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La passion de lire

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Sur Les jardins suspendus

Par Olivier François, dans la revue Éléments.

« Un auteur suisse ! » s’est exclamée cette longue bête germanopratine lorsque j’ai évoqué devant elle le dernier livre de Jean-Louis Kuffer, Les jardins suspendus, que viennent de publier les éditions Pierre-Guillaume de Roux. Kuffer ? Je la voyais presque tentée de me demander si cet helvète était persécuté dans son pays.
Cet homme n’étant ni banquier ni chocolatier, comment pouvait-il vivre et travailler en Suisse ? La longue bête connaissait des romanciers slaves, africains et guatémaltèques, des poétesses féministes de Trinité-et-Tobago, des sociologues mongols transgenres, des écrivains exotiques et tropicaux – mais l’étaient-ils assez ? Elle regrettait parfois qu’ils ne portent pas l’étui pénien, le pagne et le turban – et même des littératures violemment rebelles qui affirmaient courageusement être des citoyens du monde.

Mais un Suisse écrivain, un Suisse écrivant, cela relevait du bizarre et du douteux, défiait les règles du bon ton, frôlait le canular. Un écrivain suisse, c’était pour elle aussi incongru qu’un Africain sans rythme dans la peau ou qu’un gilet jaune qui ne soit pas alcoolique ou analphabète.

La longue bête n’avait certes jamais entendu parler d’Amiel, de Charles Ferdinand Ramuz, de Charles-Albert Cingria, de Pierre Girard, de Maurice Chappaz, de Georges Haldas, de Nicolas Bouvier ou de Jacques Chessex, de Slobodan Despot ni même de Blaise Cendrars.
Le corps et l’esprit ouverts au monde entier, elle se flattait d’ignorer tout de ce petit pays de lacs et de montagnes où les dictateurs placent leurs économies ». Sur sa table de nuit s’empilaient des livres de Zadie Smith et des essais de Geoffroy de Lagasnerie, et les flacons d’un parfum « aux senteurs de jungle et d’épices » se mêlaient à des bijoux africains et des cachets de sertraline.

Il y a une vingtaine d’annés, le grand romancier mexicain Carlos Fuentes confiait justement à Jean-Louis Kuffer que « la France lui semblait, aujourd’hui, le pays le moins ouvert, le plus nombriliste, le plus provincial à certains égards ». Cela n’a pas beaucoup changé, nous semble-t-il. Surtout, et singulièrement, quand il se déclare cosmopolite et mondialisé, le Français intellectuel traîne derrière lui une odeur de moisi et de renfermé. Il pue toujours un peu le cadavre.

Dimitri70001.JPGProche du regretté Dimitrijevic

Les Jardins suspendus, fort volume qui rassemble 50 ans de chroniques et de conversations littéraires, nous offre au contraire un air vif et ragaillardissant, celui d’une intelligence aiguë et d’une passion vraie pour la littérature qui ne cède jamais aux intimidations de la mode ni aux mauvais envoûtements de l’érudition universitaire.

Faut-il s’étonner que son auteur soit suisse ? Jean-Louis Kuffer – qui fut un proche du regretté Vladimir Dimitrijevic, avec qui il publia des entretiens, Personne déplacée, - n’aime pas les écrivains à la manière tristement platonique de la plupart des critiques littéraires. Jean-Louis Kuffer en jouit et s’en enchante comme les vrais amants de la chair des filles. La littérature n’est pas pour lui unematière à froids commentaires, caresses trop étudiées d’impuissants qui lorgnent vers les sciences humaines, y cherchant des prothèses pour remplacer leurs innombrables défaillances. Kuffer, lui, a gardé la vigueur de ses enthousiasmes adolescents.

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Qu’il évoque Lucien Rebatet, Dominique de Roux, Fiodor Dostoïevski, Anton Tchekhov, Thomas Wolfe, Vladimir Volkoff, Flannery O’Connor, Georges Haldas ou Marcel Jouhandeau, des écrivains célébrés ou plus injustement méconnus, Kuffer se rient toujours au cœur vibrant des styles et des œuvres. Pour Jean-Louis Kuffer, le verbe s’est fait chair, non pas montagne de papier : « Je sais que lorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le Verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi moi aussi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillés au ciseau fin des tombeaux égyptiens. »

« Toute bonne littérature est une critique de la vie », écrivait énigmatiquement John Cowper Powys ; la vie contemporaine étant, selon Theodor Adorno, une vie mutilée – mutilée par les bureaucraties et par l’extension du domaine de l’économie.

Cette critique est plus que jamais urgente, vitale, nécessaire. Le livre de Jean-Louis Kuffer, parce qu’il donne envie de lire et de relire, est, aussi, une arme de combat.

Jean-Louis Kuffer. Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 416p.

(Ce texte a paru dans le No 176 de la revue Eléments, février-mars 2019)

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