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Carnets de JLK - Page 52

  • Dans la peau d'Amiel

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    Opuscule à la fois pénétrant de psychologie surfine et d’une ironie tordante, sur fond de documentation sûre, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est un portrait fidèle jusque dans ses inventions, et un autoportrait de l’auteur en artiste du mentir vrai.

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    Ce fut un adorable drôle de type qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1861), auquel on laisse le privilège de se trouver également exécrable en se flagellant tous les soirs au moment de rédiger son «cher journal», mais pas que. 

    C’était une espèce de vieil orphelin demeuré quand il passa de survie en trépas un matin de mai 1861 après avoir toussé beaucoup, mais pas autant que sa mère, tuberculeuse pour de bon, qui l’abandonna avec ses deux sœurs alors qu’il avait à peine passé l’âge de raison, le père se jetant au Rhône trois ans plus tard pour laisser le petit trio à la charge d’un oncle barbant. L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.

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    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux journal en voie d’édition complète. J’avais vingt ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail, mais quel boulot passionnant que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses soeurs-chaperons ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceau de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une mansarde des Batignolles, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant, et c’est donc en pays de connaissance, et avec reconnaissance, que je me suis plongé dans le roman de Roland Jaccard…

    Un monument sauvé du feu

    Faut-il croire Amiel quand, au bord de la tombe et soupirant à la vue des cahiers représentants quelque 16457 pages de son Journal intime, dont il lui semble qu’il lui ricane au nez, se dit que le mieux serait de les détruire, mais, n’en ayant pas la force (!) s’en remet à son ami Edmond Schérer qu’il taxerait de «trahison» s’il s’avisait de ne pas les brûler voire, horreur, de les publier?

    Ce qui est sûr, c’est que ledit Edmond Schérer n’a pas obéi à son ami plus que Max Brod ne s’est résolu à brûler les écrits de Kafka, publiant deux volumes d’extrait du Journal intime un an après la mort du diariste, à partir desquels le plus extraordinaire monument du genre allait susciter autant d’engouement – dont celui de Léon Tolstoï – que de dénigrement, notamment en France.

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    À cet égard, il vaut la peine de citer le chapitre des Réflexions sur la littérature d’Albert Thibaudet consacré aux Journaux intimes, où il rappelle à quel point la critique parisienne du début du vingtième siècle est restée rétive voire hostile au pauvre Amiel, traité d’«emboché» pour ses accointances avec la culture allemande, et ensuite de «sous-homme» par un Paul Souday (qui fut aussi éclairé à la lecture de Proust… ) quand des extraits du journal divulguant la vie amoureuse d’Amiel, et plus précisément l’épisode connu sous le nom de Philine, furent publiés.

    Or, cette détestation que Thibaudet rattache à la forme française de puritanisme que représente le jansénisme, et tenant pour rien la littérature de l’aveu personnel non «sublimée» par le roman, a été relayée autant par le journalisme littéraire que par l’université française, comme on le voit aujourd’hui encore dans la réception du Journal intime, jusque sous la plume d'un Angelo Rinaldi .

    L’accusation de nombrilisme, porté contre tout ce qui concerne l’observation de soi-même relevant ou non de l’introspection, relance cette prévention d’une certaine France guindée et coincée. Le même reproche a été fait à Montaigne, et pour Amiel c’est l’opprobre méprisant sans en avoir, généralement, lu une ligne. Mais que cela cache-t-il? Quelle peur de se rencontrer? Quel préjugé? Comme si chacun de nous n’était pas le nombril d’un monde? Comme si le roman était par définition plus ouvert au monde que les écrits intimes ou épistolaires?

    Je reste, pour ma part, convaincu qu’un personnage de roman assure plus de liberté et plus d’universalité à l’écrivain que son journal intime ou sa correspondance, mais ce n’est pas une règle et les jugements en la matière ne sont souvent que des idées préconçues.

    Autant dire que Roland Jaccard, pratiquant lui-même le genre depuis sa prime jeunesse, (et bien armé pour apprécier l’immense apport d’Amiel à la psychologie littéraire et à la psychanalyse), a fait œuvre unique en matière de défense et d’illustration du présumé parangon d’impuissance, grand «malade de la volonté», d’abord en chroniqueur, puis en éditeur, et maintenant en romancier subtilement ironique.

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    Perspective cavalière et plus-que-présent

    Roland Jaccard ne «romance» pas la vie d’Amiel: il endosse sa peau à l’article de la mort et la retourne comme un gant, si l’on peut dire, en lui empruntant ses maux et ses mots. L’exercice paraît tout simple, servi par l’expression limpide du romancier, mais il a surtout le mérite d’éclairer la complexité du personnage au fil du temps, sans tenir compte d’une chronologie conventionnelle. Le «film» du roman se débobine alors comme une suite de séquences très agencées, qui traite le passé comme une relance vive.

    Le bilan établi au début du roman (donc tout à la fin de la vie d’Amiel) est désolant, mais bientôt l’on constatera que l’ombre finale n’est que la somme des désillusions de cet ancien élève (à Berlin) d’un certain Schopenhauer, qui l’aura marqué autant qu’en aura été influencé un certain Roland Jaccard.

    Si le Journal intime vous est familier, comme c’est mon cas, peut-être trouverez-vous que l’auteur des Derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel «jaccardise» un peu trop son sujet, en insistant sur la conscience malheureuse et la récurrente tentation suicidaire de celui qui a vu son père, sa jeune cousine Cécile et un ami étudiant «payer d’exemple», mais les faits sont là. Et les maux et les mots lestent le roman de gravité sans jamais exclure le décalage de l’ironie liée aux contradictions du personnage et aux tensions antinomique de sa «nature», ainsi faite qu’«elle s’ingénie à faire le désert autour d’elle et ne peut souffrir le désert», fuit ce qui l’attire, repousse ce qu’elle appelle, outrage ce qu’elle aime».

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    La passion de l'échec amoureux...

    Plus encore, l’Amiel de Roland Jaccard est ici perçu comme un artiste de l’échec amoureux, tantôt en égotiste au cœur sec et tantôt en idéaliste craignant l’enlisement conjugal, dont la première «bonne fortune» qu’il connaît, au tournant de la quarantaine, est ici restituée dans un raccourci saisissant et bonnement comique.

    Quand la douce Marie le «drague» pour ainsi dire, au moyen d’une première lettre doucement enflammée, lui avouant que ses conférences au cercle littéraire de Lausanne l’ont convaincue que leurs grandes âmes étaient faites pour convoler, et après qu’ils se sont retrouvés au Lausanne-Palace (Jaccard a l’air de connaître les lieux comme sa poche…) où ils passent une soirée de réciproque éblouissement finissant, au domicile de la jeune veuve, par l’étreinte «biblique» dont il confiera le lendemain à son journal que c’est «peu de chose», Amiel apparaît, dans le roman de Roland Jaccard, comme une synthèse vivante et vibrante de l’impossibilité de vivre une passion et moins encore une relation amoureuse dans le temps. Tétanisé devant le «triangle sacré» de la dame, il garde assez de bon sens pour se dire que cette jeune femme est sa dernière chance, mais il se rappelle bientôt qu’elle est fille de charcutier et, après avoir établi un tableau des avantages et inconvénients du célibat et du mariage, il se trouve des raisons de la repousser comme il l’a fait des «candidates» précédentes, etc.

    Pour plus de détails, la lectrice et le lecteur pourront se référer aux extraits du Journal intime d’Amiel relatifs à la liaison de celui-ci avec Marie Favre, dite Philine. Mais la «réalité» du journal n’est pas à opposer à la «fiction» du roman de Roland Jaccard. La loi de l’ironie, chère à celui-ci, à l’imitation d’Amiel, consisterait plutôt à n’accorder aucun crédit à une version plutôt qu’à l’autre, ou de les estimer aussi recevables l’une que l’autre, etc.

    Roland Jaccard. Les derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel. Serge Safran éditeur, 137p.  Paris, 2018.

  • Nous sommes tous des zombies sympas

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    (Libelle, à paraître à la rentrée 2019)
     
    À la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray.

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les traits les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6: Nous sommes tous des poètes numériques. 7: Nous sommes tous des zombies sympas.
     
     
     

  • La vie transfigurée

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    En lisant Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert. Dont vient de parasiter Visions de Goya, chez Arléa.

     

    "Les livres ne sont jamais, contrairement à ce que certains tentent de faire croire, des blocs opaques, séparés de la vie de ceux qui les écrivent », lit-on à la fin de cette très belle évocation de la vie et de l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël, focalisée sur les derniers jours, tragiques, d’une destinée marquée par le déchirement entre tourments et fulgurances créatrices.

     

    Cette observation du romancier-poète belge Stéphane Lambert fait écho à l’exergue de son livre, signé François Cheng, insistant également sur l’implication existentielle sans partage de l’artiste : « La peinture, au lieu d’être un exercice purement esthétique, est une pratique qui engage tout l’homme, son être physique comme son être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente ».

     

    Autant dire que ce livre, bien plus qu’une glose de plus sur un artiste commenté, déjà, par divers spécialistes, marque la rencontre, « par delà les eaux sombres », d’un écrivain personnellement très impliqué (certes érudit mais sans le moindre jargon) et d’un artiste dont l’engagement dans son œuvre tenait, comme chez un Van Gogh, de la quête d’absolu, souvent au bord du gouffre.

     

    Le titre de l’ouvrage  demande un premier éclaircissement :« La foi est la force qui anime », explique Stéphane Lambert ;« appliquée dans le domaine de l’art, c’est la certitude de devoir créer ». Et quant au vertige, c’est « la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d’être vivant ».

     

    Or l’un ne va pas sans l’autre : la foi sans l’intranquillité, la certitude sans remise en question, ou au contraire le doute énervé,  jusqu’à l’autodestruction, n’aboutissent pas à l’œuvre, faute d’équilibre dans le déséquilibre, si l’on ose dire.

     

    L’immédiat intérêt du livre de Stéphane Lambert tient, alors, au fait que, loin de la dissertation désincarnée, sa première partie, intitulée La Nuit désaccordée, relève de la fiction, en tout cas pour sa forme, puisque le point de vue est celui de Nicolas de Staël lui-même, modulé en discours indirect.

     

    Ainsi, de la nuit surgit une espèce de fugue soliloquée, admirablement rythmée, inquiète et désordonnée (le peintre revient en voiture à Antibes de Paris où il a assisté aux concerts fameux de Schönberg et Webern), zigzaguant mentalement entre ses souvenirs déçus de son second voyage en  Espagne, son envie d’aller « enlever Jeanne », sa tentation de se foutre en l’air dans le décor, son sentiment que tout est fini, puis son désir relancé de la « grande œuvre héroïque » à faire encore, autrement dit le Concert...

     

    Les yeux « grands ouverts sur un écran noir », Nicolas de Staël est donc évoqué une première fois comme une espèce de voyageur solitaire au bout de la nuit (« Plus on devient soi et plus on devient seul ») se rappelant ses étapes et ses espérances, ses  avancées d’artiste                                                               attaché à la représentation de l’« impossible réalité du monde » et ses déceptions sentimentales ou sociales, notamment devant la menace d’une gloire factice et de l’argent en trombe.

     

    Sur quoi l’auteur, dans la deuxième partie de La Nuit transfigurée, relaie la première fugue de l’artiste au fil d’une suite de variations un peu moins fondues en unité musicale, au moment de passer de l’implication à l’explication, mais enrichissant le tableau de nombreux détails factuels intéressants.

     

    Stéphane Lambert parle de peinture en poète, sans la sublimité un peu ronflante d’un Claudel, mais avec une finesse intuitive qui va de pair avec un savoir sûr, notamment dans ses mises en rapport entre siècles et styles.

     

    En ce qui concerne le Staël des dernières années, il évoque parfaitement la « tonne » musicale du rouge « en hémorragie » du Concert en sa « terrifiante monumentalité », autant qu’il décèle le caractère quasi sacré de ces icônes profanes des dernières années que figurent La Table de l’artiste ou La Cathédrale,  justement rapprochées.

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    Il faut se trouver devant les œuvres elles-mêmes, comme devant celles de Mark Rothko, très justement apparié à de Staël en l’occurrence, pour « entendre » vraiment ce qu’elles disent dans leur immense évidence silencieuse, pure, hiératique, quasi sacrée. Or Stéphane Lambert a raison  d’insister sur la dimension spirituelle de ces deux œuvres relevant d’un « grand feu » et d’un «grand style », la lumière en plus.

     

    Maison_nicolas_de_stael_Antibes.jpgMais l’écrivain ne s’en tient pas à cette dimension spirituelle, évidemment essentielle, correspondant pour Staël à une incessante quête du sens de la vie. De fait, Stéphane Lambert aborde d’autres aspects, plus triviaux, mais non moins importants pour la compréhension d’un homme à multiples facettes.

     

    Par delà la rhétorique romantique l’assimilant à un « ange fracassé », à l’instar de son voisin de cimetière René Crevel, à Montrouge, Nicolas de Staël était un homme comme les autres, probablement invivable à divers égards , passionné jusqu’à la démence,mais non moins  capable de mener sa barque d’artiste engagé dans une carrière. Ainsi Stéphane Lambert éclaire-t-il ses rapports avec les galeristes et autres personnages utiles à sa « visibilité », en s’interrogeant au passage sur les motivations qui l’ont poussé à réaliser la série des footballeurs, conspués par certains au motif qu’il rompait le pacte de l’abstraction. Nicolasde Staël opportuniste ? Sûrement pas ! Bien plutôt : démuni devant  le Gros Animal se profilant à l’horizon d’Amérique, gloire et fric à l’avenant. Mais on ne s’attardera pas...

     

    Enfin, s’il y a de la fragilité dans ce livre, avec une exposition sensible rare dans le genre, c’est que Stéphane Lambert suit Nicolas de Staël jusqu’au bout de sa nuit, au bord extrême du « balcon fatal », quitte à  revenir in extremis  du côté de la vie où l’œuvre de Nicolas de Staël nous rappelle que l’art, à sa façon, est plus fort que la mort

     

    Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa, 168p.

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  • Alain Dugrand en résistance

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    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.

     

  • Quand la critique est un art

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    20882564_10214082966455045_8934503663127614844_n.jpgJean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.

    Par Olivier Maulin.

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    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience. Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…

    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclevtisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarasser du livre.

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    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur.

    C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage. Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, «ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée.

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    Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur de collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Tchekhov, Bounine, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant.

    Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste.

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    Aphone au moment de la rencontre à cause d’un cancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Jean-Louis Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit.

    Olivier Maulin (Valeurs actuelles, le 24 janvier 2019)

    Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 416p.

  • Produits d'entretien

    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg
    Jean-François Duval fait parler

    ceux qui s'inquiètent de l'avenir.

     

    Passeur d’idées et d’expériences humaines, l’écrivain-reporter pratique l’entretien avec autant d’empathie que de compétence, jusqu’au plus pointu de la pensée contemporaine. Deux livres récents nous valent d’extraordinaires rencontres, qu’il s’agisse d’Elisabeth Kübler-Ross en sa retraite d’Arizona, ou de dix-huit personnalités qui ont des choses à dire dépassant la jactance des temps qui courent.

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    «L’avenir est notre affaire», nous rappelait Denis de Rougemont il y a plus de quarante ans de ça, dans un livre-testament militant pour une prise de conscience écologique non dogmatique, qui fit ricaner à gauche et soupirer à droite.

    Le grand Européen, que Malraux avait dit l’un des hommes les plus intelligents de sa génération, développait une réflexion globale sur le pillage de la planète et sa pollution, la nécessité de redéfinir la notion de territoire, ou l’urgence de dépasser les vanités et les clôtures de l’Etat-nation, qui faisait alors figure, pour certains, d’élucubrations de vieux rêveur impatient de séduire les jeunes filles en fleur, alors qu’elle s’inscrivait dans un courant de pensée devenu, aujourd’hui, bonnement central et vital.

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    Or je n’ai cessé de me rappeler ma propre rencontre avec le vieux Maître, en 1977, qui m’avait dit qu’une Europe des technocrates ne réaliserait jamais ses espérances et son combat, en lisant le recueil d’entretiens rassemblés par Jean-François Duval, où le souci de «notre affaire» revient à chaque page, chez les personnalités interrogées les plus diverses, qu’il s’agisse de Brigitte Bardot ou du philosophe Paul Ricoeur dont Emmanuel Macron fut le disciple, du penseur slovène non conformiste Slavoj Zizek dialoguant avec Isabelle Huppert, ou de notables penseurs transatlantiques (de Jean Baudrillard à Fukuyama) et du sommital et pétulant Dalaï-Lama rencontré en son exil de Dharamsala, sans oublier Michel Houellebecq en caleçon dans sa cuisine, avant et après sa douche…

    soluciones-elisabeth-kubler-ross.jpgUne espèce de sainte au milieu des coyotes

    Les gens qui souffrent le plus sont parfois les plus rayonnants, et c’est une joie aussi rare, et presque scandaleuse à certains égards, qu’on perçoit en la présence d’Elisabeth Kübler-Ross, quasi grabataire après plusieurs accidents cérébraux qui n’ont pas entamé son mental ni son moral quand Jean-François Duval, en 1996, débarque chez elle. 

    Quoique mondialement connue, la septuagénaire raconte que son fils Kenneth l'a «kidnappée» après l’incendie criminel qui a détruit sa maison de Virginie où elle avait le tort (aux yeux du Ku-Klux-Klan en tout cas) d’accueillir des enfants sidéens, pour la mettre à l’abri dans ce coin perdu de l’Arizona.

    En 1996, Elisabeth, que ses amis indiens ont sacrée «femme au calumet» avant de lui offrir un totem à l’effigie de l’Aigle debout, vivait toute seule dans une maison toujours ouverte, avec une seule jeune aide de ménage mexicaine, et c’est couchée, très affaiblie, quasi paralysée mais terriblement vivante (elle refusait de prendre des médicaments pour garder tous ses esprits) que son visiteur la découvrit et, bientôt, se fit reprocher de ne pas fumer: «Vous n’avez pas honte! Vous n’avez pas vu la pancarte à l’entrée de ma maison: merci de bien vouloir fumer! J’aime les gens qui fument». Et d’évoquer ensuite les sept «merveilleux coyotes» rôdant autour de sa maison…

    Une cinglée que cette mystique qui se réjouit de mourir pour rejoindre ceux qu’elle est persuadée de retrouver de l’autre côté? Le gens raisonnables le penseront sûrement quand, sur la base de sa longue expérience, elle lance au mécréant Jean-François que les enfants mourants ont bien de la chance d’en finir et qu’elle a déjà plein d’anges autour d’elle. 

    Et l’on se rappelle alors que c’est en découvrant les papillons noirs dessinés sur les murs par les enfants juifs déportés au camp de Majdanek, en sa vingtaine déjà très sensible au sort des autres, qu’elle a décidé de se consacrer à l’accompagnement des mourants. À ses yeux, notre vie serait donc celle de chenilles enfermées dans leur corps, dont la mort les délivrerait…

    Au fil de deux rencontres restituées comme deux petites pièces de théâtre savoureuses, c’est pourtant le contraire d’une illuminée qui s’exprime sur la vie autant que sur la mort: les signes qu’elle a reçus de son mari défunt qui ne croyait absolument pas à «tout ça», ce qu’elle a appris des enfants et des mourants devant la souffrance, l’aide d’un «soigneur d’âme prénommé Joseph» qui l’a enjointe de ne plus se focaliser sur la mort, entre autres propos affectueux ou plus sévères sur la Suisse et ses compatriotes trop souvent étroits d’esprit ou attachés à leur seul petit confort, Jésus qu’elle trouve aussi «okay» que mère Teresa (juste un peu trop «complexée» à son goût), l’enfer que les humains se fabriquent sur terre et qu’il est stupide d’imaginer qu’un Dieu ait pu le concevoir, ou encore l’importance de savoir recevoir plus encore que de savoir donner…

    1006402-Paul_Ricœur.jpg«Reporter d’idées» et bien plus... 

    Journaliste et écrivain, Jean-François Duval a accompli, des années durant, un travail qui relevait en partie du «reportage d’idées», au sens où l’entendait un Jean-Claude Guillebaud, grand reporter revenu de divers fronts de l’actualité avant de développer son «enquête sur le désarroi contemporain» dans la magistrale série d’essais nourris que furent La Trahison des lumières (1995) ou Commencement d’un monde (2008), en passant par La Tyrannie du plaisir.

    Plus modestement, mais avec autant de curiosité non alignée – qui l’a fait dialoguer par exemple avec un Charles Bukowski, en connaisseur avéré de l’underground culturel américain - que de solide formation, Jean-François Duval a multiplié, des années durant, les reportages et les entretiens de haute tenue qu’une inappréciable petite dame, à Zurich, du nom de Charlotte Hug, accueillait dans les pages de Construire, l’hebdomadaire «du capital à but social»… 

    Bien plus qu’un banal recueil d’interviews recyclées, ce nouveau livre intitulé Demain, quel Occident? fait double office de substantiel rappel «pour mémoire», en donnant la parole à quelques voix prophétiques (un Jean Baudrillard, par exemple, qui pressentait avec vingt ans d’avance le besoin compulsif des individus de se prouver qu’ils existent à grand renfort de selfies et autres shows auto-promotionnels sur les réseaux sociaux), mais aussi en multipliant les observations en prise directe sur notre présent et l’avenir que nous réserve un monde en mutation de plus en plus rapide. 

    Cinéma d’époque et zooms sur l’avenir 

    En rupture complète avec les médias cannibales qui consomment de la vedette et ne s’intéressent qu’au «buzz» de l’opinion, les entretiens réunis ici sont soumis à la double exigence du respect humain et de l’approche bien préparée. Brigitte Bardot n’est pas abordée ici comme un sex symbol décati fondu en écolo réac (je singe le langage des médias vampires), mais comme une personne de bon sens qui formule des jugements aussi respectables que ceux d’un Cioran, et bien plus affûtés que ceux  d’un Michel Houellebecq, dont la rencontre est bonnement drolatique dans le style Deschiens – en fait c’est surtout sa femme qui parle… 

    Blague à part, si ce livre est une véritable mine de réflexion, ou plus exactement d’amorces de réflexion et de pistes qu’il nous incombe, lecteurs, de suivre, c’est que Duval, ferré en philo et en connaissances tous azimuts mais ne donnant jamais dans aucun jargon, s’est préparé sérieusement à chaque rencontre. 

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     Tout le monde parle aujourd’hui de transhumanisme, mais c’est en 2002 déjà que le reporter se pointe à Boston chez Ray Kurzweil, et c’est dès 1996 qu’il avait interrogé Francis Fukuyma! Le nom de Paul Ricoeur est souvent réapparu dans les médias depuis l’accession à la présidence française de son disciple, mais c’est dès 1986 que Jean-François Duval avait enregistré ce grand maître de la pensée contemporaine jugeant que «nous sommes le dos au mur» et constatant, comme les Américains Daniel C. Dennett ou Stanley Cavell, ou comme le Dalaï Lama visité à Dharamsala, que le moment est venu pour l’humanité de considérer un peu plus sérieusement que l’avenir est «son affaire», etc. 

    1524834788_duval2.jpg1524834746_duval1.jpgJean-François Duval. Demain, quel Occident ? Entretiens. Social Info, 251p.

    Social Info, 251p.

    Elisabeth Kübler-Ross va mourir et danse avec les loups. SocialInfo, 97p.

  • Delteil le bienheureux

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    Faut-il canoniser Joseph Delteil 3.pngSurvivant mieux qu’un immortel académique, le chantre par excellence de la vie belle, « bonhomme inouï », nous revient par le truchement d’une très substantielle livraison de la revue « Instinct nomade », pilotée par le timonier Bernard Deson. C’est l’occasion de refaire le parcours d’un auteur adulé en sa jeunesse, oublié quelque temps, puis ressuscité au titre de «saint laïc», en attendant la caution fort heureusement improbable du Vatican… 

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    Figure éminemment originale de la littérature française du XXe siècle, Joseph Delteil (1894-1978), quoique massivement méconnu du grand public actuel, pourrait être dit un grand écrivain mineur - remarquable à la fois par son style et son mode de vie de véritable personnage,pittoresque à souhait -, au même titre qu’un Paul Léautaud ou un Albert Cossery. Comme ces deux derniers à la ville, Delteil figurait, au milieu de ses vignes du Languedoc, une manière d’individualiste à tout crin  féru d’amitiés vraies, anarchiste en apparence mais ancré au plus profond de la civilisation paysanne traditionnelle, dont il situait le paradis perdu au paléolithique. Son opposition farouche à une société fondée sur le profit et l’aveugle  fuite en avant au nom d’un hypothétique progrès, ses positions incessamment réaffirmées contre la guerre, la violence et la déshumanisation, avaient fait de lui, dans les années 60, une sorte de  précurseur de mai 68, un peu à l’image du « philosophe dans les bois » américain Henry David Thoreau, sans qu’il devienne pour autant un «auteur culte» de la jeunesse, et ce malgré ce qu’il y avait chez lui de l’hédoniste, à l’instar de son ami Henry Miller, ou de l’utopiste à pieds nus propre à séduire les hippies.

    D’un autre point de vue, l’homme vivant au quotidien comme une espèce de bienheureux avéré avec sa chère vieille moitié américaine, dans leur mas des environs de Montpellier, d’aucuns le déclarèrent «saint laïc », et voici que, dès son introduction au très substantiel numéro que sa revue Instinct nomadeconsacre cette année à Delteil, Bernard Deson n’hésite pas à en appeler  à un procès en canonisation vaticane style santo subitopost mortem, non sans un grain de sel de joviale ironie…

    De sainte Jeanne à Jésus-le-retour 

    Mais après tout pourquoi pas ? Le paroissien n’était certes pas du genre béni-oui-oui, qui déclarait volontiers « je suis chrétien, voyez mes ailes, je suis païen, voyez mon cul », et pourtant un véritable esprit évangélique traverse toute son œuvre, autant que sa vie a été marquée - comme celle de François d’Assise auquel il consacra une biographie à sa façon, - par une période joyeusement dissolue, dans le Paris des années folles, suivie d’une longue retraite de vigneron-poète dont le meilleur autoportrait en mouvement se déploie, en langue infiniment savoureuse, dans son dernier livre qu’on pourrait fort bien conseiller comme sa meilleur introduction, intitulé La Deltheillerie et faisant office à la fois de mémoires et de vibrant et très vivant credo, où d’emblée il nous le rappelle : « Je dis souvent : je, , mais c’est le pluriel, c’est le je de l’homme »…

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    « Monté » à Paris au début des années 1920 avec ses rudes sabots de fils de bûcheron du Sud-Ouest, Delteil connut la célébrité au cap de sa trentaine, après trois premiers livres concélébrés par Aragon et André Breton, avec une évocation biographique de Jeanne d’Arc jugée triviale ou au contraire trop chrétienne par les uns (Breton, rejetant son disciple surréaliste d’un temps, parla de « vaste saloperie ») alors qu’un Paul Claudel, catholique et poète de génie, y flairait le fumet d’un futur « grand écrivain »…

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    Bref, la petite péquenote, béatifiée en 1920, valut à Delteil le prix Femina et d’abondantes rentrées d’argent qu’il claqua en émule de Don Juan, et, plus durablement, inspira La Passion de Sainte Jeanne  au cinéaste danois Carl Dreyer (avec un certain Antonin Artaud et un non moins certain Antonin Artaud dans sa distribution), chef-d’œuvre du muet dont chacune et chacun pourra vérifier tout à l’heure (sur Youtube ou via Vimeo, avec l’ajout d’un Lamentate d’Arvo Pärt) qu’il n’a pas pris une ride… 

    Or en quoi la Jeanne de Delteil et Dreyer rompait-elle avec l’imagerie plus ou moins conventionnelle voire sulpicienne de la tradition ? En cela qu’elle y apparaissait en son humble chair vibrante de paysanne aussi charnellement présente qu’inspirée en son regard tout pur (le visage fascinant de Renée Falconelli, tondue par le réalisateur, y contribuait notablement), proche en cela d’un Jésus II à venir 20 ans plus tard sous les traits d’un échappé d’asile de fous entraînant, plus fou que le Christ de Pasolini ultérieur, douze apôtres non moins extravagants aux noms (ou surnoms) de Parsifal, Socrate et Salomon, Savonarole ou Don Quichotte, notamment) qui fausseront compagnie à leur Maître, lui préférant les pécheresses d’un Établissement spécialisé, laissant Jésus II  gagner Rome par «tous les chemins», où règne un «vieux pape tout papu», entre autres péripéties abracadabrantes fleurant leur iconoclasme potache… 

     

    Toute une époque en peinturlure

    Joseph Delteil raconte de façon tordante, dans La Deltheillerie,les séance collectives d’écriture automatique présidées, rue Fontaine, par le pape du surréalisme André Breton, qu’il traita plus tard de dictateur des lettres. Quant au charmant René Crevel, lui aussi de la fameuse bande, il dénonça le « francisme ordurier et la bondieuserie fanfaronne » de sa Jeanne d’Arcà succès, en un temps où le rejet des « valeurs chrétiennes » ou de la « civilisation française »  faisait figure de dogme chez les jeunes auteurs de l’époque, lesquels s’écharpaient les uns les autres avec une vigueur inimaginable aujourd’hui. Delteil lui-même n’avait-il pas « pissé » sur la tombe d’Anatole France à l’union de ses compères surréalistes ? Et ne compare-t-il pas son Cholérabiscornu à un « nouvel Hernani » ?

    Ce qui est sûr, c’est que toute une époque revit dans le chapitre de ses mémoires qu’il a intitulé La révolution à Paris, avant que la maladie et les vanités de la vie parisienne ne le fassent se replier dans un «désert» aux allures de grand jardin : « J’ai fui. Ce que j’ai fui c’est ce côté officiel de la littérature, ce côté foire, bazar, bagarre » (…) « J’ai refusé de monter sur les planches, de me donner en spectacle, d’être un « personnage »…    

    L’amour et les copains d’abord…

    Cela étant, il y a bien un « personnage » chez Delteil, et certains lui ont d’ailleurs reproché d’en rajouter à cet égard ; et c’est vrai que La Deltheillerie regorge de détails sur lui-même – jusqu’à ses vêtements au naturel faussement débraillé -   qu’on pourrait trouver complaisants. Ce à quoi il répond, dans un entretien référentiel avec Jacques Molénat, datant de 1969 et repris dans Instinct nomade : «La complaisance, je n’ai jamais su ce que c’était. C’est l’un des deux ou trois défauts qu’on m’a toujours reprochés. Personnellement, je ne vois pas ce qu’on veut dire par là. » (…) Je voudrais me regarder simplement de façon à me voir exactement tel que je me suis (…) « Est-ce de la complaisance. J’appelle cela l’amour de la vérité ».

    Et de fait, et bien plus largement, l’amour, à tous les sens du mot, traverse l’a vie et l’œuvre de Delteil, et son souci de la vérité et du mot juste pour la dire. Son premier roman reconnu s’intitulait ainsi Sur le fleuve amour,et le « faune » d’une certaine légende érotisée a partagé le plus claire de sa vie auprès d’une seule femme, qui précise aussi ceci, dans le même entretien, en matière d’érotisme au goût du jour : « Voilà un mot trèsgalvaudé. Si on appelle érotisme le fait, par exemple, d’allerdans monjardin, de me promener, de regarder les fleurs, de cintenpler une rose dans toutes ses faces, dans toutes ses nuances, d’attendre que le soleil l’éclaire detelle directionplutôt que de telle autre pour en jour pleinement, mieuxque personne et mieux que jamais, alors naturellement je suisérotique, cela va sans dire(…)Mais on appelle quelque fois érotisme une espèce de vice qui consisterait é détruire cette fleur, à n’en garder que… le pistil  et à détruire tout le reste »…

     Ainsi parlait le septuagénaire, qui n’en était pas moins un vert-galant de langage et pas que.

    Or il faut le lire dans le texte, parfois émaillé de rabelaisiennes obscénités, ou l’entendre parler de son ami Henry Miller, ou lire dans La Delteheillerieles admirables pages qu’il consacre à sa mère ou au jour sacré de la mise à mort du cochon, à son père l’homme des bois ou à l’amitié qu’il ne conçoit pas sans amour, pour vérifier le caractère englobant et pour ainsi dire sacré, religieux hors des dogmes, grave et joyeux, à la fois panthéiste – il est l’auteur d’une fameuse Cuisine paléolithique dont les recettes sont autant de poèmes savoureux – et profondément bon qui invoque aussi volontiers le Livre des morts(« Je n’ai causé de souffrance à personne ») que la satisfaction de faire et de se faire du bien (« le tout non par humanité, sentimentalité ou charité mais encore une fois pour mon plaisir ») et s’exclame enfin comme ça. « Ah ! la vie simple, amusante, naïve, sublime, que je mène au beau milieu de ce monde absurde, tragique et fou ! »…

     

    « Faut-il canoniser Joseph Delteil ? ». Instinct nomade, la revue du métissage culturel.No3, printemps-été 2019, 256p.

    Joseph Delteil. La Deltheillerie. Grasset, Les Cahiers rouges, 250p. 1996.

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  • Le libertin libertaire

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    Jean-Jacques Pauvert, qui tira Sade des Enfers, quitta ce bas monde en 2014, à l'âge de 88 ans. Je l'avais rencontré bien vivant à la sortie de ses Mémoires...


    Le nom de Jean-Jacques Pauvert est associé, pour les passionnés de littérature de la seconde moitié du XXe siècle, à un style de livres très typé autant qu'à une étincelante pléiade d'auteurs plus ou moins maudits, de Sade à Bataille et de Genet à Roussel ou, dans la dernière cuvée de l'après-guerre: de Boris Vian à Albertine Sarrazin. Editeur de Sartre à 18 ans et peu après de Montherlant (qui lui dicta les termes du contrat), il associa crânement son nom (première historique !) à celui de Sade, préludant à une bataille héroïque en justice, et se forgea bientôt une marque artisanale (typographie et maquettes) aussi originale que ses goûts de franc-tireur.

    — Quelles ont été vos premières lectures marquantes ?

    — J'ai eu la chance de grandir dans un milieu de lecteurs et me suis passionné très tôt pour des livres aussi différents que les aventures d'Arsène Lupin, à 12 ans, puis Les liaisons dangereuses et l ' Aphrodite de Pierre Louÿs, vers 13 ans. Plus tard, j'ai raffolé de Paludes d'André Gide, et j'ai beaucoup aimé, aussi, Les faux-monnayeurs.

    — Quels livres vous ont-ils accompagné durant toute votre vie ?

    — A côté des Liaisons dangereuses, je citerai Les fleurs du mal, Alcools d'Apollinaire que j'ai découvert aussi très tôt, et puis, et surtout, les livres de Raymond Roussel ...

    — Etes-vous intéressé par ce qui s'écrit aujourd'hui ?

    — J'essaie, mais je ne trouve pas grand-chose. Peut-être est-ce une question d'âge ? J'avais bien aimé Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, qui me paraissaient apporter quelque chose, après quoi Plateforme m'a semblé une redite consternante.

    — Vous avez commencé très tôt, aussi, la chasse aux livres ...

    — Il faut se reporter à l'époque: je chassais les livres rares ou interdits parce que je manquais d'argent, et de ce fait ne pouvais garder les livres intéressants que je dégotais. J'ai mis la main sur la fabuleuse collection de poètes surréalistes de Maurice Heine, que j'avais payée 10 000 francs de l'époque, représentant le salaire mensuel d'un employé supérieur. Cela dit, je n'ai jamais été fétichiste, sauf pour les livres qui me passionnaient vraiment. Lorsque Camus a publié Le mythe de Sisyphe en 1942, j'en ai acheté un des vingt exemplaires sur grand papier, qu'il m'a dédicacé. A ce moment-là, Le mythe de Sisyphe et L'étranger correspondaient à ce que nous, jeunes gens, ressentions sous l'Occupation. En 1957, Camus m'a permis de publier L'envers et l'endroit, qui était alors très rare. Cela s'est un peu gâté entre nous lorsque j'ai publié Histoire d'O: ce macho méditerranéen ne pouvait concevoir que l'auteur fût une femme. Et puis L'homme révolté m'a paru très superficiel, presque du Bernard-Henri Lévy ... C'est d'ailleurs à ce moment-là que la rupture s'est faite entre lui et Breton.

    — André Breton fut justement, pour vous, LA grande rencontre.

    — Ah ça oui, et l'homme autant que l'écrivain. Il n'était pas du tout tel qu'on le décrivait, prêt à excommunier à tout-va. Au contraire: très ouvert, avec un sens de l'humour extraordinaire. Il nous a fait un soir, chez Robert Lebel, et en présence de Marcel Duchamp, la lecture inénarrable du Concile d'amour de Panizza, dont il a joué tous les personnages. Nous étions pliés de rire, et même Duchamp a souri deux ou trois fois ! Je lui envoyais mes
    livres: il lisait tout et ne se trompait jamais. De Boris Vian, dont il voyait les hauts et les bas, il prisait beaucoup L'écume des jours.

    — Quand vous êtes-vous vraiment senti éditeur ?

    — Après Sade, je crois que c'est la publication du Voleur de Georges Darien, et la reconnaissance éclatante de Breton, qui m'ont fait me sentir éditeur. Autant que la redécouverte de ce livre, que m'avait révélé le Faustroll de Jarry, sa présentation graphique marquait une « signature ».

    — Que cela signifiait-il de publier Sade ou Histoire d'O dans les années 1940-50 ?

    — Vous n'imaginez pas le climat de l'époque, tant dans l'édition que dans les journaux. Ma lutte contre la censure a représenté une vingtaine de procès étalés entre 1947 et 1970. A l'époque du premier, j'avais 21 ans et je venais de faire paraître pour la première fois au monde une œuvre de Sade avec un nom d'éditeur et une adresse, en l'occurrence celle du garage de mes parents à Sceaux. Il y a eu un procès, j'ai été condamné, j'ai fait appel, puis on m'a donné raison, puis on a confirmé le premier jugement qui me condamnait ... tout en me laissant poursuivre la publication. Pendant très longtemps, les journalistes n'ont pas osé parler de la censure. Dès 1939, Daladier avait fait publier des décrets pour protéger « la race et la nationalité françaises ». Puis, en 1949, ont été promulguées les lois sur les publications pour la jeunesse. Les communistes, à l'époque, réclamaient la destruction des livres infectés par les vices des bourgeois. La censure était une idée non seulement répandue mais acceptée.

    — Pensez-vous qu'on puisse tout publier ?

    — L'argument des censeurs est le danger de corrompre la jeunesse ou les âmes fragiles. Mais alors il faut interdire les journaux, la télévision, la radio et le cinéma. Ma fille, à 12 ans, a été traumatisée par un article de France-Soir racontant le viol et l'assassinat d'une enfant par son père, la crème des papas. Or ce que j'en conclus, moi, c'est que c'est aux parents d'assurer l'éducation de leurs enfants et non à la police. Je pense que Les cent vingt journées de Sodome, de Sade, est un livre réellement scandaleux, que je n'aurais d'ailleurs pas publié en livre de poche, mais je pense aussi que la censure est une parfaite hypocrisie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui encore.

    — En 1965, vous avez fait scandale en vous exprimant sur l'état de l'édition. Que diriez-vous aujourd'hui ?

    — J'ai toujours pensé que l'édition se divisait entre ceux qui travaillent pour l'éternité et les autres. Tout le monde se plaignait alors de l'inflation des titres, de la crise du livre, de l'influence des prix littéraires, des rachats, des débuts de la concentration. J'avais affirmé qu'il ne fallait pas confondre usine et édition. Je dirais la même chose aujourd'hui, en pire ! 500 romans à la rentrée, c'est l'aberration même !

    — Si vous étiez jeune éditeur aujourd'hui, que feriez-vous ?

    — La situation « de notre temps » était à la fois plus et moins dure qu'aujourd'hui. Nous n'avions pas d'argent, mais l'aventure était plus joyeuse. On a parlé justement de nouvelles « années folles » à propos de ces années soixante. La qualité de l'individu et l'attention de toute une société littéraire comptaient plus qu'aujourd'hui. Même un Gaston Gallimard, qui était une crapule en tant qu'homme d'affaires, avait un sens littéraire indéniable que n'ont plus les gestionnaires actuels. Cela dit, si j'avais à recommencer, ce serait comme avant, et comme le fait aujourd'hui mon amie et éditrice Viviane Hamy: avec peu de livres et beaucoup de passion !



    « Pas question, Messieurs et Mesdames, de se rendre !»


    Toujours très vert à l'approche de ses 80 ans, l'œil malicieux et l'esprit vif, Jean-Jacques Pauvert se prête volontiers à l'exercice de l'entretien dans les bureaux vitrés des Editions Viviane Hamy donnant sur une arrière-cour du quartier de la Bastille.
    La veille encore, il se trouvait au Réal, sa thébaïde des hauts de Saint-Tropez où il travaille à la suite de ses Mémoires, et voici l'été sur son Paris où il vit le jour à Montmartre, tout à côté de chez Marcel Aymé, son premier complice d'édition ...
    Au naturel, l'éditeur réputé « sulfureux » n'a rien de l'agité débraillé ou libidineux, aussi élégant dans sa conversation que dans sa mise de dandy bohème à bottines. La partie personnelle, voire intime, de La traversée du livre est d'ailleurs marquée par la même « tenue », qui révèle un homme de goût sous les dehors de l'anarchiste, un homme de cœur aussi dont les aveux (notamment le récit de sa liaison avec Régine Deforges qui le contraignit à mener double vie pendant des années) n'ont rien de l'étalage au goût du jour. Contre toute censure aussi bien, mais non sans classe ...

    Saluant au passage l'ami lausannois Claude Frochaux, qui « inventa » la tranche noire de la fameuse collection Libertés et fut libraire au Palimugre, de même qu'il rend hommage aux imprimeurs suisses dans son livre, Jean-Jacques Pauvert incarne le Paris et la France de Léautaud (qu'il publia presque) et de Voltaire (qu'il publia vraiment), mais aussi l'amour de la langue française affinée par Sade et Bataille, et toute une époque de fronde préludant à Mai 68, qui revit magnifiquement, de Genet à Siné, ou de Vian à Chaval, dans ce premier volume de Mémoires avalé à grandes bouchées gourmandes, comme un roman !

    Jean-Jacques Pauvert, La traversée du livre, Editions Viviane Hamy, 478 pp.

  • Jean-Marc Lovay à sa source



    Amorce psychédélique d’une oeuvre, à découvrir à titre anthume...

    Lorsque nous avons appris que l’ Epître aux Martiens de Jean-Marc Lovay allait paraître, plus de trente ans après que ce texte eut obtenu le Prix Nicole 1969, en même temps que Pour mourir en février d’Anne-Lise Grobéty, nous étions loin de nous douter de ce que serait cette exhumation.

    L’histoire du tapuscrit perdu de ce premier roman d’un tout jeune auteur (Lovay, né en 1948, avait 19 ans lorsqu’il le composa !) dont ne parut qu’un extrait, dans la revue Ecriture, n’a jamais fait l’objet d’aucune déploration publique qui pût faire croire à une irrémédiable perte. Trente-six ans après avoir écrit ce texte en marge de son travail de nuit à la rédaction de la Feuille d’Avis du Valais, l’auteur lui-même rappelle, en préface à cette édition, qu’il avait d’autres chats à fouetter en 1968, du côté de l’Afghanistan, qu’à établir des archives qui le poursuivraient “comme des chiens de papiers” dans ses voyages.

    La parution, en 1970, de La tentation de l’Orient, son dialogue épistolaire “on the road” avec Maurice Chappaz, et celle des Régions céréalières chez Gallimard, en 1976, avec l’adoubement de Louis-René des Forêts, Pascal Quignard et Jean Grosjean, allaient ensuite éclipser le souvenir de la fantomatique Epitre, dont un pré-tapuscrit fut cependant retrouvé en avril 2000 par Maurice Chappaz dans son galetas de l’Abbaye du Châble, avant que Lovay lui-même ne tombe, en automne 2001, sur une première version originale et une copie définitive du livre “dans une cave entre un vieil aspirateur et un pied de sapin de Noël”. Et de souligner dans la foulée, avec sa malice très particulière, qu’il repousse “une complaisante propension à trop humblement estimer naïf un premier livre de jeunesse” dont le lecteur découvre, aussi bien, la remarquable cohérence du délire apparent.

    Il y a certes, dans Epitre aux Martiens, une forte marque d’époque, qui l’apparente à toute une contre-culture dont les figures référentielles (mais non explicites) pourraient être le conteur crépusculaire Buzzati et le routard Kerouac, le Burroughs visionnaire du Festin nu et divers auteurs de science fiction contre-utopique tels Ray Bradbury ou Philip K. Dick, entre autres.

    L’histoire de Julot, le protagoniste résolu à “tout quitter” pour accéder, après avoir franchi une muraille, à la “sombre nouveauté” d’un pays dominé par la Production auquel il s’efforce de s’intégrer avant de basculer dans une sédition aussi ambiguë que son adhésion, relance apparemment les thèmes et les stéréotypes formels de toute une littérature devenue redondante et même conventionnelle aujourd’hui, notamment par la bande dessinée. Or, l’ Epître aux Martiens échappe à ce qui est devenu conformisme par une sorte d’écart originel.

    Il est beaucoup question, dans ce livre d’avant mai 68, de “révolution”. Hélas (ou tant mieux ?) Jean-Marc Lovay n’a jamais été un révolutionnaire bien sérieux. Son Julot nous évoque plutôt le Moravagine de Cendrars ou les individualistes “allumés” de Zamiatine, pour ne pas citer le futur “suicidé de la société” qu’incarne le poète Maïakovski, jamais adapté à la mécanique sociale. Le regard de Lovay sur la société des années 60 est évidemment d’un môme occidental, mais une espèce de vieux fonds terrien et sauvage le rapproche du Cendrars de Moravagine et de L’Homme foudroyé autant que du Farinet de Ramuz ou de son mentor Chappaz, enfin de cette Suisse sauvage qu’on retrouve, au milieu des allées peignées, chez le génial Louis Soutter ou chez le plus inquiétant Adolf Wölffli.

    Ainsi que le relevait Charles Méla, professeur de littérature médiévale à l’Université de Genève, dans un texte d’hommage pertinemment intitulé Jean-Marc Lovay ou la création hallucinée, “l’écriture de Jean-Marc Lovay fait exister un univers mental hanté par la folie, un monde de machinations fantastiques et d’agressions obsédantes dont l’exploitation est conduite avec rigueur, humour et dans une coéhrence angoissante”.

    On n’entre pas dans le labyrinthe de Jean-Marc Lovay comme dans un moulin. Pour notre part, nous y aurons mis des années. Or l’Epître aux Martiens en est une porte possible…,

    Jean-Marc Lovay. Epître aux Martiens. Editions Zoé, 125p.

  • Avatars du JE

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    1200px-Henri-Frederic_Amiel_1852.jpgEntre le chef-d’oeuvre involontaire d’un Amiel se déployant sur plus de 16'000 pages, et les épanchements d’une Anna Todd et autres ados candidats à la célébrité basculant, via le numérique, du diarisme à la diarrhée verbale, le genre oscille entre littérature de haut vol et jactance tournant à vide, jusqu’aux tweets «journaliers» du pire mufle actuel…

    Elles ou ils l’ont tous appelé «cher journal» en leur adolescence soucieuse de secrètes confidences, et c’est en somme l’enfance de l’art d’écrire, au même titre que le poème, mais aussi, et le plus souvent, le degré zéro de la littérature que le genre du journal intime. La manifestation initiale la plus immédiate, à côté des premiers billets doux, de l’expression humaine, si l’on excepte la main enduite de sang d’auroch plaquée sur les parois de la grotte originelle et signifiant plus ou moins «je marque donc je suis», ou «je tue donc j’existe», etc. 

     

    Le lundi 14 juin 1852, dans le dix-septième cahier de son Journal intime, le prof genevois Henri-Frédéric Amiel, âgé de 31 ans, note ceci à dix heures et demie du soir après s’être demandé à quoi s’est évaporée sa journée: «La journée froide, pluvieuse, inhospitalière a été lugubrement orageuse, et les arbres de la terrasse se froissent encore effarés, avec un bruit triste comme la bise de Novembre. La campagne fait le bruit d’une cataracte, sans que je puisse distinguer si c’est le vent de pluie ou la pluie et le vent qui rendent ces son mélancoliques. Le ciel est sombre et bas, la nuit ténébreuse, les catalpas gémissent, la pluie bat mes carreaux; tout cela glace, racornit. On se sent l’âme frileuse. Je songe aux pauvres marins. – Puis les paupières me cuisent et mes yeux s’appesantissent; j’ai eu un éblouissement pendant le souper: il faut songer à la retraite; ma tête est lourde. Je me suis retiré trop tard depuis plusieurs nuits. Mon chien soupire à mes pieds; la maison est déjà muette comme une tombe, et cependant il est de bonne heure. Je sens du reste que c’est de la laideur subjective; si j’étais frais, élastique et gaillard, je trouverais un charme à ce qui me paraît si désagréable maintenant. Ainsi, allons dormir». 

     

    Pauvre pompon! À peine plus de trente ans et parlant d’aller se coucher comme d’une «retraite». Tu parles d’une Bérézina en pantoufles! Et «ça» va remplir 16'847 pages jusqu’à la «retraite» définitive, le 11 mai 1881. Cependant qu’on n’aille pas se figurer que ce ton cafardeux est celui des douze volumes de plus de 1000 pages chacun de cet extraordinaire document que représente le journal intime d’Amiel. Car celui-ci ne parle pas que de ses états d’âme, comme on le lui a trop souvent reproché: tous les jours il raconte aussi son entourage proche et lointain, sa famille et les femmes qui pourraient vivifier sa solitude et qu’il n’en finira pas de ne pas choisir pour compagnes pour trente-six mille raisons, ses amis et ses collègues dont il tire le portrait, le tout-Genève de l’époque, mais aussi les bains en plein air et les immenses balades qui le conduisent autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, et ses séjours à Paris ou Berlin, enfin son Grand Oeuvre poétique ou philosophique auquel il rêvasse en fignolant de petits poèmes ou en composant des chansons patriotiques (Roulez tambours, c’est lui !) sans se rendre compte que son nom restera dans les annales littéraires mondiales grâce à ce fichu journal qui passionnera des gens aussi différents que Tolstoï ou Gide, Sartre ou Anaïs Nin, entre autres. 

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    Dans sa préface à une anthologie des écrits d’Amiel intitulée Du journal intime, Roland Jaccard écrit ceci qui touche en outre à l’intérêt «psychanalytique» de cet immense corpus: «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud». 

    L’innocence perdue du «cher journal» 

    Ce qu’il faut relever, alors, qui distingue le Journal intime d’Amiel des journaux d’écrivains de son temps (de Stendhal à Dostoïevski, notamment), c’est qu’il est écrit sans intention prochaine de publication, en toute innocence. Par rapport à la vie privée, aux relations sociales ou à la sexualité, Amiel vit dans une société où, calvinisme oblige, la réserve, le secret, la discrétion ou la pudeur restent de mise. 

    Puceau jusqu’à 39 ans («J’ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de ce que l’imagination se figure ou se promet, c’est peu de chose», note-t-il le 6 octobre 1860), il se confie certes, en la matière, à son cher journal, détaillant volontiers ses moindres maux physiques et se contentant d’une croix dans la marge quand une fois de plus il a cédé à l’abominable (!) vice solitaire, mais il semble impensable que de telles pages apparaissent sous les yeux de ses amis pions ou pasteurs, sans parler de ses frangines ou de ses amies aux bas souvent bleus… 

    Or cette transparence privée, si l’on ose dire, fait précisément le prix du journal d’Amiel, qui pousse évidemment plus loin l’auto-examen ou le tableau du monde que dans les milliers de journaux intimes de la même époque (on sait que, dans la tribu du seul Tolstoï, toutes et tous se confiaient tous les jours à leur «cher journal»), et avant la progressive levée des secrets et le glissement dans un prétendu tout-dire non dénué d'ambiguïtés ou d’équivoques, tandis que la notion d’intimité se volatilisait et que «vrais» et «faux» journaux brouillaient toutes les pistes. 

     Une expérience révélatrice par l’absurde… 

     Mais comment alors distinguer le «vrai» journal du «faux»? 

    On le peut en lisant attentivement le dernier numéro de la revue Les Moments littéraires rassemblant, sous le titre décoratif de Feuilles d’automne, les extraits de journaux plus ou moins intimes de vingt-quatre écrivains français plus ou moins connus (de Pierre Bergounioux à Annie Ernaux, ou de Colette Fellous à Charles Juliet, etc.) tous rédigés entre le 23 et le 29 octobre 2017. 

    L’initiative de Gilbert Moreau, directeur de la revue, est intéressante surtout au second degré, dans la mesure où sa «commande», relevant de l’artifice, aboutit à une collection de pages de journaux plus ou moins faites pour l’occasion, où le caractère proprement intime de ces pages se module ou se limite en fonction de la publication annoncée – et ce n’est pas tel détail relatif au dernier orgasme de Dominique Noguez qui va lester la démarche de celui-ci de plus de «vérité»…

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    Particulièrement honnête, le traducteur René de Ceccaty (qui vient de signer une très belle nouvelle version de L’Enfer de Dante), précise d’emblée que les pages qu’il livre ici ne sont pas «arrachées» du journal intime qu’il tient depuis vingt-quatre ans, que la seule idée d’une publication détournerait de sa vocation magique d’«automédication». Or, tenant compte de ce caractère fabriqué du recueil, l’on verra mieux combien le genre du journal, sans l’élan de la fiction ou les métamorphoses de la poésie – ou sans le drame personnel d’un Barbellion dans son Journal d’un homme déçu – peut dévoiler la platitude, les vanités papelardes, les poses ou les manières d’écrivains se regardant écrire, ou comment le furet de la littérature vivante, jouant d’humour ou de pointes originales, se faufile entre les lignes et nous réjouit dans la lignée de l’inépuisable Journal de Jules Renard. L’intimité avilie et le dernier flirt d’Amiel À voir le succès mondial des séries de carnets manufacturés, marqués Moleskine ou Paperblanks, pour ne citer que les plus connus, la pratique du «cher journal» ne semble pas encore en voie d’extinction, qu’il soit intime ou «extime», mais un nouveau phénomène est apparu depuis quelques années avec l’extension exponentielle de l’Internet et des réseaux sociaux, et c’est le journal personnel «en ligne» qui fait de chacune et chacun, sous forme directe ou vaguement romancée, un écrivain potentiellement aussi «vendeur» que l’inénarrable Anna Todd. 

    Du diarisme à la diarrhée

     

    interview-anna-todd-son-nouveau-livre-landon-ses-projets-et-harry-styles-elle-nous-dit-tout.jpgDe fait c’est bel et bien, à la base, le journal intime d’une pécore américaine impatiente de se «faire» le bad boy de son collège, que représente After, premier des sex-sellers en six volumes que la donzelle a commencé d’écrire sur son smartphone. Or l’exemple de cette «réussite absolue» a fait florès au point que le diarisme ordinaire se fait désormais diarrhée numérique dépassant les milliers de pages du pauvre Amiel, tandis que le pire mufle de nos jours rédige ses «journaliers» à coups de tweets… Mais c’est avec celui-ci que cette chronique intimiste aimerait conclure dans le cercle magique de la fiction, en annonçant une nouvelle bonne pour la tête et le cœur, à savoir la parution, en septembre prochain, d’un petit livre délectable, intitulé «Les derniers jours» d’Henri-Frédéric Amiel et signé Roland Jaccard, où notre ami chroniqueur, déjà connu pour ses propres tranches de journaux intimes (Un jeune homme triste, Journal d’un homme perdu, Flirt en hiver, Journal d’un oisif, etc.) se met dans la peau d’Amiel pour évoquer, non sans fine mélancolie et avec l’acuité sensible et l’écriture incisive d’un Benjamin Constant, ses amours intensément pusillanimes pour une certaine Louise suivie d’une certaine Marie... 

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     «Elle ne pouvait pas se passer de moi et à cette seule idée l’envie me prenait de fuir», soupire l’Amiel de ce bijou romanesque en écho à tant de pages du Journal intime, et l’on sourit en vertu de la «loi de l’ironie» qui colorait ses journées d’adorable raseur… 

     

  • Pour l'amour de soi

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    Des «Chants de l’amour de soi» à «Ceux qu’on oublie difficilement», le jeune poète japonais Takuboku (1886-1912) nous reste plus proche, en sa rage individualiste, que maints de nos contemporains confits de narcissisme insipide…
     
     
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    Ishikawa Takuboku pleure beaucoup dans le cycle poétique de L’Amour de moi – titre choisi dans la traduction fort élégante de Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard, auquel Yves Marie-Allioux, moins littéraire et probablement plus proche de l'original, préfère les Chants de l’amour de soi, constituant la première partie du recueil intitulé Une poignée de sable, désormais classique de la poésie japonaise au même titre que l’œuvre d’un Rimbaud.
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    Un tanka résume le mélange très particulier de tristesse et de drôlerie qui caractérise le ton du jeune poète mal dans sa peau de citoyen révolté, de mari et de père: «Larmes larmes / Que c’est mystérieux ! / Comme je le lavais avec des larmes mon cœur a voulu faire le pitre»…
    Dans la foulée, on peut rappeler que le tanka est un bref poème traditionnel, de forme un peu plus ample que le haïku, et passablement rénové par Takuboku qui l’accommode à tous les instants fugitifs ou transitoires de la vie quotidienne, entre autres «minutes heureuses» et cris ou chuchotements.
    Larmes du fils: «En salivant sur un morceau de terre / j’ai modelé une effigie de ma mère en train de pleurer / Non mais quelle tristesse!» Ou encore : «Pour plaisanter j’ai pris ma mère sur mon dos / elle était si légère que j’en ai pleuré / avant d’avoir fait trois pas»…
    Larmes ravalées. «Ressentant une angoisse profonde / je me fige / et finis par me masser doucement le nombril». Larmes de l’esseulé: «Seul face à l’immensité de la mer / sept huit jours / pour pleurer j’aurai quitté mon foyer». Larmes de crocodile métaphysique: «Oh la tristesse de ce sable sans vie! / Ce doux bruit / quand on le saisit avant qu’il ne tombe d’entre les doigts».
    Ou cette lucidité sur soi qui est le contraire du narcissisme complaisant: «Lorsque j’entends des flatteries / de colère se soulève mon cœur / Trop se connaître soi-même quelle tristesse!».
    Ou cette bonne rage contre ceux qui l’ont humilié: «Ah que ceux qui ne fût-ce qu’une fois m’ont fait baisser la tête / que tous ces gens crèvent! / m’est-il parfois arrivé de souhaiter».
    Ou cette colère du jeune homme contre la société inégalitaire et matérialiste qu’il exècre: «Insupportables sont les visages serviles de mes compatriotes / tels qu’ils apparaissent à mes yeux aujourd’hui / je m’enferme chez moi»…
     
    Unknown-1.jpegPhosphorescences quotidiennes
    Les citations des Chants de l’amour de soi que je viens de recopier ici proviennent de la version d’Une poignée de sable signée Yves-Marie Allioux, qui a accompagné sa traduction d’une série de notes explicatives très précieuses et d’une postface non moins éclairante, intitulée Ishikawa Takuboku ou la phosphorescence de la vie courante, par allusion au discours prononcé à Stockholm par Patrick Modiano à la remise de son prix Nobel de littérature.
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    Cet extrait en oriente le propos: «J’ai toujours cru que le poète ou le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était caché en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne»…

    Où la poésie transcende la méconnaissance

    L’idée que la poésie ne soit qu’une sorte d’enjolivure du réel, ou qu’un rébus cérébral à usage d’élite, perdure aujourd’hui du plus basique (la pseudo-poésie déferlant sur les réseaux sociaux) au plus raffiné (la «poésie poétique» plus ou moins instituée), et c’est contre cela que réagissait Takuboku en affirmant que «la poésie ne doit pas être une soi-disant poésie» mais «doit être une relation rigoureuse des variations de la vie émotionnelle de l’être humain (il doit toutefois exister une expression plus adéquate), un journal tenu en toute honnêteté»...
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  • L'Artiste n'est jamais content

     
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    L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel. Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre, je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses au-dessus de tous les verts, etc.
     
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  • Une empathie sans limites

    Munro26.jpgEn lisant Les Lunes de Jupiter d'Alice Munro.

      

    1. Les Chaddeley et les Fleming

    Certains auteurs évoquent volontiers l'Autre avec majuscule, lénifient sur la Relation ou l'importance fondamentale du Lien, toujours avec majuscule, sans que la présence réelle de nos plus ou moins chers semblables ne s'incarne jamais dans leurs écrits. Or c'est, à l'opposé, par son inépuisable capacité d'empathie, dans ses nouvelles brassant générations et classes sociales, qu'Alice Munro, sans préjugés ni démagogie, fait exister ses personnages comme en ronde-bosse et sans les flatter plus qu'elle ne les juge, même si les préférences de ses narratrices se font évidemment sentir, s'agissant par exemple de telle peste ou de tel rustre. Mais l'humour prime en général, et c'est d'ailleurs sur le ton de la comédie que s'amorce ce recueil de douze nouvelles datant de 1974, avec le récit en deux temps intitulé Les Chaddeley et les Fleming, dont la première partie (Liens de famille) portraiture, avec pas mal de truculence, les facétieuses cousines de la narratrice et la double ascendance de celle-ci, opposant citadins établis et paysans rétifs à toute évolution. L'arrière-plan familial posé, c'est cependant avec la visite, des années plus tard, d'une de ces cousines, prénommée Iris et d'une nature jovialement débordante, chez la narratrice dont le mari snob a toujours regardé de haut la famille de sa conjointe, que la narration "décolle" soudain au moment où, excédée par la morgue de son mari traitant ladite cousine de "vieille rombière", la narratrice lui jette une assiette en Pyrex à la tête - on voit alors deux "clans" sociaux et humains s'opposer, et le probable divorce s'annoncer...

    Dans la seconde nouvelle, intitulée La pierre dans le champ, la même narratrice décrit précisément ses tantes, côté Fleming, perpétuant les moeurs extraordinairement austères de leurs aïeux débarqués en ce rude arrière-pays. Mais là encore, au-delà de ce fond d' observations aiguës sur la transition entre clans archaïques et familles de la classe moyenne (avec les vieux meubles rustiques que des "antiquaires" avant la lettre viennent négocier dans les fermes contre du neuf), ce sont les personnages, admirablement ressaisis - tel le chineur efféminé Poppy dont les moeurs supposées font une cible facile, ou les soeurs du père vouées à la seule Nécessité  -, et leurs attitudes ou leurs expressions verbales souvent révélatrices, que la nouvelliste excelle à faire vivre, chacun saisi dans le jeu de ses relations avec les autres. Dans la foulée, en outre, chaque lecteur ne manquera pas de se rappeler autant de situations familiales personnelles vécues, naguère ou jadis, au fil de cette remémoration généalogique, sociale et psychologique ressortissant en somme à la "famille humaine"..

     2. Le goût du goémon

    Si les sept nouvelles du premier recueil d'Alice Munro traduit en français constituent, déjà, un choix de premier ordre illustrant une pleine maîtrise de l'art de la nouvelle, chez un auteur merveilleusement poreux et limpide dans son expression, Le goût du géomon pourrait être dit la première merveille d'Alice - et il y en aura bien d'autres évidemment.

    Avec ce portrait de Lydia, quadra divorcée depuis quelques années, travaillant dans l'édition à Toronto et poète elle-même, qui fait escale dans une île au large du New-Brunswick après avoir passé dix-huit mois à Kingston avec un certain Duncan, lequel semble considérer leur liaison comme finie, la nouvelliste fait explicitement le portrait d'une femme de cette génération à la fois libérée et  "en compétition avec toutes les femmes", soucieuse à tout coup de "remporter la victoire".

    Non sans ironie, la nouvelliste situe cet épisode dans l'ile où la fameuse Willa Cather, autre grande plume américaine méconnue de trop de lecteurs francophones, a composé Une dame perdue. Or Lydia fait la connaissance d'un vieil homme délicieusement humble et désuet, qui vénère Willa Cather et revient en ces lieux comme en pèlerinage sacré. Dans la même pension, Lydia va rencontrer trois autres hommes: trois ouvriers d''âges différents (Laurent le patron sur de lui, Eugene le jeune homme innocent et heureux, et Vincent le fermier pauvre réservé et courtois), sur lesquels elle promène un regard qu'on croyait jusque-là réservé strictement aux hommes "évaluant" des femmes, imaginant plus précisément leur façon de vivre l'intimité amoureuse. Le "goût du goémon" éponyme fait un peu penser à la madeleine proustienne, tant la narration entremêle les temps de la vie de Lydia, qui par le goût du petit goémon, dont le plus attachant des hommes rencontrés (Vincent) lui a laissé quelques feuilles, se rappellera son errance recoupant celle de la femme perdue de Willa Cather. Tout cela plein de douceur un peu mélancolique mais sans rien de suave, dans la pleine conscience de ce que sont "des hauts et des bas" dans une vie ...

    3. La saison des dindes

    C'est une ado de 14 ans qui évoque ses débuts de videuse de dindes, à la fin des années 40, dans un bled de l'Ontario.  Cela se passe à la veille de Noël et la jeune fille doit son initiation, délicate quant à la pratique, à un type compétent, bien fait de sa personne  et toujours de bonne composition du nom de Herb Abbot. Or cet homme gai, bien plus avenant que le patron de cette petite entreprise, le sinistre Morgan, que son "abject" fils Morgy ou que les autres membres de l'équipe, intrigue les femmes par sa façon de ne pas s'intéresser à elles sans avoir l'air pour autant de ceux qui, en ville, sont réputés "comme ça". La situation se corse un peu à l'arrivée du jeune et beau Brian, narcissique et aguicheur dont la narratrice règle le compte en une phrase; "Brian était simplement quelque chose qu'il fallait supporter, comme le froid glacial du hangar où on vidait les dindes et l'odeur de sang et de boyaux". Par la suite, ce Brian fera quelque chose de sale à l'encontre de la plus coincée des employées, sans qu'on sache trop quoi ni si le personnage est vraiment le petit ami du charmant Herb ? La finesse de la nouvelle, qui traite explicitement d'homosexualité, tient alors à l'incertitude déstabilisant les femmes devant un homme qui leur échappe apparemment et dont elles ne peuvent même pas dire: "Le pauvre garçon, il ne fait de mal à personne!" Refusant, au moment des faits, de "classer" Herb, la narratrice constate qu'il n'est "pas une énigme qu'on puisse résoudre d'une manière aussi arbitraire". Plus tard, en revanche, quand elle aura acquis la conviction que son initiateur était bel et bien l'amant de Brian, le regard rétrospectif qu'elle jettera sur le petit groupe sera tout autre, plus aigu et plus profond, éclairant les relations entre les protagonistes d'une lumière plus crue et plus vraie.  

    4. Un accident

    Alice Munro est une analyste des sentiments étrangement pure de toute sentimentalité, sans être cynique ou sardonique pour autant. Les années qu'elle évoque par ailleurs, dans ces premières nouvelles, sont marquées par des conditions de vie plus rudes qu'aujourd'hui. Aussi ne s'étonnera-t-on pas trop de voir, dans ce  qui pourrait être une tragédie familiale, un épisode dramatique de la vie certes marqué par la mort d'un enfant, mais que les protagonistes encaissent comme une péripétie. Plus on avance dans la lecture de ces histoires, plus les portraits de chaque personnages gagnent en densité, et les relations entre eux en complexité - sans que rien ne soit obscur ni même compliqué. Ainsi sont les gens, se dit-on alors, et qu'on ne s'imagine pas que la prof de piano Frances et son amant Ted soient pervers parce qu'ils baisent dans l'église: c'est que Frances en a les clefs puisqu'elle tient l'orgue de la paroisse. Du moins relèvera-t-on la liberté totale, lucide et sans provocation pour autant, avec laquelle la nouvelliste évoque l'univers du sexe, les embrouilles de familles (les divorcés commencent à proliférer) et les mélanges de cultures - ici des émigrés finlandais régentés par une peste acariâtre préfigurant les assauts de vertu du politiquement correct. Enfin ce qui impressionne, en lisant ces recueils de manière chronologique, est le renouvellement constant des "solutions" narratives de chaque récit et son enrichissement à tous égards, thématiques ou formels.

    5. L'autobus de Bardon

    Les nouvelles d'Alice Munro se distinguent en cela, me semble-t-il, qu'elles participent de la rêverie et qu'elles y portent, à partir de thèmes qui n'ont rien d'éthéré, tous liés à la vie quotidienne, à la vie des gens et à leurs relations souvent délicates voire compliquées. Le point de vue de la narration est le plus souvent modulé par une voix de femme, mais cela ne fait pas pour autant de la nouvelliste une féministe, dans la mesure où son observation se distribue sans arrière-pensée psychologique ou idéologique. Est-ce dire que ses narratrices soient  neutres ou objectives ? Pas forcément. Jamais en tout cas l'on n'a le sentiment qu'elle défendent une thèse ou qu'elles soutiennent une cause. Point de "théologie" sous-jacente chez elle, comme chez une Flannery O'Connor, ni recours à aucun genre, style noir à la Patricia Highsmith. La vie seule, comme elle est, les gens comme ils sont, et par exemple cette "vieille fille" qui n'en est pas une: cette femme qui se raconte, dansL'Autobus de Bardon, suite de variations sur des fantasmes féminins et autres songeries amoureuses, impossible à vrai dire à résumer, comme une mélodie alternée de la mémoire affective (ou sexuelle) et de la narration présente.

    La nouvelle se subdivise en 13 petites séquences d'une espèce de film mental et affectif où il est beaucoup question d'un certain X présent-absent. La narratrice a entendu dire quelque part que "l'amour n'est pas sérieux, bien qu'il puisse être fatal", et elle dit y croire sans le prendre, plus que le lecteur, pour une sentence trop définitive - d'ailleurs les acceptions de ce qu'on appelle l'amour sont très changeantes dans les nouvelles d'Alice Mnro, selon qui parle. Celle qui s'exprime ici, loin d'être la "vieille fille" qu'elle disait au début, évoquant aussitôt le bas-bleu associé à cette expression, est une femme hypersensible qui a pas mal voyagé et cherché un sens à sa vie un peu flottante, aux confins de la solitude et de la désespérance,  entre Toronto et l'Australie, par delà ses "folies" de jeunesse et non loin des gouffres de la vraie folie, évoquant mélancoliquement une complicité masculine à la fois souhaitée et fuyante, dont le fameux X cristallise peut-être la forme rêvée...    

     6.Prue

    Cette Prue est appréciée de ses amis, qui se disent soulagés "de rencontrer quelqu'un qui ne se prend pas trop au sérieux, quelqu'un de si détendu et civilisé, qui n'exige rien et ne se plaint pas réellement". Plus précisément, cette Prue se plaint juste de son prénom, parce que Prue fait trop écolière et Prudence trop vieille fille, alors qu'elle n'est ni l'une ni l'autre: elle a été mariée très jeune, dans l'île de Vancouver, mais ce mariage a été un "désastre cosmique", qui lui a du moins valu des enfants dont elle apprécie les cadeaux et les conseils. À un moment de sa vie, Prue a vécu avec Gordon, après que celui-ci eut quitté sa femme jusqu'à ce qu'il lui revienne en promettant à Prue, plus tard, de l'épouser quand il aura cessé d'être amoureux... En attendant, Prue le revoit quand même et, en passant, lui fauche un bouton de manchette. Comme un gage ? Même pas ! Comme ça, pour le déposer dans une vieille boîte à tabac où elle conserve d'autres objets qu'elle laisse "plus ou moins tomber dans l'oubli". Or cette Prue est typique de ce "plus ou moins" qui caractérise les personnages d'Alice Munro - plus ou moins heureux, plus ou moins ceci et plus ou moins cela...

    7. Un dîner de jour de fête

    Les repas de famille ou entre amis constituent un bon matériau pour un écrivain porté sur l'observation des relations humaines et des comportements qui varient, au fil des heures, au gré des doses d'alcool et autres "facteurs extérieurs". Or, dans cette nouvelle d'un tissage parfait, intégrant des bribes de dialogues merveilleusement suggestifs, Alice Munro compose une sorte de récit choral à partir d'une multitude de petites dissonances. L'on y trouve deux couples recomposés et leurs enfants, plus la petite amie du jeune David (étudiant en histoire dans la vingtaine), demoiselle au prénom de Kimberly que caractérise une foi religieuse crânement affirmée, au dam de la mère de son ami, du genre intellectuelle un brin cynique, qui remarque à un moment donné que "la vie serait épatante s'il n'y avait pas les gens"... Ce qui n'empêche qu'il y a plein de gens autour de la table, au piano, par terre et ailleurs, captés par l'espèce de drone que figure le regard en mouvement de la narratrice. De conversations frisant l'éclat en apartés divers, jusqu'aux échanges fatigués de fin de soirée, tout est dit, et le non-dit n'en dit pas moins long.

    8. Mme Cross et Mme Kidd

    Les vieilles fées restées petites filles sont souvent comiques, surtout lorsqu'elles se prennent de bec comme des pies. En ce qui concerne Mme Kidd et Mme Cross, elles se connaissent depuis le jardin d'enfants, donc ça fait plus de quatre-vingts ans, après quoi chacune a vécu sa vie de son côté jusqu'au jour où elles se sont retrouvées à l'hospice du Sommet de la Colline, toutes deux en chaises roulantes mais lucides et pétulantes, se donnant du courage dans cette espèce de dépotoir humain où cohabite "un peu tout", entre vieillards et handicapés mentaux.

    La relation des deux bonnes dames se modifie un peu, cependant, du jour où Mme Cross se prend d'affection pour un "jeune" pas tout à fait sexagénaire, prénommé Jack et frappé d'aphasie après une attaque... Tout cela terriblement bien observé, rien n'étant épargné au lecteur des odeurs de soupe réchauffée ou d'urine chaude de cet établissement pareil à tant d'autres, où ces dames ont recréée chacune leur petit univers. Telle est la vie, se dit-on une fois de plus, telles sont les gens, ressaisies avec une justesse sans faille, simplement comme ça: comme c'est...    

    9. Histoires tristes  

    Les nouvelles d'Alice Munro sont pleines de personnages singuliers, comme l'est par exemple le pseudo-maître spirituel qu'incarne Stanley, figure secondaire mais très marquante de cette histoire à vrai dire plus bizarre que triste. D'ailleurs Julie le relève en passant, que "la vie est tellement bizarre", avant de se rappeler qu'elle a renoncé à manger des choux à la crème au temps où elle était enceinte... Après que la narratrice a retrouvé cette Julie, celle-ci va lui présenter un certain Douglas, le genre de type avec lequel toutes deux, qui ont déjà vécu plusieurs vies et plusieurs formes d'amour, pourraient éventuellement s'entendre et vivre après avoir changé de noms et oublié leurs statuts respectifs d'adultes responsables, très éduqués mais point dupes du "choix raisonnable "que signifie le mariage. Quant à Stanley, qui s'est tapé toutes les femmes des groupes spirituels qu'il animait et où il faisait croire à chacune qu'elle était l'Unique. c'est l'incarnation comique, pourrait-on dire, de la bizarrerie de la vie...

    10. Une visite.

    Le puritanisme religieux imprègne certaines nouvelles d'Alice Munro, et notamment dans ses tableaux des années 40-50 dans lesquels s'inscrit ce récit évoquant le séjour, chez le couple que forment Mildred et Wilfred, du frère de celui-ci, Albert, de son épouse et de sa belle-soeur, toutes deux passant leur temps à broder des  nappes pour leur paroisse. Wilfred et Albert ne se sont pas vus depuis plus de trente ans, mais on a l'impression qu'ils n'ont rien  se dire même si Wilfred en a toujours une bien bonne à raconter. Quant à Mildred, elle se donne du mal pour intéresser ses visiteuses à autre chose qu'à leurs nappes, en vain.  Ce quatuor pourrait être ridicule, dans le genre de la famille Deschiens, mais il ne l'est pas. Alice Munro  ne se moque pas de ses personnages: elle les montre. Non sans humour évidemment, mais sans ironie même si, de toute évidence, elle n'en pense pas moins !

     

    11. Les lunes de Jupiter

    Alice Munro parle-t-elle de la fin de vie de son propre père dans cette nouvelle dont la narratrice accompagne son paternel cardiaque à l'hôpital, où il refuse de se faire opérer, tout en parlant de ses rapport avec ses filles ? La question d'une autobiographie indirecte pourrait se poser souvent à la lecture de certaines de ses nouvelles, et notamment quand il en va des rapports de telle ou telle narratrice avec sa mère ou avec quelque ex-mari (on sait qu'Alice Munro a divorcé du premier), mais le passage à la fiction relègue à vrai dire cette question "de côté" alors que l'histoire racontée instaure ce qu'on pourrait dire un lieu de rencontre, entre l'auteur et le lecteur, où toute expérience devient commune. Votre père vous a peut-être quitté dans de tout autres circonstances que ce qui est raconté dans Les Lunes de Jupiter, et pourtant tout de cette nouvelle vous renvoie à votre propre vécu. Il est donc là-dedans question de famille et de mort, de vie qui continue mal pour certains , moins mal pour d'autres, de celui qui va maintenant compter les jours et de la relativité de notre temps humain sous la voûte des étoiles... 

     

    Alice Munro. Les Lunes de Jupiter. Traduit de l'anglais par Colette Tonge. Rivages poche, 2005.

      

     

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  • Ceux qui ont eu chaud

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    Celui qui y serait resté s’il n’avait pas été mis à l’ombre/ Celle dont le cœur de glace la protège des canicules et des amours torrides / Ceux qui restent climatosceptiques pour affirmer leur indépendance d’esprit confortée par un ventilateur ad hoc / Celui qui a tout le temps été en chaleur en dépit de son éducation darbyste / Celle qui a renoncé à ses vacances en Équateur / Ceux qui se les gèlent dans leur cercueil climatisé / Celui qui vous répète que Naomi Klein l’avait bien dit dans ses livres ce qui vous fait ni chaud ni froid / Celle qui réchauffe l’atmosphère de la salle de paroisse en ouvrant les fenêtres / Ceux qui ont une canicule d’avance sur la Hotline / Celui qui est trop cuit pour s’apercevoir de rien / Celle qui a vu le glacier fondre et s’en est plainte aux responsables quitte à jeter un froid / Ceux qui nous rappellent que les glaciations ont parfois commencé comme ça mais pas toujours / Celui qui a esquissé la classique danse de la pluie sur sa pelouse puis est allé se rafraîchir dans son living avec le non moins classique Martini on the rocks / Celle qui répète chauffe Marcel à ce Monsieur Proust que même ses filles déguisées en garçons laissent froid / Ceux que la canicule fatigue plus que le cunilinguisme / Celui qui se dégèle un hot-dog qu’il savoure dans sa chambre froide de légiste assermenté / Celle qui fait une gâterie au saint de glace / Ceux qui ne jurent que par les films de Clim Novak, etc.

     

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  • Et vivent les sans-âge !

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    À bas les jeunes et mort aux vieux sera leur devise...

    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps, de l'âge qui ne fait rien à l'affaire et des filiations fécondes...

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner.

    Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident.

    Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'une croissante liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client.

    Logiquement, selon les Lois du Marché consacrées par nos plus hauts lieux communs, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité en devenir boursier.

    Cela étant, j’ose dire que le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant «djeune».

    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète suréminent) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne se rapporte plus à l'espace mais au temps.

    Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse contemporaine alors même qu'on invoque à n'en plus finir le «devoir de mémoire». Mais est-ce à coups de «devoirs» qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo, royaliste à trente ans et socialiste trente ans plus tard, ou le vieux Goethe, étaient plus jeunes que les jeunes gens qu'ils avaient été.

    Or je vois aujourd'hui que le provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme.

    On voit en effet se répandre, surtout en France, mais aussi en Suisse française, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma, et le regretté Freddy Buache y allait lui aussi de la même chanson. Ainsi, un jour que je lui demandais ce qu’il pensait de Garçon stupide de Lionel Baier, il me répondit : mais est-ce encore du cinéma ? Or le « jeune » Lionel fut plus généreux que le cher Freddy en rendant un bel hommage au «vieux» Claude Goretta…

    Le cinéma suisse de Freddy Buache avait été celui de Tanner et de Soutter, notamment, avant qu’il se rallie à celui de Godard. On trouve chouette le cinéma de ses contemporains, et non moins chic de bazarder tout ce qui vient après: c’est humain. Mon vieil ami Claude Frochaux, dans le formidable Homme seul, en a même fait une théorie reprise dans ses livres ultérieurs : à savoir qu’après 1960 il ne se fait plus rien de bien dans les arts et la littérature occidentale. Frochaux a vibré un max à la littérature et au cinéma de ses 20-30 ans, entre, Londres et Paris. Ensuite plus rien. Alors je m'exclame en mon jeune âge de 7 à 77 ans: mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

    Que le dénigrement des jeunes remonte à la plus haute Antiquité

    Prétendre aujourd’hui que les natifs d’après 1968 n’ont plus rien à dire ni à nous apprendre, ni rien non plus à apprendre de nous, ne tient pas debout, mais ce n'est pas nouveau: à l’époque de Platon, les sages de plus de quarante ans (on était vieux à quarante et un ans) se lamentaient déjà sur la nullité des jeunes gens de l’époque, même joliment fessus. Ensuite cela s’est vu et revu: les pères n’ont pas fini de débiner les fils, contrairement à la bourde du cocaïnomane Sigmund Freud selon lequel le fils doit flinguer le père avant de se «faire» maman.

    Je l’ai personnellement expérimenté, ayant eu la chance d’avoir eu un père très doux et une mère peu portée à l’inceste, mais un mentor intellectuel dominant que j’ai rejeté à un moment donné au motif qu’il me demandait de défendre ses idées en trahissant les miennes. Du coup nos amis ont pensé que je «tuais le père», alors que je m’éloignais prudemment d’un mauvais maître.

    Inversement, la rébellion, apparemment légitime, des contestataires de Mai 68 impatients de déboulonner la statue du Commandeur paternel et autres «chiens de garde» de la «vieille» pensée, masquait souvent une volonté de puissance se réduisant au sempiternel et moins défendable «ôte-toi de là que m’y mette !»

     

    De la montée de l’insignifiance chez les « nés coiffés »…

    Cela étant, comme il y a une part de vérité dans toute exagération polémique, l’on a raison de s’inquiéter de ce que Cornelius Castoriadis appelait «la montée de l’insignifiance», qui semble bel et bien affecter une partie importante des générations occidentales «nées coiffées» après, disons, l’an 1980.

    Dans sa «confession» plombée d’ironie un peu amère, l’ancien wonder boy de la littérature américaine, Bret Easton Ellis, taxe ceux qu’on appelle «millenials» de conformisme social et politique, de paresse intellectuelle et d’incuriosité historique et culturelle.

    Je suis rétif, pour ma part, à toute classification générationnelle. L’on m’a traité de «vieux», à vingt-cinq ans, au motif que je critiquais vertement, dans un reportage paru en 1970, les mouvements libertaires d’Amsterdam tellement sympas, qui à moi me semblaient inconsistants et par trop soumis l'opinion de groupe dans la fumée des joints.

    La démagogie «jeuniste» commençait alors, qui nous priait de trouver formidable tout ce que les nouveaux bourgeois de la gauche caviar se préparaient à acclimater, à commencer par la culture d’État. Après quoi les fonctionnaires du tout-culturel ont pullulé partout, qui nous ont expliqué, et jusqu’à Lausanne avec Maurice Béjart, que la culture pouvait booster le tourisme et l’économie pour autant qu'elle sache se vendre...

    Nous voici d'ailleurs, dans le monde de la culture helvétique fonctionnarisée, au top du nivellement par les clichés ou les anti-clichés («La Suisse n’existe pas» des pseudo-rebelles n’étant que l’autre face de la médaille touristique du «Y en a point comme nous ») ou vieux et jeunes se tutoient et se flattent à qui mieux mieux sans se respecter plus que ça...

    En attendant que les jeunes auteurs se bougent...

    Il est remarquable, ici et maintenant , qu’aucun de nos jeunes écrivains, pas plus en Suisse romande que chez nos Confédérés – à deux ou trois exceptions près - ne dise mot de ce qui nous arrive dans ce pays à l’unisson du monde globalisé, ni ne s’impose par le projet conséquent d'une œuvre ou par une écriture personnelle forte.

    Une association de jeunes écrivains, sous le sigle d’AJAR, prétendait ouvrir les fenêtres de la salle de paroisse de la littérature romande. Or qu’a-t-on vu en émerger jusque-là ? Une jolie chose bricolée en collectif, des parodies de séries télé, des lectures en plein air et autres interventions ludiques, mais encore ? Déjà qu’il me semblait aberrant que des écrivains se rassemblassent en fonction de leur jeune âge. Mais quelle œuvre significative est-elle en train de se faire chez ces trentenaires en «fin de droit», alors que Ramuz signait son premier chef-d’œuvre à 24 ans et qu’avant leur trentième année Dürrenmatt multipliait nouvelles et pièces de théâtre percutantes, tandis que Barilier publiait le mémorable Passion ?

    L’on m’objectera que Joël Dicker n’avait «que» 27 ans lorsqu’il a conquis le monde avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais après ? Que prouve un succès aussi fracassant, consacrant un storyteller de talent, sinon que l’habileté passe désormais pour du génie et que la standardisation générale nivelle la littérature ? Et comment en accuser Dicker ? Et comment reprocher aux jeunes auteurs de se lancer dans la course alors que l'esprit de management fausse toutes les données ?

     

    La vraie littérature est filiation entre sans-âge

    Ce qu’il y a de redoutable, pour un jeune écrivain d’aujourd’hui, est que le critère de son âge altère autant l’image qu’on a de lui que sa propre perception et le comportement qui en découle. On voit ainsi, chez un Quentin Mouron, sûrement le plus doué des jeunes auteurs romands actuels, et qui a amorcé un vrai semblant de début d’œuvre, une propension à gesticuler qui tend, notamment sur Facebook, à propager de sa personne, dont je sais d’expérience qu’elle vaut mieux que ça, une image de prétentieux cynique autosatisfait, voire vulgaire, multipliant les «attention j’arrive !» Or les médias ne demandent que ça, et plus encore les réseaux sociaux dont la stupidité de masse ne cesse de croître.

    Et pourtant: et pourtant, je le sais, Quentin ne cesse de lire et de s’abreuver aux sources de la vraie littérature. Il y a chez lui du jeune coquin célinien capable de renouer avec l’idée picaresque et d’admirer Gombrowicz ou Madame Bovary. De la même façon, son contemporain Bruno Pellegrino, bientôt vieux jeunot de l 'AJAR, est allé visiter Gustave Roud post mortem comme nous y sommes allés, par le tram des prés, cinquante ans plus tôt, pour en tirer un livre affirmant bel et bien une filiation féconde...

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    A vingt-cinq ans, j’ai rencontré Georges Haldas pour la première fois, qui avait l’âge de ma mère et que j’ai retrouvé maintes fois autour d'un verre (et souvent de plusieurs) sans jamais le tutoyer alors même qu’il me parlait comme à un pair. À la même époque, j’ai fait la connaissance d’un fabuleux jeune homme de 87 ans, au nom de Joseph Czapski, peintre et écrivain polonais hors norme qui fut à la fois un témoin des pires horreurs du siècle (il a échappé de justesse au massacre de Katyn et de plus de 10.000 camarades polonais massacrés par Staline), un artiste dont l’œuvre n’a cessé de se revivifier alors que le grand âge minait sa grande carcasse et que sa vue baissait jusqu’à la cécité – il est mort peu avant le cap de la centaine, en 1993 -, et ce m’est aujourd’hui un honneur et un bonheur de me rappeler tout ce qu’il m’a apporté en tâchant de contribuer modestement à sa survie par un livre qui me fait oublier mes putains de douleurs articulaires et consorts.

    Tout ça pour dire que la vraie littérature, l’art éternel et la poésie qui transcende les siècles – que tout ça est sans âge, etc.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Ceux pour qui l'État c'est moi

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    Celui qui comme Rousseau voit en l’État le père idéal auquel confier ses enfants encombrants / Celle qui comme Annie Ernaux voit en l’État le super-citoyen camarade / Ceux qui comme Ulysse ne sont pas en état de soumission / Celui qui fomente un coup d’éclat contre sa cuisinière libertaire / Celle qui estime que son ménage est un état de non-droit et qu’y faut que ça change ou je fais la grève des langes / Ceux qui exigent des Anges qu’ils deviennent adultes et responsables / Celui qui comme Jean-Jacques exige que chacun se plie à la loi de tous sauf lui / Celle qui a toujours vu en Rousseau un enfant criseux prématurément transformé en vieillard teigneux / Ceux qui préfèrent avoir tort avec Rousseau plutôt que d’avoir raison avec Voltaire / Celui qui a quitté le radeau des méduses idéologiques pour nager avec les Nègres et les Indiens de bonne souche native incluant les Négresses à plateaux et les Indiennes fumant le cigare / Celle qui voit en l’auteur des Confessions le parangon du fourbe génial / Ceux qui tiennent le Contrat social du citoyen de Genève pour le première esquisse d’Etat totalitaire des XXe et XXIe siècles en attendant mieux / Celui qui n’en finit pas de relire les Rêveries d’un promeneur solitaire faute de disposer d’ un dealer de coke fiable / Celle qui a très bien vu que la conclusion de La Nouvelle Héloïse était d’un faux-cul cherchant à plaire aux mères et belle-mères et qui ne pensait pas un mot de ce qu’il écrivait pour séduire les filles et leurs belle-sœurs / Ceux qui trouvent en Rousseau le même genre de folie terriblement sympathique que chez leur ami Jean Ziegler dont ils se défient de tout cœur des idées, etc.

    (Cette liste fait écho à la lecture du chapitre consacré à Rousseau dans Le grand mensonge des intellectuels - vices privés er vertus publiques, de Paul Johnson, paru en 1993 chez Robert Laffont et détaillant la fréquente monstruosité personnelle de quelques génies tels que Rousseau et Shelley, Marx et Tolstoï, Sartre et Brecht,etc. Beau catalogue des vilenies effarantes de quelques amis du genre humain...)

    Dessin: Chappatte.

  • Nous sommes tous des rebelles consentants (2)

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    Ce que la rébellion a désormais de routinier, ainsi que le souligne Philippe Muray, et plus que jamais à l’occasion de la commémoration récente la plus officielle du centenaire du mouvement Dada, est illustrée à journée faite, et jusqu’au gâtisme le plus faisandé de jeunisme, dans ces foyers particuliers de diffusion de la langue de coton que représentent les «quotidiens et les magazines les plus obscurantistes», selon l’expression du même Philippe Muray, qui sont aussi les plus en vue et les plus vendus, assimilables en somme aux services de propagande des pays totalitaires ou des sociétés précisément taxés d’obscurantisme par nos prétendus rebelles.

    À propos d’obscurantisme, justement, serait-ce alors malvenu, de mauvais goût ou carrément inapproprié que de comparer les rebelles de la masse occidentale domestiquée et les ouailles soumises à la publicité mahométane de l’Oumma ?

    Je pose la question en citant Kamel Daoud dans l’une des remarquables chroniques réunies en son recueil intitulé Mes indépendances : «Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes, ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde, de la tradition et des vêtements à la fois dans l'espace public, sur les textes de lois et sur les rites d'une société qu'ils considèrent comme contaminée».

    Sur quoi nous ouvrons nos journaux, nous allumons nos radios, nous assistons aux Anges de la télé et nous nous retrouvons sur les plateaux conviviaux de Laurent Ruquier et autres Thierry Ardisson; ou nous voici de retour dans l’Open Space du Grand Quotidien aux rebelles résolus plus que jamais à se mettre en danger.

    ***

    Cependant la cote de Léon Bloy remonte, et c’est un signe du besoin récurrent de nettoyage. La jeunesse le réclame expressément, j’entends: la vraie jeunesse de tous les âges que Michel Houellebecq, bien vivant, ou Philippe Muray, survivant dans ses messages posthumes, ne cessent de relancer après Flaubert et Karl Kraus, le Bloy de l’Exégèse des lieux communs et son disciple Jacques Ellul, ou Dominique de Roux et quelques autres réfractaires cavernicoles isolés: tous à se rebeller derechef et pour de bon !

    C’est pourtant vrai : nous sommes tous des rebelles et vomissons le Bourgeois. Tel est l’Alpha du dernier lieu commun de l’Open Space des médias et des réseaux sociaux par lesquels s’opère l’ultime retournement de l’Homme Nouveau.

    Fussiez-vous riche à millions, accoutré par les costumiers les plus sophistiqués de l’internationale couturière, le ventre régalé par les mets les plus rares, massé tôt matin ou tard le soir par les mains les plus performantes de l’industrie du Fitness et promené dans les plus spacieuses limousines qui soient: vous ne pouvez qu’agonir bruyamment le Bourgeois.

    Le Bourgeois du début du XXe siècle incarnait par excellence le philistin. Même s’il se disait parfois «poète à ses heures», il se fichait pas mal en vérité des arts et de la littérature à l’exclusion des feuilletons boursiers : voilà ce que vous en savez par vos influenceurs de l’Open Space.

    Lorsqu’on entendait le Bourgeois affirmer qu’ «il faut encourager les beaux-arts», on savait à quoi s’en tenir: il suffisait de le voir froncer ses sourcils de capitaliste et tâter les régions où se cachait son portefeuille à la seule évocation des noms des bandits traînant alors en liberté, tels les sieurs Van Gogh ou Cézanne, réputés rebelles quoique déjà recherchés des Américains.

    Tout autre étant l’Homme Nouveau, qui se déclare par avance tout acquis à la cause des maudits. Autant le Bourgeois regimbait devant toute forme de nouveauté, autant son avatar contemporain la flaire voluptueusement, avec le même infaillible instinct qui le fait se détourner de toute œuvre passéiste.

    Matérialiste à tout crin, le Bourgeois chantait des hymnes à la gloire du solide et donc du pot, du broc, du seau représentés comme tels sur la toile, tandis que l’Homme Nouveau, entre deux détours à l’Hypermarché ou au Lounge branché le plus proche, se répand en lacérantes litanies sur la désolation du bien-être où il se vautre et sur les mérites, en peinture, du minimalisme et de l’Arte povera.

    Le Bourgeois ne rougissait point de proclamer que «celui qui paie ses dettes s’enrichit», que «le temps c’est de l’argent» ou que «pauvreté n’est pas vice», alors que l’Homme Nouveau est en parole le petit frère des miséreux. N’était-ce qu’à les évoquer, l’émotion le met en transe, et sa voix frémit alors d’un trémolo reconnaissable entre tous; et sans doute est-il superflu de préciser que sa commisération ne l’engage qu’en paroles ou en signatures de manifestes à la seule gloire des rebelles, etc.

    ***

    Au niveau des affects conviviaux, chacune et chacun se rappelle que l’Open Space a été présenté, peu après la restructuration du Grand Quotidien, comme un pôle positif de la communication transversale, mais le Glandeur et Sailor n’y ont vu, pour leur part, qu’un surcroît de surveillance limite fasciste, comparant ces unités spatiales même pas vitrées à celles des nouveaux locaux des administrations et autres postes de gendarmerie aux collaborateurs peu rebelles a priori.

    Cela étant le Tatoué ne parle plus guère, et moins encore en cet odieux Open Space, depuis que l’Agitée l’a traité de sociopathe sur la Hotline, sans protestation d’aucun de ses collègues qui ont pris ses plaintes pour une manifestation victimaire.

    Au demeurant son corps parle pour lui, visible aussi bien sur INTERNET en son état de nudité complète, si tant est qu’on puisse qualifier ainsi la prodigieuse tapisserie de sa peau, sexe mol et petites cornes compris; et ses papiers sur la Vraie Littérature, selon son goût paradoxalement classique - évidemment raillé par le Glandeur qui ne jure que par l’expérimental trash -, expriment eux aussi son indéniable singularité puisqu’il n’y célèbre que les ultimes descendants du beau style que figurent, entre autres, un Jean d’Ormesson ou un François Nourissier, surnommés d’Ormessier & NOURISSON par l’Agitée fan folle exclusive, pour sa part, de Jim Harrison and Co, etc.

    N’ayant guère connu l’Open Space ni ces institutions propres à L’Homme Nouveau, au niveau du ressenti partagé, qu’auront représenté la Hotline et les Ressources Humaines, je me sens plus libre de les persifler, en toute bonne mauvaise foi, de la même façon que le Frôleur - bête noire de l’Agitée autant que de la Douairière, et plus ou moins redouté par tous en sa qualité de chef de rubrique protégé par le Battant -, se targuait de parler des livres qu’il n’avait pas lus, ou des spectacles qu’il n’avait pas eu le temps de voir, estimant que ce qu’on dit d’un livre ou d’un spectacle n’est jamais aussi pertinent que ce qu’on en a entendu dire par la rumeur, ainsi d’ailleurs que l’a montré et démontré le fameux Pierre Bayard dans son livre-culte jamais ouvert, cela va sans dire, par le Frôleur que l’un ou l’autre de ses followers de TWITTER aura dûment briefé à ce propos…

    Si l’Agitée est anorexique et portée sur le Glenfiddich, très compulsive au niveau du ressenti sensuel – d’où sa haine sourde à l’égard du Frôleur ne manquant pas une occasion de la serrer de près en regardant ailleurs – et irrémédiablement marquée par la période punk qui l’a guérie de l’oppression catholique des Sœurs belges -, le Glandeur en reste, question sexe, et même rock and roll, à la posture du voyeur cynique qui n’a même pas besoin de se vanter de ne pas lire ou de ne pas voir de spectacles puisqu’il ne fait, dans son existence, qu’écouter ce qu’il écoute jour et nuit sous sa casquette marquée FUCK, à la fois au titre de clubber et à celui de responsable, dans la rubrique, des musiques différentes les plus rassembleuses.

    La différance de la Douairière est plus gourmée, assurément, au sens où l’entendait le «regretté Derrida», selon son expression récurrente, et sa façon de se victimiser plus discrète que celle du Tatoué, et d’autant plus acide voire aigre en son for secret.

    Son cas est légion, pourrait-on dire sans donner forcément dans le sexisme, comme elle ne manquerait pas de le relever, mais il est évident que sa trajectoire d’ancienne enseignante de littérature française nettement marquée à gauche dès son entrée à la faculté des Lettres de Genève, au lendemain de mai 68, sa conscientisation personnelle à la parution des Parleuses de Marguerite Duras et Xavière Gauthier en 1974, et ensuite sa crise d’identité assortie de la classique déprime, son partenariat avec un homme lesbien, l’échec de son premier recueil de poèmes blancs, la disparition prématurée de son compagnon frappé par La Maladie, sa découverte de l’école du Neutre et ses premiers essais de critique littéraire dans la revue Graphème, ont préludé à une carrière de chroniqueuse en phase avec les femmes de son temps qu’on vit d’ailleurs proliférer dans les établissements scolaires, les rubriques culturelles jadis exclusivement masculines, les brigades d’attachées de presse et de libraires productrices pléthoriques de coups de cœur, sans parler des blogs de lectrices et des néo-féministes radicales sur les réseaux sociaux.

    Bref, la Douairière, en dépit de son humeur morose probablement liée à son surpoids, proportionné à sa capacité de lecture d’enragée solitaire se dopant aux cookies, fait indéniablement autorité dans la rédaction culturelle du Grand Quotidien dont les pages littéraires sont censées s’enorgueillir du commentaire de chaque nouvelle publication des éditions de Minuit qu’elle annonce comme l’événement incontournable du moment; en outre on l’aura vue, au tournant de la cinquantaine, focaliser son attention sur les écritures féminines à l’international, non sans se rapprocher plus personnellement d’une Annie Ernaux en laquelle elle a reconnu une sœur de combat et, pour reprendre les termes d’un de ses titres, L’Honneur de la Littérature - et quelle rebelle de la juste cause illustrée, notamment par l’insupportable affaire Millet !

    La Douairière détesterait qu’on citât ici Philippe Muray, qu’elle tient pour un réactionnaire fini, mais je me passe de son avis à l’instant de souligner le passage d’une génération à l’autre, que la désignation de Sugar Baby par le Battant, sur intervention du Frôleur, au titre de correspondante parisienne de la rubrique, lui a fait durement éprouver à la lecture des premiers papiers people et branchés de la ravissante pécore style courriériste mondaine entichée des écrits de Katherine Pancol et plus récemment de David Foenkinos : «La rébellion avait eu jadis une dimension temporelle, et celle-ci consistait en la révolte contre les précédentes générations, contre le pouvoir des adultes ou celui des vieux. Dans l’humanité d’aujourd’hui, partiellement ou totalement infantilisée, les rebelles de routine n’ont plus de vieux à faire dégringoler du cocotier, et même pas d’adultes. Il n y a plus de conflits entre « classes d’âge » parce qu’il n’y a plus de différences concrètes et qualitatives entre vieux et jeunes».

    Or ce constat du polémiste, fondé à bien des égards, n’aura pas exclu moult conflits larvés entre la Douairière et Sugar Baby, de trente ans sa benjamine et de culture indéniablement aliénée, selon l’aînée, par une consommation excessive de séries américaines et une conscience politique à peu près nulle, sans compter ses gloussements entendus à chaque fois qu’elle skypait avec le Frôleur avant la mise au pas, puis au ban, de celui-ci.

    L’on comprend ici que Sugar Baby n’a pas à jouer la rebelle plus que Joël Dicker, et d’autant moins qu’elle a été la première à recommander La vérité sur l’affaire Harry Quebert à la rédaction culturelle du Grand Quotidien, évidemment mal accueillie par la Douairière et à peine entendue par l’Agitée qui s’est contentée de fagoter quelques lignes dédaigneuses sur ce qui lui semblait une resucées de ses chers thrillers américains, bien avant le carton sidérant qui l’a contrainte, une année plus tard, à réviser sa copie en se faisant passer sans vergogne, à la rédaction, pour celle qui aura flairé le wonderboy dès son apparition, damant le pion à la Douairère, sa vieille ennemie non déclarée, et à Sugar Baby qui osa plus tard l’affronter en prenant la défense du Frôleur accusé de harcèlement aggravé.

    ***

    En cette esquisse d’aperçu de la vie passionnée, sinon passionnante, de la vie au quotidien d’une rubrique culturelle parmi d’autres en son Open Space, la lectrice et le lecteur se seront peut-être rappelé la fameuse Monographie de la presse parisienne du sieur Balzac qui, comme un Molière ou, quelques siècles auparavant et dans une langue dite morte, un Juvénal resté plus vif d’esprit que nos rebelles routiniers, a résisté à la même sorte de déliquescence.

    Sailor avait pourtant fait du latin, et le Tatoué n’avait pas craint d’affronter la terrible Jacqueline de Romilly dans son antre parisien, qui, après un sursaut d’effroi, lui avait fait bon accueil en percevant, sous l’aspect extérieur du monstre débarqué dans sa thébaïde de sourcilleuses souveraine du savoir, un nostalgique de la Forme et de la Beauté piétinées par la barbarie policée des temps en cours.

    Bien plus ainsi que la Douairière, en sa prétention lettreuse, ou que l’Agitée en son incurie à la coule, bien plus encore que le Glandeur taxant de passéisme à la con le goût sincère de celui en lequel il ne voyait qu’un taré décoratif attardé dans un Body art finissant, le Tatoué assura bel et bien dans l’entretien qu’il réalisa du vivant de la vénérable helléniste, peu avant son intronisation académique, confortant le Battant, rédacteur en chef du Grand Quotidien, dans la défense qu’il avait toujours prise de l’extravagant rejeton d’un notable érudit de la Genève lettrée, etc.

    Cela pour dire que le Tatoué, d’une certaine façon, restait, dans l’Open Space de la rédaction culturelle en question, le seul reliquat d’une réelle sensibilité artiste - le seul rebelle en somme en dépit de son goût classique et de son parler de chochotte précieuse, émouvant même malgré ses babines déformées de négresse à plateaux et ses fesses ornées de détails empruntés à la peinture de la Renaissance italienne - improbable absolument pour le dire en langage de coton qui tend ainsi à l’exorcisme verbal de toute probabilité non sans flatter ceux-là qui se mettent en danger de pareille façon.

    Balzac à propos du Jeune critique blond : « Paris qui se moque de tout, même de lui quand il n’y a rien à railler pour le moment, a trouvé ce surnom pour le critique imberbe qui procède par «Gogo est une canaille». Il n’est donc pas nécessaire d’être blond pour être un critique blond. Il y en a de forts noirs. (…) Le jeune critique blond a des amis qui lui chantent des hosannas continuels et qui partagent sa vie débraillée ; il dîne et soupe, il est de toutes les parties et de tous les partis, il fait un carnaval qui prend au 2 janvier et ne finit qu’à la Saint-Sylvestre ; aussi le jeune critique blond dure-t-il très peu. Vous l’avez vu jeune, élégant, passant pour avoir de l’esprit, ayant fait un premier livre, - car toutes ces fleurs des pois littéraires ont, au sortir du collège, publié soit un roman soit un volume de vers, - et vous le retrouvez flétri, passé, les yeux aussi éteints que son intelligence»...

  • Ceux qui tutoient les sommets

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    Celui qui pose dans la position du penseur de Rodin entièrement nu et épilé sous son débardeur Hiram a 195 euros et son futal Givenchy à 495 euros assorti à ses baskets Dior serties de saphir de synthèse à 1248 euros / Celle qui rebondit après sa période trash/glam où elle a laissé des plumes / Ceux qui ne respectent que les femmes libres et souveraines genre Kate Moss qui performe dans sa nouvelle posture mystérieuse et froide devant l’objectif de Mert & Marcus / Celui qui a décidé de se brancher innocence au niveau des selfies / Celle qui en pince pour le jeune avocat Antonin Lévy qui affirme qu’il faut distinguer le droit de la morale et a cartonné non seulement en tant que fils de BHL mais aussi dans sa gestion des dossiers de la femme de Fillon et de l’annulation d’un redressement fiscal de 1 milliard d’euros pour Google / Celle qui milite pour l’instauration de cellules créatives dans les prisons a développement durable / Ceux qui s’investissent dans l’aide aux migrants en boostant le nouveau concept vie dangereuse des strings de Calvin Klkein / Celui qui pique du mascara à sa mère pour se libérer d’une nature introvertie avant de lancer son magazine gay Nasty Boy assez mal vu des autorités nigérianes / Celle qui déguste son riz jollof sur l’un des canapés blancs dispersé sous la tente VIP où le DJ nigérian Davido présente sa nouvelle ligne de fringues Obo / Ceux qui ont commercialisé l’imprimante 3D capable de faire de vrais tatouages sur les fesses alors que les machines existantes ne le faisaient jusque-là que sur les bras et les jambes ainsi qu’on l’a vérifié à la dernière convention mondiale de Moscou (Russie), etc.

    (Cette liste découle de la consultation d'une revue de luxe destinée aux mecs qui en ont, volée dans la salle d'attente d'un ophtalmologue Top Compétent )

  • À l'enfant qui vient

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    pour Julie, Gary
    et Anthony Nolan, né le 2 octobre 2017, et pour son petit frère Timoothée né  le 17 juin 2019.
     
     
    Sa majesté l'enfant
    est attendue au coin du bois;
    un tapis sera déroulé
    de la mer jusque-là.
     
    Pour la vie ajoutée
    sous le grand chapiteau des mots,
    on fera flamboyer
    la fanfare des animaux.
     
    On se réjouit le dimanche,
    là-bas dans la clairière,
    de voir s'éparpiller des branches
    des volées de lumière.
     
    Sa majesté l'enfant
    au fond de la mer ne sait pas
    que le ciel qui l'attend
    n'en sait au vrai guère plus que ça.
     
    On l'aura déjà vu,
    mais cette fois comme jamais
    l'enfant n'aura su
    qu'il est comme tous le tout premier.
     
     
     
     
     

  • Le Bonheur Chinois des amnésiques

     

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    Contre ceux qui, à la manière honteuse du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer, estiment qu’il faut «tirer un trait» sur les tragédies vécues par son peuple, l’écrivain Ma Jian, exilé à Londres, après «Le coma de Pékin» inspiré par le massacre de Tian’anmen, publie une satire romanesque carabinée, sous le titre de «China Dream», visant directement l’aliénation collectiviste et, indirectement, le rêve consumériste à l’occidentale.

     

    Que se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment enchantés ?

     

    Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

    Dans la foulée, je me rappelle que le boss milliardaire du parti UDC auquel est affilé Ueli Maurer, un certain Christoph Blocher, n’aura pas attendu ces années de prescription pour «tirer un trait» sur les pages des plus sombres années du maoïsme, ayant été l’un des premiers industriels suisses à composer commercialement avec la Chine communiste sous le même battement d’ailes de l’ange Win-Win.

    Or plutôt que d’emboîter le pas de ceux qui «dénoncent», à juste titre, de telles situations, je me suis rappelé, en scrutant les images d’archives de l’arrivée de Xi Jinping en Suisse, accueilli en grand pompe par nos autorités radieuses, Doris Leuthard en tête, que, bien des années avant de se faire sacrer président «à vie» de la Chine communiste acquise au capitalisme d’Etat, Xi Jinping, en tant que fils de haut dignitaire déchu, aura connu les pires humiliations morales et physiques, au titre de la Punition et de la Rééducation, non sans participer lui-même à la Rééducation et à la Punition de son père et à la sienne propre, qui ont fait de lui ce que son visage actuel ne montre à vrai dire guère...

    Au côté de sa jeune femme, sûrement déclarée «sympa» par Doris Leuthard, Xi Jinping me rappelle plutôt, sur le tarmac de l’aéroport, mon propre père revenant, sanglé dans le même genre de pardessus confortable et seyant, d’un voyage d’agrément offert par sa compagnie d’assurances à ses inspecteurs méritants, et la comparaison me semble révélatrice en terme de ressemblance humaine: Xi Jiping inspecteur de La Chinoise-Assurances, et pourquoi pas ?

    Et si cela nous était arrivé  ?

    Il va de soi que je fais la différence entre cet homme, qui est à peu près mon contemporain de par sa naissance, deuxième fils de quatre enfants (comme je le suis moi-même) et mon cher père qui n’aura certes pas connu la gloire ni commis le moindre crime par devoir d’État, mais n’empêche ! Que serait-il advenu de mon paternel si, au lieu de naître en 1916 à Lausanne, il était venu au monde à  à Weinan, dans la province de Shaanxi en 1913, comme le père de Xi Jinping ?  

    Spéculation loufoque ? Ce qui est sûr, c’est que je revois mon père, en 1974, lisant le soir Prisonnier de Mao sous la lampe de la véranda de notre maison familiale. Cinq ans plus tôt, farouche gauchiste de dix-neuf ans, j’avais découvert le socialisme réel en Pologne, où j’avais tenté d’expliquer à nos hôtes que le communisme accompli serait tout autre chose que ce qu’ils vivaient alors, mais je me suis bien gardé d’assener cette bourde à mon père à la fois effaré et abattu par le témoignage de Jean Pasqualini, car je découvrais, de mon côté, le premier aperçu non moins accablant de la «Révolution culturelle» publié en Occident, intitulé Les Habits neufs du Président Mao et signé Simon Leys, taxé par mes anciens camarades ralliés au maoïsme d’agent américain notoire, à l’imitation d’une certaine intelligentsia occidentale.

    Un peu avant ma vingtième année, ainsi, la revue Tel Quel m’avait semblé, à moi tendre lettreux gauchisant, le top d’une vivacité intellectuelle et littéraire épatante, dont les textes incompréhensibles me semblaient formidables. Or ladite revue était «maoïste» à outrance. Puis mes yeux se sont ouverts et j’ai pris conscience de la pitoyable jobardise des intellectuels parisiens en leur fonction d’idiots utiles rappelant la crédulité béate de Jean-Paul Sartre devant Fidel Castro ou, une ou deux décennies plus tôt, la servilité lyrique de Louis Aragon au pied de Staline.

    Une super-puissance sous amnésie forcée

    Et voici ce que, quarante ans plus tard, en 2008, Simon Leys écrivait dans la préface de la réédition des Habits neufs du Président Mao : «La Chine a connu ces dernières années de prodigieuses transformations. Elle est en passe de devenir une super-puissance – sinon LA super-puissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe – une super-puissance amnésique. Car, jusqu’à présent, sa miraculeuse métamorphose s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé-de-voûte du régime. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation : interdiction absolue de faire l’Histoire du maoïsme en action – les purges sanglantes des années cinquante, la gigantesque famine créée par Mao (dans un accès de délire idéologique) au débit des années soixante, et enfin le monstrueux désastre de la «Révolution culturelle» (1966-1976). Treize ans après la mort du despote, le massacre de Tian’anmen (4 juin 1989) est encore survenu comme un post scriptum ajouté par les héritiers, pour marquer leur fidélité au testament laissé par l’ancêtre-fondateur. Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans une «trou de mémoire» orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays».

    Or, au terme de ce même avant-propos, Simon Leys évoquait le livre d’un certain Ma Jian, Le combat de Pékin, dans lequel ce jeune écrivain tentait de s’opposer à ceux qui «tiraient un trait» sur la tragédie de Tian’anmen.

    «Sonder les ténèbres » et « dire la vérité»…

    Et voilà, dix ans plus tard, que Ma Jian écrit dans l’introduction d’un nouveau roman, China Dream, attaquant frontalement le régime de Xi Jinping: «Le rôle de l’écrivain consiste à sonder les ténèbres et, par-dessus tout, à dire la vérité», avant d’ajouter : «Je continue de me réfugier dans la beauté de la langue chinoise et m’en sers pour extraire des souvenirs du brouillard de l’amnésie imposée par l’État, pour tourner en dérision les despotes chinois et me rallier à leurs victimes, tout en sachant bien que dans les horribles dictatures, les gens sont à la fois oppresseurs et oppressés »…

    En l’occurrence, on verra par exemple, dans une scène de China Dream tournant à la répression sauvage, des villageois, révoltés par une menace d’expropriation collective décidée par le gouvernement local et des promoteurs corrompus, tenter de résister en invoquant un slogan du président Xi Jping soi-disant hostile aux expropriations commises, avec l’appui de sa police. Et de souhaiter longue vie à celui-là même qui les écrase, exactement comme au temps du Grand Timonier ! 

    Quant au Rêve Chinois, dont l’idée a été lancée par Xi Jinping lui-même au lendemain de son accession au pouvoir suprême, Ma Jian n’y voit qu’«un beau mensonge de plus concocté par l’État pour effacer les souvenirs douloureux des cerveaux de ses citoyens et les remplacer par des pensées joyeuses». 

    Or l’observation et le ton cinglant de Ma Jian, qui peuvent rappeler un Alexandre Zinoviev dans la satire antisoviétique de L’Avenir radieux, se singularisent immédiatement par une approche de la réalité chinoise à l’ère de l’Internet, certes surveillé en Chine par un Bureau spécial mais auquel tout un chacun est en réalité connecté.

    C’est ainsi que le protagoniste sexagénaire Ma Daode, nouveau directeur du Rêve Chinois pour la ville de Xiyang dont le bureau est orné d’une inscription hautement poétique («JE RÊVE DES FLEURS QUI ÉCLOSENT AU BOUT DE MON PINCEAU»…) ne cesse d’échanger sur son smartphone avec l’une ou l’autre de ses douze maîtresses par lui surnommées, non moins poétiquement, les Douze Épingles à cheveux Dorées, tout en subissant les assauts involontaires de sa mémoire d’ado.

    Rêve collectif et cauchemars personnels

    De fait, lui qui devrait contribuer à l’effacement de tous les rêves individuels de ses concitoyens, pour imposer le Rêve Chinois, est assailli à tout moment par ses souvenirs de jeunesse rougis par le sang de la guerre civile déclenchée par Mao, poussant les factions rivales de jeunes gens fanatisés à se combattre tout en terrorisant leurs familles. 

    Ainsi ressurgissent, dans la tête de Ma Deode, des scènes de plus en plus insoutenables alors que le haut dignitaire se trouve bombardé, sur son smartphone, de blagues pornographiques ou de menaces de toute espèce.

    Des menaces ? La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, puce miracle qui ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses projets «inappropriés» apparaîtraient soudain de manière publique bien plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces.

    Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé.

    Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté par sa mémoire qui refuse de «tirer un trait». 

    Deux scène de China Dream illustrent sa condition de dirigeant à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint aujourd’hui de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, effroyable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Roges, avant que, le même jour, ses parents se suicident en ingérant un pesticide – tout cela lui revenant en mémoire au moment même où il s’impatiente de «tirer un trait», ou plus exactement «un coup» avec sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc.

    Une poésie paradoxale marquée au sceau de la vérité

    Tout au long de China dream, Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques - comme il en ruisselle à vomir sur Facebook… À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi, des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme.

    Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, des Russes  Zamiatine et Platonov en passant par l’Anglais Huxley et le Polonais Witkiewicz. 

    De quelle «poésie» s’agit-il alors plus précisément, à l’opposé de toute enjolivure et de tout le kitsch euphorique officiellement de mise ? Peut-être, simplement, de celle qui procède d’une écriture scellant l’adéquation d’une parole sans fard - jusque dans certaine scène parodique de sexe «hard» - et d’une expérience humaine éprouvée par l’écrivain dans sa chair et au plus vif de sa sensibilité, la vérité nue exorcisant une souffrance commune et traduite en mots qui sonnent juste et vrai, dont il émane une paradoxale beauté.

    Enfin l’on ne peut qu’être impressionné, voire ému, par ces mots de Ma Jian l’exilé, interdit de publication dans son pays et dont le nom même ne peut être cité dans aucun journal ou média public: « Malgré tout, je ne me laisse pas encore aller au pessimisme. Je crois encore que la vérité et la beauté sont des forces transcendantes qui survivront aux tyrannies des hommes »…

    Ma Jian. China Dream. Traduit de l’anglais par Laurent Baruq, Flammarion, 2o8p, 2019.

    Simon Les. Les habits neufs du président Ma. Ivrea, 2009.

  • Ceux qui se paient de mots

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    "Words, words, words..." (William Shakespeare, Propos de table)

     

    Celui qui se dit poète parce que ça pose son Belge / Celle qui voit de la profondeur partout où il y a du vide / Ceux qui lèvent les yeux au ciel en se prenant les pieds / Celui qui parle du Big Will comme s'ils avaient joué ensemble aux osselets / Celle qui affirme et réaffirme qu'on ne peut être qu'immensément humble devant le moindre vers de Paul Celan le mystique du vocable / Ceux qui font dans la Quête de l'Absolu après avoir trempé dans les étants de l'Être celé /   Celui qui affirme comme ça qu'il se jette de la tour Eiffel à chaque fois qu'il "prend la plume" alors que son Mac vient juste d'être révisé / Celle qui lance, au poète qui prétend écrire "la tête au bord du gouffre", allez Yorick lâche pas ton outil de pionnier ! / Ceux qu'y font des poésie après le départ de leur meuf alors qu'y suffisait de l'attacher comme je fais moi de ma Tulipe toujours à courir les prés sinon / Celui qui dit à la radio que sans l'Ecriture il n'eût pas hanté l'Absolu et précise à la télé qu'il aura été à la fois le matador et le taureau dans la corrida que fut sa vie d'écriture et là les ménagères vont voir où en est le frichti / Celle qui a baptisé son chien Desproges pour se sentir moins seule / Ceux qui devant l'Arbre s'arrêtent et cherchent à dire quelque chose qui puisse faire sentir au spectateur (la caméra de la Grande Librairie tourne, n'est-ce pas) combien ils ressentent l'Arbre autant que l'Arbre vit son propre senti /Celui qui se promène maintenant avec une canne genre Byron mais sans le génie / Celle qui parle de l'éclatante lumière sourde du verbe silencieux qu'elle essaie de transmetrre dans son poème Le Blanc du Temps que ses frères et soeurs de l'Atelier vont maintenant travailler au niveau des phonèmes / Ceux qui dans leur club de lecture échangent surtout des recettes de desserts  / Celui qui est intarissable dans ses approches du non-dit / Celle qui explique clairement aux condamnés à perpète qu'à son Atelier on ne touchera qu'à l'essentiel de l'aporie tel qu'ils l'ont vécu au quotidien / Ceux qui se retournent dans la brume de l'exprimé pour voir si l'Ombre du Fatal les a suivis jusque-là  / Celui qui pose devant la poterne en présentant son meilleur profil à la poternité / Celle qui essore le caleçon du poète en train de se livrer à ce qu'il appelle son corps-à-corps avec l'Indicible / Ceux qui ont gagné un prix avec leur docu sur les Poètes de l'Absolu et vont remettre ça avec Le Droit à la pauvreté, etc.

     

  • Les Jardins suspendus dans Service littéraire

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    À propos des Jardins suspendus

    SERVICE LITTÉRAIRE
    Par Jean-François DUVAL

    Qu’on s’en avise ! Avec Jean-Louis Kuffer, la francophonie tient l’un de ses plus fins critiques littéraires. C’est que le Lausannois est avant tout écrivain dans l’âme, romancier, poète, essayiste et grand maître dans l’art de tenir des Carnets.

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    Avec ces Jardins suspendus, ce n’est pas simplement 400 pages de grande critique et de rencontres littéraires (avec Kundera, Gore Vidal, Bonnefoy, etc.) qu’il nous offre. L’approche est tout bonnement existentielle : lire, écrire et vivre ne relèvent pour cet écrivain que d’un seul projet : mieux comprendre cet être tout fait de langage qui nous constitue.

    Le choix des écrivains (environ quatre-vingt) dont il nous entretient témoigne assez de cette exigence et dessine les contours de son âme propre. Écrivains majeurs (Dostoïevski, Proust, Tchékhov), grands écrivains mineurs (Vialatte, Calet, Cossery), contemporains (Bernhard, Kuresihi, Houellebecq, Dillard, Littell, Mc Carthy, Amis), tous sont saisis, pour notre plus grand plaisir, au travers d’une regard épatant de sensibilité, de justesse, de nuances ; nourri d’un don de pénétration inné et de très riches heures de lectures (cinquante ans de critique littéraire). Tout ce qu’on aime…

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    La littérature n’est jamais ici un simple objet d’étude, non ! Devant les livres, la visée de ce magnifique passeur est de transmettre «une espèce de musique d’un être à l’autre». Il y parvient si bien qu’on le dit tout net : l’entier de son œuvre (car Les Jardins suspendus appartient à un véritable corpus) restera, dans l’avenir, un bel outil de référence, ne serait- ce que pour ses textes avertis sur des écrivains qui sont des proches : Chessex, Haldas, Chappaz, Barilier… Délectable ».

    Jean-Louis KUFFER. Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 414p. Paris, 2018.

    Service littéraire, janvier 2019.

     

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  • Pajak et l'immense poésie

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    Abordant la «poésie immense» de l’Américaine Emily Dickinson et de la Russe Marina Tsvetaeva, le septième volume du Manifeste incertain détaille, admirablement, les univers apparemment opposés de ces deux fées un peu sorcières. Une fois de plus, le contrepoint de l’écriture et du dessin aboutit à une forme de récit sans pareille. Frédéric Pajak vient d'obtenir le Goncourt de la biographie 2019.

    «Laissez venir l’immensité des choses», écrivait Ramuz je ne sais plus où, et Charles-Albert Cingria rétorquait ailleurs et sans nulle intention de contredire son vieux camarade : «…ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », sur quoi Frédéric Pajak débarque avec ses grands pieds d’ancien couchettiste franco-helvète et sa fine plume trempée dans l’encre de Chine et nous balance, vingt ans après son Immense solitude évoquant les figures farouchement géniales de Nietzsche et de Pavese, le septième volume d’une série aussi régulièrement annuelle que les pontes d’une notoire Amélie, intitulé Manifeste incertain et amorcée en 2013. Voici donc L’immense poésie, dédiée cette fois à deux des plus formidables poétesses qui aient jamais foulé les beaux gazons ou les rues mal pavées de Notre Seigneur au cœurs des deux siècles précédant le nôtre, etc. 

     Où Marabout se rappelle la baleine aux dents de chocolat 

     Que Pajak en pinçat pour la poésie (célébrer Pavese ne saurait être innocent) et fût lui-même une sorte de poète en prose au verbe à la fois limpide et soucieux de précision concrète, ses lecteurs s’en seront aperçus au fil de sa remarquable évolution d’ancien trublion anarchisant de L’Imbécile de Paris, pas très heureux dans le roman (Le bon larron et La guerre sexuelle ne laisseront pas d’impérissables souvenirs), nettement meilleur dans le «récit écrit et dessiné» tâtonnant entre des évocations de la vie de Luther et les noires clartés de l’œuvre de Schopenhauer, et carrément unique dans la suite du Manifeste incertain combinant, dans une espèce d’autobiographie morcelée ponctuée de lectures, rencontres et autres explorations tous azimuts, un texte de mieux en mieux tenu et une suite dessins découlant du même regard organique. Je n’ai rencontré Frédéric Pajak qu’une fois, qui s’occupait alors de la revue Voir et portait un pull rouge rouille marqué des initiales CCCP de feuesRépubliques socialistes soviétiques, et je l’ai trouvé assez un peu froid et même un peu âcre d’humeur, peut-être un peu timide mais en somme peu sympathique. Or le type qui se révèle dans ses livres, le seul à vrai dire que j’aie envie de rencontrer, m’apparaît comme un vrai « Mensch », un écrivain et un artiste de valeur et un homme de qualité, poil au nez. En lisant à présent le septième volume de Manifeste incertain, je me sens d’autant plus proche de lui que, comme en son enfance, j’ai été touché vers dix par la fée clochette de la poésie, appris par cœur entre onze et treize des centaines de poèmes récités en classe au risque de susciter l’hilarité de la petite meute (côté Pajak, ses condisciples le surnommaient Marabout et son premier poème évoquait une baleine aux dents de chocolat...), enfin partagé cette étrange « sensation poétique », devant le monde, que nous ne saurions définir mais qui nous aura submergés comme tant d’enfants et d’adolescents bénis des bons génies en leurs heures buissonnières. 

     La poésie « femelle » existe : Pajak l’a rencontrée… 

    Un exergue d’Henri-Frédéric Amiel figure au fronton du chapitre intitulé Le Paysage de l’Âme et consacré à la bien émouvante et non moins étrange Emily Dickinson, parente occulte, à divers égards, du non moins singulier auteur du Journal intime : «La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. » 

    La notation date de 1852, alors qu’Emily, âgée de 22 ans, se cherchait «avec des lanternes», mal faite pour vivre en société et ne laissant d’inquiéter un peu les siens (sa froide mère et son pasteur de père) en passant ses nuits à écrire des lettres, bornant ses allées et venues diurnes entre sa chambre de jeune fille obsédée par la mort et le jardin où elle s’adonnait à la rêverie et à la lecture.

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    Frédéric Pajak avoue n’avoir découvert la poésie «femelle» que vers sa trentaine, tombant précisément sur les poèmes d’Emily Dickinson et de Marina Tsvetaeva, et ce qu’il en dit mérite d’être cité quitte à faire grincer les canines de celles et ceux qui refusent toute caractérisation typiquement féminine : « J’ai alors éprouvé une sensation inconnue, comme si j’étais happé de l’autre côté du miroir, derrière ma maigre réalité visible. Là où le plus souvent le mâle versificateur s’acharne à capter les les choses et les êtres, la femme poète s’aventure en elle-même, dans des régions mentales souvent épargnées. Elle s’émeut de la plus infime intuition, d’un frémissement du cœur, d’un soupir. De ces émotions ensevelies, elle fait une délicate machine de guerre. Guerre aux certitudes, guerre à la sensiblerie (…) » 

    On ne saurait mieux s’opposer au cliché « machiste » de la poétesse sentimentale et bas-bleu tricotant ses vers trop réguliers en sage chignon, et c’est d’ailleurs une Emily souvent tourmentée, mystique et sceptique à la fois au dam des bigots, composant 1789 poèmes qu’elle priera (en vain) sa sœur de brûler comme Amiel demandera à ses proches de détruire les 16867 pages de son Journal ; et côté Tsvetaeva, fille de feu, c’est une véritable épopée dans le siècle que retracera Pajak dans la foulée d’un journal de voyage en Russie sur les «lieux du drame».  D’Amiel, en outre, Emily Dickinson, qui fut sa contemporaine (on imagine la rencontre !), partage une irrésolution chronique en matière affective et charnelle, un lancinant sentiment de culpabilité et une nature spirituelle hantée par la «gigantesque substance de l’Immortalité»… 

    IMG_3125.jpg Du détail « universel » aux abîmes de l’Histoire 

     C’est avec un souffle de poète, aussi justement inspiré dans l’usage des mots appropriés que dans l’expression de tous les sentiments-sensations attrapés dans les filets d’encre de ses dessins, que Pajak retrace la terrible saga de Marina Tsvetaeva, intempestive amoureuse d’une folle sensibilité et susceptibel en diable. 

     Ceux qui connaissent déjà l’épopée privée et collective, abondamment documentée, de la vie de Marina Tsvetaeva (1892-1941), où s’enlacent les deux corps de la poétesse aux multiples amants et du peuple russe tourmenté par autant de passions naïves que par d’écrasantes souffrances, redécouvriront pour ainsi dire, à nu et à neuf, comme dans un grand poème brut aux mots simples et à l’élan vif, ce roman tragique à double tresse narrative ou l’Histoire avec une grande Hache tranche les têtes et les clochers d’église au fond desquelles, même transformées en n’importe quoi de plus lourdement utilitaire et de spirituellement inutile, tout un peuple continue de prier et de pleurer. 

     Les gros noms gris de Lénine et de Staline hanteront longuement les mémoires de l’ombre, où luit le brin de paille de l’espoir que relance le verbe des poètes, et voici les fins noms lumineux de Rilke et Pasternak, également aimés par Marina, scintiller comme les étoiles scrutées par Emily à l’autre bout du monde et du temps pendant que Serguei, l’officier juif de la garde blanche, compagnon des bons et des mauvais jours de Marina, tombe à Lausanne sous les balles des assassins politiques. Et comme le peuple russe, la lectrice et le lecteur pleureront en lisant les pages bouleversantes consacrées aux relations de Marina et de son fils Murr, jusqu'au suicide de la mère demandant pardon à celui-là dans un dernier message désespéré...

    Immense poésie ? Frédéric Pajak n’a pas besoin d’en multiplier les citations au fil de ses deux récits - le très mince d’Emily dont l’immensité est tout intérieure, et le tout débordant de violence et de tendresse de Marina, car elle est ici incarnée dans l’immensité de la vie même que le verbe transfigure - la liberté restant au lecteur de déchiffrer les vers des deux géniales fées-sorcières dans les œuvres elles-mêmes, également marquées au sceau de l’intensité absolue et du sacré.

    Frédéric Pajak. Manifeste incertain, volume VII. Emily Dickinson, Marina Tsvetaeva, l’immense poésie. Les Éditions Noir sur Blanc, 317p. 2018. 

  • Mondiaux de mondiaux !

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    Entre Zermatt et l'île de Pâques, restons zumains...

    La globalisation ne nous aura pas: de la plus haute cafète du monde, au sommet du Petit Cervin, aux îles paradisiaques plus ou moins protégées des funestes tours operators, l’humanité lucide – à savoir nous, Européens ou citoyens du monde insoumis –, se réveille et n’ira pas «dans le mur». Avec «Demain l’Europe», le sinologue Jean-François Billeter indique des pistes. Cela au moment même où, aux Journées de Soleure, nos «autrices et auteurs» vont seriner leurs vieilles rengaines…

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    Cette chronique, dédiée à l’Oxymore universel que symbolise la splendeur atroce du monde actuel, s’est amorcée mentalement dans le chaos high-tech du restau le plus haut du monde – dixit la pub – à l’enseigne du Matterhorn Glacier Paradise, altitude: 3883 mètres au-dessus des déchets de la mer, au milieu d’une foule de Japonais et d’Américains, d’Indiens et de Chinois, de têtes blanches russes et de têtes «blondes» indo-pakistanaises, et je venais de m’incliner devant Notre Seigneur crucifié tout caparaçonné de neige glacée qui domine la terrasse sommitale où mes sœurs et frères humains s’immortalisaient à grand renfort de selfies, quand je me dis, une fois de plus, que l’homme est capable de tout ça: capable du Christ et capable des génocides – et la femme suit avec la trousse de secours...

    C’était la veille des élections européennes, dont je n’attendais rien que d’indicatif, et l’avant-veille de la grève des femmes du 14 juin – coïncidant avec le jour de ma naissance, sous le signe des Gémeaux, et celle d’Ernesto Guevara dit Le Che –, dont je ne savais à vrai dire trop que penser tant j’ai appris, dès mes vingt ans, à me méfier des gesticulations collectives et des opinions proclamées sans suite.

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    En slurpant mon bol de goulache européenne à douze balles face aux Géants des Alpes – du Cervin à la Dent Blanche et, de l’autre côté, du Dôme des Mischabel au Mont Rose et au tout proche Breithorn –, je nous revoyais, plus de cinquante printemps plus tôt, brassant la poudreuse de Saas-Fee à Chamonix, via Zermatt et Arolla, suivant la mythique Haute Route, et deux petits fiancés pakistanais, maintenant, tournant le dos à l’imprenable panorama, se régalaient de noodle-chicken en gobelets de carton tout en baragouinant une langue proche du patois zermattois, avant de reprendre leurs roucoulements de cocolets adorables.

    A vingt ans nous nous étions jurés, farauds, de dynamiter toutes les installations mécaniques sises à plus de 3333 mètres d’altitude, ce qui ne nous avait pas empêchés de nous griser à notre première montée téléportée au sommet de l’Aiguille du Midi, avant de zigzaguer entre les crevasses de la Vallée Blanche, et voilà qu’à l’instant ma bonne amie me balançait, sur mon smartphone, l’image de la meute rampant le long de l’arête sommitale de l’Everest, décompte des derniers morts à l’appui.

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    Notre première traversée glaciaire, vers Pâques 1967, a été marquée, au pied du col du Strahlhorn, par notre premier mort matinal. Les hélicos tourniquaient là-bas avant notre passage du col, et vers midi nous avions déjà remonté la Bahnhofstrasse de Zermatt pour gagner le refuge de Schönbühl d’où, deux ans plus tôt, nous aurions pu suivre la progression de Walter Bonatti dans sa première hivernale de la face Nord.

    Reynald, l’un de mes compères de sac et de corde sur la Haute Route, était encore vivant quand je suis allé interviewer Bonatti à Milan, qui bivouaquait alors sur le balcon de son immeuble de dix étages en vue d’une prochaine hivernale. C’est avec Reynald que j’ai foulé la neige glacée de la Pointe Dufour, au Mont Rose, que j’ai désignée, dans la cabine du Petit Cervin, à l’attention de l’Américaine quinqua en train de tricoter un petit bonnet, comme étant la plus haute cime à la fois helvétique et italienne, la faisant s’exclamer «oh my God», mais à présent je pensais au fils de Reynald qui soigne ma vieille carcasse selon la technique japonaise du shiatsu qui ferait sourire, évidemment, le vieux rationaliste Frédéric Saegesser, patron de Reynald au CHUV lausannois et au côté duquel j’ai pleuré notre ami fracassé dans les séracs du Dolent, trois mois avant la naissance de notre deuxième enfant, etc.

    Sur le toit, entre Zermatt et Rapa Nui…

    Ensuite je me suis retrouvé sur le top du roof de cet hôtel sans étoiles et sans attrait extérieur du vieux Zermatt, à l’enseigne du Petit Charme-Inn, conseillé sur le site Booking pour son prix modique et ses excellentes notations, – cordial accueil et breakfast généreux –, face au tiers supérieur du Cervin bien planté là-haut dans le ciel encore clair, me trouvant là non pour motifs touristiques, malgré ma virée au Paradise, mais pour réviser un libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas où je m’en prends, précisément, aux méfaits de la globalisation et à tous ses aspects débilitants, à l’effondrement de l’esprit critique et à la soumission aux impératifs du profit et des empires se disputant la domination mortifère du monde.

    Coïncidence ou pas, vu que nous sommes beaucoup à penser que la catastrophe annoncée mérite de lucides réactions, je venais de lire et d’annoter une magistrale lettre ouverte aux «importants» de France voisine, signée Pierre Mari et intitulée En pays défait, sur laquelle je me promets de revenir sous peu; et tel autre bref essai du sinologue Jean-François Billeter proposant, en temps combien opportun, une réflexion politique et philosophique d’une totale limpidité accordée à la vision non moins radicale de Denis de Rougemont.

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    Une heure plus tôt j'avais en outre parcouru la Bahnhofstrasse de Zermatt, dont l’alignée de boutiques flamboyantes à marques mondiales rivalise avec sa clinquante homonyme zurichoise – à cela près que les Zermattois ont su préserver quelque chose de leur vieil esprit de clan traditionnel en phase avec nos racines terriennes, – j’avais fait deux stations rituelles à la réjouissante petite bibliothèque publique jouxtant l’église, et, au pied de celle-ci, au lieu sacré entre tous, à mes yeux, du cimetière des dévissés, et tout à coup, via le média indocile boosté par Jacques Pilet et la bande de feu L’Hebdo liquidé par les capitalistes sans visages, voilà que je tombe sur la chronique de Michael Wyler, illustrée par de splendides images de sa compagne Cécile, relative aux statues de l’île de Pâques et aux nuisances du tourisme de masse qui a fait réagir le gouvernement chilien par d'adéquates mesures.

    Jacques, Roland, Michael, Cécile et les autres…

    Comme Jean-François Billeter, comme Jacques Pilet qui m’a prié de le rejoindre sur BPLT, comme Roland Jaccard perdu de vue et que j’ai retrouvé, vaurien comme devant, sur ce site se piquant d’indocilité – pas assez à mon goût, car l’indocilité ne vit que d’intranquillité –, Michael Wyler incarne à mes yeux l'espèce, à géométrie variable, des hommes de bonne volonté, auxquels les femmes auront bien des raisons de rappeler, le 14 juin prochain, que la volonté vraiment bonne a plus souvent été de leur côté dans les choses de la vie.

    Michael est un homme de trempe réaliste, féru en économie complexe et bon connaisseur de la Chine pour y avoir travaillé quelques années au service d’une compagnie aérienne suisse connue. Depuis le lancement de BPLT, nous sommes assez complices il me semble. C’est un homme d’expérience comme il y en a peu dans le milieu littéraire que, d’ailleurs, j’ai toujours évité.

    Sur le roof du Petit Charme-Inn, j’ai pris ainsi connaissance du programme des prochaines Journées littéraires de Soleure, pour en conclure que pour rien au monde je ne m’y pointerai. Ce programme est en effet anti-européen, en cela qu’il ne rend aucunement compte de la remarquable diversité de notre littérature et donc de notre pays distribué en régions.

    L’on y annonce plus de septante «autrices et auteurs», mais les vrais écrivains se comptent sur les doigts de deux mains, les Romands sont réduits à cinq pelés et tondues que sauve la présence d’Etienne Barilier, l’hégémonie est à la grisaille alémanique mêlant pions et fonctionnaires de la culture, et l’énoncé des débats est affligeant: littérature et pouvoir, procédures pratiques de la mise en mots: que du flan! Le pire étant cette table ronde annoncée où l’on se propose de rétablir une injustice, à savoir que la plupart des auteurs actuels sont des femmes – ce qui est évidemment une bourde –, que la plupart des lecteurs actuels sont des lectrices, et qu’il faut réagir nom de bleu! Dans une des vitrines de la Bahnhostrasse de Zermatt, une marmotte empaillée peut être acquise pour la somme de 750 francs. Cela ne me dérange pas du tout. En revanche, je trouve hideux qu’on ramène le juste débat sur la place de la femme dans notre société à une espèce de tribunal criseux et revanchard dont la littérature serait le lieu d’affrontement.

    À cette horreur latente s’ajoute la perspective patente d’ateliers d’écriture évidemment assommants et de lectures en plein air qu’on espère arrosées de pluies acides. Il fut un temps où être «sur Soleure» signifiait l’ivresse sympathique. A quoi succède l’écriture convivialement nivelée où tout un chacun et chacune se pique d'écrire.

    Or, nous ne sommes pas en reste: il y a d'ailleurs désormais, en Suisse française, où pullulent les autrices et auteurs autoproclamés, une Académie romande! Trente ans après la pamphlet de Barilier intitulé Soyons médiocres, l'injonction fait florès!

    Un chapitre important, dans le livre de Jean-François Billeter, porte sur l’accomplissement du travail personnel par l’objet parfait qui nous dépasse et nous survit. Or, je vois plus de dynamisme constructif, pour ma part, dans les pylônes du Petit Cervin, que dans les sempiternels et stériles débats d’une certaine intelligentsia dont la caractéristique principale, selon l’expression de mon ami Thierry Vernet, compagnon sur la route de Nicolas Bouvier, est de «freiner à la montée».

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    Enfin voici les images splendides de Cécile Wyler à Rapa Nui, et voilà la chronique chaleureuse et percutante de mon camarade Wyler, né la même année que Che Guevara mais le jour de sa mort, qui a de la Chine sa propre expérience faisant écho, sans doute, à celle de Jean-François Billeter.

    Sur quoi, de Michael Wyler à Christophe Ransmayr, qui a raconté «son» Rapa Nui dans l’inoubliable Atlas d’un homme inquiet, la chronique n’en finit pas de s’écrire contre les zombies…

  • Michel Serres l'arborescent

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    Il se voulait philosophe pour tous, à mi-chemin de la science et de la littérature, terrien et navigateur, érudit humaniste et compère de bon sens, ami de René GIrard plus que des "modernes " au goût du jour;  Il vient de mourir à l'âge de 88 ans. Par manière d'hommage , voici l'entretien à qu'il m'avait accordé chez lui, Paris, à propos de Rameaux...
    “Le monde d’aujourd’hui hurle de douleur parce qu’il commence son travail d’enfantement”, écrit Michel Serres à la première page de Rameaux, dont l’image du titre annonce les thèmes: filiation, dépassement de l’opposition du tronc-père et du fils-rameau ou de la science-fille, transformation de l’information objective en connaissance subjective, repérage de ce qui fait vraiment événement, attente de nouveaux avènements. Au seuil d’une Renaissance, entre régression obscurantiste et métamorphose de la perception et des savoirs, le penseur affronte l’à-venir dans la double relance du Grand Récit de la science et des écrits littéraires scandant l’évolution spirituelle de l’humanité. Après Hominescence et L’incandescent, sa réflexion alterne flèches de sens et cristallisations d’images, synthèses fulgurantes et relances personnelles, dans une sorte d’effervescence poétique qui engage l’attention vive du lecteur.

    - Pourriez-vous situer ce nouveau livre par rapport aux précédents ?

    - Après Hominescence où je tentais de faire le point sur quelque chose que je n’osais pas appeler hominisation, terme un peu lourd, puis L’incandescent, deux livres aux titres inchoatifs, se référant au début d’une évolution, comme adolescence ou arborescence, j’ai été tenté d’appeler celui-ci Arborescence. Craignant la répétition, je l’ai donc appelé Rameaux pour évoquer des questions aussi simples que: qu’est-ce qu’une nouveauté, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans les nouvelles, qu’est qu’une naissance, qu’est-ce qu’un événement, qu’est-ce qu’une invention ? Ce qui m’y a amené, c’est une nouvelle perception des sciences. J’avais relevé déjà, dans L’Incandescent, ce que j’appelle le Grand Récit, à savoir cette coulée gigantesque datée par les sciences, et qui permet de suivre les émergences successives de l’univers, de la planète, de la vie et de l’homme. Ce qui m’a intéressé cette fois, c’est de parler de ces émergences imprévisibles et contingentes, observées par les sciences, dans leur rapport avec le récit que font les littératures des mêmes phénomènes.

    - Comment le thème de la filiation humaine a-t-il cristallisé ?

    - Tout à coup, j’ai eu l’idée que le tronc majeur qui supportait le rameau était quelque chose comme le père, et que le rameau était filial. Lorsque l’idée de contingence est venue s’ajouter à celle de la nécessité des lois, je me suis aperçu que dans les dialogues qu’il pouvait y avoir entre, d’un côté, l’homme politique, le journaliste ou l’homme de la rue, et, de l’autre côté le savant, je me suis aperçu que le savant ne répondait plus comme autrefois. Autrefois, le savant énonçait la vérité comme un prophète ou comme un sage, qui détenait la vérité. Aujourd’hui, lorsqu’on lui demande si c’est risqué de se lancer dans l’aventure des OGM ou du clonage, il hésite et parle de pourcentages de risques “dans l’actuel état de la science”. Il a, par rappoprt à la vérité, une sorte de modestie et un nouveau recul, ayant pris conscience du détail et de l’infinie complexité de ces problèmes, et par conséquent il n’a plus la vision arrogante du scientiste de naguère.

    - De quand date ce changement d’attitude ?

    - Les problèmes posés par la science ont surtout inquiété la conscience éthique dès la fin de la guerre. Il y avait certes eu des alertes dès la fin du XIXe siècle, comme on le voit chez un Michelet. Mais la coupure nette date de l’explosion des bombes atomiques. Ce traumatisme me fait opposer la science-mère et la science-fille. Et puis ce qui est nouveau est d’un ordre plus profond: c’est une sorte d’harmonie et d’unité entre le savoir scientifique, les récits littéraires, l’existence ordinaire des hommes, et même quelque fois la religion, puisque je parle de saint Paul, comme s’il y avait tout à coup une bascule de culture qui faisait voir l’unité de toutes nos expressions.

    - Qu’avez-vous découvert de neuf chez l’apôtre Paul ?

    - Cette nouveauté que je perçois depuis trois livres dans l’histoire contemporaine, j’ai eu un moment à la comparer à des nouveautés semblables. Je crois que nous vivons une période assez analogue à la fin de l’Antiquité et à la Renaissance. A chaque fois, il a été question de reformuler ce que pouvait être un homme. Il y a ainsi chez Montaigne une recherche de l’homme survivant à l’effondrement du Moyen Age. Si je parle de Paul, c’est que la fin de l’Antiquité est un moment comparable. Paul aussi se pose la question de savoir ce qu’est l’homme. Lui qui partage les trois appartenances aux mondes juif, grec et romain, déclare aux Galates: ni juif ni grec, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre. L’homme de l’Antiquité se définissait comme appartenant à telle nation, telle classe ou telle religion, alors qu’il crée l’homme universel, indépendant. Au fond, le moi moderne n’est pas inventé par saint Augustin, comme je le croyais, mais par Paul. C’est lui qui fonde d’ailleurs le genre de l’autobiographie. C’est à la fois l’inventeur du “moi” et de celui qui s’exprime.La conscience moderne naît à ce moment là. Je prends donc Paul comme philosophe-témoin actif de cette bascule de culture. C’est une prise de conscience assez récente. Philosophe de métier, j’ai plutôt une âme grecque, formée par la grande tradition qui va de Platon aux épicuriens. La philosophie est un long commentaire du platonisme. Du coup, je ne comprenais pas saint Paul, pas plus que l’aréopage d’Athènes auquel il parle et qui l’accueil avec des sarcasmes. Je l’ai compris à cause de ma réflexion sur la nouveauté. La métaphore du rameau vient d’ailleurs de Paul, qui greffe un nouveau rameau. Il y a chez Paul un appel à l’universalité et à cette notion très actuelle de citoyen du monde.

    - Quels sont vos rapports personnels avec le “tronc” judéo-chrétien ?

    - J’ai toujours été très intéressé par l’histoire des religions. Tous mes livres en portent la trace. Dans ce livre, je redéfinis d’ailleurs les notions de foi et d’espérance par rapport à l’émergence d’un nouveau monde. Quand on parle de l’émergence de l’homme, on évoque l’événement datant de 7 millions d’années correspondant à la station debout et à la perte de sa toison, mais l’événement lié au fait qu’il commence à dire “je” n’est pas moins important.

    - Que pensez-vous du rapprochement, opéré par certains, dont les frères Bogdanov et Jean Guitton, entre les questions de nos origines liées aux découvertes de l’astrophysique et les réponses de la religion ?


    - Il est certainement légitime de se poser la question, mais certainement pas d’y répondre d’une façon aussi douteuse. J’y vois une sorte de rafistolage à la façon du XIXème siècle. D’ailleurs Jean Guitton ne connaissait pas un traître mot de la science...

    - Vous affirmez que nous avons besoin aujourd’hui de saints. Qu’entendez-vous par là ?

    - Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson décrit avec beaucoup de soin la trilogie du génie, du héros et du saint. Mais je pense que ce tripode est un peu bancal. Les héros et les génies sont un peu des Rastignac qui s’imposent à la société, dont le tombeau se trouve au Panthéon et qui donnent leurs noms aux rues. Ce sont des gens de la gloire, dont la sainteté n’a cure. Du coup, la liste des saints est inconnue. Je me moquerais volontiers des héros et des génies, alors que je respecte beaucoup plus celui dont la vie bonne éclaire sa localité et ne fait pas de vagues. Le héros et le génie font partie de la Star Académie (Rires).

    - Avez-vous rencontré des saints ?

    - Oui, je le crois. De telle sorte que je tairai leurs noms...

    - Que lien y a-t-il entre le sacré et cette sainteté-là ?

    - Je suis assez d’accord avec René Girard sur ce point. Je crois que le sacré est lié à la mort et au sacrifice. Il y a ainsi des religions, très archaïques, qui pratiquent le sacrifice humain ou animal. Au fur et à mesure que l’histoire avance, les religions deviennent de plus en plus douces, et je vois la sainteté comme un relais du sacré. Les “religions” les plus modernes se caractérisent par le refus du sacré. Nous le voyons dans les moeurs d’aujourd’hui. Nous fabriquons du sacré au rabais. Lorsque la princesse Diana a été embaumée comme une sorte d’héroïne, je n’ai pu m’empêcher de penser que notre société fabriquait exactement l’apothéose romaine, lorsque les empereurs devenaient des dieux. A la télévision, le sacrifice humain est de retour en force, comme une espèce de tentation sociale première. Nos sociétés sont très avancées du point de vue scientifique ou technique, mais extrêmement archaïques du point de vue de cette régression.

    - Comment retrouver le sens et la confiance ?

    - La représentation de la violence diffuse, à l’horizon de nos mentalités une sorte d’assombrissement angoissé. Dans les médias actuels une bonne nouvelle n’est jamais une nouvelle. C’est une mauvaise nouvelle qui est jugée “bonne” à faire la Une. Et pourquoi diffuse-t-on de mauvaises nouvelles ? Parce que le public désire de mauvaises nouvelles. Aristote disait déjà que l’essence du spectacle est la terreur et la pitié. Or vous avez bien que tous les journalistes ont lu Aristote (Rires). La terreur et la pitié font toujours recette, tandis que l’optimisme ne se vend pas. Aujourd’hui, ceux qui disent que tout va mal sont fêtés.

    medium_Serres6.jpg- Qu’est-ce qui vous incite à la confiance ?

    - Essentiellement: une réelle connaissance de la science, qui fait défaut à la plupart des philosophes de la catastrophe. Il faut cesser de ressasser la formule “après-moi le déluge”. Si la philosophie a un souci, c’est de préparer des outils pour les générations futures. Si on ne leur transmet que de l’angoisse et de la terreur, je ne vois pas comment elles survivront. Ce qui me frappe dans les messages apocalyptiques de certains adversaires de la science et de la technique, c’est qu’ils reprennent exactement les mêmes arguments qu’on utilisait au XVIIe siècle pour stopper l’entrée de la pomme de terre en Europe, supposée empoisonner. Bien sûr, nous agissons sur le climat et devons rester très prudents en matière d’écologie. Pourtant je prône un optimisme de combat: il faut agir et non pas se lamenter. La connaissance est en outre plus féconde que l’opposition systématique.

    - Il y a cependant une inadéquation de l’enseignement par rapport aux deux pôles de la connaissance...

    - On forme toujours deux populations très séparées en enseignant d’un côté les sciences et de l’autre les humanités. Les littéraires ne savent pas la science et les savants n’ont pas de culture humaniste, éthique ou philosophique. Du coup, on oublie qu’on habite la planète, dans un environnement où tout est lié, et non seulement les humains. Si vous regardez les institutions internationales, vous constatez que toutes sont liées aux relations humaines, et qu’aucune ne s’occupe de l’air, de l’eau du feu ou du vivant. J’aimerais bien qu’on établisse une institution internationale où l’homme politique recevrait, à la barre les représentants de l’air, de l’eau ou de la forêt... Sur dix conflits dans la planète, il y en a cinq ou six qui ont pour enjeu les sources d’eau, Dans le conflit israélo-palestinien, on ne le dit jamais mais c’est l’eau qui est en jeu, de même que le pétrole est à la base de la guerre en Irak. C’est de la planète qu’il s’agit.

    - Vous qui enseignez aux Etats-Unis qu’observez-vous chez vos étudiants ?

    - J’observe un mélange de plus en plus varié de population, comptant parfois dix à quinze nationalités différentes, dix langues ou six religions. D’enseigner à des mélanges change l’enseignement, du fait des susceptibilités variées, des manières de parler. On voit en tout cas que se forme un citoyen du monde. Ce mélange multiculturel finit par former une voix commune. Il y a, de toute évidence, un nouvel homme en formation.

    - Comment vous situez-vous dans le monde intellectuel ?


    - Un peu à l’écart. La plupart des intellectuels sont orientés politiquement et dispersés en discipline. J’ai l’impression, pour ma part, d’avoir effacé la barrière des disciplines.

    - Quel est finalement le message de Rameaux ?

    - L’essentiel du message de Rameaux est de dire que les événements son réellement contingents. Vous ne savez pas ce qui va vous arriver en sortant de chez moi. Bergson parlait déjà du jaillissement ininterrompu de l’imprévisible nouveauté. Ce qui me dnne confiance, si je fais le bilan de ce qui m’est arrivé de bien dans la vie, c’est que ce furent toujours des événements qui n’étaient pas prévus. Mais chaque événement arrive sur des pattes de colombes ou comme un voleur dans la nuit et vous pouvez ne pas le percevoir. Pour qu’il vous arrive, il faut que vous le perceviez et en fassiez quelque chose.

    - Qu’est-ce qui vous inquiète le plus aujourd’hui ?

    - Ce qui m’inquiète le plus, c’est précisément cette énorme vague d’inquiétude qui submerge le monde, cette espèce de maximisation de la terreur. On parle beaucoup de violence, dans la monde d’aujourd’hui. Mais imaginez qu’un homme de mon âge a assisté, depuis 1936 et les guerres de la décolonisation, à la disparition de dizaines de millions d’êtres humains. Qu’est-ce que la violence d’aujourd’hui à côté de ce bilan ? Ce qui me fait peur aujourd’hui, c’est à quel point le gouvernement d’un Bush agite la terreur et la violence. Mais que risquent donc les Américains ? Cette surenchère de la terreur est inquiétante. La violence a toujours été notre problème. Elle est le problème humain par excellence, et nous sommes toujours en train de la négocier par la culture, par la langue, les arts, la religion, la guerre aussi. L’abominable saccage des deux guerres mondiales est sans proportion avec la violence actuelle, qui est en revanche sur-représentée par les médias.

    - Vous insistez beaucoup sur l’émancipation liée à l’information...

    - J’y ai beaucoup insisté dans Hominescence, car cela change non seulement les relations humaines, mais aussi l’espace dans lequel nous vivons. Autrefois on vivait dans des réseaux bien définis, alors que nous vivons aujourd’hui dans un espace où on redéfinit les voisinages. L’immédiateté du courriel, fait que je suis le voisin de quelqu’un qui habite à Florence ou San Francisco, et très éloigné de quelqu’un qui habite dans la maison d’â côté. Les distributions de l’espace et du temps ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus le même monde.

    - Comment imaginez-vous la nouvelle culture à venir ?

    - Je crois que la culture va changer d’horizon. Qu’est-ce que c’était qu’un homme cultivé il y a vingt ou trente ans ans de ça ? c’était un homme qui avait derrière lui les 4000 ou 5000 ans de sa culture gréco-latine, hébraïque ou égyptienne. L’homme cultivé avait un âge: il avait 5000 ans. J’ai soudain l’impression que l’homme cultivé d’aujourd’hui à 15 milliards d’années. Il a derrière lui le grand récit de l’univers et de la planète. La culture a changé d’horizon temporel. En outre, l’homme cultivé d’aujourd’hui a un horizon spatial tout différent. C’est à dire qu’à faveur de ses voyages il commence à être un citoyen de la planète. Toutes ses références se sont extraordinairement élargies. Il nous arrive ce qui est arrivé à saint Paul à la bascule de l’Antiquité, qui élargit la notion d’humanité. Puis, à la renaissance, Montaigne élargit l’homme européen aux Indiens d’Amérique. Actuellement, l’élargissement est à la mesure du monde.

    Michel Serres. Rameaux. L'ouvrage a été réédité dans la collection de poche du Pommier.

    Michel Serres. Le sens de l'info. Entretiens avec Michel Polacco. 3Cd - MP3 13h.40 d'émission. France Info / Le Pommier, 2010.

  • Le sérieux de la littérature

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    Par Vladimir Dimitrijevic

     

    La littérature, nous a-t-on dit dans les milieux réputés bien informés, s’est réfugiée : 1) Dans l’actualité politique, sociale ou économique ; 2) Dans les gloses sur les arts plastiques ; 3) Dans le cinéma, le théâtre ou le happening ; 4) Dans le reportage sociologique ; 5) Dans les essais en tous genres –tout cela variant selon un calendrier facile à établir. Nous passerons sous silence la linguistique et la psychanalyse, qui sont affaires de spécialistes, encore que certains écrivains trouvent à les compromettre en des œuvres qualifiée d’expérimentales. Constatation sommaire, mais assez généralisée pour nous inciter à nous demander sur quoi reposent l’orgueil et la suffisance de ces critiques ou journalistes prophètes ?

    Il n’est pas rare d’entendre un écrivain déclarer, l’air grave, qu’il refuse d’être dupe de la société et qu’il va détruire par conséquent son œuvre et ses personnages, ceci pour ne pas tomber dans les pièges de la classe dominante. Vous aurez remarqué sa mine sérieux et humble. Imaginons maintenant que nous le suivions dans son argumentation : son œuvre nous apparaît en effet comme une cassure, le public ne le comprend pas, mais c’est parce qu’« il est bête et rétrograde ». Or cette constatation offre deux justifications commodes : la première est que, de toute évidence, l’on est en avance sur son temps ; et la seconde, curieusement assez fréquente, que les prix montent par hystérie spéculative basée sur l’ouï-dire et la terreur. Ce sont nos prophètes convaincus de sentir ce que doit être l’« art vivant » qui la tiendront, faisant gonfler au même instant le tirage de tel livre, et grossissant, par leurs oracles hebdomadaires, les foules  affluant à telle exposition de prétendue avant-garde, ou les travées de vieux jeunes  qui, dans tel théâtre du nu intégral ou de l’ouvriérisme larmoyant, s’affairent à rajeunir. Le dernier train lancé, le public, placé devant le fait accompli, n’a plus qu’à payer son droit d’accès à la « culture ». Ajoutez à cela le sourire méprisant de nos « artistes » et de leurs valets prophétiques et comprenez-le alors, ce public, partagé entre un silence perplexe et la crainte d’être abusé : doit-il rester muet, en espérant comprendre demain, ou va-t-il alimenter l’imposture en s’enthousiasmant sans raison ?

            Mais revenons à l’artiste destructeur. Contrairement aux âmes sensibles, qui prêteront à ses actes malheur ou masochisme, nous pensons qu’il est rare de découvrir une œuvre réellement habitée par la folie destructrice. Ce qui est fréquent, en revanche, c’est d’assister à la singerie honteuse de la folie, du malheur, de la famine, de la persécution. Cette mascarade se dissimule dans les poèmes creux de l’éclatement arbitraire, dans les textes « déconstruits » ou les proses à prétentions politiques, voire scientifiques, de certaines chapelles, sans compter les innombrables facéties d’un art décadent se nourrissant de pains collés aux murs et de sanies en bocaux ; comme elle se dissimule dans les émissions que la frivole télévision consacre à l’aliénation mentale ( contemplez alors le ballet de sophismes raffinés de nos jeunes analystes), à la vieillesse, au monde ouvrier. Aliénés que l’on prétend comprendre, vieillards que scrute la caméra de son œil indécent ; travailleurs dont on sollicite les doléances d’exploités : documents, n’est-ce pas ? Et saisi sur le vif !

            Eh bien, ce lamentable déguisement occidental est navrant, car il empêche les gens d’exprimer ce qu’ils sont, d’écrire vrai, de peindre vrai, de filmer les scènes auxquelles ils croient, d’accomplir d’abord l’œuvre avant de la détruire, ou de la détruire ainsi que le firent Gogol, Kafka ou Rouault, pour ne citer que ceux qui laissèrent des traces. Construire d’abord. Toutes les folies seront humaines ensuite.

            Au lieu de cela, un vaste mépris pour l’art, pour la vie. Les médecins et les psychologues, les savants et les prêtres donneront leurs opinions sur ce désarroi. Quant à nous, ce qui nous importe, ici, c’est de dire ce que nous ressentons au contact de la littérature qui nous touche, qui est celle de tous les temps, l’incessant accomplissement de chaque homme. Nous ne la croyons pas renfermée en l’un ou l’autre genre, chacun choisit celui qui lui est proche ou auquel il aspire, dans l’une ou l’autre époque. Mais nous affirmons sa richesse inépuisable, nous l’aimons sous tous les climats, par la voix de tout homme quand il est près de son cœur.

            Il y a des récits qu’on chuchote pour faire passer le temps, temps douloureux ; des livres qui ébranlent les nations : La case de l’oncle Tom ; ou qui mettent en doute jusqu’à notre fierté d’êtres humains, tel Le Cheval de Tolstoï. Il y a la voix du souterrain, celle de la forêt, de Monsieur Swann ou d’Antigone.

            Nous ne pouvons admettre qu’une poignée de gens, qui parasitent les arts et qui en vivent, puissent perpétuer sous nos yeux l’exhibitionniste spectacle de la destruction du texte, du papier, de la toile, de la pierre, de la pellicule. Au comble du délire, eux qui ne savent pas que l’art ou la lumière sont une partie transparente et bénie de l’être humain, s’attaquent, en interprètes aveugles du matérialisme, au matériau lui-même – à faire pleurer Epicure, Helvetius et Diderot ! Le catalogue des aberrations fera rougir nos plus vaillants collectionneurs.

            Cette mascarade s’est figée depuis quelque temps. Elle se figera plus encore quand les gens liront ce livre venu d’une planète où la littérature bouleverse les âmes et secoue les cyniques, les bourreaux et les geôliers.

            L’Archipel du Goulag disperse déjà les malentendus. Pour le moment, sous l’emprise de la stupeur qui se dégage de ce témoignage, de sa beauté d’expression, de l’altière ironie d’un homme prêt au pire, investi qu’il se trouve d’une mission par tout un peuple, Alexandre Soljenitsyne, par sa voix unique et grâce à son génie, en homme et en artiste conscient de son destin et de sa grandeur, nous transmet l’inventaire des atrocités perpétrées sur ses semblables.

            Ainsi dire partout la vérité, ne pas écrire pour flatter le temporel, le critiques ou le public, dire ce que tout homme a d’unique en lui-même.

    Soljenitsyne est un écrivain comme une langue n’en donne que quelques-uns. Mais il y en a tant d’autres, avec leurs parcelles inimitables et leurs coins de vérité, qui confèrent à la littérature son sérieux et sa gravité. Combien de Charles-Louis Philippe, de Raymond Guérin, de Marcel Aymé, de Jules Vallès, de Joyce cary, de Léon Daudet, de Georges Haldas, d’Elio Vittorini, de Witkiewicz, d’Italo Svevo, de Robert Walser, de Nicolas Leskov, de Jules Renard pour nous prouver la générosité de la littérature. Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir Charles-Albert Cingria lustrer sa bicyclette !

     Mais pendant combien de temps les grenouilles se tairont-elles ? Quel sera le premier de nos doctes à insinuer que Soljenitsyne ne connaît pas le premier postulat de la psychanalyse prénatale ?

    Le marécage est si confortable…

     

    V.D / JLK. Septembre 1974.

     

    (Ce texte constitue l’éditorial de la première livraison du journal littéraire Revizor, paru sous l’égide de L’Age d’Homme en 1974. La version jetée sur le papier par Dimitri a été peaufinée par JLK. Le texte a été repris en octobre 2011 dans la livraison No 87 du journal littéraire Le Passe-Muraille, entièrement consacrée à un hommage à Dimitri le Passeur, après son décès accidentel en juin 2011)

  • Freddy la fronde

    cinéma 

    Freddy Buache , grand passeur du 7e art, pionnier de la Cinémathèque suisse, à Lausanne, vient de nous quitter à l'âge de 94 ans. Retour sur une rencontre datant de son 80e anniversaire.

    Il faut du temps pour devenir jeune », disait Picasso qui n'a jamais cessé de l'être. Et Freddy Buache non plus, sous ses longues mèches chenues d'éternel bohème râleur et passionné, n'a jamais cessé de faire la pige à la décrépitude d'esprit. On attendra, et Lausanne surtout, le lendemain de sa dernière révérence pour le classer monument culturel national, comme il y a droit au titre d'indomptable pionnier défenseur du cinéma. Du moins ce jour peut-il être l'occasion de rappeler, et notamment aux générations d'après 1945, l'aventure personnelle inénarrable et les combats de ce franc-tireur dont l'esprit libertaire éclaire tous les paradoxes.

    Buache7.gifLe fils du cafetier de Villars-Mendraz devenu l'une des références de la défense et de l'illustration du 7e art sur la Croisette de Cannes ou la Piazza Grande de Locarno, disciple de Sartre et d'Edmond Gilliard à 20 ans, cofondateur des Faux-Nez et de la Cinémathèque suisse après sa rencontre décisive avec Henri Langlois, fut à la fois un agitateur culturel intempestif et un bâtisseur tenace sinon rigoureux dans l'archive « scientifique », autodidacte et supercultivé, marginal et ralliant à sa cause des gens de pouvoir de tous les bords, égocentrique comme tous les créateurs et payant de sa personne sans compter.

    Freddy Buache aurait bien aimé défiler, au 1er Mai de ce millésime finissant, sous le drapeau noir. Mais celui-ci n'est plus qu'une relique. Le blues des regrets va pourtant de pair avec l'éclat de rire ou le rebond de révolte du gauchiste jamais aligné, dans la vaste soupente de grand goût qu' il occupe à Lausanne avec son épouse journaliste et écrivain Marie-Madeleine Brumagne, à la Vallombreuse, en cette maison sous les arbres centenaires où vécut Benjamin Constant.

    Mais au fait: comment ce cap des 80 ans apparaît-il à Freddy Buache ? « Ecoutez, lorsque je constate la jeunesse d'esprit de types comme Starobinski, Lévi-Strauss ou Oliveira, qui ont largement passé cet âge, ou que je découvre le dernier film de Chris Marker, je me dis qu' il n'y a pas vraiment de quoi paniquer … Il est vrai que j'ai eu de la peine à sortir de mon activité. Cela s' est d'ailleurs manifesté par une casse, physiquement parlant, puis je me suis remis. A partir de là, j'ai pensé que la meilleure solution, aujourd'hui, était d'opter pour le silence. Nous vivons dans un monde de bavardage où, finalement les seuls qui ont encore un point d'appui sont ceux qui ne parlent pas. Je suis donc devenu de l'ordre des silencieux. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir des conversations … avec d'autres silencieux.
    « Je voudrais pourtant ajouter autre chose: à savoir qu' il y a eu, par rapport à ce que j'ai pu faire, une coupure énorme, liée à l'arrivée de la télévision. L'essentiel de mon travail est lié à une époque où un film était une chose rare, qu' il fallait de surcroît préserver de la destruction. Sans avoir l'esprit d'un collectionneur, j'ai dû faire ce travail, qui s' effectue aujourd'hui dans de tout autres conditions. C'est pourquoi il est très difficile de comparer ce que j'ai pu faire avec ce qui peut se faire aujourd'hui. »
    Lorsqu' on lui demande comment il perçoit le monde actuel, Freddy Buache hésite visiblement entre le rejet désabusé, lié au règne de la publicité et du marketing, de la profusion mercantile ou du tout-culturel insignifiant, et un reste d'espoir que lui souffle sa générosité naturelle.
    « Je ne dis pas que tout soit foutu, poursuit-il, mais je reste sceptique devant cette surabondance creuse. Je partage l'idée de Jean-Luc Godard selon lequel la culture relève de la règle, alors que l'art procède de l'exception. Regardez le dernier film d'Angeloupoulos, Eleni. A mes yeux, c'est un œuvre valable pour les vingt ans à venir, mais encore faut-il savoir lire ce film de plans-fixes dans lequel il ne se passe à peu près rien. Résultat: insuccès total ... »

    Il faut rappeler alors, en quelques traits, ce que fut l'époque du jeune Buache.
    « Autant que je me souvienne, et du fait de ma situation sociale, j'ai toujours été révolté. Dans mon coin, inquiétant mes parents qui trouvaient que je lisais trop, j'ai découvert Rimbaud et les surréalistes à l'adolescence et très vite je me suis passionné pour le théâtre et le cinéma, qui ne coûtaient pas cher, fréquenté Le Coup de Soleil de Gilles et, malgré ma timidité, j'aimais faire un tour au musée en sortant du collège ou me pointer à la sortie des artistes pour y rencontrer un Roger Blin. Sartre a pourtant été la grande influence de ma jeunesse, avant la rencontre d'Henri Langlois qui présentait une exposition au Palais de Rumine et grâce auquel, ensuite, j'ai plongé dans le monde foisonnant du Paris d'après-guerre, avec les caves de Saint-Germain-des-Prés et la Cinémathèque française. »

    Choisissant, avec son compère Charles Apothéloz, de rester à Lausanne au lieu de « monter » à Paris, Buache va se trouver mêlé à la vie culturelle lausannoise en participant au premier Ciné-Club et au lancement des Faux-Nez, à l'inauguration légendaire de la Cinémathèque (en présence d'Erich von Stroheim) et à l'animation du journal Carreau où signaient un Edmond Gilliard ou un Charles-Albert Cingria, entre découvertes éclatantes (un Artaud) et polémiques. Plus tard, ce sera la participation à l'établissement d'une loi sur le cinéma, l'aventure de l'E xpo 64 avec Max Bill et son ami Tinguely, Mai 68 au Festival de Locarno qui lui décernera en 1996 son Léopard d'honneur, la Cinémathèque enfin installée à Montbenon — tout cela sans jamais interrompre son soutien aux réalisateurs suisses et son activité de critique de cinéma (dès 1959 à La Tribune de Lausanne, à l'invite de Marc Lamunière qu' il gratifie au passage d'un salamalec chaleureux) et de passeur-prof-conférencier ne désespérant pas de révéler Orson Welles ou Antonioni aux étudiants de la dernière pluie acide.

    Buache8.jpgJamais lié à aucun parti, quoique proche des trotskistes, Freddy Buache n'en a pas moins été, toujours, suspect aux yeux de maints vigiles de l'ordre établi. « J'ai vécu, par rapport au monde, une chose que je ne peux pas laisser de côté, et c'est d'avoir été une victime de la guerre froide », constate-t-il en se rappelant que la moindre rencontre avec tel attaché culturel des pays de l'E st, ou le moindre rendez-vous avec un Godard jamais trop bien rasé, lui auront valu la collection de fiches d'un véritable ennemi de l'Etat. De la même façon, le premier lieutenant Buache aura dû se battre contre une exclusion de l'armée injustifiée selon lui, qu' il affrontera avec l'appui du libéral Fauquex et du radical Chevallaz ...

    cinéma

    De fait, le béret rouge de Freddy la fronde ne l'a pas empêché de frayer avec les humanistes de toute tendance, de Jean-Pascal Delamuraz à Vladimir Dimitrijevic, avec lequel il lança une prestigieuse collection de livres de cinéma à L'Age d'Homme, ou de Luis Bunuel à Claude Autant-Lara, entre tant d'autres. Aux dernières nouvelles, son ouvrage sur Daniel Schmid vient d'ailleurs d'être réédité. En outre, sous le titre Passeur du 7e art, Michel Van Zele lui a consacré un film produit par AMIP, repris dans le double DVD.

    Pour mémoire, rappelons que tous les ouvrages de Freddy Buache consacrés au cinéma ont paru à L'Âge d'Homme.

     

  • L'Europe au top du roof

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    À propos d’une virée au Petit Cervin devenu haut-lieu de génie-civil high-tech, de la globalisation touristique et d’un bref essai lumineux du sinologue Jean-François Billeter.

    (dialogue schizo)

    Moi l’autre : - Et ta résolution, compère, à nos vingt ans, de dynamiter les pylônes au-dessus de 3333 mètres, tu y as renoncé ?

    Moi l’un :- Absolument pas, ou alors ce serait dynamiter nos idéaux de jeunesse, mais que serait la vie sans belles et bonnes contradictions ? D’ailleurs rappelle-toi notre première descente de la Vallée Blanche, à vingt piges: le pied que nous avons pris !

    Moi l’autre : - C’est pourtant vrai que, déjà, la première montée à l’Aiguille du Midi avait quelque chose de grisant ! Ces tunnels dans le piton. Le viandox de la cafète, et ensuite, la petite colonne en crampons jusqu’à la selle neigeuse, et vlouf dans la poudreuse !

    Moi l’un :- Géant ! Et pas que la Dent d’en face ! Et les Jorasses au fond ! Supergéant ! Et les tuiles de vent d’en haut, et ensuite les crevasses, et le type que les guides étaient en train d’en ressortir sans une égratignure ! Et le soleil à poil sur la terrasse du refuge du Requin!

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    Et voilà qu'au sommet du Petit Cervin nous apparaît ce Christ tout caparaçonné de neige glacée ! Manquaient juste le Pape en anorak et la Curie en doudounes violettes…

    Moi l’autre :- Enfin, ça c’était hier, et nous revoici sur le top du roof du Charm-Inn

    Moi l’un : - Comme tu le dis, en bon vieux patois zermattois…

    Moi l’autre :- Non mais c’est vrai, et ça ne nous choque même plus, cette américanisation à outrance version publicitaires zurichois…

    Moi l’un : - Le vieil Etiemble en aurait fait une jaunisse à faire pâlir nos hôtes Japs et Chinetoques, mais pour ma part je préfère le judo au karaté…

    Moi l’autre :- C’est-à-dire ?

    Moi l’un : - Disons qu’en poussant le langage de Booking, via lequel nous avons réservé le Charm-Inn, jusqu’à l’absurde, nous en reviendrons peut-être à notre langue propre qui est celle de La Fontaine et de Goethe, de Molière et de Thomas Bernhard. Donc le job se ferait de façon cool plus qu’à la dogmatique à coups de lattes.

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    Moi l’autre :- Tu me fais un plan genre Demain l’Europe de Jean-François Billeter ?

    Moi l’un : - On peut le dire comme ça. Et comme l’Europe n’existe pas plus à l’heure qu’il est que la juste considération du multilinguisme en nos régions, le moment d’en parler vraiment devient notre job, comme disait Denis de Rougemont au tournant de nos trente ans : L’Avenir est notre affaire…

    Moi l’autre :- Le petit livre du sinologue europhile est lumineux… Pour ainsi dire un mode d’emploi, ou le début d’une refondation…

    Moi l’un : - Le terme de refondation fait un peu fourre-tout électoral, par les temps qui courent, mais c’est bien de ça qu’il s’agit en effet, avec le retour aux fondamentaux (encore un terme-bateau, mais…) des droits de l’homme qui sont aussi de la femme, le projet d’une nouvelle République digne de ce nom par delà l’amalgame des Etats-nations et la soumission aux prétendues lois du marché, la sortie du capitalisme et la réflexion sur une nouvelle conception de la personne, du travail et du génie régional.

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    Moi l’autre : - Demain l’Europe, ou après-demain… Jean-François Billeter, qui a en tête le temps long et lent de la Chine millénaire, emprunte ses idées à l’essayiste allemande Ulrike Guérot, il bat en brèche le cynisme à courte vue, comme le fait Peter Sloterdijk dans son dernier essai, et sait très bien ce qui distingue une utopie réalisable (comme l’a été l’abolition de l’Ancien régime, de l’esclavage et tutti quanti) d’une idéologie coupée de la misérable réalité humaine.

    Moi l’un : - Oui, c’est ce qu’on peut dire un homme de bonne volonté, et les femmes du 14 juin seront contentes de lire ce qu’il écrit à propos de leur rôle dans la reconstruction de l’Europe à venir…

    Moi l’autre :- Sa mise en garde est immédiate, contre les démagogues européens nationalistes, mais plus encore contre les efforts de Trump de la briser, contre la Russie de Poutine et contre la guerre bien moins visible mais non moins résolue menée par les Chinois contre les « valeurs occidentales », qu’il est désormais interdit d’évoquer alors même que le Président chinois fait l’éloge du libre échange et mène son double jeu en beauté…

    Moi l’un : - Ce qui est intéressant dans son propos, qui rejoint en somme le projet de Denis de Rougemont, c’est qu’il est à la fois politique et philosophique, revenant à la République de Cicéron, dépassant les clivages de la droite et de la gauche, refusant implicitement la posture « ni de gauche ni de droite » pour envisager des mesures effectivement « révolutionnaires » mais en rupture complète avec l’enfumage idéologique relancé. Billeter a vu la « révolution culturelle » de près, puisqu’il est arrivé en Chine en 1963 comme étudiant, il sait mieux que nos maoïstes de salon ce que qu’a été la catastrophe du Grand Bond, et son regard sur la Chine actuelle est d’un observateur réaliste et pas d’un idéologue à la Badiou ou d’un esthète frelaté à la Sollers…

    Moi l’autre :- Mais parlons alors de sa République européenne, qui se sera complètement émancipée de la bureaucratie de Bruxelles et de l’emprise du grand capital. Et comment cela ?

    Moi l’un : - Simple comme bonjour ! Primo, avec l’effacement unique et général des dettes privèes et publique, du moins de la part majeure qui sert à maintenir la domination de la finance. Mesure extravagante et irréaliste ? Pas du tout, puisu’elle a été réalisée dans les temps les plus anciens quand elle s’imposait. Secundo, création d’un système de banques appartenant à la république et assurant un service public.

    Moi l’autre : - Là, ça va râler partout…

    Moi l’un : - Et comment, mais on fera mieux : on interdira aux banque privées de créer de la monnaie fiduciaire et de créer de la dette à leur guise. Tu te souviens que Madame de Staël avait salué cette idée de Sismondi, y compris l’intéressement des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise, Plus largement, on limitera légalement l’intérêt exigible par les prêteurs dans toute l’économie. L’accroissement du capital sera sous contrôle. Mais encore mieux, comme le proposait d’ailleurs notre ami Roland Jacard aux séminaires du Yushi : en lieu et place d’impôts inappropriés, le prélèvement d’une taxe sur les opérations financières alimentera les ressources communes sans gêner lesdites opérations. Et mieux encore par rapport à la concurrence entre Etats européens; ceux-ci disparaîtront et avec eux toute concurrence sociale et fiscale, étant entendu que les entreprises étrangères à la République européenne seront, elles, soumises à des impôts conséquents.

    Moi l’autre : - Tout cela fleure sa liquidation du capitalisme…

    Moi l’un : - En effet, mais cette « révolution » irait de pair avec la fondation de la nouvelle République européenne et se fonderait sur une nouvelle philosophie. Je cite le camarade Billeter, qui rappelle comment les privilèges aristocratiques et l’esclavage ont été abolis après 1789: «L’abolition du capitalisme sera une entreprise différente. Comme il a soumis à sa loi toute l’activité sociale, c’est toute l’acticité sociale qu’il faudra réorienter. On cessera de produire ce qui détruit la nature, dont on restaurera autant que possible les équilibres. On mettra fin aux comportements nuisibles induits par le conditionnement publicitaire et ce conditionnement lui-même. On fera cesser le gaspillage organisé, l’obsolescence programmée, l’innovation technologique écervelée dont le ressort est une fuite en avant dans la recherche du profit. On arrêtera dans leur course les scientifiques, les industriels et derrière eux les financiers qui, sous prétexte de nous assister en tout, cherchent à nous rendre de plus en plus dépendants d’eux et à assurer encore une fois par là leurs profits. Il faudra délibérer et décider de ce qui est utile à l’accomplissement humain et de ce qui ne l’est pas (…) Cette réorientation sera l’œuvre d’une ou deux générations, ou de plusieurs »…

    Moi l’autre : - Donc toi et moi ne serons plus là pour nous en réjouir…

    Moi l’un : - Non, ni Jean-François Billeter non plus, mais ses petits-enfants seront peut-être fiers de lui dans une Europe réinventée au lieu de subir un nouvel empire de zombies sino-américain, qui sait ?

    Jean-François Billeter, Demain l’Europe. Editions Allia, 2019.

  • Connexions V

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    …À un moment donné les voisins du quartier des Oiseaux avaient cessé de se parler d’une fenêtre ou d’un jardin à l’autre, les femmes avaient renoncé depuis longtemps à chanter aux fenêtres, alors que les pelouses étaient désormais traitées aux produits infanticides, mais de nouvelles relations propices à l’échange et au débat à tous les niveaux s’étaient rétablies via les réseaux sociaux de sorte que Madame du Perron, dont la nouvelle villa sécurisée jouxtait l’ancienne demeure des Reynier revendue à la cheffe de projet d’une start up en vue, avait enfin pu commencer de partager avec sa voisine sur la question du recyclage des déchets urbains…

    Image: Philip Seelen.

  • Connexions IV

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    …Certains ne voient plus que la clôture et l’obstacle, quitte à se fabriquer des murs urbi et orbi, mais d’autres continuent de voir le monde étinceler entre les parois et les palissades, et d’ailleurs on le voit aussi en traversant le Nullarbor australien, le désert scintille, et tout autour des anciennes mines abandonnées, au Chili, on voit de petites flammes roses que lancent ces espèces de fleurs quant la neige fond sur le sol noir - ça vaut le coup de jeter un oeil et si ça vous chante je vous le balance sur Instagram vite fait…

    Image:Philip Seelen.