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Carnets de JLK - Page 38

  • LONGUES PHRASES

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    Celui qui s'est longtemps couché de bonheur au motif que sa mère bossant la nuit à l'aciérie voisine ne pouvait le border avant l'heure où elle pointait là-bas et donc alors qu'elle avait déjà pris sa place dans la chaîne lui à peine sa bougie éteinte n'avait pas encore pu se dire "je m'endors" qu'il pionçait déjà pour être réveillé plus tard par l'idée qu'il ferait bien à présent de s'endormir alors que son esprit flottait encore dans le livre que Maman avait emprunté pour lui à la bibliothèque du syndicat et c'était par étrange osmose comme s'il était lui-même un objet ou un personnage du roman par elle conseillé qu'il devenait par exemple cette petite madeleine qu'il émiettait dans la soupe au gruau vespérale ou ce fier ouvrier sidérurgiste au torse luisant de sueur contre lequel son imagination déposait sa joue empourprée tandis que les écailles du sommeil pesaient de nouveau sur ses yeux et voici que les joues de l'oreiller se substituaient au torse de l'ouvrier et que sonnait minuit et que Maman prenait la pause à la cafète et que lui s'imprégnait de l'immobilité des choses et du silence au point de devenir chose lui-même et silence même duquel naissait bientôt la mélancolique mélodie d'une espèce de sonate ouvrière qui était celle-là même que Maman entendait là-bas dans l'usine aux voussures de cathédrale et aux vitraux violets qu'enflammait la pourpre des grands feux et voilà que le branle était donné à sa mémoire et que les images affluaient de sorte que loin de se trouver séparé plus longtemps de Maman celle-ci sortait en imagination comme Eve naquit d'une côte d'Adam chez lui née d'une fausse position de sa cuisse et son corps de petit prolétaire sentait par la seule évocation diaprée du corps de Maman à sa chaîne la chaleur lui revenir et c'était alors qu'il se réveillait pour écrire tout exactement comme il l'avait ressenti dès le début de son endormissement le récit qu'il ferait lire à Maman à son retour des ateliers après quoi tout comme exactement il s'en souviendrait plus tard celle qu'il aimait lui dirait bonsoir tandis que le jour se lèverait, etc.

     

     

  • Du romancier au prêcheur

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    Propos sur Dostoïesvki, Tchékhov et Zinoviev, en marge de la lecture de 2084 de Boualem Sansal et de La Supplication de Svetlana Alexievitch.

     

    On sait que Dostoïevski ne s'intéresse qu'à l'essentiel. Que jamais, comme Balzac, il ne s'attarde aux activités sociales ou professionnelles de ses personnages; que la nature n'a pas du tout la présence irradiante des romans de Tolstoï; enfin que les décors de ses romans sont jetés à grands traits, et que les descriptions "réalistes" y sont rares. 

     

    Dostoïevski.jpgOr, par contraste extrême, certaines scènes de son théâtre se chargent soudain de détails quasi "véristes", et c'est ainsi que, dans la deuxième partie des Frères Karamazov, le chapitre intitulé Hystérie à l'isba, où l'on voit Aliocha se pointer dans le logis calamiteux de l'ex-capitaine Nikolaï Sneguiriov, qui se surnomme lui-même Labibine, pour ses penchants à la fuite dans l'alcool, entouré de femmes infirmes ou mal embouchées, à quoi s'ajoute un môme criseux et maladif de neuf ans, nous confronte soudain à l'abîme des bas-fonds de la Russie sociale et spirituelle que documenteront autrement un Tchékhov ou un Gorki, sans qu'on puisse parler ici de témoignage social comparable à celui que Dostoïevski à ramené du bagne avec ses Souvenirs de la maison des morts

     

    Bien entendu il y a, dans cette incursion en plein gâchis de misère, une intention illustrative du romancier, comme il y en a chez Zola ou chez Dickens, mais il y a autre chose aussi qui dépasse le constat "objectif" de la mouise russe pour nous entraîner dans un tourbillon où la compassion se heurte à l'orgueil teigneux des humiliés, sans une once de "pitié" bourgeoise à la Zola précisément. 

     

    La bonne volonté candide d'Aliocha, immédiatement tournée en bourrique, va se trouver bousculée par un tourbillon d'observations et de sentiments contradictoires que n'importe quel individu, aujourd'hui encore, peut ressentir à l'approche des humiliés et des offensé de notre époque, quels qu'ils soient. 

     

    Surtout il s'agit d'autre chose encore, qu'un Victor Hugo a exprimé dans L'homme qui rit, plus fortement encore que dans Les Misérables, qu'on pourrait dire la condition humaine au dernier état de la déréliction, que n'importe quel lecteur sensible peu éprouver ici dans sa chair bien plus que dans sa "conscience sociale".

    Tchekov2.jpgTchékhov sans programme . - Au critique socialiste qui reprochait à Anton Tchekhov de ne pas "dénoncer" assez explicitement le mal social qu'il peignit mieux que personne dans ses récits, l'auteur de l'inoubliable Salle 6, entre tant d'autres récits du bout de la nuit russe, répondait que l'écrivain qui entreprend de décrire des voleurs de chevaux, s'il a bien fait son job, n'a pas besoin de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. De la même façon, Tchékhov s'est toujours garder de délivrer un message.

     

    Dans le même ordre d'idées, il va de soi que le Dostoïevksi qui continue de nous prendre à la gorge et au coeur, cent quarante ans après sa mort, n'est pas le réformateur social ou le prophète slavophile du Journal d'un écrivain, ni le moraliste orthodoxe sempiternel que nous retrouvons chez Soljenitsyne, mais le romancier-médium capable de nous faire ressentir le désarroi d'un petit garçon ou d'une jeune fille avec la même pénétration qu'il sonde les entrailles d'une femme éperdue d'amour ou d'un terroriste.

     

    Zinoviev.jpgDe la même façon, ce que nous retenons, trente ans après la lecture des Hauteurs béantes ou de L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev, ne tient pas aux "idées" politiques de l'écrivain, et moins encore à sa qualité de prophète (il voyait le communisme durer 1000 ans), mais aux innombrables composantes humaines d'une société malade de son idéal trahi. Dès que Zinoviev, d'ailleurs, s'est exprimé dans les médias en tant que porteur d'opinions, ce fut pour dire tout et son contraire. 

     

    815314-l-ecrivain-belarusse-svetlana-alexievitch-pose-a-minsk-le-14-novembre-2014.jpgEntre supplication et "message"

    Dans la tradition russe du témoignage en vérité  fondé sur la pitié et le refus de l'abjection, les livres de Svetlana Alexievitch ont cela de particulier que, sous la forme de concerts de voix, au ras des faits (que ce soit les guerres d'hier ou les désastres écologiques-sociaux d'aujourd'hui) mais bien au-delà du langage unidimensionnel des médias et du journalisme, l'écrivain sonde la douleur humaine et fait parler les humiliés et les offensés. Comme L'Archipel du goulagLa supplication relève du poème, et c'est ce qu'on se dit aussi des fictions d'un Boualem Sansal, dépassant les certitudes idéologique.

     

    Cependant, il est intéressant et révélateur, dans le cas du romancier algérien, de comparer ce qu'il filtre de vérités humaines dans le tissu de contradictions d'un roman tel 2084, et le message que l'auteur, sollicité par les médias, délivre avec une certitude comparable aux vues péremptoires d'un Dostoïevski dans son  Journal d'un écrivain ou d'un Soljenitsyne dans ses prêches plus ou moins inspirés. 

     

    4784493_7_77a7_l-ecrivain-boualem-sansal-a-paris-le-4_0bdf7cc333484f14fb1e5549215bbb89.jpgQue Boualem Sansal peigne un monde plombé par une sorte de secte mondiale para-islamiste après la victoire des Croyants sur les Mécréants, sous forme de fable d'anticipation à la manière de La guerre des salamandres de Karel Capek ou de 1984 de George Orwell, est une chose. 

     

    Mais on sera plus réservé (comme on a pu l'être avec Zinoviev ou Soljenitsyne faisant la leçon au monde, sans parler du Céline délirant d'antisémitisme) sur ce qu'il dit aujourd'hui dans les médias, en idéologue catastrophiste soudain sentencieux, à savoir que la "religion" islamiste va dominer le monde, que les Lumières n'ont plus cours dans un Occident délétère, alors même que Daech & Co sont voués à disparaître. 

     

    La plus grande menace visant notre monde est-elle vraiment la "religion" ? Et de quelles Lumières parle-ton, quand on perd de vue les nuances de la réalité et la complexité humaine ?  

     

  • Ceux qui ne s'ennuient jamais

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    Celui que rien n’ennuie jamais même pas de vous regarder regarder la télé / Celle qui estime qu’à chacune échoit un rôle à sa digne mesure de la blatte à la diva colorature / Ceux que leur courtoisie retient d’exprimer l’horreur du vide du caquetage ambiant / Celui qui allège autrui du fardeau de ses soucis en parlant plutôt de la dernière planète découverte dans un recoin de la galaxie / Celle qui en Anglaise distinguée évite d’étaler ses peines de chœur mixte / Ceux qui mettent les pieds dans le plat pays de la France hollandaise / Celui qui se dit très concerné par le tableau minimaliste représentant un carré blanc sur fond blanc en train de méditer genre Mathieu Ricard sur fond jaune / Celle qui à la Bourse est dite la Muse du Panier / Ceux qui ne s’embêtent pas à attendre les réponses tant les questions suivantes les passionnent / Celui qui arrive toujours en retard par crainte d’ennuyer ses hôtes / Celle qui arrive toujours en avance sans craindre d’ennuyer ses hôtes / Ceux qui ne seront jamais romanciers faute de ne s’être point ennuyés en leur enfance sauf des fois dont ils tireraient juste un poème à la Mallarmé / Celui qui n’accorde jamasis sa confiance à qui l’exige / Celle qui par Facebook a accédé à la vie digitale / Ceux qui se morfondent dans le tunnel sans réseau ni cellule de soutien psy à quoi se raccrocher / Celui qui change d’opinion comme de chemise en laissant Denise défaire les boutons / Celle qui au Dalaï-lama passant par là lance « merci pour ce que vous faites ! » / Ceux qui sourient à la Joconde qui le leur rend bien avec sous-titre en japonais / Celui qui (par principe) refuse de donner àmanger au drapeau / Celle qui au fond de cette trattoria de Cetona prend dans ses mains celles de Guido Ceronetti qui s’est plaint tout à l’heure de vivre désormais « senza più carezze » / Ceux qui dans les Lettre à Lucilius tombent sur les mots Quocumque me verti, argumenta senectutis meae video, ou encore In conspectu me esse senectutis sans penser que ça les concerne autrement qu’au niveau des artères et des articulations / Celui que charment les définitions rédigées à la ronde des cartels explicatifs de la section Essences Rares du Jardin botanique / Celle que l’ennui mortel de son mariage n’a pas empêchée de tuer le temps / Ceux qui s’ennuient de toi sans oser le dire pour ne pas te déranger / Celui qui compare l’origine de l’univers à un gang bang / Celle qui a la notion cosmologique de Big Bang préfère celle de Big Crunch / Ceux que le concept de Multivers conforte dans leurs mules de métaphysiciens casaniers , etc.

  • Avatars du Grand Inquisiteur

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    Actualité des Karamazov. - Le chapitre le plus célèbre des Frères Karamazov est consacré à la légende du Grand Inquisiteur, racontée par Ivan, présumé athée, à son jeune frère chrétien Aliocha.

    Les pages en question évoquent la confrontation du Grand Inquisiteur d'Espagne et du Christ revenu sur terre, que le potentat clérical a fait arrêter pour le faire taire et peut-être l'exécuter une seconde fois. Cette scène fameuse oppose apparemment la vérité première de l'Evangile incarné et de ce que l'Eglise de Pierre en a fait à travers les siècles, de persécutions subies en persécutions infligées. L'argument massue du Grand Inquisiteur, en face du Christ taiseux, est que l'enseignement de celui-ci serait resté lettre morte si l'Eglise n'en avait pas inscrit l'Esprit dans la Lettre du monde par le truchement du césaro-papisme romain à vocation universelle d'inspiration divine et reconnue de gré ou de force, vouant aux fers et au feu toute hérésie.

    Berdiaev03.jpgLe débat pourrait sembler dépassé, obsolète voire surréaliste. Et pourtant, nous rappelle (entre beaucoup d'autres) le penseur russe Nicolas Berdiaev, qu'on a souvent rapproché des personnalistes français, le personnage historique du Grand Inquisiteur aura changé maintes fois de masque et de costume à travers les siècles et jusqu'en nos temps actuels. Ainsi Berdiaev propose-t-il une nouvelle interprétation de cette figure, parangon du totalitarisme clérical tuant au nom de Dieu, mais aussi de toute autorité ou pouvoir terrestre s'opposant à la liberté spirituelle fondée par le Christ, comme le ferait toute philosophie de l'histoire de type positiviste ou matérialiste. Il y aurait donc, pour Berdiaev, du Grand Inquisiteur non seulement dans les théocraties ou les pouvoirs monothéistes exclusifs que nous connaissons aujourd'hui encore, mais dans toute idéologie matérialiste et ses dérivés actuels noyant l'Esprit dans le marshmallow de la consommation abrutie, ou de la vénération des idoles multitudinaires assimilables au culte de l'Argent.

    dostoievski3.jpgLa pensée des écrivains. - La grande littérature russe des XIXe et XXe siècles, actuellement dénaturée par une espèce d'américanisation rampante voire parfois galopante - tout au moins à ce qu'en révèlent les traductions de ces vingt dernières années -, reste un extraordinaire trésor de pensée vivante, bonnement incarnée par des personnages aux sentiments et aux comportements à caractère universel, notamment chez un Dostoïevski. Chestov02.jpgRozanov affirmait que les plus grands philosophes russes de son tournant de siècle étaient des écrivains, et de même pourrait-on dire que le dernier des grands penseurs russes, Léon Chestov, est d'abord un admirable prosateur. Or c'est en lecteur de romans qu'il faudrait réfléchir aujourd'hui à la signification actuelle de la légende du Grand Inquisiteur, en particulier, et à la portée des romans de Dostoïevski en général. Ou plus exactement: en lecteur du monde actuel considéré comme un roman s'écrivant au jour le jour. Il ne s'agit pas tant, en effet, de savoir si l'on va "choisir" entre Rome, Athènes ou Jérusalem, ni d'établir la supériorité de l'islam sur le christianisme, l'agnosticisme ou l'athéisme, le port de la barbe ou l'interdiction du string sous la burqa - il s'agit moins de répondre que de questionner à partir des positions humaines incarnées que représente la Littérature universelle en général et le roman russe en particulier. Bref il s'agit, contre l'universel papotage "autour" des livres, de lire vraiment ceux qui en valent la peine et de réagir en son âme et présence.

    Dimitri8.jpgUne question de Dimitri. - Notre ami Dimitri, alias Vladimir Dimitrijevic, éditeur-sourcier de La Légende du Grand Inquisiteur, recueil d'essais réunissant les réflexions de six penseurs russes sur le chapitre fameux des Frères Karamazov (L'Age d'Home, 2004), se demandait à la fin de sa vie si l'on verrait bientôt advenir le temps où le public se détournerait du superflu pour lui préférer la lecture d'un bon livre ?

    Je me pose cette question tous les matins, j'y repense tous les jours en me baladant sur la Toile à l'écoute de voix possiblement amies, j'y réponds à ma façon en lisant et en écrivant et telle est ma façon, somme toute, de m'opposer à ce Grand Inquisiteur omniprésent de notre temps qui m'évoque un démon lubrique et jouisseur plus qu'un exécuteur prestigieux. L'Inquisiteur actuel est, à mes yeux, bien moins que l'Imam furieux de la paroisse voisine, de quelque confession qu'il soit au demeurant, que le sectateur sans visage du Superflu, fauteur séduisant de l'illusion stérile des temps qui courent.

    Or comme le disait Dimitri: "On continue !". On lit ainsi les livres de Svetlana Alexievitch, à côtés desquels tout paraît un peu frivole et superflu. On lit Les cercueils de Zinc, et ce sont les voix des soldats rescapés de l'infernale guerre d'Afghanistan; on lit La supplication, et ce sont les voix des martyrs morts ou survivants de Tchernobyl; on lit La fin l'homme rouge, et ce sont les voix désenchantées de la Russie d'aujourd'hui où renaît le culte de Staline au nom de la "sainte" orthodoxie...    

     

  • Cannibale

     

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    Jamais je ne serai repu

    de ce festin de chair.

    Aux jardins de la nuit lunaire,

    errant à peu près nu

    dans le dédale des odeurs,

    je rôde, fauve ardent,

    le regard pénétrant

    l’ombre parcourue d’ombres.

     

    Lorsque, aux parties les plus douces,

    je mords jusques au sang,

    c’est à la fin des ans

    que je bois à la source.

     

     

    Et quand je n’aurai plus d’âge,

    plus jamais cette angoisse,

    plus la hantise que tout passe :

    l’ombre sera vaincue.

     

    Edvard Munch, Autoportrait en enfer.

     

     

  • Délivrance

     

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    Viennent les rides à nos visages,

    toutes nos peines partagées ;

    nous nous aimerons jusqu’à l’âge

    incertain de nous délier.

     

    La mort seule nous déliera

    l’un de l’autre et de nos festins,

    de nos pleurs et de nos arias -

    de la mort délivrés enfin. 

     

    (19 mars 1989)

  • Tourment

    12. J. Fussli  'Solitudine all'alba' .JPG 

    De l’allée cavalière

    on le voit émerger

    des ombres de l’étang ;

    il pèse, il est léger

    dans le jour frelaté,

    et je l’aime de haine,

    telle étant cette loi.

     

    Il a les yeux cendreux

    de ces désespérés

    qu’on retrouve longtemps

    après qu’ils ont noyé

    leur âme consumée.

     

    C’est un crime d’enfant

    dont je rêve souvent.

     

    (23 mars 1989)

     

     

     

  • L'enfant bleu

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    Il ne sait pas où il est né.


    Il n'a pas les papiers qu'il faut.


    Du moins nos chiens diligentés


    le tiennent-ils en respect.


    Et nous aussi le respectons :


    ce n'est pas comme à l'étranger…


    Mais sait-on avec ces gens-là ?


    On a d'ailleurs bien planifié


    la facilitation:


    selon les normes et les codes appropriés.


    Or l’enfant bleu à ce qu'il semble

     

    ne ressemble à personne ;


    ne comprend toujours pas,


    ou ne veut pas capter.


    Il n’entend aucun de nos mots.


    Quand il parle on dirait qu’il dort.


    Et s'il mettait le feu à l'or ?


    L'enfant n'a pas d'argent,


    mais restons vigilants.


    Cette façon qu'ils ont...


    Et les mères derrière les sagaies !


    Et les pères insoucieux !


    Et lui tout seul avec ses yeux !

  • Jean Genet l'irrécupérable

     

    Genet330001.JPGAvec Proust et Céline, Il fut l’un des plus somptueux prosateurs français du XXe siècle. Son centenaire suscita une pléthore d’hommages. Relire ses premiers romans-poèmes, à commencer par Miracle de la rose,  est peut-être plus important que toute célébration convenue...
    Genet55.jpgIl faut penser à la pauvre tombe de Jean Genet au moment de rappeler sa pauvre naissance, le 19 décembre 1910. Une humble pierre blanche sous le ciel marocain et face à la mer : telle est la sépulture d’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, mort en 1986 comme un vieil errant anonyme dans un couloir de ces hôtels sans étoiles où il ne faisait que passer.

    Or ce vagabond fut aussi un génial romancier-poète traduit dans le monde entier, un auteur de théâtre non moins célébré, une véritable « icône » de la contre-culture des années 60-80 qui défendit des causes aussi « indéfendables » que celles des Palestiniens, des Black Panthers, ou des terroristes de la bande à Baader. Paria de naissance, il appliqua cependant, à sa conduite publique, une « logique » incompréhensible en termes strictement idéologique ou politiques. Le vrai Genet est ailleurs que dans la défense de telle ou telle cause : son fil rouge, son « âme » relève du sacré plus que du social, ce qui l’anime ressortit à une soif de pureté et d’absolu qui dépasse les engagements contingents.

    Moins « martyr » que ne l’a suggéré Sartre, mais certainement « comédien » plus souvent qu’à son tour, Jean Genet mérite une approche sérieuse, mais lucide aussi, dont la meilleure à ce jour reste la biographie monumentale du romancier américain Edmund White.

    Quant à l’œuvre, assurément fascinante et paradoxale, elle a fait l’objet d’innombrables études, à commencer par le Saint Genet comédien et martyr de Sartre récemment réédité, entre autres essais, colloques et dossiers, et la célébration du centenaire confine à la pléthore. Puisse-t-on se défendre, cependant, de sanctifier un homme qui ne le demandait sûrement pas, ni de porter aux nues une œuvre, aussi éclatante et variée qu’elle fût, sans en lire vraiment les livres qui la composent.

    Genet.jpgPour qui n’aurait rien lu de Jean Genet, rappelons que cinq romans-récits ( Journal du voleur, Miracle de la rose, Notre Dames-des-Fleurs, Pompes funèbres et Querelle de Brest), tous écrits en prison entre 1942 et 1946 par cet autodidacte-voyou, constituent la première œuvre majeure de Genet. Celui-ci, au fil de récits très poétiques jouant sur un mixte d’autobiographie sublimée et de légende dorée canaille peuplée de mauvais garçons, se livre à une sorte de vaste remémoration érotique dans une langue mêlant sordide et sublime. Le culte de l’abjection, un peu comme chez Sade, s’oppose au culte des vertus chrétiennes, avec l0exaltation du vol, de la trahison et de l’homosexualité. Les premières éditions seront d’ailleurs expurgées des passages les plus « hard », dûment rétablis aujourd’hui.

    Cette mystique invertie et solipsiste – à l’usage du seul Genet – signale à la fois la vengeance d’un être humilié avec la bénédiction des belles âmes, et la recherche d’un absolu esthétique. Abandonné par sa mère à sept mois, bouclé pendant des années dans un bagne d’enfants, exclu de la norme par sa double nature d’homosexuel et de poète, Genet exorcisa une première fois sa souffrance et son ressentiment dans ce prodigieux jaillissement créateur initial, auquel succéda une période de désespoir et de stérilité. « J’avais écrit en prison. Une fois libre, j’étais perdu ». Et comme pour y ajouter, la monumentale étude de Sartre, où le philosophe accommodait Genet à la sauce de l’existentialisme, du freudisme et du marxisme, faisait l’impasse sur la complexité dostoïevskienne du monde de Genet, trop intelligemment décortiqué et démystifié.

    Or un Genet plus profond et confus, et surtout approché dans ses métamorphoses successives, restait à raconter, comme s’y est employé Edmond White dans la reconstitution de cette vie marginale et souvent fuyante, de la Grande Guerre à l’Occupation, puis de la guerre d’Algérie à Mai 68, à quoi l’écrivain participa non sans scepticisme.

    Naissance d’un écrivain

    Evitant la psychologie à bon marché, Edmund White s’étend en revanche sur l’environnement social dans lequel Genet a passé ses jeunes années. On y découvre que sa mère nourricière, dans le Morvan, le choya passablement, mais que le statut des « culs de Paris » et autres « metteux de feux », enfants abandonnés mal vus a priori, relevait quasiment de la damnation. Les pages consacrées à la colonie agricole de Mettray, combinant le dressage des adolescents et leur exploitation lucrative en dépit du déclin de cette institution « phare », sont d’autant plus frappantes que Genet, dans Miracle de la rose, tend à magnifier cette « maison de supplices » fermée en 1939. « Paradoxalement, dans l’enfer j’ai été heureux », écrira-t-il ainsi.

    De nombreuses autres zones obscures de la vie de Genet s’éclairent, notamment liées à une période de six ans à l’armée où le caporal Genet fit probablement tirer sur des civils, aux voyages innombrables en Europe, à la dèche et aux expédients, et l’on en sait plus désormais sur l’immense travail personnel accompli par le semi-analphabète de 20 ans (ses lettres de l’époque sont poignantes de maladresse mais aussi de géniale fraîcheur) pour acquérir un grand savoir littéraire et philosophique et la maîtrise d’une langue sans pareille.

    Un personnage à facettes

    Genet6.jpgSelon les témoignages, Jean Genet pouvait se montrer aussi charmant qu’odieux. Dans ses Lettres à Ibis, une jeune amie idéaliste à qui il se confie entre 1933 et 1934, il donne l’image d’un garçon très sensible et assoiffé de tendresse qui a les « larmes aux yeux de n’être pas Valéry » et s’excuse pour ses « anomalies sentimentales ».

    Délinquant plutôt minable (même s’il fut menacé de la relégation à vie, ce ne fut que pour des vols de bricoles et de livres…), il ne s’affranchi jamais pour autant de son état de voyou. Ainsi déroba-t-il un dessin de Matisse à Giacometti, dont il disait pourtant que c’était le seul homme qu’il avait jamais admiré – et le sculpteur laisse d’ailleurs de lui un portrait mythique. Mais le brigand était capable, autant que de vilenies, des attentions les plus délicates, et la plupart de ses amis, qu’il trompa ou « jeta » les uns après les autres, lui vouent une tendresse aussi paradoxale que tout son personnage. C’est que, finalement, l’intransigeance furieuse, la folle susceptibilité, les coups de gueule légendaires de cet homme blessé, à la fois conscient de son génie et doutant de tout, trahissaient la fragilité fondamentale d’un enfant blessé à vie et resté vulnérable, sensible enfin à la détresse des plus mal lotis que lui.

    Cohabitant avec l’homme de théâtre extraordinairement doué et avec le moraliste contestataire de haut vol, proche à ce double égard de l’artiste-polémiste Pasolini, il y avait enfin en Jean Genet une espèce d’exilé « à perpète ». De là sa défense des humiliés et des offensés, et plus précisément des Palestiniens qui, disait-il, cesseraient de l’intéresser au jour où ils disposeraient d’une terre à eux. Cela étant, même devenu mondialement connu et souvent « récupéré » à son corps défendant, Jean Genet a fui jusqu’au bout toute forme d’acclimatation et continua de mener sa vie de vagabond errant d’un hôtel sans étoiles à l’autre, distribuant ses biens à ses amants et amis, pauvre parmi les pauvres et reposant désormais sous la plus humble pierre blanche du bout du monde, face au ciel et à la mer.

    Image: Jean Genet en 1939.





    Pour lire Jean Genet

    Jean Genet. Journal du voleur, Querelle de Brest, Pompes funèbres. Préface de Philippe Sollers. Gallimard, coll. Biblos 788p.

    Jean Genet, Miracle de la rose. Version non expurgée. L’Arbalète, 347p.

    Jean Genet. Lettres à Ibis. Gallimard, L’Arbalète 2010, 109p.


    Jean Genet. Le condamné à mort. Nouvel enregistrement, combinant chant et récitation, d'Etienne Daho et Jeanne Moreau.


    Edmund White. Jean Genet. Avec une chronologie biographique référentielle d’Albert Dichy. Biographies-Gallimard, 1993. 685p.

    Jean-Paul Sartre. Saint Genet, comédien et martyr. Gallimard 2010, coll tel, 695p.

    Le numéro de décembre du Magazine littéraire sera consacré à Jean Genet.

    Site des Amis et Lecteurs de Jean Genet. http://jeangenet.pbworks.com/

    Image: Jean Genet en 1939. Photo inédite, de la collection Jacques Plainemaison.

  • L’immortel

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    …Ce que j’aime dans tes pierre sans rides de vieux mur, c’est qu’on oublie ton âge, tu pourrais avoir facile sept siècles, d’après les archives de l’Abbaye d'à côté, je vois très bien les moines vignerons sortir tes escaliers de terre avant de se chauffer aux trois soleils de la région – du lac, de la terre et du ciel, comme on dit, avant d’écluser leur petit blanc d’après l’ouvrage, sans voir passer les heures des fins de journée d’été, ni compter les siècles – mais même si tu n’avais que l’âge de nos aïeux on te dirait fait pour durer encore mille ans, par des mains qui n’ont rien perdu de ta mémoire…

    Image : Philip Seelen

  • C combien la pipe ?

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    … Que le très honorable étranger nous pardonne, mais ni le très vénérable Maître Fu-Moli, que vous voyez là-bas (à droite avec la moustache tombante) ni le gracieux éphèbe Fu-Mosi, son élève, ne sauraient répondre à votre Question si subtile et délicate sans emprunter le détour du Conte du Lent Chandoo et du Seigneur patient, où il est montré que ce qui compte dans le rituel séculaire de notre humble maison Au Lotus Bleu, n’est point la pipe mais le Chemin - à cela s'ajoutant que nous acceptons aussi volontiers  la Mastercard que la Visa V.I.P…


    Image : Philip Seelen

  • Savoir

     

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    Puissions-nous retrouver,

    cette lumière qui nous éclaire

    en dépit de nous-même.

    Nous ne pouvons plus croire,

    nous n’avons plus cette candeur

    de l’enfant surpris par la nuit,

    Notre savoir est en lambeaux

    dans le roncier des preuves.

    Tout est trop expliqué :

    tout est trop occulté,

    de notre obscurité. 

     

    (15 décembre 1987)

  • Miss you bro

     

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    En mémoire de Reynald.

      

    Ce soir j’avais envie de te téléphoner, comme ça, sans raison,

    pour entendre ta voix, comme tant d’autres fois.

    Après tout c’était toi, déjà, ces longs silences.

    Mais je sais bien, allez vous étiez occupés :

    les patients, les enfants, l’éternelle cadence.

    Ce n’était plus, alors, le temps de nos virées

    au biseau des arêtes ;

    ou comme ces années en petits étudiants dans l’étroite carrée :

    les rires, avec ta douce, que nous faisions alors !

    L’emmerdeur d’en dessous qui cognait aux tuyaux.
    tout ce barnum : la vie !

     

    Et ce soir de nouveau j’aurais aimé semer

    un peu ma zizanie.

    Ou parler avec toi, comme tant d’autres fois.

     

    J’avais presque oublié ce dimanche maudit,

    cette aube au bord du ciel

    au miroir effilé,

    la griffe de ta trace

    au-dessus des séracs.

    Tu vaincras, tu vaincras scandes-tu : tu vaincras!

    L’orgueil de ton défi !

       

    Mais soudain à la Vierge là-haut qui te bénit -

    à toi sans le savoir est lancé le déni

    d’une glace plus noire.

    Ce dimanche maudit, juste à ton dernier pas.

    Et ce cri ravalé, et ce gouffre creusé.

    Et l’effroi des parois – et la mort qui se tait…

     

    Sais-tu que je t’en veux ce soir,

    ami, parti tout seul

    comme un bandit !

      

    (ce 13 décembre 1987,

    après le 15 août 1985)

     

    Martial Leiter, Le pilier hivernal. 

  • L'enfant et l'oiseau

     

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    De l’autre côté du sommeil,

    là-bas où le souffle léger

    d’une brise dans les allées

    des années écoulées

    me rappelle l’ancien rêve

    éveillé de mon enfance,

    ce goût de miel, cette lumière,

    cette clairière au bord du ciel –

    c’est là-bas que mon chant s’éveille.

      

    (20 mars 1989)

     

    Marc Zarka, L'Enfant et l'oiseau.

  • Clavecin des prés

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    Au jardin de ma bonne amie,

    le maître d’harmonie

    est un dieu familier.

     

    Les yeux fermés elle devine,

    au parfum des collines,

    une ancienne saveur ;

     

    comme une fraîcheur de jeunesse,

    comme une caresse,

    comme un goût de fraise.

     

    Songeuse au milieu des pavots,

    tranquille comme une eau,

    elle sourit aux heures

     

    C’est un souvenir qui revient,

    et c’est aussi le mien,

    d’un secret partagé.

     

    (21 mars 1989)

     

    Emil Nolde, Large poppies, 1908.

  • Aux jardins Boboli

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    Pour Gérard Joulié

     

    Ce que j’aime chez vous,

    c’est ce lord, mon ami ;

    chez vous l’élégance

    et la mélancolie

    diffusent comme un nimbe d’or.

    Nos conversations, le soir,

    à l’infini s’allongent,

    au hasard des bars.

    Et par delà minuit

    (rappelez-vous cette soirée d’été

    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions

    de ce que peut-être il y a après) ,

    sur la marelle des pavés

    nous jouons encore une fois

    à deviner qui le premier

    contemplera le Paradis.

     

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,

    vous m’aviez dit que vous,

    vous croyez qu’on revivra

    comme ça, tout entiers.

    Pour moi, vous ai-je dit,

    je n’en sais rien. Patience.

    Je ne crois pas bien, mais

    comme au cinéma j’attends

    la fin de la séance,

    les yeux fermés.

    Comme aux jardins Boboli de Florence,

    je souris en silence.

     

                               (Florence, 1973-2016)

  • Ce qui de l'enfant parle

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    On tourne autour de l’animal,

    et ça ne fait pas mystère.

    Tout de la nature me parle,

    sans un mot prononcé.

    La musique, la poésie,

    la pensée incarnée,

    campent aux quatre vents

    de la terre et des feux

    des sourciers nombreux.

    Au bord du sommeil de l’enfant,

    j’écris ce que je sais.

    Mais le poème seul,

    et le rêve muet,

    diront ce que j’ignore.

     

    (1986-2016)

  • Rendez-vous

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    Pour L.

     

    À la terrasse je l’attendais.

    C’est assez nouveau cela : que j’aie de l’avance…

    Je me sentais bien. C’était Byzance :

    le boulevard, le soir, après la pluie d’été ;

    en face l’épicerie éclairée,

    SPIRITUEUX ET DENREES COLONIALES ;

    Sous la verrière les nappes blanches,

    les garçons à la coule,

    ce goût de terre dorée de la Suze –

    souvenir des Alpes maritimes,

    quand je lisais Alexis Zorba sur les hauts gazons ;

    j’avais seize ans, le cœur vert.

    Et soudain je la vois,

    Mais elle ne m’a pas vu…

    Juste le temps d’imaginer

    ce qui pourrait se passer entre ces deux-là,

    comme cet autre soir où,

    dans un bar du vieux quartier de notre ville,

    là-bas,

    je l’ai rencontrée…

     

    (Paris, 1987)

     

     

  • L'échappée

     

     

     

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    Plus

     

    on est soi,

     

    plus

     

    on est seul,

     

    se disait

     

    cette nuit-là

     

    l'Artiste

     

    en sa foi chancelante

     

    entre deux vertiges.

     

    Mais

     

    l'Oeuvre se fait.

     

    Seul recours,

     

    seul secours

     

    avant que 

     

    la lumière du jour

     

    ne le foudroie.

     

    Seul amour

     

    au détour:

     

    hors de soi.

     

     

  • Bacon

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    Leur cri dit une telle horreur


    qu’aucun espace circonscrit,


    chapelle vaticane ou palais babylonien,


    ne peut le contenir sans la folle beauté


    de la couleur à l’état pur.


    Sur sa chaise électrique


    le pape hurle à la vie,


    tout à fait seul là-haut


    dans ses marbres hallucinés,


    et le chien martyrisé lui fait écho.


    La mort n’est jamais invitée.


    L’alcool fort et l’orgie de chair


    illuminent le tableau.


    L’atelier creuset de tout ça


    est un bordel immonde,


    mais de cette gadoue


    est né l’enfant du monde.

  • Frères humains dans la tempête

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     Retour à Notre-Dame-de-la-Merci, deuxième roman de Quentin Mouron. Après Au point d'effusion des égouts, premier roman déjà très remarquable, ce nouveau livre creuse plus profond et ressaisit, dans le temps d'une tempête, quelques destinées cabossées avec l'empathie d'un Raymond Carver.    

    Quentin Mouron m’a étonné, puis il m’a intéressé, dès les pages initiales de son premier roman, Au point d’effusion des égouts. Tout de suite j’ai constaté quelque chose de rare, et particulièrement chez les très jeunes écrivains de notre époque, dans ce texte apparemment imparfait selon les codes académiques, qui tenait à la dramaturgie du récit, à son atmosphère et à son écriture à la fois nerveuse et très précise, curieusement hâchée et frénétique en apparence, mais comme tenue par-dessous, fautive mais voulue telle comme on parle aujourd’hui dans la rue ou par SMS, affirmant en tout cas une voix et une trempe, une tripe particulière et un ton tendrement teigneux. Tout de suite il m’a semblé qu’il y avait là un écrivain pur jus et peut-être d’avenir, non pas à cause des traits immédiatement apparents de son talent hirsute, mais à cause de l’émotion filtrant entre les lignes et les scènes se bousculant de page en page – cette émotion vive découlant d’un certain regard sur le monde et d’un certain sentiment du monde. Un thème lancinant y apparaît en outre, qui court de page en page et se déploie dans le deuxième livre de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, pour en devenir le motif central et sombrement rayonnant, qu’on pourrait dire celui de l’amour sans retour. Or ce qui me frappe aussi, dans la modulation de ce thème, tient au fait qu’il soit quasi pur de toute sentimentalité alors même que sa lancinante évidence « fait mal ». La même fragilité, sous la même apparente crânerie, se retrouve chez le narrateur du premier livre de Quentin et chez les personnages de Notre-Dame-de-la-Merci, qui appellent ici deux ou trois remarques préalables sur le jeune auteur.

    Quentin3.jpgLui aussi semble faire son crâneur, dans sa dégaine de rocker à la coule, blouson de cuir et santiags, illico décontracté, voire un brin canaille, dans ses premières apparitions médiatiques. Tout pour plaire ou déplaire au premier regard, même style flashy que le Philippe Djian des débuts. Mais le vrai Quentin est tout autre derrière ce masque de faux frimeur : un type discret, délicat, éduqué. Un garçon hypersensible mais pudique. Un youngster de son âge avec des intuitions de vieux barde.  Le fils d’Isabelle l’instite et de Didier l’artiste, fait au feu et au froid en plein air dans la forêt québecoise, respirant la nature et voyant des tas de gens plus ou moins louches entre le ranch familial d’Appaloosa et plus tard aux quatre coins de la Californie. Question lecture, passé de la lecture de l’intégrale d’Harry Potter à celle de Voyage au bout de la nuit de Céline, de Madame Bovary ou de Kant, des Deux étendards de Rebatet ou des romans de Simenon. À la fois un capteur hypervibrant et un cracheur de mots à fulgurances, rythmant et dopant ses premiers écrits au rock industriel ou aux éclats de John Coltrane. Cela pour la vibration de tam-tam de son écriture, qui dit pourtant autre chose. Par exemple, en confidence publique, qu’ Au point d’effusion des égouts a été écrit pour une fille aimée, qui n’en avait rien à foutre. L’assistance adulte et responsable se gausse : voilà bien du roman-photo sentimental de basse époque. Mais de quoi parle Bovary ? Et si Bovary avait fait des petits dans la forêt québecoise, une nuit de tempête ? Et si les trois paumés de Notre-Dame-de-la-Merci, comme Bovary est sorti de Flaubert, sortaient des tripes d’un certain Quentin Mouron passant ces jours ses examens de linguistique à la fac de lettres de Lausanne ?       

     °°°

     De part en part de Voyage au bout de la nuit, on a mal au monde et aux gens. De la même façon, toutes proportions gardées évidemment, j’ai eu mal en lisant les deux premiers livres de Quentin, avec lequel nous rions le plus souvent. Je ris aussi beaucoup, ces jours, en relisant le Gargantua de Rabelais, qui avait si mal au pauvre monde et aux tristes hommes. Or la tristesse du jeune narrateur d’Au point d’effusion des égouts n’a pas de quoi faire rire en apparence, moins encore la tristesse qui se dégage de Notre-Dame-de-la-Merci aux destinées cabossées, et pourtant la réelle profondeur de Quentin Mouron tient à son terrible humour. Pas tant dans sa satire carabinée d’une certaine Amérique friquée et névrosée, puritaine par obsession et violente par compulsion : bien plus dans la perception panique de la douleur que l’homme s’inflige à lui-même, finalement aussi drôle, au double sens du teme indiquant le comique et l’étrangeté, que les grimaces de la famille Deschiens. Les personnages du premier roman de Quentin sont peu développés, mais la touche est à chaque fois très précise et fait tilt. On voit illico l’oncle flic pédophile sur les bords. On voit la cousine Clara obsédée par le sexe, à proportion de son esseulement, et se réfugiant dans les thérapies à la gomme. On voit la voisine Laura que la non-résolution de sa blessure secrète empêche de se lâcher. On voit l’énergumène bavarois se défoulant à Vegas. On voit les vieux hippies et les vieux tacots du mythe perdu qui n’en impose guère au jeune voyageur. On voit l’affreuse église de Trona ceinturée de barbelés, comme on verra l’église vide de Notre-Dame-de-la-Vertu. On voit partout les débris d’un monde déserté par la grâce, sans un enfant. On voit le champion des buveurs de bière reconnu dans le monde entier par Youtube. On le voit gerber jusqu’en Chine et en Colombie où les gens ont des webcams et pas de travail. Tout explose à Vegas et tout part en couille. À la toute fin, dans le remarquable dernier chepitre intitulé Le banquet, on voit le chœur des adultes responsables autour de la table aux agapes conviviales, genre retour de l’enfant prodigue -  retour à la case nains de jardin où l’on est prié de ne pas user de la tondeuse à gazon aux heures de repas - et que feras-tu plus tard, jeune écervelé ?

     °°° 

    Cela ne crève pas les yeux au premier regard, mais les deux premiers livres de Quentin Mouron concentrent une somme d’observations sur le monde actuel et l’homme actuel, la solitude et la déréliction des femmes et des hommes d’aujourd’hui, qui saisissent par leur acuité et font mal sans moraliser pour autant ni verser non plus dans l’indifférence blasée ou le cynisme. Ces observations découlent d’une attention au monde et aux gens qui me rappelle l’attention de Tchékhov ou de Simenon, ou encore de Raymond  Carver pour l’attention particulière portée par le nouvelliste américain aux « vaincus » de ce Brave New World tout déglingué, ou enfin l’attention exacerbée de Flannery O’Connor àl’égard des humiliés et des offensés – le substrat théologique en moins.  

    Notre-Dame-de-la-Merci s’ouvre sur l’apparition, dans le froid et la nuit d’une tempête québecoise qu’on va sentir physiquement tout au long du récit, d’un corps de vieil homme pendu. C’est le vieux Pottier dont le suicide est comme un dernier cri lancé aux hommes. Et tout de suite le narrateur, et l’auteur en transparence, accueille et répercute ce cri bientôt mêlé à la clameur des véhéments silencieux. Quentin, qui se tient au coin de l’écran genre Hitchcock, attentif à ces « crieurs muets », remarque que « le cri qu’on étouffe n’est qu’un silence de plus », et ce silence curieusement sera celui, aussi, de la tempête et de la nature enneigée, juste cisaillé de dialogues laconiques.  Tout de suite aussi le lecteur  est averti : ce qui se passe là pourrait arriver à côté de chez vous. Et de fait, tout aussitôt je me suis rappelé les sept suicides du quartier de petits-bourgeois de notre enfance, sur les hauts de Lausanne où l’on croit que rien ne se passe, et m’est revenue la vision de la maison voisine de la nôtre, vidée un jour de ses étranges habitants noctambules et de son contenu, dont on découvrit dans la cave des milliers de seringues et d’ampoules.

    Cela se passe en Amérique mais cet encanaillement du peuple tirant vers  la classe moyenne, que figurent les protagonistes de Notre-Dame-de-laMerci, est désormais une constante sociale de partout dans la ville-monde que MacLuhan appelait, avec une sorte de candeur optimiste, le « village planétaire ». Odette, qui aspire au top du pouvoir politique local, est snob comme on peut l’être dans un bled tenant du condominium informel de retraités, mais comment assurer quand on a si mauvais genre ? À un siècle de distance, Odette Swann avait de meilleures chances.

    Les trois personnages principaux de Notre-Dame-de-la-Merci n’ont aucune chance, ni en amont ni en aval, sauf d’aller crever d’ennui sur une plage mexicaine. Odette, dont le jules affilié aux Hell’s Angels s’est crashé contre un orignal – même pas une belle mort à la Bonnie & Clyde -, a cru que Jean voulait d’elle après qu’il l’eut sautée, ivre, à la fin d’une soirée. Or Jean n’en avait qu’à son héritage, après quoi il s’est rabattu sur une belle plante dont le vide pouvait juste faire écho au sien. Et dans le vortex de la tempête : voici Daniel, plus fort physiquement que Jean mais plus fragile et plus digne de compassion. 

    Les cloches de Notre-Dame-de-la-Compassion doivent être noyées dans cette tempête symbolique et hyper-réelle à la fois, comme celles de Kitèje. La seule voix qu’on entend dans la nuit est celle deu narrateur qui rejoint, sur la route où Daniel s’est planté après avoir laissé tomber son dessein de vengeance, cette incarnation pantelante de l’homme rejeté à lui-même. Dès le début du roman le jeune auteur a filé, comme entre les lignes, le thème philosophique du déterminisme et du libre-arbitre. C’était culotté, mais fait avec tant de naturel qu’on l’a admis – comme on admet l’apparition d’Alfred Hitchcok dans ses films pour nous rappeler, précisément, que nous sommes dans un film et qu’on en discutera le contenu à la sortie.

    Après la Road-story d’Au point d’effusion des égouts, le deuxième livre de Quentin Mouron, noir et grave mais irradiant une tendresse inquiète, est un roman d’immersion et d’empathie dont l’écriture restitue physiquement l’épaisseur des personnages et l’atmosphère. Dans la triple unité de lieu, de temps et d’action de la tragédie, l’on reste évidemment en deça de celle-ci, faute de dieux et faute de héros –on se rappelle la réflexion de Friedrich Dürrenmatt sur l’impossibilité d’une traédie contemporaine. Daniel aurait pu flinguer Jean : ça n’aurait rien changé. Il faut que tout ça reste un peu médiocre pour être vrai. Il faut que la mère de Daniel, maltraitée par son conjoint alcoolique, soit à la fois attachante et insupportable. On voit les enfants de Daniel traîner dans la saleté pendant qu’il se réfugie dans une pauvre extase : il faut que tout ça fasse « mal » sinin ce n’est pas la peine. Il faut que la fin de la tempête soit à la fois une dévastation et une paix - comme une espèce de pardon.  

    (Ce texte constitue la postface de Notre-Dame-de-la-Merci, deuxième roman de Quentin Mouron, paru en 2012 aux éditions Olivier Morattel. Diffusé en France par Harmonia Mundi) 

  • Un roman virtuel

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    Dans Le viol de l'ange, toute la hideur et la détresse d'un monde décervelé, qui fuse vers l'abîme. Et puis, comme d'un excès du Mal : ces gestes oubliés qui s'esquissent, cette rédemption qui s'amorce.

     

    Une lecture de Jil Silberstein, en novembre1997.

     

    C’était des temps terribles et ordinaires. Des temps où rien ne pouvait plus surprendre les créatures peuplant la terre. Les assassins prétendaient-ils que leurs victimes s'entretuaient afin de faire passer l'agneau pour une hyène? On finissait par avaler ce genre d'énormité à tout bout de champ répercuté sur World Info. Il n'en pouvait aller autrement dans un contexte où tout vous sautait à la gorge... exacerbant, avec la lassitude à l'endroit d'une terre farcie d'horreurs et de mensonges, avec le sentiment de votre insignifiance, une folle avidité à jouir.

    Où Virtualité et sa cohorte d'illusions, éperonnant les âmes déboussolées, mettaient k.-o. ces concepts désuets qu'étaient mesure, réalité... pour la plus grande satisfaction des promoteurs de rêves planifiés et autres forcenés du dieu Pouvoir. 

     

    Dès lors, ce 12 juillet 1995, que les Serbes du général Mladic s'emparent de l'enclave musulmane de Srebrenica pour y commettre leurs atrocités: comment ce fait divers aurait-il suffi à perturber les habitants d'un grand ensemble suburbain d'Europe occidentale; à les tirer de leur enfer quotidien (esseulement et agonie) ou de leurs petits vices les isolant les uns des autres: hygiène maniaque, obsession de la superforme, voyeurisme, culte de l'excellence, érotomanie forcenée (cassette X à l'appui), consommation de tabloïds à sensation ou de feuilletons télévisés, opium distillé par d'habiles hommes d'affaires travestis en gourous — pour ne rien dire du shoot au sexe virtuel et autres perspectives interactives ouvertes par le réseau des réseaux ? 

     «Tout deviendra possible, avait expliqué le Physicien (...) tu refais le monde à ton idée, toi qui regrettes d'avoir eu une mère conne et pas de père, tu te rebidouilles un programme à la carte! Et t'imagines la thérapie pour les tarés du genre sériai killer ! Les mecs, ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des fœtus? Il a qu'à louer le programme! Tu vois l'hygiène sociale à long terme? Après ça, le snuff-movie c'est bon débarras! Et c'est qu'un début, parce qu'ensuite tu passes aux dommages, et là c'est carrément l'Avenir...» 

    Dans les alvéoles de béton, on tâtonnait, endurait, s'abusait,ricanait, hurlait, tentait de s'offrir une tendresse que nul ne donnait. 

    C'était Rudolf qui «se faisait baiser par la ville entière mais n'était aimé que de son chien» et se consumait du sida. C'était Martial, paraplégique teigneux et insomniaque scrutant chaque fenêtre et s'épuisant à dialoguer avec ce Dieu fait Grand. Salopard. C'était Muriel et c'était Jo, champions d'une existence jouissive mais qui ne parvenaient jamais à se rejoindre — même au coursde leurs méga-baises. 

     

    C'était Pascal, le journaliste qui trompait dans l'alcoolses frustrations professionnelles et l'obsédante vision de sa mère démente.C'était la vieille et bonne Madame Léonce murmurant ses rapports quotidiens àfeu son compagnon. C'était Joaquim, cherchant refuge chez les sectateurs de la Nouvelle Lumière. C'était Cleo, désespérée et suicidaire, dont le petit Ariel venait de disparaître, alimentant les pires craintes. C'était tant d'autres détresses... 

     

    Qu'était-ce pourtant que la Cité des Hespérides, sinon un concentré de dérives identiques àcelles qu'enduraient, dans les maisons avoisinantes, ou à Paris, ou à SanFrancisco, tant d'esseulés qui s'efforçaient de tenir bon ou de se fuir en explorant n'importe quelle brèche?

    Dans ce climat d'affolante déréliction, qu'attendre? Un événement, pourtant, ferait irruption — si abject que, pénétrant au plus intime des âmes gangrenées,il conduirait à une rédemption. Structure polyphonique Sur cette trame, Jean-Louis Kuffer bâtit une fable d'une rare densité émotionnelle. 

     Un livre qui, par la profusion des destinées qui s'y croisent, par la complexité de sa structure polyphonique, par le travail sur la langue, par le lyrisme, la générosité et la pénétration psychologique ne ressemble à rien de connu en Suisse romande. 

    Les références qui s'imposent?  S. I. Witkiewicz, pour l'ampleur de la fresque sociale, l'affolement apocalyptique et le débridement de tous les sens. Thomas Wolfe, pour l'immense nostalgie d'une fraternité perdue avec l'Eden que nous quittâmes «nus et solitaires». Wim Wenders, pour l'éperdue miséricorde des Ailes du désir. Tomaso Landolfi, pour la magie et la tendresse de ses simultanés au cœur du village humain. Antonio Lobo Antunes, pour l'entrecroisement des trajectoires où se mesurent, comme en un ultime jeu d'où dépendrait le sort des hommes, ténèbres et lumière. 

     Quant à la construction labyrinthique du récit où se confrontent le romancier, les personnages, le voyeur mémorialiste, le pédophile pétri d'ésotérisme, l'auteur des hypertextes et «celui qui écrit ces lignes», elle constitue une investigation d'une stimulante complexité sur la virtualité ouverte par l'art du roman et les réalités qui le nourrissent. 

    Dans une petite entité culturelle comme la Suisse romande où, légitimement, chacun peut craindre complaisance, exagérations, renvois d'ascenseur ou règlements de comptes à l'endroit des auteurs du cru, Le viol de l'ange ne souffre que d'un handicap pour susciter l'enthousiasme qu'il mérite: ne pas nous venir des Etats-Unis ou d'une autre contrée où nulle méfiance ne ternirait son impact...

    Jean-Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.

     

    (Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 19 novembre 1997).

     

  • À l'ami perdu

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    Pour E.

     

    Je ne sais pas qui m'écrivait


    cette nuit d'un hiver passé


    où tout se taisait sous la neige;


    qui m'a pris cette main


    pour écrire sur ce papier bleu,


    à l'encre bleue aussi,


    ces tendres mots de l'amitié


    que parfois on se doit.

     

    Et je lisais ces mêmes mots,


    lorsque le Mal t'a pris.


    (1993-2016)

     

    MC. Escher, Drawing hands, 1948.

  • La maison dans l'arbre

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    Nouvelles de l’étranger

      

    Les poèmes nous viennent

    comme des visiteurs,

    aussitôt reconnus ;

    et notre porte ne saurait se fermer

    à ces messagers de nos propres lointains.

     

                                                           (En forêt, 1986)

  • Coulant de source

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    Ma première liberté prise
    à l'insu de tous,
    même de l'unique camarade de ruisseau du moment,
    relie toujours
    une source jamais vue
    et le lac où tous plongeaient,
    corps adorables
    de l'idéale fantasmagorie
    à jamais sans âge.

    Mais déjà j'étais l'enfant trop conscient,
    l'adolescent des rêveries en lisière,
    le compagnon errant des rivages.
    Déjà!

    Cela fait maintenant
    le temps d'une vie.
    Au ciel de l'instant en suspens
    passe l’ange Mélancolie.

     

    (Cracovie, mars 2016)

  • Respirer

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    On peut faire un livre avec ça,
    on peut faire un poème
    avec n'importe quoi.
    Faut juste avoir l'inspiration.
     
     
    Les forêts donnant sur la mer,
    ou les arêtes entre deux eaux,
    les grands cahiers bleus d'écoliers,
    les toits plats où l'on va fumer
    ou les bardeaux anciens
    de bois rincé par la pluie
    aux parapets des cieux:
    un Russe cuité l'a peint
    comme un chaos de quilles
    en sarabandes de maisons -
    telle étant l'inspiration.
     
     
    On respire, on aspire
    et le chant monte ou pas
    de la chair en joie
    ou de l'esprit scabreux;
    de ce qu’on appelle l'âme,
    du sexe levé du frère âne;
    de la femme océane aux yeux
    d’écumante braise -
    au poème, oh merveilleux
    tout sera décelé dans l’aise
    de la nuit inspirée.
     
    (A La Désirade,ce 23 mai 2017.)

  • En cette ville la nuit

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    "Pourquoi nos désirs ? Pourquoi nos pensées dans la nuit ?
    Pourquoi la présence de certains hommes, de certaines femmes à mes côtés
    fait-elle se dilater le soleil dans mon sang ?"
     
    (Walt Whitman)
     
     
    Depuis la nuit du sang
    le remords de n'être pas dieu
    me retient en ville ou je tue
    le temps.
     
    Aussi je me fais une fête
    d'ancien cueilleur d'amulettes
    de conspuer avec l'enfant
    tatoué de sangs mélangés
    la fierté des battants
    qu'enivre l'élan de l'épieu.
     
    Votre ville est si fière
    de son utilité
    pure de toute futilité
    qu'elle en devient plus dure
    en nos cœurs assiégés
    que l'obsidienne des couteaux.
     
    Vous êtes les tenants
    de l'activité verticale;
    aux axes effilés
    vous cumulez l'effet
    et les reflets des angles
    exsangues et calculés
    dans les bureaux glacés;
    vous êtes les adroits,
    et ni le choix des armes
    ni les états d'âme
    n'échappent à vos menées
    et autres visions programmées.
     
    Votre empire est sans pitié
    et la misère empile à vos pieds
    les hardes de la horde exclue,
    mais les affaires sont les affaires.
     
    La ville-monde au demeurant
    nous exalte et nous épate,
    oxymore de splendeur;
    Caïn le rebelle au grand air s'éclate,
    et le tendre Abel en sa lenteur
    mène sa peur où ça lui chante.
     
    (San Francisco, ce 23 avril 2017)

  • Nocturne

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    Le piano dans la nuit


    écoute cette voix


    qui ne parle qu'à lui.


    Celle qu'on ne voit pas


    se tait les yeux fermés.


    On ne sait pas ce qu'elle fait là.

     

    Les grands arbres muets


    abritent sous d'autres cieux


    les splendeurs de l'ivoire.


    On ne saura jamais


    d'où vient le chant du soir.

  • La baraka

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    Aux innocents massacrés

     

     

    J'étais innocent présumé,


    ou peut-être pas, va savoir ?


    J'étais un enfant de trois ans,


    j'étais Un vieil Anglais


    familier de la promenade;


    nous, nous étions juste belles,


    juste faites pour le bonheur,


    et faut-il se méfier aussi


    des jeunes filles en fleur ?


    Et quelle peur auraient-ils eu


    ce soir au bar des retraités


    amateurs de karaoké ?


    Nous, nous ne faisions que passer.


    Ces trois-là étaient Japonais.


    Pas mal de gens, aussi,


    qui s'étaient dit CHARLIE


    en janvier de l'autre année,


    l'avaient oublié par la suite


    en se pointant au Bataclan...

     

    Mais à présent on se sentait


    tellement protégés:


    le ciel virant de l'orangé


    à l'indigo sur les palmiers;


    nous regardions la mer


    aux reflets étoilés;


    dans ses bras tu t'étais sentie


    délivrée des emmerdements;


    un autre maudissait la vie


    sans savoir pourquoi ni comment;


    plusieurs millions plantés


    devant l'écran de leur télé


    étaient à regarder comment


    le monde va ou ne va pas -


    on ne sait pas, ça dépendra


    peut-être de la baraka ?

     

     

    Voila ce que ce soir peut-être


    ou peut-être pas, va savoir


    ils se disaient tous dans le noir


    et comme flottant hors du temps:


    ah mais quel beau feu d'artifice


    ce serait ce soir à Nice...


    Lorsque a surgi le camion blanc.


    (Ce matin du 15 juillet 2016)

  • Revenant à la mer

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    "Si je crois encore à la mer / alors j'ai espoir en la terre"
     
    (Ingeborg Bachmann)
     
     
    Au retour de la mer
    je la reconnais à l'instant,
    la patiente, insensée
    amante de mille saillants
    en lenteurs retombées
    aux long couchers ardents.
     
    L'impassible égérie,
    et soudain la verte furie;
    la muette rêveuse,
    et tout à coup la volubile
    aux délires de salive -
    la cavale très indocile
    donnant des quatre fers
    dans le tumulte des années.
     
    Nous étions si glorieux,
    petit nageurs écervelés,
    et nous voici rendus au vent
    sans âge de la terre,
    avec elle tout apaisés...
     
    (Cap d’Agde, ce 10 septembre 2017)