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Cela se passe à la fin des années 40 du siècle passé – si présent encore au demeurant à tant d’égards – quelque part en Caroline du Sud où un brave père de famille très fermement accroché à sa lecture de la Bible, comme il sied en ses régions de petits blancs puritains, surprend son aîné Frank au lit, tendrement enlacé à un autre beau garçon du voisinage au prénom de Sam, et lui lance le lendemain matin qu’il lui interdit absolument de jamais revoir son ami sans quoi il les tuera tous deux comme le recommande le Dieu juste et bon promettant les glaces brûlantes de l’enfer aux pécheurs tombés dans ce vice affreux.
Sur quoi le jeune Frank, terrifié par la double menace de son père et du Dieu qui surveille et punit, de se précipiter auprès de Sam, de l’enjoindre pieusement de ne plus jamais l’approcher et de s’amender sur le chemin de la seule vie normale; et Sam, peu après, de noyer son désespoir dans les même eaux du lac où il a découvert avec Frank l’exultation des corps en leur sensuelle et solaire innocence, laissant au cœur du survivant une blessure inguérissable et autant de culpabilité.
Si ce traumatisme existentiel est évoqué par quelques retours en arrière très émouvants, le récit linéaire de Mon oncle Frank passe par la voix d’une jeune fille de 18 ans, Elizabeth dite Beth, nièce de Frank.
Elle-même passionnée de lecture, Beth s’est toujours sentie proche de Frank, aussi sensible que bienveillant à son égard mais maltraité par son père, sans qu’elle ne se l’explique à chaque fois que, de New York où il a fui depuis des années et a fait une carrière de prof de lettres, Frank revient à Creekville qu’elle-même va quitter pour des études que son oncle-mentor lui a recommandées comme choix de vie personnelle et indépendante.
Alan Ball, dont on se rappelle le «poème» que constituait American beauty, est ce réalisateur capable d’exprimer visuellement la magie d’un instant par la seule «danse» d’un sachet vide tournoyant dans la brise, autant que de dévoiler la part cachée des êtres comme il l’a fait dans la série non moins mémorable de Six feet under, abordant les rites funéraires avec une drôlerie alliée à l’acuité d’une observation très fine des mœurs de la middle class américaine. On se rappelle d’ailleurs, à ce propos que le thème de l’homosexualité se trouvait déjà abordé dans la série par le truchement du plus jeune fils de la famille des croque-morts…
Pour autant, le «thème» en question, traité mille fois par le roman ou le cinéma lors des cinq dernières décennies, et qui alimente aujourd’hui une kyrielle de courts et moyens métrages classé LGBTQ (un genre en soi sur Youtube où le productions asiatiques surabondent en romances à l’eau de rose), ne constitue pas la part majeure et originale de Mon oncle Frank, petite fresque sociale et psychologique incisive et souvent comique qui nous conduit d’abord à Creekville, pour les «présentations», puis à New York où Beth fête son admission à l’université et retrouve son oncle en compagnie de son premier petit ami Bruce, découvrant du même coup le compagnon de Frank de longue date (ignoré de presque tous) en la personne du Saoudien Walid solide et sympa, ingénieur dans l’aéronautique et fatigué du jeu de cache-cache de son couple dont l’existence reste également cachée à sa propre famille.
A l’époque d’un nouveau militantisme fleurant souvent la revanche, Mon oncle Franksemblera peut-être trop gentil au «milieu» par ailleurs très composite que désigne le fameux acronyme à rallonge. Or ce film s’adresse à tout le monde, brassant les sentiments de tout un chacun et sans se moquer particulièrement des «arriérés» naturellement ou culturellement homophobes.
L’oncle Frank lui-même apparaît «comme tout le monde», sans trace des maniérismes convenu à la manière de La Cage aux folles ou de The boys in the band, il n’a jamais fait de coming out - d’ailleurs la chose n’est pas un must en ces années Nixon ─, et lorsque le supposé boyfriend de Beth lui fait des avances en jeune homo-qui-s’assume sûr que sa beauté lisse est irrésistible, il l’envoie paître.
Quant à Beth, qui ne sait rien du traumatisme initial vécu par son oncle, elle se fiche de sa «différence» et cède illico au charme de Walid, lequel fera plus tard craquer la mère de Frank qui a toujours su à quoi s’en tenir à propos de celui-ci – «les mères sentent ces choses», dira-t-elle elle-même.
Bref, c’est tout un entrelacs subtil de relations familiales ou sociales qu’Alan Ball fait jouer par le truchement de personnages très finement dessinés, un dialogue souvent piquant et des interprètes d’une sensibilité à l’avenant, qu’il s’agisse de l’irrésistible Sophia Lillis dans le rôle de Beth, de Paul Bettany marquant toutes les nuances de fragilité et de courage caractérisant Frank, ou de l’acteur libanais Peter Macdissi (Walid) dont l’intelligence du jeu n’a d’égale que son aura naturelle.
Si les actions successives se situent à l’aube des année 50 dans un État où l’homosexualité est punissable, puis au début des années 70 où elle se vit plus librement dans les «niches» culturelles des grandes villes, les observations et les questions que pose ce film, impliquant en outre, par Walid, la situation au Moyen-Orient, devraient toucher chacune et chacun en cela que, par delà les «préférences sexuelles», il se rapporte à l’ensemble des réactions que nous vivons dans nos relations intimes, dans nos famille ou nos quartiers, nos emplois ou nos voyages.
Si le mariage pour tous est aujourd’hui légal en Caroline du Sud, en 1973, le testament du père de Frank révèle, à la famille réunie stupéfiée, que son fils ne mérite que d’être déshérité et banni du clan…
Or, paradoxalement, cette fureur vengeresse posthume se retourne contre le patriarche en rapprochant la famille du «maudit», au point que chacun dans l’ultime scène «trouve sa place», selon les mots de Beth.
Est-dire que tout soit résolu? Probablement pas, mais le regard d’Alan Ball témoigne, au moins, d’un essai de pacification – où Beth et Walid ont les premiers rôles – qui relève autant de la bonté de chacun que d’un souci d’équité partagé.
Les romanciers Philip Roth et Philip K. Dick ont imaginé que l’Amérique basculait dans le nazisme, avant et après la guerre. Deux uchronies qui rebondissent en séries télévisées dont les conjectures de base et les observations qu’elles nourrissent ont amplement de quoi nous intéresser sans ressasser pour autant la chanson des « vieux démons »…
Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale.
Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus fictionnel et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth dans le roman, Philip Levin dans la série télé), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, Philip Roth (1933-2018) sans doute l'un des plus grands écrivains américains contemporains, s'est donc livré plus intimement par le détour paradoxal de cette saisissante uchronie historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh. Ce beau roman a fait l'objet d'une adaptation sous forme de série brève, à l'enseigne de la chaîne HBO, dont les premiers épisodes sont actuellement visibles sur la RTS. Dans la foulée, on peut rappeler que David Simon, co-scénariste et réalisateur, avait déjà signé The Wire (À l’écoute), docu-fiction emblématique, et que Philip Roth lui-même adouba son projet d’adaptation dont la pertinence a été relancée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
À préciser aussi que le roman, d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions que le petit Philip se pose avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ?
Or, en dépit de la fiction historique modulée par le roman (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage bien particulier des Roth dans leur quartier juif de Newark, de telles questions retentissent également en nous de manière immédiate.
Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs présumés «apatrides», aux Etats-Unis, constituaient un danger ? Se rappelle-ton, par exemple, qu’une note écrite confidentielle du général Guisan stipulait qu’il fallait considérer les juifs comme un potentiel « ennemi intérieur » ?
Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et d’empathie humaine.
Quant à la série tirée du roman de Philip Roth par David Simon et Ed Burns, ses premiers épisodes se focalisent, avec une fidélité de ton qui n'exclut pas les libertés narratives, sur la famille du petit Philip Levin, aussi curieux de nature que l''écrivain en son enfance, et sur le milieu juif dans laquelle elle baigne en partie. Le climat de l'époque est fort bien rendu, et l'ensemble des personnages très soigneusement dessiné dans une ambiance qu’on pourrait dire « vériste ». À voir assurément...
Un visionnaire des distorsions de la conscience
Si l’Amérique de Philip Roth se limite, avec quel visage humain, au cercle proche d’une famille juive, et aux attitudes variées de la communauté « israélite », celle de Philip K. Dick excède au contraire toutes les limites physiques et même psychiques, autant pour ce qui touche à la situation politique bouleversée de l’Union que pour ce qui concerne le récit historique lui-même. Or curieusement, cette explosion des cadres ordinaires du roman se prolonge dans la série qui en a été tirée, qui va même plus loin que l’auteur tout en restant fidèle, sinon à sa lettre, du moins à son esprit.
Dans Le Maître du Haut Château, datant de 1962, l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon ont remporté la seconde Guerre mondiale et se sont partagé les États-Unis et le reste du monde. Or, quinze ans après la fin de la guerre, le livre d’un auteur mystérieux, claquemuré dans son château, accrédite une autre version de l’Histoire postulant la victoire des Alliés, le roman en question visant à faire prendre conscience aux Américains asservis par les Allemands et les Japonais que le totalitarisme n’est pas une fatalité et que la résistance s’impose donc…
Dans la série-fleuve d’Amazon Prime Video, où le roman du Maître devient un film séditieux dont les bobines doivent être détruites, la fiction imaginée par Philip K. Dick, comptant déjà plus de 600 pages, se subdivise en une foison d’épisodes aboutissant, dans la quatrième saison, à une conclusion qui dépasse de loin celle de l’écrivain sans trahir pour autant son esprit.
De fait, l’un des grands thèmes de Philip K. Dick est la relation entretenue par l’esprit humain avec l’univers, posant les questions de la conscience artificielle des androïdes (dans Blade Runner), des transits « quantiques » de la mémoire (Total recall), d’un déterminisme programmé (Minority report) ou, dans Le Maître du Haut Château, des rapports de la conscience avec l’Histoire « réelle » qui n’est peut-être qu’une illusion « alternative » dont il faudrait s’affranchir.
Autant dire que, du Complot de l’Amérique au Maître du Haut Château (tant les romans que les séries), les relations avec le «pays réel» sont à la fois tangibles et improbables. Plus précisément le réalisme du premier binôme aboutit à une réflexion plutôt classique sur la montée possible d’un péril dans un contexte à vrai dire peu propice à une massification idéologique ou politique autre que celle du consumérisme unificateur – on a vu que le communisme ne «prenait» pas mieux aux States que le fascisme à l’européenne - , et le débat sur le patriotisme américain des Juifs reste pertinent.
Quant à la saga « visionnaire » du Haut Château elle fascinera probablement les addicts de SF, et autres fans de Philip K. Dick, tout en diluant la matière déjà filandreuse du roman dans une sauce philosophico-technoïde assez caractéristique du Maître souvent « allumé » dans ses illuminations imaginatives…
Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p. Série sur la RTS jusqu'au 12 mars.
Philip K. Dick. Le Maître du Haut Château, en poche et sur Amazon Prime Video.
À propos d' Invention des autres jours, de Jean-Daniel Dupuy.
C’est un livre extraordinairement insolite et fascinant qu’Invention des autres jours de Jean-Daniel Dupuy. Inventif et déroutant, séduisant à de multiples égards mais exigeant aussi une attention créative de la part du lecteur, ce roman kaléidoscopique saisit par son ton et sa tournure, d’une totale singularité, tout en rappelant de multiples démarches littéraires ou plastiques. Pour le Labyrinthe qu’on y parcourt, la référence aux architectures de Piranèse ou aux dédales graphique d’Escher s’impose, de même que son climat de fantastique urbain et ses personnages humains-animaux peuvent évoquer les univers d’un Druillet ou d’un Enki Bilal. Littérairement parlant, on pense immédiatement à l’univers d’un Antoine Volodine, donc rétrospectivement au fantastique poétique de Borges ou de Cortazar, aux fables onirico-sociales d’un Kadaré ou d’un Buzzati, tant qu’à la poésie crépusculaire de Kafka, enfin à toute une tribu de créateurs d’univers parallèles, de Lovecraft à Jean-Marc Lovay.
Singulier par sa vision poétique et son écriture, sa construction et ses résonances, Invention des autres jours l’est également par sa réalisation, autant par les gravures originales de Georges Boulard que par sa maquette et sa typographie, aux bons soins de Jeanne Willa et Paul Vignes. Il y a là un travail collectif d’une rare cohérence, jusqu’à l’impression des ouvriers luddites (sic) de Corlet, à Condé-sur-Noireau, pour les éditions Attila…
Mais en quoi consiste, plus précisément, cet O.V.N.I. littéraire ? Une excellente description en est faite, dans sa postface intitulée Inventaire/Invention, par Benoît Virot. Avec ceci d’abord pour la forme : « Harnaché de notices et de protocoles, qui s’imposent au lecteur comme s’il devait les ingérer, ce livre est une citadelle de récits croisés, enchâssés les uns dans les autres. Roman-puzzle, aléatoire et contre-utopique, Invention des autres jours est un bréviaire de l’oppression contemporaine… à la frontière de l’Histoire et du contemporain, de l’oralité et du lyrisme, du réel et de l’hallucination ». Toujours pour sa forme, il faut préciser que le livre se divise en cinq sections (PRISON, HéLICES, PONT, ORGUES et ARSENAL), elles-mêmes subdivisées en cinq chapitres dont les titres désignent autant d’inventions (dans PRISON ce sont ainsi Les allumettes de sûreté, Le panoptique, La cortisone, Les cigarettes hongroises et La dynamite), à quoi s’ajoutent de brèves notices sur lesdites inventions où l’on apprend, par exemple, que la première montre automatique Jaeger-Lecoultre date de 1953 - année de la mort de Staline, ajouterons-nous.
Pour autant, cet inventaire d’inventions n’a rien de systématique ni de limité. Loin du programme documentaire, chaque titre d’invention fait plutôt fonction de touche musicale, sur le grand orgue de l’Auteur, dont on verra qu’il est hydraulique et peut jouer tout seul à l’eau de pluie.
Benoît Virot parle de « citadelle de récits » à propos d’Invention, mais il faut préciser alors que ce château de l’Imaginaire est largement ouvert à tous les vents de la narration.
Tout se passe après une Catastrophe initiale : l’explosion d’une Centrale dont les causes et les conséquences ne sont pas vraiment expliquées. Tout, d’ailleurs, est aléatoire dans ce roman, à commencer par les personnages, et le principal d’entre eux : ce nommé Décembre à l’identité changeante, auquel on s’attache et qui s’esquive, à la fois révolutionnaire et criminel, rêvant d’accomplir un crime gratuit et fomentant son propre assassinat, participant à la création d’un Nocturama salvateur pour les papillons de nuit et disparaissant comme il a surgi.
Le lecteur en mal de logique ordinaire, qui chercherait une allégorie sociale ou politique dans cette fresque visionnaire pourtant saturée de « signes » critiques, ne peut se reposer ici sur aucune certitude. « Il n’y a plus de programme politique, seulement des forces de répression qui réagissent aux sauts d’humeur de l’opinion publique », lit-on certes dans la dernière section où les forces obscures de la guerre et de la répression contre les marginaux, les chiens-hommes et les hommes-singes, semblent dominer et vaincre. Mais là encore rien n’est sûr, comme si tout restait ouvert dans la nuit des lucioles. D’ailleurs la dernière section du livre est chronologiquement la première…
Enfin il faudrait décrire, bien plus en détail, la « manière noire » de Jean-Daniel Dupuy, exactement prolongée par les gravures de Georges Boulard, qui filtre la lumière de ce roman plein de fantaisie et de surprises ludiques, nullement cafardeux. Sur le noir d’une inquiétude latente, l’art du conteur, généreux et candide, comme celui du graveur au saphir, est porteur de lumière.
Jean-Daniel Dupuy. Invention des autres jours. Attila, 225p.
Cet article a paru dans la livraison d'été 2010 du Passe-Muraille, N0 83, dont l'ouverture était consacrée à un extrait du roman en chantier de Jean-Daniel Dupuy, sous le titre de Noctogrammes.
À Venise nous étions trois
à nous tourner autour:
la solitude, l’amitié et l’amour...
Tu m’avais dit que tu m’attendais chez Florian,
mais il n’était pas dans l’annuaire,
et tu t’es moqué;
ou c’était plus tard, une autre année
quand je croyais encore à l’amitié,
et l’amour n’était pas chez Florian non plus -
qui m’attendait ailleurs...
La première fois j’étais venu seul,
il neigeait sur la lagune
et déjà tu me manquais
d’amitié ou d’amour, je ne sais -
on ne sait rien à Venise
quand l’eau monte dans la nuit nocturne;
j’étais seul et dans le miroir
l’ombre a failli m’emporter...
Une autre fois, aux Zattere,
quelqu’un me dit qu'il m'attendait,
qui peut-être m'aurait aimé,
mais là encore j’étais ailleurs...
Et après ? Où est celui que je serais
si nous nous étions attendus
sous le haut ciel de Tiepolo
où les eaux se diluent ?
Au vrai, seul reste enfin l’amour
aux amis qui se rappellent,
et le vieil Ezra, aux Zattere,
dans le temps infidèle,
depuis toujours regarde ailleurs...
Deux séries télé remarquables, respectivement suédoise et australienne, Une si belle famille et La Gifle, nous proposent, avec humour acide mais tolérant ou plus noire lucidité, des aperçus diversifiés de l’évolution des relations familiales.
«Toutes les familles heureuses se ressemblent , mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrivait Tolstoï à l’amorce d’Anna Karenine son grand roman qu’on pourrait dire de l’éternel bonheur malheureux de l’humanité, et nous ne sommes pas sortis de la bonne auberge, me disais-je ces jours en songeant à l’apparent chaos de la famille humaine honnie par les uns (le fameux « familles je vous hais ! » d’André Gide) et vénérée par d’autres comme un modèle unique alors qu’elle se disloque et se recompose aujourd’hui tantôt pour le pire et parfois pour le meilleur.
Or, après avoir visionné récemment les quatre épisodes épatants de la série suédoise justement intitulée Une si belle famille, qui s’ouvre sur Je mariage de deux jeunes jolies lesbiennes (l’une blanche et blonde et l’autre chocolat foncé) et s’achève par le baptême de la petite demoiselle conçue par la mère de l’une des mariées et le père de l’autre au soir foireux du mariage de leurs filles respectives, je me suis demandé ce qu’en eussent pensé mes gentils parents, plutôt tolérants mais non sans perplexité de bon sens alors que je suis de ceux qui « font avec »
Si la tonalité d’Une si belle famille est plutôt débonnaire, dans cette Suède apparemment plus évoluée, où le mariage pour tous semble ne faire aucun problème, contrairement à maints « cantons » helvètes ou européens, l’humour réellement réjouissant de la petite fresque nordique, qui a fait un « carton » chez les Scandinaves avant sa diffusion sur ARTE, relève d’un optimisme modéré qui tranche pour le moins avec l’acidité d’une autre série tournée aux Antipodes, intitulée La gifle et proposant huit points de vue sur un même incident qui eût paru dérisoire en d’autre temps et qui devient capital à l’ère du politiquement correct.
En résumé bref : au cours d’un barbecue d’anniversaire, le cousin du quadra fêté (deux machos grecs) flanque soudain une baffe à l’insupportable rejeton d’un couple genre intellos socialement fragilisés, après que le gamin a menacé son propre fils avec une batte et lui envoie un coup de pied dans les tibias.
Résultat : la fête virant cata, le macho traité de facho, plainte illico déposée, toutes rancoeurs de classes et de races soudain réveillées, et le bilan sera pour tous amer, quoique les uns et les autres auront peut-être appris quelque chose ? Chacune et chacun le dira…
Or la situation de La Gifle pourrait se transposer dans notre pays et partout où la pratique du barbecue n’a rien d’exotique. Et qu’arriverait-il alors aujourd’hui chez nous ou à côté de chez vous ? Telle est, entre autres, la question que pose La Gifle, série tirée d’un roman au considérable succès dans les pays anglo-saxons et qui se comprend, avec des réponses impliquant autant d’occurrences personnelles vécues, modulées avec une espèce honnêteté hyperréaliste très impressionnante.
Or c’est en écoutant les raisons individuelles, comme le propose l’auteur de La Gifle (l’immense Kurosawa avait suivi le même chemin multiple et convergent dans Rashomon), qu’une réflexion vivante me semble possible. Dans une grand roman, disait quelque part Henry James, tous les personnages ont raison, après quoi la lectrice et le lecteur se pointeront au prochain barbecue en meilleure ( ?) connaissance de cause…