À propos de la mousse-party de samedi et du puritanisme stigmatisé par Janine Massard dans son dernier roman Question d’honneur. Des simulacres de plaisir et de l'obsession des confesseurs. De la nécessité de détendre l'atmosphère…
Des grappes de bulles savonneuses s'élevaient l'autre jour de l'invisible piscine du Jardin d'Eden d'à côté, sur fond de tonitruantes basses binaires, les libertins autoproclamés se défonçaient en toute liberté dans l'enceinte des hauts murs les protégeant des supposés puritains, et je contemplais le vol gracieux des hirondelles, peu soucieuses visiblement de débats sur le burkini ou l'accouplement en public, en pensant à l'horrible nuit évoquée par Janine Massard dans son livre récemment paru sous le titre de Question d'honneur.

Janine Massard raconte, sur la foi d'un témoignage brisant tardivement un secret de famille, l'histoire affreuse d'une jeune fille violée à la fin d'un bal de campagne, qui se retrouve enceinte et immédiatement stigmatisée par son père instituteur et notable de la paisible localité lémanique où se passe l'histoire - ledit père étant le parangon de ce qu'on appelle dans ces régions un « mômier », équivalent protestant du bigot catholique, aux yeux duquel l'honneur familial et social doit être défendu avec une rigueur sans faille, en vertu de la doctrine salafiste du coin que représentait le calvinisme en ces années point trop éloignéesJanine . Janine Massard invoque le souvenir de feu son ami Jacques Chessex dans le prologue de son roman, qui aurait excellé dans le traitement de ce thème.

De fait, Maître Jacques figure par excellence l'écrivain à la fois puritain et anti-puritain qu'on retrouve dans les sociétés moralement très corsetées, reproduisant à l'envers la logique du surveiller et punir comme l'ont fait, au rebours du catholicisme le plus rigoureux, un Sade (qui fascinait d'ailleurs Chessex) ou un Jean Genet transformant le rituel de l’eucharistie en messe noire.
Le regard de Janine est moins « théologique » et érotomane que celui de Maître Jacques, surtout attaché à la condition des femmes, qu'elles soient soumises par consentement conventionnel, comme la mère de la pécheresse, ou vouées à l'opprobre et au châtiment des Justes.

Les grappes de bulles poisseuses d'une pool-party marquent-elles un progrès par rapport aux braises du feu purificateur dans lequel un père invoquant la Loi du Seigneur fait disparaître le fruit du péché avant d'envoyer sa fille se faire voir ailleurs ? Je n'en suis pas sûr, violence mise à part, dans la mesure où le simulacre de plaisir me semble aussi douteux que la parodie de pureté, tous deux soumis à un code conformiste.
Si l'on regarde tranquillement ces phénomènes que sont la soumission ou l'insoumission obligatoire, ce qui frappe est la même tension frisant souvent l'hystérie, comme dans le moralisme obsessionnel du Docteur Tissot faisant de l'onanisme plus qu'un péché: une terrible maladie détournant le jeune ouvrier ou la jeune paysanne de son Devoir, le voyeurisme de droit divin des confesseurs ou l'immoralisme furibond d'un Sade prônant la sodomie des tout-petits.
Tout ça est lassant pour qui aime la vie, la nature, les bonnes et belles gens ou les bains à poil (ou en costume à bretelles et volants) dans la mer marine sous le ciel céleste. Cela étant, la parole des écrivains, quand elle ressaisit la complexité humaine au-delà des schémas bien-pensants, est plus que jamais nécessaire et possiblement libératrice, mais les « mômiers » se retrouvent dans toutes les religions et les idéologies, aujourd'hui autant que naguère, comme l'avaient bien vu et dit Rabelais ou Montaigne.

À la page 104 de ses Inévitables bifurcations Lambert Schlechter cite Lucrèce à propos d'Epicure: « La vie humaine, spectacle répugnant, gisait / sur la terre écrasée sous le poids de la religion / quand pour la première fois un homme, un Grec / osa la regarder en face, l’affronter enfin », etc.
Oui, on peut dire ca. Mais on peut dire aussi que n’importe qui peut aujourd’hui se réclamer d’Epicure à trop bon marché, ou que le Sermon sur la montagne nous a peut-être fait plus avancer, en tant que frères humains que les délires énervés du divin marquis - et la dispute s'emballe sur Facebook tandis que les hirondelles se préparent à migrer au dam des frontières et autres plus ou moins fantasmatiques chocs de civilisations.
En reprenant les Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, avec une pensée amicale rétrospective à la pauvre Gisèle de Question d’honneur, on lit que « la concupiscence, comme dépravation, comme péché, saint Augustin, le grand maître à penser de l’Occident, la voit déjà à l’œuvre chez le nourrisson, dans le VIIIe chapitre du premier livre des Confessions, où il se place sous les auspices de la Bible en citant le livre de Job : car nul n’est pur de péché, non pas même le petit enfant dont la vie n’est que d’un jour sur terre (coup de blues d’un scribe aussitôt pris pour parole de Dieu) et pour le nourrisson qui ne demande qu’une chose, boire le lait de sa mère, Augustin utilise à dessein le verbe de la concupiscence « convoiter » : était-ce un péché de convoiter le sein en pleurant, et il répond que oui, c’était répréhensible, c’était une avidité mauvaise, la malédiction est déjà sur l’enfant avant qu’il naisse, et Augustin de citer le psaume 51 : j’ai été conçu dans l’iniquité (c’est-a-dire par l’accouplement de mon père et de ma mère) et c’est dans le péché que ma mère m’a porté, dans les manuels de confession et de pénitence, libri poenitentiales, en vogue depuis le Moyen Âge, et jusqu’au XIXe siècle et au-delà, une part importante est consacrée à la sexualité, on a dénombré au cours des siècles plus de 400 ouvrages de ce genre, de façon souvent très détaillée & explicite ils dénombrent et décrivent les péchés commis dans ce domaine, tout ce qui n’est pas pure mécanique de procréation est péché, les positions autres que la missionnaire sont « contre nature » et donc péché, les caresses buccales, cunnilingus et fellation, sont péché, l coït anal est péché, l’accouplement pendant les menstrues est péché, c’est péché aussi pour les époux de se voir mutuellement nus, les célibataires frustrés qui rédigent ces manuels à l’adresse des confesseurs qui ont pour mission de terroriser les croyants reprennent l’idéologie de saint Paul et des Pères de l’Eglise : haine du monde, haine du corps, haine de la femme, haine du sexe et obsession de la virginité, et ils ont beau mentionner que Jésus, en principe, n’a rien contre le mariage, puisqu’il a au début de sa vie publique, pris part à un festin de noces, mais uand Jésus se met à parler de sexe, voir Matthieu XIX, 12, il valorise ceux qui en vue du Royaume des Cieux et sont coupé les parties génitales, quand j’ai passé quelques heures à étudier les manuels de confession et de pénitence, j’ai hâte de lire quelques pages de Montaigne, Essais, livre III, chapitre 5, « sur des vers de Virgile », cinquante pages magnifiques, lucides et ludiques, sur les choses du corps »…

Enfin, les menées infernales n’étant pas éternelles, le barattement binaire de la disco d’à côté a pris fin dimanche soir, et comme la bonne vie ordinaire continue nous continuons de pécher, à poil ou en soutanes seyantes, le long des dunes de Sète ou ailleurs en remerciant la vie de faire la pige à la mort et à tous ses suppôts, ce que nous nous réjouissons d’exprimer dans la langue du Grand Inquisiteur, gracias a la vida...
Janine Massard, Question d’honneur. Bernard Campiche, 2016, 217p.
Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations, Les doigts dans la prose, 161p.












Les rêves nous envoient d'étranges messages, dont les associations d'idées ou d'images évoquent parfois le magma des romans en gestation. La nuit dernière ainsi, où plutôt à l'aube de ce dimanche, je me suis retrouvé dans le même train que l'homme de théâtre portugais Domingo Semedo, mort depuis des années après avoir été plus ou moins soupçonné par certains d’avoir foutu intentionnellement le feu à son théâtre, ce que je n'ai jamais cru, mais plus incroyable encore m'a paru, dans le rêve, le fait qu'après m'avoir ignoré quelque temps (je croyais qu'il me faisait la gueule), et m'ayant ensuite gratifié d'un sourire lumineux en me reconnaissant, il engagea bientôt la conversation sur les portraits de femmes dans le Journal intime d'Amiel dont il me rappela que le vieux Tolstoï le lisait comme une Bible, sur quoi je renchéris à propos des remarquables paysages évoqués par l'immense randonneur qu'était aussi Amiel alors qu'on se le figure toujours casanier et nombriliste.

L'auteur d'Un homme amoureux est, par comparaison avec ces deux champions de l'amour imaginaire et de la valse-hésitation, un garçon beaucoup plus aimant en réalité, à la fois très doux quoique teigneux par instinct de conservation, et qui pleure quand il n'en peut plus. Au fil des pages d’Un homme amoureux se dessine, en outre, un magnifique portrait de Linda, femme douce et forte autant que Karl Ove est intense et fragile - laquelle fragilité ne l’empêchera pas, sous la pression de son éditeur et pour en finir avec son roman en chantier, d’envoyer paître Linda et la petite le temps de mener à bien son propre accouchement littéraire, après lequel seulement il fera son devoir de père moderne...















Dans un petit roman à consistance verbale de diamant, la détresse d’un ado, l’égarement affectif et mental d’une mère et la probable lâcheté d’un père fondent un drame existentiel et son exorcisme poétique, d’une intensité rare...













































Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»
Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…



Or Biély, au fait des observations de Jung et proche aussi de l’interprétation théosophique d’un Rudolf Steiner, impliquait sa propre capacité hypermnésique en recyclant ces premiers tâtons de la perception sensorielle et de l’effet sur l’enfant des premiers mots articulés, avec une capacité inégalée au TOUT DIRE… 
Ces images, ce sont les mythes, fleurs étranges remontant des grands fonds de l'inconscient de l'Espèce, les archétypes efflorescents de la pensée anthropomorphe, elle-même née de la pensée cosmique. Ou c'est la basse continue d'un long jour de Scarlatine. Une puissance amère et brûlante s'est emparée de l'enfant, lequel non seulement cuit dans le feu comme un pain de charbon, mais sait à présent que cette chose qui commence à se craqueler dans les flammes, c'est lui-même.




Sur Messenger, l'autre soir, une nouvelle « amie Facebook » me parlait de l'essai d'un jeune journaliste américain du nom de Jonah Lehrer, qui affirme que Proust fut sans le savoir un précurseur des neurosciences. De son côté, le « Proust norvégien », revenant sur deux interviews de grands auteurs norvégiens, puis se livrant à une mise en abîme mémorielle étonnante à partir des marques de lessives ponctuant ses souvenirs, relance lui aussi une espèce d’anamnèse d'une remarquable précision à double valeur poétique et, peut-être, scientifique.
En voici un exemple aux pages 444-446 de La Mort d’un père, où le nettoyage de la bauge paternelle inspire ces lignes au fils :
Après cela d’éminents commentateurs littéraires ou médiatiques parisiens à la Pierre Assouline, la ramenant au seul motif que les livres de Knausgaard « cartonnent », selon l'expression hideuse en usage, prétendront que l'autobiographie du Norvégien n'est qu'un magma informe. Mais passons sur ces piètres lecteurs aux lunettes de béton… 


« Je voulais être poète, affirmait-il lui-même, et je me considère aujourd’hui comme un poète manqué, pas du tout comme un romancier mais comme un poète manqué qui a dû se contenter de ce qu’il était capable de faire. »
L’écrivain de son époque qu’il place le plus haut, bien que son œuvre soit également, selon lui, un échec, c’est Thomas Wolfe, plus héroïque dans son effort de « tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir » que ne le furent un Hemingway ou un Dos Passos.
Telles sont les questions que j'ai (re)commencé de me poser en lisant L'instant, poème traduit du polonais d'Adam Zagajewski, avec ces mots qui me parlent dans une langue par delà les langues qui relève, précisément, de la poésie.
L'oiseau qui vole de travers est un motif récurrent dans les poèmes d'Agota Kristof, dont le plus saisissant s'intitule précisément L'oiseau, ce qui se dit en hongrois A madár, et qu’on peut citer en entremêlant les deux versions :
J'ai maintenant devant moi deux poèmes d'Agota Kristof, Clous et Émigrants, en m'apercevant pour la première fois qu'elle a un piercing cruciforme dans son nom, qui évoque le Christ. Or le titre du recueil, Szögek, signifie Clous ? Mais lesquels ? De la croix, du cercueil ou de la vie qui nous traverse ? 






Dans une pénétrante digression sur l'art, Knausgaard constate que l'art contemporain à changé de nature en descendant pour ainsi dire du ciel sur la terre. Proust ne disait pas autre chose à sa façon, en n'écrivant plus jamais le nom de Dieu, et Witkiewicz, dans les phénoménaux romans fourre-tout que sont L'inassouvissement et L'Adieu à l'automne, multiplie les aperçus de ce changement fondamental de paradigme qui inspire à Knausgaard, au fil d’une de ces digressions dont Caviglioli prétend qu’elles ne mènent nulle part, une belle réflexion consacrée à ce qu’est devenu l’art contemporain et a fortiori, la littérature.






Ce début de lecture m'a immédiatement rappelé la litanie de Thomas Wolfe au début de Look homeward, angel (traduit sous le titre de L'Ange exilé), qui me poursuit depuis plus de quarante ans: 








Karl Ove Knausgaard brasse très loin de ces eaux troubles. En un peu moins d’une vingtaine de pages, en écrivain sensible au regard de l’autre, il décrit un homme intérieurement détruit par la frustration et désormais incapable de voir l’humanité dans le regard de l’autre, tirant à bout portant dans la bouche d’une jeune fille regardée les yeux dans les yeux, puis se plaignant à la police d’un éraflure de 5 millimètres occasionnée (explique-t-il tranquillement aux policiers) par l’éclat osseux d’un crâne fracassé par son arme. 

