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Carnets de JLK - Page 37

  • Le formatage des séries télé n’exclut pas des moments de grâce

     

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    La nouvelle série télévisée romande intitulée Cellule de crise en impose par sa performance  technique label suisse. Mais   à l’apparence toute lisse, voire froide de ce feuilleton aux situations souvent « téléphonées », heureusement humanisé par l’aura de quelques interprètes,  s’oppose la constante et vibrante émotion de The Virtues, merveille du genre à découvrir sur ARTE.  

    Je me demande souvent ce qui distingue l’art de la fabrication, et j’en reviens toujours à cette conclusion qui vaut pour tous les domaines de l’expression humaine et dans toutes les cultures, qu’un mot dégagé de sa connotation théologique cristallise: la grâce.

    La grâce distingue distingue le beau du joli, la grâce distingue le bon du sympa, la grâce distingue le vrai du vraisemblable, la grâce distingue enfin le juste du faux.

    Tout cela est évidemment relatif, comme il en va de la distinction du bien et du mal aux yeux du binoclard batave Baruch Spinoza, mais c’est le plus bel exercice, au clavier de l’enfance de tous les âges,  que de distinguer les touches noires des blanches, la gradation du do du dessous au do du dessus en passant par l’escalier de la gamme avant de plaquer des accords parfaits selon la technique ou d’esquisser une première mélodie sous l’effet imprévisible de la grâce.

    Ce qui distingue l’art de la technique relève de la grâce. Il n’y a pas d’art sans technique, mais l’apparition de la grâce ou sa perception ne relève d’aucune technique, pas plus que ce qu’on appelle l’intuition ou ce qu’on appelle l’inspiration.

    Cependant ce discours reste trop abstrait et général. Manque d’exemples et ensuite de nuances. Manque d’objets. Voyons donc ce qu’on a de plus récent, en magasin, aux rayons voisins de la fabrication et de l’art…

    Un genre souvent sous-estimé parfois à tort…

    Vous, je ne sais pas, mais pour ma part, me prenant peut-être trop au sérieux en tant que «pur littéraire» n’appréciant que le «grand cinéma », je me suis longtemps  fait des séries télévisée une idée globalement négative à l’époque des Dallas, Dynasty et autres Urgences.

    J’avais tort, et c’est un « grand » du cinéma, du nom de David Lynch, qui me l’a fait découvrir   le premier en prouvant  qu’on peut faire un film relevant de l’art touché par la grâce, tel Mulholland drive, et ne pas démériter  avec une série du genre de Twin peaks

    Paradoxalement, ce n’est pas à la télé, que je ne regarde plus depuis une vingtaine d’années, voire plus (sauf quand je m’embête seul dans les hôtels ou les motels), que j’ai révisé mon jugement en visionnant, depuis quelques années, plus de cent cinquante séries de toutes espèces, mais sur mes divers écrans d’ordinateurs et en ne cessant de prendre des notes, comme il en irait de films d’auteurs ou de livres.

    Un excellent conseiller, en la personne de Michael Frei, tenancier de la boutique vidéo lausannoise Karloff (hélas disparue depuis lors)  m’a permis d’aller vite au meilleur du genre dont 99% de la production équivaut à de la daube molle selon mes critères.

    Cela a commencé avec la mémorable série de docu-fiction intitulée The Wire (Sur écoute) signée David Simon et Ed Burns  détaillant en 60 épisodes et sur 5 saisons les multiples aspects de la vie d’une grande ville américain (Baltimore), avec un mélange d’empathie humaine et de perspicacité documentaire qu’on retrouve dans la série des mêmes auteurs intitulé Treme parlant des séquelles de l’ouragan Katrina à La Nouvelle Orléans. 

    Même si l’on oublie à peu près tout d’une série après l’avoir vue, ce qui nous arrive aussi d’innombrables romans lus, je dois dire que ma connaissance du monde et des gens, des milieux sociaux variés et des sentiments  éprouvés par mes semblables s’est pas mal enrichie à la vision de séries aussi différentes les unes des autres que Breaking bad (un chimiste bon père qui réussit un peu trop dans la fabrication de la drogue), de Borgen (une premières ministre danoise et ses tribulations  personnelle), de Suits (le micmac des cabinets d’avocats à New York), d’Occupied (récit dystopique d’une invasion de la Norvège  par les Russes), de Black Mirror (satire carabinée du monde numérique), de Designated survivor (deux séries américaine et coréenne sur le même thème du remplacement d’un Président victime d’un attentat terroriste par un suppléant improbable), ou plus récemment des mini-séries  de premier ordre telles Big Little lies (la maltraitance des femmes) ou The Virtues, pas loin en densité émotionnelle et esthétique  d’un chef-d’œuvre de cinéma ou de littérature à la Ken Loach ou à la William Trevor.          

    Il fut un temps où il eût été inimaginable que la critique littéraire «sérieuse» se penchât sur le contenu des romans dits «de gare» et autres sous-genres du policier et de la science fiction, ou que les spécialistes de cinéphilie accordassent la moindre attention aux  feuilletons télévisés.

    Or il en va tout autrement aujourd’hui, où le journalisme culturel, plus souvent complaisant qu’à son tour, adapte ses critères à ce qui «cartonne» alors même que la qualité se noie dans la quantité ; mais tout ne va pas pour autant dans le seul sens de la massification et de la facilité, car les techniques se sont affinées et les individualités réellement créatrices – souvent aussi rassemblées en collectifs dans la production des séries – continuent ici et là de nous surprendre, avec des îlots de grâce dans l’océan standardisé.

    Une machine rutilante, mais encore ?

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    Techniquement parlant, la nouvelle série suisse romande intitulée Cellule de crise, à voir ces jours sur la RTS et via Internet, est un objet rutilant qui en jette autant que le jet d’eau de Genève, d’ailleurs omniprésent, sur fond d’âpres reliefs yéménites filmés (il me semble)  en Espagne, comme certains westerns. De flamboyantes images extérieures (vues du ciel comprises à drones que veux-tu, comme il en va des séries hollywoodiennes ou bollywoodiennes)  en intérieurs clinquants, la Geneva international est là autant que Jedda la saoudite ou Sanaa la yéménite, sans oublier le camp de réfugiés aussi  propre sur lui que les stalags de la Liste de Schindler. Cela pour le décor.

    Quant au scénario et à sa thématique, combinant la géopolitique et le feuilleton sentimental, il développe un véritable catalogue de «sujets porteurs» qui vont de l’attentat terroriste initial (une peluche explosive tuant le président d’une agence humanitaire en posture de se faire un selfie sympa avec une petite fille) à l’amour lesbien, de la prise d’otages à l’adultère inter-ethnique, de la gabegie politique au Moyen-Orient aux trahisons personnelles pour cause d’arrivisme, de la corruption des pouvoirs  (le boss pourri  du football mondial) à l’abjection des nuls qu’incarne, tiens, un journaliste relevant de la caricature.

    Dans cette mixture de violence géopolitique et de sentimentalité de romance, les thèmes intéressants du projet (notamment la face sombre de l’humanitaire, les jeux  de pouvoir multiples et ce que Georges Haldas le Genevois appelait le «meurtre sous les géraniums » se diluent hélas, d’un épisode à l’autre, dans un schématisme politique simpliste, et, pour ce qui concerne les personnages principaux, a priori intéressants et bénéficiant d’interprètes de premier ordre, dans la psychologie la plus superficielle.

    Sans une once d’humour et avec des raccourcis narratifs peu crédibles (notamment dans l’imbroglio mélodramatique lié   au « terrible secret » du personnage assez tordu qu’incarne André Dussollier, remarquable au demeurant, ou les retrouvailles du clone de Sepp Blatter interprété par Jean-François Balmer et de sa fille cachée au grand cœur humanitaire, campée avec non moins d’intensité par Isabelle Caillat), la mini-série de Jacob Berger (réalisateur) et de ses co-scénaristes François Legrand et Philippe Safir  pèche donc, à mes yeux, par manque de sérieux (ou de courage, s’agissant de l’image édulcorée de l’Arabie saoudite) et plus encore de fibre sensible et d’émotion.

    Entre douleur pure et beauté du pardon

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    La découverte, en même temps que celle de Cellule de crise, des quatre épisodes de la mini-série anglaise The Vertues, m’a fait l’effet opposé de celle-là  même si le canevas dramatique de départ relève aussi, d’une certaine façon, d’un schéma déjà-vu (l’enfance souillée), notamment dans Mystic river de Clint Eastwood, Philomena de Stephen Frears ou L’Enfance volée de Markus Imhof.

    Pour l’essentiel, cependant, comme il en va de tout drame humain ressaisi en profondeur, l’histoire de Joseph, protagoniste de The Virtues merveilleusement interprété par  Stephen Graham, ne ressemble à rien tout en revêtant un caractère universel. Le réalisateur Shane Meadows, déjà connu pour This is England, a transcrit dans cette série sa propre douleur longtemps inavouée, restituée ici avec autant de réalisme que de poésie.

    Ladite histoire a commencé bien avant que, bouleversé, Jo prenne congé de son petit garçon et de la femme que son alcoolisme maladif a éloigné d’elle, en route pour l’Australie avec le beau-père de remplacement de son fiston: quand, à peu près au même âge que celui-ci, il s’est fait violer par un camarade plus âgé dans l’institution où ses aïeux l’ont casé après la mort accidentelle de ses parents. Fuyant son abuseur et l’internat en question, il s’est réfugié chez une parente de Liverpool et, trente ans durant, sa famille irlandaise le croyant mort depuis longtemps, il n’a cessé de se fuir lui-même sans révéler à quiconque son douloureux secret.

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    Après le départ de son ex et de son fils,  une nuit de biture alcoolique aussi follement joyeuse que désespérée le fait décider de tout plaquer et de regagner l’Irlande du nord où il va retrouver sa sœur mariée à un brave type dont la sœur déjantée, au prénom de Deonna, a vécu elle aussi  sa galère en fille-mère  de quinze ans dont le gosse lui a été arraché.

    Bref: de quoi faire pleurer dans les chaumières ? Bien plus,  car, sur fond de mélancolie lancinante (paysages d’une triste beauté à se pendre, et musique de P.J. Harvey à l’avenant), les quatre épisodes, portés par des acteurs d’une formidable vitalité, aussi drôles qu’émouvants, nous arrachent aux conventions stéréotypées des feuilletons pour nous confronter à la vérité vraie de la vie.

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    Point d’orgue de The Virtues, dont les personnages les plus avariés (le violeur de Jo retrouvé sur son lit de vieux pirate mourant sous un crucifix, et la mère bigote de Deonna) défient toute compassion: c’est pourtant un mouvement final de pardon, dénué de toute suavité convenue, qui en oriente les dernières séquences, rappelant cette grande instance clémente des pièces historiques de Shakespeare, évoqué par Peter Brook dans son éloge du Big Will intitulé La qualité du pardon… 

    Peter Brook, La qualité du pardon, traduit de l’anglais par Jean-Claude Carrière. Seuil, 2014.   

            

  • Ceux qui acclimatent la soumission (II)

     
     
    Celui qui a un coin culture dans son loft tout design / Celle qui médite dans son caisson de silence / Ceux qui podcastent les reportages sur Lesbos pour rester proches des damnés de la terre sans oublier le Yémen et les femmes battues / Celui qui affirme qu’il y a de l’espoir tant qu’on perçoit l’odeur de ses aisselles et de son entrejambe sinon c’est direct le test / Celle qui fait comme si de rien n’était vu qu’on est abonné à Netflix et qu’il y’a Instagram pour les levers de soleil / Ceux qui exigent la vaccination générale de tous les plus de 56 ans / Celui qui ne soignera plus les jambes cassées imputables au délit de ski / Celle qui redécouvre là Liberté de ne rien faire longtemps réservée aux mendiant.e.s / Ceux qui engagent un coach pour le contrôle du vivre ensemble de leurs compagnons de vie y compris Samy le hamster bisexuel / Celui qui se sent seul au milieu des peluches de ses ex / Celle qui reprend le classement de ses chaussures par ordre de valeur affective plus qu’en fonction de leur marque ou de leur prix / Ceux que la pandémie a tournés vers la culture et les vraies valeurs indiquées par le ressenti des masses connectées / Celui qui a décrété que seules les librairies hallal seraient accessibles aux électeurs des banlieues de moins de 66 ans / Celle qui se méfie de la police depuis qu’elle sait ce que le ministre en charge ne dit pas / Ceux qui préfèrent Trump à rien sauf qu’on ne sait pas si tout vaut mieux que rien faute d’expertise,etc.

  • Alternance

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    …Elle a toujours tiré à droite et son chien à gauche, je veux dire : ses chiens, ses chiens et ses hommes, depuis son premier chien et son premier homme ç’a été la tendance, mais ça peut évoluer, on est surpris dans la vie, des fois qu’elle épouserait un homme de droite et qu’elle tombe sur un chien pas comme les autres, chiche qu’elle pourrait tirer « à gauche »…

  • Chappaz pour mémoire

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    À propos d'un recueil de Dialogues inoubliés assortis d'une anthologie sélective, aux bons soins de Gilberte Favre, amie et fille en esprit du poète.


    Maurice Chappaz me dit un jour (ou plus précisément un soir d'hiver, dans son arche hors du temps de l'Abbaye du Châble. en janvier 2007) que l'inattention constituait, à ses yeux, l'un des grands péchés de notre époque.


    Cette sentence doit -elle figurer au nombre des paroles inoubliables du poète, gravée sur la plus vénérable ardoise ? Peut-être pas, mais je la constate inoubliée, elle fait partie de ce que je me rappelle de Chappaz, de sa présence, de sa voix, de son écoute et de ses réponses à mes questions, de son regard sur le monde et de ce qu'il en disait en son grand âge de témoin d'un siècle chaotique; et je suis content, ce dimanche de décembre 2016, de retrouver cette même voix et ce même regard - cette même attention aimante non moins qu'intransigeante dans les Dialogues inoubliés de Gilberte Favre, manifestant elle aussi autant d'attention que d'affection et d'admiration fervente pour Maurice Chappaz.
    Dans sa préface à l'ouvrage qu'il se dit heureux de publier l'éditeur Michel Moret souligne les qualités partagées par Gilberte Favre et ses amis aînés Corinna Bille et Maurice Chappaz, à l'enseigne d'une manière d'être commune: "Une même qualité de sensibilité, une même innocence, un même étonnement, un même rapport à l'enfance."

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    Or cette profonde connivence ne fait pas pour autant, des Dialogues inoubliés de Gilberte Favre et de Maurice Chappaz, un échange privé dont le lecteur serait le témoin extérieur voire exclu, tant ils s'inscrivent dans notre vie à tous et sont filtrés aussi, par la parole de l'écrivain et le truchement de ses livres.
    "Lire Chappaz, dit encore très justement Michel Moret, c'est découvrir un univers où les mots du poète sont réparateurs et privilégient la beauté ".
    Francis Ponge disait quelque part que le poète est au monde pour réparer les mots dans son atelier, et cette attention au langage juste et bon se retrouve dans les réponses de Maurice Chappaz sur les thèmes distribués dans ce livre: de l'engagement de l'écrivain, de l'éveil et de la marche inspiratrice, de l'angoisse existentielle et de l'écriture, du voyage et des femmes aimées Corinna et Michène notamment.

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    Terrien catholique, à la fois ancré dans une tradition séculaire de descendant de paysans médiévaux ou même antiques (Jacques Chessex m'a parlé de lui comme de "notre Theocrite"), Maurice Chappaz n'a jamais cotisé pour aucun parti politique, et pourtant il s'est fait haïr dans son canton pour son combat têtu de défenseur de l'environnement avant l'heure, et plus précisément avec le pamphlet poème intitulé Les maquereaux des cimes blanches où il s'en prenait aux promoteurs bradant le Valais et aux affairistes de tout poil. Et de rappeler à sa jeune amie émule que "le citoyen ne se sépare pas du poète " et que "La marginalité juste et profonde ne se sépare pas d'une insertion".

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    Cette insertion est à la fois celle d'un aventurier bohème propriétaire terrien moins paradoxal que ne pourraient le croire les philistins de l'établissement ou de la révolution à la petite semaine. L'étonnante correspondance de Maurice Chappaz et Corinne Bille, publiée cette année chez Zoé , illustre magnifiquement, à cet égard, le double aspect non conformiste de la chevalerie poétique vécue par le couple et ses amis en leur jeunesse et la prise en charge plus prosaïque d'une famille et d'un patrimoine défendu avec une rigueur, voire une âpreté qui pouvait faire passer Chappaz pour un rapiat.
    Gilberte Favre parle quant à elle de la bonté de l'homme et cite telle attitude généreuse envers un malheureux de sa connaissance, ou de sa présence amicale aux moments difficiles qu'elle a vécus elle-même - mais c'est au-dessus de ces contingences, ou plus exactement au cœur de l'existence cernée de mystère, face aux verrous et dans la pleine conscience du mal qui court, qu'elle rassemble enfin la parole du poète en fines gerbes dans son anthologie subjective reflétant son propre besoin de lumière et d'attention aux sources: minutes heureuses et citations pour la route:


    Sur la poésie


    "La poésie est le présent divin / par d'autres nommé amour / son corps est comme le miel des abeilles.


    (Verdures de la nuit. Mermod, 1945. Fata Morgana, 2004 )


    Sur l'amour
    "Je n'ai absolument pas su ce que c'était que l'amour ni en étant aimé ni en aimant".


    (La pipe qui prie & fume. Conférence, 2007)


    Sur la condition humaine
    "Nous portons en nous l'agonie de la nature et notre propre exode".


    (Testament du Haut-Rhône. Rencontre, 1953. Fata Morgana, 2003.)


    Sur le monde


    "Un certain Occident durera moins qu'un conifère".


    (L'océan. Empreintes, 1993)


    Sur l'écriture


    "La vie c'est l'écriture de l'écriture et l'écriture c'est la vie de la vie".


    (Le livre de C. Empreintes, 1986, Fata Morgana, 2004)


    Sur la sagesse
    "Quel est donc parmi les savants / celui qui enseignera la tendresse ?"


    (Le Valais au gosier de grive. Portes de France, 1960. Fata Morgana, 2008)


    Sur la mort


    "Sans la mort je n'aurais rien compris".


    (Livre de C. Empreintes, 1986. Fata Morgana, 2007)


    Gilberte Favre. Dialogues inoubliés. Editions de L’Aire, 98p. 2016.


    Corinna Bille et Maurice Chappaz. Jours fastes, Correspondance 1942-1979. Editions Zoé, 1200p. 2016.

  • Ceux qui programment la soumission

     
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    Celui qui a un coin culture dans son loft tout design / Celle qui médite dans son caisson de silence / Ceux qui podcastent les reportages sur Lesbos pour rester proches des damnés de la terre sans oublier le Yémen et les femmes battues / Celui qui affirme qu’il y a de l’espoir tant qu’on perçoit l’odeur de ses aisselles et de son entrejambe sinon c’est direct le test / Celle qui fait comme si de rien n’était vu qu’on est abonné à Netflix et qu’il y a Instagram pour les levers de soleil / Ceux qui exigent la vaccination générale de tous les plus de 55 ans / Celui qui ne soignera plus les jambes cassées imputables au délit de ski / Celle qui redécouvre là liberté de ne rien faire longtemps réservée aux mendiant.e.s et autres désoeuvré.e.s / Ceux qui engagent un coach pour le contrôle du vivre ensemble de leurs compagnons de vie y compris Samy le hamster bisexuel / Celui qui se sent seul au milieu des peluches de ses ex / Celle qui reprend le classement de ses chaussures par ordre de valeur affective plus qu’en fonction de leur marque ou de leur prix / Ceux que la pandémie a tournés vers la culture et les vraies valeurs indiquées par le ressenti des masses connectées / Celui qui a décrété que seules les librairies hallal seraient accessibles aux électeurs des banlieues de moins de 66 ans / Celle qui se méfie de la police depuis qu’elle sait ce que le ministre en charge ne dit pas / Ceux qui préfèrent Trump à rien sauf qu’on ne sait pas si presque rien vaut mieux qu'un peu de tout faute d’expertise, etc.

  • Chemins de JLK

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    À propos de Chemins de traverse de JLK, paru en 2012, par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps...
     
    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction.
    Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Riches heures - Blog-Notes 2005-2008.
    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...
    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.
    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand Céline, Paul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!
     
    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...
    Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?
     
    Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 . Olivier Morattel, 2012.
    Ce texte a été publié initialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie.

  • Comme un rêve de jeunesse

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    Une visite à Dominique de Roux, en 1972.

    Comment situer Dominique de Roux, écrivain dans la trentaine, essayiste, polémiste et éditeur dirigeant actuellement les éditions de l’Herne, sur la scène littéraire française ? Imaginons-le du côté des moutons noirs de bonne famille, l’air à la fois très détaché de ce bas monde et cependant préoccupé d’y croiser le fer avec élégance, plein d’une morgue teintée d’ironie, tantôt amical et tantôt éclatant en foucades contre ce qu’il appelle les « ténèbres de l’imbécillité ».
    Auteur de talent, il brille particulièrement dans l’essai (La mort de L.F. Céline, L’écriture de Charles de Gaulle, Gombrowicz) et dans la chronique fragmentaire regroupant des éléments de toutes sortes, d’ordre historique, politique, philosophique, poétique, au encore procédant de plus fugaces règlements de comptes à la parisienne. Ses formules sont fulgurantes, ses jugements sans appel, et sa langue, déliée ici, voire somptueuse, se décharne là jusqu’à l’os, pour s’improviser ensuite couperet ou main caressante, selon l’objet considéré. L’ouverture de la chasse, dans le genre vif, contenait ainsi de nombreuses réflexions sur le monde actuel et sur quelques artistes ou écrivains (Gombrowicz, Pound et Brancusi, notamment), l’auteur lâchant d’emblée quelques flèches empoisonnées aux enthousiastes des « Ides de mai » de l’an 68. Poursuivant la même démarche légère et nerveuse, son dernier livre, intitulé Immédiatement, est une manière de provocation à l’intelligence.

    littérature
    Dans son appartement du VIIe arrondissement, à une portée de mousquet du ministère des Armées, Dominique de Roux me reçoit très cordialement. La pièce où nous prenons place est tapissée de livres. On reconnaît le buste du poète Ezra Pound et le portrait dédicacé de Witold Gombrowicz. Grand seigneur, le maître de céans m’annonce que le temps de converser n'excédera pas une petite heure, après quoi il s’envolera vers l’Afrique...
    « Voyez-vous, me dit-il alors, j’ai le sentiment que nous vivons dans un monde terriblement encombré, et c’est à lutter contre ce gavage d’oies que je travaille. L’oppression du capital est aussi grande que celle des pays de l’Est. Là-bas, au moins, c’est Goliath. On le voit. Mais ici, que faire ? Tout semble égal, et l’on perd peu à peu ses forces… »
    - Cependant, vous publiez Immédiatement
    - Parce qu’il faut réagir, bien sûr ! Notez qu’avec ce livre, j’ai tenté de prendre une certaine distance par rapport à moi-même afin de penser ma situation dans la vie et dans l’idée, en contempteur. A cet égard, il me semble très important de développer, aujourd’hui, l’insolence et la polémique, bref : l’écriture de lutte.

    littérature

    « Identifier « le signe des temps » dont nous parlait, avec son exaltation politico-théologique, le pape Jean XXIII, et qui s’ouvre, subtilement, sur la profonde misère mentale d’une époque aliénée, anéantie par l’oubli de la vérité de l’être », c’est, aussi, à quoi s’ingénie Dominique de Roux dans son petit livre frondeur. Pour lui, il s’agit d’échapper à la « médiocrité apocalyptique » de ce temps et de rejoindre certains esprits demeurés libres, entre autres Gombrowicz à Vence à la fin de sa vie, ou Pierre Jean Jouve parvenu au « temps des vents inutiles ». Entre la jeunesse, dont le premier a prévu, après Kant, l’explosion (le fossé se creusant entre l’âge adulte selon la nature et l’âge adulte selon la culture), et l’état de maturité, Dominique de Roux s’attache à « dénominer le monde comme dans les rêves et les fulgurations », rejoignant à sa manière ceux qui ont choisi d’écrire – disent-ils – pour ne pas mourir.
    - Les porteurs de chapeaux règnent, n’est-ce pas ? Chacun a son petit masque, que lui a collé la société, et chacun joue sa comédie là-dessous. L’horrible, alors, c’est le moment où les fils adolescents essaient d’imiter leurs pères…

     

    littérature
    A ce propos, Dominique de Roux écrivait dans L’Ouverture de la chasse : « Les étudiants auraient dû innover. Les étudiants n’auraient pas dû confondre la France avec leur langage, ni écouter les claquettes des pauvres idiots, intellectuels bourgeois aux slogans dévastés, heureux qu’on les remarque, dans leur parodiques clameurs : Butor, Claude Roy ou maurice Clavel suivis de l’habituel congrès des signataires. C’était à qui coifferait le gros bonnet pour venir faire la pige aux bonzes des syndicats jaunes… »
    Et de poursuivre ici :
    - Il n’y a malheureusement, aujourd’hui, mon cher, que des oies et des âmes d’oies sur un capitole de fumier sec. Pour nous, ce qu’il nous reste, c’est d’incarner les « fils » aux yeux des générations montantes. »
    Pour bien comprendre ces mots, il faut revenir au Gombrowicz de Dominique de Roux, peut-être son meilleur livre, et à sa recherche passionnée d’une jeunesse nue, non encore flagornée par les vieux moralistes ou par les vieux politicards : « Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ». Pour Dominique de Roux, c’est dans l’œuvre de l’exilé polonais qu’il fallait chercher les vrais insurgés « riches de leurs yeux tranquilles », les vrais fils soustraits à la stérilisation de leurs pères : « Quand l’absurde et la médiocrité apocalyptiques se paient du bon temps et prolifèrent dans la basse opulence d’une dégobillante Nouvelle Société Mondiale de la Technique, laquelle enfante à son tour ces masses surcrétinisées, cabotines, rendues à la mélasse des fondues originaires, tous les espoirs convergent vers le point lumineux des jouvenceaux primitifs de Gombrowicz ».
    Mais au fait, nous n’avons pas encore hissé les couleurs : Dominique de Roux est-il de gauche ou de droite ? Sans doute les chiens de garde du troupeau n’auront-ils pas attendu le premier mot de l’intéressé pour lui coller les étiquettes de « réac », voir de « fasciste ». Et lui-même en aura rajouté par provocation : « Moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg ». Et d’ajouter : « Tout le monde aujourd’hui se sent débordé sur sa gauche à chaque instant. C’est une surenchère minable de tous les instants. On ne peut plus parler, on fait du bruit. Les couvercles de pianos ont remplacé les pianos ».
    - Et la droite ?
    - Des débris ! Des vieillards agitant des épouvantails et de jeunes flics. Je crois que l’engagement dans la réalité est aujourd’hui trop profond pour se laisser délimiter par les critères de « gauche » ou de « droite ». D’autant que celle-ci ne sera jamais forte que des abdications de celle-là. Pour ma part, je crois mille fois plus important de sauvegarder à tout prix ma liberté intérieure.

    Dans sa conversation, autant que dans ses écrits, Dominique de Roux parle beaucoup des écrivains contemporains. Peu de respect chez lui pour les « pontes », dont il stigmatise la fuite en avant, à commencer par Sartre. Tandis que Malraux, selon lui, n’a pas la force de rester seul, et que Montherlant ne nous concerne plus, Genet portant son masque de maudit en espérant que les Palestiniens pourront en faire quelque chose…
    - Et Céline ?
    - Ah, Céline, c’était le nautonnier de Dante. Il avait déjà fait la traversée, lui. Mais maintenant il s’est éloigné de nous. Comme Bernanos, il a coulé avec son vaisseau…
    - Et vous, pourquoi écrivez-vous ?
    - Comme je tente de l’expliquer dans Immédiatement, il s’agit d’apprendre à vivre quotidiennement la tragédie profonde de sa propre disparition. Il faut pouvoir s’inventer pour soi-même une psychanalyse de soi-même. L’écriture est alors valable parce qu’elle s’installe dans son propre mensonge, se disant qu’elle est tout alors qu’elle n’est rien.


    Cet entretien, partiellement retranscrit, a eu lieu à Paris en 1972 et a été publié dans La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures. L’Ouverture de la chasse et Immédiatement ont paru aux éditions L’Age d’Homme et chez Christian Bourgois.

  • La belle affaire

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    À propos de Lola, une femme allemande, de Rainer Werner Fassbinder.

    Pour la comédienne et chanteuse Barbara Sukowa, magnifique interprète de Lola, ce film tourné en 1981, mal perçu à sa sortie, ne pouvait être compris qu'au moins dix ans plus tard, et sans doute a-t-elle raison, plus encore pour nous qui le (re)découvrons trente ans plus tard comme une espèce de classique hollywoodien dans la manière de Douglas Sirk - figure majeure des références de RWF - qu'on aurait pu, aussi bien, tourner la semaine dernière en Bavière. De fait, et comme il en va du Mariage de Maria Braun ou de L'Année des treize lunes, ce qui stupéfie aujourd'hui est le mélange de classicisme et de totale liberté formelle du film, dont le "collage" rompt complètement avec toute forme de naturalisme sans jamais pécher par "littérature" ou par abstraction cérébrale.

    Fassbinder30.jpgCe qui apparaît mieux aujourd'hui, en outre, comme on a pu le constater du néo-réalisme italien sur la distance, c'est que la métaphore historique et sociale est d'autant plus lisible et pertinente, à l'heure qu'il est, que l'attente "didactique" d'un certain public cinéphile cède le pas à une approche plus libre et plus aiguë aussi, à proportion de l'aplatissement croissant du discours sur la réalité. En regardant Lola, une femme allemande, il m'a semblé retrouver l'esprit de fable limpide et radical de La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, qui installe la réflexion sur la corruption en plein bordel, quitte à détendre l'atmosphère. Or le plus étonnant est que, loin de flatter le cynisme ambiant genre "tout est pourri, rien à foutre", Fassbinder, comme Dürrenmatt, parvient à maintenir intacte la vérité des sentiments (la scène du retournement de situation, lorsque l'urbaniste Bohm craque devant Lola qu'il prétendait acheter) tout en maintenant ceux-ci en plein mensonge social.

    Fassbinder32.jpgBarbara Sukowa, pénétrante dans son commentaire, relève la grande tendresse manifestée par RWF à l'égard de ses personnages, à commencer par les femmes. Loin de se moquer de la plus grotesque en apparence - la secrétaire servile de Bohm -, il nous la fait aimer autant que la gouvernante, mère de Lola dont le conjoint est mort à Stalingrad et qui voit sa fille se prostituer sans la juger, comme si la fatalité historique de l'époque passait toute morale. Et Sukowa de rappeler que les Allemands des années 50, en plein élan de reconstruction, restaient mentalement déchirés par leur besoin d'oublier et par la conscience lancinante d'une responsabilité criminelle collective qui les empêchait de faire leurs deuils privés.

    Lola la pute est à la fois une petite fille blessée. Sa corruption n'empêche pas sa réelle et sincère candeur, quand elle chante agenouillée à l'église avec celui qu'elle veut séduire. Mariée à l'urbaniste en chef de la reconstruction, tout en restant la maîtresse de l'entrepreneur Schukert, ne lui pose pas un problème de conscience "dans les circonstances présentes", et le miracle est que le personnage reste signifiant et vrai du double point de vue de l'histoire allemande et d'une intrigue amoureuse à prendre avec un grain de sel...

    À relever enfin: l'exceptionnelle distribution, kaléidosopique, des couleurs du film, et ses plans systématiquement rapportés en contre-plongée, ainsi que le relève la cheffe op Caroline Champetier dans un commentaire très éclairant.

  • L'or du Temps

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    Nous ne leur devons rien, disions-nous, et voyant tourner la lumière de l’automne, regardant le gazon sous lequel ils reposent, je suis pris à l’instant non d’un regret, car tout vient à son heure, non d’une repentance non plus, mais plutôt d’un désir et d’un appel secret, plutôt le désir de leur dire encore quelque chose, ou plus encore le désir d’entendre leurs voix me revenir dans le jour qui s’avance.
    Le compte de mes après-midi, dès ces années-là, fut recapitalisé : ce furent des après-midi pleines d’or et de pourpre, où le temps se trouvait recapitalisé. Plus j’investissais dans le temps et plus le temps me rapportait : la chose m’apparut dans les clairières d’or de la forêt pourpre, et je n’eus de cesse que de faire fructifier ce pactole : cet après-midi d’automne m’apparut comme une banque d’émotions et je commençai d’y puiser à foison.
    Cet après-midi d’automne, sur la sente des Crêtes où je reviens et reviens depuis tant d’années – où que nous ayons vécu, depuis le soir du bar, il y a eu un chemin de crête à parcourir les après-midi, dans notre vie avec Ludmila – je fais un nouveau compte du temps qui fout le camp et se recapitalise en même temps à l’instant où je m’engage sur ce chemin de crête d’où j’aperçois à la fois le lac et les montagnes d’en face et la mer derrière les montagnes et le désert derrière la mer, et là-bas, à la fois au-dessous et au-dessus du point où je me trouve, la croix de bois sur laquelle un autre probable juif a écrit ISRA sous l’étoile de David gravée au couteau de poche, et je me vois déjà sur ce promontoire, au pied de la Croix, de laquelle la vue plonge à la fois vers le haut, d’où notre mère-grand nous assurait que Dieu voyait tout, y compris la fourmi noire sur la pierre noire, et vers les bas où je verrai tout à l’heure les fourmis noires des épouses des émirs arabes sur le marbre noir des terrasses sommitales des grands hôtels de la cité friquée.
    Or, à l’instant présent d’avant cette aube nouvelle, vu du promontoire où j’écris à l’encre verte, le lac est comme une dalle de marbre noir, ou plus exactement comme une étole de soie noire de chez Dior aux franges constellées de petits brillants (je distingue précisément le diamant du Casino de la rive d’en face où s’achève une nuit de chimères ), et je me penche sur ce drap noir comme Dieu de son propre perchoir après avoir laissé là-bas la maison basse du sommeil, je me suis fait un café grande tasse et je me suis dit : que la lumière soit, et ma loupiote s’est allumée au flanc des monts, je me vois alors du ciel où ma mère-grand m’a enseigné la première que Dieu trônait et me voyait, je suis cette infime particule de lumière qui fait un rond sur ma table reproduisant en plus doux le froid monocle d’argent de la lune là-haut, et voici, me dis-je, une fois de plus je vais tâcher, je vais m’efforcer, je vais reprendre mon fil d’encre verte qui est comme un chemin dans cette selva oscura, et me revoici, comme tant d’après-midi retrouvées, sur cette sente des Crêtes où, par les hauteurs et les bois aux appartements étagés à clairières et retraits, je sais que, de loin en loin, des bribes de leurs voix me reviendront dans la rumeur des avions et de la cité friquée, mille mètres plus bas.
    La sente se dessine juste après le minigolf désaffecté jouxtant la station supérieure du petit funiculaire relié à la station jadis prisée des Anglais, désormais remplacés par les émirs du pétrole et leurs épouses à silhouettes de fourmis noires, et là tu tires un peu à droite et cela monte aussitôt - ménage ta monture Arthur -, tu dépasses à main droite les vestiges des enclos aux cochons de laine de l’Auberge du Loup désormais désaffectée où a créché maintes fois l’écrivain américain Hemingway, tu entames la montée et déjà tu t’entends marmonner en marchant comme une espèce d’anachorète pérégrinant, et voici les voix te traverser et rameuter les présences et ressusciter les mondes et les intertmondes.
    Les dessous pénombreux du premier bois diffusent les mêmes parfums de vieux cuir et de fougère du bureau de ton grand-père, dans lequel tu as passé tant d’heures à voyager tandis que le Président rédigeait sa correspondance avec ses amis de divers pays. Les forêts m’ont toujours fait, en rêve, l’effet de grand appartements reliés entre eux par des couloirs et des funiculaires, des escaliers à n’en plus finir et des parcours d’arêtes battues par le vent, des gouttières et des corniches le long desquelles l’enfant en pyjama de pilou se faufile en buvant parfois un trait de lumière lunaire, mais à l’instant je reviens sur terre, j’envoie juste un SMS à Ludmila que je dois cueillir à la gare tout à l’heure et je reprends mon chemin à travers tous les verts ocellés de rousseurs et de jaunes rouillés, et ça y est, ce vert assombri de cette fin d’après-midi ne peut être que celui de la cage d’escalier de la maison de Grossvater dans laquelle retentit son pas jamais fatigué de vélocipédiste à petite valise de carton bouilli aussi noire que son costume et son chapeau de digne représentant ambulant dont tout le quartier sourit de la charbonneuse silhouette de vieil original infoutu de prendre jamais sa retraite, là-bas s’enfle la rumeur de l’heure de pointe de la fin de journée et me revient cette voix de Grossvater du commencement des Temps de nos enfances : « Une cigarette tue un lapin. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval ».
    Dans le sous-bois retentissent encore les rires de notre enfance à l’émouvante beauté. A l’instant je me rappelle le premier éclat de rire de l’Enfant, et j’en pleure encore d’allégresse, tant le rire de l’enfance irradie l'émouvante beauté de cette évidence que je ne suis pas un autre mais que je suis moi, l’Unique, et que tu es toi et qu’ils sont autant d’îles au Trésor.
    Nous savions tous par cœur, alors, les litanies de Grossvater : « Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin », récitions-mous à l’imitation de Grossvater. «Au commencement, Il a fait les cieux et la terre », récitions-nous dans le sous-bois où nous avions établi notre campement de ce dimanche-là. « Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer ». Or nul d’entre nous n’avait jamais vu la mer jusque-là. Aussi Grossvater continuait-il : «Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’Atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser »...
    Or cheminant dans notre selva oscura de l’instant présent, je me rappelle une fois encore les litanies de Grossvater tout en imaginant les raiders et les traders se jetant des hautes tours de leurs affaires foireuses, de par les continents, et les litanies de Grossvater me reviennent du fin fond de la forêt des années : «Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. » Et à la tante nous amenant de la gare pour cause de brouillard et de pluie : « Avec l’argent de ce taxi, on aurait acheté une quantité de pain !», lançait Grossvater d’un ton de prophète de l’Ancien Testament. Et sa gronderie faisait retentir à n’en plus finir nos rires à travers les sous-bois de notre enfance : « Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage. Dieu a tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté », et le grand Ivan jouait le cheval tandis que le petit Ivan jouait le lapin à fumer leurs clopes de bois fumant dans les clairières de nos enfances.
    Un peu plus haut on voit vraiment la crête de la sente, qui devient cette arête multimillénaire du crétacé aux poussières d’ammonites et aux fossiles nous rappelant que la mer est montée jusqu’à ces hauteurs au fil de le la formidable coulée du Temps, et voici d’autres formidables fils suspendus, un peu plus haut encore, où des fourrés surgissent les pylônes des lignes d’électricité à haute tension traversant tout le pays, à l’instant le fil vert de mon encre tisse une espèce de toile virtuelle à la fois ondulatoire et corpusculaire, j’écris que je saute un bref ruisseau dans la forêt et ce saut quantique me jette un siècle en arrière lorsque Grossvater cherchait un Trésor dans l’océan que figurait un étang proche de la ferme de son enfance, tout m’est trésor ce matin tandis que les Etats renflouent les banques à coups de milliards, le pied léger je monte et je descends le long de la sente des Crêtes, là-bas on dirait une clairière, ou comme une île mystérieuse en effet sombre étrangement où tout est humide et dissimulé comme le sont les bêtes de la Forêt, c’est en effet là-bas le Miroir-aux-cerfs par le chemin des eaux duquel, une autre fois, ailleurs peut-être, ou peut-être en rêve, tu t’étais imaginé naviguer jusqu’au cœur de la terre.

    Un peu plus loin encore - mais là tu regardes l’heure pour ne pas faire attendre Ludmila qui revient toute stressée de la ville aux affaires - , un peu plus loin, un peu plus tard, juste avant l’heure qu’on dit entre chien et loup, à l’extrémité de la sente des Crêtes, juste avant le promontoire, là-haut au bord du ciel grand ouvert dans lequel flamboie encore le dernier soleil éblouissant de cet arrière-automne fatal aux raiders et aux traders, à l’instant même, hors du temps, assis sur mon pactole d’or du temps, ce matin dans le noir, voici se déployer enfin cette large allée d’or, par delà les sous-bois, qui fait comme un parterre de temple tapissé d’un feuillage d’or que tu traverses en retenant ton souffle, comme dans la maison de Dieu le Père dont le Fils, te disait ta mère-grand, a vraiment donné sa vie pour toi, et d’ailleurs sa Croix est là-bas, ce n’est pas sorti de ton encrier : c’est là.
    Il n’y a pas de temps mort : voilà ce que me dit cette croix clouée en moi. Voici le jour se lever sur le monde des gens ordinaires, et nous allons tenter de vivre de nouveaux ou de nouvelles après-midi. Le passé nous attend dans la forêt de la ville où nous allons retourner tout à l’heure pour gagner notre vie en dignes gens ordinaires, et l’éternelle matinée sera aux affaires et ce seront ensuite de belles ou de beaux après-midi, ce sera selon, en attendant le retour des enfants…

    Je vis une fois de plus, à l’instant, l’émouvante beauté du lever du jour. L’émouvante beauté d’une aube d’automne aux verts passés et aux bleus tendre. L’émouvante beauté de l’or du temps qui ne rapporte rien. L’émouvante beauté des gens le matin. L’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac d’étain, tandis que le ciel vire au rose. L’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret.
    Je me dis souvent qu’il n’y a rien de beau ni d’émouvant dans la vie de trop de gens piétinés, mais qu’en sais-je ? Que savons-nous des gens me dis-je à l’instant en traversant la selva oscura de la ville aux affaires ? Qu’aurai-je jamais su de Grossvater et qu’aurons-nous su de nos pères et de nos mères ? Tout à l’heure ils vont se retrouver à leurs guichets de gens ordinaires. L’émouvante beauté de ces gens. Regarde ta mère traverser la rue du Temps. Regarde ton père la regarder, ce soir-là dans un bar. Regardez, les enfants…littérature

    Image JLK et LK: par les bois des hauts du Vallon de Villard

  • Ecrire au bord du ciel


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    20 ans déjà !

     

    RENCONTRE. Jean-Louis Kuffer publie son journal des années 2000, où nous apprenons à ne pas trop penser terrestre.

     

    Liberté.jpgPar JEAN AMMANN, dans La Liberté de Fribourg.

     

    Jean-Louis Kuffer vit dans «sa maison au bord du ciel», comme il dit. Un chalet, juché à 1100 m d’altitude, sur les hauts de Blonay, d’où il voit le lac Léman et les lumières d’Evian. Pour le trouver, c’est facile: il suffit de chercher quel est l’homme qui partage sa boîte aux lettres avec une four- milière qui monte, presque, jusqu’au courrier. Une fourmilière qu’il contourne chaque jour, qui l’oblige à tendre le bras et que pourtant, il ne songe pas à déloger.

    Désirade7.JPGChez lui, l’hospitalité ne s’arrête pas au genre humain. A partir de la boîte aux lettres, il faut encore grimper cinq ou six minutes pour atteindre La Désirade, un chalet perché dans les arbres: pas de route, pas de véhicule, mais une petite chenillette qui s’agrippe à la pente et vient soula- ger les habitants des fardeaux occasionnels. C’est là que Jean-Louis Kuffer, 65 ans, vit, écrit et chante: «Tous les matins, maintenant, et ce sera comme ça jusqu’à la fin, sûrement: cette boule qui était au ciel jusque-là est entrée en toi et pèse de tout le poids du monde – mais tu as en toi ce chant pour t’en délivrer...», dit-il dans les dernières lignes de Chemins de traverse, son livre paru en avril, le très beau journal des années 2000-2005.

     

    Contrepoids

    Ecrivain et critique littéraire, fondateur de la revue littéraire Le Passe-Mu- raille, Prix Schiller en 1983, Jean-Louis Kuffer vit au milieu d’une montagne de livres, dont certains pourraient paraître assez peu accessibles à première vue. Par exemple, pour accéder au secteur français, Jean-Louis Kuffer doit renouer avec son passé de varappeur: d’abord, il gravit quelques escaliers, puis il actionne un in- génieux système de contrepoids qui fait pivoter une planche de trois mètres envi- ron, laquelle vient s’appuyer pilepoil sur une poutre, ensuite il pose un escabeau sur ladite planche et enfin, au prix de ce que les grimpeurs appellent un rétablissement, il accède à l’étage sommital des auteurs relégués là-haut par la faute de l’ordre alphabétique et acrobatique. «Tous mes livres sont classés», prétend-il. Et ceux qui reposent sur le lit des enfants ayant déserté la maison familiale sont en attente de classement. «Heureusement, mon voisin m'a donné une grange où je pourrai mettre des livres», se réjouit-il.

     

    «Une monstruosité»

    «L’écriture est le seul lien continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité», a-t-il écrit. Cinquante ans de carnets, 43 ans de critique littéraire, dont 23 ans passés à 24 Heures, et une vingtaine de livres publiés... Jean-Louis Kuffer a longtemps fréquenté Vladimir Dimitrijevic, qu’il nomme Dimitri, fondateur des Editions de L’Age d’Homme, jusqu’à ce que le compagnonnage ne soit plus possible, l’idéologie ayant tué l’amitié. Il l’avait redouté, lorsque la Yougoslavie s’enflamma. Le 25 juin 1993, il écrivit dans une lettre à son cher Dimitri: «Vous dire enfin que ce qui me fait le plus mal touche à notre amitié, dont j’espère qu’elle ne succombera pas à vos emportements politiques et religieux.» Près de 20 ans plus tard et malgré une réconciliation, la douleur de la rupture est toujours vive, purulente: «Au cours du siège de Sarajevo, à l’été 1993, je m’étais ému du sort des enfants bosniaques. Dimitri avait dit: «Les enfants, bah, il suffit d’en refaire!» Une monstruosité pareille, vous vous rendez compte?»

    Dans L’Ambassade du Papillon, Jean-Louis Kuffer avait relaté l’événement: «Voilà bien la pire saloperie que j’aurai entendue depuis le début de cette guerre immonde, et il faut que ce soit celui qui se disait mon meilleur ami qui profère cette abomination.» L’écrivain partira chez Bernard Campiche. Ce qui ne l’empêchera pas, en juillet 2011, de signer un hommage nécrologique, comme on scelle le tombeau: «Dimitrijevic et son «lieutenant» Slobodan Despot animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre- propagande, selon eux) qui entacha dura- blement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être.» Point final pour solde de tous comptes.

     

    Vivons fâchés

    Pour vivre heureux, vivons fâchés! Vladimir Dimitrijevic, Georges Haldas, Jacques Chessex, l’équipe du Passe-Muraille... Jean-Louis Kuffer se brouille souvent, c’est chez lui une forme d’honnêteté, d’indépendance d’esprit aussi: «En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié.» Il avait vingt ans, il appartenait aux Jeunesses progressistes, la relève du trotskyste POP (Parti ouvrier populaire): «Je lisais Cingria, on me reprochait de lire un écrivain fasciste!», s’étonne-t-il encore. En 1968, pour ne rien manquer du joli mois de mai qui épouvante les petits bourgeois, il part pour Paris, débarque à la Sorbonne. Le discours le laisse sceptique: «Tous ces gens parlaient comme si la révolution était déjà faite.»

    Le 14 mars 1972, à l’âge de 25 ans, il se rend au domicile de l’écrivain Lucien Rebatet qui, lui, est ouvertement fasciste. «J’avais aimé son roman, Les Deux Etendards, un très beau roman qui, pour moi, n’avait rien de fasciste: il racontait le combat de l’agnostique et de l’intégriste, Nietzsche contre la chrétienté en quelque sorte...» Il publie l’interview de Rebatet dans La Feuille d’avis de Lausanne, l’ancêtre de 24 heures. Ce qui lui vaudra un procès digne de Moscou: «Une réunion des Jeunesses progressistes s’est tenue au restaurant Le Major Davel, à Lausanne, et quelqu’un est monté sur la table pour dire qu’il fallait me tuer!» Il échappe à la peine capitale pour en sourire aujourd’hui: «J’ai toujours eu envie de faire ce qui est interdit.»

     

    LUCIA4.JPG«C’est vite trop petit»

    Dans le petit monde des lettres ro-mandes, il était dit qu’il était interdit de se fâcher avec Jacques Chessex. Jean-Louis Kuffer s’est frotté à celui qu’il appelle Maître Jacques dans L’Ambassade du Papillon  et aujourd’hui encore dans Chemins de Traverse, où, sans frémir, sans l’ellipse de quelques points de suspension, il traite Jacques Chessex de Judas: «Et j’ai dit bien pire dans L’Ambassade du Papillon», claironne-t-il. Dans la conversation, il ajoute une couche, il peint au vitriol un Jacques Chessex «manipulateur, cynique, jaloux»... Certains ont dit que Jean-Louis Kuffer possédait «l’art de la brouille». Il a qualifié la formule d’inepte.

    Dans Le Matin Dimanche, Michel Audétat a dit qu’il lisait les carnets de Jean-Louis Kuffer comme il regarderait par le trou de la serrure: «Pour moi qui sors peu, le journal de Jean-Louis Kuffer est comme un trou de serrure où j’aime coller l’œil pour voir ce qui se passe dans le milieu littéraire romand. Je m’informe: cancans d’écrivains, brouilles et embrouilles, trahisons et réconciliations... Qui n’a pas ses petits plaisirs de conciergerie?»

    Pour nous, l’intérêt est ailleurs. Nous lisons ces carnets de Jean-Louis Kuffer pour trouver des phrases, posées comme des étoiles au milieu de la nébuleuse des heures. Exemple: «Certains jours sont plus discrets, qui se pointent avec l’air de s’excuser – pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant, et d’ailleurs les revoici dans le gris bleuté de ce matin, comme s’ils étaient vivants...»

    Dans les carnets de Jean-Louis Kuffer, nous apprenons le difficile métier d’homme. Nous nous élevons au gré des citations: «Et puis, tu sais, il ne faut pas trop penser terrestre, c’est vite trop petit.»

     

    Jean-Louis Kuffer, Les chemins de traverse, lectures du monde (2000-2005), Olivier Morattel.

     

    BIO EXPRESS

    JEAN-LOUIS KUFFER

     

    1947 Le 14 juin, naissance à Lausanne

    Lucy69.jpgMarié depuis 1982 à Lucienne (sa «bonne amie»), deux filles, Sophie, née en 1982, et Julie, née en 1985.

    Lucy76.jpg

     

     

    1969 A côté d’études de lettres et de sociologie à l’Université de Lausanne, il entame une carrière de critique littéraire, notamment à La Liberté.

    1973 Il publie son premier livre, Ô terrible, terrible jeunesse! cœur vide! à L’Age d’Homme, les éditions de Vladimir Dimitrijevic.

    1989 Il entre à 24 heures, qu’il quittera à l’âge de la retraite, en juin 2012.

    1992 Il fonde, avec Jean-Luc Badoux, Christophe Calame, Jean Marie Pittier et René Zahnd, la revue littéraire Le Passe-Muraille.

    2000 Parution de L’Ambassade du Papillon, chez Bernard Campiche. Brouille avec Jacques Chessex. JA

  • Saint Innocent

    FéeValse41.jpgIls l'ont retrouvé dans le placard cloué du cellier de la Cure, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de soulier, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le leur à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché.

    Ils s'avisent maintenant de cela que l'idiot n'a pas pu faire ce coup-là en ces lieux défendus par la Croix, ni non plus Coralie Candeur l'unique servante  du saint homme avéré qu'était Benoît Marie, jamais fléchi dans ses menées toute bonnes de curé de village - alors qui nom de Dieu ?

    L'enquête, assurément ne donnera rien, et le corps personne ne le réclamera, mais comme une crainte sacrée, un respect hors norme, quelque chose qui ne s'explique pas fait qu'on ne le cramera pas, ce moins que rien, et que l'oubli dont il surgit aujourd'hui doit signifier.

    Comme nous ne sommes plus tout à fait en Moyen Âge mais point pour autant au pays américain des experts ni dans l'Italie romaine des décisions populaires genre santo subito, c'est entre nous, dans le canton, qu'on réglera le cas: sûrement l'âme du petit garçon violé puis étranglé ne s'est point encore envolée; on va lui trouver un poète de rien du tout qui chantera sa Légende dorée; s'il n'a pas de nom vérifié ni de bio moins encore, qu'à cela ne tienne : on va lui inventer tout ça !

    Ainsi le journal du canton que, peut-être, vous méprisez - moi pas tant il est humble en sa bassesse ! aura-t-il lancé finalement, avec les images du cellier maudit et des yeux sans yeux du petit, ce nom parfait de Saint Innocent le Martyr du Placard  !  

  • Pajak le guetteur

    Pajak3.jpgC'est un poète comme je croyais qu'il n'y en avait plus à part quelques-uns, un critique de la vie qui va et ne va pas tel qu'il n'y en a plus tellement non plus, un lecteur du monde selon mon goût profond mais avec ses goûts à lui, enfin c'est un écrivain existentiel qui filtre ce qui lui est essentiel en phrases de plus en plus simples et belles que Frédérik Pajak.

    Je n'ai rencontré Pajak qu'une fois, je crois, il y au moins 33 ans de ça (ce qui fait quand même l'âge d'un Christ ou d'un Mozart) et le courant n'avait pas vraiment passé entre nous, même pas du tout. Il faut dire que quand deux timides se rencontrent ils ne se racontent pas forcément des histoires de timides, mais j'ai bien aimé son pull rouge sang provoquemment marqué des noires initiales CCCP de l'empire point encore éclaté de ce temps-là; après quoi Pajak avait publié un premier roman intitulé Le bon larron qui m'avait paru moyen plutôt que bon; et de la vie a passé ensuite et d'autres livres de lui ont paru dont une série de grands volumes jouant sur le contrepoint du texte et du dessin, de plus en plus personnels et captivants, entremêlant récit perso et commentaires de destinées illustres sous une suite de titres combien évocateurs, tels L'inventeur de la solitude (Martin Luther), L'immense solitude (Nietzsche et Pavese), Humour (une bio de James Joyce) ou L'étrange beauté du monde, puis En souvenir du monde (tous deux en complicité avec Léa Lund).

    Pajak6.pngOr ce que déclare Pajak dans le préambule de ce nouveau livre, intitulé Manifeste incertain, c'est qu'il n'a cessé, depuis sa jeunesse à trente-six emplois temporaires dont celui de couchettiste des wagons-lits internationaux, d'écrire et de détruire ce même manifeste incertain en lequel on pourrait voir le livre fantôme que tant d'écrivains rêvent de composer et qui sans cesse se dérobe ou se module, bel et bien, sous d'improbables formes.

    "Il faut parler à partir de rien, de la plus pauvre des paroles", écrit FP. "Il faut faire feu du bois mouillé. C'est dans les lieux communs que danse la chétive lumière. Elle est précaire, protégez-la , emprisonnée dans sa lanterne qui va au profond de la terre, où est l'oeil du monde".

    Bon, moi je n'aime pas trop qu'on me dise qu'il faut faire ceci ou cela, alors que je me le reproche déjà si souvent. Mais j'aime la musique de ces phrases de Pajak et la mélancolie qui s'y faufile. Au fond c'est cette pauvre lumière de la mélancolie que je préfère dans les livres que j'aime parce qu'ils explorent les galeries du coeur humain, si présente et si ténue, si vive et combien incertaine là aussi, dans les écrits et la vie de ce pauvre type que fut Walter Benjamin et que Pajak revisite ici.

    Il y a des tas de gens bien savants qui ont disserté à propos de Walter Benjamin, WB pour simplifier, et Bruno Tackels lui a consacré en 2010 un pavé biographique moultement éclairant, mais ce qu'en écrit FP dans le chapitre de son Manifeste incertain sous le titre angélique d'Il n'y a que le ciel... est d'une très rare justessse ramassée et d'un exactitude d'observation sans pareil à mes yeux. Comme souvent les autodidactes diplômés de l'Université buissonnière, Pajak a le sens du plus important et le culot de la synthèse en toboggan.

    C'est aussi que tout ce qu'écrit FP va au-delà des mots autant que ça vient d'en deça des concepts arrêtés et des vocables non imagés. Or non seulement Pajak a le sens organique de l'image verbale: il a le génie brut de l'image plastique cadrée un peu comme au cinéma et jouant fabuleusement du blanc et des noirs. Moi qui ne suis guère amateur de bandes dessinées, à quelques exceptions près, je suis bel et bien estomaqué (autant que par le Voyage au bout de la nuit illustré par Tardi) par la puissance expressive et explicative (sans peser) des dessins constituant le contrepoint des textes de Pajak.

    Il se passe des drôles de choses dans le roman contemporain de langue française, dont Walter Benjamin avait amorcé l'approche dans les années 30 de l'autre siècle. Alors qu'un Céline renvoyait dos à dos le roman-romance, équivalent de la lettre à la petite cousine,et le roman-reportage toujours en retard sur les journaux, Walter Benjamin posait la question de la reponsabilité sociale de l'écrivain et celle aussi du Narrateur, ou celle du genre épique. Relançant une observation de WB, FP en vient à constater que, de nos jours, la plupart des romanciers sont incapables de produire une critique pertinente de la société parce qu'ils y sont immergés et en somme à leur aise, comme autant de coqs en pâte. Or seul un romancier en guere contre la société pourrait, selon lui, rendre compte de celle-ci. Pour le moment, tout et n'importe quoi se trouve qualifié de roman, seul genre vendeur évidemment. Mais qui se plaindrait que les meilleurs livres du moment, du point de vue de l'écriture, ne soient pas de vrais romans ? Je pense notamment aux Désarçonnés de Pascal Quignard, aux Fugues de Philippe Sollers, à 14 de Jean Echenoz ou à l'Autobiographie des objets de François Bon. A contrario, l'on constate le retour en force du storyteller à l'américaine avec ce roman splendide que figure La vérité sur l'affaire Harry Quebert de Joël Dicker, type du narrateur de grand souffle dont on ne dira pas, en revanche, que l'écriture innove dans sa modulation fine.

    Or Pajak rappelle que les livres de Walter Benjamin participaient eux aussi de ce genre hybride du récit-essai-pamphlet-poème, comme dans Sans issue, qu'il résume en ces termes: "Petits récits, notes, essais, théories fulgurantes,ils forment au bout du compte l'oeuvre existentielle d'une existence romanesque". Et Walter Benjamin lui-même de préciser: "La conception de la vie comme un roman"...

    Dans la foulée des modernes, qui n'avaient de cesse de balayer les notions d'histoire (la story qui revient dans le roman genre téléfilm), de personnages ou même d'auteur, et des postmodernes qui en ont déconstruit les débris dans leur esthétique "par défaut", Pajak se pose en lecteur du monde faussement naïf qui sait que le roman est de la vie pensée mais aussi racontée. Or cette façon de remettre l'église de la vie au milieu du village planétaire est intéressante par ses contradictions même et par le principe d'ncertitude sur lequel repose ce passionnant Manifeste incertain, premier volume d'un cycle à venir.

    Pajak4.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain. Editions Noir sur Blanc, 189p.

     

  • Génération sous vide

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    À propos de L'Âme désarmée d'Allan Bloom, réédité en version augmentée, parallèlement à la publication originale de L'Amour et l'amitié, aux éditions Belles-Lettres.

    En 1987 paraissait la première traduction d’un livre percurtant d’Allan Bloom : L’Âme désarmée, récompensé par le premier Prix Roussau au Salon du livre de Genève.

    L’ouvrage vient d'être réédité dans une version complète, parallèlement à la publication d’un très substantiel recueil d’essai intitulé L’Amour et l’amitié, où il est notamment question de Rousseau, de Tolstoï et de Shakespeare. À noter qu’Allan Bloom a fait l’objet d’un portrait romanesque saisissant, de la part de son ami Saul Bellow, dans le roman de celui-ci intitulé Ravelstein, paru chez Gallimard.

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    Quant à L'Âme désarmée, c'est un très grand livre constituant à la fois un aperçu saisissant de l’évolution des mentalités et des comportements dans les campus américains depuis les années 60, une analyse sans complaisance des profits et des pertes découlant du «progressisme» tous azimuts, et enfin une réflexion tonique sur les menaces que représentent, pour la civilisation, le relativisme creux, le nihilisme latent et l’utilitarisme borné qui marquent l’atmosphère des hautes écoles américaines (mais les observations de Bloom nous interpellent également),et sur la manière d’y faire face.

    L’enjeu de ce combat, qu’on pourrait dire, en simplifiant, contre l’esprit philistin, n’a rien d’académique. Au reste, il concerne l’ensemble de la société autant que l’université.

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    En pédagogue généreux et exigeant (le contraire du démagogue flatteur), Allan Bloom établit une série de constats qui ne relèvent pas, pour autant, de l’acte d’accusation. L’on sent bien que c’est par respect de ses étudiants qu’il stigmatise leur inculture et leur manque de curiosité, leur apathie et leur conformisme.

    Bien qu’il ne soit pas tendre avec la tendance dominante des sixties qu’il faut bien dire «de gauche».,Allan Bloom ne saurait être catalogué comme un penseur strictement « de droite ». Au-delà de cette opposition, c’est plutôt de l’antagonisme entre indifférence et curiosité, platitude et passion, amnésie et mémoire, médiocrité et qualité qu’il s’agit en l’occurrence. Des racines ont été arrachées et des liens rompus : d’où le désarroi et l’isolement des « solitaires sociaux » que sont devenus les jeunes d’aujourd’hui. Mais il n’est pas trop tard, nous souffle Allan Bloom. Ce que nous croyons vivre pour la première fois, les Anciens l’ont déjà vécu. Encore faudrait- il que nous leur prêtions la moindre attention...

    L’essentiel de L’âme d é sa r m é e est consacré au bilan des grandes illusions nourries depuis deux décennies à l’enseigne de l’égalitarisme et du défoulement libertaire. On croyait l’égalité et la liberté, ces deux valeurs fondamentales de l’idéal démocratique, infiniment extensibles. Mais à semer l’utopie, on a récolté du vent.
    L’esprit d’« ouverture » systématique a fait de chaque jeune un citoyen du monde potentiel, mais qui ne sait plus rien aujourd’hui des cultures étrangères. La critique non moins radicale de toutes les valeurs traditionnelles (mythologie des fondateurs, liens familiaux, rites religieux et autres croyances) n’a pas abouti à la libération des esprits, mais à d’autres formes de crédulité, tandis que l’individu se retrouvait isolé. De même la liberté sexuelle se solde-t-elle par un nivellement des passions, et par des situations souvent cuisantes dont les femmes, les premières, font les frais.

    Or cette vague de propagande, soumise à l’influence dégradée du nihilisme nietzschéen continue de déferler sur une génération qui se défend de moins en moins bien, parce qu’elle manque de plus en plus de références.
    « Nos étudiants souffrent d’un manque d’intelligence psychologique effarant», remarque Allan Bloom, à quoi s’ ajoute ce phénomène catastrophique à ses yeux : que ses étudiants ne lisent rien. Mais au fait, qu’auraient-ils à apprendre d’un Dante «sexiste» ou d’un Shakespeare «raciste»? La musique omniprésente achève alors de diluer leur émotivité et leur jugement dans une orgie d’« extase prematurée ».

    Et cependant Allan Bloom ne désespère pas. Car tant qu’il y aura, à notre portée, un seul Grand Livre à redécouvrir, rien ne sera perdu. Et l’auteur de relever, dans la foulée, la soif intense de ses étudiants à cet égard. Dommage que l’université défende trop mal cette discipline absolument essentielle à ses yeux que représente, précisément, la simple lecture commentée.

    Car telle demeure finalement la meilleure arme qu’on puisse donner à un individu en quête de « quelque
    chose » : un Grand Livre …
    Allan Bloom L’âme désarmée » Julliard, 1987. Réédition aux éditons Belles-Lettres, avec L'Amour et l'amitié, 2019.

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  • Les miroirs d'Effi Briest

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    Du vieillissement (ou non) des "modernes". A propos d'Orson Welles et de R.W. Fassbinder 
    A quoi cela tient-il que certaines œuvres de jadis ou naguère nous semblent comme faites ce matin, et que d’autres plus récentes, qui se voulaient plus novatrices, se ressentent tant de leur époque qu’elles paraissent plus vieilles que les autres ? C’est la question qu’une fois de plus je me posais en regardant ces jours La splendeur des Amberson d’Orson Welles, qui date de 1942, et ensuite Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder, tourné en 1974.
    Dans l’œuvre prolifique et passionnante, non moins qu’inégale de Fassbinder, qu’un nouveau coffret réunissant 18 de ses meilleurs films permet de (re)découvrir chez soi, Effi Briest est un bijou qui n’est pas loin de l’esthétique splendide de Welles, avec un effet de distanciation (le fameux V-Effekt de Maître Brecht) qui en signale la « modernité ».

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    Relisant le roman éponyme de Theodor Fontane (autre merveille à (re) découvrir), Fassbinder use (et abuse) de jeux de miroirs et d’artifices de toute sorte pour donner à cette histoire de femme-enfant toute pure en apparence (Hanna Schygulla, d’une beauté luminescente à consistance de Sèvres) prise au piège d’un mariage hyper-bourgeois et d’un milieu hyper-conventionnel, sa touche de classicisme formel, quelque part entre Monet et le Visconti de Senso, mais en plus figé et cérébral, comme dédouané ou dédoublé par l’esprit critique.
    Rien de cela dans La splendeur des Amberson, qui « assume » absolument son faste formel et n’en a pas pris une ride pour autant. Paradoxalement en revanche, et malgré sa beauté et sa poésie aiguë, Effi Briest se ressent de son maniérisme et d’un soupçon de pédantisme qui procèdent finalement de cette tare d’une certaine esthétique « moderniste », fondée sur la conviction que l’artiste doit rappeler qu’il n’est pas dupe. On l’a vu mille fois dans les mises en scène théâtrales de la même époque, où il fallait absolument se montrer plus intelligent que l’auteur, mais on en revient aujourd’hui. Tant mieux n’est-ce pas ? D’aucuns en tirent prétexte pour taxer de réactionnaire ce retour à l’intelligence d’understatement, qui se fond dans la forme, alors que cette réaction salutaire passe les modes et les doctrines…

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  • Maria l'absolutiste

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    À propos du Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder.

    Ce n'est qu'avec ce 33e long métrage que Rainer Werner Fassbinder, en 1978, aura enfin obtenu la reconnaissance la plus large, et c'est avec un intérêt et une émotion intacts qu'on revoit, trente-cinq ans plus tard, ce premier élément de la Trilogie allemande, marqué par le retour d'Hanna Schygulla dans le premier rôle, quatre ans après Effi Briest. En supplément au DVD, le témoignage de la comédienne sur son personnage et, plus précisément, sur le dénouement explosif du film, éclaire d'ailleurs celui-ci puisque, au départ, RWF avait prévu le suicide de la protagoniste, conformément à son absolutisme psychologique.

    Fassbinder26.jpgMaria Braun incarne en effet un amour absolu qui ne se souille jamais en dépit des apparences, pas plus que le soleil se salit à traverser les lieux les plus sordides. Elle couche avec un soldat noir alors qu'elle ne cesse de penser à son mari qu'on lui a dit mort sur le front russe, elle couche ensuite avec l'homme d'affaires qui l'a engagée alors que son mari a pris sur lui la responsabilité de la mort du soldat noir qu'elle a assommé à son retour et qu'il croupit en prison; elle vit cet amour absolu hors de toute contrainte morale ou circonstancielle, sur fond de ruines, au début du film, et de reconstruction à la fin du film. On pourrait la croire cynique sans voir cette dimension d'un amour à la fois implacable et invivable - en tout cas selon Fassbinder, dont Hanna Schygulla s'est efforcée d'adoucir la vision - d'où la fin moins désespérée du film qui hésite entre la conclusion accidentelle et le suicide involontaire.

    Ainsi que le souligne également Hanny Schygulla, le film n'a pas été conçu explicitement par RWF comme une métaphore de l'histoire allemande de l'immédiat après-guerre, même si c'est bien par celle-ci qu'il a trouvé son considérable impact, lequel dépend aussi de tout un arrière-plan social et psychologique d'après le désastre (la bande son retentit du début à la fin d'une espèce de récurrent bruit de mitraille) sans compter l'ensemble des personnages gravitant autour de Maria Braun, non moins précisément dessinés. Au demeurant, c'est bien la destinée de Maria, jamais abattue en apparence, brave et libre, courageuse et non moins amoureuse, mais incapable finalement de se couler dans un moule bourgeois, qui donne son relief tragique à ce film restituant admirablement la tonalité d'une époque.
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  • Fassbinder aux extrêmes

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    À propos de L'Amour est plus froid que la mort, et de Querelle


    Il est intéressent et révélateur, avec trente ans de recul et les commodités du DVD, de regarder d'affilée le premier et le dernier des films de Rainer Werner Fassbinder.
    Ce qui frappe immédiatement, à la comparaison de ces deux oeuvres apparemment si dissemblables, voire opposées par leur esthétique, est ce qui les apparente au contraire par leur rigueur de conception, quant à la forme, et plus encore par la pensée qui en fonde le sens et par le style qui en scelle l'originalité personnelle.

    Fassbinder48.jpgL'amour est plus froid que la mort est typiquement, par son ton et sa forme, au noir-blanc quasi janséniste, un film sinon d'école (on sait que RWF n'en a suivie aucune), en tout cas de cinéphiles, marqué notamment par les cadrages, les ambiances et certain humour godardien.
    Cela étant, le synopsis roule déjà sur les relations triangulaires du désir mimétique, omniprésent dans l'oeuvre à venir de Fassbinder. Malfrat de petite envergure, Franz (RWF lui-même) refuse de se soumettre aux règles du syndicat du crime et se trouve, par celui-ci, acoquiné à un certain Bruno (Uli Lommel) pour divers mauvais coups auxquels participe plus ou moins Joanna (Hanna Schygulla), au fil d'une action stylisée à outrance, parodique et soumise à la fameuse distanciation brechtienne ou V-Effekt. Jawohl !
    Or tout ça, qui fait encore très années 60 intellos, n'en est pas moins marqué par la patte de Fassbinder autant que par la présence physique de sa bande issue de l'Antitheater, réunissant Ingrid Caven et Peer Raben, Irm Hermann et Kurt Raab, notamment. La dédicace à Claude Chabrol, Eric Rohmer et Jean-Marie Straub fait aussi date...
    Fassbinder43.jpg Féerie fantasmatique

    Treize ans seulement séparent le premier et le dernier film de RWF, qui en a tourné plus de quarante dans l'intervalle !
    Marqué par un scandale très médiatisé à sa sortie à la Mostra de Venise, en 1982, peu après la mort de Fassbinder, Querelle fut hautement loué par le Président du jury, Marcel Carné, que ses jurés ne suivirent pas. Aux yeux de certains, le film est LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, ou son film-testament.
    Pour ma part, j'abonde plutôt dans le sens d'Olivier Assayas, qui reconnaît l'exceptionnelle densité plastique de ce film, sans voir en lui un "testament", en cela qu'il annonce plutôt un renouveau du réalisateur plus qu'il ne marque une conclusion. À ce propos, certains ont voulu voir là le "chant du cygne" d'un artiste fini et suicidaire. Or Franco Nero, qui incarne dans le film le lieutenant Seblon, s'inscrit en faux contre cette vision des choses, rappelant que RWF avait trois grands projets en cours (dont un film sur Rosa Luxembourg) auxquels il devait être lui-même associé.

    Fassbinder37.jpgFantasmagorie sexuelle absolue, Querelle est probablement l'une des plus étonnantes adaptations d'une oeuvre littéraire au cinéma, à la fois très fidèle dans l'esprit et la lettre, parfois citée mot pour mot, et complètement libre dans son invention formelle et ses accentuations thématiques.
    Le roman-poème de Jean Genet, Querelle de Brest , a été écrit en prison et ressortit entièrement aux fantasmes érotiques du génial taulard érigeant, en dogmes inversés, les "valeurs" de l'érotisme homosexuel, de la trahison et du meurtre. Telle étant la façon, pour un enfant perdu de naissance, de "retourner" la situation que lui avait imposée la société.
    Dans la langue la plus somptueuse (Genet est sans conteste un des grands stylistes du XXe siècle),le roman tisse les relations, autour du bordel de La Feria, de tout un monde interlope dont la seule figure féminine est la mère maquerelle Lysiane, en couple avec Robert le dur, frère de Querelle. Le roman parodie le (mauvais) genre illustré par Carco et consorts, émaillé de dialogues canailles à souhait. Fassbinder, dans ce film de commande qui devait d'abord être tourné par Werner Schroeter, reste donc près de l'écrit, auquel il ajoute une imagerie à la fois kitsch (genre Pierre et Gilles à la puissance mille) et magnifique.
    Jean Genet parle explicitement, dans Querelle de Brest, de la "monstruosité des amours masculines", et l'on ne s'étonnera pas que le film de Fassbinder, fidèle à cette vision conséquente, ait scandalisé jusqu'aux membres de la communauté gay, notamment aux Etats-Unis où le sida commençait ses ravages. De fait, rien n'est plus éloigné de la "normalisation" que l'éthique de rupture rebelle d'un Genet (autant que d'un Pasolini), et nulle acclimatation non plus de l'amour "différent" ne se formule dans le film de Fassbinder dont les seules figures attachantes sont incarnées par Madame Lysiane (une Jeanne Moreau assez merveilleuse), le lieutenant amoureux (Franco Nero) et le jeune Gil (le lumineux Laurent Malet), tous trois tenus à l'écart des mecs narcissiques s'enfilant sans amour comme le serpent se mord la queue.

    Grande chose, assurément, du point de vue de la mise en scène autant que par sa vision extrémiste (et courageuse) de la phallocratie homosexuelle, Querelle n'est pas pour autant, à mes yeux en tout cas, ce qu'on pourrait dire LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, et l'expression idiote de film-culte n'en rend pas mieux compte. À vrai dire, toute l'oeuvre de Rainer Werner Fassbinder est à prendre dans son ensemble et sa progression de work in progress, formidablement poreuse en son époque...
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  • Quentin Mouron le faux bad boy dynamite tous les lieux communs

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    Sous le look trompeur du joli rocker ou du dandy à la coule, le trentenaire multinational dissimule un auteur d’une lucidité rare dont l’écriture s’aiguise de plus en plus. En millenial apparemment cynique, le jeune écrivain construit une œuvre sérieuse et en expansion constante, dont l’hyperréalisme panique fait écho aux romans de Bret Easton Ellis et de Michel Houellebecq. Après son dernier livre paru, le prochain (lu sur tapuscrit) annonce une œuvre possiblement majeure.
     
    L’image de Quentin Mouron séduit ou déplaît depuis que le lascar de 22 ans, en jeans et santiags, perfecto noir et mèche de corbeau sur l’œil, a surgi de la forêt québecoise de son adolescence dans nos arènes médiatico-littéraire avec une road-story au rythme célinien et au regard externe et intérieur tout personnel intitulée Au point d’effusion des égouts.
     
     
    Pour l’apparence, rupture complète avec la représentation ordinaire du jeune écrivain en nos contrées francophones, même si un Philippe Djian a donné à Paris le ton du nouveau bad boy à l’américaine. Mais déjà, le contenu et le contenant de l’auteur et de son ouvrage annonçaient un double jeu et un double fond parfaitement conformés, en somme, à la dualité du monde des apparences et des simulacres cachant celui des émotions et des affects personnels.
    Dès le premier roman de 2011, un double thème récurrent m’a semblé caractériser la perception intellectuelle et affective de la réalité par le jeune Quentin que deux formules résumeront: malaise dans la civilisation et l’amour n’est pas aimé. Et puis il y avait cette papatte : signature d’un véritable écrivain à venir ; enfin cette autre constante d’un personnage s’avançant masqué, de clinquante apparence au carnaval social, dissimulant une âme sensible.
     
     
    Une narration fondée en réflexion...
    Le septième livre de Quentin Mouron est un drôle d’objet-concept à deux têtes, combinant un essai littéraire plutôt sage à dégaine para-universitaire, Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde, et la reprise d’un petit roman noir plutôt fou en nouvelle version améliorée, L’Âge de l’héroïne.
    Or à quoi rime cet accouplement textuel ? Quel sens y a-t-il a rapprocher un esthète décavé du début du XXe siècle et un « privé » américain se dandinant dans un pastiche de polar sexy ? Le cher Olivier Morattel, éditeur fan de Mouron à l’inoxydable fidélité et néanmoins soucieux de ne pas ruiner son épicerie fine, aurait-il perdu la boule par amitié en proposant cet improbable multipack défiant tout succès commercial ? Que non pas ! Car ce qui pourrait apparemment relever de l’artifice littéraire propre à décourager la lectrice ou le lecteur correspond bel et bien à une double démarche poursuivie par le jeune auteur, de narration et de réflexion.
     
    À la première ressortissait entièrement le deuxième roman de Quentin, Notre-Dame-de-La-Merci, très remarquable plongée dans les embrouilles sociales et émotionnelles d’un groupe humain paumé dans la forêt des Laurentides, où le malaise existentiel était aussi présent que les exutoires du sexe et de la drogue.
    À la seconde, ensuite, répondait la diatribe polémique de La Combustion humaine, figurant un éditeur aussi intransigeant qu’irascible en quête furieuse de vraie littérature et concluant à la nullité d’à peu près tout. Trois premier livres, ainsi, actionnaient plus ou moins consciemment la « collaboration » des deux hémisphères de notre cerveau sapiential : l’intello et le sensitif, ou pour ce qui est du corps global : le cœur et le cul.
     
    Les masques de Jean Lorrain le pédé et de Franck le camé : deux décadents en quête de dépassement…
    Mais comment, sept ans plus tard, le tardif étudiant en lettres Quentin en est-il venu à s’intéresser à un Jean Lorrain, figure équivoque du Tout-Paris des années folles qu’on pourrait dire un personnage secondaire de la société proustienne, poète de seconde zone et romancier très oublié, mais auteur de deux romans (au moins) du plus vif intérêt, abordant avec verve et pénétration clairvoyante deux thèmes : l’individu hautement singulier face à la société en voie de massification, et la fonction de l’art ou de la littérature ?
    Si le jeune romancier s’est intéressé à Jean Lorrain, c’est peut-être à cause d’un petit roman noir antérieur et de son protagoniste paradoxal de détective privé cocaïnomane ferré en matière de bibliophilie, au prénom de Franck.
    De fait, de Frank le privé à Jean Lorrain le pédé, deux dandys incarnant apparemment la décadence, court une réflexion qui vise curieusement au dépassement de celle-là. D’une manière parente, Michel Houellebecq s’est intéressé, dans Soumission, à cet autre « décadent » que fut Joris Karl Huysmans, auteur de l’emblématique À rebours - également cité à propos de Jean Lorrain - pour aboutir à ses propres conclusions.
    Mais pour dire quoi tout ça ? Dit en quelques mots: pour situer l’individu d’aujourd’hui par rapport à la meute, le roman par rapport au « reportage » ou le langage par rapport à la langue en perdition...
    Du tragique Hamlet au pré-romantique Werther de Goethe, anticipations « métaphysiques » de la moderne conscience malheureuse de l’individu occidental dont les avatars poétiques se multiplieront dans le romantisme et jusqu’aux sublimes figures de poètes maudits incarnée par Baudelaire et Lautréamont, l’on voit bien comment, sur fond d’évolution sociale et de révolution industrielle, le philosophe (tel Nietzsche) ou l’écrivain (tel Dostoïevski) ont fondé leur esthétique ou leur éthique par rapport à la nouvelle société.
    Comme le montre aussi Quentin Mouron dans son essai, Jean Lorrain, par opposition au naturalisme d’un Zola, a été tenté par la pose et les masques, la comédie et les extravagances imitées de Baudelaire et de son « aristocratique plaisir de déplaire », du côté de l’art pour l’art et de la fuite du monde, pour finir pas s’empêtrer dans les marécages de celui-ci. Avant lui, le nihilisme esthétique de Franck, protagoniste de L’Âge de l’héroïne, avait abouti à peu près à la même impasse, fauteuse d’un regain de mélancolie finalement sublimée par un style étincelant...
    Et quelle conclusion tirer alors ? Détachement ou engagement, fuite ou implication ? Nihilisme ou réalisme ? Entre les deux, à vrai dire, Quentin Mouron semble hésiter comme un personnage de Beckett dans sa poubelle. Désespéré et pourtant joyeux. C’est en tout cas ce qu’on se dit à la lecture des Suites bergamasques – titre de travail de son dernier roman encore en chantier.
     
     
    Love story 2020, ou les enfers du fun
    Une image de Quentin Mouron, datant il me semble de l’époque de son avant-dernier roman (Vesoul, le 7 janvier 2015), le représente en bad boy ténébreux tenant en mains un livre en feu. Le roman en question mettait en scène un jeune plumitif fuyant son devoir d’Helvète civiliste pris en stop par un cadre propre sur lui du nom « improbable » de Saint-Preux, le jour de la tuerie de Charlie-Hebdo coïncidant avec sa découverte d’un trou de province où congrès et festivals de tout acabit culminaient dans l’hyperfestif.
    Là encore, le jeune auteur se la jouait sur deux tableaux simultanés, développant une intéressante réflexion sur la figure littéraire du picaro tout en incarnant un avatar de celui-ci dans cette mini-épopée sarcastique non moins que « foutraque ».
    Au passage, la lectrice attentive et le lecteur futé auront relevé les guillemets que j’ai collés aux adjectifs improbable et foutraque, entrés dans les mœurs langagières de notre époque. Tel étant d’ailleurs le nouvel opus de Quentin, cinquante ans après la parution de la romance mondialement concélébrée sous le titre de Love story (le roman d’Erich Segal, le film, la série, la BD, la ligne de parfums, etc.) dont le charmant (!) Gérard de Villiers me disait un jour en interview qu’elle valait bien mieux que Proust – telles apparaissant, en lecture de surface, les Suites bergamasques de Quentin le millenial : improbables et foutraques !
    En 2020, année de pandémie catastrophique à Bergame et environs, tout baigne pour le protagoniste du dernier roman encore inédit de Quentin fêtant, entre deux vagues et leurs confinements plus ou moins stricts, ses 31 ans : rien que du bonheur pour ce petit influenceur et sa « meuf » Sixtine, tous deux au début de leur vingtaine et vivant leur feuilleton quotidien sur les réseaux sociaux, escortés et le plus souvent adulés du matin au soir par leurs milliers de followers.
    Coté love story, vous aurez peut-être suivi, dans vos tabloïds préférés, les péripéties du feuilleton glamour vécu en 3D par le «vrai» Quentin et une jeune musicienne très chou, mais on « oublie » l’anecdote « perso » en découvrant les tribulations merveilleuses (ou bonnement atroces, selon le point de vue du narrateur schizo) du couple idéal se pointant quelque temps à Bergame pour se « ressourcer » et peut-être « faire le point » sur leur relation aussi foutraque qu’improbable.
     
    Copié/collé romancé d’épisodes de la « vraie vie » de Quentin Mouron et d’une compagne genre « fille capitaine » de sa génération alignant tous les poncifs de la jeune femme émancipée « à tous les niveaux » ? Bien mieux : transposition littéraire affolante de vérités-qui-blessent d’une pandémie invisible, toute mentale et affective, tissée de simulacres et de formules vides, qui affecte non seulement les générations XYZ mais tout cet univers qui est le nôtre, notre « ressenti » de chaque instant et notre jactance.
    Depuis son premier livre, tantôt « prenant sur lui » - vivant pour ainsi dire les délires de l’époque dans sa chair et son verbe -, et tantôt se gaussant du dehors en polémiste ou même en moraliste (le narrateur des Suites bergamasques cite parfois les Anciens…), Quentin Mouron n’a cessé d’achopper aux traits sigificatifs du langage commun tissé de clichés, à ces fameux lieux communs dont Léon Bloy a fait l’exégèse exacerbée au dam du Bourgeois, mais plus qu’aux bourgeois ou aux « bobos » c’est au langage de la tribu mondiale et de la «dissociété» qu’il s’en prend avec une fureur lucide réjouissante, retournant comme peaux de lapins tous les poncifs liés à la jeunesse qui gagne, au voyage formidable, au vivre-ensemble merveilleux, aux expos cultes (Joseph Beuys à Bergame, c’est carrément incontournable), aux débats citoyens sur Polanski et la fonte des calottes, à la cuisine ou à la baise éco-responsables et tutti quanti.
    Or l’on n’est plus ici au-dessus de la mêlée, comme un Philippe Muray quand il « déconstruit » ce monde des simulacres, on n’est plus dans la critique de gauche ou de droite genre Mediapart ou Causeur: on est dans le même sac que l’homme « pris au piège » et ça fait mal « quelque part ».
    Bret Easton Ellis, dès son premier roman (Moins que Zéro) scrutant les adorables zombies de sa génération blonde et droguée, avait « initié » le job, relancé par Houellebecq ou, un ton en dessous, par Vincent Ravalec ou Aurélien Bellanger. Autant dire que Quentin Mouron, scrutateur des solitudes, n’est pas tout à fait seul même s’il me semble unique par son timbre de voix et sa poétique en voie de développement...
     
    Et l’Avenir radieux dans tout ça ?
     
    Les voies de la littérature sont multiples, et désespérer de son avenir me semble aujourd’hui aussi vain que d’annoncer la mort du roman entre 1960 et 1990, la fin du cinéma selon Godard ou la nullité des nouvelles générations selon Régis Debray se confortant dans ses « modernes catacombes ».
    Il y a un siècle, le génial catastrophiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, pointait l’avènement du « nivellisme » avant qu’un Cornelius Castoriadis ne constate « la montée de l’insignifiance », en attendant la « fin de l’Histoire » annoncée par Francis Fukuyama. Or tout ça est salubrement propice à nous maintenir éveillés, mais la vie continue, et si les idéologies politiques et religieuses n’en finissent pas de nous enfumer, le pas de côté reste possible et la littérature est là pour ça.
    Dans la conclusion d’un essai lumineux du physicien « hérétique » Freeman J. Dyson intitulé La vie dans l’univers, le savant dit la confiance inaltérable qu’il voue, parallèle au récit de la Science, à celui de la littérature constituant ce que John Cowper Powys, autre visionnaire, appelait le journal de bord de l’humanité.
    Quel rapport avec les livres d’un Quentin Mouron que je viens d’évoquer ? Celui que résume la phrase fameuse : J’étais là et telle chose m’advint…
    Dans ses Suites bergamasques, confirmant un grand talent et préludant à une œuvre peut-être importante, le romancier illustre (sans le vouloir évidemment) la montée aux extrêmes de la relation mimétique maintes fois décrite par René Girard. Une love story à la fois réelle et fantasmée vécue par triangulation, via la meute d’Internet, la destruction de toute intimité, le sexe évoqué à tout vent plus que vécu, toutes les certitudes affichées sur fond de détresses personnelles non-dites, de frustrations non avouées, de pétoche silencieuse annonçant la trouille virale que nous connaissons.
    « Peu importe jusqu’où l’on regarde dans l’avenir », écrit Freeman J. Dyson, « les êtres humains auront toujours besoin de partager des histoires, et ce partage est le fondement essentiel de la littérature » (…) La littérature restera une manière d’embaumer nos pensées et nos sentiments pour les transmettre à nos descendants »…
     
    Quentin Mouron. Jean Lorrain ou l’impossible fuite hors du monde (essai) suivi de L’Âge de l’héroïne(roman, 2ee édition). Olivier Morattel éditeur, 219p., 2020.
     
    Freeman J. Dyson. La vie dans l'univers, réflexions d'un physicien. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 256p., 2009.

  • Platonov et le saint Anonyme

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    À propos de La Fouille.     

     

    "Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d'existence. Son bulletin de licenciement précisait qu'il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail".

    Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu'on pourrait situer entre la transparence  et l'efficacité narrative de la Légende dorée ou d'un rapport administratif. Et ce n'est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d'hagiographie du Saint Anonyme -, d'un obscur vagabond, clochard céleste qu'on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l'âme a été peu à peu étouffée par les directives de l'idéologie présidant à l'établissement d'un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d'être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l'herbe pousse avec une bonne volonté d'essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l'édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l'ironie sous-jacente propre à Platonov.

    Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n'est pas un "dissident" comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d'une forme très singulière, et spécifiquement russe, d'humour philosophique, voire métaphysique.

    Cela dit, La Fouille n'est pas un livre drôle du tout. Si j'ai parlé d'humour, c'est pour qualifier une attitude devant l'existence faite à la fois d'incrédulité fataliste et de pitié, d'accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

     

    "Comment avons-nous pu en arriver là ?", semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d'autre font écho en s'exclamant crânement: "Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p'tit bonheur !"

     

    Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l'histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l'Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu'on appelle la "révolution industrielle", à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d'acier.

    L'humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée "masse responsable". Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l'homme de Néanderthal, et son langage d'un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.  Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l'abstrait: l'idéologie n'est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue - en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d'emploi du réalisme socialiste jusqu'à l'absurde et vous aurez l'art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.  

     L'envers du Slogan    

     

    Platonov02.jpgLa grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici  que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."

    Aujourd'hui, l'on creuse la fouille qui servira à l'édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l'on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à "La Ligne", après liquidation des koulaks qu'on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu'à l'océan.

     

    Mais aujourd'hui et demain, chez Platonov, c'est tout un. Car le temps semble s'être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s'expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l'Histoire, a pris les traits de l'ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu'il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

     

    Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide. L'Occident n'a pas encore accouché de son Platonov (même s'il y a Beckett, en nettement plus émacié...), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, pas plus  les slogans du Grand Magasin, n'ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

     

    Platonov03.jpgAndrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

     

    (Cet article à paru le 9 novembre 1974 dans les colonnes de La Liberté)

     

  • Ceux qu'inspire la Nébuleuse

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    À mes amis Jean-Daniel Dupuy et Bona Mangangu, arpenteurs certifiés de la Nébuleuse.

     

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui ne s'attend qu'à l'inattendu /Ceux pour qui la vie est un songe et inversement / Celui qui élève le somnambulisme au rang d'art premier / Celle qui rappelle à ses élèves que la nature a inventé l'arbre mais pas l'armoire à balais / Ceux qui scutent sans oeillères la réalité latérale / Celui qui affirme que dans les syndolies du bélophéronte il n'y a qu'oeufs au plats et logique ballante / Celle qui estime qu'au regard de la mort et du cours du Nasdaq le réel et l'irréel s'entrebâillent /  Ceux qui postulent que le postulat postule l'Homme avec ou sans cravate à pois / Celui qui compte sur le lundi pour ressusciter / Celle qu'indigne la glose naturaliste selon laquelle tout a toujours existé et même avant / Ceux qui postulent que leschoses de la vie doivent être traduites de l'autre côté de la vie et par exemple dans un atelier bien chauffé d'au moins 20 m2 / Celui qui n'écrit que pour cas désespérés / Celle qui se fait un point d'honneur de s'impliquer sans s'expliquer jamais / Ceux qui vomissent d'avance les phrases prétendues sensées des gens prétendues sensées / Celui qui estime posément qu'il faut se dérober à la logique apparente sans se perdre dans l'illisible / Celle qui sait qu'il y a quelque part un village saint mais dire où ça elle sait pas Natacha / Ceux qui sourient à la lecture de la poésie voulue fatale / Celui qui songe à une anthologie de l'impossible avéré /Celle qui reconnaît le vrai réaliste à cela qu'il décrit le monde tel qu'il n'est pas / Ceux qui considèrent qu'un monde sans horizon n'est pas un horizon / Celui qui met de l'ordre dans le chaos sans écouter les bonnets noirs /Celle qui récuse la pseudo-réalité de la poésie qui dorlote / Ceux qui ne trouvent de validité poétque qu'à lamain qui les prend à la gorge /Celui qui détient le stéthoscope lui permettant d'identifier les battements de coeur de la vraie nébuleuse cosmicomique /Celle qui rapelle à l'épicière qu'au rayon des denrées coloniales tous les genres littéraires seront admis et le piment fusillant autant que le sucre candi / Ceux qui entendent pallier la terrible perte du Repère par l'usage de la Boussole Sensible Multifonctions / Celui dont la bonté signe la perte salutaire / Celle qui met dans ses romans toute la complicité du monde / Ceux qui font en sorte que chacun atteigne le secret qu'ilpourra/ Celui se spécialise dans l'interprétation ondulatoire et corpusculaire des heures nouvelles / Celle qui voit passer un vol d'infirmières dansle ciel gris propre à lui rendre un peu d'espoir en l'humanité zélée des soignantes ailées / Ceux qui se rappellent le petit bruit de trousseau de clefs et de menue monnaie de l'Apparition angélique à blouse de doctoresse  / Celui qui voit le tramway nommé Désir traverser la marée humaine sans grincer / Celle qui remplit son cercueil de terre pour y planter un peu de blé / Ceux qui se retrouvent piégés dans la boutique de la modiste volubile / Celui qui a constaté que la mode ne tolérait le retour du ruban que tous les sept ans / Celle qui se lave la face dans le bain de lumière et les fesses dans le bain de boue / Ceux qui morts le seront plus que leurs jouets / Celui qui sait qu'un vampire hante la garde-robe de la galaxie / Celle qui rêvant de luxe rêve qu'elle se fait prendre sur le canapé du taxi / Ceux qui dépriment l'humanité en l'éloignant des bancs publics, etc.

     

    Image: Rubato, 2012. Fecit Bona Mangangu. Chute de nébuleuse sur papier de sac de meunier. Technique mixte, 2mx1m. PP. JLK

  • Ceux qui chinent dans l'obsolète

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    Celui qui se rappelle l’origine latine féminine du mot Arbos également survivante en Lusitanie / Celle qui ouvre les bras dès qu’elle se rappelle l’histoire de l’Arbre de Jessé / Ceux qui se flattent d’avoir de la branche alors qu’ils manquent de racines / Celui qui tient du vieux Monod que les grains de son chapelet proviennent de l’azédarach / Celle qui s’accroche au mât de misaine dit aussi arbre de trinquet / Ceux qui pratiquent l’arborescence rêveuse en surfant sur la Toile / Celui qui s’impatiente de trop routiner dans ce bureau de bras-cassés/Celle qui brocarde le cacographe / Ceux qui donnent dans le cataglottisme / Celui qui s’égare en panglossolalies pédantesques / Celle qui trouve la jeunesse jactancieuse / Ceux qui ont le jambage califourchu / Celui qui se colloque dans la sinécure / Celle qui voit rouge dans le cresson bleu / Ceux qui savent le rapport entre castagnette et crotale sans en déduire rien / Celui qui fut fesse-cahier avant de se gourmer / Celle qui se spécialise en débinage misandre/ Ceux qui s’exclament : «Foin du plus beau monde si nous n’en sommes pas ! » / Celui dont la balle passe rasibus la tonsure de l’abbé Crampon / Celle qui taxe de  clampin le tire-laine à viscope de travers / Ceux qui ont une dégaine de crapoussins courts sur pattes et colas / Celui qui prend du recul pour mieux sauter Ludovine / Celle qui ne trouvant point de noble origine au fandango se remet au shimmy / Ceux qui font mâtiner leur chienne de race par excès de snobisms socialisant / Celui qui s’opiniâtre à pignocher / Celle qui rapetasse ses vieilles gloses / Ceux qui se remembrent  force souvenances, etc. 

  • Ch'musss'schaffe !

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    Chroniques de La Désirade (10)

     

    À propos de l’urgence réitérée de (re)créer le monde en période de chaos formaté. Avec les exemples d’Adolf Wölffli, de Louis Soutter et de Robert Walser, génies suisses plus ou moins typiques...


    Lorsqu’on venait un peu trop l’embêter dans le cabanon psychiatrique où on l’avait claquemuré pour sécuriser l’avenir des petites filles de ces régions de Suisse profonde, Adolf Wölfi lançait comme ça : Ch’muss schaffe !, faut que j’aille, je dois créer !, et il retournait à ses dessinages et ses scribouillis adornés de portées musicales.

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    Wölfli est objectivement, aujourd’hui, ce qu’on pourrait dire une star de l’art brut multimondial, ce dont il se fiche pas mal dans le ciel éternel où il trône depuis son dernier envol perceptible à vues humaines (en 1930, à l’asile de la Waldau où il a passé les 35 dernières années de sa vie), étant entendu qu’il devint un Bienheureux de son vivant ainsi que l’atteste son autobiographie de 25.000 pages intitulée La légende de Saint Adolf.

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    Les feuillets empilés du journal du grand méchant petit loup (son nom le signifie) constituent un tas à sa hauteur, mais ce n’est rien de le dire, pas plus que ne nous dit quoi que ce soit le nombre exact de brouettes maniées par le facteur Cheval pour l’érection de son fameux palais.
    Or que nous dit Adolf Wölfli, vacher suisse psychopathe qui a pris la peine de s’en expliquer sur tant de milliers de pages ? Absolument rien de cohérent qui se puisse comparer, par exemple, aux trois pages que Marcel Proust consacre, dans Le Temps retrouvé, à la flagellation du baron de Charlus surprise par le Narrateur au moyen d’un œil-de-bœuf et donnant lieu, quelques instants plus tard, à un bref dialogue sur le trottoir entre l’observateur fortuit et Jupien le tenancier du bordel pour messieurs, alors qu’un avion allemand vrombit à l’aplomb de celui-ci en posture de lâcher une bombe.

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    La folie du monde réfractée par la folie de Proust reste logiquement intelligible pour l’essentiel, alors que la démence de Wölfli, dispensatrice de folle beauté, relève du pur délire auquel chacune et chacun pourra dire ce que ça lui dit en toute liberté, sans que l’éclairage de tel ou tel pseudo spécialiste ne l’éclaire en rien.

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    J’ai lu quelque part, sous la plume du spécialiste en question (ou de n’importe quel autre au même titre d’expert) que le délire de Wölfli relevait de la compulsion masturbatoire. Or un discours de semblable acabit peut être appliqué au génie, moins brut que celui du toqué de la Waldau, d’un Louis Soutter, ou même d’un Robert Walser dans certains de ses écrits tardifs à la patte de moucheron, mais en quoi cela me dit-il plus que ce que me dit la musique visuelle de Wölfli, la dramaturgie tragique des dessins au doigt de Soutter ou la rêverie supérieurement éclairée de Walser ?

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    Aux spécialistes, parfois même géniaux eux aussi (un Dubuffet ou un Deleuze) lui tournant autour avec leur micro-télescope braqué sur lui, Adolf Wölfli répond par un « ch’muss schaffe » que j’ai envie tous les matins de balancer à mes 4000 amis de Facebook et même à mon âme sœur qui s’inquiète à notre éveil de savoir ce que nous allons faire de cette sainte journée dont le premier regard sur les montagnes d’en face me répète tous les jours qu’elles s’en foutent, alors que moi : Ch’muss schaffe ! en ne désespérant pas que mes 4000 amis sur Facebook s’exclament eux aussi à leur tour: c’est ça, refaisons le monde !

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    L’extrême attention à chaque détail des folles fresques enluminées de Wölfli, la prodigieuse concentration de sensibilité souffrante et de lyrisme déchirant des dessins de Soutter, l’inaltérable ingénuité du regard de Walser sur le drôle de monde dans lequel nous vivons figurent autant de danses au bord du gouffre ou sur le volcan prenant un relief particulier en notre Suisse repue tirant jouissance et/ou profit de sa bonne ou mauvaise conscience – c’est devenu du pareil au même -, à l’image du monde mondialisé menacé par sa propre folie destructrice, tandis qu’une ou un paumé, ici et là, ou peut-être des millions partout, se disent ce matin avec cet air dingo de l’enfant se prenant pour Dieu : « Ch’muss schaffe ! »

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  • Déclinaisons du secret

     

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             En lisant Le tort du soldat d’Erri De Luca

     

    1. 1. Le secret

    Certains textes sont, ou paraissent, insondables, liés par exemple à telle ou telle tradition spirituelle ou mystique. Plus ou moins obscurs au premier regard, codés, chiffrés, supposant une initiation, ils sont censés contenir un secret, et peut-être le secret des secrets, qui sait ?Or, comment trouver la clef du langage secret ? À quoi rime le secret entretenu par certaines langues ? Et que faire de ce secret : le respecter ou le violer, le préserver ou l’éventer ?

    Telles sont les questions qui se posent, incidemment ou plus explicitement, à la lecture du dernier récit traduit de l’écrivain-poète italien Erri de Luca, Le tort du soldat, dont le noyau secret a, sous la langue, la douceur et la saveur de fruit de la pulpe de l’oursin, entouré comme on sait de redoutables piquants.

    2. Secrets de guerre

    Le tort du soldat n’est en rien ésotérique, même s’il touche aux secrets de langage liés à la mystique juive et s’il passe, lui-même, par les modulations ondoyantes de la poésie.Brutalement parlant, Le tort du soldat traite de la fuite d’un criminel de guerre nazi dont le secret risque d’être percé par « eux », les innommables dont il a collaboré activement à l’extermination physique, sans se douter de cela que leur secret à eux le contaminerait après leur mort, l’obséderait et le pousserait finalement à en finir de la plus vulgaire façon. 

    3.Degrés du secret

    Comme il en va de l’oignon, l’objet du secret se découvre par couches successives, et c’est ainsi par exemple qu’un enfant, au prénom d’Erri, a découvert les premiers secrets de la langue napolitaine et que, quelques décennies plus tard, l’écrivain De Luca s’est senti attiré par les secrets de la langue yiddish.  Ainsi note-t-il au début de ce récit : « Le yiddish ressemble à mon napolitain, deux langues de grande foule dans des espaces étroits. »

    Et d’étendre la comparaisons plus précisément : « Elles sont donc rapides, composées de mots apocopés, capables de se faire de la place au milieu des cris. Elles ont la mêmequantité de mendiants et de superstitions. Elles sont expertes en misères, émigrations et théâtres. Elles utiisent des proverbes identiques et railleurs : « Mieuxvaut apprendre le métier de barbier sur le visage des autres ». Elles disent du progrès : « Un coup de pied dans le derrière est aussi un pas en avant ».

    Les secrets de la langue populaire relèvent de l’exercice aéré par la rue, mais un bon génie parent y circule qui, dans le yidddish, se déplace de droite à gauche.  Or e premier narrateur du récit, l’auteur en personne, le suit volontiers, devenu même si ferré en yiddish qu’un éditeur américain lui propose de traduire un choix de nouvelles d’Israel Joshua Singer, frère méconnu du Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer dont Erri De Luca a déjà traduit La Famille Mushkat.

    Quant à la seconde narratrice, c’est au langage du déni et du mensonge qu’elle a d’abord été confrontée, jusqu’au moment où sa mère, qui lui a fait croire longtemps que son père avait disparu et qu’elle vivait avec son grand-père, lui révèle que celui-ci est bel et bien son paternel, criminel de guerre recherché depuis des années.

    Ainsi l’oignon commence-t-il de livrer ses secrets et ses vérités toutes nues, au figuré et au propre. Sur les lieux d’Auschwitz, où l’auteur est de passage. Puis à Vienne, lorsque la fille du criminel de guerre prend sur elle de poser nue devant les étudiants de l’Académie des beaux-arts, sans leur livrer rien de sn intimité secrète.

    3. Transits secrets

    Même s’il n’a pas recours au vers ou à la machine à coudre des rimes rythmées, Erri De Luca est essentiellement un poète, tant par sa façon de manier l’élision ou l’allusion, l’image et la cristallisation du sens ou des sentiments, les rapprochements inattendus ou les déportements d’un plan à l’autre ou d’un temps à l’autre.

    En outre, Erri De Luca est un chroniqueur imprégné de l’esprit du conte, un passeur des rives du fait à celles de la fiction.

    Quand, de là-haut sur la montagne, dont il aime le grand air et les découpes de lumière, l’alpiniste lettré De Luca redescend pour se sustenter dans telle auberge des Dolomites, en poursuivant la lecture des nouvelles en yiddish qu’il a accepté de traduire, c’est sans se douter qu’il va y devenir le sujet-objet d’un récit que poursuivra une jeune femme entrée là, lui souriant puis prenant place à la table voisine, suivie par un vieillard immédiatement revêche, visiblement son père.

    4. Secrets de femme

    On sait que la femme est un être (si, si) dotée de parole, mais il y a plus : ses antennes sensibles (la fameuse intuition typiquement féminine, n’est-ce pas) et sensorielles, à fleur de peau et bien plus encore, en font, même petite, la complice privilégiée des êtres limités en matière d’expression verbale, tels, entre autres, les sourds et muets.

    Or c’est avec l’un d’eux, bien avant d’apprendre que son père est un génocidaire traqué, que la narratrice entretient une relation de peau à peau dans les eaux lustrales d’Ischia. À relever alors que les pages, dans Le tort du soldat, consacrées au lien sensuel et chaste à la fois qui se noue entre le jeune sourd-muet et la petite fille faisant la planche à fleur d’eau, juste portée par les doigts du garçon, constituent parmi les plus belles de ce récit.

    Un poète, dont la part féminine est ordinairement plus développée que celle d’un criminel de guerre, use lui aussi d’un langage qu’on pourrait dire à fleur de peau (la narratrice rappelle d’ailleurs, au passage, ce que disait Hug von Hofmannstahl à propos de la profondeur de la peau…), et l’on voit aussi ce que cela donne quand ledit poète se mette bonnement dans la peau de la jeune femme.

    Quant à celle-ci, refusant d’emblée de savoir le moindre détail des crimes de son père, n’en résiste que mieux aux essais de justification de celui-ci, comme quoi le « tort du soldat » n’est pas d’avoir consenti à l’horreur, et même de s’y être montré inventif (ce que revendique clairement le vieux bourreau) mais seulement d’avoir été vaincu. 

    5. Le secret des purs

    Ce que découvre le criminel de guerre en fuite, déguisé en facteur viennois et logeant tout près (!) du Centre Wiesenthal, à Vienne, où il délivre le courrier en déformant sa voix, c’est que le tort des nazis a été de perdre beaucoup d’énergie à l’extermination physique de ceux qu’il refuse de nommer, sans chercher à percer le secret de leur âme.

    Ainsi commence-t-il à lire, le soir, tout ce qui touche à la mystique juive, de la Kabbale au Zohar et, plus précisément, à la valeur numérique des lettres hébraïques, qui lui permet (croit-il) de percer à jour un secret décisif.

    Cette passion significative ne saurait troubler, ni moins encore contaminer sa fille, dont la conviction est faite que l’obsession de la pureté raciale, chez les nazis, ressortit à une conception mortifère de ladite pureté, à laquelle elle préfère l’impureté de la vie.

    Pour son père se risquant à l’exégèse, la Shoah était en somme prévue par la kabbale, dont le nom juif (hashoà) a la même valeur que le nom juif de la terre sainte (haàaretz hatova), mettant donc en relation la destruction des juifs et la naissance d’Israël. Où l’on voit, une fois de plus et toutes idéologies confondues, que le discours des « purs » sert à tout justifier.

    6. Le secret d’un poème

    Erri De Luca a traduit traduit du yiddish Le chant du peuple juif assassiné de Yitshok Katzenelson, qui « fut écrit et caché entre les racines d’un arbre dans le camp de concentration de Vittel, nom célèbre en France pour ses eaux mises en bouteilles. Katzenelson versa son chant dans les verres de ces bouteilles, plus de huit cents vers.

    Et de préciser, ensuite, que Katzenelson se trouvait à Vittel après avoir été exfiltré du ghetto de Varsovie avec de faux papiers, pour être arrêté ensuite en France. »

    Et de conclure : « Après la guerre, une femme, une ancienne prisonnière, creuse et récupère dans le camp de Vittel les vers mis en bouteilles par Katzenelson (…) J’ai traduit ces vers car ils sont le sommet littéraire sur la destruction des Juifs d’Europe »

    7. Secrets de l’enfant

    Si la part féminine est évidente chez tout poète ne se réduisant pas à un larbin de l’Etat botté et raidi par le salut au drapeau (le seul artiste tolérable au goût du père de la narratrice), la part enfantine est non moins importante, comme cela se voit à tout moment chez l’auteur de Montedidio.

    La beauté de ce livre, pur de tout sentimentalisme et de tout discours convenu à l’hypocrite façon contemporaine (le typique trémolo accompagnant toute allusion à la Shoah, aussi factice et douteux qu’est odieux le déni), tient à son mélange d’extrême porosité sensible et d’implacable netteté dans la relation des faits, mais aussi de liberté narrative, d’associations inattendues et révélatrices, comme celle d’une paroi de montagne verticale happant le regard vers le ciel et grandissant celui qui aspire à la gravir, opposé à celle d’un flanc noir de paquebot se dressant devant la barque d’un petit pêcheur napolitain et l’écrasant de sa masse.

    Enfin, Le tort du soldat ne saurait livrer tous ses secrets à première lecture. Comme il en irait d’un poème, c’est un texte non pas compliqué mais complexe, à la fois très limpide et très concentré, aussi profond et grave que profondément ouvert.

    Erri De Luca. Le tort du soldat. Traduit de l’italien par DanièleValin. Editions Gallimard, collection Du monde entier, 88p.

    À déplorer : la jaquette absolument hideuse de l’ouvrage en édition française, ridicule image d’un soldat en plastique genre playmobil, sans le moindre rapport avec le contenu et moins encore l’atmosphère de cet admirable récit.   

     

  • Ceux qui mettent les nuances

     

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    Celui qui se rappelle le moment crucial où Mademoiselle Eglantine Duplomb sa maîtresse de piano déclarait après le déchiffrement du morceau sur la Méthode Rose : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances » / Celle qui dispose d’un nuancier se réclamant à la fois de Vasari et de Goethe / Ceux qui estiment que le génie expressionniste manière belge, ou plus exactement hyperréaliste à cadrages biaisés, de Michel Houellebecq, manque un peu de nuances sur les bords mais on ne peut pas tout avoir conviennent-ils en revenant à la lecture d’Alice Munro ou d’Anton Pavlovitch Tchekhov / Celui qui trouve une certaine pertinence au jugement porté par Houellebecq (Michel, pas Gaston) sur l’idéologie sous-textuelle des poèmes de Jacques Prévert (« avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ») tout en se rappelant les vers immortels du même Houellebecq dans son impérissable Configuration du dernier rivage : «Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles possibles / En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes / techniques./ Est-ce suffisamment clair ? » /Celle qu’intéressent les combinaisons de couleurs des vêtements de Michel Houellebecq style pistache/framboise ou citron /bleuet qui font dire à Pierre Cardin que tous les goûts se défendent en social-démocratie si les Chinois achètent / Ceux qui constatent que la peinture de J.M. Turner n’est que nuances au point de se dissoudre à la manière des nymphéas de Monet dans un étang mal aéré / Celui qui dit à Marcelle qu’elle est une conne avant de se reprendre : conne vachement cultivée je reconnais / Celle qui qualifie les juifs et les arabes de« nez crochus » sans faire d’amalgame / Ceux qui jouent du Schubert comme si c’était du Bartok / Celui qui parle de Ruysdël comme d’un Raphaël hollandais sans le confondre avec Hamilton le photographe de nymphettes épilées/ Celle qui conclut volontiers que tous les goûts sont dans la nature laquelle reste de marbre quand deux vaches se montent dessus faute de train à regarder passer / Ceux qui tiennent à préciser au cocktail donné en l’honneur de Metin Arditi qu’eux aussi sont quelque part CHARLIE sans préciser à quel taux de change / Celui qui affirme que son néolibéralisme ne cautionne pas forcément l’exploitation des vraiment très pauvres s’ils le prouvent / Celle qui met des bémols à tous ses guillemets / Ceux qui prennent leur air de psys de gauche pour insister sur le fait (Marie-Ange, c’est moi qui parle) qu’on va travailler la question / Celui dont l’esprit caustique sent « les vieux démons » au dire de Maryvonne dont les antennes frémissent dès qu’on s’en prend à la gauche de la gauche /Celle qui aggrave son cas en essayant de préciser en quoi elle se sent plutôt Charlotte (la juive douée pour le dessin) que CHARLIE / Ceux qui sont pour le rétablissement de la peine de mort dans un esprit respectueux des droits de l’homme et après consultation des experts dont au moins une femme mûre  et un psy de couleur,etc.

  • Les oiseaux de Salamanque

     

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    Pour Sophie, en Dos Mil Dos.

     

    Tu es l'enfant de la forêt,
    l'esprit secret du violoncelle
    né bien avant je crois
    ta seconde naissance.

    Mais peu se le rappellent,
    ce temps de gestes un peu fous
    dans le chaos rebelle
    des étourneaux de Salamanque.

     

    L'ombre du temps durcira
    cette cire de l'enfance,
    mais au bois tu seras
    fidèle à ton insouciance.

     

    Quant au brouillard de Salamanque
    dans lequel tu flottais
    jeune étudiante entre deux temps,
    gracieuse, tu a su
    sans le vouloir le dissiper.

     

    Le violoncelle ignore
    à ce qu'on dit tout bas
    le montant de son compte en banque,
    ce qu'il fut avant d'être fait,
    et caetera et caetera.

     

    Le violoncelle ignore
    ce que sa voix pourtant rappelle
    aux cœurs des étudiants
    de la volée de Salamanque.

  • Le Royaume


    panopticon


    Il m’arrive d’être las des murs immaculés du monastère, ma contemplation se lasse jusqu’aux rives de l’ennui, je laisse donc ma cellule et descends par les rues où Satan ne va même plus tant il se sent abandonné, mais au pied des murs tagués on fait des rencontres, Dieu m’est témoin, j’y ai retrouvé le bleu des cieux dans les yeux d’un voyou et de sa voyelle, on s’est raconté nos chutes, eux dans le doute et moi dans la certitude, et je les ai fait sourire quand je leur ai dit qu’ils étaient confiés l’un à l’autre et que ça me sauvait de les savoir au monde même à moitié crevés par la dope…

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Un étrange apocryphe

    Coetzee01.jpgÀ propos d'Une histoire de Jésus, de J.M. Coetzee.

    Le nom du rabbi Iéshoua, que nous appelons Jésus dans la langue de Voltaire, sous "une seule voix", selon l'expression d'André Chouraqui, a suscité une quantité de représentations et d'interprétations. De l'unique Fils de Dieu rédempteur au zélote révolutionnaire, du mystique essénien au grand initié parmi d'autres, du Christ des douleurs au Pantocrator, Jésus n'en finit pas de nous interroger, comme on dit, et de nous inspirer, à travers ce que René Girard qualifie de révolution anthropologique, les sentiments et les idées les plus contradictoires et, parfois, les plus féconds.

    C'est ce que je me dis chaque fois que je reviens à ce livre à la fois méconnu et génial, dans la postérité de Nietzsche et Dostoïevski, qu'est La Face sombre du Christ (paru chez Gallimard en 1964, avec une long essai-préface de Joseph Czapski), et c'est ce que je me suis répété à la lecture du dernier roman de J.M. Coetzee, Une enfance de Jésus, dont le titre original, The Childhod of Jesus, est à vrai dire plus affirmatif...

    Certains lecteurs se demanderont probablement, à la lecture de ce roman, quel diable de rapport il peut bien y avoir entre l'histoire de ce petit David égocentrique et capricieux et celle que racontent les évangiles ? Or il y a bel et bien de la parabole, ou au moins de la fable romanesque, à la fois réaliste et tenant du rêve, dans le périple de David et de son protecteur Simon, de sa mère adoptive Inès et des autres figures vivantes de ce roman, y compris le chien Bolivar et le cheval El Rey.

    Un homme prénommé Simon, la quarantaine mais sans passé défini, débarque un jour sur la côte espagnole en compagnie d'un gosse de cinq ans qu'il a recueilli sur le bateau sans avoir pu lire le papier, emporté par le vent, sur lequel était inscrit le nom de la mère et son éventuelle adresse.

    Arrivés du sud de nulle part et sans ressources, comme des millions de migrants, l'homme et l'enfant se retrouvent d'abord dans un centre d'accueil de réfugiés d'un genre plutôt répulsif; puis Simon trouve un logement et un job de docker, amorce une relation avec une certaine Elena assez peu amène, et se met à la recherche de la mère de l'enfant dont il croit que son intuition (le coup de l'ange ?) va la lui faire trouver. Et de fait, Simon "reconnaît" la mère de David en la personne d'une femme dans la trentaine en train de jouer au tennis avec deux types, dont son frère. Or, priée à son tour de "reconnaître" son fils en ce môme inconnu, la prénommée Inès regimbe d'abord.  Mais le lendemain, contre l'avis de son frère Diego, sous l'effet à vrai dire non identifié du saint-esprit et de son désir plus terre-à-terre d'avoir un enfant à elle, Inès se dit partante pour la reconnaissance en maternité, et c'est parti... 

    On ne raconte pas un roman de J.M. Coetzee: on le vit. Etce qu'on vit en l'occurrence est un très déroutant et très prenant roman de la relation fondamentale entre un homme et un enfant qui pourrait être son fils, un enfant et une femme qui pourrait être sa mère, des gens qui semblent tous tombés du ciel et en quête d'une vie nouvelle. Rien là-dedans, au demeurant, d'une fable pseudo-mystique à la Paulo Coelho! Rien d'explicitement chrétien ! Rien que de mystérieusement humain...  

    Dans la foulée, le roman touche à des multiples instances de la vie familiale ou sociale  qui semblent aller de soi, qu'il s'agisse des sentiments maternel ou paternel biologiquement non fondés, de l'apprentissage des mots et des nombres par un enfant qui aimerait gouverner le langage et le réel, des raisons de faire l'amour ou d'y renoncer selon qu'on est home ou femme, des raisons d'admettre un travail abrutissant sans chercher à l'améliorer, entre autres.

    Après les romans qui ont fondé la notoriété mondiale de J.M. Coetzee (prix Nobel de littérature en 2003), des mémorables Au coeur de ce pays et Michael K, sa vie, son oeuvre, jusqu'à Disgrâce, tous marqués par les réalités sociales et politiques de l'Afrique du sud au temps et au lendemain de l'apartheid, Coetzee n'a cessé d'explorer les multiples aspects de la réalité contemporaine et de ses propres migrations personnelles, entre la remémoration de Vers l'âge d'homme et le formidable Elizabeth Costello  posant la question des pouvoirs de la littérature face au crime dit "contre l'humanité".

    Quant à son dernier roman, il prolonge cette sorte de méditation romanesque en phase avec le "bruit du temps", sur une ligne finale qui me rappelle ce que le philosophe russe Léon Chestov appelait la "lutte contre les évidences", avec une façon de remettre en question nos certitudes qui évoque, en somme, celle d'un certain blanc-bec palestinien affrontant les docteurs de la Loi juive...   

     

    J.M. Coetzee. Une enfance de Jésus. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga Du Plessis. Seuil, 2013, 376 p.

     

    Vassily Rozanov. La face sombre du Christ. Essai-préface de Joseph Czapski. Gallimard, 1964.

     

    Léon Chestov. Sur la balance de Job (contenant notamment La science et le libre examen, et Les révélations de la mort) Flammarion, 1966.

     

     

     

  • Ceux qui vaccinent les nuages

     
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    Celui qui affirme que Marie Pfizer dite l'immaculée BioTech de Moderna lui est apparue dans le Cloud avec une seringue positive en mains / Celle qui se pique de Vérité scientifique économiquement responsable / Ceux qui vaccineront prioritairement les clients des grandes surfaces pour leur faciliter l'accès aux rayons livres de développement personnel / Celui qui s’est fait greffer une puce antivaccin / Celle qui attend l’avis de Mediapart pour se faire une idée / Ceux qui ont percuté le sous -message du film Hold-up suggérant que l’attaquer revient au même que prétendre le contraire sans arguments infondés / Celui qui étant soignant à toujours une longueur d’avance sur les soignantes ne pensant pas comme lui / Celle qui se dit en souffrance à ses followers qui en redemandent sur Facebook en espérant qu'elle va en montrer plus sur Instagram / Ceux qui ont une appli condoléances sincères pour les proches et familles alliées des influenceurs de tous les pays même prolétaires désunis / Celui qui est vacciné contre la Croix-Rouge et autres multinationales sans frontières / Celle qui ne donne plus à Amnesty depuis qu’elle a appris que les vaccins étaient inutiles au Soudan / Ceux qui se procurent le test via le bureau local de la Gates High Society Inc. / Celui qui conseille au mendiant roumain assis devant la poste du quartier des Muguets de se faire vacciner contre la pauvreté / Celle qui exige une eau désinfectée dans les bénitiers des églises et autres mosquées du demi-canton / Ceux qui ont un vaccin contre l’islamisme primaire et autres croyances binaires / Celui qui se demandes si son BCG n'a pas été la résultante d'un complot de sa mère défunte et de son père par mariage de mèche avec le médecin de famille roulant déjà à l'époque en Ford Impala décapotable à bilan carbone inapproprié / Celle qui s'est montrée immuno-résistante au vaccin contre la médisance et le néo-libéralisme larvé / Ceux qui vaccinent les chauve-souris de leur entourage / Celui qui en matière de vaccins est pratiquant mais pas croyant / Celle qui surfe sur la troisième vague annoncée en évitant la foule massée derrière les portes de la pharmacie nationalisée / Ceux qui amendent tout contrevenant.e. à la loi légale garantissant la liberté d'expression sous contrôle, etc.
    Peinture: Michael Sowa.

  • Le sourire de Cioran

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    Jusqu'au tréfonds du désespoir, Cioran avait le sourire aux lèvres. Etiqueté «nihiliste», mais passionnément attaché à la vie, le penseur et essayiste roumain, maître styliste ès langue française, est mort à Paris le 20 juin 1995, à l'âge de 84 ans, laissant une œuvre tonique.

     

    Emil Michel Cioranescu, dit plus simplement Cioran en littérature, passait aux yeux naïfs pour un maître à désespérer. La procession de ses livres aux terribles titres, inaugurée en 1933 (l'auteur avait 22 ans) par le kierkegaardien Sur les Cimes du Désespoir, suivi du Précis de Décomposition (1949) et des Syllogismes de l'Amertume(1952), ou plus récemment par De l'Inconvénient d'être né (1973), situe l'auteur dans la postérité des grands ronchons philosophiques à la Schopenhauer ou à la Nietzsche. 

     

    Un cliché l'a cadré en apôtre du suicide philosophique. Cela lui valait parfois d'être approché comme un gourou mortifère. Un sien ami polonais nous racontait ainsi la démarche de tel étudiant varsovien, passionné lecteur des livres de Cioran, qui se pointa chez le maître, très impatient de se voir confirmer l'urgence de s'ôter cette horrible chose qu'est la vie. 

     

    Or, à l'instant où le jeune homme fut reçu par Cioran dans sa mansarde parisienne, celui-ci «jonchait» un canapé, tout à l'activité débonnaire de savourer une tablette de chocolat, probablement suisse. 

    EmilCioran.7.jpgEtait-ce à dire que Cioran fût un imposteur cynique, ou, plus médiocrement encore, ce poseur «fin de siècle» que le chroniqueur parisien Renaud Matignon «dessouda» il y a quelque temps au fenestron en qualité de sous-produit? 

    La seule réponse appartient à vrai dire à chaque lecteur, conformément à l'excellent exergue des Œuvres récemment réunies, tiré des Syllogismes de l'Amertume: «Tout commentaire d'une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n'est pas direct est nul.» 

    Autant dire qu'on ne devrait formuler ce jour, et par respect pour le vieux misanthrope aux amitiés non feintes, que des choses directes et non du tout de ces thrènes ou de ces dithyrambes convenus dont il se foutait visiblement. 

    Non pour autant que Cioran fût un saint désincarné: ce grand monsieur de haute culture et de très originale pensée ne se gênait pas de vitupérer tout ce qui, de notre époque, l'impatientait. Quand un écrivain français bien intentionné (le civil Henri Thomas) lui faisait remarquer qu'en somme il était opposé à tout notre siècle bien dégoûtant, Cioran lui rétorquait que non: qu'il était contre tout depuis le père Adam, dit Le Glébeux ! 

    emil_cioran.jpgCela étant, quel que fût son désenchantement, lui qui situait le paradis terrestre en son enfance roumaine merveilleuse, il aura toujours nourri de ses lectures et de ses réflexions une pensée à la fois malséante et tonique. 

    Grand lecteur de Dostoïevski,conscient du tragique de la condition humaine, Cioran se disait le frère du Pascal sceptique et rejoignait l'impassibilité du Bouddha. 

     

    A l'ère de l'humanisme lénifiant, des ronds-de-jambe intellocratiques et des déclarations n'engageant à rien, Cioran incarnait une autre humanité nourrie de pauvreté et de délire, de rigueur et de douleur exacerbée par la conscience de ce qui advenait dans l'Histoire. L'auteur du Livredes Leurres savait pourquoi les jeux du pouvoir ne méritent que décri. 

    A l'opposé des utopistes tous azimuts — fascistes de la Garde de fer, communistes ralliés, camarades dissidents, nationalistes et consorts — il fondait sa réflexion dans une façon de réalisme mystico-gnostique, inspirée des bogomiles roumains. Cette vision cathare de la vie, qui faisait de la création une sorte de catastrophe, convenait à quelques-uns, mais certes pas à beaucoup d'autres! 

    Du moins Cioran mimait-il admirablement les paradoxes de l'aventure spirituelle, dont son œuvre manifestait' toutes les obscurités et les lumières — la vieille ambiguïté fondamentale. 

     

    cioranune-433943-jpg_293944.JPGLire  Cioran

    Peut-être les Entretiens, regroupant une vingtained'interlocuteurs (dans le volume de la collection Arcades, chez Gallimard)constituent-t-ils une bonne introduction à Cioran. Sur tous les tons, lepenseur s'explique avec autant de patience que de sagacité exigeante. 

    La publication de ses œuvres devrait compenser la tristesse de sa disparition, marquant l'événement de ces jours avec un énorme volume de poche qui rassemble 15 ouvrages majeurs dans la collection Quarto, à l'enseigne de Gallimard, sur quelque 2000 pages.

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    Enfin la lecture des 999 pages de ses Cahiers, de préférence les jours de pluies acides ou d'amer crachin, ne laissera de mettre chacune et chacun en joie, au même titre que Le Livre de Job ou les ouvrages de Jacques  Salomé transcrits en bande dessinée...

  • Ceux qui débunkent le complot et son contraire

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    (À mon ami Q.M. qui sait pourquoi en cette morning routine)

    Celui qui la ramène à tout moment à proportion de l’intensité de sa présence / Celle qui s’impatiente d’être reconnue sur les réseaux en sa qualité de fleuriste en souffrance sensible à la poésie des salles d'op / Ceux qui passent pour des influenceurs incontournables au niveau de l’éthique sexuelle partagée / Celui qui drague sans GPS / Celle qui a toujours le dernier mot en matière d’authenticité durable conforme aux valeurs / Ceux dont les rêves sont écologiquement typiques de belles personnes / Celui qui pense avocats dès qu’on le contredit / Celle qui se venge de celui qui n’a même pas tenté de lui conter fleurette / Ceux qui voient de la manipulation dès qu’on les touche au niveau du ressenti personnel / Celui qui voit un complot dans le fait que les tigres convoitent sa gazelle / Celui qui ne vapote plus qu’en termes écoresponsables / Celle dont le masque souligne la fierté française / Ceux qui font bouger les lignes sanitaires en décrétant la pharmacie sanctuaire d’État / Ceux qui dénoncent les abus des accusateurs les accusant d’abus / Celui qui dit le pays en guerre pour mieux se laver les mains sans masque / Celle qui dénonce sa voisine juive sortant avec le Palestinien sûrement contaminé vu sa façon de tousser dans l’ascenseur / Ceux qui se réjouissent de voir les jeunes punis de s’être roulés des pelles sans garder la distance / Celui qui change de trottoir quand il voit se pointer un Chinois à tête de chauve-souris / Celle qui affirme que François Hollande savait ce qui se préparait à l’institut Pasteur à l’ époque où Jacques Attali et Madame Soleil avaient déjà tout compris / Ceux qui estiment que Trump n’a pas percuté que la peur était un meilleur placement que le bluff du catcheur / Celui qui invoque La Science pour justifier le prix du nouveau médicament que ses lobbystes proposent au ministre de la santé soucieux d’avenir électoral et climatique / Celle qui participerait volontiers à un hold-up masqué en compagnie de bad boys à la coule si sa conscience citoyenne ne l’en empêchait finalement à la satisfaction de son ange gardien social démocrate actionnaire virtuel du Big Pharma / Ceux qui ont raison et tort de conclure au complot viral que seuls pourront déjouer l’arsenic homéopathique et l’humour divin ou disons semi-divin, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Sollersiana

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    L'ANIMAL. - J'ai pas mal hésité avant de me décider, mais ça y est: le rendez-vous est pris avec Philippe Sollers, que je rencontrerai le 29 janvier prochain dans son bureau de Gallimard. J'en tremblote un peu d'avance en pensant à tout le mal que j'ai parfois écrit à propos de certains de ses livres, le traitant de frimeur et de faiseur, mais je l'ai mieux traité ces dernières années, avec la même complète sincérité, et de toute façon ma curiosité est la plus forte: je veux rencontrer cet animal.

     

     Je m'attends plus ou moins à ce que qu'il me snobe, m'oppose sa morgue supérieure ou me traite en utilité provinciale, comme la plupart de ses pairs parisiens, mais je n'exclus pas un accueil plus amène - à vrai dire je ne connais de lui que le pire qu'on en a dit, mais j'en garde aussi une image tout à fait autre que m'en a donné Benoît Chantre, avec lequel il a composé les entretiens de La Divine Comédie, qui m'a raconté comment Sollers arrivait à leurs réunions, très amical et sérieux, et comment il disposait autour de lui, s'étant assis par terre, les nombreux carnets de notes qu'il avait remplis à la lecture de la Commedia de Dante. Or cette image de junger Bursche studieux m'a touché. Je ne sais rien de plus beau que l'enfant au travail, attentif et fervent. Ainsi, tout à l'opposé du poseur médiatique à fume-cibiche, c'est cet animal-là que j'ai voulu rencontrer.

     

                                                                                                            (À La Désirade,ce 20 janvier 2010)

        

    Morand4.jpgMORAND. – C’était au beau milieu de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était réellement de culotte qu'il s'agissait,  plutôt anglaise, genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète  allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Philippe Sollers, dans son Discours parfait,  place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline. 

     

    Or lisant ce que dit Sollers du corps de Paul Morand, et me rappelant celui-ci à l'exercice, m'est revenu le souvenir d'une soirée passée en sa compagnie à la fin des années 70, autour d’une poularde demi-deuil, chez l’iconographe René Creux, avec quelques amis, dans la plus grande simplicité. Jamais on aurait dit, en effet, que cet octogénaire à mocassins souples avait fréquenté le Gotha des lettres et du monde parisien et mondial, tourné la tête au cher Marcel et à mille femmes avant de trôner (de loin) à l’Académie. J’étais, pour ma part, aussi terriblement impressionné que lorsque j’ai rencontré Pierre Jean Jouve, à la même époque, tant le choc de la lecture d’Hécate et ses chiens, dont parle évidemment Sollers, me restait présente – mais qu’en dire à l’auteur sans paraître plouc ? et d’ailleurs la conversation n’effleura même pas ses livres, à l'exception de Monsieur Dumoulin à l'Isle de la Grenade qu'il venait de publier avec notre hôte, où il  est question d’un peintre-baroudeur  veveysan dont on peut toujours voir les batailles navales au musée historique du coin et que le vieux dandy boucanier fait revivre à sa fringante façon...  

     

    Celui qui se déride à chaque fois que tu lui souris juste parce que ses rides te rappellent que vous avez le même âge / Celle qui t’en veut de ne pas à en vouloir à ceux qu’elle sait t’en vouloir à ton insu de plein gré / Ceux qui s’égarent dans les pensées de la centenaire sous l’effet de leur Alzheimer, etc. 

     

    Sollers36.jpgUNE HEURE AVEC SOLLERS. - Ma rencontre de cet après-midi avec Philippe Sollers s'est passée le mieux possible, selon les normes et formats civils. Je me suis pointé chez Gallimard à trois heures, il m'a reçu sans me faire attendre dans son bureau plein de livres et de piles de papiers plutôt bien ordonnées. Il m'a enjoint de "jeter ma pelure n'importe où" et de m'installer sur un canapé gardé par la Berthe Morisod en noir de Manet. Lui s'est installé à sa table de travail proche de la fenêtre qu'on voit sur diverses photos. Sa ressemblance avec ses derniers portraits m'a également frappé, avec son air moins moine de cour qu'à cinquante ou soixante ans. Tout aussitôt m'ont saisi la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, Année Zéro, Marthe et Clara, quelques autres - ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN !

     

    Pendant qu'il improvisait, concentré, précieux, précis, j’ai bien regardé son visage, j’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits mobiles. J'ai été frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai pensé au titre de Condottiere, genre prince lettré mais en pull de cachemire et plutôt bon compère. Comme je lui avais apporté, avec mes derniers papiers de 24 Heures, plusieurs exemplaires du Passe-Muraille dont nous espérions lui réserver la prochaine ouverture, il a remarqué qu'il connaissait cette revue et lui trouvait une belle qualité, avant de me faire avouer que nous n'étions que quelques-uns à la réaliser et  qu'elle touchait peu de gens, ce qu'il trouvait très bien, vraiment très bien. Et lui de me confier comme un secret qu'il dirigeait lui aussi une petite revue depuis une vingtaine d'années, qui touchait également peu de gens, ce qu'il trouvait là encore vraiment très, très bien. Je me suis demandé s'il ne se foutait pas de moi en parlant ainsi de L'Infini, mais non: il me parlait très, très sérieusement...

     

    DIXIT SOLLERS. - De la suite de pointes que Philippe Sollers a ciselées, à l'oral, à partir des mots que je lui proposai, j'ai constaté que je n'aurais pas un mot à en modifier ensuite à l'écrit: 

     

    AMATEUR. - Il y a dans amateur le mot aimer qui renvoie à quelque chose de très profond et contraire à l’acception courante péjorative, opposée à professionnel, mot affreux. Quand Bach écrit que ce qu’il livre, là, est écrit « pour les amateurs », cela veut dire qu’il s’adresse à des gens qui sont capables d’entrer avec amour dans la musique et dans l’art en général. Il faudrait retrouver cette complicité ancienne - quand il y avait de vrais amateurs. Cela peut paraître élitiste, mais non, car il s’agit d’amour, et les gens qui aiment sont tout à fait rares.

     

     APPRENDRE. - C’est une curiosité presque innée que j’oppose à ce que j’ai constaté en consultant des manuels scolaires dont je suis sorti épouvanté. De fait on ne peut rien apprendre dans l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Apprendre ne se passe pas à l’école ni à l’université. Cela se passe par une curiosité innée qui fait qu’on va vers ce qu’on aime le mieux. J’ai beaucoup appris, dans la vie, de personnes singulières.

     

    INTIMITE.- C’est là où règne le secret, dans la tendresse. L’intimité est très en danger aujourd’hui puisque : spectacle, spectacle, spectacle, spectacle, spectacle. Je crois qu’avoir une vraie intimité est absolument essentiel. 

     

    jardin10.jpgJARDIN.- J’ai vécu, de façon enchantée, dans une enfance avec  grand jardin, à Bordeaux, et c’est pour toujours. La première partie de Discours parfait, ce livre dans le livre intitulé Fleurs et comptant beaucoup pour moi rappelle que, si les civilisations disparaissent, les fleurs, elles,  sont toujours là. Ce que Joyce dit en français dans un passage de Finnegans Wake : « Catastrophes, massacres, les fleurs reviennent… » Donc le jardin est donc quelque chose d’absolument fondamental pour moi, alors que presque plus personne ne voit ce que c’est qu’un arbre ou ce que c’est qu’une fleur, ce que c’est que l’herbe, ce que c’est que la nature - pas du tout au sens écologique mais au sens plus large du surgissement de cette merveille. Enfin le jardin, c’est l’Eden, c’est Dante, c’est le paradis terrestre - le Jardin dont la Chute nous a privés.

     

     PROUST. - Il faut beaucoup insister sur le mot : retrouvé. Qu’est-ce que Proust fait, dans les dernières années de sa vie, pressé par la guerre de 1914-1918 qui, d’une certaine manière, change complètement le temps. Il faut remarquer à quel point Proust s’est alors intéressé à la guerre. Il faut se rappeler en outre que chez  Proust et Céline, nous avons deux écrivains qui ont été confrontés à deux guerres mondiales. Le temps chez Proust est un temps tout à fait nouveau. Il était fatal que, dans un premier temps, Gide n’ait rien compris à ce que voulait faire Proust. Pour ce qui me concerne, c’est une découverte fondamentale, dont je rends compte dans Les Voyageurs du temps.

     

     Céline5.jpgFERDINE.- À la parole Au commencement était le Verbe il faudrait substituer : au commencement était l’action, au commencement était le mouvement, mais le défi de Céline est bel et bien relevé par rapport au verbe, et au verbe  pris au sens biblique. Cela l’a entraîné dans des dérives peu reluisantes marquées par le rythme. Pour Céline, tout langage qui n’est pas chargé par le rythme est mort. Ainsi pense-t-il que les autres écrivains pratiquent une langue morte. Céline a tenté, et y a réussi je crois, de s’inscrire dans la langue vivante. Quand il parle de la langue française comme d’une  langue royale, et foutu baragouin tout autour, ça a l’air du nationalisme mais en fait pas du tout, il dit : royal, la nation n’y a rien à voir : c’est une souveraineté que le français possède en lui-même, il serait d’ailleurs temps que les Français se le rappellent.

     

    Morand.jpgMORAND. - J’ai voulu insister sur un aspect méconnu, qui fait l’objet d’une jalousie particulière et d’un ressentiment formidable, et c’est le corps des écrivains. Je ne parle pas d’un corps spécialement beau, mais de la façon dont un corps fonctionne quand on est un écrivain. Chez Morand c’est intéressant, parce qu’il avait en somme le suffrage à vue. Mais ça peut être aussi bien Beckett ou Sartre. Sartre n’était pas séduisant, mais j’ai été avec lui genou contre genou et après une heure  on était absolument sous le charme du fait de la puissance de sa parole. En ce qui concerne Morand, je crois que le refus qu’il inspirait ne tenait pas qu’à ses opinions, mais à un rejet physiologique, comme Fouquet était l’objet d’une jalousie physique de la part de Louis XIV.

     

     PICTOR. - Je ne suis pas adepte du binaire, car le binaire est toujours moralisant. Ce qui m’intéresse, dans une position de surplomb qui peut très bien défendre les contraires, c’est l’énergie qui se dégage des œuvres. Or il y a, chez Watteau, un principe d’élégance souveraine  que vous retrouvez très paradoxalement dans les figures apparemment repoussantes de Bacon. On n’a pas d’enregistrement de la voix de Watteau, en revanche on a celle de Bacon dans ce film extraordinaire qui a été fait sur lui, où se dégage un trait qu’on retrouve chez Watteau, et c’est la liberté.

     

     DIVAS. - Deux femmes de génie, qui ne sont pas que des interprètes mais des musiciennes, aussi différentes l’une de l’autre que possible. Argerich me plaît beaucoup à cause de son côté sauvage, récalcitrant, très drôle. Bartoli  aussi est une femme de génie, j’ai beaucoup appris à la voir travailler, et je remarque ceci à ce propos : que la musique est le seul art où l’on ne peut pas tricher. Tout le monde peut être écrivain, à ce qu’il semble. On peut faire semblant aujourd’hui d’être un peintre, sans savoir grand-chose, mais on ne peut pas faire semblent de jouer d’un instrument.

     

     AN ZERO. - On y est.  C’est maintenant.

     

     L’ADVERSAIRE. - Le Diable. Ya-t-il du diable, et s’il y est, qu’est-ce que c’est ? Il suffit d’ouvrir les Evangiles et de voir comment il apparaît. Comment on le nomme : prince de ce monde, mais pour commencer : homicide. On se rappelle que c’est un ange, certes déchu, mais à l’intérieur de Dieu. Personnage éprouvable, je crois. Tout enfant je l’ai senti : le Diable ne me voulait pas de bien. Et ça continue…

     

     TRAGIQUE. - Eschyle, Sophocle, Euripide, les Bacchantes, le dionysiaque… en dehors du grec, ça se dilue. C’est ce que Nietzsche a très bien senti. Ces dieux grecs m’intéressent. On les oublie beaucoup : ils sont en danger, on ne sait plus très bien de quoi il s’agit. La volonté d’effacer leurs traces est elle-même une opération « diabolique », c’est évident. Le tragique est fondamental en cela qu’il faut cette couleur-là pour fonder le droit à l’affirmation. Si on force sur le tragique on risque d’aller vers le dolorisme et la névrose chrétienne, navrante. Seule la mort, finalement, scelle le tragique de la condition humaine. Mais il faut avoir cette couleur de noir intense. Le nihilisme tient au fait de ne pas pouvoir se situer par rapport au néant. Le noir du portrait de Berthe Morisod par Manet, pour citer un exemple, permet au bleu d’irradier…

     

    TRIBUNAL. -  Au service de l’Adversaire, c’est l’accusateur, c’est le calomniateur : ce sont ses autres noms. Et l’avocat, c’est le paraclet, c’est le Saint Esprit. Il y a, dans le fait social lui-même, une vocation à s’ériger en tribunal, pour juger surtout les innocents. Il n’est pas hasardeux qu’Hitchcock le catholique souligne devant Truffaut que tous ses films décrivent la situation d’innocents dans un monde coupable.  Sur ce thème, le chef-d’œuvre me semble Billy Budd de Melville…

     

    Nietzsche.jpgNIETZSCHE.- Je pense avoir fait sentir l’existence de Nietzsche dans Une vie divine. Pas du tout, là encore, dans le ciel des idées, mais dans l’effectuation d’un corps. Vous savez que j’adopte son changement de calendrier, dès le 30 septembre 1888, premier jour de l’Ère du salut. Pour moi, en fonction de ce changement, nous sommes donc en 122 et le 30 septembre prochain nous passerons en 123. Je reçois désormais des vœux de bonne année à cette date. Je vis ainsi accordé au temps de la figure la plus haute de la liberté...