
Carnets de JLK - Page 42
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Marteaux et marées
Ne cherchez pas le mal ailleurs:regardez-vous en face.Ici les oiseaux se font rares,que vous avez chassés,mais en la nuit les fleurs demeurent,ah ah ah ah ah ah,et l’on va réparer, c’est ça:tenez-vous le pour dit...J’entends les fleurs se taire.Pas loin de là, des tsunamisvous attendent au miroir;votre espèce dénaturéeverra-t-elle le jour leverses armées bientôt désarméesdans l’air tout parfumé ?Ah ah ah ah, comme c’est bien dit !À la fenêtre de la nuit,tôt l’aube de l’hiverqui se prépare aux lendemainssans oiseaux plus jamais,l’enfant se tait là-basen vous répétant au miroir:faisons semblant: c’est ça...Ah ah ah ah, céleste espoir !Réparons, réparons,chantent les oiseaux aux marées,et les marteaux accourentavec les fleurs de la mariée...Peinture: Emil Nolde. -
Young Memories
Nous avions vingt ans d'âge
et le vent jeune aussi,
la nuit au sommet de l'île
nous décoiffait et sculptait nos visages
de demi- dieux que partageait
l'amoureuse hésitation,
sans poids ni liens que nos
ombres dansantes
enivrées au vin de Samos,
les dauphins surgis de l'eau claire,
nos impatiences enlacées,
un consul ivre sous le volcan
et le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...
Et partout, et déjà,
défiant toute innocence,
les damnés de la terre
plus que jamais déniés;
et si vaine la nostalgie
de nos vingt ans,
en l'insolente injonction de nos rebellions.
C'était hier et c'est demain,
et nos vieilles mains sur le sable
retracent en tremblant les mots
qui se prononcent les yeux fermés
au secret des clairières.
(San Francisco, Nobhill, ce 21 avril 2017).
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Obscure clarté
Obscure clarté
Mon ombre fait comme un nuage
ce clair matin d’été
où, dans le bois secret
de mon cœur, le très doux mirage
de nos jeunes années
me rappelle tant de lumière
au milieu des orages.Mon ombre est claire de te savoir
dans la clairière sans âge. -
Hugo's drums
Le dieu Totor du haut des cieux,
superbe, vaticine.
C’est le plus fringant de nos vieux
griots d'occulte mine
qui nous bombarde de ses mots,
appelant mille et moult échos,
aux douceurs d’étamine.L’homme qui rit est un démon
au sourire angélique,
un enfant noir sous les néons
des buildings magnifiques;
un misérable très africain,
une diva qui fulmine,
un bœuf musqué dans la toundra,
un marin qui lambine
entre les ombres équivoques ;
un milliardaire américain
dont Gavroche se moque ;
un pal de cruelle mémoire,
les interrogatoires
très secrets de la Loubianka,
du sang giclant aux tabloïds,
la dégoûtante, sordide
très inhumaine humanité
que voici que voilà…À douze ans j’avalais par cœur
tes saucisses de sang;
aux crinières de ta splendeur
je m’accrochais, enfant
piaffant d’alexandrins joyeux
dans les allées tu Temps
martelées par le grand ramdam
du langage oublié,
par toi dûment ressuscité,
à renfort de tam-tam. -
Maison de mots
Partout où je suis retombé,
dans mes jours vagabonds,
du ciel des mots rêvés
au quotidien banal -
de Balbec à Cabourg,
j'aurai recomposé
mon désordre vital.
Que s'agit-il de protéger ?
That is the question
que je me suis posée
dès mes jeunes années
de vieux sage avant l'âge.
Vous ne m'aurez jamais:
cela du moins est sûr !
Je dois avoir sept ans
en pensant aujourd'hui
que je suis un Chinois
de plus de sept cents ans
dans ma vie de trouvère;
car au vrai je me sens
pour toujours le coeur vert,
hors du temps à l'instant
de lire les noms de lieux
de partout où je suis;
et partout reconstruis,
de New York à Shanghai,
ma maison dans la faille
de ces mots que j'écris.La foudre à la seconde
ne survit qu'en poème. -
Révérence au Grand Manou
(Pour Anthony Nolan)
Voici venir le Grand Manou
sur son bel éléphant,
le pachyderme aux yeux très doux,
sage comme un enfant.Il a l’air d’un Maharadjah,
au fringant uniforme,
tout fleuri de beaux falbalas
sous son crâne haut-de-forme.Son ministre en bicorne blanc
tenant haut l’éventail
l’escorte pour son agrément :
c’est son job, son travail.Car il fait chaud chez les Indiens:
c’est marqué dans les livres,
et quand le peuple indien se plaint,
suppliant qu’on délivre
les vents attachés aux nuées,
le Grand Manou l’entend,
et l’éléphant de ses deux ailes,
ventile les innocents.En lisant le Mahrabata,
le Grand Manou s’inspire
des anciens avis avisés,
et l’Alizé respire,
et les Indiens tout requinqués
retrouvent le sourire.Le Grand Manou en sa splendeur
est resté le très humble
et très fidèle serviteur
de celui qui a façonné
dans l’atelier dormant,
en fine pâte à modeler,
sans brevet déposé,
les éléphants et les enfants. -
Élégie aux yeux clos
La maison hantée était là,
sur la hauteur boisée,
la bouche ouverte et dans le froid,
les yeux crevésL’ordre qu’on nous avait donné
de ne s’y risquer pas
nous brûlait de curiosités
et nous tentait d’être tentés.Il y avait du mystère là-haut,
au bord du ciel;
une voix toute en lamento
affleurait le sommeil
des petits dormeurs effrayés,
d’autant plus attirés
qu’un Manteau y apparaissait
sans tête et sans repos -
et c’était si doux de trembler
de nos blancs osselets...Tremblant encore les yeux fermés,
la mémoire en éveil,
je la revois en mon sommeil,
souriant vaguement
au ciel désormais bétonné,
sans âme, ou peu s’en faut
dans ce rêve au doux adagio... -
Out of joint
Plus tard je me suis demandési les autres là-basn'étaient pas nés trop tôt ?Je ne retrouvais plusle lieu du portulanoù l'on se retrouvaitdans les années-lumière,où tout semblait allerde rimes en ruisseaux...Alors on se parlaittoujours à demi-mot,et le silence se faisaità l'entour des clairières.Mais hélas tout celaest encore trop écrit.Revenir aux vrais mots.Ne plus édulcorer,je dirai même: ne pluspoétiser.Le temps nous pèse moinsce matin de printempsoù tout s'efface sous nos yeuxdu secret révélé des dieux -sans autre grâce que le présent.(La Désirade, ce 10 juin 2017)Peinture: Vassily Kandinsky -
Ce que parler veut dire
C’est en marchant là-bas,dans le sous-bois de ces années,que cela s’est mis à parler.Je ne sais que te dire :il n’y a pas d’explication;ce n’est qu’un fait divers.Pas plus que la Beauté cela n’est défini.Sais-tu si l’arbre s’en souvient ?Qui parle donc en toiquand les veilleurs ne disent mot ?Qui êtes vous, muets ?Dans mon ciel de papier,mon ciel de lit, mon lit de ciel,je n’entends que cela.(La Désirade, ce 6 novembre 2017)Peinture: Nicolas de Staël -
Encres et fumées
Le petit ouvrier des lettres
se lève tôt matin,
et tout de suite au clavecin
se la joue Grand Prêtre.La plus haute solennité
est en effet requise
de qui veut tirer du saké
de la grise banquise.Il y faut tout un fourniment
et tout un outillage
de tours et de trucs d’artisans
utiles au beau ramage.Il y faut l’encre et le pinceau,
les Japonais le savent,
et les Chinois au jeu de Go
opinent en vieux sages.L’encre est en somme la mer
aux cheveux bleus et verts,
plus vieille que le vieil Homère,
plus légère que l'air.Quant au pinceau c’est un stylo
aux mains de l’écolier,
ou à celles de la dactylo,
le studieux clavier.Le pinceau vert dans l’encre bleue
du plus infime des lettrés
tire d’un cendrier
cette voûte tout étoilée
où vont fumant les dieux. -
Nos coeurs éperdus et muets
Et quand la nuit tombait
sur le quartier de nos enfances,
les filles qui murmuraient,
mêlant secrets et confidences
à l’écart des garçons
dont le poil se faisait plus dur -
les filles tenaient les clefs
de nos coeurs immaturesLa nuit confond tous les visages
dans sa lumière noire
où se sont perdues tant d’images,
dont s’effacent les moires.Mais que sont-ils donc devenus,
les filles et les garçons
du temps de nos adolescences,
tout aux palpitations
de leurs cœurs éperdus
en muettes et vaines romances ?Nous jouons à la canasta
en parlant à voix lasses
du quartier dont on ne sait pas
ce qui ces jours s’y passe...Ainsi sommes-nous devenus
doux oiseaux de jeunesse
aux ailes d’anges un peu perclues,
aux yeux qui se lèvent
à la vue qui baisse,
des cœurs éperdus de tendresse ... -
Bateaux ivres
Verlaine le pouillu,
tout amoureux fou d’un voyou
renifle dans sa verveine;
il a mal partout,
à la tête et au cœur couillu,
car aimer lui fait de la peine.Cet Arthur est un saligaud :
ce foutu gigolo
qui tord le cou aux vers
et fait rendre gorge à l’orage,
les peignant tout en vert
en vrais Peaux-Rouges coupe-gorge -
ce débauché de l’Ardenne bleue
est un démon vaudou
bandant comme un mât de garenne
et cinglant jusques aux étoiles
quand il se fait la malle
sur son bateau nu titubant
de cinglé tout en moelle.Alors Verlaine qui n’en peut plus
lui tire un coup au fond du cœur:
un bon coup de couteau
chargé de vraies balles en métal -
on sait que ça fait mal;
mais Verlaine aime à en faire peur,
il n’est plus que douleur
et de raison: que dalle !Cependant, et bien étonnant
au dam du philistin:
c’est que Rimbe à la fin pardonne,
trouvant à son ami
l’excuse de la maldonne
et des jeux joyeux du destin;
la belle excuse enfin
de qui perd la boussole en mer
et se noie dans la prose,
les yeux égarés de beauté -
deux anges naufragés,
et la musique en toute chose... -
Les garçons bien élevés
Pour Aloysius et son double.Les garçons qui font la vaissellen’ont plus l’air empruntéde leurs pères aux noires aisselles,quand ils buvaient le théau milieu de leurs péronnelles.Les garçons tricotent en riantdes bonnets d’opéra,et se coulent ainsi que des chatsdans les lits des divasqui les cajolent en ondulantde leur valseur valsant.Les garçons seront désarméssi vous les gourmandezou les privez de leurs jouets,ou les montrez du nezdans les vestiaires mal aérés.Les garçons de ce temps voudraienttant qu’on les courtisâtqu’ils se tendent soudaindans leurs tenues d’équitationaux éperons têtus,et les voici tantôt saillantet tantôt ferraillant,se lançant fiers dans la batailledes messieurs qu’on empaille...Peinture: Bronzino -
Péchés véniels
(Aux dames de bonne compagnie)
Les beaux garçons sifflent les filles:
c’est l’ordre naturel,
comme les queues du billard brillent
sur l’herbe du bordel.Ces dames sont très philosophes,
qui voient passer la vie;
laissons-les égrener les strophes
de la mélancolie.Ce sont les veilleuses attentives
des péchés délicieux
qui nous rendent les heures plus vives
au décri des fâcheux -
mais laissons ces bonnets de nuit,
et reprenons nos jeux... -
Coulant de source
Coulant de source
Ma première liberté prise
à l'insu de tous,
même de l'unique camarade de ruisseau du moment,
relie toujours
une source jamais vue
et le lac où tous plongeaient,
corps adorables
de l'idéale fantasmagorieà jamais sans âge.
Mais déjà j'étais l'enfant trop conscient,
l'adolescent des rêveries en lisière,
le compagnon errant des rivages.
Déjà!
Cela fait maintenant
le temps d'une vie.
Au ciel de cette nuit blanche
passe un avion silencieux.
(Cracovie, mars 2016) -
Au temps accordé
Pour que la douceur dure un peu,
pour que te soit moins dur
le temps venu de nos adieux,
dans un lointain murmure
tu en reviens à ces années
de toutes nos enfances
où nous venaient les premiers mots,
les premières souffrances,
et le rebond tout aussitôt
de nos impatiences...Tant d’images, de tendres visages.
dans les ondes profondes,
et l’oubli de nos âges.
Tout à nos souvenirs communs.
nous oublions le temps
où jeunes et vieux n’étaient qu’un...Alors à nos mains tu confies
les deux tiennes enfin... -
Un si crâne garçon
Il était parti pour la gloire:
il en avait rêvé
et ne pensait qu’à des victoires
en nouant ses lacets.Petit, il se voyait gérant
de tous les logiciels,
arraché de tous les néants,
aimé des dieux du ciel,
adulé par toutes les mères
et jalousé souvent
par les amants de ces mégères...Je suis unique, chantait-il
sous le soleil et sous l’averse,
et tous les dieux me bercent
comme le pharaon des îles.Mais un tram au coin de la rue
guettait notre prodige,
sur lequel son dévolu
fut jeté, et vertige ;
ce tramway prénommé Désir,
tout ferraillant de fer
l’écrase et le broie et le tire
jusques au Cimetière.Paul Léautaud: "C'est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune - et on claque en chemin".
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Devant l'enfant qui dort
(Pour Timothy)
Elle a la tête à la renverse,
la Terre vue des étoiles;
on dirait un enfant qu’on berce
dans le nébuleux des voiles
d’un beau navire entre les lunes,
et le ciel a un goût de prune:
l’enfant le reconnaît -
cela lui rappelle le lait
qu’il boit les yeux fermés
quand la nuit devient une roue,
là-haut au ciel très doux
où tournoie le blanc des nacelles.L’enfant sait déjà bien des choses
à son premier sommeil
où Petite et Grande Ourse veillent
tandis que tout repose.Peinture: Vassily Kandinsky
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Comme un rêve éveillé
J’étais perdu dans la savane,
mais à y resonger,
ce vieux relent de caravanes
m’est un rêve étranger.Je suis en seyant pyjama,
dans cet aéropage
de séducteurs en panamas,
qui me semblent hors d’âge.Tu es tout nu dans les bureaux
des juges en cravates
en train d’aligner des zéros
au nom du Psychopathe.Ils travailleront à la chaîne
de l’usine onirique
tant que nul autre enfant ne vienne
à eux des Amériques.Elle est parfois contrariée
par ton sourire errant
la nuit remuant ses marées,
et ton regard dément.Dans ce monde on ne rêve pas,
dit la Dame aux yeux mauves
qui te berce au creux de ses bras
de fée aux dents de fauve.Peinture: Robert Indermaur. PP. JLK
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Au poète éperdu
(En mémoire de Crisinel)
À fleur d’eau j’entends murmurer
le soir, ici, tout seul,
sa voix comme voilée
par le temps lui faisant linceul -
sa voix désespérée.Entre seize et vingt ans,
nous nous étions cherchés, là-bas,
dans les déserts ardents
où l’amour ne se connaît pas.Ses mots remontent des grands fonds
de l’eau comme apaisée
au souvenir de son seul nom
de vieil enfant muet. -
L'innocent
(Pour Edmond V.)
Tout nous appartient-Il vraiment?
À qui est donc ce corps ?
Qui a pesé l’étonnement ?
Quel silence est-il d’or ?L’enfant ne voit pas les questions:
il n’entend que les voix
dans la patience sans raison
de ce qu’il ne sait pas.Ou ce que l’enfant sait est autre
qui fait de lui un prince
ou tel demi-dieu sans apôtre
d’on ne sait quelle province.La-bas règne la précision
de l’animal parfait
et de la fleur, ce pur blason
qu’on ne cueille jamaisTu ne sais ce qui t’a élu:
le sacré est en toi,
et les mots peut-être advenus
ne te trahiront pasTu es nu sous tes vêtements
de jour comme de nuit,
et ton voyage dans le temps
sera ton seul ami. -
Proust
La terrible douleur
de n'être pas aimé,
ou tout faire pour ne l'être pas
quand ce ne serait pas assez...
Nous avons espéré
tout ce temps écoulé
que l'enfance passe
mais l'enfance n'en finit pas
de se retenir de passer
pour un baiser volé...
Des rivières se retenant
elles aussi de s'enfuir
s'accrochent aux cuisses
musclées des nageurs
à langueurs de sirènes;
et les filles de musiciens
aux arènes de nuit,
injurient les familles...
L'intelligence de tout
est immense et partout,
rien n'étant séparé
dans la vision de l'esseulé
recevant à dîner
des flopées d’ennuyeux:
de conseillers fiscaux
de duègnes déguisées
en experts militaires;
et les oiseaux de nuit,
et les requins sans bruit,
les prêtres attifés
avec leurs gigolos,
les courtisans fardés -
tout un théâtre hallucinant
de masques effarés;
toute une comédie affreuse,
odieuse et délicieuse;
et ce regard sérieux
du populo matant
l'étalage précieux
aux vitres embuées
du grand hôtel factice…
Tous ces visages nus
de faux-culs alignés
le long des galeries
de tous les artifices,
tous ces vieillards puérils
ces vieux enfants séniles
soudain bouleversants
en la vérité vraie de ce temps retrouvé
par delà toute attente...
Ainsi la mer allée
sera demain l'amante
de ce matin passé:
ce type couché nous a ouvert
de nouveaux chemins sur la mer...
(Cracovie 2016)
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Bateaux ivres
Verlaine le pouilleux,
tout amoureux fou d’un voyou
renifle dans sa verveine;
il a mal partout,
à la tête et au cœur couillu,
car aimer lui fait de la peine.Cet Arthur est un saligaud :
ce foutu gigolo
qui tord le cou aux vers
et fait rendre gorge à l’orage,
les peignant tout en vert
en vrais Peaux-Rouges coupe-gorge -
ce débauché de l’Ardenne bleue
est un démon vaudou
bandant comme un mât de garenne
et cinglant jusques aux étoiles
quand il se fait la malle
sur son bateau nu titubant
de cinglé tout en moelle.Alors Verlaine qui n’en peut plus
lui tire un coup au fond du cœur:
un bon coup de couteau
chargé de vraies balles en métal -
on sait que ça fait mal;
mais Verlaine aime à en faire peur,
il n’est plus que douleur
et de raison: que dalle !Cependant, et bien étonnant
au dam du philistin:
c’est que Rimbe à la fin pardonne,
trouvant à son ami
l’excuse de la maldonne
et des jeux joyeux du destin;
la belle excuse enfin
de qui perd la boussole en mer
et se noie dans la prose,
les yeux égarés de beauté -
deux anges naufragés,
et la musique en toute chose... -
Péchés véniels
Les beaux garçons sifflent les filles:
c’est l’ordre naturel,
comme les queues du billard brillent
sur l’herbe du bordel.Ces dames sont très philosophes,
qui voient passer la vie;
laissons-les égrener les strophes
de la mélancolie.Ce sont les veilleuses attentives
des péchés délicieux
qui nous rendent les heures plus vives
au décri des fâcheux -
mais laissons ces bonnets de nuit,
et reprenons nos jeux... -
Et ce qui fut sera
Je voudrais tout recommencer,
et que tout soit pareil :
mon enfance aux tempes vermeilles,
à beaucoup s’ennuyer
durant les pluies d’été;
puis au seul de l’adolescence,
nouer des amitiés
jurées pour toutes les vacances.Mon amour m’attendra là
dans le bar que tu te rappelles,
et par les allées des années
Je ne reviendrai que pour toi;
et pour elles et pour eux,
et pour les tendres heures
à parler jamais de retour -
nous allons tout recommencer. -
Réfugiés
Les enfants des années cinquante
étaient en laine grise,
l’air soumis, et comme en attente,
seuls avec leurs valises.De grands yeux suppliaient les riches
de les voir dans le noir,
de très grands yeux de maigres biches
le long des long couloirs.Nous les regardions arriver
sans trop savoir quoi dire;
ils parlaient d’ailleurs l’étranger
sans le moindre sourire.Ce sont les enfants d’un hiver
qui me fait toujours froid,
et tous leurs yeux, toujours ouverts,
nous attendent là-bas. -
En attendant l'éveil
On voit de beaux enfants partout
regarder en silence
on ne sait quoi, on ne sait où,
en immobile transe.Nul ne sait ce qui vous angoisse,
petits rêveurs bien coiffés
à la candeur où l’ombre trace
un signe indéchiffré.Je vois en moi passer les heures,
dit l’un d’eux au miroir
qui le regarde, un peu moqueur,
souriant dans le noir.Les enfants savent bien des choses
qui n’ont point de reflets
dans la cour où poussent les roses
cernées de barbelésJe vois en vous la beauté grave,
et la joie sans pareille,
et cette innocence qui brave
le déni des merveilles.L’enfant demeuré vous attend
dans le jardin secret
où vous savez les innocents
à jamais éveillés. -
Mémoire vive
Passé et présent des jours à venir
Ces derniers mots que j’écris seront-ils jamais lus ? J’allais écrire que je n’en ai cure, et puis non : je vais plutôt écrire que j’en ai grand souci, et même que sans cela je n’écrirais pas.
Cependant il y avait du vrai dans ma première impulsion de noter que je n’avais cure d’être lu, comme si ça ne me regardait pas, ou que je n’y pouvais rien.
Ce qui est vrai est que je ne cherche pas à être lu, tout en n’écrivant que pour ça, et ces derniers mots seront comme les premiers que j’ai écrits avec cette même intention il y a, je ne sais pas: cinquante ou soixante ans, lorsque j’ai commencé de noter justement ceci ou cela.
J’ai connu, entre seize et vingt ans, dans les années 60 du vingtième siècle, ce temps où le fait d’écrire, dans le pays et le milieu où je me trouvais, était considéré avec une attention particulière, nuancée d’une espèce de respect parfois un peu méfiant, comme il en allait de toute activité artistique. «Ah bon, vous écrivez ?» Et l’on sentait qu’à cette question en pendait une autre qui se voulait plus sérieuse : « Et à côté ? »
Or je ne considérais pas, pour ma part, qu’écrire fût une activité vraiment centrale, moins encore sacrée, et me satisfaisais en somme du fait d’écrire à côté ; mais je constate pourtant, aujourd’hui que de toute ma vie je n’aurai fait qu’écrire à côté, ou plus exactement que j’aurai fait de cet «à côté» le centre et le noyau vital de ma vie.
Je me souviens des derniers jours où mon père se réjouissait encore de pouvoir faire le tour de son jardin, et de sa résignation, plus tard, en constatant qu’il n’en aurait plus la force; mais celle d’écrire me reste encore, et de passer peut-être, comme on dit, le témoin.
Le seul mot de jardin me rappelle un monde, et je revois mon père, en chemise allégée, y retourner la terre pour y établir des carreaux de légumes ou de fleurs, et retirer un jour de la terre un crâne, puis divers os blancs qu’il déposa sur le gazon proche.
La terre de notre jardin provenait en effet d’un cimetière excavé à l’autre bout du quartier de ces hauts de la ville de Lausanne, là-bas juste en dessous du Colisée, le cinéma où je ferais office de placeur en mes années de prime jeunesse – autre jardin d’images ouvrant d’autres fenêtres sur le monde ; et mon père de confier alors le crâne à notre frère aîné, lequel s’empressa d’en faire une figure d’effroi au fronton du poulailler familial, gageant que Maître Renard en serait écarté pour jamais.
Premier jardin du monde, aujourd’hui cerné de béton, mais que ces derniers carnets, sixième volume publié depuis l’an 2000, à l’enseigne de mes Lectures du monde, voudraient une fois encore évoquer comme le milieu affectif, tellurique et poétique d’un monde, non pour l’idéaliser: plutôt afin de rappeler, avec précision, ses saisons dont les cycles auront marqué nos mémoires.
Il y aurait là comme un Amarcord à ma façon, ou disons que j’y reviens une fois encore après en avoir écrit tant de pages. Plus exactement ce sera sous le signe du Temps retrouvé, qui fait du passé et du présent le matériau même d’une mémoire vive en attente de retrouvailles vécues ici et maintenant ou de lecteurs à venir, contre l’insignifiance et l’indétermination, l’indifférence et l’oubli qui sont l’œuvre aujourd’hui d’un démon mesquin aux pesantes paupières.
(Ce texte constitue l'introduction de Mémoire vive, sixième recueil de mes Lectures du monde 2013-2019, en voie de finition)
Dessin: Matthias Rihs
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À l'instant qui s'éveille
Les morts, en moi, ne le sont pas.
Derrière vos yeux fermés
je nous revois dans les grands bois,
derrière l’ancien quartier.Tu m’attends encore quelque part
où nous nous attardions
dans la lumière du soir -
sur ton visage un doux rayon
m’éclairait et m’éclaire encore.Le temps n’est plus depuis longtemps
dans nos cœurs isolés:
chacun de vos noms m’est présent,
à chaque battement
de votre sang remémoré
je revis et revois
le cœur muet du temps secret.Clairière en ceux qui s’émerveillent,
à jamais cet instant
instaure en nous ce doux éveil
qu’est celui du présent. -
De si belles allées
« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. » (Arthur Rimbaud )
La vie et toutes ces années
ne pèsent pas bien lourd
sous le ciel aux longues marées
où décline le jour.Le bois mystérieux sur la mer
où nous restions cachés
au temps de jadis et naguère
reste notre secret
qu’aux seuls enfants de dix-sept ans
sous le vert des tilleuls
nous allons confier
contre temps et menées.Beaux jours aux choses d’ici-bas,
belles et bonne pensées
aux cœurs tendres et délicats -
bon vent à vos années !Peinture: Edouard Manet, Les bulles de Léon.