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Carnets de JLK - Page 34

  • Couturière à l'ange gardien

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    (À la mère de notre père)
     
    Le soleil dans la véranda,
    éclaire ses vieille mains
    à l’ouvrage repris d’hier
    qu’elle reprendra demain
    ou peut-être pas - qui sait ?
     
    Elle a des cheveux blancs bleutés,
    la peau de parchemin,
    la voix frêle et pourtant ses mots,
    accordés à ses mains,
    rappellent son autorité...
     
    Elle se résigne, au demeurant,
    à n’aimer plus que les enfants;
    les autres l’ennuient à la fin
    sous le soleil qui va et vient
    tandis que, dans la véranda,
    somnole le chien Attila...
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • Le Grand Tour

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    14. Sud des Alpes
    Il n’est pas de vert plus vert que celui du Lac Majeur, de ce vert émeraude de l’eau qui tourne au noir sur les monts à la péruvienne que le subit et grondant orage d’été dramatise encore, et nulle pluie n’est si drue et si liquide et si fraîche et si limpide et si vivement mouillée que celle qui tombe en trombes de ce ciel tessinois du partage des eaux du Nord et du Sud évoquant à la fois les fjords et le Brésil – le plus sévère et sensuel mélange de l’alpin et du latino…
     
    °°°
    Les mots chantent ici comme nulle part en Suisse, les mots et les noms aussi, pergola et Solari, zoccoli et Solduno, les mots chantent ici autrement qu’en Italie, en Italie on ne dit pas grotto comme ici, en Italie on hésiterait tout de même à baptiser une montagne Monte Generoso, ou une autre Monte Verità, il y a là quelque chose de terrien et de lyrique à la fois, de pierreux et de fluide, d’âpre et de soleilleux comme le vin d’un rouge un peu noir et d’un goût un peu dur qui se retrouve dans les visages des vieux aux yeux candides…
     
    °°°
    En remontant la Maggia l’on passe de la Polynésie languide aux marmites d’eaux glacées où les corps mortels et les âmes suressentielles se purifient, et c’est dans un bleu d’agate qu’on se plonge et se frotte et se lustre, il y a là de quoi revigorer les peaux jeunes et vieilles, nulle part au monde sauf peut-être au Japon l’eau n’est si belle et bonne que dans cette rivière tombée du ciel et polie par la pierre…
     
    °°°
    Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…
     
    °°°
    Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !
     
    °°°
    Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes, cet été-là, craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...

  • Le Grand Tour

     
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    13. Le joaillier, les grappilleurs et l’alouette
    Il n’est pas, me semble-t-il, de véritable premier voyage qui ne s’ancre dans la première enfance, je veux dire : dans l’odieux emmaillotement de la première enfance et dans son immobilité forcée, dans la première impatience de l’enfance et son premier trépignement après son premier cri, dans les premiers regards effarés de la prime enfance sur tous ces murs et tous ces yeux et toutes ces serrures, dans le premier effroi de l’enfance qui vous a fourré dans ce corps et dans ces couches et dans ces entrelacs de bras et de barreaux de prison, dont il faut absolument s’arracher.
    La première enfance, il faut bien le dire, est tellement contraignante qu’elle appelle immédiatement au voyage. On ne peut rester là. On droit partir, on doit se casser, on n’en peut plus : de l’air ! Cependant pour l’instant – la vie est dure, mais c’est comme ça -, on ne peut aller nulle part ailleurs, sinon par l’imagination, et même cela sera pour plus tard.
    Pascal Quignard raconte, dans La barque silencieuse, le retour des nourrissons parisiens confiés aux femmes de Corbeil, connues pour leur bon lait campagnard et forestier, sur de longs coches d’eau appelés aussi corbeillats (dont le mot corbillard découlera), glissant le long de la Seine, et les terribles hurlements des nourrissons emmaillotés.
    Pascal Quignard n’est pas vraiment ce qu’on peut dire un écrivain du voyage, mais on voyage beaucoup, à travers ses livres, dans les mots qu’il ne cesse de sonder pour en dire mieux le transit.
    Ainsi écrit-il à propos de la prime enfance : « Quel qu’il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d’abord un inconnu. Tout destin humain est : l’inconnu de la mise au monde confié à l’inconnu de la mort. »
    Ensuite l’enfant se fait au monde, comme on dit. L’enfant s’acclimate et s’habitue. L’enfant s’avachit, en tout cas en apparence. L’enfant déchoit-il ? Minute ! Car l’enfant entend aussi des contes et commence bientôt à lire, et c’est alors un nouvel appel d’air et le possible sursaut du voyage, d’abord imaginaire, avec les livres et par les oncles.
    Une enfance sans oncles voyageurs, comme les sept oncles de Blaise Cendrars, une enfance sans tantes un peu aventurières, à l’image de l’institutrice bernoise Lina Bögli, est une pauvre enfance, convenons-en. Pourtant les premières nouvelles du monde rapportées de vives voix par les oncles et les tantes à l’enfant lui arriveront, tout aussi bien et parfois mieux, par les livres.
    Par les oncles l’enfant apprend qu’il y a des pirates en Malaisie et des mines à Sonora, les noms des oncles et des tantes diffusent une première magie que les livres prolongent les jours de pluie ou sous la lampe. L’enfant lit ainsi : « Le thé des caravanes existe », et le monde existe autour de lui. Puis l’enfant se cabre et se busque en adolescent farouche et lit alors : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèce de princes nomades », et l’enfant se reconnaît évidemment et le voyage n’en finira plus désormais, il reçoit d’un de ses oncles Vol à voile de Cendrars et bientôt Bourlinguer et plus tard Moravagine et voici ce qu’il lit à douze ou quinze ans : «Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière. » Ces mots précis, ces mots comme des musiques et des sculptures, ces mots comme du cinéma ont marqué la pâte tendre de l’enfance et de l’adolescence, dont tous les voyages découleront ensuite plus ou moins.
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    De fait les mots précis des poètes, et je pense maintenant à Nicolas Bouvier, en disent plus que les récits plus ou moins ressassés, voire éventés, des oncles voyageurs, comme on verra que les écrivains qui voyagent en disent plus, dans le précis et le durable, des voyageurs qui écrivent, avec de notables exceptions.
    Lina Bögli en est une. Avant Nicolas Bouvier, mais sans l’intention poétique de celui-ci, Lina Bögli incarne une curiosité voyageuse assez typiquement helvétique, avec une façon de capter et de restituer ses observations, frottées de bon naturel, qui rappelle immédiatement Ma vie de Thomas Platter, le candide chevrier des hauts gazons devenu grand humaniste de la Renaissance européenne, Le pauvre homme du Toggenburg d’Uli Bräker, l’érudit paysan traducteur de Shakespeare, ou encore les merveilleuses lettres de voyage de Thierry Vernet, constituant un pendant foisonnant et primesautier de L’Usage du monde.
    Or, le rapprochement des écrits de Nicolas Bouvier et des lettres de son compagnon de voyage, représentant désormais près de mille pages, devrait permettre au lecteur de mieux faire la distinction entre ceux qu’on dit des écrivains voyageurs et ceux qui, voyageurs eux aussi, n’ont pas pour autant de prétention littéraire. La distinction n’est ni polémique ni académique non plus : elle vise au rapport de celui qui écrit avec la langue, elle marque la nuance entre l’écrivain accomplissant sur la langue un travail de joaillier, et celui, plus modeste, et délié, qu’on pourrait dire écrivant ou grappilleur.
    D’aucuns tendent à penser, peut-être par rejet de toute une mode actuelle des « étonnants voyageurs » devenue fonds de commerce, que, de la littérature du voyage, il n’y a de bon précisément que LA littérature, à savoir : les œuvre surfines d’écrivains surfins, stylistes parfaits, dont Nicolas Bouvier serait l’un des maîtres. Mais cette distinction ne tiendrait pas longtemps. Elle ne tiendrait même pas longtemps à comparer la prose étincelante de L’Usage du monde ou du Poisson-scorpion et certains récits de voyage de Bouvier, d’un éclat et d’une densité moindres. Il y a, de toute évidence, un incomparable joaillier chez Nicolas Bouvier, mais le grappilleur compte aussi, et la lecture de sa correspondance avec Thierry Vernet, loin de ternir son image, ne laissera au contraire de l’enrichir et de mieux montrer aussi l’entier du voyage, en deça et au-delà de la seule joaillerie. De la même façon, l’on pourrait distinguer chez un Cendrars ou un Charles-Albert Cingria, autre poète itinérant, les composantes du joaillier taillant, polissant et sertissant les mots comme des bijoux, et celles du grappilleur plus débonnaire. Mais revenons, un instant, à notre charmant tendron.
    À trente ans, en 1892, craignant de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’emploie à Cracovie, l’institutrice Lina Bögli décide d’accomplir un tour du monde dont elle fixe la durée à une dizaine d’années : « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi, donc je pars ! »
    Embaquée à Brindisi à bord du bateau Vorwärts (En avant !, dont elle se rappelle que ce fut la devise de l’explorateur Nansen), la jeune femme, petite provinciale encore farouche, va gagner Colombo par Aden (« trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants »…), avant de pousser jusqu’en Australie où elle s’installera plusieurs années à Sydney, toute dévouée aux variantes diverses de la jeune fille mondiale. Or, tout au long de son périple, Lina Bögli écrit à son amie Lisa des lettres épatantes d’ingénuité malicieuse et de franchise, mais aussi de précision réaliste dans ses observations, dont le ton et la sagacité pourraient être d’un Candide curieux de notre temps ou d’un Huron en jupon. Il y a chez elle en effet du petit reporter, qui soumettra tel vieux Maori cannibale à l’interview et se rendra chez les Mormons polygames de l’Utah en s’inquiétant d’abord de leur mœurs, avant de reconnaître les agréments inattendus de leurs arrangements. Et quant à la vraie douceur de vivre, notre probable vierge la découvrira aux îles Samoa où tel bel indigène la tentera bel et bien de s’installer en ce paradis avant de la faire se récrier : « Hélas, j’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment ! ».
    Le récit épistolaire de Lina Bögli n’est à vrai dire ni d’un joaillier ni d’un grappilleur, mais il n’en participe pas moins d’une lecture de monde à la fois limpide et cousue de préjugés bientôt remis en question, typique en somme de l’approche du touriste contemporain le mieux intentionné, le moins prédateur, le plus sincèrement intéressé par le monde et les gens. Il est émouvant, ainsi, de la voir compatir, en Helvète démocrate, avec les Hawaïens humiliés par l’annexion américaine, et plus touchant encore de la voir bouleversée par l’arrivée des émigrants européens à New York, comme si cet exode exprimait toute la misère du Vieux Monde.
    Maints écrivains voyageurs sont plus brillants qu’elle, maints voyageurs-écrivants ont plus de choses à raconter, mais Lina Bögli nous ramène à une sorte d’enfance du voyage qui nous rappelle Tintin, Robinson ou les jeunes gens entreprenants de mark Twain ou de Jack London, avec une fraîcheur, une capacité d’émerveillement, mais aussi d’indignation, que nous retrouvons également dans les lettres de Nicolas Bouvier et de Thierry Vernet en leur jeunesse impatiente de s’arracher à l’emmaillottement calviniste et bourgeois de leurs familles.
    À la fin de son tour du monde, fatiguée mais contente, retrouvant la vieille Europe et Cracovie dix ans après son départ, ponctuelle comme un coucou suisse, Lina Bögli formule cette humble conclusion pleine de reconnaissance : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrance et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est arrivé ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ou insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire. »
    Et tel pourrait être, aussi, le bilan d’un bon usage du monde, aussi légitime en somme que celui des joailliers ou des grappilleurs de la littérature voyageuse.
    Nicolas Bouvier, maître joaillier s’il en fut, n’est pas pour autant, non plus, l’artisan suprême de la poésie du voyage, évidemment incarnée par Dante Alighieri dont la Commedia représente le périple initiatique par excellence, ressaisissant le parcours symbolique de l’homme en ce bas monde dans une langue à la fois fondatrice et de radieuse portée, bonnement universelle.
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    Or, au vingtième chant du Paradis, Dante trouve une image adaptée au démaillottement du mondial poupon cousu dans sa camisole de force, exprimant le plaisir divin d’être au monde dans la pureté du soir : « Comme l’alouette qui s’élance dans l’air / chantant d’abord, et puis se tait, contente de la dernière douceur qui la comble, elle me sembla l’image de l’empreinte/ du plaisir éternel, au désir de qui /toute chose devient ce qu’elle est… »

  • Le Grand Tour

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    12. Au jasmin rebelle
     
    (Pour mes amis Rafik et Jalel)
     
    Sur le départ on hésite, à tout coup, une dernière fois. On a la boule au ventre. On serait tenté de tout laisser tomber. On pense à l’emmerdement de tout voyage dans les pays à cabinets différents des nôtres. On pense à la chaleur, on pense aux voleurs (il n’y a que ça dans les autres pays), on pense à l’eau douteuse des pays de là-bas - et puis tout à coup ça y est, c'est reparti, le vieil homme est dépouillé, Aladin nous voici et Ferdine remet ça : « ça a commencé comme ça…
    °°°
    Et tandis que nous bouclons nos valises me revient le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée, tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz, ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…
    Il paraît que ça s’est gâté en quarante ans, là-bas à Djerba, je ne sais pas, on verra, d’ailleurs ce n’est pas sûr qu’on s’y pointera, mais rien ne me rappellera plus, jamais, le parfum du printemps, la douce fraîcheur du printemps, la moelleuse suavité du printemps que celui de la fleur de jasmin dans les allées de Djerba…
    °°°
    Six mois après la Révolution du jasmin flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur ; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça, cependant ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus en coulisses ? Et ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera l’affaire de tous ou ne sera pas...
    °°°
    Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que jamais, en tout cas, jamais on ne reverra ça…
    °°°
    Et dès le premier soir à La Goulette c’est la bonne vie retrouvée, la cohue de la rue et la bousculade populeuse, le jovial chaos des gens et des conversations aux terrasses où l’on continue de ne parler que de ça : de ce qui nous arrive et en adviendra, et c’est un régal de mets et de mots malgré l’anxiété qu’on sent mêlée aux libations – à la tablée du Scribe son frère le Conseiller Hafedh se livre à la plus fine analyse d’où il ressort que tout reste à faire et que rien n’est acquis, confiance et méfiance iront de pair et la soirée s’éternise entre frères humains.
    °°°
    On sait que c’est au Baron d’Erlanger, peintre délicat, que Sidi Bou Saïd doit le dominion établi de son bleu, sans pareil au monde si l’on excepte quelque ruelle ou quelque place de Séville ou des Cyclades, mais un tel ensemble, ici, du blanc chaulé et de cet extrême azur que surexaltent le violet ou le rouge et le blanc des bougainvillées et du jasmin, me paraît unique absolument, qui dépasse le pittoresque et le pictural pour devenir peinture sculptée ou architecture rêvée par un géomètre poète de la vraie races des bâtisseurs anonymes pour lesquels la beauté relève d’une seconde nature. On en reste sans voix.
    Or, à ce bonheur avéré s’ajoute ces jours celui de voir les terrasses, au soir venant et à la nuit se faisant lentement sur la baie, occupées par des Tunisiens de tous âges et semblant goûter la jouissance du lieu plus tranquillement, au lieu de la meute ordinaire des roumis en pantelants troupeaux - et la nuit vient, on savoure son thé de menthe les yeux perdus jusqu’au Mont de Plomb, de l’autre côté des eaux scintillantes; et les amis s’attarderont longtemps encore à poursuivre sans discontinuer leur débat sur la vie qui va dans ce pays tout occupé de soi…
     
    °°°
    Avant cela nous nous étions perdus à travers la médina, dans la houle canalisée de la foule entre les hauts murs à loggias et moucharabiehs, étourdis par la touffeur des odeurs sucrées et des beignets, des parfums, des narguilés, et dans cette boutique où je m’étais arrêté pour faire l’achat d’une sacoche de cuir utile à l’attirail du plumassier, le prénommé Brahim, tout avenant avec sa dent manquante lui donnant quelque chose de médiéval, avait sorti son briquet pour me prouver que ce cuir-là n’était pas du vulgaire skaï et valait donc son pesant de dinars, et j’avais réduit sa mise de moitié, sur quoi Brahim m'ayant demandé quel avenir je voyais à son pays, je lui répondis comme au jeune douanier me le demandant pareillement à notre débarquement : mais mon gars c’est ton affaire et je te la souhaite toute bonne !
     
    °°°
    De la progression des salafistes et du ramadan prochain dont le parti religieux pourrait tirer profit politique, du sort de la Banque islamique ou de la déconvenue liée au nouveau Pacte républicain, le tigre du zoo du Belvédère ne semble point se préoccuper le moins du monde, mais qui oserait lui parler de liberté à celui-là !
    Nous avons subi cet après-midi la morgue de la lionne et le dédain du cerf de l’Atlas, le regard plus doux et plus triste à la fois du Mouflon à manchettes et, sur leur rocher, les crânes mimiques de défi des babouins, nous avons vu le rhinocéros se tourner très lentement à notre arrivée pour ne plus nous montrer que son formidable derrière blindé – nous avons perçu l’humeur plombée par la chaleur des encagés, et je me suis rappelé alors ce paragraphe de Rien que la terre de Paul Morand où tout est dit de cette confrontation: « Je rêve d’un pacte de sécurité entre l’homme et les animaux, où chacun cessant d’obéir à la loi de la jungle, s’engagerait à se respecter en s’aimant ; où les tigres, comme des frères, viendraient à Singapore se faire soigner les dents par le dentiste japonais ou épiler les moustaches par le coiffeur chinois, iraient au besoin se faire admirer dans ces jardins zoologiques qui seraient comme d’accueillants hôtels, puis rentreraient librement chez eux dans la forêt équatoriale. Mais comment leur cacher que les hommes mangent de la viande ? »
     
    °°°
    À en croire la vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas, au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’il mange la femme et baise la chèvre.
    De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu une femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…
     
    °°°
    Le match de football de la finale de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos » devant un stade à peu près vide, réservé à environ 2000 spectateurs, pour cause d'injonction répressive et de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la Révolution a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent.
    C’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls froids et les allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Lybiens friqués: sans âme qui vive.
     
    °°°
    À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru ensemble le fabuleux dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette révolution, qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin.
    Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !
    °°°
    Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne Voie Royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît hallucinante mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la sinistre « coiffeuse », qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi…
     
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    Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.
    °°°
    Or une suite d’émotions fortes l’attendent en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » ! 
Ensuite en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires : elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, le confort le plus sommaire et parfaitement suffisant à l’évidence.
    °°°
    Et puis dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…
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    En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés.
    °°°
    Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions et de contrastes confondants, la Tunisie de demain dont on espère qu’elle s’aime assez pour s’aider; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter, cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...
    °°°
    « C’était tellement mieux avant ! », soupire la très vieille dame vieille France à sa compagne et complice qui lui demande de préciser : «Vous voulez dire du temps de Ben Ali ? », et la première : « Mais non voyons, je ne parle pas de ce malfrat ! », alors la seconde d’insister : «Vous voulez donc dire du temps de Bourguiba ? », et la très vieille momie : « Eh surtout pas ce manant de Bourguiba qui a tout chambardé ! Vous ne vous souvenez donc pas des parasols de l’Hôtel Majestic, combien leur couleur s’accordait aux uniformes de nos légionnaires… »
    °°°
    Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient du quartier de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !
    « C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba, et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !
    Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir voté ?
    °°°
    Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent aussi imprévisibles.
    De ces apaisements de l’homme sage et pondéré, Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux divers…
    °°°
    C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050, les amis c’est l’amitié sans idéologie, les amis c’est l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis c’est l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - c’est un peu tout ça les amis…
    Rafik l’étudiant, déjà vibrant de révolte et d’insolence, avait affronté son oncle Ahmed alors ministre de l’économie, en lui reprochant de promouvoir le tourisme dans les années 60. « Vous allez faire de nous des larbins, sinon des putains ! », avait lancé l’impudent à la face du grand homme de la famille qui l’écarta d’un revers de main : « Va donc, fils, tu ne sais rien de tout ça ! »
    Or, un demi-siècle plus tard, l’on se dit qu’il y avait du vrai dans l’objection du jeune rebelle et que la question mérite d’être repensée…
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    Azza la romancière nous raconte l’histoire, à valeur de fable, de cette jeune touriste, d’origine tunisienne, revenue au pays avec des amis français en janvier dernier pour un séjour balnéaire assorti de tous les agréments distrayants, sportifs et festifs, quinze jours de rêve et retour vers le 20 janvier pour découvrir à Paris que, pendant ce temps, la Révolution était survenue en Tunisie.
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    L’embêtant avec ce tourisme-là, c’est que tu ne rencontres personne en vérité ; je me l’étais dit en 1970, envoyé en Tunisie pour mon premier reportage consacré au tout début du tourisme de masse, et je me le répète aujourd’hui en constatant à quel point le malentendu se trouve entretenu entre prétendus maîtres et semblants de serviteurs – ces rôles que tu peux inverser à l’envi…
    À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas, et voici cette vieille qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…
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    Dans le dernier livre de Colette Fellous, un amour de frère à paraître prochainement, une scène des plus troublantes en dit long sur la très grande intimité et la très grande distance unissant-séparant la jeune sœur de vingt ans et son frère de sept ans son aîné lorsque de celui-ci, reposant nu après sa mort, nu mais sous un drap, sa sœur s’approche, seule, et soulève le drap pour voir de lui cette chose qu’elle n’a jamais vue alors qu’un tel amour les unissait qu’elle draguait parfois les garçons pour lui – ce confondant secret de l’autre ignoré, trop dangereusement aimé et interdit, séparé par sa mortelle maladie de diabétique et par celle de vivre aussi…
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    Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre grand-mère paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan...
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    Depuis notre premier soir à La Goulette, où nos premiers échanges amicaux ont duré des heures autour d’une table en terrasse, les mots-clefs qui m’ont semblé caractériser le ton de toutes nos conversations auront été: soulagement, libération, espérance, sur fond d’inquiétude latente, mais comme un nouveau souffle se manifestant à tout coup, avec quelle reconnaissance de tous pour « les jeunes »…
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    Et cette fébrilité partout perceptible, notamment dans les journaux qu’on sent traversés par le souffle d’un débat de fond, véritable raz-de-marée d’expression relevant visiblement de l’exorcisme et de la compulsion, où le sentiment d’urgence revient à tout moment, et les mises en garde, les avertissements, les appels à la responsabilité, la dénonciation des fauteurs de troubles, la méfiance envers ceux qui pourraient trahir ou capter la révolution.
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    Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude, de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ».
    Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?
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    À l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».
    Où l’espoir du « plus jamais peur ! » rend un son propre à ce qui s’est passé en Tunisie, en attendant le meilleur ou le pire...
    °°°
    Sur la même page d’ Un amour de frère, son dernier récit évoquant à la fois un retour à ses sources tunisiennes et son arrachement à un monde par trop contraignant, toutes choses liées et fondues par la ressaisie de ce qu’elle appelle la mémoire aimantée, Colette Fellous évoque la chevauchée de Bourguiba à travers Tunis préludant à l’indépendance, et sa propre cavalcade de jeune fille en quête d’émancipation, qui se retrouve à Paris avec ses frères et découvre le monde dans les salles obscures des cinémas. Exactement comme ce fut le lot de Michel Boujut, jeune déserteur de la guerre d’Algérie se planquant avant son exfiltration vers le pays des porteurs de valises qu’était alors la Suisse…
    °°°
    On sent chez certains la nostalgie des années Bourguiba, et tel de ceux-là rappelle les qualités de la première constitution de 1959 élaborée sous l’égide de celui-ci, qui pourrait encore faire l’affaire à ce qu’il écrit dans La Presse. Mais sur les murs de Tunis que voit-on ces jours ? On voit partout l’effigie de Salah Ben Youssef, camarade puis rival du « combattant suprême », bientôt recalé, contraint à l’exil et assassiné par un sbire de celui-là. Et Bourguiba de s’en vanter publiquement lors d’une manifestation à grand fracas.
    Cela pour se rappeler, me souffle Rafik le révolté, qu’une dictature en a remplacé une autre, avant de préciser que l’avenir sous Ben Youssef n’eût pas été, probablement, garant de plus liberté tant il était proche des islamistes, lesquels se servent aujourd’hui de lui, par voie d’affiches, pour appeler au rassemblement des leurs…
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    On a beaucoup parlé, dans les médias occidentaux, du pacifisme caractérisé de la révolution du jasmin ; or il faut s’en rappeler aussi les violences, et la chronique, jour par jour, des événements survenus depuis l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, en décembre 2010, rappelle comment le formidable mouvement de protestation et de destitution de la Mafia despotique fort bien vue des Américains et des Français, a cristallisé après nombre de soulèvements populaires aux quatre coins du pays, et notamment dans les foyers de révolte de Kasserine ou de Ghafsa, violemment réprimés.
    J’ai retrouvé cette chronique, très abondamment illustrée et documentée, dans un grand album récemment paru intitulé Dégage ! à côté duquel un Indignez-vous !, ou un Engagez-vous ! paraissent bien convenus…
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    Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il avait encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays: les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !
    Et s’il n’y avait que ça ! Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, est perçu par beaucoup de ses lecteurs comme l’oeuvre d’un monstre de cruauté (les lecteurs reportent souvent la férocité du réel décrit sur l’auteur…) en cela qu’il détaille la monstruosité d’un régime de maffieux recourant à la torture, lequel régime s'effondra peu avant la publication de l'ouvrage !
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    Et voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même intempestif se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flatterie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman…
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    Certains jours je me suis demandé ce que nous fichions dans ce pays, tant j’y éprouvais de contraintes latentes, surtout dans la relation entre femmes et hommes. Mais grâce à nos amis j’ai finalement envie d’y revenir encore et déjà j’y pense, déjà nous y pensons avec ma bonne amie – nous reviendrons et pas que pour les rivages dorés de la Tunisie balnéaire.
    °°°
    Une jeune fille de notre connaissance raconte que sa famille, après qu’elle eut brisé ses fiançailles, l’a bonnement harcelée afin de trouver un nouveau prétendant, et l'a même sommée de se livrer à ce qu’elle appelle des «entretiens d’embauche». Or loin de nous éloigner de ce pays, de telles situations nous donnent envie d’en savoir plus ; et c’est pourquoi je me suis lancé, après notre rencontre, dans la lecture des Propos changeants sur l’amour d’Azza Filali, dont la dernière phrase est de mise ce dernier dimanche matin : « À de tels moments, il m’arrivera, sans doute, de repenser à vous »…
    °°°
    Or la dernière vision que nous retiendrons de cette trop brève semaine en Tunisie sera celle des Mangeclous, je veux dire des Ben Salah, de la tribu des Ben Salah comptant, pour la seule génération de Rafik, cinq sœurs et cinq frères, ces Ben Salah venus saluer leur frère et oncle ou cousin, surprise des surprises, dans le hall de départ de l’aéroport ! Aussitôt j’ai pensé : voici les Mangeclous, par allusion aux Valeureux du Juif Albert Cohen de Céphalonie - et même les couffins y étaient, débordant de figues et de dattes et d’Allah sait sûrement quoi.
    Oui mon cher Rafik, et que tu le veuilles ou non, le temps de ce vol de retour Allah sera ton copilote et les roumis que nous sommes lui adressent un ultime salamalec…
     
    (En Tunisie, juillet 2011)

  • Le Grand Tour

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    10. Rome à la paresseuse
    C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux partances sans retour, mais le seul drame ce soir serait de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une avant de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux...
     
    °°°
    Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers, et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...
     
    °°°
    Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...
    C'est la seule ville au monde où le tout afflué de partout participe en fusion à la totalité du tintamarre et du tournis de saveurs et d'images kaléidoscopiques, tout s'y fond du présent et de tous les passés, tout se compénètre et rejaillit et se tisse et se métisse dans un flux de pareil au même - et ce matin même au Trastevere désert tout retentissait encore dans le silence retombé de la nuit traversée...
     
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    Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la joue Fellini Roma, ce matin au Panthéon où l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY, et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dome cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept soudaines scootéristes surgies sur le parvis du temple des marchands - tout ce trop se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...
     
    Promis-juré nous ne ferons rien aujourd'hui, ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert: c'est cette façon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...
     
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    A Rome certains jours la chaleur devient touffeur et même bouffeur, car la touffeur bouffe comme une robe se mouvant un peu sous la molle brise de plus en plus chaude, et quand l'air succombe lui-même à la touffeur la robe bouffante et suante se met à couler jusque dans nos dessous ou tout désir s'étouffe...
    °°°
    Au Capitolino les éphèbes d'Hadrien ont toujours le téton dur et le sourire doux, et quelques déesses à la douceur égale de marbre pur sous la caresse attendent avec eux la nuit - et comme la clim fonctionne et que tout est beau, comme à l'antique nous resterions là des heures à regarder le Temps qui passe...
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    Avec L. on se balade sans cesser de relancer nos curiosités, en a-t-on marre qu'on en redemande de jardins en terrasses (hier soir c'était de limoncelli qu'on redemandait tant et plus au coin de la place Saint-Eustache où se boit le meilleur café de Rome tandis qu'un émule de Paolo Conte sussurait en sourdine) et d'allées en promontoires dont la vue prend toute la ville, comme au débouché de la ruelle Socrate, à l'instant, sur le Monte Mario ou ce vieux chat se gratte...
    °°°
    Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?
     
    °°°
    Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…
    Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…
     
    (Rome et retour, mai 2009)

  • La guerre selon Gaston Bouthoul

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    En 1971, la guerre du Vietnam battait son plein, suscitant des vagues de protestations pacifistes dans le monde. C'est dans ce contexte que j'avais rencontré le fondateur de la polémologie: Gaston Bouthoul. Quarante ans et des poussières plus tard, le prophète tarde à être entendu...

     

    La guerre. Son spectre hante l'Histoire des hommes depuis la nuit des temps. Si d'aucuns critiquent l'enseignement de l'Histoire dans les écoles en l'accusant de ne relater que les batailles et les guerres, celles- ci n'en sont pas moins les points de repère les plus marquants de la mémoire humaine ; les bornes signalant les grands tournants des événements. C'est par la guerre qu’ont péri presque toutes les civilisations connues. Et c'est à la suite de conflits que s'affirmèrent la plupart des civilisations nouvelles. La guerre peut nous sembler absurde et révoltante ; elle ne nous suit pas moins, tout au long des siècles, sinistre courtisane qui n’attend que l’éveil de nos désirs.

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    À la veille des guerres de la Révolution et de l’Empire, les penseurs, les économistes et les hommes d’Etat étaient convaincus que le temps des guerres était révolu. 

    Un siècle plus tard, l’épée de Damoclès nous menace plus que jamais, après deux tueries atroces. Les anciens Grecs l’appelaient « la guerre détestée des mères » ; pour les Aztèques, elle était la « guerre fleurie » ; quant à certains auteurs nationalistes de ce siècle,ils l'annoncèrent « fraîche et joyeuse ». 

    Mais de quelque nom qu'on l'affuble, la célébrant ou la stigmatisant, la guerre demeure mystérieuse, dont personne ne s'explique les séductions. Jusqu'à aujourd'hui, depuis la Renaissance, nous avons vécu au rythme d'une grande guerre par siècle. Le nôtre en a déjà connu deux à l'échelle mondiale, sans parler des innombrables conflits locaux et des guerres civiles. Pourquoi ? Comment germe, au cœur d'une société, le phénomène guerre ? De quelles causes est-il l'effet ? Comment la paix se détériore-t-elle? Pourquoi l'humanité vit-elle dans la fascination de la guerre ? 

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    Ces questions, chacun d'entre nous se les pose. Mais fait surprenant, la guerre n'avait jamais fait l'objet d'études sérieuses jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait suscité d'innombrables œuvres littéraires, hymnes, chroniques et autres traités de stratégie ; mais d'études scientifiques, point. Le sujet était sacré. Impossible d'en parler sans passion ni parti pris. En 1945, cependant, un sociologue français, professeur à l'Ecole des hautes études sociales, Gaston Bouthoul, fondait le premier institut de polémologie. 

      

    Entretien avec Gaston Bouthoul. Paris, février 1971. Pour tuer la guerre il faut contrôler les naissances ! 

     

    Gaston Bouthoul, pourquoi étudier le « phénomène guerre » ?

    - Pour remplacer la vieille maxime romaine « Si tu veux la paix, prépare la guerre », par la pensée plus pacifiste « Si tu veux la paix, connais la guerre ». Il fallait tenter de substituer à l’approche traditionnelle, juridique et moralisante des conflits armés, une approche biologique et sociologique. Je suis parti de l’hypothèse de base que la guerre était un phénomène pathologique, la paix étant l’état naturel des sociétés humaines. Pour comprendre la maladie, il s’agissait de l’étudier. Vous n’avez jamais vu de médecin se contentant de célébrer la bonne santé... c’est pourtant ce que font les défenseurs d’un pacifisme que j’appelle « incantatoire », qui se cantonnent dans une action purement verbale. Pour ma part, je prône un pacifisme fonctionnel basé sur l’étude des causes profondes de la guerre.

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    La guerre démographique 

    Etudier les causes profondes de la guerre revient à étudier les fonctions du phénomène, qui sont d’ordre politique,économique, intellectuel, technique, biologique, et surtout, démographique.Cette dernière est en effet la seule fonction constante de la guerre consommatrice et dévoratrice. Si l’accroissement moyen de la population européenne n’avait pas été perturbé par les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945,notre continent eût atteint 650 millions d’habitants en 1945 au lieu de 450millions. La relaxation apportée ainsi par les deux dernières guerres mondiales porte sur une différence de 200 millions d’habitants, soit près de 30% de lapopulation totale de l’Europe. A partir de 1946 commença en outre le « boom »démographique caractéristique de la seconde après-guerre. Pour les pays non "relaxés" par la guerre, tels l’Afrique et l’Inde, le « boom » est parti d’une populationintacte : d’où leur explosion démographique.

     

    Les liens sacrés du carnage

    Un autre fait, qui nous fera mieux comprendre ce que Gaston Bouthoul appelle la « guerre démographique », est l’acharnement réciproque montré par les armées russes et allemandes, lors de la dernière guerre, à massacrer leurs propres soldats : ces deux puissances étaient en effet les seules des grands belligérants à avoir une structure démo-économique analogue. « On eût dit — écrit le fondateur de la polémologie — qu’il existait entre eux une connivence tacite (et probablement inconsciente) pour se rendre le mutuel service de la relaxation réciproque. Unis — suivant l’expression de Jacques Prévert — par les liens sacrés du carnage... »

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    L'infanticide différé

    Pour renforcer l’hypothèse selon laquelle la guerre aurait, entre autres fonctions, celle de ménager un allégement démographique, Gaston Bouthoul prend l’exemple de diverses espèces animales confrontées à un problème biologique essentiel : l’insuffisance des aliments proportionnellement au nombre des consommateurs ; autant dire la surpopulation. Dans le cas des rats, des expériences récentes faites sur des colonies assez nombreuses privées méthodiquement de nourriture, donnent des résultats saisissants : à mesure que la famine s’aggrave, un système d’auto-destruction s’instaure chez les rongeurs. Les premiers mis àmort sont les petits, puis les vieux, suivis par les femelles et, de crime en crime, les colonies entières s’anéantissent à l’exception de quelques mâles très vigoureux et de jeunes femelles vierges que le groupe garde en réserve en s’interdisant de les féconder. Dans le cas de famines de singes, on observe également l’infanticide d’une portion de jeunes proportionnel au degré defamine ou de pénurie.

    Chez l’homme, l’infanticide fut aussi pratique courante à certaines époques de surnombre et de famine : les Grecs et les Romains, les Chinois et les Arabes y eurent également recours. Aujourd’hui, nous nous indignons plus volontiers au récit de ces rites sociaux commandés par des situations de crises, qu’à celui des horribles boucheries des « guerres démographiques » de notre temps ; et pourtant, la fonction est la même : la guerre est l’un des succédanés de l’infanticide qui se pratique désormais àl’échelle des nations.

    Est-ce à dire que nous pourrons prévoir les guerres à venir ?

    - Tout au plus peut-on se livrer à des évaluations. Lorsqu’il s’agit des impulsions belligènes, on ne peut jamais faire abstraction des autres facteurs psychologiques et historiques (traditions en vigueur, modes idéologiques du moment, etc.), et enfin de la conjoncture politique. Parmi les « baromètres polémologiques », symptômes et signes avant-coureurs des conflits armés dontnous poursuivons l’étude, l’un des plus importants, le plus significatif et le plus grave à la fois est l’inflation démographique sous toutes ses formes. Elle montre que la nation est enceinte d’une guerre. 

     - Gaston Bouthoul, si l’on admet que les guerres remplissent des fonctions déterminées, et qu’elles reviennent périodiquement,ne pourrait-on assurer ces fonctions par des moyens moins atroces ?    

    -   C’est là en effet le problème majeur de l’humanité. La menace atomique nous impose de le résoudre, sinon nos vies et les trésors de nos civilisations sont promises à l’anéantissement.   

    Que faire alors ?  

    - Nous pouvons proposer une action fondée sur la partie à peu près certaine des connaissances polémologiques actuelles,c’est-à-dire assurer la relaxation démographique autrement que par le massacre. Depuis Pincus, sa pilule et les perfectionnements qui sortiront encore de ses méthodes, nous sommes entrés dans une ère nouvelle. La véritable mutation révolutionnaire, le nouvel âge de l’humanité sera celui de la population contrôlée. Toutes les autres modifications juridiques et politiques en découleront d’elles-mêmes. Procréer, c'est menacer les autres Nous en sommes arrivés au point ou, suivant nos libres choix, l’humanité basculera dans la catastrophe ou, au contraire, verra l’épanouissement d’une civilisation aux prodigieuses possibilités de bonheur. Mais il faut adapter nos principes à une situation totalement nouvelle. Dans notre monde chaque jour plus rétréci, chaque jour plus encombré, et chaque jour plus menacé, un premier principe s’impose : on peut donner tous les droits que l’on voudra à l’homme, hormis celui de procréer à sa guise et au hasard. Car, alors, il menace les autres. Il accroît les tensions belligènes et compromet l’équilibre démo-économique si difficilement obtenu. Le désarmement démographique est la condition biologique et psychologique à la fois de la paix.

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    - Qu’entendez-vous par « désarmement démographique » ?

     — C’est un principe selon lequel aucun Etat ni aucune nation n’aurait le droit de laisser croître sa population (et encore moins de pratiquer l’inflation démographique, prélude aux grandes agressions impérialistes) sans apporter à son peuple et au monde la preuve de la nécessité économique et civilisatrice de cette expansion supplémentaire. Enfin, un troisième principe autorisant la contrainte pour imposer l’harmonisation démographique. Comment sauver autrement l’humanité entière des remous causés par le surpeuplement du tiers monde ? L’idée de contrainte déplaît. C’est cependant le seul cas où elle soit légitime. Car il y va du salut de tous. L’escalade démographique ne peut déboucher que sur des hécatombes. Pour les empêcher, modérer est un bienfait. Attendre passivement les déflagrations qui viennent est un crime…

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    (Cet entretien a paru dans le magazine dominical de La Tribune - Le Matin, en date du 7 mars 1971).

     

  • Le Grand Tour

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    11. Lisbonne à la mer de paille
    On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille…
    °°°
    Son nom se chuinte du matin au soir et dans tous les quartiers, des palais aux bouges et à tous les étages on parle d’elle, on l’évoque , on l’exalte, on soupire, elle obsède, elle est partout et nulle part et de partout on vient la voir mais à tout coup elle se dérobe, elle est princière ou courtisane ou bourgeoise vertueuse ou lycéenne nattée à jolis bas ou fiancée abandonnée à poignard, elle attend son pirate, elles attendent tous leurs pescadores, elle sont transparentes et tout à fait imprévisibles comme le temps au ciel, d’ailleurs des poètes en débattent sur des photo surannées, et de partout montent en murmures les voix du passé tissant le présent, on raconte, on a dit, le discours est une musique il s’agit de choisir entre cracher fin et faire venir, à savoir ménager l’importun et le provoquer, on sait d’elle tant de choses mais patience, écoutez, mille voix la disent et la traduisent et la trahissent sans cesser de lui sourire – et ce matin de Pâques elle est toute vierge et pure sous le grand ciel lavé de tout le péché d’hier soir et d’avant-hier encore plus noir, elle est encore en cheveux, elle se prépare pour la messe et les bénédictions, hier soir encore elle vociférait qu’elle était si heureuse d’être si triste, c’était à n’y rien comprendre, elle fait mille manières, elle se tord les mains dans cette boîte de fado garantie tipica de l’Alfama, elle jette les mains en avant comme les jette la gitane et un sort avec, puis elle joue la sérénité et se met à parler français et te raconte alors l’histoire d'un saint venu par l'eau et de ses corbeaux invisibles et de ses scribes attitrés ou vagabonds, tel ce Camilo en ses mauvais lieux statufié dans le square voisin ou ce José Cardoso à sa fenêtre de solitude, telles ces voix gravées dans la cire du fado des errants – et ce matin de Pâques elle est en gloire au retour des caravelles, l’enfant prodigue fera le beau, elle a vu revenir ses pirates dont les capitaines sont juchés sur des colonnes trouant le ciel et là-haut d’autres histoires de comptoirs et de soleils mouillés se racontent au bord des parapets, enfin ce soir tout ça sera du passé et reprendra l’incantation à Lisboa, cependant qu’au bar de la religieuse portugaise, ou là-haut vers le miradouro da Nossa Senhora do Monte au tendre sanctuaire de la religieuse portugaise, ou là-haut sur le jardin suspendu de Santa Catarina où se convulse le monstre Adamastor, enfin partout, là-haut ou là-bas, où elle se trouve et se retrouve et se perd sans repères, les aiguilles du Temps continuent de tourner à l’envers…
     
    °°°
    Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant le Tage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.
     
    °°°
    Or, c’est cela justement qui nous est donné par le ciel de Lisbonne, c’est ce bleu, tout ce grand bleu que parcourt le vent à grandes enjambées, nous échevelant dans ce geste déjà familier de ses grande mains salées par la mer ou les monts, c’est ce bleu dans lequel on se dit qu’en effet on nage un peu, comme étourdi, secoué, mais c’est parti, cette fois c’est vraiment parti, le bleu s’est mis à parler, les azulejos à danser là-bas sur les murs et dans les patios, et me revoici sur ce balcon en forêt, quelques vies auparavant, au milieu de cette clairière où s’est formé le sentiment que c’était là que ça se passait et que partir n’aurait de sens que pour vérifier que tout se passe ici, à l’instant même et nulle part ailleurs…
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    Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux ce chef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret, Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.
    On « fait des heures », à Lisbonne, quand on n'a rien d’autre à faire, disent les Lisboètes, et l’Américain John Dos Passos dit sa « nostalgie endormie », et Saint-Exupéry lui trouve un air de « paradis clair et triste », José Cardoso Pires lui revient en confidence et lui fait d’emblée ce premier aveu qui en contient tant d’autres : « Pour commencer, tu m’apparais posée sur le Tage comme une ville qui navigue. Ce ne m’étonne pas : chaque fois que je me sens sur le point d’étreindre le monde, que ce soit à la pointe d’un belvédère ou assis sur un nuage, je te vois ville-nef, vaisseau fait de rues et de jardins, et la brise elle-même a pour moi un goût de sel. Il y a les vagues du grand large dessinées sur tes chaussées ; il y des ancres, des sirènes.Le bordage du pont, quand il s’évase et devient place avec une roses des vents brodée sur le pavage, est commandé par deux colonnes surgies des eaux qui montent une garde d’honneur aux partants pour les océans ». Et les yeux levés vers le bleu du ciel de ce matin de Pâques Pedro Tamen ajoute enfin :
    « Du haut d’où je vous parle
    J’ajoute du bleu de plusieurs couleurs
    à cet autre bleu que vos yeux perçoivent… »
     
    °°°
    On peut ne savoir à peu près rien du Portugal, et guère plus de Lisbonne en dehors de ce qu’on en a lu dans quelques livres, et percevoir cependant, en peu de temps, un pays et une ville de connaissance, liés à un monde qu’on dira l’Europe des cultures, selon l’expression chère à Denis de Rougemont, qui l’opposait à l’Europe des nations.
    °°°
    Ainsi quelques jours seulement à flâner dans Lisbonne et tant d’odeurs aussitôt, suaves ou fortes, tant de couleurs douces ou vives, tant de lumières changeantes, le bleu des azulejos et le noir des gueules ou des yeux nous relient à Séville mais dans un autre ton, le linge aux fenêtres est celui de Naples mais différemment, l'ondulant pavé doux me remémore mes errances à Cracovie et je pense aux ports et aux figures de pêcheurs de Bretagne ou au bois sculpté des visages de nos vieux paysans de montagne, et lisant Miguel Torga je retrouve les gens de notre terre ou ceux de Verga le Sicilien, parce que derrière Lisbonne, nous rappelle justement Torga, plus en haut, plus près de la terre et du ciel, avant Lisbonne existe le Portugal comme un père ou comme la mère éternelle de ce père, et voici Torga parler de son merveilleux Royaume de Tràs-os-Montes, « tout en haut du Portugal, comme les nids sont tout en haut des arbres pour que la distance les rende plus impossibles et désirables », et c’est une espèce de Tibet dans l’océan de pierres, une espèce de Valais que rappellent ces mots qui pourraient être de Maurice Chappaz : « On ne voit pas comment ce sol pourrait donner du pain et du vin. Mais il en donne. Pain de maïs, de seigle, d’orge et de froment. Pain complet. Parce que c’est du vrai pain, et pétri à la sueur du front. Il a goût de labeur. C’est bien pourquoi les gens le baisent lorsqu’il tombe à terre ».
     
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    Or notre pain et notre vin d’Alentejo, ce soir, nous le partagerons dans le tonitruement obsédant du pont autoroutier et ferroviaire du 25 avril, au bord de la marina d’Alcantara, non loin de la promenade de Santos où commence la déambulation fantomatique du Requiem d’Antonio Tabucchi, et je voudrais oublier toute cette littérature, je m’étais promis de ne pas la laisser nous suivre partout, et la revoilà pourtant, la nuit scintillant sur le Tage et le boucan du pont se fondant au loin : elle est partout et voilà que Miguel Torga, loin de l’arrière-pays, ne peut que revenir et céder à son tour au charme : « Le sort a voulu qu’il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l’Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité ; qu’après avoir meurtri les hauteurs côtières il les transformât en promontoire de rêve. Et de chaque colline où l’on vient se pencher c’est un ravissement sans limites qui embrasse le ciel et la terre en une même émotion reconnaissante. » Mais ensuite, avec le retour des caravelles, c'est une autre ville qui surgit de la nuit aux mille visages de toutes les ethnies et les couleurs et cette Europe sera de partout.
    °°°
    Il est émouvant de voir le jeune Pessoa, plein de componction lettrée, se faire le guide prévenant et candidement enthousiaste du visiteur débarquant à Lisbonne, dans un texte daté des années 1920-1930 et qui ne porte en rien la marque du génie polymorphe de son auteur. On y sent une autre urgence, qui est de partager un trésor dont la méconnaissance l’impatiente.
    Voici ma ville merveilleuse, dit-il en détaillant ses monuments avec application zélée, et voici mon Portugal.
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    Or, venant de Suisse, dont la gloire passée n’est en rien comparable à celle des Lusitaniens, mais qui fait bel et bien partie de l’Europe des cultures depuis sept siècles et plus, ce refrain lancinant des pays plus ou moins injustement dédaignés des prétendues grandes nations trouve un écho immédiat, avec le malin plaisir aujourd'hui de savoir que le guide un peu empesé de trente-cinq ans, dans son imper couleur muraille, est considéré désormais comme l’un des plus grands écrivains européens, à l’égal d’un Musil ou d’un Kafka, autres poètes apparemment «sans qualités» de leur vivant…

  • Le Grand Tour

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    9. Paris la nuit
     
    Après l’heure du dernier métro, quand il n’y a plus dans les cafés que des traînées de sciure et de vagues ombres vertes au fond des miroirs, Paris devient comme un théâtre de songes, et je m'en vais suivant mon pas qui ne sait, pas plus que moi, où il va...
    Ce soir, la lune à peu près pleine roule au-dessus des toits en créneaux de Montmartre. De rares passants vont leur chemin tandis que je dévale la rue Fontaine avec des idées de marche à n’en plus finir...
     
    °°°
    Le long d’une venelle déserte, mon pas résonne jusqu’au dernier étage où s’aperçoit encore, tamisé par un rayon malingre, le quinquet de l’étudiant, des amants insatiables ou du vieil insomniaque. Et ainsi, de loin en loin, mon pas solitaire fait se lever les chers vieux clichés de la vie de bohème...
    Un soir qu’il neigeait, je fus ainsi Rodolphe à la Barrière d’Enfer, et déjà je savais que Mimi la douce ne passerait pas l’hiver avec sa toux de misère.
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    C’était triste à languir, mais que serait l’amour sans la mélancolie, et les airs de Puccini me revenaient, dont je sais toutes les voix par cœur...
    °°°
    Une autre fois, m’étant attardé dans un square de Ménilmontant avec un volume des Hommes de bonne volonté, je me transformai en chacun de ses personnages, et je fus donc l’apprenti Wazemmes qui rejoint, à la brune, l’espèce de grue dont la vocation spéciale semble de le déniaiser; ou c'était un des quatre jeudis sans heures et je fus le poulbot Bastide qui traverse tout son quartier à la poursuite de son cerceau - puis je fus le député Gurau à l’instant où il rejoint sa théâtreuse, je fus le marquis de Saint-Papoul ou Jerphanion le socialo, je fus le chien Macaire et je fus Quinette, le Landru de la bande qui s’en va dans les brumes du canal Saint-Martin cher à Maigret - et maintenant je m’imagine dans la peau d’ours de celui-ci passant de maison en maison et de secret en secret...
     
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  • Sans fleurs ni couronnes

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    (Au chat de Grignan)
     
    La mort serait indigne du poète,
    dit-on dans les cafés,
    ou pire: le poète ne saurait mourir
    comme tous nous le faisons
    sans rimes ni raisons;
    sans déclamer des choses
    aux parfums suaves de roses,
    serruriers ou fleuristes,
    enfants à peine nés
    ou présumés artistes -
    le Rimbaud de demain ou Mozart
    qu'on assassine dans les magazines -
    et quoi encore pour augmenter
    l’aura de ce quidam
    dont on fait soudain tout un drame
    parce qu’il a defunté ?
    Le poète n’est pas meilleur
    que les vers survivants
    qui dévoreront ses orbites;
    au vrai le poète est ailleurs
    s’il dit vrai de ce qui l'habite
    par delà les eaux sombres
    où l’attendent les dieux
    dissipant les pénombres...
     
    Image JLK: le chat de Grignan.

  • Philippe Jaccottet par delà les eaux sombres

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    Ultime révérence au poète (1925-2021), qui vient d'être délivré du poids du monde.
     
    C'était un des derniers grands poètes de langue française que Philippe Jaccottet, dont l’œuvre fut la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.
    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon le 30 juin 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire.
    C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.
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    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.
    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, aux modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.
     
    Dans la lumière de Grignan.
    Une rencontre, cette année-là...
     
    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.
    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.
    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.
    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.
    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »
    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique.
    Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...
     
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    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?
    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.
     
    Musique du silence.
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    Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dans le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.
    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.
    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?
    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
    A plusieurs reprises, citant Jean-Christophe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».
    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.
    Philippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.2956073764.jpg

  • La ville la nuit

     
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    (en manière noire)
     
    La ville est un prince endormi
    quand les enfants reposent,
    rêvant sans le savoir de choses
    que leur confie la nuit...
     
    L’ivoire des enfants endormis
    luit au ciel de la ville
    où semblent bientôt apaisés
    les pensers intranquilles...
     
    Le clair et l’obscur confondus
    dans le ciel éveillé
    des rêves des enfants perdus
    se mêlent à jamais...

  • Le Grand Tour

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    8. Au Luco
    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…
    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…
     
    °°°
    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un jeune Occidental tout glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...
     
    °°°
    Ensuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…
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    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…
     
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    Et voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

  • Ce bleu-là...

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    Les jeunes filles endimanchées
    aux lundis de l’adieu
    s’en vont de leurs hautes vallées
    d’où les vieux résignés
    les ont vu s’éloigner
    le cœur lourd entre les glaciers...
    Mais c’est ce bleu livide,
    ce bleu vert du blanc de la glace
    limpide et transparent
    comme le temps présent qui passe,
    qu’elles garderont en leur regard
    dans le chaos lointain des villes
    qu’elles aimeront peut-être
    ou vomiront sans y paraître,
    modestes chaperons,
    voués à l’abandon,
    ou rayonnantes en leurs atours
    dans la liesse ou les retours
    de tardive tristesse
    des lendemains imprévisibles -
    or ce bleu des âmes sensibles,
    ce bleu-là restera...

  • État d'urgence

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    (Sur ordonnance des Big Pharma)
     
    Il a fallu les endormir:
    ils respiraient trop fort,
    elles semblaient s’accrocher, et pire:
    elles s’attardaient dans les ports
    à lire et à chanter;
    je n’invente rien : elles et ils
    fredonnaient de douces romances
    au lieu de dégager...
     
    Il a fallu les dépister,
    les tracer d’importance
    non sans les traquer en instance
    de se répandre et proliférer...
     
    Ils risquaient de contaminer
    ces gens-là résignés
    à ne plus céder au désir,
    ces gens-là qui avaient compris
    qu’il vaut mieux s’aplatir...
     
    Ils faisaient assaut de santé
    sans aucune raison,
    Ils s’étaient rassemblés
    sur les places et les terrasses,
    ils avaient occupé les palaces,
    ils montraient des envies...
     
    Ils avaient maintenant tous les âges
    des mauvaises images:
    ils allaient bientôt infecter
    le Système lui-même -
    il a donc fallu les traiter...
     
    (22.O2.2021)

  • Le Grand Tour

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    7. Rue de la Félicité
     
    Moi j’aime Paris, j'veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : j'veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que j' veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…
     
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    Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là-haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais filant le train du chien Macaire jusqu’aux rosiers de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, j'te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois.
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  • Le Grand Tour

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    6. Sevillanas
     
    À Séville, premier confort inouï: l'hostal dont le patron est à la fois concierge, chasseur et sommelier. L'on y pénètre par un long escalier de céramique au sommet duquel se trouve une porte vitrée toujours close. Lorsqu'on a sonné, c'est d'abord un remuement lointain de chaises ou de bouteilles, puis se distingue le flapflap d'une paire de savates et l'écran de verre à lunules se remplit d'une silhouette impressionnante, s'entrouvre et laisse apparaître un faciès qui en a vu d'autres, comme on dit.
    Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.
    Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.
     
    °°°
    L'oeil qui s'entrouvre à l'aube, qu'on appelle ici la madrugada, est un oeil blanc dont on ne sait si ce sont les rêves de la nuit passée ou les bruits de la ville inconnue qui lui donnent ce blanc d'amnésie. Pas une pensée, pas un mot lui venant à l'esprit pour le détourner de cette espèce de tableau intimiste qu'est la chambre par la fenêtre de laquelle la vue se porte d'une corde à lessive au muret d'une terrasse ne laissant apparaître, de la femme qui étend son linge, que deux bras nus et un immense chignon qu'un mouvement plus vif, de temps à autre, fait osciller comme un chapeau ou comme un nid d'oiseau.
     
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    L'oeil ne comprend rien mais il épouse, déjà, et le vert écaillé du petit mur lui rappelle alors quelque chose. Il lui remémore un monde clair où les formes parlent, où les couleurs font comme des taches de musique, où voir et contempler n'ont plus de frontière qui les séparent, où le dehors et le dedans s'appellent et se répondent.
     
    °°°
    Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.
     
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    Non loin de la place d'Espagne, dans un jardin, la nuit, devant une grande vasque. Au ciel, une lune verte. Dans un arbre, des pommes, vertes aussi, mais d'un vert qui se devine à peine. Sur un banc ces deux-là se murmurant des tendresses. Et sur les moires de la pièce d'eau, ce petit canard d'émail qui suit un moment la courbe de l'anneau puis, fantaisie soudaine, vire en silence dans le rayon de lune.
    L'obscurité retentit d'appels, des quais du Guadalquivir aux frondaisons des jardins de Murillo. Là-bas, autour d'un petit kiosque illuminé où se vendent des amandes grillées et des glaces à plusieurs parfums, ondulent des jeunes filles probablement vierges qu'on dirait vêtues d'abat-jour que l'air du soir fait bomber.
    °°°
    Qui appellent-elles, les cigales égarées sur la place déserte ? Le trille impatient des sifflets des agents occupés à évacuer les jardins leur donnera-t-il l'espoir de rencontrer enfin l'âme soeur ?
    Séville est la ville de tous les reflets, mais chaque reflet semble garder le souvenir infrangible de son image, laquelle naît au foyer d'une infinité d'autres images; et par l'oeil d'une espèce de kaléidoscope apparaît finalement une vision seule, comme le blanc étincelant des venelles du Barrio de Santa Cruz fait la somme de toutes les couleurs de la faïence des corridors, des patios et des fleurs aux murs.
    Mais Séville n'est pas qu'un décor. C'est aussi un personnage. Et de nouveau, mille personnages en un, avec ce nom de femme qui les résume, et celui du Guadalquivir lui faisant écho, dont les lentes boues dorées se traînent encore vers la mer.
    °°°
    Il y a là comme une folie en suspension, qui se perçoit à la fin des tièdes après-midi printanières, ou plus tard dans la soirée - cela dépend des concentrations d'énergies - quand l'on entend soudain des cris lointains, derrière les arènes ou dans quelque rue avoisinante, on ne sait pas très bien; et c'est comme l'exultation de choeurs invisibles, comme la fusée soudaine d'appels incompréhensibles - comme la clameur que le génie des lieux déclenche tout au fond de nous, résonnant longtemps encore par la suite dans notre âme troublée.
    °°°
    Par la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible.
     
    (Séville, mai 1975).

  • Le Grand Tour

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    5. Voyager dans le temps
     
    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager nus dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...
     
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    Lire en Grèce, à vingt ans, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais...
     
    °°°
    Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.
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    Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.
    °°°
    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.
     
    (Des îles d'Ios et Santorin à Séville via Samos, entre 1972 et 1976)

  • Le Grand Tour

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    4. Lumières du monde
     
    Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me trouvais à l’instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n’étais que réceptacle, ou qu’alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde, j’absorbais et j’étais absorbé.
     
    °°°
    Un jour je m’étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l’être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m’avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des carnets volants avec la gravité de l’aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré.
     
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    À Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l’Univers que les couleurs du tableau qui s’estompaient dans la lumière d’éternité : tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l’autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d’ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupé en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l’heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l’argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m’apparaissait comme une figure de l’harmonie pure.
    °°°
    C’était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c’était à Cortone que je m’étais retrouvé dans cet état chantant. J’avais sous les yeux l’image même du jardin humain : non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l’amenée d’eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l’ortie, la ronce et l’odeur sauvage, la vipère là-bas sous les rocs et, là-haut, le martinet fusant comme une serpe sur le champ d’azur coupé d’or.
     
    (Cortone, 1975)

  • Quand Alan Ball exorcise la malédiction homophobe

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    Après «American beauty» et «Six Feet Under», le réalisateur américain aborde un sujet qui lui tient à cœur avec autant d’humour que de profonde empathie.

    Cela se passe à la fin des années 40 du siècle passé – si présent encore au demeurant à tant d’égards – quelque part en Caroline du Sud où un brave père de famille  très fermement accroché à sa lecture de la Bible, comme il sied en ses régions de petits blancs puritains, surprend son aîné Frank au lit, tendrement enlacé à un autre beau garçon du voisinage au prénom de Sam, et lui lance le lendemain matin qu’il lui interdit absolument de jamais revoir son ami sans quoi il les tuera tous deux comme le recommande le Dieu juste et bon promettant les glaces brûlantes de l’enfer aux pécheurs tombés dans ce vice affreux.

    Sur quoi le jeune Frank, terrifié par la double menace de son père et du Dieu qui surveille et punit, de se précipiter auprès de Sam, de l’enjoindre pieusement de ne plus jamais l’approcher et de s’amender sur le chemin de la seule vie normale; et Sam, peu après, de  noyer son désespoir dans les même eaux du lac où il a découvert avec Frank l’exultation des corps en leur sensuelle et solaire innocence, laissant au cœur du survivant une blessure inguérissable et autant de culpabilité.

    Si ce traumatisme existentiel est évoqué par quelques retours en arrière très émouvants, le récit linéaire de Mon oncle Frank passe par la voix d’une jeune fille de 18 ans, Elizabeth dite Beth, nièce de Frank.

    Elle-même passionnée de lecture, Beth s’est toujours sentie proche de Frank, aussi sensible que bienveillant à son égard mais maltraité par son père, sans qu’elle ne se l’explique  à chaque fois que, de New York où il a fui depuis des années et a fait une carrière de prof de lettres, Frank revient à  Creekville  qu’elle-même va quitter pour des études que son oncle-mentor lui a recommandées comme choix de vie personnelle et indépendante.

    Un réalisme imprégné de poésie

    Alan Ball, dont on se rappelle le «poème» que constituait American beauty, est ce réalisateur capable d’exprimer visuellement la magie d’un instant  par la seule «danse» d’un sachet vide tournoyant dans la brise, autant que de dévoiler la part cachée des êtres comme il l’a fait dans la série non moins mémorable de Six feet under,  abordant les rites funéraires avec une drôlerie alliée à l’acuité d’une observation très fine des mœurs de la middle class américaine. On se rappelle d’ailleurs,  à ce propos que le thème de l’homosexualité se trouvait déjà abordé dans la série par le truchement du plus jeune fils de la famille des croque-morts…

    Pour autant, le «thème» en question, traité mille fois par le roman ou le cinéma lors des cinq dernières décennies, et qui alimente aujourd’hui une kyrielle de courts et moyens métrages classé LGBTQ (un genre en soi sur Youtube où le productions asiatiques surabondent en romances à l’eau de rose), ne constitue pas la part majeure et originale de Mon oncle Frank, petite fresque sociale et psychologique incisive et souvent comique qui nous conduit  d’abord à Creekville, pour les «présentations», puis à New York où Beth fête son admission à l’université et retrouve son oncle en compagnie de son premier petit ami Bruce, découvrant du même coup le compagnon de Frank de longue date (ignoré de presque tous) en la personne du Saoudien Walid solide et sympa, ingénieur dans l’aéronautique et fatigué du jeu de cache-cache de son couple dont l’existence reste également cachée à sa propre famille.

    A l’époque d’un nouveau militantisme fleurant souvent la revanche, Mon oncle Franksemblera peut-être trop gentil au «milieu» par ailleurs très composite que désigne le fameux acronyme à rallonge. Or ce film s’adresse à tout le monde, brassant les sentiments de tout un chacun  et sans se moquer particulièrement des «arriérés» naturellement ou culturellement homophobes.

    L’oncle Frank lui-même apparaît «comme tout le monde», sans trace des maniérismes convenu à la manière de La Cage aux folles ou de  The boys in the band, il n’a jamais fait de coming out - d’ailleurs la chose n’est pas un must en ces années Nixon ─, et lorsque le supposé boyfriend de Beth lui fait des avances en jeune homo-qui-s’assume sûr que sa beauté lisse est irrésistible, il l’envoie paître.

    Quant à Beth, qui ne sait rien du traumatisme initial vécu par son oncle, elle se fiche de sa «différence» et cède illico au charme de Walid, lequel fera plus tard craquer la mère de Frank qui a toujours su à quoi s’en tenir à propos de celui-ci – «les mères sentent ces choses», dira-t-elle elle-même. 

    Que tout s’apaise, faute d’être résolu…

    Bref, c’est tout un entrelacs subtil de relations familiales ou sociales qu’Alan Ball fait jouer par le truchement de personnages très finement dessinés, un dialogue souvent piquant et des interprètes d’une sensibilité à l’avenant, qu’il s’agisse de l’irrésistible Sophia Lillis dans le rôle de Beth, de Paul Bettany marquant toutes les nuances de fragilité et de courage caractérisant Frank, ou de l’acteur libanais Peter Macdissi (Walid) dont l’intelligence du jeu n’a d’égale que son aura naturelle.   

     Si les actions successives se situent à l’aube des année 50 dans un État où l’homosexualité est punissable, puis au début des années  70 où elle se vit plus librement dans les «niches» culturelles des grandes villes, les observations et les questions que pose ce film, impliquant en outre, par Walid, la situation au Moyen-Orient,  devraient toucher chacune et chacun en cela que, par delà les «préférences sexuelles», il se rapporte à l’ensemble des réactions que nous vivons dans nos relations intimes, dans nos famille ou nos quartiers, nos emplois ou nos voyages.

    Si le mariage pour tous est aujourd’hui légal en Caroline du Sud, en 1973, le testament du père de Frank révèle, à la famille réunie stupéfiée, que son fils ne mérite que d’être déshérité et banni du clan…

    Or, paradoxalement, cette fureur vengeresse posthume se retourne contre le patriarche en rapprochant la famille du «maudit», au point que chacun dans l’ultime scène «trouve sa place», selon les mots de Beth.

    Est-dire que tout soit résolu? Probablement pas, mais le regard d’Alan Ball témoigne, au moins, d’un essai de pacification – où Beth et Walid ont les premiers rôles – qui relève autant de la bonté de chacun que d’un souci d’équité partagé.


    En cette période de pandémie, Mon oncle Frank, qui a obtenu le prix du public au dernier festival de Deauville 2020, est visible en streaming sur la plateforme d’Amazon Prime Video.

  • Le Grand Tour

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    images-5.jpeg3. Au bord du ciel
     
    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone ; une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.
    °°°
    L’Italie se défait à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
     
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    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur des pénombres.
    Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix moderniste de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
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    L’église manque de grâce dans son genre néo-renaissance byzantinisant un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov.
    L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
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    Or ceux-ci s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio-Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne-t-elle sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de la douce farine du Temps…
     
    (Cortona, 1975)

  • Du Coca avec ou sans svastika...

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    Unknown-6.jpegLes romanciers Philip Roth et Philip K. Dick  ont imaginé que l’Amérique basculait dans le nazisme, avant et après la guerre. Deux uchronies qui rebondissent en séries télévisées dont les conjectures de base et les observations qu’elles nourrissent ont amplement de quoi nous intéresser sans ressasser pour autant la chanson des « vieux démons »…  

    Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale.

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    Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus fictionnel et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth dans le roman, Philip Levin dans la série télé), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »

    Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaineJ’ai épousé un communiste et La tache, Philip Roth (1933-2018) sans doute l'un des plus grands écrivains américains contemporains, s'est donc livré  plus intimement par le détour paradoxal de cette  saisissante uchronie historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh. Ce beau roman a fait l'objet d'une adaptation sous forme de série brève, à l'enseigne de la chaîne HBO, dont les premiers épisodes sont actuellement visibles sur la RTS. Dans la foulée, on peut rappeler que David Simon, co-scénariste et réalisateur, avait déjà signé The Wire (À l’écoute), docu-fiction emblématique, et que Philip Roth lui-même adouba son projet d’adaptation dont la pertinence a été relancée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. 

    À préciser aussi que le roman, d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions que le petit Philip se pose avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ? 

    Or, en dépit de la fiction historique modulée par le roman  (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage bien particulier des Roth dans leur quartier juif de Newark, de telles questions retentissent également en nous de manière immédiate. 

    Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs présumés «apatrides», aux Etats-Unis, constituaient un danger ? Se rappelle-ton, par exemple, qu’une note écrite confidentielle du général Guisan stipulait qu’il fallait considérer les juifs comme un potentiel « ennemi intérieur » ?

    Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.

    Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et d’empathie humaine.

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    Quant à la série tirée du roman de Philip Roth par David Simon et Ed Burns, ses premiers épisodes se focalisent, avec une fidélité de ton qui n'exclut pas les libertés narratives, sur la famille du petit Philip Levin, aussi curieux de nature que l''écrivain en son enfance, et sur le milieu juif dans laquelle elle baigne en partie. Le climat de l'époque est fort bien rendu, et l'ensemble des personnages très soigneusement dessiné dans une ambiance qu’on pourrait dire « vériste ». À voir assurément...

    Un visionnaire des distorsions de la conscience

    Si l’Amérique de Philip Roth se limite, avec quel visage humain, au cercle proche d’une famille juive, et aux attitudes variées de la communauté « israélite », celle de Philip K. Dick excède au contraire toutes les limites physiques et même psychiques, autant pour ce qui touche à la situation politique bouleversée de l’Union que pour ce qui concerne le récit historique lui-même. Or curieusement, cette explosion des cadres ordinaires du roman se prolonge dans la série qui en a été tirée, qui va même plus loin que l’auteur tout en restant fidèle, sinon à sa lettre, du moins à son esprit.

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    Dans Le Maître du Haut Château, datant de 1962,  l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon ont remporté la seconde Guerre mondiale et se sont partagé les États-Unis et le reste du monde. Or, quinze ans après la fin de la guerre, le livre d’un auteur mystérieux, claquemuré dans son château,  accrédite une autre version de l’Histoire postulant la victoire des Alliés, le roman en question visant à faire prendre conscience aux Américains asservis par les Allemands et les Japonais que le totalitarisme n’est pas une fatalité et que la résistance s’impose donc… 

    Dans la série-fleuve d’Amazon Prime Video, où le roman du Maître devient un film séditieux dont les bobines doivent être détruites, la fiction imaginée par Philip K. Dick, comptant déjà plus de 600 pages, se subdivise en une foison d’épisodes aboutissant, dans la quatrième saison, à une conclusion qui dépasse de loin celle de l’écrivain sans trahir pour autant son esprit.

    De fait, l’un des grands thèmes de Philip K. Dick est la relation entretenue par l’esprit humain avec l’univers, posant les questions de la conscience artificielle des androïdes (dans Blade Runner), des transits « quantiques » de la mémoire (Total recall), d’un déterminisme programmé (Minority report) ou, dans Le Maître du Haut Château, des rapports de la conscience  avec l’Histoire « réelle » qui n’est peut-être qu’une illusion « alternative » dont il faudrait s’affranchir.

    Autant dire que, du Complot de l’Amérique au Maître du Haut Château (tant les romans que les séries), les relations avec le «pays réel» sont à la fois tangibles et improbables. Plus précisément  le réalisme du premier binôme aboutit à une réflexion plutôt classique sur la montée possible d’un péril dans un contexte à vrai dire peu propice à une massification idéologique ou politique autre que celle du consumérisme unificateur – on a vu que le communisme ne «prenait» pas mieux aux States que le fascisme à l’européenne - , et le débat sur le patriotisme américain des Juifs reste pertinent. 

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    Quant à la saga « visionnaire » du Haut Château elle fascinera probablement les addicts de SF, et autres fans de Philip K. Dick,  tout en diluant la matière déjà filandreuse du roman dans une sauce philosophico-technoïde assez caractéristique du Maître souvent « allumé » dans ses illuminations imaginatives…

    Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p. Série sur la RTS jusqu'au 12 mars.

    Philip K. Dick. Le Maître du Haut Château, en poche et sur Amazon Prime Video.

  • Le Grand Tour

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    2. Vélocipédies toscanes
    J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.
    Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.
    Après cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être le Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) puis en me réjouissant de voir demain les couleurs plus que réelles des fresques de Piero della Francesca.
    A présent cependant, vidé et vanné comme je le suis, mais en ce lieu comme protégé par les arches séculaires et les lumières trouant la nuit des ruelles, j’aspire à me délester plus encore de toute référence culturelle en sorte de recevoir les choses non répertoriées ni commentées.
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    Et que vois-je ? Je vois une vieille Allemande penchée sur son guide Baedeker rose fané qui demain fera procession, c’est certain, l’air grave, au milieu des étudiant bataves ou norvégiens dont les essaims m’entourent aussi à l’instant, sémillants et séduisants, et je les vois me regarder à les regarder et sourire – je leur souris en effet car même crevé je me sens de leur espèce d’espèces d’anges ailés, et le Frau Professor tiendra la chandelle quand bien nus et réchauffés nous nous enlacerons à ressusciter sur les fresques de Signorelli - mais voici que le culte de la culture culturelle me reprend décidément, allons garçon encore un peu de Chianti !
    Et qu’entends-je après qu’ils sont partis, tous tant qu’il, sont, seul cheminant par les venelles, qu’entends-je sinon les voix juvéniles ou sans âge de tous les temps, seul titubant un peu de fatigue et de vin grenat, bientôt escorté de tous ceux qui auront foulé le doux pavé de la cité au labyrinthe enchanté, et les voix des vivants aussi, les voix de ce matin et tout au long du chemin, les voix des miens et, de loin en loin, les voix remontées des champs de bataille ou de la mer, ou descendues des collines là-haut où le Très-Bas parlait aux oiseaux...
     
    (Arezzo, 1975).

  • Le Grand Tour

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    Murs, au Lubéron. Huile sur toile, 2007.
     
    Carnets volants (1967-2017)
     
    « Que faire d’un jardin s’il n’a pas la surface entière de votre pays ? Que faire d’une maison si vous ne pouvez pas vous sentir libre ni heureux dès que vous en franchissez la porte ? »
     
    (Kamel Daoud, Mes indépendances)
     
    1. Rester partir
     
    Je m’étais dit cette nuit-là, en subite lucidité d'insomnie, entre trois et quatre heures du matin, que jamais je n'aurai aimé le voyage. Voyager est assommant. La vogue actuelle des récits de voyage m'insupporte presque autant que l'irruption d'un paquebot américain dans la lagune vénitienne, et je me suis rappelé cette nuit que jamais je n'aurai su voyager faute d'oser aborder les gens et de me décarcasser sans argent. Il y a plus de cinquante ans que je me joue la comédie d'aimer ça mais à présent ça suffit: je vais donc essayer vraiment de noter ce que je ressens sans exagérer ni dans le sens de l'exaltation ni moins encore dans celui de la déploration morose, juste dire ce qui est et comment c'est, juste se rappeler ce qui a été et comment cela n'en finira qu'à la fin du tour du jardin.
    °°°
    Une certaine année, notre père a constaté qu'il ne pourrait plus désormais faire le tour de son jardin, et ce fut ensuite comme s'il s'éloignait de nous et de lui-même, sans un mot pour l'exprimer, mais je revois son regard et son silence me parle toujours.
    Je me rappelle aussi leurs voyages de retraités en divers pays lointains, malgré sa maladie à lui, ses multiples opérations et ses angoisses à elle, curieux d'Italie ou de lointains mexicains, remuant leurs vieilles nageoires dans les lagons ensoleillés des Antilles ou les baignoires de boue israéliennes, ne dédaignant ni les groupes ni les troupes et revenant fatigués mais heureux, selon leur expression, comme des milliers et des millions de voyageurs organisés que pour ma part j'ai toujours fuis.
    Ce qu'il y a de pire dans le voyage c'est de voyager seul, mais voyager à deux n’est souvent qu’un enfer augmenté. Voyager seul quand on ne sait pas bien s'y prendre relève au départ du cauchemar angoissant, car il faut partir et l'on se fait mine à soi-même de s'en réjouir, après quoi ce ne sont que tracas jusqu'au moment où l'on a posé ses affaires et qu'enfin l'on se retrouve là, peu importe où, que ce soit en Andalousie ou au Japon, dans ce pub de Sheffield où sur les crêtes de haute Toscane, et là c'est comme partout : je suis chez moi comme partout et je ne suis plus que reconnaissance devant cela simplement qui m'attendait en silence. Or, en cet état chantant voyager à deux, ou plus si affinités, redevient une grâce...
    °°°
    Je décrie le tourisme en cela qu'il est le contraire du voyage quand il se fait à la masse. Le Grand Tour de jadis était une découverte de chaque jour, et lente, et fervente, tandis que l'évasion de la meute est invasion distraite et pillage d'images, ou simulation festive ou festivalière à vomir de plaisir.
    Bref, le TOUT DIRE du voyage sera poétique ou n'a jamais été. Voyager autour de sa chambre, autour du jardin, ou faire la tournée des planètes revient alors du pareil au même, etc.
    Peinture JLK: Murs, en Lubéron.

  • Mélancolie

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    (À mon ami le Malappris)
     
    Quand paraîtront les corbeaux noirs,
    ces oiseaux solennels
    aux airs de curés militaires
    tournant au bas du ciel,
    aux frondaisons des arbres roses
    du jardin de la maison close,
    ami, dans un dernier sourire
    je vous ferai la confidence
    qu’entre toutes nos heures
    de parlotes immenses
    celles, passées à rire à gorges déliées
    par nos plus allègres humeurs
    me sont restées pareilles
    à celles, cruelles et pures
    de ces premières déconfitures
    du cœur et de la bagatelle
    qui, de nos larmes adolescentes,
    glaciales et brûlantes,
    nous ont comblé de leur saveur
    à peu près immortelle...
     
    Peinture: Martial Leiter.

  • Le tango de Ramona

     
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    « Il faut à la poésie des ruines et de l’immortalité » (Sylvoisal)
     
     
    L’avenir du tango
    sera dans sa légende,
    comme Alcibiade au temps passé
    danse pour Salomé
    dans les discos de Samarcande...
    Carlos Gardel prend du recul
    à chalouper demain
    en son autobus argentin:
    l’avenir est à ceux qui reculent
    lisant Homère et Baudelaire
    dans les allées du temps
    où veillent les tombales
    de Maupassant le rastaquouère...
    La poésie n’est que cela:
    c’est Ramona, là-bas
    qui nous parlait de lendemains
    à la courbe du fleuve vert
    où pousse l’éphémère -
    le Ramona passé
    soit nos années qui dansent...

  • Tel un prince dans l'escalier

     
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    (À Pierre-Guillaume de Roux et sa mère,
    pour Dominique et Dimitri)
     
    Grand seigneur, très noble et secret,
    tu te foutais de la particule
    qui ne fût qu’un colifichet
    de morgue ridicule,
    quand tu habitais ton nom
    comme un pays d’ici,
    comme un lieu sans répit,
    comme un reflet du Ciel
    auquel tu te fiais…
    Grand flagada là-haut dans l’escalier
    de la rue de Richelieu
    avec tes mains sur les livres
    tes mains ailées et zélées,
    toujours je te revois
    cette fois d'un autre printemps,
    dans ton fatras me rappelant
    celui de notre ami perdu…
    Roland le nul et le très preux
    m’avait recommandé :
    va le voir, vieux, c’est ton ami...
    Un soir passé dans les années,
    je t’avais vu chez Dimitri :
    tu avais le chic de Dominique
    dans vos pulls de mohair
    et cet air mousquetaire…
    Et ce matin : personne :
    nous sommes en deuil de téléphones,
    nous sommes sidérés,
    nous sommes atterrés,
    mais je t’entends protester,
    comme notre ami là-haut
    retrouvé ce dimanche pour l’apéro,
    tu nous balances : alors ?
    quoi de neuf les rigolos ?
    C pas grave : on continue !
    Nous pensons aujourd’hui, mon cher,
    surtout à ta mère,
    les mères sont là pour bénir et dompter,
    les sacripants écervelés
    des saillants et des landes
    comme tel soir chez l’Irlandais
    tu parlais en légendes…
    Guillaume conquérant
    des inutiles chimères sanscrites
    dans un monde reniant toute chose écrite -
    Pierre-Guillaume, héros de papier,
    nous te pleurons en souriant.
    (À la Maison bleue, ce dimanche 13 février 2021, chagrin)

  • Mémoire vive (2018)

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    « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)
     
    Ce dimanche 1er avril. J’ai repris la composition de Mon ami Tchékhov, que j’ai modifié dans le sens d’une plus grande intimité, en insistant sur la personne d’Anton Pavlovitch, telle que je l’ai perçue, et sans doute avec justesse, dès les premiers récits que j’en ai lus entre dix-huit et vingt ans, et ensuite sans discontinuer pendant plus de cinquante ans. J’ai raconté, dans la foulée, un épisode militaire qui m’a semblé apporter une touche affective importante en évoquant le partage de la lecture de Tchékhov avec un camarade de compagnie présumé sans culture – mon tendre ami le tringlot Hans, paysan bernois des Franches-Montagnes…
     
    Ce samedi 7 avril. – Un papillon s’est pointé hier à l’intérieur de l’isba, comme pour annoncer le retour des beaux jours. Je l’ai salué avant de lui ouvrir la fenêtre.
     
    °°°
    J’ai lu ce matin à ma bonne amie ces notes que Jules Renard, dans son inépuisable Journal, consacre à Paul Claudel, immense poète mais assez détestable personnage à pas mal d’égards.
     
    renardfred2.jpgJe cite : « 13 février 1900. – Claudel déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous fait à l’étranger. Cet homme intelligent, ce poète, sent le prêtre rageur et le sang âcre.
    - Mais la tolérance ? lui dis-je.
    - Il y a des maisons pour ça, répond-il.
    Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s’abêtir, et ils en veulent aux autres, de cet abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté.
    Sa sœur a dans sa chambre un portrait de Rochefort et, sur sa table, La Libre parole. Elle a envie de le suivre dans ses consulats.
    Et ce poète affecte de ne comprendre et de n’admirer que les ingénieurs. Ils produisent de la réalité. Tout cela est banal.
    Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu’il ne peut voir ni sentir ».
     
    Et huit ans plus tard, cette autre petite pique : «Claudel dit de Jammes que c’est le plus grand poète de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel ».
    Et comment ne pas souscrire, aussi, à cette autre notation du 1er février 1903 : «La bonté ne mène jamais à la bêtise» ?
     
    Cher Jules Renard ! Il y a plus de quarante ans que je ne cesse de revenir à son Journal, que Dimitri m’a offert dans l’édition de la NRF de 1952, dont l’exemplaire, provenant de la bibliothèque d’Albert Caraco, est enrichi par quelques inscriptions de celui-ci…
     
    Je n’en finirai jamais de me rappeler la dernière note du Journal, rédigée le 6 avril 1910, à peine plus de quarante jours avant la mort de l’écrivain à 46 ans, le 22 mai: «Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de carotte »…
     
    csm_Ferdinand_Hodler_Die_tote_Valentine_Gode-Darel_mit_Rosen_1915_2250_1089_1cf083ece8.jpgEntrepris la lecture de la Lettre à Ferdinand Hodler que Daniel de Roulet vient de publier chez Zoé. Très bien : très intéressant. Bien documenté et personnel. J’ignorais tout du noir passé de Hodler et de sa reconnaissance tardive, au tournant de la cinquantaine, de ses tribulations personnelles et de la nature réelle de ses relations avec Valentine dont les fameux portraits à son chevet de mourante, constituent le motif central du livre.
     
    °°°
    Revenir au temps de la peinture et de la poésie. Ne chercher, en amont, et ne viser, en aval, que la beauté et, dans la relation avec autrui, la bonté, sans donner pour autant dans l’angélisme.
     
    Ce jeudi 12 avril. Je suis tombé, en cherchant un livre de Jean-François Duval dans ma bibliothèque romande, sur le roman d’Anne Cuneo consacré à Florio, le prétendu «vrai Shakespeare» dont me parlait Gérard l’autre jour, et cela tombe bien car l’hypothèse Florio me semble invraisemblable au regard de la fresque de Stephen Greenblatt dans Will le magnifique, où l’hypothèse Stratford est corroborée par une quantité de détails convaincants à mes yeux, autant en ce qui concerne son ancrage terrien que son expérience d’homme de théâtre.
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    L’observation des relations humaines, dans Une famille de Pascale Kramer, autant que dans L’implacable brutalité du réveil, relève d’une sorte d’hystérie sensible sublimée par l’expression verbale au pic de sa précision.
     
    °°°
    Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril.Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.
     
    °°°
    Je me demande ce que contient réellement le journal de Roland Jaccard, dont le cahier Quarto des Archives littéraires qui lui est consacré donne un début d’aperçu, mais j’aimerais en savoir plus…
     
    °°°
    Très impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer, que j’ai achevé sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non : tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie.
     
    °°°
    J’ai reçu ce matin, par mail, les épreuves de La maison dans l’arbre, avec la couverture du livre qui, finalement, me plaît après certaine hésitation. Au premier regard, le graphisme (la typo) me semblait un peu carrée, un peu dure, et puis non : cela me semble plutôt élégant et solide, sans maniérisme. L’idée de publier 70 poèmes à 70 exemplaires pour les 70 ans de ma bonne amie était bien belle. Reste à garder le secret avant le 22 juin…
     
    °°°
     
    Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons bien ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset.
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    En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu…
     
    °°°
    Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres numéros du genre. Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose : je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le porno homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…
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    « Toutes les choses « à ne pas dire »…
    Ce sera, selon le degree, ce qu’a suggéré Shakespeare par la voix d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida, dont René Girard tire une théorie assez convaincante extensible à tout le jeu des hiérarchies de plus en plus nivelées à l’heure qu’il est.
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    Un pur hasard fortuit, auquel nul joueur d’échecs ou de ping-pong ne saurait croire plus d’une heureuse minute, m’a fait retrouver Roland Jaccard des années après deux ou trois anodines rencontres de jeunesse à telle ou telle terrasse lausannoise ou au bord de telle ou telle piscine ou dans tel ou tel dancing du Valais alpin ou des Grisons ultramontains, et ce sont deux lascars sans âge, pour ne pas dire deux anges qui se sont alors reconnus dans le minuscule établissement japonais à l’enseigne du Yushi, rue des Ciseaux, dans le 6e arrondissements de Paris - et maintenant que je me rappelle ces retrouvailles japonaises me revient l’histoire de l’étudiant polonais en visite chez le littérateur roumain Emil Cioranescu, dit Cioran, tel que me la raconta Joseph Czapski dans sa soupente d’artiste en exil de Maisons-Laffitte, et cette histoire me rappela en outre la sensation vertigineuse que j’éprouvai tel autre jour dans le métro de Tokyo, puis dans le quartier-bibliothèque de Kanda en la même nébuleuse citadine, de n’être rien en un monde absurde et de m’y trouver paradoxalement si bien.
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    De l’anecdote liée à Cioran, j’avais fait déjà le récit à Guido Ceronetti lors de notre dernière rencontre à Cetona, qui l’a fait bien rire. Lui-même avait bien connu Cioran, à Paris, et pouvait goûter mieux que personne tout le sel de la scène.
    Czapski avait donc, dans les années 70, un jeune ami polonais qui admirait Cioran au point d’être résolu à en finir avec ce triste monde, non sans avoir été adoubé par le maître du désespoir, dont il savait que Czapski le connaissait bien. Alors de lui en demander l’adresse, et Joseph de la lui transmettre et de lui préparer une rencontre sans se douter des funestes projets du jeune homme. Celui-ci se pointa donc tel jour convenu au domicile parisien de Cioran, lequel avait laissé sa porte d’entrée entr’ouverte; et le garçon d’entrer chez l’inspirateur de sa résolution grave qui se trouvait, alors, assis sur un divan en train de manger du chocolat…
     
    Ce jeudi 19 avril.C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guullaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.
     
    °°°
    Très crevé ce matin, et peiné à marcher même 500 mètres jusqu’au Luxembourg et retour, après quoi j’ai relu les épreuves de La maison dans l’arbre dont je suis, sans trop de vanité, plutôt content.
     
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    (Soir). – La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à huit heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard.
     
    Ce vendredi 20 avril. – Un peu claqué ce soir après un long détour à pied (un interminable souterrain dans le métro, dont le trottoir roulant ne roulait pas), jusqu’à Pernety où le cinéma où je voulais voir Le Lieutenant, film percutant à ce que m’a dit RJ, était désaffecté. Autre désagrément ce matin, devant le Flore où un kiosquier teigneux m’a fait la gueule quand je lui ai demandé le magazine Causeur au prétexte que je ne l’avais pas salué – ce que j’avais bel et bien fait. Et de me lancer, comme ça, que lui s’était levé à cinq heures du matin et qu’il n’aimait pas les impolis. Sur quoi je lui ai demandé de me rendre les dix euros que je venais de lui tendre et l’ai laissé là avec son humeur typique de la France râleuse d’aujourd’hui.
     
    «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (Pierre Reverdy, En vrac).
     
    Ce samedi 21 avril.Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : « Mais c’est un triomphe ! », ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume.
     
    Ce lundi 23 avril. Drôle de rêve cette nuit, où je me trouvais associé à un groupe de volontaires du tri postal. Les instructions nous étaient transmises par un bleu à peine arrivé en service. Certains s’en vexaient. J’en appelai moi aussi au bonus que représente l’expérience, mais la question de colis remplis de pierres ou peut-être de lingots restait pendante. Réveillé, j’ai tout de suite pensé à la vis comica du rêve, avant de composer deux petits textes pour Les Jardins suspendus, intitulés Corpus et Seconde naissance.
     
    °°°
    Temps à la grisaille. Décidé d’éclater complètement mon texte intitulé En rangeant ma bibliothèque et de le subdiviser en brèves séquences évoquant les diverses parties du corpus de ma bibliothèque, dans une optique plus personnelle et plus organique, voire plus onirique. C’est une option qui vaudra d’ailleurs pour tous les textes intercalaires que je vais ajouter, en jouant du contrepoint, à la suite des Jardins suspendus – probable nouveau titre du livre.
     
    Ce mardi 24 avril. La certitude d’être publié, et dans les meilleures conditions, me donne plus de sûreté dans l’élaboration du livre et, paradoxalement, me place dans une nouvelle distance, plus objective, par rapport à son contenu. À l’ordinaire, c’est sur les jeux d’épreuves que je faisais cette expérience, mais à présent c’est comme si le livre était fait…
     
    Ce mercredi 25 avril.Bonne conversation téléphonique ce matin avec Pierre-Guillaume, qui me parle de notre rencontre avec chaleur. Et dire que nous avons mis tant de temps pour nous retrouver, après son stage à L’Âge d’Homme, il y a bien vingt-cinq ans de ça, et peut-être une rencontre à Paris quand il travaillait au Rocher. Je lui ai envoyé L’Ambassade du papillon, dans lequel il y a beaucoup de pages concernant nos expériences respectives, notamment avec Dimitri, et sur lequel il m’a dit qu’il allait se jeter
     
    «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Roland Jaccard, Flirt en hiver).

  • Féerie en manière noire

     

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    À propos d' Invention des autres jours, de Jean-Daniel Dupuy.

    C’est un livre extraordinairement insolite et fascinant qu’Invention des autres jours de Jean-Daniel Dupuy. Inventif et déroutant, séduisant à de multiples égards mais exigeant aussi une attention créative de la part du lecteur, ce roman kaléidoscopique saisit par son ton et sa tournure, d’une totale singularité, tout en rappelant de multiples démarches littéraires ou plastiques. Pour le Labyrinthe qu’on y parcourt, la référence aux architectures de Piranèse ou aux dédales graphique d’Escher s’impose, de même que son climat de fantastique urbain et ses personnages humains-animaux peuvent évoquer les univers d’un Druillet ou d’un Enki Bilal. Littérairement parlant, on pense immédiatement à l’univers d’un Antoine Volodine, donc rétrospectivement au fantastique poétique de Borges ou de Cortazar, aux fables onirico-sociales d’un Kadaré ou d’un Buzzati, tant qu’à la poésie crépusculaire de Kafka, enfin à toute une tribu de créateurs d’univers parallèles, de Lovecraft à Jean-Marc Lovay.

    Singulier par sa vision poétique et son écriture, sa construction et ses résonances, Invention des autres jours l’est également par sa réalisation, autant par les gravures originales de Georges Boulard que par sa maquette et sa typographie, aux bons soins de Jeanne Willa et Paul Vignes. Il y a là un travail collectif d’une rare cohérence, jusqu’à l’impression des ouvriers luddites (sic) de Corlet, à Condé-sur-Noireau, pour les éditions Attila…

    Mais en quoi consiste, plus précisément, cet O.V.N.I. littéraire ? Une excellente description en est faite, dans sa postface intitulée Inventaire/Invention, par Benoît Virot. Avec ceci d’abord pour la forme : « Harnaché de notices et de protocoles, qui s’imposent au lecteur comme s’il devait les ingérer, ce livre est une citadelle de récits croisés, enchâssés les uns dans les autres. Roman-puzzle, aléatoire et contre-utopique, Invention des autres jours est un bréviaire de l’oppression contemporaine… à la frontière de l’Histoire et du contemporain, de l’oralité et du lyrisme, du réel et de l’hallucination ». Toujours pour sa forme, il faut préciser que le livre se divise en cinq sections (PRISON, HéLICES, PONT, ORGUES et ARSENAL), elles-mêmes subdivisées en cinq chapitres dont les titres désignent autant d’inventions (dans PRISON ce sont ainsi Les allumettes de sûreté, Le panoptique, La cortisone, Les cigarettes hongroises et La dynamite), à quoi s’ajoutent de brèves notices sur lesdites inventions où l’on apprend, par exemple, que la première montre automatique Jaeger-Lecoultre date de 1953 - année de la mort de Staline, ajouterons-nous.

    Pour autant, cet inventaire d’inventions n’a rien de systématique ni de limité. Loin du programme documentaire, chaque titre d’invention fait plutôt fonction de touche musicale, sur le grand orgue de l’Auteur, dont on verra qu’il est hydraulique et peut jouer tout seul à l’eau de pluie.

    Benoît Virot parle de « citadelle de récits » à propos d’Invention, mais il faut préciser alors que ce château de l’Imaginaire est largement ouvert à tous les vents de la narration.

    Tout se passe après une Catastrophe initiale : l’explosion d’une Centrale dont les causes et les conséquences ne sont pas vraiment expliquées. Tout, d’ailleurs, est aléatoire dans ce roman, à commencer par les personnages, et le principal d’entre eux : ce nommé Décembre à l’identité changeante, auquel on s’attache et qui s’esquive, à la fois révolutionnaire et criminel, rêvant d’accomplir un crime gratuit et fomentant son propre assassinat, participant à la création d’un Nocturama salvateur pour les papillons de nuit et disparaissant comme il a surgi.

    Le lecteur en mal de logique ordinaire, qui chercherait une allégorie sociale ou politique dans cette fresque visionnaire pourtant saturée de « signes » critiques, ne peut se reposer ici sur aucune certitude. « Il n’y a plus de programme politique, seulement des forces de répression qui réagissent aux sauts d’humeur de l’opinion publique », lit-on certes dans la dernière section où les forces obscures de la guerre et de la répression contre les marginaux, les chiens-hommes et les hommes-singes, semblent dominer et vaincre. Mais là encore rien n’est sûr, comme si tout restait ouvert dans la nuit des lucioles. D’ailleurs la dernière section du livre est chronologiquement la première…

    Enfin il faudrait décrire, bien plus en détail, la « manière noire » de Jean-Daniel Dupuy, exactement prolongée par les gravures de Georges Boulard, qui filtre la lumière de ce roman plein de fantaisie et de surprises ludiques, nullement cafardeux. Sur le noir d’une inquiétude latente, l’art du conteur, généreux et candide, comme celui du graveur au saphir, est porteur de lumière.

    Dupuy.pngJean-Daniel Dupuy. Invention des autres jours. Attila, 225p.

    Cet article a paru dans la livraison d'été 2010 du Passe-Muraille, N0 83, dont l'ouverture était consacrée à un extrait du roman en chantier de Jean-Daniel Dupuy, sous le titre de Noctogrammes.

     

  • Oiseaux de papier

     
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    Je ne vous parle pas d'un coin
    mais de tous les recoins.
    L'angle mort n'est jamais loin,
    mais la vue sur l'étang
    s'étend à l'étoile perdue
    dans la fusion des eaux
    que les reflets font essaimer
    sous le ciel renversé.
     
    Au biseau du diamant
    la parole se pulvérise
    en éclats de lumière,
    ou dans la nuit des réverbères
    en muettes banquises.
     
    L'ermite allumé parle en langue,
    et le poète dort.
    À la radio les haut-parleurs
    remâchent le bois mort
    des discours sans clairières.
     
    Je vous parles d'antennes
    connectées aux mobiles
    dans le ciel à l'écoute
    des avions bientôt éclipsés.
     
    Le temps ne faisait que passer
    en silencieux oiseaux
    quand enfants, médusés,
    nous suivions de nos yeux ses cerceaux .

  • À la vie à la mort

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    Elle surgit avec son poignard,
    ses ongles jaillis du brouillard
    des corps ensommeillés
    sans crier gare: c’est un éclair
    dans la nuit de la chair
    que de ses dents noires elle fouaille
    en souriant aux dieux...
     
    Dieux naturels que je bénis,
    je vous maudis parfois,
    et vos sourires de culs bénits
    au dam des innocents
    enfants ou pieux grabataires;
    semant la pierre ou le délire
    des microns cellulaires,
    vous reniez pour mieux séduire...
    Car nous aimons cette salope
    plus encore que souffrir
    elle nous enveloppe à mourir
    de son désir ardent
    de maudire tout en adorant
    la vie - mortellement.
     
    Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion.