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Carnets de JLK - Page 47

  • Proust en zoulou

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    On lit d’abord ceci en langue zoulou : « Kwaphela isikhathi eside ngaya embhedeni ekuseni. Ngezinye izikhathi ikhandlela lami lalingacimi, amelho ami avaliwe masinyane kangangokuthi ngangingekho isikhathi sokuthi, « Ngilele »…

    Ce qui donne en français numérique littéral, via la traduction que chacune et chacun obtiendra sur son ordi perso: « Pendant longtemps, je me suis couché le matin. Parfois ma bougie n’était pas éteinte, mes yeux étaient si rapides que je n’avais pas le temps de dire: « Je dors »…

    Chacune et chacun sursaute alors, se rappelant évidemment la première phrase de la première page la plus célèbre de la littérature romanesque française donc mondiale : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «Je m’endors. »

    Ce qui donne en allemand via la traduction numérique : « Lange ging ich früh zu Bett. Manchmal ging meine Kerze kaum aus, meine Augen schlossen sich so schnell, dass ich keine Zeit hatte zu sagen : « Ich schlafe ein ».

    Ce que chacune et chacun, recourant à son ordi perso, pourra lire en version nettement différente de la traduction du zoulou : « Longtemps je me suis couché tôt. Parfois, ma bougie s’éteignait à peine, les yeux fermés si vite que je n’avais le temps de dire : « Je m’endors ».

    Après cela, vous qui êtes Polonais et avez appris, par vos aïeux, que la traduction en votre langue de la Recherche du temps perdu par Tadeusz Boy -Zelenski était bonnement plus lisible que l’originale de Marcel Proust, vous découvrez la version Internet de la fameuse première phrase devenue : « Je me suis couché tôt pendant longtemps. Parfois ma bougie était presque éteinte, les yeux fermés si vite que je n’ai pas le temps de dire : « Je me suis endormi », version à vrai dire fidèle à l’original polonais de la même version numérique : « Prez dlugi czas wczesnie kladlem sie spac », etc.

    L’exercice vous amuse-t-il ou vous paraît-il vain, voire sacrilège ? Pour vous amuser, Ricardo Bloch l’a répété 50 fois dans son recueil intitulé À la recherche du texte perdu, reproduisant la première page du Du côté de chez Swann sur le premier rabat de couverture qui permet à chaque fois au lecteur (et à la lectrice si elle n'est pas en train de tricoter) de pouffer ou de froncer le sourcil, selon l’humeur.

    Et comment ne pas éclater de rire en lisant la traduction du texte « sacré » en pachto : «Pendant longtemps je vais au temps. Parfois, lorsque mon chiffre est très proche de l’heure à laquelle je n’ai pas dit l’heure, je me suis endormi et au bout d’une demi-heure, j’ai cru avoir le temps de dormir; j’aimerais manger »…

    Et si tout cela était « pour ton bien, mon vieux Proust ?», suggère Daniel Pennac dans sa préface au recueil, au nom des « zéditeurs zavisés », ajoutant pertinemment, au ressouvenir d’un certain péché originel commis par Gide : « En optant pour les plus récents logiciels automatiques de traduction nous avons eu à cœur de vous préserver des aléas de l’interprétation personnelle propre à trop de traducteurs ».

    Dans la foulée, l’on découvrira que la traduction de la Recherche en serbo-croate accuse le coup de la séparation récente des deux langues, puisque le Croate numérique dit : « Je suis allé au lit il y a longtemps », alors que le Serbe féminise la donne : « Je suis restée longtemps au lit »…

    Enfin l’on constate que le Kurde brille par l’ellipse (« Ca fait longtemps. Souvent mes yeux étaient devenus si rapides que je ne parlais pas ».), le Cingalais par son réalisme (« Il y a longtemps, j’ai dormi dans mon lit »), le Birman par sa bifurcation érotique (« pendant longtemps, je suis allé à elle ») et enfin le Laotien par sa façon de viser certains lecteurs de la Recherche : « Pendant longtemps, j’ai dû dormir au début »…

    Richard Bloch. À la recherche du texte perdu, Marcel Proust, Du côté de chez Swann, page 1. Préface de Daniel Pennac. Editions Philippe Rey, 109p. 2020.

  • Féerie onirique

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    (Traversée de Shakespeare. Comédies)

    16. Le Songe d’une nuit d’été (1596)

    Dire que Le Songe d’une nuit d’été est la première pure merveille signée Shakespeare relève du pléonasme, vu que le merveilleux constitue la substance même de ce chef-d’œuvre de fusion formelle et d’effusions amoureuses transfigurées par la poésie.

    L’excellent René Girard y voit un summum de mimétisme, mais pour une fois le système du cher homme semble par trop systématique (!) voire artificiel, s’agissant d’une œuvre qui se rit de toute explication (à commencer par celle du Duc Thésee quand il s’efforce de définir l’imagination du poète, à la fin de la pièce) dans le mouvement fou de celle-ci auquel préside la trinité gracieuse et aussi active qu’invisible de Titania, d’Obéron et de Puck…

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    Plutôt que d’expliquer le Songe – ce qui se peut faire naturellement sans recourir aux instruments conventionnels ou néo-convenus de la critique académique ou freudienne, entre autres -, il convient d’abord de s’y impliquer avec la candeur et le reste de sensualité sauvage qui reste à chacune et chacun en notre monde lisse et formaté.

    L’esprit du conte et le génie poétique, à la fois dyonisiaque et apollinien, président en effet à cette féerie apparemment surréaliste et plus fondamentalement réaliste, voire hyperréaliste en ce sens que toute la réalité humaine, légendaire et tout actuelle, mythique et magique, mais aussi pulsionnelle et affective, mais encore sociale et morale (avec le père de la libre Hermia qui freine des quatre fers), mais encore légale et politique (le Duc rappelle à Hermia qu’elle risque la mort si elle brave la loi athénienne en n’obéissant point à son paternel) se trouve modulée, et non pas sous l’égide d’une anarchie romantico-bordélique mais conformément à une très subtile redistribution des valeurs soumises au très shakespearien Degree, où la Renaissance à pas mal à voir même si Shakespeare la dépasse à sa façon.

    Le grand metteur en scène Peter Brook tremblotait un peu à l’idée de monter le Songe, comme il le raconte dans La qualité du pardon, superbe recueil de réflexions sur le Barde, et l’on regrette évidemment de ne pouvoir se référer à sa version, mais celle d’Elijah Moshinsky , à l’enseigne de la BBC, sûrement moins novatrice formellement que celle de Brook, n’en est pas moins formidable, et par son interprétation – dominée par la lumineuse Titania d’Helen Mirren et pimentée par l’adorable Puck de Phil Daniels – et par l’esthétique onirico-raphaélite – de la féerie nocturne poussant le baroquisme délirant (les petits elfes rivalisant de cajoleries sur le lit d’une Titania enlacée à l’âne couillu de ses rêves !) sans verser dans le kitsch…

    Mais aussi, relire Le Songe d’une nuit d’été en version bilingue rénovée (celle de Jean-Michel Déprats, en Pléiade, convient parfaitement) s’impose à qui désire replonger son rêve dans la substance verbale du mot à mot poétique, comme s’y emploient les comédiens savoureusement patauds et fraternels au milieu desquels le Big Will se projette lui-même en humble serviteur du Démiurge…

     
  • Ce que femme veut

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    Shakespeare en traversée. Comédies.

    15. Peines d'amour perdues (1594)

    S'il n'est pas rare que des jeunes gens, aussi débordants d'idéal que de sève, se détournent soudain de la chair au nom du pur esprit et de la vertu chaste, assez exceptionnel en revanche paraît le serment signé, au début de cette brillante comedie du premier Shakespeare, par le non moins jeune et beau roi de Navarre et trois de ses fringants ministres, résolus à se consacrer pendant trois ans à l'étude sans se laisser distraire ou tenter jamais par ce démon lubrique ennemi de l'Esprit que représente la femme. Point de femme au palais pendant 36 mois, et la honte au contrevenant, l'opprobre voire les fers !

    Le hic, c'est qu'une visite de la fille du roi de France est inscrite sur l'agenda royal et qu'on ne peut couper à l'impure présence vu qu'il en va de tractations diplomatiques et financières de première importance. Que faire alors sinon cantonner la princesse et ses suivantes dans les communs jouxtant le palais, au vif déplaisir de ces dames. Mais le pire est encore à venir, puisque les quatre foudres de vertus tombent illico amoureux des beautés en question, qui vont alors retourner la situation à leur avantage avec autant de ruse que de débonnaire malice.

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    Jouant sur une double intrigue, avec celle des assermentés bientôt parjures (évidemment!) et la romance du pédant moralisant qui s'entiche d'une petite fermière toute simple, la pièce combine plusieurs lignes de franche satire visant les faux savants et les précieux ridicules, les pseudo-poètes et les séducteur verbeux, mais aussi de plus pénétrantes observations, par delà les affrontements relevant de la guerre des sexes, sur les simulacres de l'amour et les sentiments plus sincères et vrais, dont les femmes sont ici les souriantes incarnations, à commencer par la malicieuse et non moins majestueuse fille du roi de France, maîtresse du jeu soudain frappée, en plein spectacle parodique, par l'annonce de la mort de son père , après laquelle la pièce devient plus grave, plus émouvante et finalement ouverte à une nouvelle approche de l'amour fondé sur un attachement sincère et durable.

    Saine moquerie de toute forme d'affectation, du donjuanisme creux et de tous les traits de langage signalant la prétention où la fausse vertu, éloge de la bonne vie et du bon naturel , tout cela cohabite dans cette comédie lègere mais pleine de joyeuse sagesse.

  • Des choux à la promenade

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    (Page de journal)

    Ce dimanche 9 février.- J’apprends ce matin, par ma camarade de réseau social canadienne Nicole H., que la nouvelle tendance chez les végans est d’aller promener ses légumes de compagnie. C’est exactement le genre de nouvelle revigorante qui nous aide, au lever du jour, à reprendre confiance en l’humanité.

    Dans sa variation romanesque consacrée à l’insondable génie humain, Flaubert avait fait Bouvard et Pécuchet se pâmer devant l’apparition d’une carotte ou d’un chou dans leurs carreaux respectifs, mais on fait à présent mieux que de se pâmer : on se met à l’écoute de l’endive et du topinambour avant d’emmener ses légumes de par les prés et les rues.

    «Les légumes sont meilleurs compagnons que les chiens parce qu’ils n’aboient pas et qu’ils ne se battent pas avec d’autres légumes », constate un jeune végan qui ajoute avec gratitude : «Je sens que je peux transférer mes pensées négatives sur moi-même au chou, aller me promener avec lui et rentrer à la maison en me sentant mieux dans ma peau »...

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    PHRASES VIVANTES.- L’écrivain Henri Michaux ne m’aurait pas plus surpris à évoquer sa promenade matinale avec son légume de compagnie : «Ensuite je ne suis aperçu de cela que Clara l’aubergine avait mal sanglé son gilet de sauvetage», ce qui s'appelle une phrase vivante.

    Est-ce dire que je sois-je attiré par la folie ? Nullement. Cependant je remarque que celles et ceux qui écrivent des phrases qui vivent, ce qui s’appelle vivre, sont souvent des cinglés selon les critères de la normalité.

    84992442_10222256277102703_4447705932297666560_n.jpgCORINNE LA DINGUE. - Corinne Desarzens , dans une page de son journal, raconte par exemple comment un gosse probablement grec et bronzé se soulage sous un arbre méridional, et cela donne là encore des phrases qui vivent.

    On lit ainsi dans Corinne à Coron, l’extrait figurant dans le recueil d’Amiel & co : « Ce qui sort est propre. Chier sous un olivier, dans le sud du Péloponnèse, est une célébration». Et pour en remettre, comme gravé dans le travertin : « Quoi de plus tendre qu’un caca d’enfant , avec sa mouche d’or vert posée dessus ? » .

    Et ensuite : « Urticantes, les premières figues brûlent la langue. Torréifiées, positionnées sur le mode sécheresse, les plantes se défendent, griffent, étranglent pour survivre».

    Et plus loin : « Les yeux tranquilles de la présentatrice du journal télévisé contrastent avec les pneus de sa bouche ».

    Et encore : « À un moment donné, bizarrement, les choses se liguent pour te faire tout regretter, L’œil intelligent, tout rond, de l’hippocampe qui a du sable plein la crinière »...

    Et pour faire bon poids : « Au café, une bande d’ados a remplacé la serveuse de l’aube. Cinq ou six têtes de guerriers sarmates, aux côtés ras de condamné à mort, tentent de faire pousser au moins quelques épines pour protéger la rose qu’ils couvent en secret »…

    UNE BOMBE. - Ce que je pourrais ajouter, à l’attention de la Québecoise Nicole H., c’ est qu’avec Corinne, en je ne sais plus quelle année, nous avons fait route ensemble le long du Saint-Laurent jusqu’à Montréal, où je lui ai acheté une citrouille - c'était alors l'une des addictions de l'extravagante auteure- que j’ai présentée, à la douane de l’aéroport où l'on me demandait la nature du contenu d'un certain sac de toile, comme «une bombe », m’attirant une réprimande sévère de la surveillante en service qui menaça d’en référer céans à la Sécurité.

    Et soudain je me rappelle cette autre phrase vivante de Michaux : « Le sage trouve l’édredon dans la dalle »…

  • Éloge de la douceur

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    Shakespeare en traversée. Comédies


    13. La mégère apprivoisée (1592-93)


    On a pas mal tartiné à propos des sources de cette pièce "de jeunesse" et des avatars de sa composition , où d'aucuns voient une apologie conventionnelle de l'obéissance due à son seigneur et maître par son épouse, d'autant plus regrettable qu'elle est ici prononcée en conclusion apparemment très morale par l'incarnation furieuse de la femme impatiente de s'affirmer.

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    Or rien n'est jamais aussi simple et tranché avec le plus grand humoriste tragi-comique de l'histoire du théâtre, qui est aussi le plus profond connaisseur de ce qu'on appelle un peu globalement le cœur humain.
    De l'avis général des habitants de Padoue, la fille aînée du sieur Baptista figure l'incarnation braillarde de la peste en jupons, qui décourage d'avance tout prétendant en dépit de la fortune de son père. Celui-ci, qui a un peu du maquignon en la matière, imagine un marché pour caser ses deux filles: à savoir qu'il n'accordera la main de la douce et belle Bianca, soumise comme il sied a une jeune fille bien drillée, qu'après avoir trouvé à Catherine, son hystérique aînée, un époux assez courageux ou cupide pour affronter la sauvage et rafler du même coup sa considérable dot.
    Et de fait, c'est bien celle-ci que semble d’abord convoiter le fringant Petruchioquand il débarque de Vérone en quête de fortune et de femme, mais ce qui nous intéresse ensuite n'a plus rien à voir (ou presque) avec de si mesquins calculs, car la rencontre dudit Petruchio et de la mégère Catherine relève du choc des titans et de la guerre des sexes dépassée par un énorme, rabelaisien amour prodigue d'autant de drôlerie que de douceur.

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    L'énormité de la farce ne doit pas nous tromper, ni le fait que Petruchio détaille la finesse de sa "politique" avec ce qui pourrait paraître du cynisme: c'est bel et bien d'amour que nous parle Shakespeare sous le masque du formidable lascar (qui se pointe torse nu et coiffé d'un chapeau de pirate au mariage où il injurie le pauvre prêtre) et c'est par amour aussi que la tonitruante Catherine, sidérée et séduite par ce grand fou aussi peu respectueux qu'elle des belles (et hypocrites) manières auxquelles se soumettent Bianca et son jeune et beau soupirant.

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    Quant à l'apologie finale de la soumission que prononce Catherine devant les convives médusés par sa transformation, Shakespeare nous la balance avec un clin d’oeil énorme et plein de tendresse. Ne pas le percevoir relève d'un aveuglement propre à notre époque de simulacres de libération continuant de verrouiller les relations vraies, au dam de tout amour et de toute douceur...

  • Question de style

     

    littérature,sociétéLe plus dur est de retrouver le sourire. Même si les gens de l’équipe sont hypergentils c’est pas tous les jours cadeau de bosser dans le hard quand t’es romantique.

    Moi ce que j’aime au fond c’est les jolies robes et les uniformes, mais surtout qu’on me fasse la cour et dans les formes de politesse à l’ancienne.

    Et là faut reconnaître que c’est plus très la manière de l’époque.

    Les gens sont tellement stressés !

    Note que je comprends qu’ils ont pas la vie fastoche mais je vois pas ce que ça arrange qu’ils fassent cette gueule et qu’ils te tiennent pas la porte à l’entrée du métro.

    Dans le métro je me donnerais au premier venu qui me ferait un sourire humain.

    C’est entendu qu’on est tous vannés à mort - tu te figures pas ce que t’es naze après une double pénétration, mais où ce qu’on irait sans la tradition française et tout ça ?

     

  • L'oncle au lotus

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    On entendait des voix sous la lampe,
    et le jardin, plus loin,
    reposait en silence;
    ou bien il y avait des grillons
    encore plus loin dans l’ombre.

     

    Un oncle revenait de Manille:
    là-bas, la nuit , le soleil brille déjà,
    disait l’oncle à boucle d’oreille;
    on n’y croit pas, mais la terre, là-bas,
    semble beaucoup plus vieille;
    d’ailleurs ils font bouillir les chiens,
    leurs yeux sont comme des fentes,
    ils ont des fourmis dans les jambes
    à force de marcher sur les mains;
    et la Chine est encore plus loin
    derrière la muraille aux oiseaux ,
    disait l’oncle au bord de la nuit.

     

    Tel est le monde en raccourci
    disait-il cet été,
    mais le jardin s’est éloigné,
    l’oncle ne fume plus
    ses cierges sentant bon l'opium
    sous la lampe allumée -
    et l'on n'entend plus les grillons..

  • Une farce à double fond

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    Shakespeare en traversée. Comédies.


    16. La comédie des erreurs (1590)


    Sous ses allures de comédie bouffonne, cette pièce de jeunesse du Barde combine une belle embrouille familiale – dont le canevas initial revient à Plaute -, où deux jumeaux et leurs valets non moins jumeaux, ont été séparés jadis, de même que leurs père et mère, par une tempête dont ils ont réchappé pour survivre l’un à Syracuse et l’autre à Corinthe puis Ephèse.

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    Lorsque le père, Aegéon, commerçant à Syracuse à la recherche de son fils disparu au prénom d’Antipholus I, se pointe à Ephèse, précisément, bravant l’interdit de séjour fait aux citoyens de la cité sicilienne, sous peine de mort – sauf à verser 1000 marcs - la triste histoire qu’il raconte au Duc local émeut assez celui-ci pour lui donner un jour de répit avant d’être décapité.


    Ce même jour, unité de temps de la pièce se passant en ce seul lieu, voit l’apparition d’Antipholus II et de son valet Dromio II, qui vont être prestement confondus avec leurs doubles locaux. Le premier quiproquo repose sur la scène de ménage opposant Adriana, épouse d’Antipholus I, follement jalouse de son mari (un assez sale type effectivement volage et violent), et Antipholus II qu’elle essaie d’amadouer après l’avoir tancé, et qui n’y comprend rien…

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    Mise en scène (par James Cellan Jones) dans un joyeux tourbillon de « théâtre dans le théâtre », façon Commedia dell’arte, cette pièce qui n’a l’air de rien qu’un divertissement se dédouble pourtant en vive satire de la jalousie et des horreurs de la vie conjugale, que Shakespeare confie au formidable personnage de l’Abbesse, prenant le doux Antipholus II sous sa protection, accusant Adriana d’avoir rendu la vie impossible à Antipholus I et finissant par révéler qu’elle est la mère des jumeaux et donc l’épouse perdue du marchand de Syracuse, etc.

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    Le happy end de cette farce apparemment abracadabrante, contre toute attente, est réellement émouvant non moins qu’édifiant, faisant de l’abbesse une sorte d’émule de l’Abbaye de Thèlème rabelaisienne, avec la bénédiction du brave Duc et le pardon général à tous, à l’enseigne de la plus pure tendresse shakespearienne…

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  • Paupières de plomb

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    Les écrans sont partout, dehors et dedans, qui nous empêchent de voir. Dehors ils ont investi la ville et le monde. Dedans ils nous distraient de nous-même et nous masquent à nos propres yeux - ce qu’on dit les yeux de l’âme.

    Dehors ce sont des murs couverts d’images, immobiles ou animées, formant un nouveau paysage mondial de l’urbanité publicitaire globalisée. La Joconde apparaît ici associée à une grande marque de parfums multinationaux, souriant énigmatiquement sur les murs de New York ou de Tokyo, et la statue du David de Michel-Ange, relookée par les designers de la firme Jeff & Koons en hologramme d’un vert fluorescent, figure la nouvelle aspiration du client universel à la vie écologiquement durable.

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    Nous en avons plein la vue, comme on le disait dans l’ancien monde où l’on voyait ce que «ça veut dire», nos paupières sont elles-mêmes des écrans et réversibles puisque les écrans géants du dehors clignotent désormais sans discontinuer dans notre plus intime dedans.

    Il me souvient d’avoir évoqué un jour , à propos de Gogol dont nous parlions avec Czapski, le démon russe au nom lancinant de Vii que ses paupières de plomb traînant jusque par terre font ressembler à un monstre plus effrayant même qu’un cyclope, et cette figuration fantastique de l’aveuglement m’aura fait mieux voir à travers les années ce que précisément nous ne voyons plus ou ne voulons pas voir, ou ce que nous croyons voir en présence de la véritable Joconde ou en tournant longuement au pied du David de la place de la Seigneurie de Florence où, à l’instant, des milliers de Japonais et de Chinois, d’Indiens et de Hollandais confirment leur géo-localisation sur leurs minuscules écrans.

    Certains spécialistes avérés ont estimé, quelque temps, que les paysages de Czapski étaient moins représentatifs de son art surtout dévolu à ce qu’ils auront appelé le Théâtre du Quotidien, mais ce n’était voir en somme que du déjà vu, comme tout ce qui se réfère à telle ou telle mouvance picturale rapporte ce qui n’a jamais été regardé comme ça à du déjà vu.

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    Est-ce alors prétendre que tout ce que Czapski voit et traduit en vision tient essentiellement du jamais vu ? Oui et non. Non s’il s’agit de prétendre que personne, jamais, n’a entrevu la myriade des couleurs de la montagne Sainte-Victoire au point de n’en rien reconnaître devant les myriades de représentations qu’en propose Paul Cézanne ; et bien sûr que oui pour attester l’unicité de la vision du même hurluberlu.

    L’on pourrait s’étonner de ce que Czapski, à de multiples reprises, invoque le nom de Cézanne et en revendique une part de filiation alors que vraiment, comparant les œuvres respectives de ces deux peintres, l’on se dit à bon droit que cela n’a «rien à voir », et pourtant...

    Sur les écrans géants, au fronton de tel musée présentant la énième rétrospective du «maître d’Aix» où sur les sets de table proposés à l’Hyper U de la banlieue de Nîmes, au rayon ménager, la Montagne Sainte-Victoire ou les sympathiques Joueurs de cartes se reconnaissent évidemment au titre du déjà-vu, comme le cinglé à l’oreille coupée ou les corneilles de Van Gogh imprimés sur des t-shirts, et l’on se rappelle alors que certains paysages de Czapski, ou certain pain sur une table, peuvent évoquer quelque chose de la passion picturale du «maître d’Arles», même si ça n’a visiblement «rien à voir» non plus.

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    Reste donc à voir – ce qui s’appelle voir, en regardant plus attentivement ce qui nous regarde. Cela me semble assez simple, et purificateur pour l’âme, devant les dessins et les tableaux de Jean Colin d’Amiens, qui nous ramènent en douceur au plus intérieur de notre dedans; tandis que voir vraiment ce que fait voir Czapski, qui ne cesse d’aller et de venir entre les dehors du siècle et le dedans de nos âmes et de nos corps, de nos esprits et de nos cœurs compliqués, requiert une attention plus en alerte, de plus vigilantes défenses et tout autant de curiosités, à son instar, que de prudences immunitaires.

    S’agit-il de se «brûler les paupières» ? Mais non mon cher, objecterait l’inlassable adversaire de la rhétorique creuse ou par trop romantique : tâchons simplement d’ouvrir nos bons yeux sur les mondes du dehors et du dedans, au dam des écrans.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le juste, livre en chantier, à paraître en juin 2020).

  • Les zombies au scanner

     

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    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg

    par Jean-François DUVAL

    « NOUS SOMMES TOUS DES ZOMBIES SYMPAS»: C’est ce qu’annonce le titre du nouveau livre de Jean-Louis Kuffer (éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019).

    Comment nier qu’il dit juste, tant les temps nouveaux sont à bien des égards à la fois fantomatiques, robotiques, déréalisés ? Jean-Louis Kuffer le décline encore autrement : nous sommes tous des Chinois virtuels, tous des caniches de Jeff Koons, tous des auteurs culte. Et plus. Après tout, n’étions-nous pas déjà « tous Charlie » ? Notre époque est une époque de foule, et donc de contamination, où le « Je » ne tend plus qu’à se confondre avec la masse d’un « nous » fort indistinct et indifférencié.

    C’est un livre de colère et de combat – d’une colère paradoxale puisque (lui-même le dit, on le croit et on le sait), Jean-Louis Kuffer est par essence d’un caractère gentil. N’empêche, certaines choses doivent être posées. Et il arrive des moments où un auteur n’en peut plus de toute la poudre qu’on jette effrontément aux yeux de tous, sur tant et tant de sujets. « Nous sommes tous des zombies sympas » est une invite à s’en débarrasser. En rejoignant par exemple et parmi d’autres résistants un Ma Jian, selon lequel, rappelle JLK, la vérité et la beauté sont les seules « forces transcendantes » qui nous permettront de survivre « aux tyrannies des hommes ».
    Comme il est désormais impossible d’explorer la totalité du champ qu’il s’agirait de remettre en question, JLK, en sept chapitres, choisit d’examiner quelques points focaux et révélateurs. L’ambition est, comme on dit, de « mettre le doigt où ça fait mal ».
    Par exemple (on est au chapitre deux du livre), va-t-on considérer qu’un Joël Dicker (au même titre qu’un nombre incroyable d’auteurs très lus aujourd’hui) appartient à la catégorie des écrivains ? Pour être bien comprise, notre époque réclame des distingos, même si personne n’en veut plus. Dicker n’appartiendrait-il pas plutôt à celle des écrivants ? ou des écriveurs ? La question n’est pas du tout anecdotique, de détail. Au contraire ! Dans la mesure où un écrivain, un vrai, DIT à peu près tout de notre société, elle est fondamentale. Comment en effet écrit-on aujourd’hui le monde ? Et quel est à cet égard le rôle décisif de la vraie littérature ? JLK nous rappelle qu’un John Cowper Powys la concevait « comme une sorte de journal de bord de l’humanité ». Sa fonction étant celle d’un miroir révélateur, autorisant une connaissance plus fine de soi, des autres et du réel ?
    Notre problème : dans ce miroir-là, les « zombies sympas » que nous sommes devenus ne peuvent plus guère découvrir que d’autres zombies, en leurs multiples reflets. Autant en prendre acte. Finkielkraut le faisait déjà voici trois décennies, quand il insistait sur le fait que sur le plan culturel, tout n’est pas équivalent, « tout ne vaut pas tout » – quand bien même, dès qu’on quitte ce champ-là, un Joël Dicker est tout aussi sympa qu’un Federer.
    Mais sur son terrain propre (l’écriture), dira-t-on que Dicker est aussi génial que Federer sur le sien (le sport)? Et où placer un Jean d’Ormesson, dans la confusion ambiante des valeurs ? Que valent réellement ses livres dans le vaste domaine de l’histoire littéraire ? (D’Ormesson lui-même n’était pas du tout dupe et ne se leurrait aucunement). JLK juge à raison que D’Ormesson est à ranger, au même titre qu’un George Steiner, au rang des écriveurs (un peu plus doués que les écrivants, car ils font profession d’écrire). Des personnages brillants, dont la plume l’est tout autant, mais qui, au fond ne dépassent guère leur propre flamboyance (derrière celle-ci, qu’y a-t-il ?). Bref, en regard d’un Flaubert, d’un Proust ou de tout écrivain véritable, de simples brasseurs de mots, si éblouisssants et sympathiques soient-ils. Ainsi le livre de JLK va-t-il de questions en interrogations – à une époque où l’on ne s’en pose plus aucune, sinon celles qui obéissent aux très circonstancielles et éphémères exigences du moment.GFWD0923.jpg

    Dans la foulée et pour rester encore un peu dans le domaine de la littérature, JLK pose cette autre question : Michel Houellebecq, si intéressants que soient ses livres en tant que reflet d’un certain état de la société, serait-il, lui, un véritable écrivain ? (c’est-à-dire, pour reprendre les distingos de JLK, non pas un écriveur ou un écrivant) : oui, « un Grand Ecrivain, au sens où un Victor Hugo, un Chateaubriand ou un Balzac » l’étaient ? C’est une vaste question, puisqu’à l’heure actuelle, elle vaut non seulement en littérature, mais dans à peu près tous les domaines censés traduire et révèler ce qui fait le propre de la sensibilité de notre espèce (une faculté dont on se demande parfois si elle n’est pas en train de s’évaporer, à force d’indifférence, de bêtise, de conformisme, d’aliénation consentie, etc). Pour nous aider à penser la chose, JLK cite judieusement quelques vers de Houellebecq qui ne semblent pas entièrement remplir les exigences requises. On les cite :

    « Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible / Etc. » )

    Ne serait-on pas assez loin de l’univers d’un Robert Walser ? D’un Eluard ? Mais qui est le coupable ? Où le chercher ? A moins que la poésie et les alexandrins de Houellebecq ne soient de la plus fine, de la plus indétectable ironie? Passons. Après tout, Houellebecq est un homme de son temps, et ne prétend d’ailleurs à rien d’autre (c’est justement ce qui fait tout son succès). Donc voilà : aujourd’hui, au même titre que Sartre en son temps, Houellebecq est en 2020 un homme semblable à tous les autres, un homme qui (humblement) « les vaut tous et que vaut n’importe qui » (magnifique conclusion de Sartre, à son propre propos, dans «Les Mots »). C’est-à-dire, en infléchissant certes un peu l’idée de Sartre, un zombie. Car le phénomène n’est pas nouveau, il se manifeste simplement sous des avatars différents. L’avatar sartien se distinguait simplement en ce que le personnage se voulait un philosophe de la LIBERTE. Un zombie libre (son «pour-soi» qui à la fois « est » et « n’est pas » appartient forcément à la catégorie des morts-vivants – cela c’est moi qui le glisse en passant, JLK n’est pour rien dans cette incartade, petite tentative de me « singulariser »). Zombies nous étions, zombies nous sommes, zombies nous serons. De plus en plus.

    Y a t-il jamais eu rébellion contre cette propension, peut-être innée chez nous, inscrite dans notre espèce ? Sur le sujet de la rébellion possible, et cela me fait plaisir, JLK évoque au passage la figure de James Dean (tous deux nés en en 1947, JLK et moi aurions pu nous retrouver côte à côte au cinéma à regarder «La Fureur de vivre ». Mais aujourd’hui, à l’heure de « Black Mirror » sur Netflix, pouvons-nous encore espérer en cette « adorable trinité de youngsters» (comme dit JLK) composée par James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo, dont par instant on aimerait tant qu’ils resurgissent dans le monde d’aujourd’hui ? Sauraient-ils semer quelque zizanie dans notre univers de zombies – ou d’aspirants zombies ? S’y débattraient-ils mieux que nous ? On peut en douter, tant nous les avons rejoints dans leur statut de « rebelles sans cause ». Comme le dit Philippe Muray, cité par JLK : « La rébellion, depuis longtemps déjà, est devenue une routine, un geste machinal du vivant moderne. Elle est son train-train ordinaire. » 1958881849.2.jpeg
    Le bon marquis de Sade disait : Français, encore un effort si vous voulez devenir républicains ! (in «La Philosophie du Boudoir»). Une certaine évolution veut que désormais l’ambition soit devenue tout autre : « Français (mais pas seulement), encore un effort si vous voulez devenir « fun » (des millions de magazines et guides sont là pour nous en donner la recette chaque matin). Comme le dit JLK, le fun est désormais « le liant fluide du consentement par euphorie auditive et visuelle, mais aussi sensorielle et consensuelle. » Du coup, disparition du tragique, et avec lui, de la condition humaine elle-même. Bientôt, autant que des zombies, nous ne serons plus que des animaux très heureux, bâillant aux corneilles (quand bien même en d’autres terribles coins de la planète on continuera d’être en prise avec les vraies difficultés du réel, avec des questions de vie ou de mort, mais à chacun ses soucis.)
    De fait, nous nous trouvons en présence d’un double dispositif : d’un côté un discours qui n’admet plus rien d’autre que le consensus, d’autre part une rébellion qui n’en est plus une. Double dispositif dans lequel une nouvelle forme de langue de bois prolifère toujours davantage, et qui même, s’incrustant plus profondément dans notre être profond, dans notre substance même, cesse d’être langue de bois pour devenir « pensée» de bois. Vrai qu’il est difficile de faire autrement quand il s’agit d’accommoder, sur cette planète, la présence de 8 milliards d’individus condamnés à s’entendre, sauf s’ils se résolvent unanimement à disparaître de sa surface. Sur ce globe envahi (par notre présence), plus rien n’ira de soi qui ne doive tenir du compromis. Mais jusqu’où aller dans le compromis ?
    Si bien que dans «Nous sommes tous des zombies sympas», JLK en vient à prendre résolument la défense de quelques parias. Un Richard Millet par exemple, autrefois encensé, édité chez Gallimard, désormais considéré comme un pestiféré, un paria des lettres françaises. JLK y voit un effet de l’esprit de «délation» qui caractériserait les temps modernes. En soi, le phénomème n’aurait rien d’étonnant : quand tout le monde pense en troupeau, comment pourrait-on éviter que telle ou telle manifestation d’individualité suscite tout à coup de hauts cris d’orfraie. Le mot d’ordre, aujourd’hui, est à La Curée. Pauvre humanité. Une immense partie de celle-ci, parce qu’elle est mise en contact avec elle-même (ce n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité), ne supporte tout simplement plus qu’on prenne une opinion CONTRAIRE à la sienne (et c’est bien pourquoi menacent les totalitarismes et les fascismes). Tout se passe un peu comme si, par nature, la société se devait de ne plus admettre le plus minime écart ou excès d’individualité. N’en voulait tout simplement plus. Chacun étant tenu de ne jamais franchir certaines limites acceptables, digestibles. Herman Hesse insistait déjà dans son fabuleux «Loup des steppes» sur le rôle des marginaux, des artistes, et des loups de steppes (le prodigieux et actuel succès de « La panthère des neiges » de Sylvain Tesson m’apparaît pour le coup très révélateur d’une sorte de nostalgie que nous avons d’un mode d’être devenu rare et impossible).

    A lire « Nous sommes tous des zombies sympas», on a l’impression un rien désespérante que seuls seraient tenus à cet impossible des gens qui n’ont pas tous bonne réputation : Peter Handke, Richard Millet et autres « infréquentables » du genre Polanski. (Mais aussi : ces infréquentables doivent-ils s’étonner de l’être quand les gens fréquentables ont aujourd’hui nom Jeff Koons et autres ? )06dillard-articleLarge-v3.jpg

    JLK a l’heureuse idée de nous proposer encore d’autres pistes. Ses principales admirations vont à Anne Dillard, à Zamiatine, à Tchekhov, à Bret Easton Ellis. A Joseph Czapski aussi. Et, en art (puisque on parlait de Jeff Koons), à Nicolas de Staël, Thierry Vernet, Soutine, Munch, Bacon ou Lucien Freud (liste non exhaustive).

    On l’aura compris : il n’est pas sûr – mais ce n’est aucunement requis – que le livre de JLK soit perçu et reçu « comme il convient » dans l’époque qui est la nôtre. Cela ne le rend que d’autant plus nécessaire.

     

    Jean-Louis Kuffer, «Nous sommes tous des zombies sympas », Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2019.

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  • Le complexe d'Amiel exorcisé

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    Quand l’intime à la façon d’Amiel devient noyau de résistance…

    Sous le titre explicite d’Amiel & Co, la revue de Gilbert Moreau intitulée Les moments littéraires rassemble vingt-trois fragments de journaux plus ou moins intimes d’écrivains romands où les «classiques» de jadis et naguère (Amiel, Ramuz, Monique Saint-Hélier, Gustave Roud, Jacques Mercanton) voisinent  avec des contemporains de générations diverses – de Douna Loup à Alexandre Voisard, ou de Noëlle Revaz à Jean-Pierre Rochat et Alexandre Friedrich -, dans un ensemble assez représentatif mais surtout varié de ton, avec de vraies découvertes en bonus. Démarche obsolète dans un monde où le «cher journal» fait figure de vieillerie ?  Ou défense du supplément d’âme et de style, de l’indépendance d’esprit et de la qualité littéraire, quand  l’intimité même est livrée en pâture à la meute vorace ?

    L’époque est plus que jamais, ces derniers temps, au déballage des vices privés livrés à la «vertu» publique, où tout se mêle dans un magma souvent hypocrite voire obscène qui fait le beurre des médias et que les réseaux sociaux amplifient à outrance, à faire vomir les estomacs les plus solides. Tout cela au dam de toute vraie intimité…

    Mais de quoi parle-t-on ? Et qu’est-ce au juste que l’intime ? Qui tient aujourd’hui un journal intime ? Qu’en est-il du secret personnel ? Et qui désire publier ce qui, pour elle, ou lui, relève de la vie privée soumise à une légitime pudeur ?

    L’on me dit que 3 millions de Français tiennent aujourd’hui un journal intime. J’ignore où en sont les Suisses allemands, les Russes et les Anglais, les Japonais et les Bantous, mais le commerce des petits carnets est bel et bien florissant un peu partout, de Moleskine en Paper Blanks, et le «cher journal» a connu un revival jusqu’au Texas où la blonde d’Anna Todd a entrepris, il y a quelques années, de noter tous les jours les moindres détails de sa vie de collégienne oscillant entre un boyfriend agrée par sa mère et le bad boyqui lui fait connaître sa première « petite secousse », sous le titre d’Afteret de Before, «cartonnant» d’abord sur Internet et ensuite publié par un éditeur prestigieux avant de donner lieu à un film débile en attendant la série sûrement inepte, etc. 

    D’aucuns, grises mines littéraires, n’ont pas attendu Anna et ses «sex-sellers» pour voir dans le «cher journal» un sous-genre avoisinant le degré zéro de la littérature. «Trop facile», estimait un Roland Barthes, longtemps après que ses pairs eurent traité un Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) de «noix creuse» et de parangon d’impuissance créatrice, lui-même réduisant en fin de vie les 16.857 pages de son Journal intimeà une forme d’onanisme graphomaniaque et priant ses proches de jeter ses 177 cahiers au feu.

    Or Amiel ne prêtait-il sincèrement aucune valeur littéraire à son extraordinaire journal ? Était-il si mauvais juge en matière littéraire et philosophique, pour préférer, à cette somme d’observations et de réflexions nullement bornée à l’examen de son nombril,  les vers archi-conventionnels qu’il composait les yeux au ciel et lisait aux prudes dames de son entourage ? J’en doute et présume qu’il se doutait, lui-même, que son ordre d’autodafé ne serait pas plus respecté que celui de Kafka par son ami Max Brod…

     

    Et si l’intime ouvrait à  de grands voyages ?

    Un Russe intensément barbu, du nom de Léon Tolstoï , fut l’un des premiers génies littéraires à reconnaître l’intérêt et la valeur du Journal intime d’Amiel, et ce fut un Serbe farouche de vingt ans, Vladimir Dimitrijevic, fuyant la conscription de son pays tombé sous la coupe du communisme, qui publia un siècle plus tard les douze volumes de la première édition complète du monumental objet vingt-cinq ans  après avoir débarqué en Suisse avec une première question posée à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»

    Dans l’intervalle, ledit Amiel, d’abord sous forme d’extraits, suscita à titre posthume l’intérêt de lecteurs du monde entier, sans atteindre jamais ce qu’on appelle le grand public, lequel préfère qu’on lui raconte des histoires avec moult personnages, des intrigues bien ficelées et si possible une fin heureuse - tout cela au nom d’une littérature dite d’évasion, à l’opposé - je caricature… - du «travail sur soi» que suppose l’introspection solitaire.

    Mais ce qu’on appelle l’âme humaine, ou le cœur, ou l’esprit, contenus dans un corps vibrant de passions et de pulsions, ne constituent-ils pas un univers riche en virtuelles îles au trésor, odyssées et autres voyages extraordinaires à la Jules Verne ou à la Michaux - pour citer un explorateur des gouffres intérieurs où le docteur Freud a lui aussi mis le nez ?

    Ce qui est sûr est qu’Amiel fut un grand arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises, avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus.

    Or qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le Journal intimed’Amiel ?

     

    Une page au hasard et c’est un monde !

    J’ouvre au hasard le dixième volume  de l’édition intégrale, le 26 août 1875 (le « diariste » a 54 ans), et sur fond de «très beau temps» je constate qu’on se désole pas mal de ne pas arriver à écrire un article («reconnu avec effroi et horreur la quasi impossibilité de faire un plan, d’aboutir, en un mot d’accoucher le chaos»), qu’on se lamente à propos des larmes d’une certaine Cesca (son amie Fanny Mercier) qui pleure sur les «ruines» de celui auquel elle dit qu’elle ne peut plus se passer de lui, puis s’avoue qu’il a été «véhémentement tenté» de porter, à une certaine Gudule (la même Fanny sous un autre pseudo) , le cahier de journal «où elle aurait vu ce qu’elle est pour moi et bien des vers qui la concernent», car il sent bien que sa vie changerait auprès de Fanny (« Là est le salut, si tu peux être sauvé, là est ta dernière chance ! »), mais il hésite, il atermoie, il se tâte, il veut et ne veut pas comme il a voulu et pas voulu épouser une quantité d’autres amies en se trouvant à tout coup une raison de ne pas «faire le pas»,  puis il se lance dans une digression saisissante sur sa «catalepsie morale» de quasi mort-vivant ou de dormeur éveillé fuyant dans le rêve dont il dit gravement: « Cette habitude est de l’épicurisme pathologique, de la psychologie goumande, une sorte de découragement qui se féconde lui-même, une variété du suicide, cela ressemble à un cancer qui s’amuserait à étudier curieusement ses progrès, à une combustion lente qui se regarderait brûler », et de conclure qu’il y a là de la « torpeur indienne qui refuse de se défendre contre la mort », ainsi de suite et tour à tour rasant et passionant, tordant de candeur quand il dit son  « affinité avec le génie indou, imaginatif, immense, aimant. R’eveur, spéculatif mais dépourvu de brutalité virile » se reconnaissant « trop condamné à la cellule» et ayant « trop vécu avec les femmes pour ne pas devenir un brahmine », bref un fleuve, un océan de sensations et de prémonitions surprenantes (il pressent l’avènement du collectivisme russe après s’être interrogé sur ses vies antérieures), des milliers de pages où grappiller des merveilles dans le tout-venant, et ce qu’on croyait claquemuré dans l’intime se fait constellation de sens et d’émotion à partager si affinités…               

     

    Gilbert Moreau mise sur l’intime, en amateur très éclairé

    Des affinités avec l’intime, Gilbert Moreau en a tant qu’il en a fait la base même d’une revue dont il est le fondateur et l’animateur unique, d’autant plus méritant que Les Moments littéraires,dont le premier numéro (paru en 1999) questionnait une vingtaine d’auteurs sur leur raison d’écrire, a été longtemps sa passion d’homme occupé à un «autre travail», à l’écart du monde éditorial et médiatique.

    Dès sa deuxième livraison, la revue proposait (notamment) un extrait du journal intime de Marie Curie, et la suite des sommaires affiche plus de trente dossiers personnaliés (où voisinent les noms de « diaristes » emblématiques tels Charles Juliet et Serge Doubrovsky et, sous le titre de Feuilles d’automne(No 40), un premier ensemble d’extraits de journaux intimes datés du 23 au 29 octobre 2017, dont la formule «sur commande» aboutissait à certaines pages faites pour l’occasion.  Or l’artifice soulignait le caractère très «ouvert» de l’écrit intime selon la conception de Gilbert Moreau, qui ne se borne pas forcément à la forme chronologiquement linéaire du «cher journal».

     

    En pays romand, tous n’ont pas le « complexe d’Amiel»…  

    La même souplesse préside au choix des vingt-trois auteurs réunis dans Amiel & Co, dont tous ne sont pas «diaristes» réguliers comme l’annonce le sous-titre de la livraison, mais peu importe n’est-ce pas si le caractère «intime» s’y retrouve peu ou prou. Ainsi, des trois auteurs dont  les extraits m’ont fait la plus forte impression quant à leur originalité littéraire, à savoir Corinne Desarzens (toujours plus lyrique et siphonnée), Monique Saint-Hélier et François Vassali (une prose magnifique intitulée Port-sommeil), seule Saint-Hélier aura tenu, à la même époque qu’un Julien Green dont on redécouvre la fascinante intégrale non expurgée des écrits intimes (Bouquins, 2019), un Journalreprésentant 18 volumes dans l’édition récente de L’Aire… 

    Ceci noté, le genre du journal intime est-il une expression privilégiée de ce qu’on appelle la littérature romande en dépit des tortillements des beaux esprits prompts à voire de l’identitaire dans toute affirmation d’identité ? Disons ici que la lecture attentive d’Amiel & Co suffit à repérer les parentés liées à la tonalité protestante ou poético-métaphysqiue et au rapport avec la nature de nos auteurs – chez Ramuz, Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi chez un Voisard ou une Catherine Safonoff -, autant que les disparités accentuées avec les nouvelles générations. Or  la spécificité « romande » du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante Introduction.

    Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel,  que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises antérieures et avant que tous les membres de la famille Tolstoï se collent à leur « cher journal »….

    Quant au Complexe d’Amielqu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté ou l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la « littérature » de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses,  l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées  et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc Amiel & Co pour vous en faire une idée…

    Amiel & Co. Diaristes suisses. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p.

    A signaler aussi : le  Hors série consacré à la très intéressante Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, présentée par Luc Weibel Les Moments littéraires, 353p.           

  • Vaine fureur

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    Shakespeare en traversée


    7.Timon d'Athènes


    Si la tradition classe cette noire satire au nombre des tragédies de Shakespeare, l'on peut légitimement se demander en quoi les tribulations de Timon, - riche Athénien prodiguant ses largesses à une cour de flatteurs puants, se retrouvant soudain endetté et aussitôt abandonné par ses parasites, et se réfugiant alors dans une grotte pour maudire le genre humain et la vie même - relève du tragique ?
    Tout ce qui lui arrive ne procède -t-il pas en effet de sa vanité et de la niaiserie naïve qui lui fait croire que l'amitié s'achète, et n'aggrave-t-il pas lui-même son cas en crachant sur les seuls amis sincères qui lui restent, à savoir le noble Alcibiade et son intendant Flavius ?
    Quoi de tragique là-dedans, sinon l'aveuglement d'un fils à papa se la jouant Schopenhauer avant la lettre ?

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    Le caractère composite de la pièce, notoirement attribuée à au moins deux auteurs, et d'un équilibre dramatique un peu chancelant, n'empêche pas la pérennité percutante de sa partie satirique, et le discours de Timon sur la corruption et la décadence reste d'actualité en notre époque de prédateurs voyous. Pas étonnant que les contempteurs de la société bourgeoise, de Marx à Peter Brook, y aient vu un manifeste à relancer.
    Au demeurant, ce n'est pas par la voix de Timon que Shakespeare nous touche le plus, mais par celle de ses vrais amis, le général Alcibiade et l'intendant Flavius.
    Comme le Philinte de Molière, dans Le Misanthrope, l'intendant de Timon, qui n'a cessé de le mettre en garde contre le gaspillage, est le seul à pleurer sincèrement la déchéance de son maître, qui reconnaît en lui un parfait honnête homme avant de l'envoyer au diable avec la même ingratitude inconséquente qu'il montre à son ami Alcibiade.

    Or c’est par celui-ci, injustement exilé par les sénateurs pourris alors qu’il défendait l’un des siens injustement condamné à mort, et revenu en force leur damer le pion, que la paix sera rétablie à Athènes, palliant la tragique imbécilité des postures extrêmes par le moins pire des arrangements.

  • Czapski méconnu et reconnu

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    Le nom de Joseph Czapski sera à l’honneur cet été en Suisse romande à l’occasion d’une double exposition, au musée de Pully et à la Maison de l’écriture de Montricher (Fondation Jan Michalski), alors que paraîtra,  à l’enseigne de Noir sur Blanc, la traduction française de la première grande biographie consacrée au peintre et écrivain polonais, sous la plume de l’artiste américain Eric Karpeles.

    Le nom de Joseph Czapski (1896-1993), autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.

    Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés  du « milieu » que des relais médiatiques ?

    Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés, autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporainet signé Pierre Nahon, qui passe pour un connaisseur avéré. Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent  Jeff Koons concélébré de Versailles  à Beaubourg, pour ne citer que lui.

    Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque  forme que ce soit d’inflation publicitaire  

    Czapski-Livre---La-main-et-l-espace-BD.jpgQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle Werner-Gagnebin, publié en 1974 à L’Âge d’Homme sous le titre de La main et l’espace. Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.

    Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un  Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.78267352_10221590258412652_3665714540860932096_n.jpg

    Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski(Noir sur blanc, 2003), incarnant  le jeune poète à l’écoute d’un aîné de constante disponibilité, Adam Zagakeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur (Fayard, 2008), et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés,paru en 2010, s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski,  et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans partage.

    Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration, conçue par le peintre américain Eric Karpeles , tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français en 2020 sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of lookingmarquant, devant la peinture de Czapski très amplement détaillée, dans un ouvrage somptueusement illustré, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.

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    Peintre de la présence essentielle (qu’il s’agisse d’un pain ou d’une cantatrice en scène, d’un paysage ou d’une vieille mendiante), Czapski est à la fois un poète de l’humaine condition  considérée avec une  émotion profonde mais non sentimentale – proche à cet égard d’un Goya, d’un  Daumier ou d’un Soutine -, un coloriste intense et parfois même violent de la réalité la plus élémentaire (surtout dans les paysages saisissants de ses dernières années), un visionnaire radical opposé à toute paresse ou complaisance esthétique, mais aussi un contemplatif  rejoignant la peinture « silencieuse » d’un Morandi. 2380738487.jpg

    Jamais limité au décoratif, le regard de Czapski sur le monde nous regarde,au double sens du terme. Regarder un tableau de Czapski agit comme un décapant. Après la première exposition de Czapski que je découvris à Paris, en 1973, la réalité retrouvée de la rue et de la ville me sembla ainsi comme « nettoyée » et vue « pour la première fois ». Et puis on se dit que « ça nous regarde », comme tout ce que « raconte»  cet artiste constamment présent dans une réalité qui est aussi la nôtre.

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    Du 5 juin au 9 août 2020

    Joseph Czapski. Portrait d’un humaniste

    Le Musée d’art de Pully présente la première grande rétrospective suisse du peintre et écrivain polonais Joseph Czapski depuis trente ans (1990, Musée Jenisch Vevey). Amoureux des lettres, poète, peintre et critique d’art, Czapski incarne le type même de l’humaniste européen. Mêlées aux grandes tragédies du XXe siècle, la vie et l’œuvre de Czapski sont alternativement teintées de terreur et d’espoir.

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    Défendue et portée actuellement par de nombreux collectionneurs suisses, et reconnue dans les milieux littéraires et artistiques, l’œuvre de Czapski mérite d’être plus largement connue du grand public. Ses peintures et ses carnets témoignent de l’attention de tous les instants que l’artiste polonais porte au monde alentour. Véritable échange culturel entre la Suisse et la Pologne, cette rétrospective revient sur une figure clé mais encore trop méconnue de la scène artistique européenne du XXe siècle.

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    Parallèlement à l’exposition du Musée d’art de Pully, la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature à Montricher présente une autre manifestation consacrée aux écrits impressionnants de Joseph Czapski. Fruit d’un partenariat entre les deux institutions, cette synergie permet d’aborder la richesse de la création de Czapski avec un accent sur la peinture et le dessin à Pully et sur l’écriture à Montricher.

    Le vernissage aura lieu le 4 juin 2020 à 18 heures. 

     

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  • Douce fureur des purs

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    Shakespeare en traversée


    4.Hamlet


    Première des quatre grandes tragédies de Shakespeare (avant Othello, Macbeth et Le Roi Lear), Hamlet est, à égalité avec Roméo et Juliette, la plus connue du grand public et la plus jouée dans la plus grande variété d'interprétations, y compris la version pour marionnettes présentée par l'enfant Peter Brook à ses parents médusés.
    Or, en dépit de toutes les réalisations, accordées à la richesse et à la complexité de son contenu latent, la pièce garde tout son mystère élémentaire qu'on pourrait dire celui de l'homme nu sous les étoiles, vieil enfant très pur incapable de faire semblant et de participer vraiment au mensonge de ses frères humains.
    Jouant la folie, Comme seule Ophélie y sera poussée par le désespoir, Hamlet est, avec son ami Horatio qu'on pourrait dire son double préservé de toute charge sociale ou politique, le moins aliéné des protagonistes de la pièce.


    Celle-ci, sous son apparence convulsive, est traversée par les lignes pures de ce trio de l'amour et de l'amitié, auxquelles s'ajoute celle de Laërte, frère d'Ophélie impliqué à son corps défendant et frappant Hamlet à mort à l'instigation du plus nul et du plus puissant (en apparence) des personnages que figure l'usurpateur royal et incestueux Claudius.
    Hamlet est la story d'une vengeance "pour l'honneur", dans un monde où l'honneur n'est qu'un mot creux ("Words, Words, words") invoqué par un fantôme dans un cycle récurrent de meurtres qui fait du père vengeur un criminel à peine plus recommandable que son frère félon.

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    On a souvent vu en Hamlet la préfiguration du héros mélancolique et velléitaire dont le Werther romantique de Goethe sera le parangon, mais c'est ne pas assez dire la profondeur de sa tristesse d'enfant déçu et sa formidable fureur, éclatant à proportion de sa douceur attaquée de toute part.
    Hamlet nous parle les yeux dans les yeux au fil de ses monologues, et ce ce qu'il y a de si personnel, intime et intraitable dans sa confrontation avec l'abjection des hommes et à leur pauvre sort ("Poor Yorick", etc) saisit particulièrement dans la version signée Rodney Bennett de la BBC, multipliant les gros plans et cadrant le drame dans une sorte d’intimisme épuré, avec un Derek Jacobi accentuant magnifiquement la force tempétueuse et la fragilité délicate du prince restant noblement lui-même de part en part au milieu des masques et autres grimaces, doublement piégé par sa condition de mortel et sa naissance de noble mal barré.


    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

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  • Ave Caesar mortibus

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    Shakespeare en traversée


    3. Jules Cesar
    L'on doit à un ancien chevrier des montagnes de la Suisse primitive, du nom de Thomas Platter et qui devint un éminent humaniste du XVIe siècle, de savoir, par le truchement de son fameux journal - quasiment mythique dans la littérature helvétique de la Renaissance, tant par sa richesse documentaire que par sa fraîcheur -, que la représentation de Jules Cesar marqua, en 1599, l'inauguration du théâtre du Globe.
    Tant par sa thématique (le conflit entre république et tyrannie) que par la puissance rhétorique et la dialectique politique de ses discours, mais aussi par la peinture d'une frise de grands personnages et la poésie intense de certaines scènes, on a déjà là du grand Shakespeare historico-politique.

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    Nietzsche à relevé, très justement, que le protagoniste majeur de la pièce n'est pas Jules César lui-même, tout imbu de sa pseudo-divinité qu'il soit, mais bien Brutus et son double intrigant Cassius, magnifiquement campés (par Richard Pasco et David Collings) dans cette version filmée de la BBC, réalisée par Herbert Wise.
    Focalisée sur la période des troubles qui sépare la Rome républicaine de l'Empire, la pièce illustre à merveille deux aspects de la théorie mimétique formulée par René Girard: la crise du Degree (crise de rivalité mimétique surgie au sein de la hiérarchie et formulée par Shakespeare lui-même ) et le sacrifice du bouc émissaire censé résoudre la crise collective.
    Brutus parle explicitement de sacrifice. Si nous tuons César, dit-il en substance, ce sera sans rage ni trouble satisfaction, pour la purification d'une situation dont celui-là est responsable.

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    Shakespeare n'a pas écrit pour le cinéma, mais c'est tout comme. En l'occurrence en tout cas, la réalisation se distingue du théâtre filmé et la pièce elle- même, malgré son mouvement limité (rien du tourbillon de La Tempête, par exemple), permet une mise en scène qu'on dirait presque en 3D avec ses gros plans accentués sur des acteurs magnifiquement distribués.
    Shakespeare est un penseur politique, mais c'est aussi un satiriste redoutable, un poète à l'écoute des voix de la nature et du cœur, aux inflexions de tendresse contrastant avec de formidables éclats.


    La faute de Jules Cesar est évidemment d'avoir cédé à l'hybris, délire d'orgueil prométhéen qui sera fatal à tant de princes de ce monde, mais on sent que la même soif de pouvoir habite Brutus et Antoine, quel que soit le beau discours qu'il vont balancer au peuple romain pour le séduire, lequel peuple revivra d'autres crises mimétiques et sacrifiera d'autres boucs émissaires à venir, non sans que de multiples rivaux se réclamant de lui ne s'étripent dans l'intervalle, et ainsi de suite jusqu’en nos jours, de la Cité interdite au Kremlin ou à la Maison Blanche où se joue la énième saison de House of cards...

  • L'amour au véronal

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    Shakespeare en traversée


    2.Roméo et Juliette

    Après le carnage à la romaine de Titus Andronicus, on change de costumes et de décor avec Roméo et Juliette, qui peut d'ailleurs se jouer aujourd'hui encore sans être forcément actualisée: au contraire, son côté comédie romantique et ses beaux jeunes gens ferraillant ou flirtant dans les nobles murs d'une ville italienne semblent faits pour le cinéma en alternant scènes d'action et duos d'amour, mélo juvénile et tragédie.

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    Mais où est le tragique dans Roméo et Juliette, au sens grec qui exclut toute échappatoire, ou au sens racinien ?
    Du temps de Shakespeare, déjà, certains puristes ont trouvé à la pièce un caractère composite où l'élément tragique figuré par le dénouement mélodramatique, relève du coup de théâtre plus que du fatum, avec quelque chose qui paraît téléphoné malgré la beauté de la chose aiguisée par un humour noir very british.


    En fait, la réponse à cette question du tragique essentiel, ou inessentiel, de cette tragi-comédie ouverte à de multiples interprétations, dépend du point de vue dominant, qu'il soit social et psychologique (la haine opposant les Montaigu et les Capulet, qui rappelle celle des Gibelins et des Guelfes du temps de Dante, dans la Commedia duquel on trouve d'ailleurs les deux jeunes amants, mais à Crémone et pas à Vérone), ou plus radicalement "métaphysique".
    Grand Corps Malade ne pousse pas trop l'analyse , mais son Roméo kiffe Juliette privilégie le conflit social, comme le fait Léonard Bernstein dans son sensationnel opéra-rock West Side Story, alors que les Montaigu et les Capulet ne se trouvent ni en conflit de classes ni d'ethnies; et la même approche à dominante sociale marque un très beau film de 1942 co-signé par Hans Trommer et Valerian Schmidely - l'un des chefs-d'œuvre du cinéma suisse, selon Freddy Buache,- et constituant l'adaptation d'une des plus belles nouvelles de Gottfried Keller intitulée Roméo et Juliette au village .
    Or la partie secrète, chuchotée dans la nuit ou modulée en vers merveilleux (Roméo kiffe aussi le sonnet) dit autre chose que l'obstacle obstiné des familles: bien sûr elle capte la haine, mais elle parle aussi d'amour fou comme l'a célébré le romantisme et le surréalisme, la passion enivrante et mortelle, d'autant plus funeste qu'elle est à la fois glamour et brutale, cernée de jeunes épées et trop impatiente pour écouter aucun conseil de sagesse.

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    Pour un René Girard, le caractère tragique de Roméo et Juliette tient surtout au drame de jeunesse exacerbé par la précipitation. On sait la défiance de Girard envers les gesticulations romantiques, et c'est vrai que cette belle jeunesse se fait tout un cinéma, ce qui explique d’ailleurs le goût de la télé et du cinéma pour la story, du téléfilm déclamatoire à la française style Claude Barma aux superproductions italo-américaines d'un Zeffirelli ou d'un Baz Luhrmann, après George Cukor, entre autres.

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    Par delà ces éléments antagonistes "physiques" de jeune chair enflammée et de verrous familiaux, ou de morale chrétienne et de transgression passionnelle, Shakespeare nous dit aussi autre chose, là-dedans, qui va par delà le "physique" et qu'on dira donc "métaphysique " , où l'autre opposition d'Éros et Thanatos se perpétue sous le ciel étoilé auquel s'adresse Juliette :


    "Viens, douce nuit, viens amoureuse nuit au front noir,
    Donne-moi mon Roméo, et quand je mourrai,
    Enlève-le et découpe-le en petites étoiles,
    Et il rendra si beau le visage des cieux
    Que le monde entier s’éprendra de la nuit
    Et n’adorera plus le soleil éclatant”.


    On pourrait sourire du fait qu'une Lolita ritale (Juliette à moins de quinze ans) tienne un si sublime discours, comme lorsqu'elle prononce ces autres paroles si pénétrantes:


    “Mon unique amour né de mon unique haine
    Inconnu vu trop tôt et reconnu trop tard,
    Pour moi l’amour est né comme un enfant bâtard
    Qui me pousse à aimer la source de ma haine”.


    Mais la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque étaient plus jeunes encore que Juliette, et il ne serait guère plus étonnant non plus que les vers de Roméo aient été inspirés, au vrai Shakespeare des fameux Sonnets, sur lequel on n'a d'ailleurs aucune certitude, par un joli brin de garçon...

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    Sur cette même pente allègrement déviante, et pour rassurer telle enseignante anglaise qui s'indignait que Roméo et Juliette fût une pièce si exclusivement hétéro, l'on peut signaler qu'un film en a tiré l'argument d'une adaptation homophile. Plus précisément, le réalisateur américain Alan Brown, dans Private Romeo (2011), a imaginé qu'après avoir lu la pièce de Shakespeare dans le cadre d'un collège militaire américain, deux boys s'éprennent l'un de l'autre en provoquant la scission du dortoir en deux clans opposés, etc.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient enfin de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, 918p. Plon, 2016.

  • Shakespeare en traversée

     

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    Une lecture des 37 pièces de William Shakespeare

     

    Les Tragédies.

     

    1.   Titus Andronicus

     

    Le monde dit civilisé s’est ému, ces derniers temps, à l’annonce de quelques décapitations. On y a vu l’expression d’une sauvagerie sans nom. Du jamais vu auront clamé ceux qui ont la mémoire courte. On se sera saintement indigné. On aura fait l’impasse sur des siècles de sauvagerie exercée par les prétendus civilisés et les enfants auront été renvoyés dans leur chambre où ils se seront passés le dernier film gore.

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    Tout cela sent pourtant le sang réchauffé, si l’on peut dire, Alors que faire ? Se détourner et positiver, comme on dit. On le peut certes. Mais on peut, aussi, regarder autrement.

     

    C’est cela : regarder autrement.

     

    L’art et la littérature ont, entre autres, cette vocation : de nous faire regarder autrement.

     

    L’Iliade d’Homère nous fait regarder autrement la guerre. Les Entretiens de Confucius nous font regarder autrement la recherche personnelle de la sagesse et la recherche collective de l'harmonie sociale et politique. Le Sermon sur la montagne du Galiléen nous fait regarder autrement chaque personne humaine. Mais les hommes n’ont cessé de fouler au pied les enseignements des sages et des saints, et ce sont les violents qui continuent de l’emporter.

     

    Or nous permettre de regarder autrement la violence humaine, ou plus exactement l’inextricable mélange de la férocité et de la douceur humaines, est peut-être ce qui justifie le mieux le fait qu’on appelle Shakespeare « notre contemporain » le génie poétique qui a probablement le mieux pénétré ce qu’il y a de plus inhumain et de plus humain dans l’humain.

     

    Ainsi l’inhumanité monstrueuse des humains se révèle-t-elle dès la première tragédie de Shakespeare, Titus Andronicus, dont le grand poète T.S. Eliot a dit qu’elle était la plus stupide au motif que les horreurs y culminaient sans la moindre contrepartie lumineuse. Ce n’est pas l’avis de Jan Kott, entre autres commentateurs, qui voit en cette pièce une sorte de projection hallucinée, poussée en effet aux extrémités de l’absurde, de toutes les turpitudes humaines commises au nom de l’esprit de domination et de vengeance. Shakespeare notre contemporain est le titre, fameux, de l’essai consacré par Jan Kott à Shakespeare, et les pages concernant cette pièce insistent, justement sur son aspect contemporain. 

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    Titus Andronicus, dont tous les protagonistes finissent par s’entretuer, sauf un, est en effet la plus gore des pièces de Shakespeare. L’ouvrage n’est que partiellement attribué à celui-ci, mais la touche du Big Will se reconnaît en ses parties les plus lyriques, notamment dans la partie finale, autant qu’au tracé de ses grandes figures, à commencer par Titus, la reine des Goths Tamora et le Maure Aaron.

     

    images-2.jpegLorsque Titus Andronicus, général romain de retour à Rome après avoir défait les Goths, dont il ramène captifs la reine Tamora et ses trois fils, lui-même a déjà perdu vingt-deux fils sur les champs de bataille. Mais un quart d’heure n’a pas passé qu’il aura déjà trucidé un autre de ses fils, Mutius, qui défie le nouvel empereur au motif que celui-ci a jeté son dévolu sur sa sœur Lavinia, fille de Titus et déjà promise au noble Bassinius. Dès le même premier quart d’heure, la reineTamora, qui sera faite plus tard impératrice en lieu et place de Lavinia, a vu son fils aîné coupé en morceaux par les hommes de Titus afin d’honorer les mânes des défunts romains. Or toute la pièce, ensuite, va tourner autour d’une suite de meurtres et de vengeances du même acabit, pour laisser trente-cinq cadavres sur le carreau. Dans la foulée, on aura coupé la langue de Lavinia fraîchement violée par les fils de Tamora, Titus devra sacrifier son bras avant qu’il ne fasse du pâté avec les têtes de ses ennemis, et autres raffinements dont la littérature la plus noire, et les gesticulations des djihadistes, sont de pâles reflets.

     

    images-3.jpegMalgré cette suite d’abominations confinant au Grand Guignol, Titus Andronicus est « déjà du théâtre shakespearien »,comme l’a reconnu Peter Brook, même si ce n’est « pas encore le texte shakespearien », relève Jan Kott, qui précise que Peter Brook et Laurence Olivier ont monté la pièce « parce qu’ils en ont vu, dans sa forme brute,l’embryon de toutes les tragédies de Shakespeare ».   

     

    Produite par Shaun Sutton et dirigée par Jane Howell, cette version de Titus Andronicus, avec Trevor Peacock dans le rôle–titre, date de1985. Longtemps délaissée, la pièce a été « revisitée » dans la seconde partie du XXe siècle de façon significative, notamment par Peter Brook.

     

    Numériser.jpegSources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVDcconsacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au  grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006.

    Egalement à consulter quoique bien conventionnellement universitaire à mon goût: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016.

    Formidablement documenté sur l'époque, l'oeuvre et le feu qu'on sait de l'auteur, mais s'opposant aux thèses anti-Stratford : Will le magnifique de Stephen Greenblatt, aux éditions Libres/Champs. Etc.

     




  • Celui qu'on n'attendait pas...

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    D’une densité émotionnelle et d’une qualité d’écriture hors pair, le premier roman d'Edmond Vullioud, acteur vaudois bien connu place celui-ci au premier rang de nos écrivains. Dans le décor admirablement restitué de nos bourgs calvinistes du début du XXe siècle, l’auteur brosse le portrait infiniment nuancé, tendre et violent,   d’un «innocent» humilié de multiples façons et qui se révèle bientôt, par delà ses blessures, un artiste original et un «justicier» impatient de reconquérir son royaume perdu.

    Les vraie découvertes littéraires, supposées plus durables que les pléthoriques «coups de cœur»  d’un jour, sont aujourd’hui bien rares, et particulièrement en Suisse romande où la foison de livres de second rang disperse l’attention du public autant que de la critique. En ce qui me concerne en tout cas, je ne saurais citer que deux ou trois titres qui fassent vraiment date, ces dernières années, à commencer par le dernier roman d’Etienne Barilier, Dans Khartoum assiégée (Phébus, 2018), ou, venant de paraître, cet extraordinaire roman d’Edmond Vullioud dont l’originalité du talent s’était déjà déployée dans les nouvelles mémorables du recueil intitulé Les Amours étranges, paru en 2013 à L’Âge d’Homme.

    Si je parle d’un  roman «extraordinaire», au risque de paraître abuser d’un superlatif, c’est que Sam se distingue à tous égards des romans « ordinaires » à quoi pourraient se rattacher ses thèmes, qu’il s’agisse d’abus sexuel ou de déglingue familiale, d’hypocrisie moralisante ou de préjugés crasses.

    Sans doute le jeune Sam, dont l’enfance heureuse de petit prince s’est achevée avec la mort de sa mère, laquelle a provoqué la déchéance alcoolique du père, pourrait-il apparaître comme une victime «ordinaire» depuis  que le jeune Thomas,  fils du pasteur local, en a fait, dès ses douze ans, l’objet de ses «travaux» sexuels, selon son expression,  mais le roman se distingue immédiatement des motifs esthétiques érotico-religieux «à la Chessex» autant que de toute dénonciation explicite de la pédophilie, même si Sam, que son malheur a rendu à peu près muet, souffre de sa sujétion sans oser dire «non» alors que tout crie en lui, faute du moindre amour réel de la part de  Thomas. Le môme est «joli» et, n’est-ce pas, c’est un «simple d’esprit» béni par le Seigneur.  Le viol récurrent se passe dans un cagibi du temple magnifique dans lequel on entre en traversant le cimetière, après que Thomas a fait courir ses fines mains blanches  sur les claviers de l’orgue;  et pour accueillir Sam à son retour penaud de l’église, une gifle supplémentaire de son père le marque d’un «coquard» dont les paroissiens charitables s’inquièteront à l’heure du culte. Bientôt l’on s’empressera de soustraire l’adolescent à la garde de l’indigne William en train de laisser son domaine (le plus beau du village) dépérir, pour le confier d’abord au rigide  pasteur Nicole et à son épouse Marthe, plus attentionnée mais ignorant tout des liens de son cher fils et de son esclave sexuel, et ensuite à une institution spécialisée où les dons d’artiste de Sam s’épanouiront. 

    Mais là encore, le roman se distingue de l’ordinaire (et souvent juste) procès fait rétrospectivement aux établissements pour la maltraitance qui y régnait parfois puisque, aussi bien, la bonté et l’intelligence pédagogique offrent un refuge et un terreau fertile aux dons du garçon. 

    Sam, à vrai dire, n’est ni un roman « historique », ni l’exposé romancé d’un «cas» social ou psychologique, ni moins encore le portrait-charge d’une société donnée, même s’il y a un peu de tout ça dans ce roman où il y aussi de la tendresse poignante à la Dickens, de l’observation méticuleuse et de la grâce verbale d’un Flaubert ou quelque chose des atmosphères oniriques d’une Catherine Colomb dont les titres des romans (Châteaux en enfance ou Le Temps des anges) entrent en consonance évidente  avec l’univers d’Edmond Vullioud.  

    Mais qu’est-ce alors plus précisément que cet étrange roman ?

     

    Des faits établis à la fiction

    Le portrait photographique d’un adolescent songeur au doux visage et au regard tout intérieur constitue la couverture du roman d’Edouard Vullioud, qui a choisi de représenter ainsi son personnage sous les traits de son propre fils autiste.

    Est-ce à dire alors que Sam traite du «problème de l’autisme» à partir du vécu personnel de l’auteur ? Oui, si l’on pense à la souffrance et aux difficultés de relation imposées par cet état de fait, qui leste l’expérience de l’écrivain d’un savoir «extraordinaire » en matière de sentiments, mais la relation père-fils, dans le roman, dépasse ce «cas» particulier pour englober toutes les difficultés de communication vécues que nous connaissons, de même que la légende familiale «réelle» des Vullioud se trouve complètement transposée par le roman.

    La douceur de Sam, son rapport «extraordinaire» avec les animaux, sa parole rare, mais aussi le regard suraigu qu’il porte sur la réalité, et son tenace esprit de vengeance, découlent bel et bien de l’expérience à la fois douloureuse et très riche vécue par Edmond Vullioud et son fils, autant qu’il se rapporte à la saga d’une tribu vaudoise portée, comme souvent les dynasties terriennes, aux embrouilles et  à la vindicte.

    Dans le roman, il est question de deux vieilles sœurs enfermées par leur famille dont on dit qu’elles ont perdu la boule à la suite d’un chagrin d’amour, et l’auteur, qui a transformé le nom de Vufflens-la-Ville en Bassens, m’apprend (en aparté…) que les sœurs en question, enfermées derrière des barreaux, ont bel et bien vécu à la fin du XIXe siècle dans la grande demeure toujours appelée le Château, à l’entrée du village vaudois, et que cette maison est l’un des modèles du domaine des Auges dont le père de Sam, William Abel, précipite la chute avant de se retrouver valet humilié et pochard de son frère Auguste, autre personnage tonitruant du roman dont les colères folles renvoient à celles que le comédien lausannois a observées chez un de nos metteurs en scène fameux…

    Cela noté pour ramener à l’anecdote bavarde ? Tout au contraire : pour souligner l’immense travail, à la fois méticuleux en diable et porté par le souffle de la poésie, accompli par Edmond Vullioud dans ce premier roman à la fois intimiste par sa «voix» narrative, et picaresque dans ses développements romanesques, lesquels nous rappellent, notamment, les aventures collectives de l’émigration des Suisses en Amérique du Sud, et la différence de couleur entre un mauvais lieu de nos régions (le Mironton de la Pernette) et un lupanar chamarré d’Uruguay.

    Ce qu’il y a d’unique dans Sam relève d’une sorte de sublimation rêveuse sur fond de lourde réalité, restituée avec une extrême précision; mais il y a plus, car au souci maniaque de minutie, que l’auteur prête aussi à son protagoniste, s’accorde le don de la candeur et de la puissance créatrice qui fera de Sam un artiste non conventonnel  suscitant bien des sarcaasmes (l’incrédulité du notaire conseiller de paroisse Bérard, plouc parfait,  ou d’un critique méprisant) mais aussi de bienveillantes attentions – à commencer par celle du peintre en lettres Timoléon Magetti  devenu son mentor.

    Sam est un livre d’une musicalité et d’une pureté émotionnelle sans faille. Chose rare : sa narration elle-même ressortit à la musique par le truchement du murmure intime que l’Auteur adresse à la fois à son protagoniste, puisque tout le récit est modulé en deuxième personne, et à son Lecteur, dans un rapport qui rappelle le murmure du Narrateur de Proust, mais dans une tonalité tout autre, marquée à la fois, et dès la première page, par un mélange détonant de sensualité (l’évocation de la première nuit d’amour de Sam et de la sauvage Philomène) et de sourde douleur, et par une sorte de basse continue qui détaille les multiples nuances de la pensée du présumé «demeuré».

    Or ce taiseux peut se révéler terriblement parlant quand il s’exprime, notamment par le dessin et la peinture, autant que l’ «innocent» fait figure de révélateur dans le monde des bavards et des tricheurs. L’art de Sam lui permet de se réapproprier le monde, et parfois même de soumettre les dominants à son pouvoir, non sans cruauté défensive quasi animale.

    Quant à l’art du romancier, il tend à l’épopée d’époque dans la partie du roman intitulé Le bout du monde  qui nous emmène vers Paris au temps de la Grande Guerre, les espaces infinis de l’Amérique du Sud où les traces du premier amour de Sam se sont perdues alors qu’il hérite d’un fils (imprévu quoique prévisible…) qui lui survivra après un naufrage apocalyptique…

    Requiem pour un paradis perdu

    À quoi tient enfin le fait que Sam, qu’on pourrait dire un roman anachronique de tournure selon les codes et conventions actuels,  sonne si clair et vif, si neuf en somme et si frais en dépit de sa mélancolie lancinante, et nous ménage des surprises à chaque page, nous reste au cœur comme une musique tendre et belle en dépit des laideurs et des violences du monde ? 

    Sans doute à la substance humaine dense et vibrante, autant qu’à la dimension  onirico-poétique et à la tenue littéraire de ce roman qui peut parler de tout sans jamais flatter ni dévier de sa ligne – en dépit de multiple digressions parfois comiques et de variations d’intensité, voire ici et là de quelques longueurs -, à son style élégant mais jamais trop voyant,  à sa dimension affective hypersensible mais non sentimentale  qui nous attache à Sam jusque dans ses excès de violence compulsive touchant alors au picaresque – et le roman frise alors le conte noir -, enfin  à une teneur spirituelle rare aujourd’hui, qui rappelle les «innocents» de Bernanos et de Julien Green, de Faulkner ou de Dostoïevski, à une vision à la fois évangélique d’inspiration et portée par la révolte contre une Création décidément mal fagotée, où l’enfance volée, par delà toute détresse individuelle,  revêt le sens universel  d’un paradis perdu.

    Edmond Vullioud. Sam.Editions BSN Press, 425p. Lausanne, 2019.

     

  • Le prix de l'idiot

    De la (bonne) méchanceté de Patricia Highsmith

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    Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
             C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une « mission à plein temps ».

             Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
             Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé « en pleine forme » le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
             En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de « crapaud ») ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes. 
             La méchante Patty l’a noté sans pitié: « Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu ».
             Ce méchant « bien entendu » est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu.   

    Patricia Highsmith. Le prix de l'idiot (The Button). Nouvelles complètes, Laffont, collection Bouquins.   


     

  • De rire et d'oubli

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    (Milan Kundera)

     

            Ce qu’il faut dire en premier lieu du Livre du rire et de l’oubli [1] c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.

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    L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.

    De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.

    Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa « triste Bohême ». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.

    Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…

    Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.

    Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».

    Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont ellene sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.

    Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation. Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.

     

    D’étonnantes intuitions

    Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.

    Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.

    Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né d enotre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…    

    Une autre façon de résister

     

    (Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)

     - Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?

    - Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.

    - Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?

    - Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.

    - Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?

    - C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux léinéaments de out ce ui cinstitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est lé une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.

    - Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?

    - Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’enplus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes

    - Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…

    - Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique , mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…

     

    [1] Milan Kundera. Le Livre du rire et de l’oubli, traduit du tchèque par François Kerel. Gallimard, coll. Du monde entier, 1979.

  • Mon ami Tchékhov

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    Ce n’est pas abuser de prétentions occultes, ni non plus céder à je ne sais quel sentimentalisme douteux que de parler de la relation que j’entretiens avec Tchékhov, depuis mes seize à vingt ans, comme d’une amitié, et plus immédiate, immédiatement plus profonde, plus entière, plus candide et grave, plus souriante et mélancolique, plus claire dans le noir et plus lucide, plus durable et jamais entamée, plus durable et jamais déçue que toutes mes amitiés vécues «en réalité» en ces années où mon penchant récurrent à l’élection d’un Ami Unique n’aura fait que multiplier illusions et déconvenues.

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    C’est cependant par l’émotion, et non sur de sages bases raisonnables, que je me suis attaché à la personne d’Anton Pavlovitch – je dis bien : à la personne, autant sinon plus qu’aux personnages des récits de l’écrivain qui certes me touchaient ou parfois me bouleversaient tout en me ramenant à tout coup à la personne de l’écrivain ; mais là encore je distingue la personne du personnage social ou littéraire de l’écrivain que je ne découvrirais que plus tard et sans  en être d’ailleurs jamais troublé le moins du monde puisque, aussi bien, l’écrivain Tchékhov, autant que l’homme Tchékhov, le docteur Tchékhov, ou le fils, le frère, l’ami ou le conjoint, tels que nous le révèlent notamment ses milliers de lettres ou les témoignages de ses proches, n’auront jamais altéré, en moi, la réalité de la personne d’Anton Pavlovitch dont j’ai eu le sentiment, aussitôt rencontré, qu’il incarnait un ami «pour la vie».

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    Parler ainsi de «mon ami Tchékhov» ne relève pas d’une fantasmagorie coupée de la réalité, mais inscrit au contraire cette relation, tout ce que j’ai ressenti et donc vécu dès ma lecture du premier bref terrible récit de Tchékhov, intitulé Dormir, suivi d’un autre récit non moins terrible et déchirant intitulé Volodia,au cœur même de la terrible et déchirante réalité vécue par ces personnages (deux adolescents pris au piège de la réalité) dont je percevais la vérité à travers ce qu’en faisait ressentir, de toute évidence, une personne en laquelle j’identifiai, aussitôt, «mon ami Tchékhov», que j’ai retrouvée chaque fois que j’ai lu d’autres récits de l’écrivain Tchékhov, et ce fut La dame au petit chien connue de tous mais que je m’appropriai d’emblée rien que pour moi, toute de délicatesse et de larmes ravalées, ce fut la descente aux enfers combien réels de La Salle 6ou ce furent, en retour ultérieur aux premiers écrits du jeune Anton Pavlovicth, les bousculades hilares et les galéjades de ses premières nouvelles illustrant d’emblée le sens du comique de ce témoin de la tragédie de tous les jours. 

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    Volodia et Varka dans ma tenue d’assaut

    J’étais alors un jeune soldat sur les hauteurs ensoleillées, ou c’était la nuit sous une toile camouflée, mais non : c’était la journée puisque, je me le rappelle, deux ou trois exemplaires des Œuvres de Tchékhov, réunies en vingt volumes aux Editeurs française réunis, sous une couverture gris-vert, avec une bande rouge et le motif d’une mouette blanche, alourdissaient  ma tenue d’assaut à dix-huit poches, au su de mes camarades et autres caporaux qui aimaient également me voir lire au soleil ou à l’ombre de nos poses sans fin, comme j’aimais boire avec eux ou les écouter me raconter leurs vies de possible personnages de Tchékhov, ou, plus rarement, à tel ou tel que j’aimais plus que les autres, raconter ce que je lisais dans les récits de mon ami Tchékhov.

    Ainsi aurai-je fait venir les larmes aux yeux de l’innocent Hans, mon compère soldat du train au physique de forestier et au cœur de tendron, le regard bleu laiteux m’évoquant celui des glaciers qu’on voyait là-haut, et conduisant d’une main sûre l’un des équidés chargés de nos caisses de munition, en lui racontant l’atroce fin de Volodia et le martyre de Varka.

    On n’a pas dit assez la tendresse presque féminine des longues poses ponctuant les longue marches militaires, mais c’est bien ainsi que, sous le soleil des hautes terrasses, à la fois  revigorés par l’eau glacée des torrents dont nous nous étions soulés avant de nous en asperger le visage et le torse, et tout alanguis par la fatigue et l’estivale touffeur, Hans et moi nous nous tenions quand je lui avais évoqué la détresse de Volodia, moqué par la femme mariée qui lui reproche de ne pas la courtiser alors même qu’il l’aime en secret.

    Raconter une histoire déjà racontée par un ami russe à un moujik suisse allemand en tenue d’assaut requiert beaucoup d’attention et d’affection, mais la précision, l’émotion, la compassion, le mélange de dérision marquant la méchante médiocrité des gens  observées par mon ami Tchékhov,  et la compassion manifestée à Volodia le pataud, le lourdaud, le bêta complexé, par l’écrivain, me faisait raconter à mon ami tringlot le désarroi de Volodia, et l’affreux dénouement du récit, avec une émotion redoublée par le fait que, de toute évidence, Hans comprenait la honte de Volodia et se pénétrait lui-même de chaque détail du récit de l’écrivain Tchékhov que je lui rapportais : la moquerie des femmes, mais aussi le mépris de la vieille femme nantie pour la plus jeune faisant encore la coquette - cette mère de Volodia dont la frivolité  faisait horreur à celui-ci, enfin tout ça n’était-il pas clair et net comme la vie, horriblement trivial et délicieux comme la vie, terriblement attirant et tellement dégoûtant qu’il n’y avait plus qu’à se tirer une balle ?  

    Plus tard je me suis demandé ce qu’était devenu mon ami Hans qui m’avait supplié, après celle de Volodia, de lui raconter d’autres histoires que racontait mon ami Tchékhov. À vrai dire je me rappelle pas une seule personne, tant d’années après, qui ait porté autant d’attention que lui à une histoire que je lui rapportais, en seconde main, comme si je l’avais vécue moi-même et comme s’il lui reconnaissait une vérité d’évidence en consonance parfaite avec sa réalité de jeune paysan dont je savais qu’il n’avait jamais lu aucun livre d’aucun auteur russe, et peut-être aucun autre livre du tout ? Mais avec Hans j’ai partagé, comme avec personne, la détresse de Volodia et la tristesse égale du crime de la petite Varka, pauvre enfant de treize ans  dont l’irrépressible envie de dormir la distrait de son rôle de surveiller le sommeil d’un tout petit enfant qu’elle finit par étouffer pour avoir la paix. 

     

    Une image à retoucher

    L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment.

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    Or j’ai retrouvé mon ami Tchékhov au fil des notes prises, de son vivant, par Ivan Bounine, plus jeune de lui de dix ans et qui fut son bon camarade jusqu’à sa mort. C’est à vrai dire sur le tard, en 1952, que Bounine esquissa ces notes, mais  leur caractère d’inachèvement  n’enlève rien à leur intérêt et moins encore à leur charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.

    Ainsi est-ce c’est par petite touches qu’il complète son portrait «en mouvement» d’un Tchékhov à la fois amical et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du geignard que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au modèle de vertu. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est piquant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa sollicitude affectueuse de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine esquisse à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour «empêché» d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova, nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi fermement mais en douceur.

    J’aime que ce soit un ami, et sans doute l’un des plus vrais qui l’aient connu, qui m’en dise ainsi un peu plus de mon ami Tchékhov. 

    Anton Tchékhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance, constituent un inépuisable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi «conseils à tout le monde».

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    Écrire et vivre, pour mon ami Tchékhov, allait de pair, et ses propos sur «la petite vie de tous les jours» ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de «féroce». C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchékhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.

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    À Sorrente, cette année-là…

    Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov.

    Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Soviet suprême; ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je ce soir-là devant la baie de Sorrente en lisant la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez, vous, de tellement sensible et délicat. Et voilà que me revient cette phrase de mon ami Anton Pavlovitch au jeune Gorki : «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…

     

    1031924717.jpgVertige du Vendredi saint

    Rétif à toute idéologie de nature politique ou religieuse, mon ami Tchékhov, devenu soutien de famille avant sa vingtième année pour surseoir aux manques d’un père ivrogne et brutal, autant que bigot, a trop souvent été considéré comme un positiviste étranger à toute dimension religieuse.

    Or celle-ci se retrouve pourtant dans le récit qu'il disait préférer entre tous, intitulé L'étudiantet constituant une sorte de mystique plongée en cinq pages dans la profondeur du Temps.

    Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici les veuves bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible: « Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne.

    «Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut ».

     

    La dernière flûte de Champagne

    Durant la nuit du 1er juillet 1904, Anton Tchékhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d’appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «ich sterbe», déclinant ensuite la proposition d’envoyer chercher une bouteille d’oxygène. En revanche, Tchékhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter entretemps, remarqua qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait plus bu, s’étendit sur le flanc et rendit son dernier souffle. La suite des événements, le jeune Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits.

    De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que la dépouille de l’écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, un fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchékhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour.

    Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de mon ami Tchékhov porté par deux étudiants...

     

    Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.

    Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékhov, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.46474716_10218132181642894_8672513447163854848_n.jpg

     

  • saint Lambert sauvé des flammes

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    Grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, d'émotions et de saveurs, érudit voyageur et poète, jouisseur avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses, l’écrivain luxembourgeois évoque non sans mélancolie, dans son dernier livre, «Une mite sous la semelle du Titien», la nuit de cauchemar où son immense bibliothèque fut la proie des flammes…

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    Pour entrer illico dans le cercle de feu il faut citer d’abord ceci de la soixantième «proserie» du septième tome du Murmure du monde où Lambert Schlechter écrit ceci, sur une page où l’écrivain semble chercher ses mots dans la sidération persistante: «Un jour je raconterai la violence de tout ça, la soudaineté du passage du sommeil à ce réveil-là, le passage du noir de la nuit à l’incandescence de cette lumière-là, je dirai combien c’était violent, et je mettrai ce mot-là, la violence de ce mot-là, pour faire comprendre ma stupéfaction, c’était si violent, voir ça, à peine réveillé, voir ça, la porte du grenier à peine ouverte, voir tout le grenier en flammes, ne voir que des flammes, ne voir rien d’autre que des flammes, comme si on voyait le soleil de tout près, de trop près, de mortellement trop près, c’était si violent, on ne peut pas se remettre de ça, je ne pourrai jamais me remettre de ça, c’était si violent, c’était trop violent»…

    Ensuite on voit, sur la couverture du dernier livre de Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, le détail de La Vénus d’Urbino du Titien en question, doux petit carré montrant un ventre féminin joliment bombé au bas duquel une main féminine repose sur le sexe féminin de la Vénus en question; et quant à la mite, il faudra la chercher (!) avec le regard de voyeur voyant de Lambert, sur le tableau du Titien, «couchée sur le dos, aplatie, blanchâtre, bien visible à cause de la couleur brique du carrelage, probablement déjà desséchée à l’intérieur, tout le psychisme qui était sans doute dans son ventre mou s’est évaporé, impossible de savoir comment elle est morte»... ou disons que le poète impute la mort de la bestiole au Titien qui n’a pas vu cette «inoffensive saleté», imaginant que c’est lui «qui a marché dessus, l’aplatissant, alors que le petit ventre palpitait avec un dernier reste de vivacité»…

    Vous avez compris, vous, cette histoire de mite aplatie sous la semelle du peintre sublime? Une mite sur un tableau représentant la beauté à l’état pur! Autant dire: le grain de sable dans le mécanisme, pour ne pas désigner l'étincelle qui met le feu aux poudres. La mite du Sisyphe dont la maison vient de cramer!

    Après quoi le poète n’en finit pas de brûler ses vaisseaux

    Mais la vie continue! Vous allez chercher la mite de la Vénus d’Urbino sur Google images, comme j’ai appris par Facebook, en avril 2015, que la fameuse bibliothèque du compère Lambert était partie en fumée, des rayons entiers et ses cahiers de 1965, ses cahiers de 1967 aussi, tous ses cahiers nom de Dieu, et le voilà qui ajoute dans son dernier opus: «Plusieurs fois par jour, ce réflexe, cet élan d’aller sortir un livre du rayon, rechercher un passage, relire une page, un chapitre, puis aussitôt: mais non, ce livre n’y est plus, n’y a plus de rayon, n’y a plus d’étagère, le livre a brûlé avec la planche où il se trouvait», etc. 

    Or ceux qui suivent Lambert Schlechter à la trace se rappellent le troisième volume du Murmure du monde, intitulé Le Fracas des nuages, à la page 100, où l’écrivain bricole lui-même la bibliothèque de son grenier: «Planches, planches, régulièrement, depuis des semaines, je vais travailler dans mes planches, pour une heure ou deux je me me fais artisan […] au mois d’avril j’ai enfin installé ma bibliothèque asiatique», et dix ans après tu parles d’un péril jaune: le feu aux planches! 

    Et si vous êtes sur Facebook – nul n’est parfait –, vous aurez suivi, au début de l’été 2015, le beau mouvement de solidarité qu’a suscité la cata' vécue par Lambert, les unes et les autres lui envoyant des livres pour qu’il les aligne sur les nouvelles planches de sa nouvelle maison. 

    Pour autant,  nous savons qu’il ne se paie pas de mots quand il écrit qu’il ne se remettra jamais de cette même violence du feu qui, de la bibliothèque d’Alexandrie, crama sept cent mille livres au moment de l’incendie. Comparaison n’est pas raison? Sûrement pas, mais nul n’aurait le mauvais goût de rappeler à un lettré dont la mémoire est celle d’un vieux mandarin chinois que la destruction d’une partie de sa bibliothèque ne fait pas le poids à côté d’Hiroshima ou d’Alep, car la Douleur n’a pas de mesure, et la mite reste un symbole de notre propre ténuité. 

    A ce propos, Guido Ceronetti, dont nous partageons l’admiration avec Lambert Schlechter, écrit dans Insectes sans frontières: «Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita», à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité. Et Lambert, qui brûle ses vaisseaux à chaque page, est justement de ceux-là qui tirent leur force de leur vulnérabilité même.

    L’œuvre kaléidoscopique d’un grand «petit maître»

    Lambert Schlechter poursuit, depuis le début des années 80, l’élaboration d’une œuvre dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes à propos des fragments du Murmure du monde: «Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte-rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela»...

    Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave: «Un jour je commencerai à écrire»… Et de fait, le fabuleux fatras de sa quasi trentaine de livres publiés - nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins, comme Georges Haldas dans ses cafés de l’aube, et d’une expérience reliant «le cendrier et l’étoile», selon la belle expression de Dürrenmatt, où le très intime (jusqu’au saillies érotiques crues de l’amoureux à genoux devant la «fleur» féminine) voisine avec le très fracassant orage d’acier que le poète qualifie de «murmure du monde», des massacres antiques aux pogroms du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Shoah et au goulag de la Kolyma, jusqu’à Lampedusa la nuit dernière… 

    Il y a du mystique chez cet iconoclaste anti-clérical, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov («Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire») ou de l’observateur du corps humain autant que du fantastique social rappelant justement un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi, à sa lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.

    Mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient

    S’il fut prof de philo et de littérature française, rien cependant chez Lambert Schlechter d’un pédant ou d’un littérateur affecté, inclassable mais lié de toute évidence à ce que Georges Haldas appelait «la société des êtres» et, comme écrivain, à toute une nébuleuse d’auteurs au nombre desquels je compte une Annie Dillard ou un Ludwig Hohl, un Alberto Manguel (autre lecteur universel) ou un Louis Calaferte, entre autres.

    En outre lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan: «C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau»... 

    Le labyrinthe d'un lecteur du monde

    Lambert Schlechter n’a jamais publié de roman au sens conventionnel, à ma connaissance, mais l’ensemble de ses livres forme une vaste chronique fourmillant d’épisodes romanesques et de scènes à n’en plus finir, comme le récit de la visite d’Andy Warhol au pape dans son dernier livre, ou l’agonie de sa femme il y a vingt-sept ans de ça (la lecture de son journal de deuil, Le silence inutile, ouvre peut-être le meilleur accès à son œuvre), les photos de sa famille punaisées dans la mansarde de sa sœur à Rotterdam, les reproches qu’il s’adresse par rapport à son fils souffrant de ses absences, et ses aises et ses baises d’éternel amoureux, ses manies de graphomane, ses étonnements de lecteur tous azimuts qui a découvert que le feu «ça peut tuer», et c’est reparti pour l’inventaire, «mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient, mes douze au treize Annie Saumont ont disparu avec la planche où ils se trouvaient», sur quoi le voici regarder ses mains dans les cendres encore trempées de ses livres – ses mains avec lesquelles il aurait volontiers fait jouir la Vénus d’Urbino, etc..  

    C’est un Labyrinthe à la Borges que l’œuvre du compère Lambert (je l’appelle familièrement comme ça vu que nous sommes restés un peu proches par l'échange de nos livres respectifs et par Facebook après nous être rencontrés à Toulouse à un salon du livre et du jambonneau, au mitan des années 2000), une œuvre prodigue en incessantes découvertes et bifurcations (l’un de ses livres que je préfère s’intitule d’ailleurs Bifurcations) et qui suppose, aussi, une lecture non moins attentivement active que l’est son écriture.

    Il se dit aujourd'hui Chinois malgré la reconnaissance grand-ducale que lui voue son Luxembourg natal, et ses Lettres à Chen Fou – scribe comme lui, né en 1763 et mort en 1810 qui, dans ses Récits d'une vie fugitive a évoqué les humbles peines et joies de notre bref passage sur terre après la mort de son épouse –, illustrent bel et bien, dans l'esprit de la poésie chinoise, ce que les cœurs sensibles ont en commun en constatant, comme le sage Su Tung po, herboriste et poète du onzième siècle mal vu des puissants, que «le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace»… 

    Dessin: Matthias Rihs. ©Rihs/Bon Pour La Tête

  • Les zombies débarquent

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    Et vous, vous êtes quoi ?

    (Libelle)

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les aspects les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois « moments » de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6, Nous sommes tous des poètes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas.

  • Ce vieux foldingue de Jean Ziegler nous empêchera-t-il de dormir ?

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    Au lendemain de ses 85 ans, l’increvable «gaucho» tiers-mondiste s’est remis en selle pour voir, de près, l’affreuse situation dans laquelle des milliers d’êtres humains, chassés de chez eux par la guerre ou le chaos socio-politique, se sont retrouvés sur les côtes européennes de la Méditerranée, dans des conditions abominables. Il en a tiré un témoignage, Lesbos – La Honte de l’Europe, que nous ne pouvons ignorer. Autre témoin, qui a choisi la voie du conte pour rappeler les tenants et les aboutissants d’une autre tragédie africaine : Philippe Bolomey raconteLes malheurs de Justin dont le protagoniste, fils de première ministre massacrée à Kigali, s’est retrouvé SDF dans les rues de nos villes…

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    Cela n’a pas manqué, comme je m’y attendais : dès que j’ai annoncé sur Facebook, l’autre jour, la parution du dernier livre de Jean Ziegler, consacré à la tragédie humanitaire toujours en cours « sous nos fenêtres » et dans l’indifférence à peu près générale, l’un de mes «amis» du réseau social, bel esprit supérieur de la haute intelligentsia helvético-française, prof de littérature et très éminent critique, n’a pu se retenir – le seul soit dit en passant – de balancer ces deux mots de sa haute chaire : « larmoyant et pitoyable ! ».ux et mensonger justifiant naguère la fermeture de nos frontières, selon lequel «la barque est pleine».

    Suis-je en train de donner dans l’angélisme en refusant de trouver «larmoyant et pitoyable » le témoignage, documenté sur le terrain par un octogénaire soucieux de justice et de simple dignité humaine ? Nullement, et d’ailleurs le propos de Jean Ziegler - auquel on peut faire tous les griefs idéologiques ou politique qu’on veut -, n’est aucunement «larmoyant» dans la suite des constats qu’il fait sur l’île paradisiaque de Lesbos partiellement transformée en dépotoir immonde, à partir de rencontres personnelles, de questions précises, de faits chiffrés, d’observations rapprochées dans le sinistre camp de Moria ou dans les merveilleuses oliveraies devenues lieux de cauchemar quotidien.     

    Un témoignage documenté, entre tant d’autres…

    Celles et ceux qui suivent, même à distance et plus ou moins horrifiés, les péripéties de la tragédie humanitaire se jouant (notamment) entre Mitylène et Lampedusa, retrouveront, dans La honte de l’Europe,  nombre de faits rapportés par les médias ou sur Internet; et l’on peut rappeler, à ce propos, le témoignage écrit et dessiné de l’artiste gruérien Jacques Cesa, dans Lampedusa, aller simple(L’Aire, 2017), parti à la rencontre des migrants au fil d’un périple généreux de 15 semaines ; ou celui de notre ami Michael Wyler détaillant ici même, dans un reportage intitulé Le silence des assassins (Bon  Pour La Tête, le 18 juin 2019), les observations accablantes qu’il fit sur l’île de Samos.

    Plus officiel de tournure, puisque Jean Ziegler accomplissait à Lesbos une mission « onusienne » en tant que vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le rapport de l’indomptable « octogénéreux » n’en est pas moins tout personnel, et certes frémissant de colère mais sans rien de «larmoyant», et son premier mérite est de concentrer de nombreuses données précises aux chiffres parlants sur l’état de la situation ( 34.500 réfugiés dans les cinq points d’accueil sur les îles de la mer Egée, en novembre 2019, dont deux tiers de femmes et d’enfants, et  une capacité d’hébergement prévue pour 6400 personnes au maximum dans les camps en question…), la gestion des frontières européennes par l’UE et ses bras armés (Frontex, Europol et EASO), le scandale des push backs(interventions violentes des garde-côtes grecs et turcs ou des militaires de l’OTAN, notamment, marquées par de nombreuses noyades provoquées), le scandale de la collusion entre marchands d’armes et fonctionnaires hauts placés de l’Union européenne, le scandale de la corruption (impliquant des militaires grecs) minant jusqu’à l’alimentation quotidienne des réfugiés par des opérations de  cateringpourries – alors qu’il n’y a aucun problème pour livrer la meilleure chère aux touristes bien payants -, et l’on en passe en ce qui concerne le tableau général du désastre inscrit dans le musée des horreurs contemporaines, en violation flagrante de lois dont les prescriptions sont rappelées très précisément par Jean Ziegler.

    À cela s’ajoutant les tribulations personnelles réellement « pitoyables », ou les initiatives positives que Jean Ziegler accoutume de relever sur ses « chemins d’espérance » d’optimiste malgré tout.

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    Ainsi du procès infâme intenté par la justice grecque, sur dénonciation de Frontex, à la Syrienne Sarah Mardini, accusée de « trafic d’êtres humains » au motif qu’elle a participé à des opérations de sauvetage ; ainsi de la jeune Afghane Seemen Alizada, prof d’anglais à Herat, dont les talibans ont massacré le mari avant sa fuite avec ses enfants durant laquelle sa petite fille a été noyée (larmoyons donc, tant c’est «pitoyable»…), et qui, dans l’enfer de Moria, a réussi à construire « ce qui ressemble à une boulangerie » ; ainsi enfin de tous ceux et celles, entre tant d’autres, victimes ou venus en aide à celles-ci, dont notre vieux foldingue a recueilli le témoignage…

    Le témoignage contre l’indifférence et l’oubli

    En exergue du dernier livre de Jean Ziegler dont on se rappelle qu’un certain  Sartre l’enjoignit, jeune étudiant suisse à Paris, de s’intéresser à l’Afrique, figure cette citation d’Albert Camus : « Qui répondrait en ce moment à la terrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage ? »

    Or c’est du côté de Camus le conteur, plutôt que de Sartre l’idéologue, que se situe le petit récit sans prétention - mais qui touche, là encore, par sa composante humaine sur fond de génocide avéré -, qu’a publié récemment l’enseignant vaudois Philippe Bolomey avec le sous-titre de « conte moderne ».

    À traits stylisés, au présent de l’indicatif, l’auteur retrace le parcours d’un personnage qu’il appelle Justin dans sa fiction après qu’il a recueilli, en vidéo le récit brut et bien réel de ce réfugié du « Pays des Cent Montagnes » dont il est devenu l’ami. Que le pays en question  soit le Rwanda en réalité, et que Justin soit le pseudo du fils « réel »  de la première ministre Agathe Uwilingiyimana,hutu modérée, assassinée avec son mari tutsi au premier des cent jours du génocide, doit être rappelé pour les lecteurs, et particulièrement les jeunes que vise prioritairement ce conte « pour mémoire », mais celui-ci peut être lu une première fois sans ces repères historiques.

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    Les malheurs de Justin, qu’illustrent les dessins très expressifs de Matthias Rihs, dans une tonalité marquée « littérature jeunesse », constituent comme une épure existentielle modulée avec une simplicité qui n’a rien de simpliste. Dès son adolescence,  Justin, aîné d’une fratrie de cinq enfants socialement privilégiés, mais dont la « chance » fondera précisément le malheur, déroge à son rôle de modèle pour fuguer, s’engager à l’armée, en revenir dépité et continuer de n’en faire qu’à sa tête, jusqu’au jour maudit où l’Histoire, avec sa grande hache, coupe sa vie en deux.

    Or le Justin d’après le massacre de ses parents et de sa sœur cadette, échappant de justesse au même sort et fuyant avec ses autres frères et sœur grâce à l’intervention in extremis d’un capitaine sénégalais, passant les contrôles dans un carton marqué FRAGILE et se retrouvant finalement accueilli dans le « Pays des Hautes Montagnes », ce Justin traumatisé à vie ne sera jamais un modèle et les «galères» de sa vie d’exilé, de boulots foireux en mariage raté, et jusqu’à la rue où le pousse son alcoolisme,  ne sont pas édulcorées dans ce conte cruel et sonnant vrai - pas plus « larmoyant » que « pitoyable » dans son propos que celui de Jean Ziegler, et constituant un  autre témoignage.

    Jean Ziegler. Lesbos –La honte de l’Europe. Editions du Seuil, 2020.

    Philippe Bolomey, Les malheurs de Justin. Illustrations de Matthias Rihs. Editions du Forel, 2019.

     

     

  • La bonté selon Grossman

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    A propos de Vie et destin.

    C’est un des grands livres du XXe siècle que Vie et destin, dont on ressort avec un sentiment mêlé d’accablement et de confiance miraculeuse, comme si l’homme avait gagné quelque chose de plus à la ressaisie des tribulations les plus atroces de la première moitié du XXe siècle, dont certaines restaient occultées jusque récemment, à commencer par les souffrances endurées par les déportés des camps de concentration communistes, dont les nazis s’inspirèrent ensuite pour en développer l’organisation de la monstrueuse manière que nous savons. A ce propos, cependant, et quoique l’ouvrage de Grossman précède ceux de Soljenitsyne, ce n’est pas par la dénonciation d’un régime particulier que ce livre nous touche si profondément, mais par le fait que nous en vivons toutes les péripéties dans la peau de personnages de tendre chair, qu’ils soient victimes ou bourreaux, et c’est ainsi que nous découvrons la réalité des chambres à gaz par les regards croisés, dans un oeilleton - moment fulgurant qui s’inscrit en nous comme un trait de feu - d’un enfant et d’un gardien nazi. En outre, cette tragédie particulière de l’extermination des juifs, de même que la tragédie vécue par le peuple russe soumis au stalinisme puis à la guerre, sont replacées dans le chaos apocalyptique de l’époque, alors même que celle-ci nous est restituée essentiellement par le truchement de voix et de destinées individuelles.

    Deux faits historiques cruciaux marquent le roman: l’affrontement des Soviétiques et des Allemands à Stalingrad, que Grossman évoque avec une puissance d’évocation à couper le souffle, sans jamais sacrifier l’élément humain au récit à sensation, et la mise en oeuvre par les nazis, tel le glacial Eichmann en “démon de petite envergure”, selon l’expression de Sologoub, de la solution finale.

    En la même année 1942, deux grands Etats totalitaires, qui se prétendent tous deux l’Avenir de l’humanité, se confrontent dans une bataille hallucinante et décisive, tandis que les nazis accomplissent leur plan d’extermination des juifs en systématisant le processus de liquidation des paysans appliqué par Staline à son propre peuple. Capital dans la prise de conscience du juif Grossman, l’antisémitisme apparente à l’évidence les deux Etats-Partis.

    Après la bataille, si Stalingrad symbolise l’effondrement du IIIe Reich, ce n’est certes pas pour marquer l’avènement de la liberté. C’est en effet à partir de Stalingrad, à en croire Grossman, que le nationalisme étatique russe et raciste a retrouvé toute son assise. Dès lors, au lieu de la démocratisation qu’attendaient tant de Soviétiques à l’issue de la guerre, c’est au contraire au renforcement de la puissance monolithique de l’Etat-parti qu’a abouti la victoire.

    Une fois encore, cependant, Grossman nous attend ailleurs qu’au tribunal de l’Histoire: dans ces allées écartées où nous retrouvons tel vieux martyr sans grade du nom d’Ikonnikov dont les feuillets nous transmettent sa parole de bonté.

    Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais “pour son bien à lui”, constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, “plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal”. Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au “grand bien si terrible” des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la “petit bonté sans idéologie”, la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère.

    “C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu”.

    Les oeuvres de Vassili Grossman ont été réunies en un volume (1085 pages)  de la collection Bouquins, chez Robert Laffont. Y figurent notamment Vie et destin, Tout passe, Lettre à Khrouchtchev, La route et Lettres à la mère. A relever: la préface remarquable de Tzvetan Todorov.

    À lire aussi: Pour une juste cause, constituant la premièrte partie de la fresque monumentale dont Vie et Destin est la suite. Traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson. Editions L'Age d'Homme, 795p. 



  • Fugues nippones

     

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    En octobre 1987, le sieur JLK se trouvait à Tokyo, accompagnant l’Orchestre de la Suisse romande en tournée mondiale. Avec le chef Armin Jordan, deux solistes incomparables: Martha Argerich et Gidon Kremer. Premières chroniques  d’une série égrenée tous les jours pour La Tribune - Le Matin, au Japon puis en  Californie…

     

    1. Passe l’oiseau musique

    « Comment expliquer ce qui nous touche dans le vol d’unoiseau ? Et Pourquoi vouloir tout comprendre par la seule raison ? Cette tendance actuelle à disséquer froidement ce qui relève des sentiments me frustre beaucoup. Les critiques me font parfois penser à ces enfants qui, pour voir comment ça marche, vont mettre leur nez dans les mécanismes qu’ils finissent évidemment par gripper. Leur tort est de ne s’intéresser qu’au détail, et pas assez à l’ensemble. Par contraste, je crois qu’une artiste de la sensibilité de Martha Argerich peut nous aider à. développer une approche plus intuitive des choses. Mais je reste, quant à moi, tout à fait incapable d’expliquer rationnellement pourquoi le jeu de Martha est ce qu’il est... »

    gidon-kremer-540x304.jpgDes propos tout empreints de sincérité que ceux-là, tenus à Genève en conférence de presse préalable par le violoniste Gidon Kremer en présence d'une cinquantaine de journalistes aux questions pointues, voire mordantes. 

    À souligner, alors, les affinités sensibles des deux solistes et du chef de l’OSR Armin Jordan, qui, avec le mélange d’humour jovial et de pénétrante subtilité qui le caractérise, se livra lui aussi à une manière de profession de foi : « Nous assistons aujourd’hui à la multiplication, par les médias et les enregistrements de toute espèce, de la musique diffusée. La musique elle-même y perd cependant, car à présent tout se ressemble. Pour ma part, je m’oppose à cette uniformité ; et c’est pourquoi j’ai choisi les deux solistes de cette tournée : ils ne jouent pas comme les autres... » 

    argkreB.jpgQuant à la « ligne » présidant aux choix du programme établi pour ce premier tour du monde de l’OSR, Armin Jordan l’a située dans l’optique de l’affirmation d’une certaine identité. « La chance de l’OSR est d’avoir eu le même chef de longues années durant, en la personne d’Ernest Ansermet. Or, le secret d’Ansermet ne tenait pas seulement à une affaire de style ou d’interprétation, mais surtout au soin extrême qu’il apportait à la sonorité de l’orchestre. » 

    Et l’actuel timonier de l’OSR de rappeler que la musique française demeure l’élément dominant de cette identité fameuse, tout en rendant hommage aux successeurs d’Ansermet (de Paul Klecki à Horst Stein, en passant par Sawallisch) qui eurent le mérite non négligeable d’explorer les mondes de Mahler et de Bruckner, entre autres. 

     

    Unknown-7.jpegAvec malice, Armin Jordan note également en passant que la musique suisse est absente du répertoire de la tournée, l’ambassade en l’occurrence se bornant, question prestige national, à l’exportation d’une phalange composée pour moitié d’étrangers, et de deux solistes étrangers eux aussi quoique domiciliés dans notre pays. Une formule qui ressortit, en somme, à l’identité helvétique, n’en déplaise aux partisans bornés d’on ne sait quelle « pure Suisse »... 

    C’est d’ailleurs sur ce terrain miné des préjugés nationaux que le maestro s’est montré le plus subtil, comme un journaliste l’interrogeait à propos d’un présumé « racisme » de la Suisse envers les musiciens japonais,insuffisamment représentés dans nos orchestres. 

    Ainsi, sans s’attarder à des chiffres et autres faits, qui attestent la présence notable des interprètes nippons en Suisse (sans compter le chef de la Tonhalle de Zurich), Armin Jordan a-t-il évoqué les tensions procédant de l’amour voué à la culture occidentale par les Japonais, auquel se mêle forcément une certaine jalousie, comme il en va de toute passion marquée par un certain déséquilibre. Cela pour dire que notre civilisation est supérieure à celle de l’Empire du Levant ? Evidemment pas ! Mais nous reviendrons, au fil de notre périple, sur cette question passionnante de la compréhension (réelle ou prétendue) entre cultures si foncièrement différentes.

    C’est en effet à un petit rendez-vous quotidien que nous convions l’honorable lecteur, et ce dès lundi. En attendant, Sayonara !

     

    images-5.jpeg2. À la criée  

    C’est déjà novembre mais il y a ces jours, dans l’air deTokyo, une espèce de tiédeur d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde positivement éberluant que Tokyo, dont les images toutes faites qu’on enpeut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.

    Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les bildingues, les parkingues enterrés ou empilés et les néoquartiers à shoppingue: tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres ; et toutes sortes d’arbres en vérité, avec des feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ou de larmes de lézard ; et d’adorables enfants qu’on croquerait tout crus si l’on était ogre, et des collégiennes en uniforme de matelotes mille fois plus mutines et lutines que nulle part ailleurs, et des balayeurs à gants blancs qui ramassent le mégot avec un soin de pharmacien ; et puis, en dépit du sentiment d’écrabouillement qu’on éprouve illico devant son hétéroclite immensité, Tokyo vous immerge dans son inimaginable potage. 

    L’autre matin aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes du marché au poisson de Tsukiji qu’avec deux amis violonistes de l’OSR, encore un peu hébétés par le considérable voyage de la veille, nousavons commencé de flairer ce Tokyo- là. 

    Pas facile de suggérer en trois mots l’atmosphère onirique des lieux. Qu’on se figure cependant un assez vaste labyrinthe couvert annoncé d’abord par une vraie puanteur d’œufs pourris, tournant ensuite à l’odeur de grand  large tandis qu’on en traversait les allées surencombrées par tout un populo de gueules shakespeariennes maniant charrettes à bras et bécanes pétaradantes, jusqu’au quai fluvial où s’alignent des centaines de thons et d’espadons et de requins fumant leur vapeur de glace, comme un peu martiens à leur corps défendant, la tête ouverte et les entrailles inspectées à la loupiote. 

    Or le summum de cette scène en somme banalissime d’un boulot répété toutes les aubes par ces types l’exécutant sans un geste d’impatience envers ces voyeurs de partout que nous sommes, ce summum donc tient à la litanie gutturale qui s’élève tout à coup des petits tréteaux sur lesquels se fait la criée, évoquant une sorte de terrible cantilène primitive à la survie qui rappelle à chacun Dieu sait quoi d’oublié depuis la nuit des temps.

     

    3. La  massue et l’arc

    Après deux oui trois jours passés à Tokyo, pour peu du moins que vous vous écartiez des parcours fléchés, il vous arrivera sans doute de maudire cette ville assassinante et le Japon multitudinaire avec, quitte à vous y replonger le lendemain pour vous démantibuler de véhémence enthousiaste.

    images-14.jpegHier soir je me baladais dans l’inimaginable quartier chaud de Shinjuku, à côté duquel Pigalle vous a des airs de foire de sous-préfectiure à tire-pipes, et tout soudain, seul gaiyïn, comme on appelle ici l’étranger, dans ce délirant charivari de mégaphones et de néons hallucinogènes et d’odeurs en pagailles et de regards grouillants desquels je me constatais absolument exclu comme par je ne sais quel décret général, me saisit l’impression que je n’avais au fond strictement rien à fiche en ces lieux, pas plus que dans les sables hostile de Gobi ou que sur Mars.

    mi_ima_4532946185.jpgSe sentir dépaysé n’a rien que de très banal en voyage, mais se découvrir en somme superflu, quand on se figure à peu près le centre du monde : voilà qui a de quoi vous faire subir l’équivalent psychique d’une de ces secousses sismiques bisanuelles de force 5 qui relativisent, d’une autre façon, les certitudes du Japonais le plus sûr de lui.

    Or, quelques heures plus tôt, après cet autre parcours des extrêmes nous conduisant à Yokohama par la terrifiante grisaille des banlieues et les bigarrures de Chinatown, j’avais cru partager, avec le public formé de ces mêmes Japonais, la même émotion à l’écoute du Concerto pour piano de Ravel, le même état de grâce atteint sous lecharme d’une Argerich des grands soirs, et le même enthousiasme à voir ensuite Armin Jordan faire jaillir, en sourcier sorcier, la stupéfiante matière sonore des dernières mesures de La Valse

    Et ainsi de suite : d’un coup de massue à son contraire délicat ; des ignobles bandes dessinées sado-maso dont se repaissent vos graves voisins de métro semblant lire quelque texte sacré, à leurs manière si raffinées par ailleurs; ou des gueules de crapules fascistoïdes des fanatiques vociférant à journée faire sur leurs car de propagande, en plein Ginza, aux visages recueillis des bouquinistes du quartier de Kanda où le livre est LeVénéré.

    Reste alors à admettre que ces antinomies constituentles éléments de bases les plus immédiatement perceptibles de la substance japonaise, en attendant de mieux en saisir la chimie subtile. Au lieu de répondre par la massue d’un jugement prématuré, imaginons que ces tensions soient celles d’un arc dont nous aurions à apprendre l’art difficile.

     

    images-10.jpeg4. Souvenirs du patron 

    Les musiciens de L’OSR qui l’ont connu évoquent le souvenir du patron, alias Ernest Ansermet, dit aussi le Vieux, avec la même tendresse respectueuse que les mélomanes japonais se rappelant la tournée de1968. Chroniqueur musical très écouté des Mainichi Newspapers, Tokichiku Umezu relève que si l’OSR a toujours beaucoup de fans au Japon, c’est d’abord grâce au rayonnement de son fondateur, dont la «philosophie » est encore étudiée avec attention par les musicologues nippons. Et le fameux critique de signifier l’intérêt avec lequel il a suivi l’évolution de l’OSR, notamment du fait qu’Armin Jordan, avec son tempérament propre,semble celui des successeurs d’Ansermet le plus soucieux de revivifier son héritage.

    « Dans sa façon de diriger, ce qui frappait le plus chez le patron, c’était son sens profond de la pulsation », me confiait le clarinettiste Georges Richina dans le train de Sendai à Tokyo. Très propices, soit dit en passant, aux conversations documentaires impromptues, ces interminables trajets où, sans frac ni trac, la tribu itinérante vous montre son visage multiple au naturel. Or le patron aussi avait plusieurs visages. «C’était un homme d’une carrure intellectuelle hors du commun, mais qui savait se mettre à la portée de chacun », se souvient encore le clarinettiste. 

    Et le maître percussionniste Pierre Métral, sosie de l’écrivain Vladimir Volkoff en plus rond qu’on voit trôner au milieu de la phalange, de se lancer dans la conversation avec diverses anecdotes piquantes. Le patron se chamaillant avec Stravinski qui lui reprochait de mettre trop de sentiment dans une oeuvre qu’il voulait, lui, toute glaciale et métronomique : « On aurait dit de vrais gamins ! » Ou bien Ansermet, les yeux baissés sur sa partition, ronchonnant dans sa barbiche, durant une répétition, sur telle partie des flûtes, manquant décidément de « couilles » à son gré, puis relevant lentement les yeux et, sous le regard courroucé des deux dames si terriblement impliquées, se mettant à rougir tant et plus de confusion penaude...

    Unknown-6.jpeg5. Lettre de non-retour

    Ma bonne amie,

    Tu attends mille suavités épistolaires, mais ce n’est pas à publier dans un journal, comme tu mérites mieux que Lady Di, qui fait ce soir du flafla aux lucarnes japonaises, et que je ne saurais me prendre pour le pauvre Charles, quoique également philanthrope à mes heures. 

    Mais ce que je voulais te dire en tout cas, c’est que vous me manquez, les pimprenelles et toi. Le Japon est en effet méchamment frustrant pour un papito séparé de ses petites filles : il y en a tant ici de si choutes ; et comme c’était aujourd’hui je ne sais quelle fête et que les kimonos pullulaient dans les rues de Tokyo, je ne pouvais que me sentir bien seul à contempler ces élégantes déambulations.

    Cependant je serais hypocrite de ne pas t'avouer qu'un premier parcours de la nébuleuse gagne à se faire en soliste, quitte à marcher des heures dans la touffeur archipolluée, à se perdre lamentablement dans les nœuds subferroviaires ou les impasses à lanternes et silhouettes gesticulantes ne laissant d’évoquer le terrible Mitsuhirato du Lotus bleu, et à friser le plus souvent qu’à son tour la déflagration nerveuse. Ah ! mais comment diable ces gens- là tiennent-ils le coup ? Sont-ce des anges ou des zombies ? 

    rikugien1.JPGOù tu te serais senti à ton aise en revanche, cet après-midi, c’est dans le jardin bien peigné de Rikugien. Sous le ciel plombagin cela sentait l’immémoriale alliance, rien qu’à voir s’harmoniser la géométrie d’évidente observance spirituelle et la prolifération des arbres aux ombres rousses bondées de corneilles en verve. Note qu’à ce propos, c’est bien joli de parler de jardins japonais, vu que la plupart des habitants de Tokyo n’y ont pas droit, conglomérés qu’ils sont dans leurs niches à chiches mesures de tatamis. Or il faut les voir, les jours fériés, processionner en cohortes dans les allées du jardin zoologique ou canoter sur l’étang d’Ueno, croquant leurs machins sucrés ou leurs trucs grillés, ou bien encore se retrouver dans le dédale de quelque sublime grand magasin (ouvert le dimanche et tenant lieu aussi d’espace d’intercommunication avec coin musée et tutti quanti culturels) aux dénivellations et reflets substitutifs de mer et montagne.

    Tout à l’heure ainsi, dans le palais de cristal du nouvel Hankyu de Ginza, je m’amusais à présélectionner ce qui te ferait plaisir d’entre tant de merveilles : ambres et porcelaines, soieries et perles péchées à la main par tu sais quelles plongeuses nues à lunettes de motocyclistes. Bref, il y a là tant de vraies belles choses qu’on en redécouvre l’originelle Tentation. 

    Autant te recommander, alors, de ne pas faire trop de folies ces jours, puisque je m’en charge. Enfin je ne vais pas tourner plus longtemps autour du pot de saké, ma bonne amie : il devrait y avoir moyen, avec nos réserves d'écureuils, de vous combiner vite fait un triple aller simple. Tu auras compris que, pour ma part, je jette ici de nouvelles racines. Merci de l’annoncer avec ménagement à mon calligraphe en chef, et recommande à nos mères de bien s’occuper du gommier.

    Ton samouraï

    2CB427A97-F49E-2DF6-2405BE6D0A9612B2.jpg6. Féminin singulier

    Une fois dans ma vie, ainsi, j’aurai siégé toute une séance au milieu d’à peu près mille femmes. J’en suis encore tout chose. Cependant, qu’on ne s’imagine pas d’extravagance de lupanar ni même la moindre équivoque, en dépit de la centaine de travestis qui se trémoussaient alentour. Car s’il y avait du kitsch délirant dans les déguisements à transformations fulgurantes de ces dames, jamais n’auront été franchies les bornes du plus sourcilleux comme il faut.

    D’ailleurs c’était au point de manquer de chair, si j’ose dire, et plus encore d’humour, comme il en va des olympiades de majorettes ou des séminaires intercontinentaux de tribades d’affaires; et puis cela s’est réchauffé quelque peu, avec la transition de l’espèce de revue musicale endiablée sur quoi cela s’ouvre, au morceau de vaudeville qui lui succède, où il m’a semblé qu’il était question d’un cadavre de vieille ganache se relevant de son cercueil pour s’adonner à toute une zizanie familiale non moins que posthume.

    taka-10.jpgTel étant l’ordinaire du Takarazuka, cette forme d’expression théâtrale spécifiquement japonaise, quoique faite du bric et du broc d’un peu partout, qui a cela de particulièrement singulier de ne mobiliser que des femmes pour des femmes.

    Bien entendu, les japonologues m’objecteront qu’il est rustaud de manifester son intérêt prioritaire au Takarazuka, quand on n’a encore rien vu du Bunraku, du Kabuki ou suprême, à goûter les yeux au ciel : du Nô.

    Toucher au Nô de si près et se laisser distraire par d’avérées perruches : voici pourtant quelle misérable misère est la mienne... Mais je vais aggraver mon cas en affirmant qu’avant les temples et les musées, ce sont les salles d’attente des gares, les préaux des collèges, les jardins municipaux, les stades et les librairies, les abords de port et les marchés qu’il me semble très nécessaire de flairer en premier lieu dans un pays dont on ignore jusqu’au premier katakana, ce que nous dirions l’initiale de l’abécédaire.

    Et de même le Takarazuka me semble-t-il annoncer, comme entre les lignes, le rôle bien singulier du féminin japonais, et sa place très limitée et délimitée. Pour une fois, paraissent-elles signifier, c’est nous qui nous raconterons le Prince Charmant et le Rajah, la Samba et la Geisha, la victoire de l’Eventail sur le sabre du Samouraï...

     

    eikoh-hosoe-yukio-mishima-ordeal-by-roses-6-1961-1962.jpg7. Notes d’un barbare

    Que mon hôte plus qu’estimable daigne ne point insister, mais je n’oserai le suivre ce soir chez cette dame geisha dont il eût aimé me faire le rarissime honneur. Car je me sens encore trop plouc, mille fois trop lourdingue pour me risquer dans ces embuscades de la Haute Manière.

    Déjà que je me constate barbare dans le plus humble estaminet de bambou, que je m’emmêle les baguettes entre tempura et sashimi, et que je me fais morigéner en douceur à l’entrée des temples et des bains publics pour ne savoir jamais très bien où et comment larguer mes pompes...

    Unknown-9.jpegAlors que mon hôte plus qu’honorable vise un peu le tableau : cette sorte de phoque chez une geisha, non mais des fois ! 

    En débarquant au Japon, j’avais encore la mine de celui qui donne partout le ton depuis des myriades de lunaisons. 

    Sans doute n’étais-je pas tout à fait ignorant de vos arts subtils, non plus que de vos lettres. Cependant, j’étais fort loin, alors, de me représenter que le quidam lui-même fût à ce point policé, et pas qu’au seul sens policier de la convenance collective, qui donne à vos cours de collèges leur aspect de carrés enrégimentés. Plus précisément, je ne m’attendais pas à découvrir dans les moindres choses et attitudes, ou autres prodiges d’agrément et d’exactitude, un pays si cultivé. Mais pas au sens borné de la culture : bien plutôt dans l’acception de l’agriculture ou, mieux encore : de ce vieil habitus humain qui fait les civilisations abouties s’occuper et se préoccuper du tout autant que de la partie. 

    Enfin je me figurais, cher hôte plus qu’appréciable, que de notre musique le Japon ne s’était entiché qu’en surface, par mimétisme accapareur et sans l’entendre vraiment assurément. 

    Mais là encore, nuance : parce qu’il faut écouter les Japonais écouter Sibelius ou Ravel, Argerich ou Kremer, avec cette attention et cette ferveur, cette qualité d’émotion qui pourraient également nous en remontrer. 

    haiku02.jpgAu demeurant, ne me croyez pas, cher hôte considérable, obtus et niais au point de vous imaginer taillés, vous autres Japonais, dans une étoffe de meilleure qualité que la nôtre. 

    Or je me tais, tout résolu que je suis, ce soir, à me montrer un peu moins mal élevé... 

     

    8. Palimpseste japonais

    Le Japon, c’est d’abord une kyrielle d’images en vrac évoquant les mille morceaux d’un puzzle défait. 

    Souvenir de la panique feutrée du départ, au moment d’entr’apercevoir la personne qu’on aime par le hublot du zinc en train de s’ébranler. Parenthèse d’une première étape à sourires Swissair. Vision d’une Indienne en jeans, à Londres, fouinant dans la librairie de l’aérogare de transit et jetant son dévolu sur l’humoriste Roald Dahl. Good choice, Martha Argerich... Première apparition de l’Orchestre de la Suisse romande en tenue plus que décontractée. Monstre jumbo. Décollage toujours invraisemblable quoique banalissime. Salamalecs aux voisins du grand voyage. « Ah ! bon, vous nous accompagnez chez les ping-pong ! » Cela dit avec un accent vaudois préludant à la jovialité du périple ; et, mille bornes plus loin, j’ouvrirai la fiole de pinot gris de chez Chaudet que je destinais à Georges Baumgartner, alias Emile Nakanami, notre correspondant à Tokyo : rien de mieux comme sésame amical, puisque me voici tutoyer le tuba Pierre Pilloud, grand lecteur de Maupassant devant l’Eternel, le trompettiste Michel Debonneville et le tromboniste Edouard Chappot. Mais quels « torailleurs» ils auront donc faits, ces sacripants, et que la Sibérie est vaste, et longue la descente sur le Fuji aux neiges bleutées... 

    rechte_spalte_gross.jpgRépétition d'orchestre

    Ensuite de quoi les premières impressions qui vous assaillent illico à Tokyo trompettent et violinent et grincent et criaillent un peu à la manière de l’orchestre en répétition, mélange de kaléidoscope visuel et d’odeurs panachées, de gigantisme écrabouilleur et de bonne vie grouillante et stimulante. 

    Alors on se rappelle forcément Fellini. Déjà on sait que l’orchestre réalisant si splendidement la notion d’ensemble au concert, se subdivise en coteries et autres groupuscules que déterminent le registre et la nation (l’OSR étant un vrai melting-pot à cet égard) ; ou encore l’âge ou les simples affinités électives.

    Avec les violonistes Michèle Rouiller et Bernard Sciolli, nous avons passé notre premier soir dans un petit troquet japonais, à croquer du poisson cru et à causer d’un peu tout ; et tôt l’aube le lendemain, après deux heures de sommeil à peine (sacrés effets du décalage horaire...), nous nous sommes retrouvés dans l’embrouillamini à litanies polyrythmiques du marché aux poissons de Tsukiji. Et le même jour, à la première répétition, j’aurai commencé à lire entre les lignes de l’orchestre, si j’ose dire. Musiciens s’exerçant tout seuls dans les travées de velours pourpre du Hitomi Memorial Hall. Clin d’œil au vol à l’ami souffleur Pierre Pilloud, colosse qu’on dirait taillé dans le bois des personnages d’Auberjonois ou de Ramuz. Vague rumeur selon laquelle certains musiciens trouveraient cette répétition superflue. Et pourtant l’évidence que tous y sont très engagés. 

    prova orchestra  3.jpgDes « fonctionnaires» vraiment ? Encore un cliché à retoucher ; et m’y aideront notablement nos interminables déplacements en pullman, en train ou en avion, au fil des bonnes et belles conversations que m’auront accordées les hasards de ce voyage au Japon avec les anciens, qui se rappellent le temps du Vieux, comme ils appellent Ansermet, ou avec la jeune garde notamment incarnée par le hautboïste Vincent Gay-Balmaz ou par le timbalier breton Yves Brustaux — chaque jour nous réservant à vrai dire de nouveaux étonnements, comme celui de tomber tout àcoup sur le violoniste Drasko Pantelic, avec lequel, après trois minutes, dans la cramine nocturne de Sapporo, nous avons commencé à parler des MigrationsdeTsernianski, son compatriote, de La bouche pleine de terre et d’un certain Dimitri, éditeur à Lausanne...

    De la même façon, ces premiers jours de fugues nippones n’auront été qu’un premier survol trop fugace du Japon, qui nous aura permis toutefois de bousculer le paravent des clichés. 

    Un monde complètement déshumanisé que le Japon contemporain, dont les habitants ne seraient que des robots soumis à la loi d’airain de l’efficacité ? C’est ce que pourraient faire croire, assurément, certaines visions matinales de foules hébétées, dormant debout dans le métro ; ou ces cortèges d’écoliers en uniforme noir défilant au sifflet ; ou ces dédales architecturaux dont les élans futuristes n’ont d’égale que la transparence, avec ces ruches, ces millions de niches à bureaucrates mêmement peignés et cravatés ; et tout autant de procédures paperassières qui vous attendent à la première tractation. Cela vu de loin. Car dès qu’on s’approche, et même au tout premier regard, c’est partout la surprise. Par delà l’uniformité : l’insoupçonnée variété des visages. Au pied des façades archilisses, la prodigieuse ondulation des petites boutiques, salles à boire et à jouer. 

    takarazuka-lgh.pngEt à tout moment, les opposés. Le conformisme oppressant et le baroque éruptif. La mornitude des banlieues étendant leurs clapiers à l’infini et l’alacrité festive des jardins publics et autres lieux de rencontre. L’affabilité et le raffinement formel omniprésents, mais aussi les signes d’une violence latente et contenue, avec les exutoires variés de l’alcoolisme de groupe, les établissements à hôtesses maternantes ou de la surconsommation moutonnière, du sport ou des inénarrables bandes dessinées qui débagoulent partout leurs images puériles et sadiques, ou d’une pornographie d’autant plus surréaliste que la convenance interdit la figuration des « parties », d’où ces blancs vertigineux ou s’engouffrent les fantasmes... 

    Jun-6.pngUn pays sous un masque.

    Cependant je comprends notre correspondant Emile Nakanami, alias Georges Baumgartner,  qui aime le Japon. Fût-ce avec lucidité. Et du moins a-t-il, lui, le considérable mérite de s’affairer à un patient et constant, voire défrisant décodage. Car s’il est un monde à lire comme un palimpseste, c’est de toute évidence le Japon.

    9. Hommage à la musique

    À les voir ainsi du beau côté, tout lustrés, comme autant d’hirondelles rassemblées pour l’envol, on oublie le plus souvent, quand encore on ne l’ignore pas simplement, ce que représente au vrai la vie d’un musicien d’orchestre, et la somme de labeur et d’exercices réitérés que suppose la charge de chaque pupitre, sans parler des efforts positivement athlétiques que requiert un seul concert.

    Je regardais l’autre soir les musiciens de l’OSR, dans le train véloce les ramenant à Tokyo de Nagoya où ils venaient de conquérir une salle à peu près pleine d’un peu moins de 3000 places, avec un programme combinant le Prélude à l'après-midi d’un faune et le Concerto pour piano de Ravel, puis, en seconde partie, une assez époustouflante interprétation de la 5e Symphonie de Chostakovitch. Après le grand braoum évocateur ô combien d’affres guerrières, il fallait voir le visage, encore malaxé par la concentration, ruisselant de sueur et laissant enfin libre cours à un bon sourire, du maestro Armin Jordan. 

    Or je me sentais un peu, dans les rangées de sièges réglés sur la position sleepwell, comme le reporter au front parmi les héros vannés. Et c’est pourtant à ce moment-là que nous nous engageâmes avec mon voisin, le violoniste Jürg Aeschlimann, dans une longue conversation sur les inquiétudes que peut inspirer l’avenir du Japon et, aussi, sur le métier de musicien et ses exigences. gidon-kremer-540x304.jpg

    Témoignage sans rien de pleurard au demeurant, dans la mesure où les efforts et autres sacrifices consentis ont pour contrepartie de non moins appréciables satisfactions. En l’occurrence, c’est par exemple le bonheur rare de jouer le Concerto pour violon de Sibelius avec Gidon Kremer dont tous s’accordent à relever, par-delà sa fabuleuse virtuosité, la qualité de l’émotion qu’il suscite à chaque fois, touchant à une sorte de grâce. 

    Bel hommage, en vérité, du musicien d’orchestre souvent bardé de prix,mais qui reste tout de même en retrait par rapport au soliste. Disons alors :bien plus qu’à une star — notion passablement ridicule au regard de la merveilleuse gentillesse de Kremer — hommage a la musique.

    A Gidon Kremer, dimanche après-midi, avant le premier des deux concerts de Tokyo, dans la somptueuse salle du Suntory Hall, Armin Jordan a dit lui aussi, de la part de tout l’orchestre, sa reconnaissance. Or, prenons ce terme de reconnaissance au sens d’une vraie rencontre, laquelle nous fait, ensemble, reconnaître une réalité qui nous dépasse, par-delà les barrières de nations et de religions, de cultures et de mœurs et de toute différence, à l’enseigne d’une alliance scellée par la musique. 

     10. Triomphe mérité

     

    suntory.jpgAu Milieu de l'épouvantable boucan de Tokyo, ce sont deux conques immenses où l'on entend le silence et la moindre note, goutte de cristal de harpe ou pizzicato, avec une sorte de netteté chantante, à la fois pleine et propice à la nuance et au détail.

    Dimanche, au Suntory Hall, qui compte au nombre des meilleures salles du monde à ce qu’on dit, le gratin de la métropole japonaise a fait fête à l’Orchestre de la Suisse romande, à son chef Armin Jordan, passionnément engagé, et à un Gidon Kremer simplement bouleversant dans le Concerto pour violon de Sibelius, suivi d’une éclatante interprétation de la Cinquième symphonie de Chostakovitch; et hier soir, devant un public plus juvénile, au Hitomi Memorial Hall, le même enthousiasme a salué un concert non moins remarquable, dont le programme, d’une superbe polychromie orchestrale, alliait la fougue et la grâce vibrante de Martha Argerich, et la maîtrise de plus en plus habitée de l’OSR, particulièrement saisissante de précision, mais aussi de liberté dans La valse et, cette fois plus que les précédentes, dans la Rapsodie espagnole de Ravel. À signaler en outre que la Télévision japonaise était présente au concert d’hier soir, avec une escouade de cameramen travaillant, s’il vous plaît, la partition à l’appui ! Ainsi, ce sont des millions de Japonais qui pourront revivre ce grand moment, assez cher payé toutefois, la place en milieu de salle revenant à quelque 150 francs suisses.

    Avec la bonhomie malicieuse qui lui est propre, Armin Jordan remarquait avant-hier, durant le raccord, avec un clin d'oeil aux journalistes présents, qu'il fallait décidément faire un sort à l'antienne de la critique selon laquelle l'OSR jouerait mieux à l'étranger qu'en ses murs. À son dire à lui, la vérité vraie serait plutôt que les salles sont meilleures hors de nos frontières... Boutade évidemment, car il va de soi qu'un orchestre n'a pas avantage à cafouiller en de tels lieux. Or c'est trop peu dire que l'Orchestre de la Suisse romande a merveilleusement résonné en l'occurrence. de fait, jamais il ne nous aura donné ces derniers jours, autant qu'à Tokyo, le sentiment d'être porté, vigoureux et chatoyant, précis dans chaque détail et fondu en unité.

     

    images-15.jpeg11. Bleu au coeur et sourire jaune

    Lorsqu’il pleut à Tokyo et que vous n’avez rien pour vous abriter, il suffit d’invoquer les dieux. Pour autant que ceux-ci vous aient à la bonne, vous ne devriez pas trop tarder à voir un parapluie vous tomber du ciel, ou plus exactement vous apparaître délicatement posé au pied de l’arbre à kaki, dont chacun sait les virtualités bénéfiques.

    Puissé-je ne pas perdre le parapluie des dieux nippons ! En tout cas, au Japon, il paraît définitivement exclu de perdre ou d’oublier quoi que ce soit. Moi qui n’ai pas de tête, et qui pourrais ouvrir un bazar dans les milliers de ruelles à brocante de Tokyo, avec tout ce que j’ai égaré et semé à travers les années, j’ai vu me revenir ainsi mon imperméable du supertrain où je l’avais laissé, mon portefeuille paumé dans un pullman et d’autres bricoles dont je croyais pouvoir m’alléger ; et je ne parle pas de l’Opinel que les vigiles de je ne sais plus quelle aérogare m’ont confisqué avec tous les couteaux suisses de l’orchestre, dans la crainte manifeste d’un attentat à l’arme blanche... 

    0.jpgÀ l’instant de partir, c’est alors un sentiment composite qu’on éprouve. Miracle et malaise, ravissement et besoin de ruer dans les brancards, amour et sursaut de recul. Dans cet océan de sourires, on eût aimé de temps à autre un coup de gueule, que sais-je une bonne prise de bec, un crépage de chignon soigné. Mais non ! Le Japon se tient bien, il ne vous fauchera rien, il vous assassinerait avec une révérence, il est parfait ce maudit Japon. Et cependant, tout n’est pas perdu, je crois. 

    kuniyoshi-chanoyu.jpgCar ce Japon si bien léché et peaufiné s’adonne à des lectures inimaginables de cruauté et de lubricité puérile ; ce Japon de l’Harmonie est une surface de laque sous laquelle grouille un chaos grimaçant ; ce Japon qui nous séduit nous épouvante à la fois - et peut-être est-ce cela aussi qui, finalement, nous le fait aimer ? 

    Repoussoir de nos propres particularités, miroir étincelant de la différence, découverte de soi par des sentiers jusque-là insoupçonnés : tel est enfin, à mes yeux, ce Japon que je quitterai tout à l’heure avec un bleu au cœur, un sourire un peu jaune... 

     

    (Cette dernière Fugue nippone a paru dans Le Matin en date du 11 novembre 1987 – avant une série de Suites californiennes)

     

     

  • Vis comica

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    À propos de l'irrépressible drôlerie du drame vécu sans l'être par les 72 hétéronymes de Pessoa, alias personne...

    De fait il y aurait à rire aux éclats tant l’affaire semble sérieuse à voir les grands airs de ces lettrés emboîtés les uns dans les autres comme autant de poupées russes; de quoi se désopiler à les voir se voir écrire au miroir en invoquant leur transparence, et s’écrire de plus belle les uns aux autres à travers fumées et frontières, en cénacles confinés ou en cercles concentriques non moins qu’excentrés jusqu’aux étoiles du papier peint; oui vraiment il y aurait à s’esclaffer à se repasser le film de l’épique époque si ses acteurs n’étaient aussi désarmants de candeur rouée et de naïveté jouée – ou l’émotion aurait sa part, sinon la sentimentalité.

    À genoux dans la chambre des enfants, Fernando tombait-il vraiment le masque devant ceux-ci quand il pouffait de concert ?

    C’est aussi probable que son entière sincérité quand il se proclamait « investigateur solennel des choses futiles » en faisant, ou pas, semblant d’y croire.

    Le comique de la situation, par delà la feinte ordonnance disciplinée des heures de bureau, supposait plutôt le rire sous cape, avec une façon particulière de dramatiser qui tenait à vrai dire de l’exorcisme - tant à exagérer, que l’on ne me soupçonne pas de noyer la sardine dans sa caque ensoleillée puisqu’elle fait bel et bien tache mouvante au plafond du café où je siffle mon eau-de-vie en douce -, mais ceci sans forcer le ton, toujours sous le couvert du fameux sourire asiatique relevé par les témoins oculaires directs, sans brandir rien qu’un stylo style scalpel que ne faisaient trembler que ses quatre-vingt clopes par jour, velléitaire hyperactif aux airs malicieux de « noble voyageur »...

    Rire de toute cette littérature et de ses tours de papier maculé défiant l’usage du mixer et de la machine à coudre ? Assurément, n’était-ce que pour déjouer le double complot des coucheries molles, des geôles domestiques et des commentateurs mondiaux, en affirmant que ce n’est rien – juste de quoi se poiler !

  • Comme une ombre claire

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    Unknown-5.jpegDu contraste entre les brouillards du Livre de l'intranqillité de Bernardo Soares et la lumière athlétique de Lunardo da Vinci...

    Parler de désapprobation serait mal préjuger des capacités imaginatives du Florentin dont l’ombre lumineuse, loin de s’égarer là par hasard, s’est pointée ce soir dans la Ville Basse, du côté de la Rue de la Douane et jusqu'au port, le long (il l’a lu dans le texte) de « ces longues rues tristes qui longent le port et s’étirent vers l’est », mais on notera que sa fameuse « indifférence royale » se teinte d’ironie quand il relève sans l’écrire – Lunardo jamais n’écrit ce qui touche à l’intime – que cette élection du presque rien, cette façon de donner du galon au néant, cette prétendue modestie du petit employé se flattant en somme de n’être rien, même se conforte en se taxant de rat ou de cancrelat à la Kafka, de manteau de Gogol ou de lambeau sartrien - tels étant les oripeaux, entre tant d’autres, de leur vanité, et l’Athlète se rengorge en douce, mais sans se gausser pour autant, car il y a, fût-il vague et parfois noyé, comme un désir d’artiste chez ce Bernardo Soares à l’imper gris muraille.

    Lunardo l’entend encore ressasser : « Aucun désir en nous n’a de raison d’être. Notre attention n’est qu’une absurdité que nous consent notre inertie ailée. Je ne sais de quelles huiles de pénombre est ointe l’idée même de notre corps. La fatigue éprouvée est l’ombre d’une fatigue. Elle nous vient de très loin, tout comme cette idée que notre vie puisse, quelque part, exister », mais ce n’est pas lui qui portera la contradiction à ces litanies que les multiples avatars du terrible Cafard occidental lui opposeront sous tous leurs semblants de masques et de noms, se fiant plus volontiers, en revanche, aux velléités simplistes du gardeur de troupeaux en son refus de penser.

    Cependant attention : penser ou ne pas penser ne serait pas, pour autant, l’alternative aux yeux de celui qui tient pour recevable tout ce qui s’offre à ses multiples vues et curiosités, sans impatience ni dédain, dans cette espèce de joie sereine qui va de pair avec le rire parfois, et parfois le sourire.

  • Jeune fille au miroir

     

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    Viens recevoir une caresse,
    jolie fille que voilà,
    toute de grâce et de tendresse
    dans l’orbe de tes bras.

    Telle une chatte tu te coules
    dans la lumière dorée
    fluide et toute songeuse, en boule,
    les paupières baissées,
    feignant un peu l’indifférence,
    jouant à garder un secret,
    défiant le silence
    pour l’intrigue que c’est d’intriguer...

    Jeune fille, ma transparente,
    pose là ton cerceau,
    plonge tes bras dans l’onde lente,
    glisse-toi dans mon eau...

     

    Peinture: Leonor Fini.

  • Deux papes et leurs doubles

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    Après le savoureux Habemus Papam de Nanni Moretti, (2011), où Michel Piccoli découvrait les affres quotidiennes de la condition papale, et la mini-série originale de Paolo Sorrentino intitulée The Young pope (2016) et portée par Jude Law, l’on pouvait se demander ce qui résulterait d’une nouvelle production de Netflix jouant sur la rencontre (fictive) et la confrontation des deux derniers papes bien réels que figurent le conservateur Benoît XVI et le progressiste Francisco, interprétés par ces deux grands acteurs que sont Anthony Hopkins et Jonathan Pryce.

    Or le charme et l’intérêt du film de Fernand Meirelles opèrent immédiatement dans ce qui s’impose, en dépit de la fiction, comme un beau moment d’humanité et d’émotion, où la présence exceptionnelle des deux interprètes, cadrés le plus souvent en gros plans hyper-expressifs, le dialogue très finement ciselé, l’image aussi somptueuse que les décors (de Castel Gandolfo à la Sixtine), les positions contrastées des deux personnages (avec l’accent porté sur le drame personnel vécu par José Bergoglio à l’époque de la dictature) et les échanges relatifs à leurs vocations respectives traités avec sérieux, mais aussi les touches plus légères voire humoristiques émaillant cette relation développée jusqu’à un début d’amitié - les jolis morceaux de Benoît XVI au piano ou des deux pontifes esquissant un tango ...-, nous captivent quasiment de part en part, même si les faits réels ne sont souvent qu’effleurés ou plus ou moins édulcorés au bénéfice d’un double portrait peut-être idéalisé mais non moins attachant…

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