme de temps, de notre enfance ultrasensible et jusqu'à notre mort tout à l'heure.
    Tolstoi à proféré l'opinion la plus stupide, même pas digne d'un perroquet numérique, en affirmant qu'il donnerait tout Shakespeare pour une paire de bottes nécessaire à un moujik va- nu-pieds. C'est dire que le cher comte ignorait que les gueux qui assistaient à Londres aux spectacles gratuits des scènes ouvertes construites à côté des bordels et parfois avec passages communicants, comprenaient Shakespeare sans avoir appris le russe.
    Ainsi que le rappelle encore Denis Podalydes dans cet indispensable Album, l'histoire des théâtres construits dans les quartiers populaires, au temps de Shakespeare & ci, est indissolublement liée à une production d'époque florissante, en concurrence-opposition directe avec l'Université et l'Eglise, et s'explique autant alors le pseudo mystère de l'immense savoir humain et juridique, moral ou politique, littéraire ou théâtral (au sens de l'artisanat) de Shakespeare, et son succès phénoménal d'auteur bientôt capable d'offrir à ses enfants des play stations dernier cri.


    Dans la version d'Orson Welles, Macbeth à la dégaine d'un cavalier tartare et le film semble russe à outrance, mais l'essentiel est là, contrairement à ce qu'ont prétendu les philistins américains ou français à la sortie de ce film "maudit" , et l'essentiel n'est pas moins totalement ressaisi par Akira Kurosawa dans Le château de l'araignée.
    La réception de Shakespeare selon les époques en dit plus long sur celles-ci que sur celui-là. Je ne dirai pas que je donnerai tout le puritanisme anglais pour une pièce de Shakespeare, pas plus que celui-ci n'est anticlérical au sens des nouveaux réducteurs de têtes, mais le fait est qu'une terrible chape a pesé sur cette œuvre à mes yeux vitale et même "sainte" en sa profonde bonté, comme le calvinisme en nos régions, avec l'appui massif du Pasteur et du Pion, a congelé les imaginations et surveillé les conduites publiques et privées jusqu'à brûler des corps et traiter des âmes à l'électrochoc. Shakespeare, pas plus que Rabelais d'ailleurs, n'est pourtant obscène ni subversif sauf à s'opposer moralement et politiquement à l'obscénité et au terrorisme étatique des hypocrites et des imposteurs.
    Il m'a fallu à peu près un demi-siècle, durant lequel j’aurai vu des quantités de versions de nombreuses pièces du Barde, pour découvrir la simplicité profonde d'une œuvre ressaisissant la complexité humaine dans un langage que ses multiples registres font parler à tous au gré de ses degrés, et sa communicative vitalité. Oui, comme le dit Denis Podalydès, “la lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen” et demain je passerai des tragédies aux comédies, à la rencontre à Venise de Shylock, tout en ne cessant de multiplier les regards latéraux sur le théâtre du monde...

  • Une magie intemporelle

     

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    À propos de la poésie T'ang

    Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien. Ouvrons une grande parenthèse de silence dans le vacarme de notre vie quotidienne, et là, devant la fenêtre où le jour décline, bien calme et l’esprit disposé à vagabonder dans le temps et l’espace, reprenons le grand livre informel de notre bibliothèque idéale.

    Cette fois nous serions en Chine, en plein âge d’or poétique. À l’époque des T’ang. Jamais la poésie chinoise n’aura été aussi féconde, aussi ferme et aussi pure qu’en cette période dont les poètes nous parlent aujourd'hui encore, notamment pour la raison que René Grousset formule ainsi : « Alors que le poésie chinoise, faite en partie d’allusions littéraires, nous échappe trop souvent, les lyriques T’ang nous semblent plus accessibles parce que les sentiments qu’ils évoquent participent d’un humanisme universel ».

    Mais avant de poursuivre cela encore : pourquoi cette enjambée dans les lointains orientaux et, surtout, dans un passé si reculé ? Goût précieux pour l’exotisme ? Passéisme suspect ? On serait presque tenté d’acquiescer en sorte de clouer le bec de ceux qui ne s’intéressent qu’à la nouveauté fugace des modes, et cependant la raison de notre choix n’est pas là. Disons plutôt que, s’il faut parler d’actualité, encore s’agit-il de parler de toute l’actualité, et par conséquent de ce qui continue d’agir aujourd’hui, des choses du passé, pour peu que nous sachions nous ouvrir à elles.

    clip-image0034.jpgIl n’y a pas une poésie du passé et une poésie du présent : il n’y a qu’un émerveillement manifesté par l’être qui se reconnaît au monde, avec ses racines, et qui parle, et qui transcende les contingences du lieu et de l’heure.

    Ainsi un poète tel Li Po nous paraît moins étranger, voire moins anachronique que nombre de morts-vivants d'entre nos contemporains. Par delà les siècles, tout comme Sappho ou Pétrarque, et rejoignant, plus proches de nous, Verlaine ou T.S.Eliot, ou encore Reverdy, il continue de vivre et d’agir, n’ayant rien perdu de sa fraîcheur.

    Tendons aussi bien à l’ouverture, mais férocement exigeante, comme nous y engage un Etiemble. « Cela signifie qu’au lieu de gaspiller son temps à lire mille mauvais livres dont tout le monde parle, on saura choisir parmi les dizaines d emilliers de grandes œuvres qui n’attendent que notre bonne volonté ».

    Une ère de gloire

    La dynastie des T’ang (616-907), débutant par l’assassinat du dernier des Souei – lesquels accomplirent la réunification de l’empire – compte parmi les plus grandes époques de l’histoire chinoise. La Chine est alors la maîtresse incontestée de l’Asie. Sans être féodal, le système social repose sur une aristocratie bureaucratique disposant d’un puissant appareil administratif. Dans le domaine littéraire, marqué par les débuts du roman et la floraison du conte, ce sont les poètes qui s’affranchissent le plus heureusement de l’emprise de l’Etat sur la culture.

    N’en citons que quatre sur le millier qui illustre cette période. Trois d’entre eux glorifient le règne de Hiuan Tsong : Li Po (701-762), taoïste inspiré au génie spontané, tour à tour dionysiaque et mystique ; Tou Fou (712-770), sage d’inspiration confucianiste dont les commentateurs relèvent la constance des préoccupations sociales ; Wang Wei (699-759), rêveur exquis d’inspiration surtout bouddhiste, également célèbre pour sa peinture ; et, un siècle plus tard, Po Kiu-yi (772-846), qui fustigea les vices de la Cour dans ses célèbres ballades satiriques.

    La plus parfaite des quatre périodes de la poésie T’ang est la deuxième, qui correspond au règne de l’empereur Hiuan Tsong (712-755), dont Li Po fut le poète favori, et qui était lui-même grand lettré, poète et musicien, vivant dans le faste et le piétinement entêtant des quelque deux mille petits pieds féminins qu’abritait alors le palais impérial.

    Une grande rêverie cosmique

    Cela dit, si la temporaire image de la félicité éternelle (la capitale, T’chang Ngan,porte le nom de paix Eternelle) transparaît bel et bien dans la quiétude sensuelle des œuvres de poètes T’ang, lesdites œuvre ne témoigneront pas moins, peu après, des nouveaux troubles marquant la fin du règne de Hiuan Tsong, lequel sera tué au cours d’une terrible rébellion.

    Notez alors la différence de tonalité de ces deux courtes pièces de Li Po, tout d’abord, et ensuite de Tou Fou :

    « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière ; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars. On ne les voit pas, mais on les entend rire ; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et puis : « À la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’empereur n’est pas satisfaite ! »

    Dans un autre poème, Tou Fou dira l’émotion du peuple au passage du recruteur, personnage cristallisant la révolte des paysans à l’endroit de la trop brillante capitale, et nous pourrions aussi mentionner, se rattachant à la même veine protestataire, qui fait de Tou Fou un poète très apprécié de la Chine contemporaine, son fameux Chant deschars guerriers.

    Mais la vision du monde que traduit la poésie T’ang ne procède pas uniquement de faits extérieurs, il s’en faut de beaucoup.. Si nous sommes touchés par la granderêverie cosmique se manifestant à cette époque, c’est que, d’une part, son enracinement dans le monde sensible la rapproche de nos romantiques, et que, d’autre part, le type d’expériences auxquelles elle fait écho nous est immédiatement perceptible : profondeur, mais simplicité de l’expression ; communion mystique avec le monde, mais naturel, voire bonhomie, parfois même faconde humoristique.

    Et Li Po d’envoyer valdinguer la littérature aux étoiles : « Il n’est vraimentque les buveurs dont le nom passe à la postérité ».

    Le mysticisme sans contour de la poésie T’ang, ses élans perpétuels vers l’ineffable, et les plaintes continuelles de l’esprit concevant la vanité des choses et les regrets – regrets de l’empereur dont la favorite a été assassinée d’une bien atroce façon, regrets de l’exilé, regrets de l’épouse songeant à son lointain Ulysse, regrets des amis forcés de se quitter, regrets des amants séparés, regrets d’autant plus amers que la vie est alors conçue comme une espèce de grâce – ont un arrière-fond religieux où se mêlent le vieux taoïsme, le rationalisme confucéen et le bouddhisme. 

    Citons à nouveau, à ce propos, l’indispensable René Grousset. « Le taoïsme avait appris aux poètes T’ang à retrouver, dans un élan éperdu, le principe de toute chose. Le bouddhisme renforçait et humanisait ce sentiment de la vie universelle en ajoutant à l’idée – déjà taoïque – de la fraternité de l’homme avec la plante et l’animal, une immense tendresse pour toute la création. Aussi tous les écrivains du VIIIe siècle cherchent-ils à s’unir dans une communion mystique à l’âme de l’univers. Leurs œuvres sont pleines d’élévations romantiques situées généralement en montagne, dans la solitude nocturne et aux heures indécises de l’aube et du crépuscule : le poète, assis au pied de quelque ermitage, sur quelque rocher désert, laisse sa pensée planer dans l’espace, au-dessus des abîmes, perdue dans l’essence des choses ».

     

    tumblr_m6u1fajhsv1qchk7to1_1280.jpgSensualité et mélancolie

    Plus d’une fois,l’opposition douloureuse des joies de la vie et de l’action corrosive du temps,chez les poètes T’ang, nous aura fait penser aux lyriques français de la Pléiade, qui ont ressenti et exprimé de la même façon la fuite des heures et la mélancolie entachant toute passion terrestre.

    Ces vers ne font-ils pas écho, à l’évidence, à ceux d’un Joachim Du Bellay. 

     

    « Sil e ciel et la terre sont immuables, / Que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous »…

    Ou bien ceux-ci : « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? / Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Et ceux-là, encore n’évoquent-ils pas des sentiments du même registre que ceux d’un Ronsard ?:

    « Le prince avait de belles jeunes filles ; / Elles ne sont plus que terre jaune ».

     

    La séparation

    Dans les poèmes des T’ang, le thème de la séparation ne cesse de revenir. Mais remarquons, à ce propos, un détail intéressant pour le lecteur occidental : il s’agit de l’usage que le poète fait parfois des thèmes amoureux, réputés intimes, pour exprimer une déception d’un tout autre ordre – politique au premier chef. Cette jeune fille dont on pleure ici la perte n’est peut-être qu’un ministre chassé… 

    À côté du thème récurrent de la séparation, relevons encore ceux de l’amour familial (la famille, avec le cultedes ancêtres, est alors la plus solidement enracinée des institutions chinoises), de l’attachement au sol natal (d’où le spleen de l’exilé), de la vénération pour le passé, et, enfin, les thèmes sociaux, qui font des poètes les meilleurs témoins de l’évolution des idées et des mœurs de leur époque, alors même que, souvent, les historiens et autres chroniqueurs se trouvent contraints d’arranger les faits, de travestir la vérité.

    Enfin, quelle meilleure conclusion donner à cette trop brève évocation qu’en attirant l’attention du lecteur sur l’étonnant présence des paysages dans la poésieT’ang ?

     

    Voyez ce tableau de Lieou Tch’ang K’ung :

    « Au crépuscule la montagne bleu sombre semble plus lointaine, / En hiver, la maison blanche paraît plus pauvre ; / Le chien aboie derrière la porte depaille : /Dans la nuit pleine de vent et de neige, quelqu’un retourne chez soi ».

    Et puisque nous avons commencé notre lecture au déclin du jour, quittons-nous à cette même heure mystérieuse d’entre chien et loup,sur ces vers de Li Po, dont la légende raconte qu’il périt noyé, un soir        d’ivresse, en voulant saisir dans une rivière le reflet de la lune :

    « Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres,/ La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur, / Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue, / Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit. »

     

    Repères bibliographiques.

    M.Kaltenmark.Littérature chinoise. La Pléiade,1956.

    P.Demiéville. Anthologie de la poésie chinoise classique. Payot, 1948.

    Lo Ta-kang.Cent quatrains des T’ang. La Baconnière, 1947.

    Lo Ta-Kang.Homme d’abord, poète ensuite. Présentation de sept poètes chinois. La Baconnière, 1949.

    Arthur Waley. The poetry and career of Li Po. Allen & Unwin, 1950.

     

    Ce texte a paru dans le magazine Construire, en 1976. 

  • Un grand poème de cinéma

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    Le Voyage de Bashô, de Richard Dindo.
    Avant-première ce mardi 2 avril au cinéma Capitole, à 20h.30, à Lausanne, à l'enseigne de la Cinémathèque suisse

    Tenant de l’élégie lyrique, du récit de voyage semé d’incantations contemplatives ou du journal de bord «en miroir», le dernier film de Richard Dindo, après son adaptation mémorable d’Homo faber de Max Frisch, «sonne» plus personnel que ses ouvrages précédents en cela que le réalisateur zurichois, auteur lui-même d’un monumental journal intime rédigé en français, arrive lui aussi à l’âge des bilans, comme le vieux poète Bashô (1644-1694), maître japonais du haïku qui s’est retiré depuis une décennie de la vie publique pour mener une vie d’errance et de méditation.

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    On sait ce qu’est un haïku, poème bref concentrant en trois vers une image qui oppose, sur fond de sérénité, un subit éclair fixant l’instant, par exemple: «De temps en temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune», ou bien: «Devant l’éclair / sublime est celui / qui ne sait rien», ou encore: «Dans le vieil étang / une grenouille saute / un ploc dans l’eau».

    Ces «minutes heureuses», ou parfois mélancoliques, lues par Bernard Verley, ponctuent un parcours où Matsuo Bashô apparaît (sous les traits de l’acteur Kawamato Hiroati) comme une sorte de moine laïc, juste pourvu de son nécessaire à dormir et écrire, et dans les pas duquel nous cheminons de rivages en monts perdus, de forêts de bambous en temples vénérables, en double symbiose avec la nature et avec la parole du poète, d’une simplicité et d’un naturel parfaits.

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    Il retrouvera en chemin des amis et des disciples, il se liera d’amitié profonde avec un autre pèlerin plus jeune, il regardera des enfants jouer et des courtisanes se recoiffer, il s’interrogera sur le sens de tout ça et surtout il fera de tout un poème.

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    «En matière d’art, notera-t-il en passant, il importe de suivre la nature créatrice, de faire de ses quatre saisons des compagnes, pour chasser le barbare, éloigner la bête». Pas un instant cependant il ne posera ou pontifiera, nous précédant sur son cheval ou s’épouillant sur sa couche d'été, rendant grâces aux fleurs ou saluant une araignée, un papillon, un femme en train de lavec des pommes de terre dans la rivière, et la lune là-haut («Rien dans ce monde / qui se compare / à la lune montante») ou l’arrivée de la neige («Matin de neige / Tout seul je mâche / du saumon séché») avant le retour du printemps et le prochain automne scellant le passage du temps non sans humour: «Année après année / le singe arbore / son masque de singe»…

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    Littérature filmée? Absolument pas: rien que du cinéma dans ce Voyage de Bashô, ou plus précisément de la poésie de cinéma qui fait rimer image et cadrage, et montage et sublime «bruitage» d’un automne à l’autre, jusqu’à la fin sereine et triste à la fois («Rien ne dit / dans le chant de la cigale / qu’elle est près de sa fin»), mais là encore la nature inspire le poète, et cette fois c’est Richard Dindo, prenant le relais de Bashô, qui montre la lune ronde se fondre dans la nuit…