Carnets de JLK - Page 35
-
À la vie à la mort
Elle surgit avec son poignard,ses ongles jaillis du brouillarddes corps ensommeilléssans crier gare: c’est un éclairdans la nuit de la chairque de ses dents noires elle fouailleen souriant aux dieux...Dieux naturels que je bénis,je vous maudis parfois,et vos sourires de culs bénitsau dam des innocentsenfants ou pieux grabataires;semant la pierre ou le déliredes microns cellulaires,vous reniez pour mieux séduire...Car nous aimons cette salopeplus encore que souffrirelle nous enveloppe à mourirde son désir ardentde maudire tout en adorantla vie - mortellement.Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion. -
À la vie à la mort
Elle surgit avec son poignard,ses ongles jaillis du brouillarddes corps ensommeilléssans crier gare: c’est un éclairdans la nuit de la chairque de ses dents noires elle fouailleen souriant aux dieux...Dieux naturels que je bénis,je vous maudis parfois,et vos sourires de culs bénitsau dam des innocentsenfants ou pieux grabataires;semant la pierre ou le déliredes microns cellulaires,vous reniez pour mieux séduire...Car nous aimons cette salopeplus encore que souffrirelle nous enveloppe à mourirde son désir ardentde maudire tout en adorantla vie - mortellement.Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion. -
Alors là, tu m'étonnes !
À propos d’un certain blasement morose sévissant par les temps qui courent, notamment en zones privilégiées, et de l’importance de s’y opposer. Comment y parvenir quand on a toute la vie devant soi et plus si affinités, dans le sillage d’un sublime vélocipédiste du nom de Charles-Albert Cingria…De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça…Tu me dis que tout a été dit et qu’on ne te la chantera plus, tu me dis que tu viens de « refaire Cuba » et que c’est plus ça, tu me dis que le cinéma est fini et qu’y a plus rien à attendre des kids, et moi je te réponds que tu te fourres le doigt dans l’œil, mais je sais même plus à qui je parle tellement t’écoutes pas et ne veux rien voir – et pourtant je vais pas te lâcher mon cher toi…Non mais t’as lu ça : « Et puis il y a une descente, jusqu’à un torrent et un pont. Je crois que c’est une frontière de rossignols, cet endroit, car l’on ne peut s’empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d’oiseaux si impressionnant… Ou bien c’est ce grand frémissement subit d’en haut des peupliers qui n’est pas des oiseaux mais le vent que je ne sens pas parce que je vais avec, qui me pousse et fait que je vais si vite » ?T’as déjà lu ça d’un type en vélocipède qui te le griffonne juste en passant : « L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini », avant de faire étape au café suivant et de constater : « Le vin, c’est quelque chose d’arabe et d’immatériel d’abord » ?T’as déjà lu ça de n’importe qui le soir qui se retrouve dans n’importe quelle ville : « Il y a un droit à exister et à se perdre dans la foule sans avoir à rendre compte de rien ni à personne. Sa vie, on la fait. Pas une vie de famille, une vie de fil d’astre et d’itinéraire précis dans le moite piétinement humain » ?Et toi qui te dis perdu si t’es pas connecté, ça te rappelle rien ce que note aussi le même vélocipédiste au coin du bois, vers la frontière des rossignols : « Ce qui me passionne dans la vie – qui est poème, rien que poème, mais n’allez pas me demander une définition de la poésie que vous ne comprendriez pas – est d’un ordre tellement précis et impérieux que je m’étonne que l’on puisse accorder une seule minute à cette insupportable station dans le piétinement et le gloussement que le bavardage vous commande » ?T’as déjà lu ça dans ta boutique râleuse de boutiquier de la routine : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde » ?Dis-moi, camarade, t’as déjà lu quelque chose comme ça : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, on va et on avance. Les murs – c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient » ?Tu tombes des nues mais je me réjouis tellement de te voir tout à coup t’étonner : « Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien… »Tu n’en crois pas tes yeux et je t’aime un peu mieux de le recevoir, et pour cette fois ça finira comme ça : «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».(Toutes les citations de ce texte sont de la main de Charles-Albert Cingria; dessins de Jean Dubuffet et Géa Augsbourg; peintures de JLK) -
Un trésor littéraire à transmettre
La Bibliothèque de LK & JLK, à La Désirade.(Offre globale gracieuse ou vente détaillée à bas prix)Aperçu d’une proposition de cession gracieuse ou de vente partielle à prix réduits de notre bibliothèque, comptant plus de 15.000 volumes à caractère principalement littéraire.Cette bibliothèque revêt un caractère tout personnel lié à sa constitution, sur plus de cinquante ans, où la passion de mes jeunes années s’est poursuivie et enrichie du fait de mon activité de critique littéraire et d’écrivain, dès le début des années 1970.Ce corpus, fondé sur ce que j’ai gardé, est le résultat de choix incessants qui m’ont fait donner – notamment à l’institution Bibliomedia - ou vendre, à prix symbolique, des milliers de livres reçus au titre de services de presse durant toutes ces années. Il se distingue donc par une cohérence interne et une « personnalité » qui justifierait, dans l’idéal, une transmission intégrale et gratuite, en l’état, à telle ou telle institution, médiathèque ou centre culturel, qui l’accueillerait tel quel et le mettrait à la disposition du public.Idéalement, j’imagine un espace aménagé accueillant les sections diverses de cette bibliothèque (littérature de langue française, littérature romande, domaines russe et slave, domaine germanique, domaine anglo-saxon, domaine italien, domaine hispanique, essais, sciences humaines, collections multiples (Pléiade, Bouquins, Cahiers rouges, Le Dilettante, Quarto, etc.) à consulter ou à emprunter selon le système ordinaire des bibliothèques publiques.L’idéal se réalisant, je m’engage à transmettre ce véritable trésor de mémoire sans aucune forme de compensation financière. L’espace en question serait du moins intitulé Bibliothèque de la Désirade, avec la mention souhaitée en lettres discrètes : Donation de LK et JLK.Faute de trouver preneur, cette offre « totale » se transformera en offre partielle ou en vente détaillée à prix réduits.Inventaire de la bibliothèque de LK & JLK. A La Désirade.Inventaire sommaire1. À la DatchaAu lieudit La Désirade, domicile principal de LK et JLK, sis au vallon de Villard.Littérature romande : (nombreux ouvrages dédicacés),Environ 2500 volumes.Littérature française : (nombreux ouvrages dédicacés)Environ 1500 volumes en ce lieu, collections non comprises.Littérature russe :Environ 700 volumesLittératures slaves :Environ 400 volumesLittératures italienne, espagnole et portugaise :Environ 700 volumesLittérature allemande et alémanique750 volumes.Poésie :200 volumesCollectionsLa Pléiade, 150 volumesActes Sud, 400 volumesBouquins, 200 volumesQuarto, 50 volumesVoyage, 50volumesMontagne, 20 volumesBeaux-Arts, 250 volumesPoches diversFolio, 10/18, Rivages, Cahiers rouges, etc., 1000volumes.2. À l’isba d’été, bergerie de montagne réaménagée par JLK en bibliothèque- Environ 2000 volumes, tous genres et domaines confondus.3. À l’Atelier de la Ruelle du Lac, à Vevey.- Ce lot d’environ 2700 volumes se subdivise en 1200 volumes de la collection blanche des éditions Gallimard, généralement à l’état de neuf.+ 5oo volumes environ des collections d’essais de Gallimard Sciences Humaines, Bibliothèque de l’inconscient et autres ouvrages de référence en matière philosophique ou historique,+ 200 volumes de Journaux intimes+ 500 volumes du domaine littéraire anglo-saxon+ 200 volumes distribués entre les collections littéraires du Dilettante, de L’Imaginaire, de la Haute Enfance du Promeneur et de L’Un et l’autre, notamment.Nota bene : ce troisième lot occupe une pièce et demie non habitable mais pourvue d’un évier et de l’électricité indispensable à son éclairage, au deuxième étage d’une modeste maison du XVIIIe siècle dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure. Le coût de sa location est de 300 CHF par mois. À qui reprendrait la location de cet espace, moyennant accord avec la gérance, l’intégralité de son contenu serait acquise gratuitement. -
De mémoire incertaine
À Venise nous étions trois
à nous tourner autour:
la solitude, l’amitié et l’amour...
Tu m’avais dit que tu m’attendais chez Florian,
mais il n’était pas dans l’annuaire,
et tu t’es moqué;
ou c’était plus tard, une autre année
quand je croyais encore à l’amitié,
et l’amour n’était pas chez Florian non plus -
qui m’attendait ailleurs...
La première fois j’étais venu seul,
il neigeait sur la lagune
et déjà tu me manquais
d’amitié ou d’amour, je ne sais -
on ne sait rien à Venise
quand l’eau monte dans la nuit nocturne;
j’étais seul et dans le miroir
l’ombre a failli m’emporter...
Une autre fois, aux Zattere,
quelqu’un me dit qu'il m'attendait,
qui peut-être m'aurait aimé,
mais là encore j’étais ailleurs...
Et après ? Où est celui que je serais
si nous nous étions attendus
sous le haut ciel de Tiepolo
où les eaux se diluent ?
Au vrai, seul reste enfin l’amour
aux amis qui se rappellent,
et le vieil Ezra, aux Zattere,
dans le temps infidèle,
depuis toujours regarde ailleurs...
-
Les familles qui s'aiment
Deux séries télé remarquables, respectivement suédoise et australienne, Une si belle famille et La Gifle, nous proposent, avec humour acide mais tolérant ou plus noire lucidité, des aperçus diversifiés de l’évolution des relations familiales.
«Toutes les familles heureuses se ressemblent , mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrivait Tolstoï à l’amorce d’Anna Karenine son grand roman qu’on pourrait dire de l’éternel bonheur malheureux de l’humanité, et nous ne sommes pas sortis de la bonne auberge, me disais-je ces jours en songeant à l’apparent chaos de la famille humaine honnie par les uns (le fameux « familles je vous hais ! » d’André Gide) et vénérée par d’autres comme un modèle unique alors qu’elle se disloque et se recompose aujourd’hui tantôt pour le pire et parfois pour le meilleur.
Or, après avoir visionné récemment les quatre épisodes épatants de la série suédoise justement intitulée Une si belle famille, qui s’ouvre sur Je mariage de deux jeunes jolies lesbiennes (l’une blanche et blonde et l’autre chocolat foncé) et s’achève par le baptême de la petite demoiselle conçue par la mère de l’une des mariées et le père de l’autre au soir foireux du mariage de leurs filles respectives, je me suis demandé ce qu’en eussent pensé mes gentils parents, plutôt tolérants mais non sans perplexité de bon sens alors que je suis de ceux qui « font avec »
Si la tonalité d’Une si belle famille est plutôt débonnaire, dans cette Suède apparemment plus évoluée, où le mariage pour tous semble ne faire aucun problème, contrairement à maints « cantons » helvètes ou européens, l’humour réellement réjouissant de la petite fresque nordique, qui a fait un « carton » chez les Scandinaves avant sa diffusion sur ARTE, relève d’un optimisme modéré qui tranche pour le moins avec l’acidité d’une autre série tournée aux Antipodes, intitulée La gifle et proposant huit points de vue sur un même incident qui eût paru dérisoire en d’autre temps et qui devient capital à l’ère du politiquement correct.
En résumé bref : au cours d’un barbecue d’anniversaire, le cousin du quadra fêté (deux machos grecs) flanque soudain une baffe à l’insupportable rejeton d’un couple genre intellos socialement fragilisés, après que le gamin a menacé son propre fils avec une batte et lui envoie un coup de pied dans les tibias.
Résultat : la fête virant cata, le macho traité de facho, plainte illico déposée, toutes rancoeurs de classes et de races soudain réveillées, et le bilan sera pour tous amer, quoique les uns et les autres auront peut-être appris quelque chose ? Chacune et chacun le dira…
Or la situation de La Gifle pourrait se transposer dans notre pays et partout où la pratique du barbecue n’a rien d’exotique. Et qu’arriverait-il alors aujourd’hui chez nous ou à côté de chez vous ? Telle est, entre autres, la question que pose La Gifle, série tirée d’un roman au considérable succès dans les pays anglo-saxons et qui se comprend, avec des réponses impliquant autant d’occurrences personnelles vécues, modulées avec une espèce honnêteté hyperréaliste très impressionnante.
Or c’est en écoutant les raisons individuelles, comme le propose l’auteur de La Gifle (l’immense Kurosawa avait suivi le même chemin multiple et convergent dans Rashomon), qu’une réflexion vivante me semble possible. Dans une grand roman, disait quelque part Henry James, tous les personnages ont raison, après quoi la lectrice et le lecteur se pointeront au prochain barbecue en meilleure ( ?) connaissance de cause…
-
Rebond de la prairie
(Comme un salut matinal)L’indien me rejoint dans l’horloge:le vivant pendulaireaux intitulions de broussea encore des choses à me direen intenses secousses.Une boussole nous manquaità tous deux ce matind’aube neuve au lancer du chemin.Je le vois revenant d’Afrique,mon Sénégalais à sagaies de sagesse,aux yeux tendres de Népalais,aux manières exquisesd’Inuit stylé sur sa banquise...Je l’attendais sur ma poutrelle,là-haut d’où je vous vois tousà toutes vos affaires,en sensibles ribambelles vues de la stratosphère,tellement émouvants, mes vivants,à piétiner les serresoù songent les dormants.Je savais qu’il me viendrait ce matin d’hiver où tout semble exclu,mais l’horloge attendaitce retour de rivière.Et le voici que je salue... -
Qui cherche trouve
À propos d'une polémique relancée par Michel Onfray, de l'admirable film The Dig de Simon Stone, et de deux enfants du siècle à venir...Ce dimanche 31 janvier. – Me réveillant beaucoup trop tard ce matin (10 heures, shame on you !), je relève, sur Messenger, un mot gentil de l’ami Quentin qui me propose de « partager » un texte de Michel Onfray à propos de la pandémie, qu’il me dit « pertinent », et comme ni lui ni moi ne sommes des adulateurs aveugles du « philosophe national » de la France plus ou moins profonde, j’y vais voir illico en commençant par lire les commentaires de la meute, plus que jamais divisée par l’esprit binaire de nos chers voisins de palier; après quoi je lis l’entier de l’écrit de l’Onfray, qui m’impressionne en effet par son argumentation détaillée et sa défense de la notion de fraternité, assez à l’opposé de sa crânerie « libertaire » habituelle. Ce qu’il dit en appelle en somme à ce que Peter Sloterdijk a déjà appelé de ses vœux dans ses multiples éloges de la « collaboration » entre frères humains – au dam évidemment des « collabos » et autres idiots utiles -, et sa façon de déculotter ses confrères intellectuels (Comte-Sponville, BHL, Beigbeder et Nicolas Bedos, notamment) prônant plus ou moins la sélection naturelle et le seul cluster des « catégories à risques », m’a paru recevable même si je sens là-dessous un relent de querelle d’influenceurs médiatiques.« Affaire française », me dis-je aussi en estimant que les Helvètes s’en sont un peu mieux tirés dans leur gestion du chaos, et surtout avec moins de justifications idéologico-politiques stériles. L’exemple de Quentin, participant à la Protection civile non sans égrener ses proses acides, m’en semble d’ailleurs une preuve sympathique – mais voilà que le mignon se fait porter pâle, j’espère sans occurrence virale...Sur quoi voici débarquer nos petits garçons pour un frichti dominical sans masques mais non sans précautions…DE LA POÉSIE. – Resongeant à ce que j’ai lu jusque-là de Michel Onfray, je me dis qu’en dépit de son très grand savoir et de sa belle intelligence polémique, ce brasseur et classeur d’idées remarquable manque de deux qualités pour me convaincre à tout coup, et c’est la fibre poétique et la sensibilité fine à la langue , qui ferait de lui un véritable écrivain, et le sens de l’humour qui lui permettrait, par delà la tendance tellement française à exclure en fonction des critères binaires me semblant dépassés, au lieu d’inclure comme en étaient capables Rabelais et Montaigne, Molière et Victor Hugo dont le Shakespeare est le dernier mot en la matière…LE TRÉSOR. – C’est à l’un des plus beaux livres du monde, à savoir L’Île au trésor, que me fait penser The Dig qui raconte, avec une sorte de candeur rarissime aujourd’hui, une quête analogue associant quelques personnages de tous les âges et aux motivations variées, qu’il s’agisse des deux protagonistes (l’archéologue amateur Brown et la riche veuve elle aussi passionnée en la matière qui l’engage à creuser sur son domaine privé où elle pressent que des vestiges historique intéressants sont enterrés), le petit garçon de celle-ci aux curiosités inter-galactiques bien de son âge, l’archéologue attitré du British Museum, une paire de jeunes gens qui se trouvent en participant aux recherches, notamment.Tous ces personnages sont admirablement dessinés, autant dans le registre « taiseux » que par le dialogue, et la poésie des images (le magnifique travail du chef op) se trouve immédiatement en phase, comme chez Stevenson, avec la triple métaphore de la recherche du trésor perdu (un bateau enfoui sur les hauteurs du fleuve, daté bientôt de l’époque des Anglo-saxons et battant en brèche l’hypothèse locale des Vikings), du sens affectif et métaphysique de la vie personnelle de chacun des personnages et enfin des destinée liées à la communauté humaine puisque l’histoire (histoire vraie, mais le poème sublime le documentaire) se passe dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, laquelle risque d’effacer une fois de plus les traces singulières de nos frères humains.Est-ce un chef d’œuvre du 7e art que ce film infiniment délicat, aux interprètes aussi inspirés que sa scénariste et son réalisateur ou son imagier ? Je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, en l’occurrence, comme je l’ai éprouvé toute proportions gardées -, en découvrant Retour du printemps et première neige de Germinal Roaux, c’est de me trouver dans la plus-que-présence de ce qu’on appelle l’Art, ou la Poésie à l’état pur, dont la compréhension apparie chez Simon Stone un enfant et une femme en butte à une maladie mortelle, deux vieux fous passionnés et deux jeunes gens amoureux, sous le signe précisément de ce qu’on appelle l’amour…TONY ET TIM. - Enfin ce bonheur paisiblement turbulent de Midi, avec nos petits lascars d’un et trois ans. Tim ne prononçant encore que quelques mots, alors que sa langue-gestes s’affirme autant que son caractère, je demande à Tony de répéter le mot difficile d’héautontimorouménos, sur lequel il trébuche un peu avant de répondre sans hésiter à sa mère qui l’interroge sur la signification du mot magma : « mélange de gaz et de roches brisées », et voilà pour nos deux volcans à domicile en période de très aléatoire confinement… -
Reconnaissance à la Qualité
Sur les bienfaits de la clémence illustrés dans les drames historiques de Shakespeare, la tendance néfaste au dénigrement de tout ce qui se fait aujourd’hui, et la découverte d’un très beau film de Simon Stone intitulé The Dig, à voir absolument sur Netflix.La Maison bleue, ce samedi 30 janvier. - Il faisait moche et mouillé ce matin et je croyais que nous étions dimanche, après un rêve de vertigineuse désescalade sur une arête où je me trouvais encombré d’un vieux vélo couleur pruneau, sur quoi je me suis rappelé que ce samedi notre fille aînée et son julot viendraient nous rendre visite avec de quoi nous régaler selon les normes nouvelles (hamburgers végétariens et tourte aux poires) et fixer les nouveaux rideaux de notre pièce commune en échangeant les dernières nouvelles de nos fronts variés; et ce furent de belles et bonnes heures entre filles et garçons aimants et discrets, à la distance requise par le Gouvernement mais sans masques...LA BEAUTÉ DU PARDON. - J’avais vu, déjà, la version du dernier des drames historiques de Shakespeare, consacré au règne d’Henry VIIII et finalement baigné par la lumière d’une certaine rédemption, avec la naissance de la petite Elizabeth, après les très sombres scènes qui opposent la reine répudiée et le redoutable cardinal Wolsey, mais à la revoir ces jours, alors que je lis parallèlement les pages de René Girard sur Shakespeare, cette pièce me touche plus profondément que jamais par le rôle qu’y jouent les médiateurs de bonté et de réconciliation.Les deux scènes de terrible affrontement, qu’on pourrait dire entre l’honnêteté et le cynisme, la droiture et la cautèle opportuniste, la bonne foi et la ruse, oppposant d'abord la reine Catherine et le cardinal Wolsey, puis l’archevêque de Cantorbéry et les prélats ligués contre lui, ne se bornent pas à la lutte du Bien et du Mal mais s’inscrivent dans une dynamique sociale et personnelle qui fait des uns des faucons lancés contre les colombes, sans que celle-ci ne soient forcément toutes pures.Le dernier mot n’est pas à la conclusion moralisante mais au geste d’apaisement que Peter Brook illustre, maints exemples à l'appui, dans son très remarquable commentaire shakespearien de La Qualité du pardon (Seuil, 2014).NOS RAISONS D’ESPÉRER. - J’ai argumenté longuement au téléphone, ce matin avec Patrick V. qui s’est occupé de mon dernier livre paru à L’Âge d’Homme et partage visiblement mon sentiment, pour m’opposer à ceux-là qui, concluant à la décadence voire à la nullité de tout ce qui se fait aujourd’hui, tirent l’échelle derrière eux comme l’a fait un Godard en déclarant le cinéma mort et enterré, un Buache dans sa foulée, un Régis Debray se lamentant dans ses catacombes, un Claude Frochaux prétendant que la culture occidentale a lancé ses derniers feux dans les années 60, ou un Dimitri brûlant ses vaisseaux à sa façon sans souci de rien transmettre que le fabuleux héritage de son catalogue, enjoignant tout le monde de « continuer » mais avec une sorte de Schadenfreude désabusée peu encourageante à vrai dire.Or sans rien ignorer de tout qui se défait autour de nous, et jusqu'au sacrifice justifié ou non des derniers liens sociaux, je parie néanmoins pour le renouveau et trouve plus de raisons de me réjouir malgré tout que de gémir - d'ailleurs tant hier qu'aujourd'hui j'ai fait de vraies découvertes, comme à peu près tous les jours...LE NAVIRE DU TEMPS. – Ainsi ce midi, un peu au hasard, au moment d’enfourcher mon vélo de chambre pour accomplir mes dix bornes quotidiennes non sans visionner un film ou une série par la même occasion, j’ai commencé de regarder The Dig, du réalisateur australien (né à Bâle en 1984) Simon Stone, dont la densité des images et du récit, et plus immédiatement encore la beauté des cadrages et des plans, la fluidité de la narration et la profondeur croissante de l’approche des protagonistes m’ont saisi au point que je n’ai plus pu m’en détacher par delà les 35 minutes ordinaires de mon exercice.Là encore on peut me dire que Netflix est une grande machine à déréguler les lois du marché du cinéma et à détourner le public des salles, mais celles-ci sont fermées et je « fais avec » et ne vais pas me priver de la découverte d’un ouvrage qui rompt absolument avec tous les standards de la consommation alimentée par la plateforme en question. Or je compte bien y revenir en détaillant les qualités rares de ce troisième long métrage du Bâlois...L’époque est aux extases convenues à répétition, mais pourquoi ne pas se réjouir immédiatement de l’accueil très favorable, finement argumenté et traduisant la même émotion chez les critiques que chez les spectateurs. Non, décidément, tout n’est pas à jeter ou à rejeter de ce qui se fait aujourd’hui, et je parie pour ce qui se fera demain. -
Chroniques des temps présents
À propos de la paranoïa ambiante et des moyens de la dépasser. Divers exemples à l'appui entre grêlons et pluies limpides.Ce vendredi 29 janvier. – Un poème à la logique folle me vient ce matin en deux temps trois mouvements tandis qu’il tonne et que se déverse soudain une pluie de grêlons sur les palmiers et le lac.Dans la foulée, Lady L. m’apprend qu’un cluster de contamination a été décelé dans l’immeuble voisin de l’école internationale d’hôtellerie majoritairement fréquentée par de jeunes Chinois qui m’adressent tous les soirs des sourires de connivence, à vrai dire destinés au fox Snoopy, quand j’en croise des grappes ou des groupes au cours de notre rituelle balade. La logique folle étant bien celle-ci : que des Chinois de provenance probable de Singapour ou de Taïwan, soient contaminés quoique jeunes, ou l’inverse, par des adultes responsables de l’Administration de leur école longtemps fermée les mois derniers et réouverte on ne sait trop pourquoi – à vrai dire l’incertitude règne et voici mes contrerimes :Malicieux logiciens(Pour Fabrice P., majordome au CNRS)Au vrai le mal imaginairefaussement déniépar certains experts achetéset leurs commissionnaires,ne s’était répandu de fait,au dam des lois anciennes,que par des ingénusne sachant rien des recettes.Au lobby concernédu palace aux drapeaux en berne,certains des préposésconseillèrent l’usage de clefsaussitôt décriépar ceux-là de l’autre partiequ’on aura dite adverse,mais sans autre preuve établie.La certitude étant malade,on ne la nourrit plusque de maigres salades,on la sevra de jus,on lui mit des menottesaprès lui avoir interdittout voyage au piano,toute forme d’écrit,au mépris de tout allegro.Le mal qui sans l’être l’étaitpar la faute des banquises,ou des lémures, ou des athéeset autres yeux bridés,ne fut oublié qu’à la finde ce temps suspenduà un fil si blanc et ténuque jamais on ne sutsi vraiment il avait disparu...FÉE ET SORCIÈRE. – Je me suis attelé hier à la lecture de L’Amérique, de Joan Didion, après avoir vu, sur Netflix, le documentaire à la fois passionnant et émouvant que lui a consacré son neveu Griffin Dunne, enrichi de très nombreux documents d’archives et vibrant aussi de la présence de la vieille dame très émaciée, au faciès de musaraigne ridée. J’avais lu, il y a quelques années, son poignant récit de deuil, que j’ai repris l’autre soir sur Kindle, et je crois avoir lu aussi, mais en surface, sans qu’il ne m’en soit rien resté, ses essais des années 60-80, mais y revenir en même temps que je lis Samedi d’Ian McEwan me semble aujourd’hui d’un tout autre intérêt, en phase avec mes réflexions personnelles sur mon roman en chantier.Personnel : c’est le mot-clef relatif à la position intérieure de Joan Didion par rapport à sa génération, mais aussi en ce qui concerne celle-ci par rapport aux générations précédentes, qui ont vécu la guerre, et suivantes, un peu perdues et titubant entre drogue et politique, fugues et culture alternative. Joan, née en 1934, se sent proche des « enfants » nés dix ou quinze ans plus tard, qu’elle se garde de juger mais qu’elle observe avec des yeux dénués de la complaisance convenue avec laquelle les journalistes ordinaires de l’époque parlaient des hippies ou de l’underground, notamment. Or je me suis trouvé, entre 1966 et 1973, à peu près dans la même situation, vivant comme les gens de mon âge mais incapable de m’identifier aux discours de ma génération, parfois même taxé de « vieux » ou de « réactionnaire » à vingt-cinq ans…Joan Didion, sans jamais user des concepts ou des termes courants dans la gauche radicale de l’époque, pratique une observation intuitive qui va plus loin et plus profond dans la perception du malaise américain (ou occidental) d’époque, toujours valable aujourd’hui à ce qu’il me semble. Il y a chez elle un réalisme aussi incisif que celui d’une Patricia Highsmith, de dix ans son aînée, ou d’une Alice Munro dans une autre configuration sociale. Trois exemples, soit dit en passant, qui tranchent violemment avec les journalistes et autres femmes de lettres françaises, si souvent coupées de la réalité avec leurs besicles freudo-marxisantes et leurs bas bleus…SHAKESPEARE & CO. – Les théâtres sont fermés mais pas pour tout le monde, me disais-je la nuit passée en visionnant et annotant la dernière des 37 pièces du Good Will enregistrées par la BBC, dans laquelle figure la bouleversante confrontation d’une femme de bonne foi en voie de répudiation par son roi de mari, Henri VIII plus précisément, et d’un prélat félon cristallisant tous les vices de cupidité et d’hypocrisie, de cruauté machiavélique et de bassesse sous ses dehors de suave servilité, à quoi le redoutable Timothy West au faciès de boucher à grimaces prête son immense talent aussi imposant dans l’abjection glorieuse que dans le retournement final du proscrit repenti, prodiguant alors ses conseils de modération à Cromwell ; et Claire Bloom en Catherine d’Aragon est à la lumière ce qu’il est aux ténèbres.AVEC LES MOYENS DU BORD. - Comme le fait Germinal Roaux avec son téléphone portable, Quentin Mouron multiplie les notations quotidiennes dans les espèces de croquis-nouvelles qu’il balance par courriel ou sur Facebook, et j’y vois le meilleur exercice qu’on puise faire à l’heure qu’il est pour pallier la paranoïa ambiante et dépasser la procrastination gémissante, comme d’autres l’ont fait en Iran ou en Corée du nord, il y a pas mal d’années déjà, au titre du témoignage plus ou moins sauvage en terrain surveillé, ou comme Alain Cavalier en filmeur attaché lui aussi à enrichir le « journal de bord de l’humanité » en lequel John Cowper Powys voyait l’une des justifications de la littérature et des arts. Tout cela relève d’une nouvelle pratique que je dirais presque «de guerre», et Germinal, autant qu’Alain Cavalier, ou Quentin à sa façon, prouvent que les objets qui en procèdent peuvent relever d’un nouvel art… -
Solitudes
Sur le nouveau court métrage de Germinal Roaux, Première neige, en temps suspendu. De cet hiver fertile...Ce jeudi 28 janvier. – Il y d’abord, dans les intenses murmures d’un vent froid, ce qu’on dira un pèlerin à cause de sa pèlerine sur le fond blanc et gris ou noir d’un austère paysage un peu lunaire de pierriers et de rochers dans lequel apparaît une espèce de sévère bâtisse rectangulaire dont une petite croix sur sa barrière d’entrée indique que c’est peut-être un refuge hospitalier ou un sanctuaire, et c’est donc comme dans un refuge que le pèlerin pénètre pour trouver à l’intérieur une sorte de silence blanc – ainsi commence Première neige, le dernier court métrage que Germinal Roaux a réalisé avec son seul téléphone portable à l’hospice du Simplon, une année après y avoir tourné Fortuna en compagnie d’une jeune Erythréenne et de Bruno Ganz auquel il dédie ce nouvel ouvrage qu’il m’a envoyé hier soir en m’évoquant la solitude douce ou dure vécue par les gens en ces temps de pandémie.D’UNE ENCRE PURE. – L’écriture de Germinal n’a jamais été aussi épurée, telle qu’elle l’était déjà dans Icebergs à l’évocation d’une banlieue de béton sans rivière, mais ici, avec plus de vif, le noir et blanc cisèle la glace et la pierre, et comme on est au cinéma cela chuinte et bruisse et roule comme le vent en houle et plus tard cela craquera dans le lac gelé dont les strates d’eau plus ou moins dures par effet de froid se heurteront comme des plaques tectoniques aux lignes de faille, avec de sidérantes détonations.Puis il neige des diamants dans le carré noir de la fenêtre de pierre, et ce que m’écrivait Germinal hier sur Messinger de la solitude qu’il est allé chercher là-haut me fait soudain me rappeler le nom qu’on donne au diamant taillé pour éblouir tout accessoirement les plus élégantes enchères: le Solitaire.AU PLUS SIMPLE. – J’écris à Germinal que la glace qui tonne dans le blanc du lac cerné de noir, tandis que ses trois moines esseulés prient et chantent chacun pour soi en invoquant « le Seul », me rappelle les observations de cet autre fou de Dieu qu’était Teilhard à genoux dans le sable des déserts chinois à gratter la poussière des vanités, remarquant qu’à certains moments de la croûte terrestre semblaient émaner des flammèches - oui la terre flambait aux yeux très ouverts de ce cinglé en quête de très vieux os et autres anses de tasse de thé d’empereurs oubliés.Sur quoi je reviens au plus simple d’Une poignée de sable (*) où je lis au hasard aussi précisément choisi qu’un plan de cette Première neige inspirée par quelle maladie de vivre : « À l’épave de bois étendue au pied de la dune / regardant tout autour/ je me mets à parler »…Enfin en moins d’un quart d’heure, à la lumière de la fenêtre donnant sur le ciel gris et le lac blanc, je consigne ce matin ces quelques contrerimes que je dédie à Germinal :Devant le SeulCe n’est pas une goutte de sangsur la robe du soir,ce n’est pas l’orbe d’un ciboireà la marge du temps;nul besoin de s’agenouiller:suffit de faire silencequand plus rien ne se voit que ça,sans qu’on sache pourquoi,ni quoi dire, ni commentdans l'inexistence du vent -ce que c’est n’a pas d’importance.(*) Ishikawa Takuboku, Une poignée de sable. Philippe Picquier, 2016. -
Les faits et la fiction
À propos d'un film signé Andy Blubaugh, intitulé Dans ma chambre et traitant d'amours illicites et des façons d'en parler, d'un roman-pamphlet de Quentin Mouron et du grand art de Ian McEwan...Ce mercredi 27 janvier. - En même temps que je regardais hier soir un film passablement inaccompli dans sa forme - faute de moyens -, mais passionnant par sa thématique, je pensais au roman réellement exceptionnel dans lequel j'allais me replonger ensuite en me disant une fois de plus que tout communique - en l’occurrence : le making of du film d'un certain Andy, prof dans la trentaine enseignant le cinéma à un groupe d’ados et projetant de raconter la relation illicite qu’il a entretenu à seize ans avec un trentenaire devenu son mentor ; et, pour le roman de Ian McEwan, le récit d’un samedi terrible rappelant Orange mécanique dans sa partie la plus dramatique.Avec la question qui s’impose de plus en plus aujourd’hui : comment distinguer les faits bruts et leur interprétation par la fiction, comment rétablir la hiérarchie qualitative entre photomaton et portrait d’artiste, reportage et roman, confession brute et littérature ?MOREL LE MUFLE.- L’ami Quentin Mouron a abordé le thème dans son troisième roman, également inaccompli à mes yeux, faute de bouteille, mais très intéressant, intitulé La Combustion humaine (Olivier Morattel, 2014) et posant la question du point de vue d’un éditeur aussi exigeant qu’irascible : quand y a-t-il littérature ?Aux yeux de ce Morel mal embouché qui méprise à peu près tous les auteurs qu’il publie, sauf un énergumène genre Artaud local, il n’y a vraiment littérature que selon son goût furieusement sélectif qui rappelle celui des jugements sommaires selon lesquels il n’y aurait que Proust ou que Duras, que le Nouveau Roman ou que Charles Bukowski, etc.Bref, il y’a chez cet intempestif vitupérant à juste titre le nivellement des critères de qualité vers le bas, une tendance non moins fâcheuse à les niveler par le haut en niant la prodigieuse variété de la littérature - ce qui fait d’ailleurs de ce petit livre hâtif un pamphlet de jeune impatient plus qu’un roman.Du moins Quentin l’a-t-il fait, et c’était une façon pour lui d’avancer, même en boitant, ce qui vaut mieux que de rester trop prudemment sur place comme trop de jeunes littérateurs timorés.Par la suite, en obsédé textuel pugnace et un peu folâtre, à la fois régulier et irrégulier, sérieux dans ses lectures et ses réflexions tout en gesticulant sur les estrades et les réseaux sociaux, Quentin a multiplié les expériences sans cesser de capter et de réfracter la réalité complexe du nouveau monde avec des écrits où il y a parfois littérature et parfois pas , faisant feu de tout bois comme on le voit dans ses écrits récents et préparant en somme quelque chose que je crois important: disons pompeusement la littérature à venir...LES DILEMMES D’ANDY .- Le prénommé Andy, autour de ses seize ans, a entretenu quelque temps des rapports intimes avec un certain Peter, son aîné âgé de trente ans, et voici qu’à ce même âge, devenu prof et n’ayant plus vu Peter depuis plus d’une décennie, il entreprend, avec quelques amis plus ou moins amateurs, de tourner un film sur ce sujet alors qu’un scandale vient d’éclater à Portland (Oregon) dont le maire a fait état publiquement du même genre de relation en battant sa couple devant son Conseil et les médias réunis.Or le projet d’Andy, qui ne vise pas à la dénonciation de Peter mais au récit honnête d’une liaison consentie, n’excluant pas pour autant un rapport de domination, est-il plus justifié que celui, quand il était lycéen, de raconter ce qu’il vivait avec Peter dans une composition scolaire ?La question se pose à lui dans la mesure où, dans son cours de cinéma, il a charge d’adolescents avec lesquels il exclut toute relation ambiguë, et aussi du fait qu’il recherche l’assentiment de Peter avec lequel il a plus ou moins renoué.Exposer sans accuser est-il concevable en pareil cas ? C’est de ça que discute le film en question : thématique combien actuelle, et abordée en multipliant les points de vue, où la réalisation du film en train de se faire, à très peu de moyens, devient le film lui-même au gré de plusieurs mises en abyme révélatrices.La chose, quoique bien fragile dans sa réalisation, a le double intérêt d’un reportage tissé de vues éclairantes et d’un essai de fiction à valeur probable, pour le réalisateur Andy Blubaugh, d’exercice et d’exorcisme ; en tout cas, c’est le genre de courts ou moyens métrages ici et là remarquables qu’on trouve dans l’immense panier-foutoir de la nébuleuse Youtube, sous le titre de Dans la chambre, que j’aurai dégoté tout par hasard hier soir et regardé jusqu'au bout…LA QUESTION DU « DEGREE ». – S’il est vrai que tout n’est pas comparable, au dam du tout-égalitaire qui voudrait qu’un tag mural fût jugé selon les mêmes critères qu’une fresque de la Renaissance, j’aime assez, pour ma part, les mises en rapport sans préjugés « élitaires » qui nous permettent, par exemple, d’examiner tranquillement les qualités respectives d’une série télé ou d’un chef-d’œuvre de cinéma, quitte à trouver ici et là plus d’intérêt dans un ouvrage déclaré « mineur » que dans tel «must » du moment, et c’est vrai de la littérature comme des arts visuels ou des diverses musiques.Ceci dit, l’évaluation de ce que Shakespeare appelait le «degree», (dans Troïlus et Cressida, Ulysse s’en explique plus précisément), à savoir le degré de qualité possiblement reconnu par le sens commun, reste fondamental pour éviter la dilution de tout et n’importe quoi dans les formules vagues revenant à dire que « tous les goûts sont dans la nature»...En commençant de lire Samedi de Ian Mc Ewan, j’ai tout de suite senti que j’avais affaire à une chose sérieuse, et plus j’avançais dans ma lecture plus cette conviction s’étoffait au point qu’hier soir, atteignant le chapitre où la minutieuse approche de tous les protagonistes, avec les incidents avant-coureurs qui ont ponctué la journée (un avion en feu dans le ciel nocturne de Londres, puis un accrochage de voitures dans une rue interdite à la circulation pour cause de manifestation de masse), aboutit soudain à l’apogée d’une crise où tout est mis à nu, au propre et au figuré socialement symbolique opposant celui qui n’a rien ou en est persuadé et ceux qui ont tout comme il le croit.En termes de « degree », je dirais alors que ce roman hausse le niveau d’intelligence du monde et d’empathie humaine à un point bien rare par les temps qui courent, mais il faudrait détailler cette appréciation et ce serait, après le plaisir de la lecture, la meilleure façon de le prolonger en y ajoutant la satisfaction du partage -
En plein chaordre
Du désordre régnant et de nos façons de l’interpréter. Que l’ordre de la nature appelle des cantiques autant qu’un nouveau regard à clin d’œil quantique…La Maison bleue, ce mardi 26 janvier.- Si je voulais être exact, je parlerais de la maison blanche, ou plus précisément de la maison style fin XIXe au crépi blanc cassé à bordures de gris tendre dont les stores des quatre étages sont cependant d’un beau bleu balnéaire qui me rappelle les cabines de bain de la plage de Balbec, devant le Grand Hôtel d’une des fenêtres duquel le jeune Marcel zyeutait les jeunes filles en fleur dont certains prétendent sans fantaisie que c’étaient des garçons, comme d’autres ne comprendraient pas que je parlasse de maison bleue pour cet immeuble blanc bordant la Grand-Rue, à la hauteur du marché couvert de la ville de M. dans lequel nous créchons momentanément. Or je me rends compte à l’instant que ce besoin de mise au point procède directement du désordre ambiant…PRESCRIPTIONS.- Tombées en cascade hasardeuses des hauteurs de l’Autorité sanitaire plus ou moins autoproclamée, les interdictions frappant ces temps commerces divers et clients finiront par énerver ceux-ci et ceux-là dont la patience, proportionnée à une prudence sans doute justifiée, pourrait un de ces quatre virer à la désobéissance civile – j’en viens pour ma part à l’espérer dans l'esprit du philosophe dans les bois dont l'anarchisme protestait précisément contre le désordre établi.Or je notai, hier, en parcourant telle grande surface puis en longeant telle rue, que dans les rayons de celle-là la culotte et la brosse à dents étaient en accès libre tandis que le linge éponge se trouvait proscrit, et que les jouets d’enfants restaient absolument interdits à la vente alors que les lunettes de lecture ou de plongée étaient autorisées ; puis au kiosque voisin je constatai que les journaux et revues feuilletés par mille mains restaient accessibles au contraire des livres aussi prohibés en ce lieu que dans les libraires d’ailleurs fermées.Et qui avait décidé cela ? Qui avait trouvé sanitairement juste d’autoriser l’entraînement des nageurs de 5 à 7 ans mais de l’interdire aux 8 à 88 ans ? Quelle andouille de fonctionnaire avait décidé que les enfants des garderies seraient punis par le Gouvernement s’ils chantaient dans tel canton de la Confédération et autorisés dans tels autres ?L’ORDRE DE BABEL ? – En me baladant cette nuit par les rues de Séoul en compagnie de deux jeunes amis musiciens, puis en les accompagnant sur le toit en jardin d’une maison de bois d'un quartier plutôt modeste, non sans admirer la vue sur les buildings absolument immodestes du centre d’affaires, je me rappelai aussi que nos deux petits-fils, à peine âgés d’un et trois ans, ont déjà « fait » le Cambodge et la Thaïlande, donc entendu la musique particulière des langues parlées dans ces pays, sans les comprendre mieux que je ne le pouvais de la conversation de mes deux amis virtuels, musiciens de leur état et parlant de leur passion en des termes que seuls les sous-titres du film que je regardais me permettaient de saisir et de partager réellement puisque nos trois entités sensibles reliées par Netflix ressentaient à peu près la même chose de ce qu’on appelle la musique - or la musique échappe aux raisons de la statistique...Une heure auparavant, toujours via Netflix, je me trouvais à Malibu, en pleines années 70, dans la maison surplombant l’océan de la journaliste et romancière Joan Didion, apparaissant ensuite en reportage au Salvador, selon elle « terrifiant », puis dans les couloirs de je ne sais quel hôpital new yorkais où venait d’être transporté son cher John foudroyé cette nuit-là par une crise cardiaque probablement liée à l’hospitalisation récente de leur fille Quintana, laquelle ne se remettrait pas non plus de sa maladie aux symptômes assez semblables à ceux du coronavirus…Sur quoi j'ai repris la lecture (sur Kindle cette fois) du très beau récit de la même Joan Didion (L'année de la pensée magique) consacré à son deuil, où elle s'efforce de retrouver l'ordre de la bonne vie dans le chaos de sa douleur. Et si ce chaos apparent n’était qu’un aspect de l’Ordre cosmique ? me dis-je à présent.QUELLE CONSPIRATION ? – « Nous ne somme pas désespérés », écrivait cet homme très sage que fut Charles du Bos, « nous sommes dans la perplexité », et c’est ce que je répétais ce matin à Lady L. en lui proposant de rapporter l’idée d’un complot aux pouvoirs abusifs du monde entier, hors de toute concertation entre de fantasmatiques « états profonds » mais bel et bien conformés à l’enrichissement privé et à l’abrutissement public des masses.Pour ma part je n’ai qu’à tourner la tête vers L. pour constater que l’ordre des campanules dans la lumière du matin, l’ordre des sourires d’enfants préservés du malheur, l’ordre musculaire accordé au galop de cheval déconstruit par Leonardo sur ses dessins de dissections, pareil à l’ordre tourbillonnaire des cascades et à celui du sourire serein de la Joconde, ressortissent à une certaine harmonie échappant de plus en plus à tous les discours jusques et y compris à celui de la critique d’art se croyant branchée, comme le Marché a détruit l’ordre de celui-là.Oui, la culture actuelle est un lamentables désordre, mais l'ordre nouveau se conformera aux mouvements de l'Univers et la vieille notion de progrès linéaire devra cesser de freiner nos curiosités...S’il y a conspiration, tout désordre dénué de style en est le signe, et ça nous concerne avant tout le reste. Par conséquent voyons les choses comme elles sont, sous le microscope ou à la longue- vue, et préparons-nous surtout à changer nos façons de voir et d’interpréter ce que nous voyons, soyons stylés et gentils, etc. -
Miel de tout
À propos de la poésie d’Amarcord, d’un diagnostic-éclair de neurochirurgien et de la ressaisie d’une réalité complète échappant aux simplifications idéologiques…Ce lundi 24 janvier.- La neige de ce matin, sur la pelouse publique visible de nos fenêtres, où jouaient un jeune homme et son petit chien noir, entre les palmiers bien découpés sur fond blanc et les eaux gris vert étales du lac, m’a rappelé la fin du plus purement poétique des films de Federico Fellini, qui finit comme il commence avec les aigrettes du retour du printemps, après le plan silencieux et magique du paon faisant la roue et les derniers cris et chuchotements, joyeuses fanfares et folles vrilles d’accordéon narquoisement nostalgique saluant la départ de la Gradisca avec son carabiniere d’opérette..GÉNIE POPULAIRE. - Quel poète contemporain, ou plus précisément quel poète de cinéma a poussé, plus haut et loin sous le chapiteau céleste du cirque mondial, le méli-mélo cénesthésique à ce point de fusion et d’effusion lyrique ?Je revois ce film pour la 27e fois (25 fois au Colisée ou j’étais placeur a quinze seize ans et la 26e à Venise sur fond de rumeur de manifs dans les années 70), mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il me semble tout voir (ou presque) et tout entendre de ce prodigieux concert mnésique rebrassant souvenirs de jadis et naguère ou de tout à l’heure, sensations primaires et réfractions affectives secondaires, bribes de chroniques et confidences sur l’oreiller, ragots de coiffeuses et pics d’humour shakespearien comme quand la nonne naine vient débusquer le zio dingo sur l’arbre du haut duquel il n’en finit pas de s’exclamer « voglio una donna ! »Je me rappelle l’embarras d’un Freddy Buache, notre maître ès cinéphilie au dogmatisme frisant parfois le stalinisme intellectuel, quand il s'agissait de dégager le « message » de Fellini ou de reconnaître, malgré ses réticences idéologiques (est-il de gauche ou de droite ?) , le génie tout populaire du Maestro, montreur de marionnettes sociales évidemment plus débonnaire que l’esthète marxisant Luchino Visconti.Quant à moi je m’en foutais, appréciant Rocco et ses frères ou Senso avec la même candeur enthousiaste que je revoyais Amarcord ou les Vitelloni, regimbant en revanche devant l’intellectualisme psychanalisant de Juliette des esprits.Mais les tendres engueulades du père de Titto vitupérant Miranda et son sacripant de fils, l’humiliation du même Aurelio contraint ensuite par les fascistes d’avaler de l’huile de ricin au motif qu’il aurait tenu des propos séditieux – son beau-frère l’avait peut-être mouchardé -, la Gradisca dans les escaliers du casino où son père l’envoie séduire le prince pour arranger ses propres affaires, les garçons tourniquant autour de la Volpina, le passage du Rex, sublime paquebot figurant la fierté du Régime, devant le peuple flottant dans ses petites embarcations à l’attente en pleine nuit, tout ce bric et ce broc de brocante onirique déconstruit à partir du récit initial et recomposé à 24 images/seconde, échappe complètement à l’idéologie politique pour dire la vie de la cité et des gens, etc.LA CRITIQUE EN BERNE. – Là-dessus c’est toujours avec tendresse que je me rappelle le vieux Freddy au premier rang des salles où nous avons vu tant de films ensemble en visions de presse, son dogmatisme n’étant que de surface et d’époque alors que sa compétence était d’un vrai connaisseur sensible et d’un pionnier militant de ciné-club dont nos même écoles ont profité des lumières.Lui-même assez piètre poète, sentait la poésie cinématographique d’un Daniel Schmid ou du dernier Godard (il avait conspué le premier…), d’un Bresson ou d’un John Ford, d’un Bergman ou d’un Polanski, de son ami Bunuel et de tant d’autres malgré les préjugés qui le faisaient rejeter un Melville ou tel réalisateur israélien (souvenir de Locarno) qui avait le tort de ne pas épouser la cause palestinienne, etc.Mais jamais Buache n’a donné dans ce qu’est devenu la critique cinématographique (ou littéraire) actuelle, à savoir la servante du succès de tendance et du lucre publicitaire aux formules creuses, de la mode et de la bien pensance de tous bords sous le verni de la pédanterie plus ou moins frottée de spécialisme. Plus une patte, plus un fou, plus un idiot inutile qui aime les belles et bonnes choses et le dise avec feu et finesse !DE LA COMPÉTENCE. – L’examen quotidien du désastre des expressions, notamment par l'Internet nous ouvrant d’innombrables fenêtre sur le vide (mon effarement candide à la vision des huit épisodes débiles de L’Empire du bling, en même temps que je découvrais hier le beau film intelligent et très documenté consacré à l’essayiste et romancière Joan Didion), n’entame pas du tout, chez moi, la reconnaissance du talent et des compétences.Je me le disais une fois de plus hier soir en poursuivant la lecture du remarquable Samedi de Ian McEwan, dont le récit, comme chez le meilleur Fellini d’Amarcord ou d’Otto e mezzo, fait tout avancer en même temps : l’affectif et le scientifique, la météo et le sexe, les humeurs conjugales ou familiales et la politique internationale, un neurochirurgien qui pense à la vie qu’il mène dans la Mercedes censée le conduire à sa partie de squash dans une rue interdite à la circulation pour cause de manifestation monstre, la soudaine flèche rouge d’une voiture percutant la sienne et le début de bagarre avec trois jeunes arrogants dont le plus agressif montre les signes hyper-nerveux (à l’oeil du spécialiste) d’une maladie dégénérative en voie d’aggravation, le basculement soudain de la relation entre ces quatre mecs et la vie qui continue - tout cela raconté dans la fluidité parfaite d’une ressaisie de la réalité la plus complexe ou plus exactement : la plus complète… -
Le Temps imparti
À propos du temps perdu à jacasser et de ce que nous maitrisons. Ce que devrait nous inspirer l'éclat de rire d'un enfant ou la douceur veloutée des oreilles de notre chien...Ce dimanche 24 janvier. - Évoquant, ce matin de beau dimanche bleu aux cimes étincelantes de neige glacée, l’éventualité de vivre mille ans, à propos de ce que prétend certaine chercheuse de l’université de Cambridge citée par Rutger Bregman selon laquelle la première personne millénaire à venir serait probablement déjà en vie, je tombe d’accord avec Lady L. sur le fait qu’à la proposition de s’y essayer nous déclinerions tous deux poliment.La mère de ma bonne amie a dépassé les 90 ans, et s’en trouvait bien en sa vivacité d’esprit et sa générosité bien distribuée, mais à la toute fin, les forces déclinantes de sa machine grippée l’ont incité à lâcher prise, ce qui a provoqué sa dernière chute et son ultime coma.De la même façon, le vieux Czapski de 95 ans, aveugle et fatigué, dit à ses amis qu’il priait Dieu de le laisser se retirer en douce, ce qui lui a été accordé pendant son sommeil par l’Être suprême bien luné.FAUX DÉBAT. – Les prétendus débats relatifs à la « gestion de la pandémie » font rage, et l’incitation à une « vraie discussion » lancée sur Youtube par un certain Dr Louis Fouché plutôt sympa dans son rôle de « rassuriste », m’a intéressé hier soir le temps d’une heure à l’écouter argumenter contre les mesures prises par le gouvernement français en la matière, et à me renseigner ensuite je me suis rendu compte, avec retard, que ce brillant parleur, soutenu par le Dr Raoult et prônant la liberté des médecins traitants et le droit des patients à choisir leur traitement – rappelant dans la foulée la prise de conscience des sidéens mal conseillés en d’autre temps – avait été déjà largement loué, comme un gourou, et conspué, comme un dissident, par les uns et les autres dans ce qui n’est pas un débat mais un dialogue de sourds sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans la rue, où tout le monde a ses raisons et ne voit chez l’autre que des torts.Or le bon sens de Lady L., quand je lui ai parlé de mon intérêt pour le discours de ce Fouché moins sanguinaire que le mitrailleur de Lyon, lui fait a hausser les épaules en invoquant une typique « affaire française » et poursuivre le déchiffrement d’un plan de tricot compliqué en langue anglaise.Sagesse de Gaïa, me suis-je dit en me rappelant que j’avais interdit à sa mère, de son vivant, de « philosopher » avant dix heures du matin dans notre maison commune de l’Impasse bien nommée, après que je lui eus filé les œuvres complètes de Sénèque…PAS LE TEMPS. – À propos d’une vie transhumaine ou des vains débats en des lieux inopportuns (la discussion sur Internet ou sur les plateaux de télé me semble décidément mal barrée), ma sage bonne amie en voie de perfectionner, en complicité avec sa fille aînée, sa pratique du point de jacquard et ses multiples déclinaisons, préférée à la jacasserie mondiale, me dit qu’on n’a « pas le temps», et je surabonde au moment de me remettre au temps de la peinture et de persister à tenir mon Cher Journal comme le faisaient les dames de l’entourage de Léon Tolstoï (et le patriarche lui-même), ou le cher Amiel, ou l’irascible Paul Léautaud, mon souci étant de plus en plus de rendre compte de ce que nous vivons tous les jours à l’attention particulière de nos deux petits-fils, Anthony (quatre ans cette année) et Timothy (deux ans en juin) qui en feront ce qu’ils voudront.TRANSMETTRE. – Dans le dernier rêve de ma nuit passée, je me trouvais avec Dimitri dans le dédale de mon immense bibliothèque, lui déclarant que j’avais décidé, après l’avoir offerte gratuitement à diverses institutions - lesquelles ne m’ont même pas répondu ou fait comprendre que la place leur manquait – que j’en concluais que nul ne méritait ce cadeau massif et que, laissant à nos héritiers le soin de le conserver dans un mausolée ou un hangar à bateaux, je m’en tiendrai pour ma part à, à la façon de Fran Lebowitz, à offrir à chacune et chacun qui le désirerait et me le demanderait poliment, tel ouvrage ou telle édition plus rare, valant cent sous ou dix mille francs, à proportion de son enthousiasme amoureux – seul critère à mes yeux de bonne transmission.Pour sa part, Dimitri ne s’est guère occupé de transmettre sa bibliothèque de la maison sous les arbres, mais la Bibliothèque de Dimitri, nouvelle collection conçue à l’enseigne des éditions Noir sur Blanc, regroupant les meilleurs titre de son fabuleux catalogue, transmet bel et ben le meilleur des « œuvres » de notre ami.LE TOUT ET LA PARTIE. – Le charmant Théo, guitariste et chanteur de blues pacifiste dont le père neurochirurgien, Henry Perowne, domine la narration de Samedi, le roman d’Ian McEwan que je lis et annote tous les soirs avec la plus vive attention, estime non sans candeur que le détail personnel vaut mieux que la masse collective, hésitant ainsi à suivre le troupeau des manifestants se regroupant, à ce moment de l’histoire, dans les rues de Londres pour s’opposer à la participation de l’Angleterre à l’intervention en Irak, et son père hésite lui aussi mais pour un autre motif : à savoir qu’il a soigné un Irakien torturé par les sbires de Saddam et sait très précisément, pour s’être documenté, ce que représente le régime sadique de celui-ci tout en se demandant si les Occidentaux vont vraiment améliorer le sort du peuple irakien, etc.Or, partageant en somme cette préférence accordée à ce que nous vivons et maîtrisons aux idées générales et aux gesticulations plus ou moins narcissiques de la foule, je caresse les plus jolies oreilles de la race canine, veloutées et d’un brun profond, de notre Snoopy dormant paisiblement tandis que je savoure mon premier café du matin et que Lady L. passe en revue, sur Instagram , les diverses images de la beauté du monde, etc.Images: Philip Seelen, JLK, Robert Indermaur. -
Que le rire sauvera le monde
À propos des pédophiles entrés en force au Capitole, de la sottise vaniteuse des riches et de l'envie malvenue d'un peu tous, avant le déboulé de deux bambins bons pour la joie...Ce samedi 23 janvier. - À certain(e)s des 4018 ami(es) répertorié(e)s sur mon profil Facebook qui s’inquiéteraient de me voir scotché à une série de téléréalité aussi débile que L’Empire du bling, au lieu de me concentrer, par exemple, sur les Pensées de Pascal, je réponds en citant précisément celles-ci à la page 848 de mon exemplaire en Pochotèque sous le titre de Vanité : « Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable »De fait je trouve « admirable », pour utiliser la même antiphrase que Pascal, qu’on ne cherche pas mieux, en l’observant et la décrivant, à discerner l’extravagante et sotte vanité du «monde» incarnée par les milliardaires asiates de la Cité des Anges, ou par les Kardashian et leurs émules russes ou arabes, par le clan Trump et autres démocrates riches à millions, qui n’a d’égale en sottise que l’envie mondialisée du Client jadis observé par le bienheureux Alexandre Vialatte, étant entendu que ladite vanité inclut les magazines de mode et les consommateurs de magazines de mode, autant dire tout le monde à des degrés divers qui salive de concupiscence à la vue en vitrine de telle parue de diamants ou de telle fourrure arrachée à l'innocente zibeline, de telle Rolex ou de telle Rolls, etc.GISANTS DU MATIN. – Je constate une fois de plus ce matin, et le note mentalement, que les premiers instants de l’éveil, à peine dégagés de la scénographie magique des rêves, sont les plus poreusement ouverts aux associations d’images et d’idées fertiles, et j’en fais la remarque tout haut à Lady L. couchée à mes côtés et déjà en train de parcourir le monde au moyen de sa tablette à plus large écran que mon smartphone, éclatant soudain de rire à la vision du « meme » qui circule dans le monde entier, figurant un Bernie Sanders en mitaines devant le Cervin – mon Cervin dont j’ai entrepris la figuration picturale en 100 exemplaires.Or l’entendant prononcer ce néologisme étrange de « meme », je lui demande d’en vérifier l’origine de l’usage, ce qu’elle fait aussitôt au moyen de la même tablette que je la vois manipuler avec une pointe d’envie, mais non : je dispose déjà d’un laptop Mac-pro de moyenne taille et d’un I-Mac à grand écran sur lequel je rédige tous les jours mon Cher Journal...FAIRE AVEC. – La première sentence, empruntée à M. Stéphane Montabert, qui m’est revenue ce matin à l’esprit et que j’ai répétée à haute voix à l’attention de Lady L., nous a fait rire de concert, et quel plus beau concert que celui du rire, la phrase fameuse étant : « Les pédophiles sont entrés en force au Capitole ».Cela aussi semble un fait insignifiant, si l’on n’y fait pas attention, alors que j’y vois, comme l’emblème de la sottise vaniteuse représentée par les Kardashian & Co, la cristallisation d’une bêtise simplificatrice millénaire dont les slogans politiques ou publicitaires saturent le nouveau langage de la tribu humaine, qu’il me paraît intéressant de répertorier et de citer plaisamment pour en rire.Je répète donc à nous en tordre les çôtes: « Les pédophiles sont entrés en force au Capitole »...Ce n’est pas rire de cette déviation fâcheuse de la machine désirante qu’est la pédomanie prédatrice (appelée pédophilie par abus de langage) que de se gausser de cette formidable expression de la connerie ambiante (« Les pédophiles sont entrés en force au Capitole »), car rire de celle-ci est signe de santé forestière, au sens où aurait pu l’entendre ce vieux sage de Thoreau dans sa cabane du fond des bois, qui n’aurait pas moins ri des pantins lustrés de L’Empire du bling.Or nos bambins Anthony et Timothy vont débouler tout à l’heure à la Maison bleue dont les parquets de bois de chêne sont si propices au patinage, nous rions au nez des Autorités fédérales qui voudraient interdire aux enfants de chanter dans nos garderies (c’est noté dans l’édition de 24 heures d’hier) et là, Lady L. rentrant de sa balade matinale avec Snoopy, faut que j’aille me raser même si j'entends bien - faisant avec la pandémie - me garder d'embrasser nos choubidous de trop près, etc. -
Plutôt que dénoncer: décrire
À propos de L'Empire du bling, virée par Netflix chez les milliardaires chinois de Californie, et de l'idéologue franco-suisse ultra droitier Stéphane Montabert célébrant Trump et le mouvement Q-Anon...À la Maison bleue, ce vendredi 22 janvier. – Une irrépressible envie de sortir mon revolver m’est venue à deux reprises, hier, d’abord en découvrant, lancé sur mon vélo d'appartement pour mes dix kilomètres quotidiens d’exercice, le premier des huit épisodes de L’Empire du bling, série consacrée à l’humble vie quotidienne des (plus ou moins) jeunes milliardaires chinois de Los Angeles, et ensuite à la lecture, sur le site de l’ultradroite romande Observateurs.ch, des divers propos d’un Monsieur Stéphane Montabert, sévissant aussi parmi les blogueurs de 24 Heures, où l’élection de Joe Biden est assimilée à un coup d’État, tout à fait dans la ligne des complotistes à la sauce de Q-Anon, n’en finissant par ailleurs d’injurier mes chers confrères journalistes en ses envolées verbales; et puis non : je me suis dit qu’au lieu des armes prisées par ces lugubres zombies je me contenterais de décrire ceux-ci et de citer texto leur jactance.COMME TCHEKHOV. – Je m’en suis fait une éthique personnelle, que j’oppose à la pratique pléthorique et quasi obsessionnelle de la dénonciation vertueuse de gauche (Mediapart) autant que de droite (Contrepoints ou Boulevard Voltaire), sans parler du nouveau tribunal populacier des médias multiples et des réseaux sociaux : décrire les faits et citer les dits avec précision, en laissant la conclusion à chacune et chacun.Mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov avait montré l’exemple au temps des prêcheurs pacifistes à la Tolstoï et des flagellants orthodoxes à la Dostoïevski : si tu es écrivain et qu’il te chante de décrire des voleurs de chevaux, nul besoin à la fin, si tu as vraiment fait le job, de dire qu’il est mal de chourer des canassons. J’ai développé cette thématique dans le cinquième chapitre de mon dernier libelle, Nous sommes tous des zombies sympas, intitulé Nous sommes tous des délateurs éthiques, et comprenne qui voudra bien.L’OBSCÉNITE PORNO CHIC. – En huit épisodes à valeur de roman-photo glamour convoquant une vingtaine de zombies asiatiques zonant entre les villas de Bel-Air (à droite en montant depuis Sunset Boulevard) et les suites présidentielles de Los Angeles ou de Vegas et même Paris (France, pas Texas), L’Empire du bling m’aurait paru, en mes vingt ans plutôt gauchistes, l’abomination de la désolation.Découvrir, avec le mannequin-gigolo Kevin, qu’une paire de pompes que lui offre son amie Anne, héritière de marchand d’armes, est griffée Dior et vaut plus de 2000 dollars, ou que Kane la jolie frappe milliardaire de Singapour, se paie sans moufter une soupe aux produits de la mer hyper-rares à hauteur de 15.000 dollars le sachet, m’aurait fait gerber et déplorer, en petit rebelle moralisant que j’étais , mais aujourd’hui plus du tout et pas par cynisme mais par souci d’exactitude pour ainsi dire ethnologique.Je vais donc sortir l’un de mes sept carnets à motifs d’éléphants (cadeaux de notre fille benjamine à chacun des ses retours d’Asie lointaine) et noter très précisément tout ce qui, dans L’Empire du bling, ressortit à telle anthologie du toc de luxe le plus caractérisé (jusqu’à ce crucifix signé Chanel) et, pour les dits et comportements, de la plus clinquante vulgarité.CONTRE LA CENSURE. - Un article tout récent signé Stéphane Montabert, paru conjointement sur le site Observateurs.ch et sur son blog perso hébergé par 24 Heures, et que j’ai trouvé intéressant de copier/coller sur mon profil de Facebook, a été illico censuré pour inadéquation avec les codes de la plateforme, et je le déplore.Je ne vais pas faire le vertueux à l’envers : il m’est arrivé, aussi, de virer des commentaires de mon profil, que j’estimais injurieux pour des tiers (récemment encore, à propos de l’avocat Marc Bonnant dont le seul énoncé du nom viole certaines bonnes consciences), mais s’agissant des propos, même contestables, d’un idéologue du néolibéralisme présidant la section locale d’un parti gouvernemental (l’UDC de Renens, en région lausannoise), je désapprouve pour le même motif que je désapprouve la censure de Mein Kampf ou du charmant Lolita de Vladimir Nabokov.Je trouve au contraire utile, sinon agréable, de citer M. Montabert dans le texte, et voici par exemple ce que je lisais hier sur ses deux supports principaux : « Aujourd'hui, Joe Biden vient de prêter serment au Capitole, démontrant qu'en 2021, aux États-Unis, il est possible de voler une élection présidentielle grâce à la fraude électorale, et de devenir Président dans la foulée ».Or n’est-ce pas son droit d’écrire cela, comme d’autres prétendent que la terre est plate sans être censurés ?Je note ensuite le fait que M. Montabert taxe les défenseurs de l’élection de « négationnistes » ou Joe Biden de «vieillard sénile», classant ses partisans « gauchistes » qui jubilent aujourd’hui en deux clans : ceux qui haïssent l'Amérique et qui n'y vivent pas, et ceux qui haïssent l'Amérique et qui y vivent », avant de célébrer les quatre ans de Trump marqués par des «records boursiers, la baisse des impôts et la hausse des petits salaires, la fin du matraquage climatique et l’indépendance énergétique », constituant, je note, « une éclaircie entre deux nuages de tempête ».Je note ceci encore : « Mark Zuckerberg, patron de Facebook, postait en 2016 depuis l'île pédophile de Jeffrey Epstein. » Et M. Montabert d’en conclure: « Les pédophiles sont entrés en force au Capitole ».Puis, à propos de la censure exercée par Facebook, que je désapprouve en ce qui concerne M. Montabert, je note que le réseau social Parler, concurrent de Twitter, et « respectant, la liberté d'expression» selon M. Montabert, a été lui aussi censuré « au point que nos confrères romands du Matin jubilent: Parler serait "utilisé par l'extrême droite... »Enfin de conclure ceci que je me fais un devoir citoyen, comme on dit, de noter : « Donc suivant le même raisonnement des gens d'extrême- droite lisant Le Matin, ce journal doit être interdit. Mais ce qui tient lieu de journalistes en Romandie n'est même pas capable de penser aussi loin »…Pour ma part, n’ayant jamais été, pendant plus de 20 ans à l'enseigne du grand quotidien local 24 Heures, qu’une espèce de chroniqueur mondain ès littérature et arts variés, mais sûrement pas un journaliste à la hauteur des exigences de M. Stéphane Montabert, libéral français naturalisé suisse, collaborateur pléthorique de la Revue militaire suisse et laudateur du mouvement conspirationniste Q-Anon, je me borne à noter… -
La chair innocente
Le murmure des dieux, film-choc de Tatsushi OmoriOn voit d’abord des buffles cheminant lentement dans la neige, puis le regard se perd dans le poudroiement céleste des flocons évoquant autant de minuscules pétales, sur quoi l’écran se remplit de deux personnages assis côte à côte, un prêtre en soutane et lisant son bréviaire à haute voix tandis qu’un jeune homme à l’air grave le masturbe avec application.
Ainsi commence The whispering of Gods, premier long métrage du réalisateur japonais Tatsushi Omori présenté à Locarno en 2006 avec les précautions d’usage : « Le film comporte des images qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs », etc.
Si « rien » n’y est réellement exhibé, cet aperçu des pratiques sexuelles sévissant dans un monastère catholique de campagne, dont le recteur abuse régulièrement des novices pour finir par se faire sucer par un chien, peut en effet choquer par la brutale crudité de situations extrêmes, mais son propos est loin d’être gratuit, qui « travaille » la perversité liée à l’obsession sexuelle entretenue par l’interdit, entre pédérastie et viol de vierges.
Tiré d’une nouvelle de Mangetsu Hanamura, le film développe la figure centrale de Rou (magistralement interprété par Hirofumi Arai), jeune homme qui revient au monastère après avoir commis un double meurtre gratuit, qu’il confesse au supérieur du couvent en espérant que celui-ci, saint homme qui l’a toujours considéré comme un enfant « élu » sans savoir ce qu’il subissait en ces murs, reconnaisse l’énormité de son péché. Confronté au déni du pardon, l’adolescent va pousser, à travers le viol d’une religieuse du couvent, et jusqu’aux confins de ce que les théologiens tiennent pour le péché mortel par excellence, à savoir le péché contre l’esprit, son exploration du mal au terme de laquelle il ne trouve à vrai dire que l’amour, au cours d’une scène de fellation absolument « innocente», à l’opposé de toutes celles qui lui ont été imposées de force, se déroulant au milieu d’une batterie de poules affolées.
D’une intensité poétique lancinante, jouant sur le contraste entre la saleté morale et la pureté des corps, ce film est à la fois dérangeant et passionnant par sa façon d’illustrer, par delà toute perversion, l’amour réellement incarné, luisant comme le « brin de paille » de Verlaine au milieu de l’ordure. -
Le réalisme positif optimisera notre passif…
Prenant le contrepied du catastrophisme en vogue, notamment illustré par Le Calendrier de l’après, dernier roman dystopique de Nicolas Feuz, entre autres raisons de désespérer entretenues par la gauche perdante et la droite arrogante, Rutger Bregman parie pour les utopies réalistes en affirmant que l’humanité vaut mieux que ce qu’on croit…
Le constat remonte à la plus haute Antiquité, pour le dire à la façon débonnaire de l’excellent Alexandre Vialatte: il y a ceux qui se lamentent devant le verre à moitié vide, et ceux que réjouit au contraire le verre à moitié plein. Et après ?
Cette question de l’après s’est posée dès le début de la pandémie, mais l’auteur de best-sellers locaux Nicolas Feuz, procureur au civil comme chacune et chacun sait, n’a pas attendu la troisième vague pour brosser le tableau le plus noir dans son dystopique Calendrier de l’après, évoquant une Suisse romande d’après quelque hiver nucléaire (on pense à La Route de Cormac McCarthy en encore plus pire, la poésie métaphysqiue et la qualité littéraire en moins), où l’humaine engeance s’est trouvée réduite à deux petits milliards à dominante féminine, survivant en deux clans mortellement opposés: les biens-pensants soumis à la gouvernance et les inutiles voués au rebut et à l’extermination par le cube à gaz; et plus rien qui ne fonctionne après l’extinction des médias et du fuel, sauf les drones et les pistolets immobilisateurs pour sauver un brin d’action. Passons sur le détail décidément improbable de cette fable pour ados et public douillet en quête de frissons, pour se demander quand même, si tant est qu’il y croie une seconde, ce que veut dire notre cher procureur neuchâtelois, à vrai dire mieux inspiré quand il traitait des réalités criminelles que son métier lui a fait observer de près que dans ce roman vite fait sur le gaz ? Que la cata est irrémédiable ? Que la dictature sanitaire a gagné ? Que la peur seule peut nous ouvrir les yeux ? Qu’un couple idéal à la love story remastérisé peut nous servir de modèle ?
Et si l’humanité était moins foncièrement mauvaise ?
Les hasards de ces derniers jours ont fait qu’après avoir lu Le Calendrier de l’après, et tandis que, pédalant mes 10 kilomètres quotidiens sur mon vélo confiné, je regardais sur Netflix les épisodes de la traque du Tueur de la nuit, j’ai poursuivi une autre lecture battant en brèche le pessimisme de la dystopie de Nicolas feuz et du reportage consacré aux abominables méfaits de Richard Ramirez, avec deux livres qui m’ont immédiatement scotché par leur ton et leur apport documentaire, signés Rutger Bregman, à savoir le tout récent Humanité, une histoire optimiste, et l’antérieur Utopies réalistes, salué par un succès mondial.
Dans son dernier livre, qui relève de la plus belle synthèse d’investigation, l’historien-journaliste et essayiste néerlandais défend la thèse – il faudrait plutôt dire le sentiment dominant, fondé sur des constats étayés, que l’homme n’est un loup pour l’homme que dans certaine circonstances, et que la fameuse théorie du verni de culture recouvrant à peine une créature naturellement féroce relève plus de l’idéologie que de la réalité. En homme de bonne volonté pragmatique plus qu’en idéologue, assez proche en cela de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui lui a d’ailleurs rendu le plus vif hommage. À l’opposé de toute une tradition spirituelle ou philosophique fondée sur le péché originel, la chute ou la défiance de principe, le voici multiplier les exemples de fausses preuves du naturel foncièrement féroce de notre espèce, à partir de célébrissimes faits imaginls ou observés.
Ainsi prend-il le contrepied de la fable ultra-pessimiste du roman de William Golding, Sa majesté des mouches, où l’on voit un groupe d’adolescents anglais de bonne éducation retomber dans la barbarie après s’être retrouvés seuls sur une île, en citant plusieurs situations concrètes comparables qui ont abouti à des résultats beaucoup plus nuancés voire opposés.
De la même façon, à propos d’expériences faisant longtemps autorité en matière de psychologie sociale, comme le test fameux de Stanley Milgram et de sa machine à électrochocs visant à prouver qu’un bourreau sommeille en chacun de nous, Bregman a enquêté et conclut là encore à l’interprétation abusive, voire malhonnête.
À la question de savoir pourquoi des gens “bien” agissent mal, qu’une Hanna Aredt avait abordée à sa façon à propos du peuple allemand, Bregman apporte de nouvelles explications, s’agissant de la guerre à la guerre, selon lesquelles la plupart des soldats de la Wehrmacht n’agissaient pas par sadisme boche caractérisé mais par esprit de camaraderie, ou rappelant cette observation d’un colonel américain qui découvrit que la plupart de ses hommes ne tiraient pas quand ils le pouvaient, ou que seul l’usage à haute dose de drogues a “aidé” de braves jeunes gens à se transformer en brutes sanguinaires, à Oradour-sur Glâne ou au Vietnam. Et de citer Rousseau, souvent moqué pour son “idéalisme” romantique, qui faisait preuve de plus de réalisme que ses détracteurs en considérant l’invention de l’agriculture comme le moment où les cueilleurs-chasseurs, menant une vie plutôt détendue à en croire les archéologues, furent chassé de leur Eden terrestre ainsi que le raconte la Genèse biblique en son mythe originel de la Chute.
Un nouveau réalisme basé sur la confiance
L’optimisme de Rutger Bregman a cela de particulier qu’il se fonde sur un réalisme rompant avec les “assises du désirable” typiques de Mai 68, marquées par les slogans des gauchistes prenant leurs aspirations pour des réalités, avant de déchanter et de déprimer, alors que son réalisme s’oppose aussi à celui d’une droite invoquant aveuglément les Lois du marché
Sur mon vélo d’appartement je me rappelle les bons conseils du cycliste Albert Einstein traversant la campagne argovienne et découvrant en pédalant que la pratique précède la théorie. Or, c’est également en pédalant sur mon engin, devant mon laptop connecté à Netflix ou à la chaîne européenne ARTE, que j’aurai multipliés ces derniers temps mes observations de septuagénaire cancéreux en rémission et de cardiopathe aux muscles flagadas, relatives à la férocité monstrueuse de certains individus maltraités en leur enfance (le tueur de la nuit Ramirez), le ressentiment social légitime fondé sur l’injustice aboutissant à une violence illégitime (le reportage consacré au jeune Suédois infiltré dans les mouvements neo-nazis anglais et américains) ou l’envie primaire surexcitée par l’étalage obscène des scènes de la vie des milliardaires (le non moins édifiant Empire du bling), entre autres illustrations de l’imbécilité humaine (le verre vide ) à quoi s’oppose le verre plein de la bonne volonté auquel se fie le gentil Rutger Bregman - et ce mot magique de confiance m’est venu ce dernier lundi en apprenant que la veille, par temps radieux et confiance excessive en leurs forces, quatre gamins ont été emportés par une avalanche dans la montagne que je vois par la fenêtre en pédalant en tout sécurité…
Donc la confiance , me disais-je en repensant au livre de Rutger Bregman parlant pratique avant toute théorie, sous le titre d’Utopies réalistes, serait la clef du pacte humain, la confiance en l’ingéniosité et la bienveillance humaines, mais assortie à la prudence (en cas de risques d’avalanches , gamin, tu fais gaffe) et au respect mutuel fondant la relation humaine , etc.
Je ne sais pas si Rutger Bregman , moins « idéaliste » que les idéologiques gauchistes de bonne volonté à la manière de mon ami Jean Ziegler ou de Noam Chomsky et de la très verte Naomi Klein, a raison de faire confiance en ses semblables en se posant, notamment , en champion du revenu de base universel, multipliant les exemples d’applications réussies de celui-ci, mais ce que je sais est que son propos, clair et captivant, fait du bien, non du tout en dorant la pilule mais en exposant des faits têtus, intéressants et encourageants, à l’opposé de tant de jérémiades et de rancœurs stériles qui nous asphyxient par les temps qui courent.
Nicolas Feuz, Le Calendrier de l’après. Slatkine, 2020.
Rutger Bregman, Humanité ; une histoire optimiste. Seuil, 2020.
Utopies réalistes, pour en finir avec la pauvreté. Seuil, 2017, réédité en Points seuil.
-
Le gamin
À propos de la mort apparemment absurde d’un garçon de dix-neuf ans, ce dernier dimanche au temps super. Des normes de sécurité et ce qu’on en fait pour le fun...Ce mardi 19 janvier.- Je me suis réveillé ce matin en pensant au gamin, comme je l’appelais hier soir en parlant de sa connerie avec Lady L. Elle m’avait évoqué la première l’avalanche survenue ce dimanche à peu près mille mètres au-dessus de notre balcon lacustre, citant la piste du Diable qu’il m’est arrivé de dévaler naguère, sur quoi je me suis renseigné plus précisément pour apprendre que quatre jeunes skieurs sauvages, ce magnifique dernier dimanche, ont été soufflés par une avalanche de neige fraîche à l’aplomb des rochers de Naye, dans un entonnoir vertigineux où ils s’étaient risqués au mépris des prescriptions claires répétées ces derniers jours par les instances responsables de la sécurité en montagne, et c’est ainsi que le gamin s’est retrouvé enseveli sous plusieurs mètres de neige dont les sauveteurs l’ont finalement arraché pour le transporter en hélico à l’hôpital où il a succombé à ses blessures en cet affreux dimanche dont ses parents et ses potes survivants ne se remettront probablement jamais malgré le temps censé guérir toutes les blessures, etc.HORS NORMES.- Mourir comme ça pour le fun relève de la connerie pure à pleurer, et j’ai bel et bien réprimé hier soir un bref sanglot en me figurant la fin atroce de ce gamin étouffé et fracassé, tout comme, un autre dimanche super où nous devions partir ensemble, mon ami Reynald s’est disloqué dans les séracs du Dolent bien nommé après qu’il se fut risqué tout seul sur la dernière pente glaciaire de la paroi jetant ses feux glorieux sous le soleil dominical - petits cons dérogeant aux sacro-saintes normes élémentaires de sécurité, non mais tu percutes ?!Et comment que je « percute » , pour parler le volapük des kids, même si j’ai toujours été plus regardant en matière de normes de sécurité que nos malheureux lascars, mais quoi de plus normal que de se fiche des normes à dix-neuf ans, surtout en période d’obsession sanitaire et sécuritaire généralisée ?ET APRÈS ? - Le gamin ne saura jamais ce qui l’attendait, qui nous attend . Tu crois que le vaccin va nous sauver ? Vous pensiez crânement que la pente tiendrait, mais le défi et le déni sont soumis aux même lois de la gravitation en temps idéal que sous l’orage ou la guerre des mondes, et demain reste incertain, pauvres gamins que nous sommes...Images: Peinture JLK, Rochers de Naye, Reynald au Mont-Rose, Mont Dolent -
Éloge de la douceur
À propos de l'inévitable révolution à venir, à l'enseigne du "changer la vie" de Rimbaud, qui se fera tout tranquillement par les bonnes gens découvrant la vie belle...Ce lundi 18 janvier. – L’insomnie m’a inspiré cette fin de nuit, entre quatre et six heures du matin, une réflexion quelque peu délirante sur le thème à la fois vague et précis du fameux «changer la vie » de Rimbaud, qui se ferait non par la force ou la contrainte mais par la douceur et réellement profitable à tous et à tous égards, sur quoi m’est venue, avant de retrouver le sommeil et un rêve plus fou que ma rêverie (j’étais au sommet d’une montagne en compagnie d’un samouraï), une espèce de poème noté fissa en sept minutes, que j’ai intitulé Au doux parler.CRISTAL DU SONGE. – Je n’aime pas parler de « poèmes » à propos de mes bouts rimés, et j’exclus tout commentaire lorsque je les publie sur Internet, comme il en irait d’objets trouvés sur une grève qu’il serait à mes yeux déplacé de qualifier de « bons » ou de « mauvais », pas plus qu’il n’est sensé de critiquer un tesson en bien ou en mal.Il est vrai que je compte les pieds de mes vers, mais c’est juste affaire de rythme et de sonorité, l’apparition du premier et l’enchaînement de ceux qui suivent relevant plus de l’instinct verbal ou du subconscient que de l’artefact, mais il en va à mes yeux de la poésie comme de la pensée, qui découlent, comme le disait le disgracieux Paul Verlaine au verbe (parfois) de pur cristal, «de la musique avant toute chose», et cela rejoint le Rimbaud des Illuminations qui me touche (parfois) au plus profond pour je ne sais quelle raison.Donc voilà pour ma « musique » de ce matin :Au doux parlerLe style nouveau de la douceur,le fameux dolce stil;si dice: dolce stil nuovo,rétablit la valeurde la douce chanson des mots...À l’insane jactance en cours,au discours des chaos,le style subtil au jour le jouroppose l’harmonielabile des oiseaux...Tu es telle mon hirondelle,dans le torrent des airs,en joyeux tourbillons,que les vers en ribambellesà leur tour jailliront ...Au fond du ciel est un mobilesecret et radieux,dont la grâce efface la trace,tout au plaisir présentd’un murmure volubile...CONTRE PASCAL. – En toute modestie quasi onirique, non moins qu’enfantine, je me disais ce matin, entre deux sommeils, que l’Éloge de la douceur auquel j’aimerais me consacrer en mes derniers temps impartis serait un recueil de notations pratiques, politiques ou poétiques qui prendraient en somme le contrepied des Pensées de Pascal que je suis en train de relire, plaidant - contre toute apparence -, pour la bonté fondamentale de la créature humaine moyenne, la restauration d’une confiance universelle en celle-ci (moyennant son propre effort de changer de vie) et le décri de la théologie exaltant les bienfaits de la douleur et les méfaits d’un Dieu mauvais.Tout sublime qu’il soit en sa langue de colombe à fiel verbal de vipère, Pascal me semble en effet d’une dureté à côté de laquelle un Voltaire fait figure d’aimable compagnon, même si je déclinerais l’offre de passer mes vacances avec l’un ou l’autre, ou à la rigueur aux eaux avec Voltaire, mais à distance.À vrai dire il y a de l’ayatollah chez Pascal, qui dit à peu près ce que proclament les fanatiques d’un Allah janséniste : que le monde est immonde et que plus on le hait et plus on est digne d’être aimé et sauvé - ce genre d’insanités…DE BONS CONSEILS. – Or c’est tout en douceur que j’envisage ma révolution mondiale, patiemment adaptée à toutes les populations et peuplades, et sans contrainte aucune, en rupture totale de persuasion clandestine, cartes sur table et chiffres à l’appui, en conseillant d’abord à chacune et chacun d’évaluer ce qui ne va pas dans sa vie et, à supposer que ce soit le cas, pourquoi et comment en changer dans la mesure de ses possibilités et en aimable connivence avec son proche entourage et ses voisins de palier; et sans tarder passer à l’action, agir en conséquence, changer de job s’il ne te plaît pas vraiment, changer d’époux s’il te bat, te changer toi-même si tu bats tes enfants, ainsi pour commencer et ensuite continuer en ne faisant que se conformer à ce qu’il y a en chacune et chacun de bon qu’on feignait jusque-là d’ignorer, poil au nez.Peinture: Thierry Vernet. PP LK/JLK. -
No pasarán
À propos du péril brun, des complots contre l’Amérique et autres « vieux démons » peints sur la muraille…Ce vendredi 15 janvier. - Je devrais avoir la mine sombre et soucieuse, ce matin, l’air gravement «concerné» en me rappelant le reportage «alarmant» que Lady L. m’a recommandé de voir hier soir sur ARTE, consacré à l’infiltration du jeune étudiant suédois Patrik Hermansson dans les mouvements d’extrême-droite anglais et américains ; je devrais m’indigner, et cela a été ma première réaction à la découverte de ces affreux idéologues en cravates et culottes courtes et des hordes d’imbéciles hargneux tout pareils à ceux qui viennent de déferler sur le Capitole, mais à ce mouvement panique de colère a succédé un autre sentiment plus en phase avec ce que je crois la réalité tant anglaies qu’américaine , européenne et suisse, qui fait que « ça »ne passera pas, ou pas comme ça…KATYN ET LES JUIFS.- Bien entendu, je sais que « ça » existe et je le savais avant de voir ce reportage. Je ne suis pas vraiment étonné d’entendre tel fasciste anglais vociférer dans une rue de Londres que le Goulag et le massacre de Katyn est imputable aux Juifs, ni de voir un de ses comparses gesticulant proposer qu’on réunisse les migrants dans le tunnel sous la Manche et qu’on y foute le feu, ou encore que tel idéologue américain recommande le bombardement nucléaire du Pakistan et prédise une monnaie unique à l’effigie d’Adolf Hitler.Je sursaute évidemment d’horreur comme le jeune Patrik à Charlottesville quand se défoule la meute raciste et judéocide, mais je sais aussi, au même moment, que tout ne va pas dans le même sens, et je me rappelle alors Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, dans lequel il est montré que, même au temps où le nazisme séduisait certains Américains et certains Anglais (dont un certain monarque), « ça » n’a pas vraiment passé.En entendant Jez Turner, leader surexcité du London Forum parler de Katyn comme d’un crime juif, je me suis rappelé que notre ami Czapski a passé cinquante ans de sa vie à rétablir la vérité selon laquelle ses camarades polonais n’ont pas été massacrés par les Allemands mais par les Soviétiques, comme je me rappelle les théories conspirationnistes antisémites fondées sur le Protocole des sages de Sion - inventé comme chacun sait par la police du tsar pour accuser les Juifs d’un complot mondial - quand je découvre les thèses de Q-Anon & Co…Cependant, tout convaincu que je sois du danger réel que représente l’Alt-right américaine, je crois que « ça » ne passera pas, ou pas comme ça, mais peut-être « ça » va-t-il évoluer et ne sera pas moins grave sous de nouvelles formes ?LE COURAGE DE L’OPTIMISME. – Contre la gauche perdante et la droite arrogante, le nouveau catastrophisme relancé par la pandémie et l’aveuglement consentant, Rutger Bregman plaide pour ce qu’il y a de fondamentalement bon dans la créature humaine et défend des « utopies réalistes » dont la redistibution des richesses est l’un des points forts, au dam des frileux, et tel sera le thème de ma 120e chronique sur le « média indocile » de Bon Pour La Tête.Dès que j’ai commencé de lire Humanité, une histoire optimiste, le ton et plus encore le formidable matériau documentaire accumulé et analysée par ce Batave hors norme et hors partis m’a botté, me rappelant le réalisme joyeux de notre chère Katia, et la lecture, ensuite d’Utopies réalistes, consacré notamment au succès des applications du revenu de base universel, m’a surpris et séduit bien plus que les scies actuelles sur le retour des « vieux démons » et autre « montée des périls. Dans la foulée, j'ai offert ces livres à nos filles pour Noël après que Lady L. s'en est régalée elle aussi...Non, ce n’est pas se leurrer ou s’illusionner que de parier sur la générosité plus que sur le cynisme ou le sempiternel égoïsme des nantis, même si l’on sait l’infinie ingéniosité de notre espèce à creuser sa tombe et préférer trop souvent le pire au meilleur, etc.Images: Charlottesville et Patrik Hermansson. -
Quelques anges
Mon rêve dans une soupente parisienne, de l'angélisme et de la réalité...Ce jeudi 14 janvier.- Le rêve très détaillé que j’ai fait ce matin, après m’être réveillé à cinq heures et avoir pallié mon souffle au cœur avec un grand verre d’eau puis m’être rendormi, m’a ramené dans la mansarde parisienne de la rue du Bac où j’ai passé tant de nuits, qui m’évoquait aussi la soupente de la rue de la Félicité où j’ai créché durant mon séjour de 1974 aux Batignolles et ma chambre sous les toits de La Perle aux Canettes, avec un œil-de-bœuf donnant sur la chambre voisine dans laquelle deux personnages aux silhouettes blanches me semblaient en train de faire l’amour, sur quoi l’un d’eux surgissait, très gentil , puis deux autres, puis deux ou trois femmes dont l’une connaissait mon nom et me demanda si j’étais déjà allé en Ayatollie (elle avait dit Anatolie) alors que je demandais à l’ange couché à ma droite (nous étions vaguement couchés) s’il était plutôt Asie ou banlieues parisiennes, après quoi l’un des types genre Francais moyen déclarait que c’était le moment de partir pour leur virée au Touquet - me clignant de l’œil en ajoutant qu’ils étaient férus de la Côte d’Azur, ce qui fit réagir Lady L toujours aussi attaché à l’exactitude géographique, quand je lui racontai ce rêve alors qu’elle prenait des nouvelles de Washington sur sa tablette - et je me suis interrogé alors sur ma propension croissante à voir des anges autour de moi, et pas que dans mes rêves...MESSAGERS. - La fonction traditionnelle des Anges est celle de messagers, mais la question que je me suis posée ce matin, toujours en présence de Lady L. encore couchée dans notre grand lit à cadre de palissandre qu'elle à acquis chez Benoît Lange (!) le fameux marchand de meubles ethnos, était de savoir qui nous envoie les messages de ces rêves, l’explication freudienne étant loin de me suffire - les trois pauvres pages consacrées à l’interprétation des songes dans le dernier numéro de L’Obs me semblant d’une platitude atterrante. Comme si les psys étaient plus avisés en la matière qu’un Proust ou qu’un Fellini !DE LA RÉALITE. - Taxer quelqu’un d’angélisme est censé vous poser en adulte responsable qui a le sens des réalités, mais les messages angéliques de plus en plus réalistes, par le détail, que je reçois depuis quelques décennies m’aident à mieux voir ce qui dans la réalité procède d’une présence qui rayonne, et je ne parle pas que des petit enfants et des vieilles saintes: je parle de l’ange des brasseries évoqué dans mon rêve de cette nuit.De fait à un moment donné, le plus emouvant dans mon souvenir, l’un des mecs mal rasés de mon rêve citait soudain cette phase de Cingria, tirée du Canal exutoire: un archange est là, perdu dans une brasserie, et je prononçai ce dernier mot de brasserie en même temps que lui et nous échangions alors un sourire de connivence rare... -
Neiges matinales
De la neige sur les palmiers et de notre Amarcord en 1956, avant un quart d'heure de persiflage signé Quentin Mouron...Ce mercredi 13 janvier. – La pelouse sous nos fenêtres et les palmiers du bord du lac étaient tout blancs, ce matin, et cela m’a réjoui comme lorsque nous découvrions la neige autour de la maison de notre enfance, sur les champs et les bois voisins, nous réjouissant le matin de nous lancer le soir en train de luges du haut au bas de la route traversant la quartier à la verticale - de cinq à dix luges « appondues » en attelages dont les pieds des grands faisaient office de crochets, et quelques jeunes mères du voisinage assuraient la circulation au carrefour pour laisser passer le convoi fou en stoppant les éventuelles voitures, à vrai dire rares en cet hivers 1956 où débarqueraient les réfugiés hongrois dans nos classes…DE QUOI RIRE. - Je me suis rappelé la neige de notre enfance après avoir lu, ce matin, le dernier texte de l’ami Quentin évoquant une garderie d’aujourd’hui dont les mioches sont devenus des « clients » jouant avec des « objets transitionnels » sous l’égide de la nouvelle pédagogie, mais Lady L. en sa compétence expérimentale me rappelle que ce vocabulaire remonte au moins aux années 50, du temps des Winnicot & Co, à quoi j’objecte qu’aujourd’hui ces termes font bel et bien « habits neufs »pour tout un chacun qui « psychologise » à tout-va, même si Quentin en remet une couche alors que nos petits-enfants ont encore droit, dans leur garderie montreusienne, à de candides monitrices moins appareillées en matière de langage technique…Cela étant, notre gâte-sauce a raison de pointer la jobardise, nouvelle ou pas, de la tendance actuelle des « sachants » à tout conceptualiser et cérébraliser, comme un certain Rabelais le faisait des pédants et des cagots il y a déjà bien des années ; et le même rire rabelaisien me revient à l’observation de ce qui, par les temps qui courent, devrait plutôt nous faire désespérer. Surtout, j’apprécie qu’un garçon de 30 ans et des poussières s’exprime avec autant de vivacité alors que les « millenials » semblent se pelotonner dans leurs terriers en s’envoyant de petits messages vertigineusement vides via Tik Tok…CONSULTATION . - L’excellent Docteur H. , seul à ma consulte de fin de matinée, et prenant sur lui de me piquer le doigt pour le contrôle de mon TP, me répond qu’il fait aller quand je lui demande des nouvelles de sa santé, puis il me propose de m’inscrire par Internet sur la liste d’attente du vaccin, et je lui réponds que ça se fera en temps voulu en précisant que je ne suis pas du tout opposé à la chose comme d’aucuns qui en font un nouveau thème de fronde idéologique à La flan; mais je ne lui dis rien de mes nouvelles douleurs articulaires ou périphériques ( un putain d’orteil que je croyais cassé) de crainte qu’il n'ajoute un médoc aux douze de l’ordonnance que je l’ai prié de renouveler au titre de ma contribution au soutien de la Big Pharma helvétique. Sur quoi je regagne notre sweet home du bord du lac oú je me reconnecter au site du Washington post en quête des dernières nouvelle de la House- mais c'est encore trop tôt...MIDNIGHT. - Après mes divers travaux du jour, une longue sieste, la balade raccourcie avec Snoopy sur les quais enneigés et un film gentiment extravagant sur Netflix (Un casse à Central Park), j'ai suivi en live les délibérations de la House aboutissant à la mise en accusation du Président pour incitation à la violence, suivies de la vidéo bonnement surréaliste où ledit Président, comme si de rien n'était, les yeux au ciel et s'en prenant à la fois à "la droite et la gauche", proclame son horreur de la violence, absolument contraire à ses principes moraux, etc.On croit rêver mais pas du tout: avec Donald la réalité est irréelle et le rêve une preuve aux assises du désirable... -
À la recherche du "divin" Marcel
À la Maison bleue, ce mardi 12 janvier. – Il fait ce matin un froid de canard, on sent la neige et je pense tendrement à notre père qui aurait eu 104 ans aujourd’hui et serait plus conforté que jamais dans sa détestation de la politique et des idéologies, dont j’ai en somme hérité en garçon hélas plus compliqué que lui, encore que je ne sache pas vraiment tout ce que dissimulait sa réserve timide et ses silences d’humble sage…ET DIEU LÀ-DEDANS ? - Je ne sais plus qui, Gide me semble-t-il, a remarqué qu’on ne trouvait pas une seule fois le mot Dieu dans les milliers de pages de la Recherche, et pourtant plus que jamais l’expression de « cathédrale de mots », dont je ne me rappelle pas plus le nom de l’auteur, me semble approprié à cet immense édifice de vocables et de sensations, de soupirs et de vannes, de pensers et de choses vues ou peintes, de musiques et d’amours polymorphes, de rêveries sans fin et d’inventaires de toute sorte, à commencer par le rêve éveillé qui marque le départ du premier volume autant que du dernier avec la musique picturale de sa première évocation de la chambre de Tansonville aux tapisseries merveilleuses et à la fenêtre donnant sur l’église de Combray, point fixe du Temps avec son clocher sur fond de ciel violacé, et nous tous alentour qui tournons comme des satellites juifs ou chrétiens, noirs comme l’âme du gigolo Morel ou solaires comme Robert de Saint-Jean…Cela étant, je vois là-dedans plus de « Dieu » que dans maints écrits l’invoquant les yeux au ciel, de même que je vois autant de « Dieu »dans les cathédrales de Monet ou dans les bœufs écorchés, les petits grooms ou les catins de Soutine, que dans les doctes commentaires des théologiens convoqués par la dernière série consacrée sur ARTE aux origines du christianisme, tout intéressants qu’ils soient…CHACUN SON PROUST. – Revoyant hier soir l’adaptation du Temps retrouvé par Raoul Ruiz, je m’étonnais une fois de plus, malgré les divergences de nos représentations, de la justesse de la « vision » du réalisateur qui prolonge la rêverie de Proust dans son dédale d’images à puissante valeur onirique, véritable labyrinthe de la mémoire dont les spirales s’enchaînent avec les plans à la fois chamboulés du point de vue temporel et assez fidèlement liés au texte, parfois cité à la lettre, commençant par la fin (la mort de l’écrivain auprès de Céleste et au milieu d’autres personnages) comme ce dernier récit marque réellement le début de toute la Recherche.Se discute évidemment le casting du film, où j’aurais préféré un Robert plus solaire, un Morel plus canaille et plus veule, une Albertine plus garçonne, une Madame Verdurin et un Charlus plus gras, une Odette moins classiquement belle que Catherine Deneuve, mais la modulation a sa propre cohérence et la mise en scène somptueuse relève aussi de la transposition à la Visconti, avec l’évolution bien marquée vers le théâtre décati et la misère sublime du final bal des spectres…Au demeurant, la distribution de Marcel lui-même, à dix ans ou à l’article de la mort, enfant ou adulte avec la « divine » Gilberte d’une Emmanuelle Béart en porcelaine translucide , me semble parfaite alors que le baroquisme de l’ensemble s’épure dans le temps « déconstruit » de la narration cinématographique.Or celui-ci est encore tout différent dans le très étonnant Journal de Charles Swann (Buchet-Chastel, 2008) du prof proustien américano-alsacien D.L. Grosvogel qui raconte à sa façon la rencontre de Swann avec Proust (pseudo tardif du jeune Marcel Dalgrouves auquel il transmet ses papiers) dès l’adolescence de celui-ci et jusqu’à l’affaire Dreyfus dont il suit les péripéties avec une attention aussi marquée que celle du personnage de la Recherche ; et cette façon de revivre les événements en temps linéaire jette une lumière nouvelle sur la prodigieuse reconstruction mémorielle du roman dans ses vrilles symphoniques… -
L'esprit contre la jactance
À propos de l'étourdissante causerie de Fran Lebowitz en scène et par les rues de New York, filmée par Martin Scorsese. Du souvenir de Léautaud et de la verve insolente à la Gore Vidal...Ce lundi 11 janvier. – Un long et bon téléphone matinal de mon ami René Z. me rappelle une fois de plus, dans le cercle proche de l’amitié durable (plus d’une trentaine d’années il me semble), la valeur inappréciable d'une conversation nourrie – tour d’horizon mondial en l’occurrence et dernières nouvelles des migrations d’oiseaux dont il est spécialiste à ses heures -, comme je me le disais hier soir en écoutant le savoureux monologue de Fran Lebowitz interrogée par Martin Scorsese dans son épatante série documentaire – la conversation tout opposée à la peste actuelle de la jactance pour ne rien dire.LÉAUTAUD À NEW YORK. – J’ignorais tout, avant-hier encore, de cette célébrité new yorkaise, comme la France des braves gens ignorait tout, sans doute, à la fin des années 50 du siècle dernier, de l’existence de l’écrivain Paul Léautaud, juste connu des happy few des milieux littéraire et théâtral parisiens, qui devint d’un jour à l’autre une « icône » nationale - pour utiliser ce terme ridicule de notre époque - à la suite de la diffusion de ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet.Un écrivain parlant des poètes et de ses animaux domestiques (ce qui revenait au même à ses yeux), de sa mère et des lorettes de sa jeunesse ou de son père souffleur à la Comédie française, de son enfance et du Fléau (sa maîtresse principale), de la décadence du bien-parler et de cent autres choses plus essentielles que Dieu à ses yeux, cela nous régale aujourd’hui encore sur CD et c’est irremplaçable...De la même façon, Fran Lebowitz capture littéralement l’attention du public réuni dans je ne sais quel théâtre new yorkais, devant les caméras d’un Scorsese souvent hilare, rien qu’a parler, mais avec quelle finesse sardonique, de son inaptitude enfantine au violoncelle et de la musique en général dont elle avoue ne savoir parler, de la médiocrité de la mémoire des chauffeurs de taxis new yorkais actuels (elle l’a été elle-même en sa jeunesse) par opposition à celles des cuisiniers capables de se rappeler la composition de 4000 plats, de ce qui serait advenu de Picasso si on l’avait obligé de fumer dehors, de la censure insupportable exercée par le politiquement correct , d’une vente aux enchères d’un chef-d’œuvre de la peinture adjugé 160 millions de dollars devant un public de snobs juste capable d’applaudir le montant en question en se foutant de la qualité de l’œuvre, de son ami Charlie Mingus fin bec ou de l’inconfort croissant des avions qu’elle préfère d’ailleurs ne pas prendre vu qu’il n’y a que New York l’invivable où il fait bon vivre selon elle…DE LA GÉNÉROSITÉ. – En écoutant, les yeux ravis (car le monologue est enrichi d’images de New York en tous ses états saisonniers) , cette causerie de l’élégante au chic bohème et aux mains aussi gracieusement volubiles que son bagou, je me suis réjoui de retrouver la faconde de grand seigneur non conformiste de Gore Vidal, autant que de saluer la générosité de Martin Scorsese qui, à part ses propres films, a dirigé naguère d’autres docus de premier ordre à la gloire des cinémas italien et américain ou du blues sous toutes ses coutures.Bien entendu, ces vieux New Yorkais font un peu « petit clan » à la Verdurin, joliment sûrs d’être le centre du monde artiste et intellectuel (on comprend la rage d’un parvenu inculte à la Donald Trump), et pourtant non : il y a chez eux un vrai respect du talent des autres, un vrai bon sens frotté d’humour et une liberté de parole qui fait merveille, autant que celle de Léautaud à Paris ou d’Oscar Wilde à Londres…À voir par conséquent : Martin Scorsese et Fran Lebowitz, Si c'était une ville, sur Netflix. -
Compagnon de route
À propos d'un livre amical proposant un Bref aperçu des âges de la vie. Où Jean-François Duval prouve qu'on peut être philosophe en méditant assis devant son chien, un couteau à pamplemousse ou sa vieille mère peinant à nouer ses lacets...Jean-Francois Duval est à la fois un jeune fou et un vieux Monsieur posé, un enfant couratant en tous sens et le penseur de Rodin, un auto-stoppeur de tous les âges, l'homme de Cro-Magnon et le gérontonaute du futur - mais qui est au fond ce type qui ose dire JE et ne fait à vrai dire que ça sans s'exhiber pour autant devant sa webcam: plus discret, plus pudiquement réservé, plus débonnairement délicat ne se trouve pas souvent chez un JE qui n'est autre que notre NOUS multiface. Je suis donc nous sommes, pense en somme Jean-Francois Duval, et tous nos MOI volent en éclats après autant de mues, à travers les âges, pour se reconnaître dans cette universelle fiction verbale du JE. Au commencement était le verbe: JE suis donc Je pense donc j'écris, etc.
Marcel Proust a fait l'inventaire pléthorique, dans sa Recherche du temps perdu, des multiples MOI de son Narrateur (l'un de ses MOI et plus encore), et de leurs transformations à travers les années et les circonstances, de leur effacement occasionnel ou de leur réapparition fortuite sous un effet non moins imprévu (le coup de la madeleine ou du pavé inégal), mais le JE qui gribouille ses cahiers est unique par sa voix et son ton, comme est unique la voix du rabbi juif Ieshoua (dixit André Chouraqui) ou le ton du poète beatnik Charles Bukowski.
D'une façon analogue, mais avec un grain de sel de modestie narquoise, quelque part entre le pédagogue humoriste Roorda et le pédéraste ironiste Oscar Wilde, le compère Duval regroupe ses MOI et les nôtres pour leur faire danser le madison, cette danse en ligne des Sixties en laquelle il voit une sorte d'image du collectivisme bien tempéré, notant au passage que l'amer Michel Houellebecq gagnerait peut-être à s'y mettre. Bref, le JE du meilleur ami de sa chienne mène la danse et nos MOI fusionnent dans le temps en hologramme palimpsestueux...Comme le précise Wikipedia, Jean-Francois Duval, auteur d'une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu'est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands écrivains et autres clochards dont il a documenté la vie quotidienne. C'est à ce titre sans doute qu'il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d'une préface très fraternelle.
Or c'est avec le même passe-passe qu'un jour, rencontrant moi aussi Jollien après la parution de son premier livre, je vécus cet épisode qui pourrait être du pur Duval. À savoir que, ce jour-là, après que le fameux Alexandre se fut pointé à notre rendez vous à bord d'une espèce de grand tricycle, et nous trouvant à la porte de son bureau, il me pria d'insérer à sa place la clef dans la serrure de celui-ci pour pallier sa maladresse d’handicapé - après quoi le philosophe, tel un albatros désempêtré de son grand corps patapouf, s'envolait sur les ailes de la pensée de Boèce !
J'ai fait allusion à la chienne de Duval, qui est elle-même une question philosophique sur pattes, mais une anecdote encore à propos de Jollien, en promenade avec son ami au parc Mon- Repos de Lausanne dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges. Alors Alexandre à Jean-François : "Plutôt oiseau où poisson ?" Et Jean-François: plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel. Mais Alexandre : plutôt poisson, pour échapper aux barreaux...
Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s'annuler, et c'est là que l'âge aussi joue sa partie.
Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l'idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l'essentiel d'une vie se grave dans les premières années, et à ce propos l'on retrouve, dans le livre de Duval, le charme et la totale liberté de parole des dictées du vieux romancier. Pour autant, Duval se garde d'idéaliser l'enfance ou l'âge de la retraite (ce seul mot d'ailleurs le fait rugir), pas plus que le familier des beatniks n'exalte les années 60 en général ou mai 68 en particulier.
Philosophiquement, au sens non académique en dépit de ses multiples allusions à Spinoza ou Sartre, Wittgenstein ou Camus, entre autres, Jean-Francois Duval s'inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, Emerson ou Whitman, avec une propension de conteur humoriste à la Chesterton ou à la Buzzati, toutes proportions gardées.À cet égard, Duval ne pose jamais ni ne cherche à en imposer. Un pédant le raccordera peut-être à l'empirio-criticisme pour sa façon de découvrir l'essence de l'esprit critique dans le couteau courbe à pamplemousse, mais il n'en demande pas tant, et sa façon de constater la disparition du sentiment sartro-camusien de l'Absurde relève de l'observation non dogmatique.
À juste titre aussi, Duval constate l'augmentation de la presbytie liée à l'âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu. Rêvant de son père, le fils décline franchement l'offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie ou le non-dit voire le secret gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos, même s’il se sait exclu du bal des clones futurs.Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Du moins Jean François Duval est-il un compère généreux , qui parie pour la bonne volonté pragmatique de nouvelles générations se rappelant plus ou moins les lendemains qui déchantent de diverses utopies meurtrières, sans cynisme pour autant.
Dans ses observations de vieux youngster (ce salopard est né comme moi en 1947 !) Jean- François Duval constate que la marche distingue l'adulte de l'enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit pensive. Or la fantaisie n'est pas exclue de la vie du sage, que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c'est ainsi qu'Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l'exclamation de Whitman et la bonne fortune de chacun: "Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique !"
Jean François Duval, Bref aperçu des âges de la vie. Préface d’Alexandre Jollien. Michalon, 238p. 2017. -
C quoi l'Amérique ?
À propos d’une affirmation péremptoire d'Emmanuel Macron, du chaos au Capitole, de Fran Lebowitz la sémillante New Yorkaise et du site Observateurs.ch fondu en complotisme primaire…À la Maison bleue, ce dimanche 10 janvier. – Après avoir annoncé aux Français qu’ils étaient « en guerre » contre la vie – nous autres experts en biologie moléculaire estimons en effet que le coronavirus est un élément de la diversité vivante à développement plus ou moins durable -, le sentencieux Emmanuel Macron a déclaré, l’autre soir, en anglais oral, que l’invasion du Capitole par la meute mécontente n’était pas l’Amérique.« Zisse ize notte America », a-t-il martelé en invoquant la démocratie qu’incarnerait par excellence « ze rieul America ». Et de fait, chacune et chacun d’entre nous, bêtement attachés à ce régime moins pire que tous les autres, selon cet autocrate féru de démocratie royaliste parlementaire qu’était Winston Churchill, se sera dit en assistant au reality show mis en scène par Donald Trump, que la démocratie n’est pas tout à fait « ça », mais quel rapport avec l’essentialité présumée de l’Amérique ?John Wayne et les bérets verts sont-ils moins l’Amérique que Lincoln , et Charles Manson n’est-il pas autant l’Amérique que Martin Luther King ou Shaman Qanon l’emplumé antisémite et son compère à dégaine de poivrot de western trônant dans le fauteil de Nancy Pelosi ? Et les bombes américaines sur le Vietnam, Belgrad ou Bagdad, est-ce l’Amérique ou pas ?DU BIG LEBOWSKI à FRAN LEBOWICZ…- En regardant hier soir, sur Netflix, le documentaire que Marrtin Scorsese a consacré à la pétulante « icône » new yorkaise Fran Lebowicz, cabotinant avec brio devant une salle comble pour dire ce qu’est selon elle « ze rieul » New York, évoquant notamment la merveille quotidienne que c’est de déambuler tous les jours à pinces dans les rues, au risque d’être renversé par un ado conduisant son vélo des seuls coudes en tenant d’une main son smartphone et de l’autre une part de pizza, je me rappelai cette aube magique, hivernale et donnant aux buildings le profil élancé de pics de haute montagne, de part et d’autre de la 7e Avenue, quand pour la première fois je débarquai de Washington D.C. par le bus à l’enseigne du Lévrier (« ze famousse Greyound ») et me retrouvai dans les entrailles souterraines de Times Square grouillantes de camés et de paumés tirés de leur dernier essai de sommeil par les cops, avant de surgir au grand air de janvier 1981 et d’entreprendre, fasciné, la descente de l’Avenue jusqu’à l’embarquement de Staten Island, tout au bout de Manhattan - et de l’ile ensuite de voir « ça » qu’auront découvert les émigrants au début du siècle: New York debout !...Au début de la pandémie, le New Yorkais de souche allemande Donald Trump eût aimé faire croire à sa clientèle mélangée, nostalgiques du Big Lebowski compris, que son New York n’était pas celui du gouverneur démocrate Andrew Cuomo, mais plutôt celui d’une certain autre ex-Rital au nom de Giuliani et à gueule tordue de Padrone – le même qui combat la Maffia dans le film qu’on sait...Or Fran Lebowicz, ancienne complice de Warhol qu’on donne pour une nouvelle Dorothy Parker, mettra tout le monde d’accord en déclarant que ce qui caractérise New York, au dire surtout des psychiatres, est le bruit dont tous leurs patients se plaignent plus que de leurs relations avec Mère ou Père, et que ce bruit, combiné avec l’odeur du métro, résume la « musique » de New York, etc.ET LA SUISSE, C’EST « ÇA » ? - Enfin ce que je me disais, ce matin, en me rappelant mon dernier surf sur le site qu’on pourrait dire de la SWITZERLAND FIRST, à l’enseigne d’Observateurs.ch dont le moindre papier récent est censuré par Facebook pour fake news avérées, c’est que la démocratie suisse est aussi ça : cette liberté de prétendre que le chaos du Capitole est un coup monté des démocrates et des extrémistes de gauche, que jamais on n’a censuré pareillement la vérité vraie seule accessible au porte-drapeau Uli Windisch (patron du site érigeant le politiquement incorrect en nouveau dogme) passé d’un sociologisme de centre droite à un fanatisme chauvin qui lui fait voir partout l’Hydre de gauche.Pas plus délirant, évidemment, que QAnon-Shaman qui prétend que les Alpes suisse sont truffées de repaires de pédophiles et de bunkers dans lesquels nous préparons le clonage satanique du Futur ?Yes Mum, la Suisse est à la fois Ziegler le Guillaume Tell gauchiste au costar trois-pièces et Blocher le milliardaire nationaliste apprécié des Chinois, et plus que jamais je me sens redevable au coronavirus apocalyptique de faire mieux ressortir cette évidence énoncée par Charles-Albert Cingria, à savoir que « la société est une viscosité et une fiction », et que la vie est la pire chose qui pouvait nous arriver, et la meilleure avec ou sans vaccin, etc. -
Ce qu'ils disent vraiment
De « ces choses-là » et de La ChoseÀ propos de la réalité réelle que nous vivons et de ce qu’on en peut dire. De ce que disent vraiment Proust et, à leur façon, Céline ou Jouhandeau..Ce vendredi 8 janvier. – Dès la début de la pandémie en cours, j’en ai perçu le tour apocalyptique, au sens propre d'une «révélation », mais pas au sens figuré de la théologie : au sens d’un dévoilement, lequel m’est apparu avant tout comme une mise au jour de l’inanité des idéologies, des théories complotistes ou non, et de tout ce qui fait l’impasse sur la complexité du phénomène et sa réalité bêtement naturelle, si l’on prend la nature comme un grand corps malmené par notre espèce.Cette idée m’est venue avant ma découverte de La vie dans l’univers du physicien Freeman Dyson, qui n’a fait qu’affermir mon intuition avec des arguments combinant la Science et la Poésie, sans que l’une n’interfère avec l’autre comme l’aurait voulu un Jean Guitton berné par les frères Bogdanov et tant d’adeptes du Nouvel Âge plus ou moins escrocs ou escroqués.Cela dit on aura vu proliférer, par rapport à la pandémie, cette nouvelle semi-imposture du «débunkage» qui prétend en finir avec le complotisme au moyen de nouveaux arguments ressortissant eux aussi à une idéologie pseudo-scientifique à relents médiatico-politiques, et le serpent de se mordre la queue à l’enseigne d’une déconstruction relançant la fabrication de l’ignorance – le fait restant têtu, comme le rappelle humblement Dyson, selon quoi notre ignorance reste à peu près entière…CE QU’ON PEUT DIRE. – L’époque est à l’ingénieur et au technicien, comme le rappelle le charmant vulgarisateur qu’incarne Yuval Noah Harari, abusivement taxé de «philosophe», et c’est en somme rassurant qu’on sache à quel guichet s’adresser pour les réclamations, mais la Littérature, la Poésie, l’Art sont autre chose me dis-je en revenant une fois de plus aux trios de Mendelssohn ou au piano de Schubertn avant de reprendre la lecture du Temps retrouvé dont je me demande, tout à trac, ce que signifient les premières vingt pages, jusqu’à l’impayable pastiche de Goncourt...Que dit Proust entre les lignes en nous bassinant à propos des goûts supposé de Robert de Saint-Jean, passé de Rachel à Morel, des préférences supposées d’Albertine et même de Gilberte, et qu’en a-t-on à fiche de savoir si tel « en est » ou « n'en n’est pas » après les mêmes observations remâchées sur des centaines de pages dans Sodome et Gomorrhe, à croire que Proust n’est qu’un obsédé de ces choses-là ?En fait plus j’« écoute » le Narrateur et plus j’entends une autre musique, qui est celle non de la conformité moralement ou socialement conforme de ces choses-là, mais de la réalité poétique et musicale de La Chose, qui est essentiellement ce qui est dit vraiment sous l’apparence de ce qui est écrit, à savoir précisément cette musique, et picturale, sensuelle et sexuelle (sans une seule « scène explicite») que Céline feint de ne pas saisir alors qu’il dit autrement la même chose.Proust selon Céline, on se le rappelle, ce serait l’histoire de ce mec qui consacre cinquante pages à se demander comment Totor va s’y prendre pour enculer ou se faire enculer par Tatave, mais Céline sait très bien, dans sa gouailleuse mauvaise foi, que «ces choses » n’ont à vrai dire rien à voir avec La Chose, qu’il appelle lui-même tantôt « l’émotion » et tantôt la « petite musique ».LA MARQUE DU GRAND ÉCRIVAIN. – Dans ses Divertissements, Marcel Jouhandeau, à propos de Molière, se demande ce qui caractérise celui que, trop souvent par abus de langage, on qualifie de « grand écrivain ». Et de constater que « les écrivains de qualité pullulent, les écrivains de talent se multiplient à vue d’œil, mais de grands écrivains il n’y en a pas plus de deux ou trois par siècle ». Et de préciser ensuite que deux critères permettent de reconnaître un éventuel grand écrivain , « l’importance du monde qu’il a ressuscité ou créé, comme Saint-Simon, Balzac, Stendhal et Proust, ou bien l’originalité de son style, du moment qu’on ne peut lire une phrase de lui sans la reconnaître pour sienne, comme il arrive en présence d’une ligne de Pascal, de Chateaubriand, de Chamfort ou de Jules Renard », et l’on pourrait ajouter : de Céline, ou encore: de Jouhandeau lui-même.De la même façon, lisant les évocations furieusement érotiques de Jouhandeau le catho grand seigneur de souche terrienne et de goûts particulier, dans ses Pages égarées sublimement dévolues à la glorification du cul et de la flamberge, je me dis que là non plus ce n’est pas de « ces choses » passionnant les tabloïds qu’il est question là, mais de La Chose qui est affaire de monde recréé et de musique…Freeman J. Dyson, La vie dans l'univers, réflexions d'un physicien. Gallimard, 2009.Marcel Jouhandeau. Divertissements, Gallimard 1965; Pages égarées, Pauvert 1980. -
Que du bonheur...
Ce jeudi 7 janvier.- Quelle soirée captivante nous aurons vécue dans la nuit du 6 au 7 janvier, coïncidant avec la journée très venteuse filant ses heures autour du vénérable édifice à silhouette de pièce montée de pâtisserie que figure le Capitole de Washington D.C. dont je me suis rappelé, dans la foulée, le triste état de ruine après l’attaque terroriste qu’il subit au début de la fameuse série Designated survivor - toujours à découvrir sur Netflix pour qui est en manque de dystopies.
Que d’intéressantes observations nous auront été offertes pendant ces heures évidemment «historiques», selon l’expression préférée des chroniqueurs mondains ou sportifs, et à plusieurs strates spatio-temporelles, en ce qui me concerne, puisque je suivais les actualités américaines en « live » sur les sites alternés de CNN, du Guardian anglais et du Washington Post, tout en regardant d’un œil latéral un documentaire consacré à l’originale destinée du prince Charles et en relisant, de l’autre, le dernier chapitre du premier jet de mon roman panoptique où je rebrasse « tout ça » et le reste...
LOGORRHÉE .- J’attendais l’apparition du président Donald Trump lorsque mon ami écrivain Fabrice P., reconnu jusqu’à Singapour et Boston pour ses travaux en matière de logique et de philosophie des sciences, m’a appelé au téléphone pour notre entretien quasi hebdomadaire sur l’état de nos nations respectives, et j’ai pris note de ses légitimes inquiétudes quant à l’avenir des équilibres démocratiques, fort de sa longue expérience de la vie américaine et de ce qu’il observe aujourd’hui dans la Ville-lumière en état de couvre-feu.
Lui pas plus que moi n’est attiré par quelque théorie complotiste que ce soit, mais notre sens partagé du comique n’exclut pas certain pessimisme – avec le rire forcé qui en procède; et c’est bel et bien le parti d’en rire que j’ai pris ensuite à l’écoute du discours du mafioso présidentiel aussi abondant et vide que ceux de feu Fidel Castro, quoique plutôt genre bateleur de grande surface ou télévangéliste de plage de riches, etc.
Sur le même registre du délire compulsif et de l'idéologie vaseuse, je me suis rappelé en outre nos discours de soixante-huitards, et plus précisément une certaine nuit à la Sorbonne où, avec mon ami carabin Reynald, nous écoutions, petits terriens sidérés, nos camarades Français à la folle éloquence sonnant le creux, aussi interloqués et dubitatifs que le personnage de Ramuz confronté à la même rhétorique sous la Commune et concluant: bah, Samuel, cela n'est pas pour toi...
DE L’HYBRIS.- Comme me le faisait remarquer mon ami logicien ferré en matière d’aberrance maniaque, l’ubuesque Donald est un infantile trépignant que son impériale vanité empêchera jusqu’au bout de ne pas incarner le Winner, ligoté par son hybris en sociopathe de l’espèce que les Anciens traitaient avec une rigueur qui s’est perdue, hélas ou tant mieux - à vrai dire nos douces natures préfèrent la fessée, symbolique ou manu militari, à la peine de mort.
On le voyait d'ailleurs venir dès ses jeunes années de champion de l'immobilier, n'acceptant jamais la défaite ni la moindre contradiction, et ne trouvant à tout coup que la parade de l'argent pour faire taire ses opposants. Suétone et Plutarque avaient décrit le phénomène en leur temps, mais l'orgueil funeste est une denrée durable.
AUTOGOAL.- De graves mines politiciennes ont invoqué, à la suite des désordres iconoclastes de la nuit dernière, la fragilité de la démocratie , dont je me suis étonné au contraire de la solide résistance face à la meute. Celle-ci d’ailleurs était très mélangée, faite sans doute de plus de braves gens que de fous furieux. Quant à la police, elle s'est montrée d'une placidité quasi angélique, toute de retenue sous les quolibets et les crachats...
À vrai dire, l’anarchiste en savates que je suis, tendance Brassens ou Thoreau (ou Montaigne ou Tchekhov, selon les jours) a plutôt souri en voyant tels chenapans hirsutes à tenues semi-guerrières négligées, poser leurs culs mal lavés sur tel ou tel trône pseudo sacré, et comment ne pas rire du paltoquet présidentiel, même si sa bêtise reste dangereuse ?
Pourtant, en optimiste décidément irresponsable, je vois plutôt une chance, dans le formidable autogoal du démagogue, de distinguer plus nettement le monstre du pouvoir abusif dont la seule légitimation est l’argent, et peut-être de mieux s’en protéger.
Or les braves gens ne veulent ils que de ça ? Je n’en suis pas sûr du tout. J’inclinerais plutôt à voir le bon fond du cretinus terrestris. Je me rappelle à ce propos ce que me disait Alexandre Zinoviev à propos du pouvoir soviétique, à la fin des années 70 : que les gens l’auront voulu. Avec l’avantage, par rapport au mal occidental, de voir mieux le monstre. Et les braves gens ont viré celui-ci, en attendant de virer Ubu et le virus pour ne plus se consacrer ensuite, n’est-ce pas, qu'à la recherche sempiternelle du bonheur, etc.