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Carnets de JLK - Page 30

  • Au moment silencieux

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    Arbres, là-bas, qui vous taisez

    dans le silence bleu -

    je fais de vous mes conseillers.

     

    Le temps se prend au jeu ;

    le blanc dessine mieux les choses

    et met un souffle d’air

    dans la torpeur où tout repose.

     

    Un oiseau d’un ongle vif

    griffe le verre de l’instant,

    et là-bas le trait noir des ifs

    indique une barrière.

  • Passage du poète

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    Ce type n’est pas de ce pays.

    Cela ne se voit pas :

    cela se sent à sa façon

    de faire peser le ciel.

     

    Il ne regarde pas ailleurs.

    Il reste là longtemps :

    Il ne sait pas ce qu’il fait là.

    Nul ne sait qui il est.

     

    Ce pays n’a pas les odeurs

    du village là-bas :

    des enfants, des vieux et des lieux

    où vivre allait de soi.

     

    Va-t-il donc rester là le temps

    de nous donner un nom ?

    Allons-nous le féliciter

    de nous ressembler peu ?

     

    Ce type est devenu quelqu’un

    en parlant une fois

    à ce passant ne disant mot

    dont nul ne sait qui il était…

     

    Image: Philip Seelen

      

     

     

     

     

  • Ce qu’ignore l’enfant

     

    Le poète bien entendu,

    dans la foule qui passe,

    ne laisse pas le moindre espace

    qu’on puisse dire insu.

     

    La poésie serait partout

    où ce qu’on dit la joie

    tisserait de ses fils de soie

    ce qu’on dit l’amour fou.

     

    La foule cependant s’affaire

    à ce qu’elle croit utile,

    oublieuse de ces futiles

    qui se disent poètes.

     

    La joie cependant se répand

    dans la douce lumière

    des imprévisibles clairières

    où s’attarde l’enfant.

     

    (À l’isba, ce 5 juillet 2019).

     

     

  • Ce que parler veut dire


    C’est en marchant là-bas
    dans le sous-bois de ces années
    que cela s’est mis à parler.


    Je ne sais que te dire :
    il n’y a pas d’explication ;
    ce n’est qu’un fait divers.


    Pas plus que la Beauté
    cela n’est défini.
    Sais-tu si l’arbre s’en souvient ?


    Qui parle donc en toi
    Quand les veilleurs ne disent mot ?

    Qui êtes vous muets ? 


    Dans mon ciel de papier,
    mon ciel de lit, mon lit de ciel,
    je n’entends que cela.

     

    (La Désirade, ce 6 novembre 2017)

     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    AVEC LES YEUX. – Ce qui est bien avec le masque, c’est que tu vois mieux les gens sourire avec les yeux, me disait Lady L. l’autre jour, après que nous avions quitté son oncologue préféré avec lequel elle avait fait son plan de la semaine à venir, et j’y repense souvent, à la caisse de la grande surface d’à côté ou partout où l’on est encore censé se plier à cette précaution, en contraste avec les regards des gens sans masques souvent moins expressifs qu’avec, sur les quais ou dans les jardins publics où les sourires flottent ou se perdent. (Ce jeudi 5 août)
     
    ICÔNE.- L’usage du mot s’est tellement dégradé, dans la profusion actuelle des images insignifiantes, que n’importe quelle célébrité de pacotille s’en voit affublée. Or l’icône, à son origine orthodoxe et canonique, est l’image par excellence du sacré, pour ainsi dire le visage de Dieu qui éclipse toute autre beauté. La Joconde devrait se voiler la face, ou c’est nous qui devrions la brûler comme fausse image, et toute forme d’art était d’ailleurs suspecte au très pur et très dur Pascal en son djihâd janséniste.
    Mais voici qu’un jeune fils de juif de stricte observance , touché par les chants des moines orthodoxes auxquels il livre son poisson de petit pêcheur palestinien (il est encore ado au début du roman de Metin Arditi), découvre la beauté des icônes et décide d’en peindre à son tour , ou plus exactement d’en «écrire» , car son premier initiateur, un certain Anastase, lui apprend qu’une icône s’écrit .
    Problème : le petit Avner est juif et, plus délicat, n’a pas la foi au sens orthodoxe catholique et apostolique : il ne croit ni à la révélation ni à la résurrection , et plus grave encore : il n’y croira jamais, au dam de Blaise Pascal qui vous conseille de vous agenouiller et vous jure que la foi vous sera donnée comme au charbonnier quand il prie, rien a faire : même baptisé Avner ne croit pas comme ses frères ordonnés croient qu’on doit croire, donc les icônes qu’il apprend à « écrire », et qui seront bientôt plus belles que les autres seront autant de blasphèmes virtuels du genre de la Joconde déguisée en vierge Marie, etc.
     
    INCARNATION.- Czapski me dit un jour qu’il b... pour la couleur, et si j’y vais de mes points de suspension c’est qu’il me semblait tout à fait obscène qu’un vieil homme de haute spiritualité revenu des enfers du XXe siècle pût utiliser un verbe pareil, et pourtant comment mieux relier la couleur de l’art à la vie que par le sexe ?
    C’est une des questions que pose d’ailleurs Metin Arditi dans son roman: comment concilier sensualité et spiritualité ?
    Brutalement parlant: l’âme a-t-elle un cul, et que penser de la représentation d’une vierge ou d’un Christ qui feraient «bander» les mecs autant que les nanas ?
    Pas besoin d’aller bien loin : au musée de Bâle, l’on voit ainsi des Jésus d’une grâce ambiguë à la limite de la lascivité, et deux salles plus loin tu tombes sur le cadavre fameux qui affolait Dostoïevski, du Christ mort d’Holbein...
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    Czapski lui-même se disait incapable de représenter le Christ, ce qu’il n’a fait qu’ici et là en dessins relevant de la prière, ou par la copie en interprétant une toile de Rouault. Mais les icônes sont partout dans la peinture de Czapski et c’est dans la peine et les douleurs qu’il dit la beauté de la vie humaine, par la chair meurtrie que ses humains deviennent divins et par la couleur que tout ça prie et chante.
     
    LE DON DU BONHEUR. – Il y a des gens, comme ça, qui ont l’air d’être faits pour le bonheur, ou ce qu’on appelle comme ça, et j’en ai été malgré toute ma mélancolie et mes tribulations de certaines années, j’ai eu en moi cette joie constante et pas qu’à cause de mes dents – c’est Virgil Gheorghiu, l’auteur de La 25e Heure, qui m’a révélé un jour que l’écart entre mes dents de devant s’intitulait «les dents du bonheur» -, il me semble que j’avais cette disposition heureuse, comme je l’ai reconnue chez Lady L., c’était comme un don, mérité ou non, et ce mot de don, cette notion du don, le don artistique ou le don de soi, me semble un thème important, que Metin aborde aussi à sa façon dans L’Homme qui peignait les âmes, et tout à coup je me rappelle, à propos du dilemme d’Avner le juif baptisé mais resté mécréant au fond de lui-même, que son attitude par rapport à «la foi» relève du même don d’aimer la vie et ses créatures et que son attitude par rapport au sexe relève de la même révérence à la vie (formule de Théodore Monod) qui passe tous les « canons » de l’orthodoxie – mais gare alors aux gardiens du Temple !
     
    LES ENFANTS. – Les petits lascars ont partagé notre repas de midi sans remarquer le moins du monde le fait que leur mère-grand, qui avait décidé de se montrer telle qu’elle est, avait un peu moins de cheveux qu’au début de l’année, comme si l’important était ailleurs, et c’est ce que nous nous disons tous les jours et tous les instants avec nos yeux d’enfants : que l’important est ailleurs, et plus précisément ici, de moment en moment, au cœur du temps. (Ce vendredi 6 août, lendemain de chimio)

  • Un amour de Suisse

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    Un inépuisable et généreux Dictionnaire amoureux de la Suisse, où l’écrivain Metin Arditi, métèque d’origine judéo-ottomane finalement naturalisé par les faiseurs de Suisses, nous épate et nous intéresse au point de nous “décevoir en bien”, comme disent les Vaudois...


    Les livres consacrés à la Suisse sont légion, des meilleurs aux pires dont le pamphlet très médiocre d'un Yann Moix est le parangon, mais il en est peu qui soient à la fois aussi grand public et vraiment instructifs pour l'étranger, compétents de propos et plaisants à lire, sympathiques de ton et gracieux d'expression, aussi foisonnants de curiosités significatives et aussi bonnement généreux que le Dictionnaire amoureux de la Suisse de Metin Arditi, qui se pose lui-même d'entrée de jeu en étranger.

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    Les Suisses qui se méfient des étrangers feraient bien, par manière de cure de jouvence à valeur de désintoxication, de lire cet épatant ouvrage de 615 pages qui parle, mieux que la plupart d'eux-mêmes, et sans effort apparent de leur complaire, de la fière équipe d'Alinghi et de Jean Ziegler - pour citer les deux bouts de l'Alphabet décliné -, du grand peintre Anker dont un certain Christoph Blocher possède la plus belle collection, et du tour des Dents du Midi, des éléphants du cirque Knie et des banquiers privés de Genève, du World Economic Forum de Davos - dont il fustige aimablement l'inutilité vaniteuse -, et de la gestion calamiteuse de Swissair, de la recette des bricelets et de l'exception royale de la ville de Bâle, de la finesse de la peinture de Balthus et de la splendeur des coteaux de Lavaux, de la symbolique soupe de Kapell et du non moins emblématique Guillaume Tell, de Griselidis Réal se reposant au cimetière des Rois (avec l'origine de l'appellation dans la foulée) entre le romancier autrichien Robert Musil (voir l'entrée à la lettre P pour Philippe Jaccottet) et les Genevois d'adoption que furent La philosophe Jeanne Hersch et l'écrivain Georges Haldas, la Venoge de Gilles et les combats quichottesques de l'hidalgo Franz Weber, la délicatesse de la poésie en prose d'un Gustave Roud et la rudesse de la face nord de l'Eiger, la dernière bien bonne de Oin-Oin et les vins préférés de l'auteur (il place le Chemin-deFer au top et recommande en Pinot noir celui des Grisons), la pratique exemplaire de l'apprentissage et les désastreuses conséquences d'une certaine votation pour l'avenir de la recherche helvétique, du beau-parler du très lustré Marc Bonnant et du génie candide de Robert Walser, des nuances du suisse allemand et du paradis perdu des narcisses - enfin pas tout à fait perdu puisque les premières pousses ressurgissent ces jours sous nos fenêtres en se la jouant éternel retour à l'instar du brillant jeune philologue Nietzsche revenant aussi volontiers en Suisse que Nabokov ou Simenon et autres lutteurs à la culotte.

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    Metin Arditi, métèque avéré de naissance (Turc d'origine et Juif de surcroît) n'a pas trouvé sa naturalisation dans une pochette-surprise, c'est le moins qu'on puisse dire.
    À celle-là, le grand éditeur Vladimir Dimitrijevic, qui publia tout Cingria et tout Haldas ou presque ( qui ont leurs entrées séparées dans le dico d'Arditi) après l'intégrale du Journal intime d'Amiel (pas plus d'entrée que pour Dimitri et Zouc, nul n'est parfait), avait renoncé après d'humiliantes tracasseries, alors que lui, Metin l'Ottoman plus têtu qu'un Serbe, y est parvenu en d'épiques circonstances qui feraient frémir le plus obtus faiseur de Suisses - Rolf Lyssy est d'ailleurs cité au même titre que le club des cinq du cinéma suisse romand et Freddy Buache dans la foulée.

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    Cependant Arditi le ci-devant requérant de citoyenneté ne se plaint pas, réservant sa colère au sort des Juifs refoulés pendant la guerre (sans oublier les 27.00 qui y ont été accueillis, bien plus proportionnellement qu’en aucun pays européen et bien plus aussi qu’aux Etats-Unis), même s'il rappelle la réponse non moins pendable du super banquier Robert Studer faite à un journaliste qui l'interrogeait sur le montant des fonds juifs en déshérence : « peanuts » !!! Même attitude nuancée envers Ramuz, dont il admire l’immense talent et déplore les relents d’antisémitisme...

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    L'art de la synthèse exceptionnel de Metin Arditi va de pair avec un sens non moins remarquable de l'équanimité. S'il juge sévèrement Robert Studer, il n'en reconnaît pas moins ses grandes qualités, lesquelles accentuent par contraste l'aspect scandaleusement inhumain de ce petit mot de « cacahouètes » dont les conséquences furent dévastatrices. De la même façon, sans donner dans la complaisance omnitolérante, Arditi parle d'un ton d'égale empathie, avec ses bémols personnels, de Blocher le paysan self made businessman et de Ziegler l'éternel angry youngster.


    Pour l'essentiel, Metin Arditi m'apparaît, dans cet inépuisable Dictionnaire amoureux tout personnel et donc plein de lacunes - à chacune et chacun de compléter... -, comme un homme de bonne volonté et, plus précisément au niveau citoyen (selon l’expression consacrée aujourd'hui), en bon génie de la cité.

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    Parler avec autant de justesse équilibrée des Justes Carl Lutz et Paul Grüninger et de Corinne Bille ou du monumental Dürrenmatt, donner de si tonifiants exemples du parler roman (de Bobet ou Branlée à Tip top ou Toute-une-équipe) et détailler les qualités de Paul Klee ou de Rodgère Federer avec autant de finesse cultivée ou de compétence qu'en rendant justice à un Patrick Aebischer ou un Alexandre Yersin, voilà qui fait de ce Dictionnaire amoureux de la Suisse un ouvrage infiniment précieux, amical et captivant, souvent drôle et pourtant joliment sérieux, un livre d'écrivain (qui cite d'ailleurs certaines de ses propres pages à bon escient, à propos des instituts de jeunes gens ou de Nietzsche, notamment) parlant de ses pairs avec pas mal d’à-propos (de Bouvier où Chessex à Cingria ou de Frisch à Paul Nizon) et partage, avec feue sa mentor (mentoresse ou mentorelle ?) Jeanne Hersch, sa qualité majeure: la clarté.

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    De fait, à l'ère de tous les soupçons et autres confusions, ce Dictionnaire amoureux de la Suisse, qui nous laisse pleine liberté de nous sentir parfois aussi étrangers dans notre propre patrie qu’un Rousseau, illustre la clarté particulière de notre pays quand il oublie de se replier sur lui-même, par exemple quand le premier soleil irradie la cime du Cervin vu du refuge de Schönbühl à cinq heures du matin ou sur les boîtes de chocolat en vente jusqu'au Japon ou en Arkansas.

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    Un étranger du dedans qui parle aussi bien et tranquillement du Sugus ou d'Ella Maillart, du Röstigraben ou du papa garagiste de Jean-Pascal Delamuraz, du Cenovis ou de la Patrouille des glaciers, du romanche ou de Joël Dicker (le papy de Metin ayant été le pote de celui de Joël le mal rasé) , de la Poya ou du mécénat éclairé des Hahneloser ou des Reinart, ne peut décidément être un mauvais Suisse sauf à considérer qu'il pèche, aux yeux de nos cuistres freinant à la montée et déclarant avec démagogie que LA SUISSE N’EXISTE PAS, coupable d'enthousiasme excessif faisant de lui un chantre attardé de l'helvétisme, alors que pour ma part, originaire d'Anet (Ins, en suisse allemand du Seeland cher au vieil Anker) tout aussi bien qu'Etienne Barilier dont le père à francisé le nom (en anglais nous serions des Cooper comme notre vieil ami Gary) la seule conclusion qui vienne au Lémanique vaudois que je suis devenu est que « cette affaire » de Metin m'a " déçu en bien"...


    Metin Arditi. Dictionnaire amoureux de la Suisse. Dessins d'Alain Bouldouyre. Plon, 615

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    NO SOCIETY .- Nous ne sommes pas désespérés, mais nous sommes dans la perplexité, disait à peu près ce maître de la sensibilité que fut Charles du Bos, et c’est le même constat que nous faisions hier, avec le Baron, en évoquant la disparition de la société qui faisait naguère la vitalité de nos lettres et de nos scènes.
    Tu te rends compte que l’année de tes vingt ans, dans la VW bleue bluet de l’abbé V. , pote à la fois de Gustave Roud, de Georges Haldas et de Jacques Mercanton, nous sommes descendus chez Philippe Jaccottet à quatre avec le peintre Pierre Estoppey et le docteur Émile Moeri qui fut l’ami et le cardiologue de Cingria ?
    Et le soir dans la cuisine des Jaccottet, avec Wayland Dobson et son compagnon Jeannot L’Oiseau, je te raconte pas: c’était si gentil, si naturellement amical !
    Et c’était une putain de société: c’est grâce à Émile que j’ai rencontré la femme à la chèvre, une vieille originale qui vivait avec celle-ci, près de Grignan, dans une petite cave qui rappelait celle de Ludwig Hohl en plus fouettant quant à l’odeur, et à la même occasion que Jeannot l’Oiseau qui avait très bien connu Charles-Albert, m’a raconté pas mal de souvenirs inédits à son propos.
    Jeannot avait eu une période quasi géniale en tant que peintre, mais à cette époque il ne faisait plus que s’occuper des clavecins de Wayland et mémorisait je ne sais plus quelle encyclopédie , dont il savait déjà tout jusqu’à la lettre B !
    Je ne te dis pas que c’était l’âge d’or, pas du tout, mais le fait est que quelque chose se continuait là qui n’existe quasiment plus aujourd’hui.
    Dans ces années on avait une vingtaine de galeries d’art à Lausanne, actuellement moins de cinq, on recensait vingt lieux de théâtre actifs à part Vidy et Kléber-Méleau, tu en sais quelque chose, et quand tu publiais un livre tu pouvais compter en Suisse romande, sur une quinzaine de critiques qui parlaient à peu près le même langage, pour deux ou trois journalistes culturels dans le biotope actuel, etc.
    Pour autant, ni le Baron ni moi ne donnons dans le lamento des anciens combattants, d’accord pour déplorer le style « après nous les déluge » de trop de pionniers d’hier, de Godard à Dimitri ou de Freddy Buache à Claude Frochaux pour lesquels plus rien ne se fait de valable aujourd’hui.
    Lui-même est en train de répéter le rôle de Pyrrhus pour un Andromaque en projet, et quand je lui parle des qualités d’un Joseph Incardona dont je suis en train de lire Une saison en enfance, après avoir découvert La soustraction des possibles, il me dit qu’il a lu et aimé la première version du premier, d’abord intitulé Permis C, et qu’il a rencontré le personnage à l’occasion d’une interview filmée, que c’est un type bien, sûr de lui et intelligent, mais aussi sensible et compétent, et pareil pour Metin Arditi qu’il a aussi lu et admiré (notamment le Turquetto) et dont il a enregistré un monologue, avant ou après avoir rencontré la personne dont il me dit aussi grand bien alors que le milieu littéraire le jalouse et le dégomme plutôt, etc.
    Bref résultat des courses et comme le disait Dimitri : on continue!
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    LE MARQUIS. – En me rappelant notre conversation d’hier avec le Baron, qui ferait aujourd’hui un Charlus formidable s’il était un peu plus flasque et portait des cheveux plus longs et plus blancs (en tout cas je le vois bien mieux dans ce rôle qu’un Delon ou qu’un Malkovitch), je pense à mon ami G. que j’avais appelé le Margrave dans mon premier livre et qui est notre Marquis depuis le début des années 70, autre extravagant merveilleux que j’ai commencé de peindre au Baron comme un dandy à la dégaine de Blaise Pascal et qui, depuis la fin de son adolescence parisienne, est devenu à Lausanne (et successivement s'entend) le compagnon de deux veuves de bouchers dont la seconde était aussi une fine artiste.
    Que ce soit, pour L’Âge d’Homme, en tant que traducteur au long cours des auteurs anglais ou américains (de Chesterton à Gore Vidal et Ronald Firbank, Ivy Compton-Burnett ou Saki, notamment), ou comme ami très proche de notre petit cercle de la maison sous les arbres de Dimitri, à peu près vingt ans durant, mais aussi en duo paradoxal (moi dans mes jeans rouge et mes chemises ouvertes, lui dans ses costumes haut de gamme de dandy aux longs doigts) à Florence une année où les tapins dans la rue louche de notre hôtel le prenaient pour une tante, à Vaduz pour la grand exposition Rubens, ou à Rome pour essayer de récupérer ensemble les manuscrits d’un auteur français proscrit, mon plus cher ami actuel est à tous égards la plus anachronique figure et pourtant avec lui plus qu’avec personne ( je ne parle pas de Lady L.) je me retrouve à tout coup au cœur du temps, et le Baron a l’air de comprendre ce dont je parle, comme je le comprends quand il me raconte, avec une liberté absolue, ses amitiés et ses amours...
    Je n’ai pas dit au Baron que le Marquis venait de publier au Cadratin, à compte d’auteur, ce qui doit être son vingtième livre, où quelques-uns, aussi exceptionnels à mes yeux qu’évidemment inaperçus, comme son grand recueil poétique offert à la deuxième femme de sa vie, Dans la vallée des larmes de la mort, et la stupéfiante Forêt silencieuse tenant en une seule phrase sans solution de continuité, tous deux tirés à moins de cent exemplaires, valent mieux que les deux tiers (pour rester positif) de la production actuelle de papier imprimé.
    Ce dernier livre, paru sous le nouveau pseudo de Gabriel d’Epalinges, est un recueil de poèmes délicieux composé pour (et avec) un petit garçon de sept ou huit ans, le petit-fils de sa dernière amie, qui montre un goût singulier pour les mots, et c’est Ariel en poésie…
     
    PRIÈRE D’INSÉRER. – « Le poète est semblable à un page qui de son cœur a fait l’hommage à son seigneur ou à sa dame. Ici le seigneur est un enfant qui s’éveille aux nobles beautés du française.
    Le jeu du poète est un jeu d’enfant, un jeu d emots qui obéit à des règles. La poésie versifiée est un îlot fortifié par la rime et le pied, sublime enceinte au milieu d’un océan de silence où les mots, je devrais dire les syllabes,, sont comme des caravelles jetés sur les mers de l’indifférence au caprice des vents voyoux.
    Jeu noble et solitaire comme le Nil dans le désert que foule le pied du dromadaire et qui se joue avec des vers. Un enfant de six ans et un homme dans on automne un hiver y jouèrent.
    Et maintenant cinglons pour l’île où Prospero (qui fut un jour Timon) n’est plus que souffles et que soupirs, n’est plus que la musique d'un mot.
    Ariel-Gabriel est là qui nous entraîne dans ce jeu de colin-maillard et de métamorphoses où les mots sortis de l’univers séculier entrent dans la clôture sacrée du théâtre.
    Ô poésie, j’élis ta solitude ! »
    Tel étant la quatrième de couverture de Gabriel ou le livre des enfantillages de mon bien cher ami G., Gérard Joulié et Sylvoisal en littérature…
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    BARBARES. – Dimitri me racontait, un jour, sa visite à la veuve de Charles du Bos (disparu en 1939) et d’autres proches du grand Monsieur, pour me dire combien il s’était senti, au milieu de ces gens si délicats et raffinés, gentils et merveilleusement cultivés, un sac grossier et un barbare, et c’est ce que je me suis dit aussi lorsque, à vingt-deux ans, je suis entré en blue-jean et cheveux longs dans le salon lambrissé de bois gris suprême de Jeanne Sépibus, l’amie de Rilke au moins octogénaire, que je venais interviewer pour mon journal de papier sale…
    Et ces jours je me retrouve en compagnie occulte de Stefan Zweig qui raconte son monde d’hier et me parle de Verlaine et de Ramuz, de Freud qu’il a connu, de Weininger qu’il a plus ou moins snobé avant de reconnaître son génie, du fils de Léon Daudet suicidé (ou assassiné) à quatorze ans et dont il parle en pointant le manque de cœur de certains grands intellectuels professant les plus Hautes Valeurs avec des arguments de brutes à massues, etc.

  • Le Temps accordé

     
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    (Lectures du monde, 2021)
    LE BARON.- C’est moi qui l’ai relancé en pensant a Sam, mais c’est lui, j’espère, qui tirera le meilleur de nos retrouvailles, au Major de Cully où il m’attendait assis, aussi massif et la nuque droite, carrée et rasée que Von Stroheim, dans un impayable costume blanc mais sans guêtres ni cravate, chemise très bleue ouverte et sourire content à mon arrivée (moi aussi j'étais content: je venais de capter l’image d'une petite cigogne perchée sur un pilier d’amarrage de l’embarcadère) shake hand et proposition d’apéritif, mais non mon cher, mes douze médocs me limitent de ce côté - et de lui évoquer nos tribulations de ces derniers mois, pires à mes yeux que les incendies en Anatolie et que la plantée libanaise, et alors c’est lui qui m’avoue qu’il est planté et bonnement infoutu de rien écrire depuis trop de temps...
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    232557444_10227251316735572_7859640528406549390_n.jpgCependant je me rappelle, leçon d’un soir de Roland Jaccard et de je ne sais quel sage chinois , que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme, et comme il en est venu, suite a diverses bifurcations de la parlerie (Il s’est commandé un filet de perches et moi un tartare frites) à parler de sa nouvelle fonction occasionnelle de locuteur d’éloges funèbre (il en a fait un ou deux très appréciés, après quoi il a commencé d’être sollicité), je lui dis que làa est son salut: tu te sors les pouces du cul et tu en fais une nouvelle ou même un roman, et ça ne manque pas ensuite: je vois qu’il réfléchit et que ça pourrait rebondir.
    Mais j’insiste lourdement : tu cesses de faire ta névrose à deux sous devant la page blanche et tu appliques la méthode Julien Green, et comme je connais la formule par cœur pour en avoir fait l’exergue de mon propre roman en chantier, je cite cet extrait du Journal de 1956 - l'année de la naissance de mon vis-à-vis: "Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes"...
    Je sais que ça a l’air facile et surtout quand on est également en crise affective quasi libanaise comme il me l’a appris dans la foulée (il a répondu trois fois au téléphone depuis moins d’une heure) mais je sais que lui peut en faire quelque chose vu qu’il a déjà commis deux livres qui le placent au premier rang de nos auteurs, ce que je lui rappelle après en avoir écrit en long et en large. En 2018-2019, et tu sais que je ne flatte pas, je retiens deux romans de premier rang dans nos cantons de l’Ouest , a savoir le tien et celui de Barilier. Jawohl !
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    Ensuite, vers trois heures de l’après-midi, moi un peu flagada pour cause de sieste quotidienne sautée, et lui pour retourner à son téléphone de vieil ado à histoires compliquées, non moins qu' impatients tous deux de prendre des notes, je décide, le voyant sortir du pissoir de la place, après m'avoir accompagné au parking, et s’éloigner assez immense dans son costard blanc de colonial égaré chez les ploucs, de l’appeler ici le Baron. (Ce mardi 3 août)

  • Salamalecs aux foldingues

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    Trois écrivains – Corinne Desarzens, Jean-Yves Dubath et Antonin Moeri – et deux artistes – Christine Sefolosha et Stéphane Zaech – illustrent la douce folie visionnaire opposée au formatage du grand hospice occidental. Autant de pistes à l’écart de la meute...

    Les ahuris sublimes restent parmi nous, qui méritent notre reconnaissance de rétifs au formatage absolu. Révérence à Corinne la cinglée qui cisèle ses paroles d’or en soutien-gorge noir, à Jean-Yves Dubath fouinant avec un Roumain dans une déchetterie de la Riviera, où a Antonin Moeri dansant la gigue en veste de pyjama à l’asile psy des Gentianes. Avec un salamalec supplémentaire aux artistes Christine Sefolosha, pour ses paquebots-buildings engloutis, et à Stéphane Zaech parodiant les Ménines de Velasquez et les femmes de Picasso avec ses jeunes beautés à trois yeux ou sept bras propres à mieux enlacer le jeune homme timide...

    De Dürrenmatt a Zouc, via Robert Walser

    Devant le Conseil fédéral helvétique, en présence du grand dissident tchèque Vaclav Havel devenu président, Friedrich Dürrenmatt prononça en novembre 1990 un discours ahurissant dans lequel il comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont les prisonniers (nous tous, qui roulons en 4x4 ou en vélo électronique) seraient les gardiens. Scandale! Délire de vieux saltimbanque millionnaire! Un vrai maboul ce Dürrenmatt!

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    Tellement fou, n’est-ce pas, que La visite de la vieille dame continue de se jouer autour du monde, fabuleuse métaphore de la trahison des riches dont le cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty a tiré un film non moins mordant sous le titre d’Hyènes.

    Or Dürrenmatt s’inscrit, sur le mythique chemin forestier de Guillaume Tell, dans la longue lignée des réfractaires au propre-en ordre, du poète névropathe Robert Walser à la candeur rouée, au génie du souterrain helvète que figura Ludwig Hohl dans son entresol genevois, en passant par Roorda l’ex-Batave humoriste et Zouc la sale gamine fauteuse de vérités trop humaines.

    01.jpgDéchets encombrants et trafics amoureux

    La gestion des déchets se fait désormais sous contrôle strict en nos régions, où tout est trié et conditionné pour recyclage. La déchetterie des hauts de Montreux ferait rugir le jeune ferrailleur roumain Basile s’il rôdait encore en nos murs, mais il y a peu de chances. En revanche, il n’est pas exclu qu’on mette un jour la main sur Commerce de Jean-Yves Dubath sur les rayons de la ressourcerie du même lieu (juste sous l’autoroute, mais il vous faudra la carte magnétique d’accès) ou j’ai trouvé l’autre jour l’Anthologie de la poésie française de Gide en Pléiade.

    Donc ce Basile, une nuit de mai 2013, fourrageait dans un tas de déchets encombrants d’une rue de Montreux, repéré par un certain Julius, artiste spécialisé dans le dessin charnel de beaux sportifs et plus si affinités, taxé de «Leonor Fini helvète» et salivant plus ou moins à l’imagination de troubles rencontres nocturnes.

    Or l’ombre en question ne donne pas dans ce genre de commerce, Basile n’étant attiré que par les téléviseurs et autres micro-ondes au rebut, séchoirs Stewi ou vieilles radios Telefunken à rafistoler, entre deux escales chez «ces dames». Moins fou que Basile tu meurs! Mais les fantasmes de Julius vont en faire un «enchanteur» de la brocante, un «croisé» de la route, voire un ange.

    En ces temps de normalisation généralisée, le goût «différent» d’un esthète délicat du genre de Julius ne devrait pas poser le moindre problème, pensez: en Suisse où il y a même des Noirs ou des transgenres parmi nos élus! N’empêche: pas question pour Julius de demander à Basile de poser tout nu pour lui! Du moins le privilège lui est-il accordé de rendre service au jeune Roumain plus souvent qu’à son tour, avant divers prêts d’argent qui vont corser la relation.

    Commerce est un petit roman d’amour proustien, qui joue sur le même écart culturel séparant le Narrareur de la Recherche du temps perdu et la charmante gigolote au prénom d’Albertine, sur le même auto-aveuglement de l’amoureux «utile», et sur le même vertigineux chagrin. Mais il y a plus: car ce «commerce» affectif se développe sur fond de déséquilibre économique européen, dont Jean-Yves Dubath tire une fable.

    Pour s’attirer l’amitié virile de Basile, Julius imagine en effet, dans sa candeur, une sorte de PME ou de «joint-venture» à l’enseigne de laquelle Basile revendra dans son pays des tableautins peints par Julius, lequel a renoncé aux nus équivoques pour se lancer dans le paysage alpestre. De quoi faire rêver à la Suisse dans la lointaine Valachie roumaine: je peins des cascades et des chalets, tu les revends en Moldavie, à nous la gloire et les euros!

    Cependant Basile, terre à terre, ne comprend rien à cette histoire de tableaux: il n’en a qu’à l’argent de Julius, qui raque et rêve! Et plus son généreux et naïf ami le régale, plus Basile râle, voyant en ce «riche» une incarnation de l’Occident pourri alors que lui incarne l’éternel «pauvre». Et de réclamer plus d’argent tout en vilipendant la Suisse où tout se paie! Et la douce dinguerie de Julius de bouter le feu à la folie meurtrière de Basile!

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    L’histoire de Commerce pourrait ne relever que d’un mini-polar romand, qui finit dans le sang comme on l’a deviné: fait divers sordide bon pour les tabloïds. Or Dubath, en écrivain retors, styliste raffiné captant tous les niveaux de langage, parvient à en faire à la fois un épisode d’amour empêché, dérisoire et déchirant, et le constat amer d’une fracture sociale et culturelle plus large et profonde.

    Contre la folie ordinaire: l’irrécupérable beauté    

    La Suisse propre sur elle et bien ordonnée, terrienne d’origine et pragmatique de tradition, s’est toujours méfiée des artistes et des écrivains, ces «originaux». Deux grands créateurs du 20e siècle, l’écrivain Robert Walser et le peintre Louis Soutter, ont pourtant marqué la littérature européenne et les arts plastiques de leurs traces à la fois hagardes et incomparables, hors de tout académisme et à l’écart des modes – tous deux à la frontière de la norme sociale et de l’équilibre psychique.

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    Or ces deux génies singuliers ont fait des petits, si l’on ose dire, à la fois en littérature, avec un Jean-Marc Lovay, et dans les arts plastiques avec une flopée de peintres travaillant aux marges de la figuration, plus ou moins inspirés par ce qu’on dit les arts premiers ou l’art brut, en diverses mouvances «sauvages» fleurant parfois la mode.

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    A supposer qu’il y ait des passerelles entre fiction et réalité, je me suis amusé à imaginer la rencontre de Julius, le peintre de «tableautins alpestres» collaborant avec un lithographe de Villeneuve,  et de Stéphane Zaech, dans le minuscule atelier du même bourg où celui-ci travaille à d’immenses toiles dont les dernières furent exposées dans une grande galerie chic proche de la Bahnhofstrasse de Zurich. 

    Demoiselles à trois yeux, nus masculins ou chastes alpages

    Un épisode cocasse du roman de Dubath voit Julius utiliser l’ordinateur de son lithographe pour découvrir, via Google Earth, que le terrain de Roumanie orientale qu’il a financé, et sur lequel il espérait implanter une galerie d’art, abrite en réalité une COOP toute neuve, où ses œuvres auraient détoné autant que les demoiselles à trois yeux et cinq jambes de ce dingue de Zaech. Mais Basile a-t-il vu un seul tableau de sa vie? En tout cas on veut croire que l’art de Julius peignant des nus masculins ou de chastes alpages est aussi «authentique» que celui de Stéphane Zaech – tout étant dans le style et le grain de folie, n’est-ce pas?

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    A cet égard, le réalisme fantastique marquant les grands paysages de Stéphane Zaech, où l’on voit des jungles foisonnantes jouxter des monts enneigés à la manière chinoise, sur les hauts de Montreux, entre visions érotiques et figures peinturlurées de chefs indiens en costumes baroques, ne le cède en rien aux visions oniriques d’une Christine Sefolosha, notoire «outsider» saturant ses hautes feuilles de figures animales ou humaines en un bestiaire rappelant les murs de Lascaux ou les rêves éveillés de certains surréalistes, de Max Ernst à Leonor Fini – l’inspiratrice présumée de Julius.0491_sefolosha_06.jpg

    Styles divers mais souche commune dans le tréfonds imaginaire suscitant de multiples poussées, et même jaillissement en beauté non formatée! Rappelez-vous le dernier tweet de Donald Trump en contemplant les navires de Christine Sefolosha reposant à jamais dans les profondeurs océanes.

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    Or lequel, de l’Ubu planétaire, et de l’artiste aux yeux fertiles, est le plus fou? Et quel est ce monde dément, dans lequel un Christ de Léonard se voit livré aux maquereaux du Marché?

    Style couilles de velours et pyjama de sortie

    «L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini», notait un jour Charles-Albert Cingria, autre grand siphonné de notre littérature, dont Corinne Desarzens est héritière à sa façon de grande perche penchée comme la tour de Pise par grand vent, amoureuse d’un peu tout: des épeires diadèmes et des courges, des hommes aux grands yeux doux et des pruneaux qu’ils ont dans leur sac, des sirènes d’Engadine et des aigles albanais ou des proverbes éthiopiens («quand les toiles d’araignées s’unissent, elles peuvent arrêter un lion») des glands de corbillards et du chapeau de l’agaric champêtre, enfin de tout ce qu’elle absorbe («je suis tout ce que je rencontre») et qu’elle transforme en phrases coulées et en mots.

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    Fontaine à jet continu, Corinne Desarzens vient de publier trois livres et sept autres sont prêts à bondir des soutes de l’antre veveysan de Michel Moret, mais le Saint-Siège conseille surtout ces jours, avec Le soutien-gorge noir constituant une belle histoire d’amour empêché entre une certaine Monique et un œnologue hongrois, les piécettes de Couilles de velours qu’on peut emporter partout comme un bréviaire.

    Ainsi les yeux au ciel:

    «Pendant des années, le soir, debout dans le jardin, j’ai regardé clignoter des avions. La nuit répandait son encre. C’était calme, là-haut. Par intermittences, les avions émettaient des signaux, lâchaient des giclées de jus de citron, avec nervosité, avec régularité, peut-être même avec détresse. Pas plus qu’aux nouvelles du matin – ces autres déflagrations – il était possible de répondre à ces signaux, engloutis un moment plus tard, ne laissant pas la plus légère traîne de lumière derrière eux, sinon désolations et regrets. Des orbites ne se croiseraient jamais. À qui ressemblait la femme à la place 47B? Et le passager du siège 23A? Et puis un jour, un jour en dépit de tout, contre toute attente, un jour prodigieux, la boîte retrouve son couvercle, et la pierre, s’emboîtant au millimètre près, sa moitié manquante».  

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    Un «jour prodigieux», ç’aurait été celui où le jeune type peu remarquable à l’époque, promis à devenir plus tard l’homme en veste de pyjama, aurait fait LA rencontre de sa vie, comme on dit dans les feuilletons romantiques à succès à la Marc Musso ou à la Guillaume Levy, et là encore ce serait un artiste (mais il y en a donc plein dans ce qu’on croit un jardin peuplé de seuls nains!), un sculpteur au prénom de Niko exposant jusqu’à San Francisco – où peut-être il aura rencontré Christine Sefolosha et son grand fils Tabo fameux au tir au panier – qui l’aurait bassiné pour la lui faire raconter, cette rencontre d’entre les rencontres, et c’est ainsi que se lancerait la narration réellement frappadingue de L’homme en veste de pyjama, dernier  roman d’Antonin Moeri qu’on n’insultera pas en le situant une fois de plus dans la filiation de Robert Walser (qu’il a d’ailleurs traduit) et de Ludwig Hohl ou Thomas Bernhard, même s’il trouve ici une nouvelle vigueur inventive et une façon inédite de pratiquer le roman à multiples miroirs construisant peu à peu ses personnages dans la durée du récit.

    «L’infini à la portée des caniches»

    La Suisse romande de ce récit (quelque part entre le bout et le bord du même lac, on pourrait dire Geneva International et Cully), s’étend à vrai dire sur l’espace virtuel de ce que Limonov appelait le grand hospice occidental, et là encore il va s’agir de folie ordinaire, détaillée par un présumé «homme sans qualités» peu fait pour la réussite sociale et vite fatigué au marathon de l’amour fou, dont on est prié de supposer qu’il l’a connu même si rien n’est tout à fait sûr dans cette remémoration du Big Bang amoureux dont Céline estimait qu’il se réduisait à «l’infini à la portée des caniches».

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    Pas loin d’un Michel Houellebecq ou d’un Philippe Muray dans le regard qu’il porte sur la société contemporaine, dont il recycle à sa manière l’omniprésente novlangue à base de positivité suave et de nivellement vertueux, Antonin Moeri pousse ici plus loin que dans ses livres précédents (nouvelles et romans) par le truchement d’une dramaturgie portée par la langue, laquelle mime l’omniprésente et gesticulante  jactance constituant l’arrière-plan social du roman.

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    Guerre des sexes, comédie sociale investissant bientôt le monde de la Star Ac littéraire (car le futur homme à veste de pyjama griffonne sur des calepins autant qu’il zyeute), allers et retours de la mémoire qui invente en même temps qu’elle recycle, multiplication des conditionnels et des masques de rechange fusionnent en thèmes et variations au délire très contrôlé, et l’exorcisme se fait en beauté, une fois encore affaire de style, si débridé qu’il soit dans sa joyeuse et libératrice folie.

    Jean-Yves Dubath. Commerce. Editions d’autre part, 124 p. 2017.

    Christine Sefolosha. Timeless Wanderer. Genoud, 2015.

    Stéphane Zaech, Loyola Peinture. art & fiction, 2000.

    Corinne Desarzens. Le soutien-gorge noir. L’Aire, 2017; Couilles de velours. Editions d’autre part, 69p., 2017.

    Antonin Moeri. L’homme en veste de pyjama. Bernard Campiche, 253p. 2017.

     

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    ...qu’ont-ils en commun et qu’ont-ils à nous dire? Peut-être ce qu’on pourrait dire le Waldgang, ce chemin en forêt qui trace un réseau de sentiers entre passé et présent, villes et campagnes de cette Europe miniature que figure la Suisse. Des Grisons de Fleur Jaeggy au Jura de Zouc, ou du labyrinthe halluciné de Wölffli aux rhapsodies verbales de Peter Weber, une autre Suisse, tellurique et ingénue, sauvage et prodigue de poésie obscure ou fulgurante, ouvre des échappées à ce que Dürrenmatt disait, non sans provocation, notre prison sans barreaux…  

     

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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    INTERFÉRENCES ONIRIQUES.- Le cerveau en phase dormante reste une assez terrifiante usine, dont la silhouette fantasmagorique me reste ce matin après ma rôderie d’hier soir autour des friches industrielles de Chavalon où je suis monté avec l’idée d’y voir la vue sur le Haut-Lac, mais pas moyen : le site est sécurisé et je ne suis plus assez élastique pour sauter les barrières de métal qui en bouclent et l’accès et le promontoire potentiel donnant sur les lointains lémaniques, mais le fait est que des pans entiers de ce dimanche de fête nationale ont basculé dans une suite de rêves où, des hauteurs du canyon de l’inspecteur Bosch écoutant Ron Carter sur sa terrasse (8 épisodes de la septième saison enfilés de cinq heures du soir à deux heures du matin) au-dessus des constellations lumineuses de la Cité des Anges, mon submental a glissé en fondu enchaîné dans le ciel de la baie de Montreux où des foules assistaient au phénoménal feu d’artifice du 1er aout, et le verbal s’est mêlé au visuel en rebrassant mes dernières impressions de lecture, en 1939 à la fin de l’introduction poignante du Monde d’hier de Stefan Zweig, qui évoque en deux pages la chute de la Maison européenne et le paradoxe du XXe siècle diabolique et génial, ce que dit Comte-Sponville de Zweig dans le dernier article de son Dictionnaire amoureux de Montaigne, à propos de l’identification de l’humaniste autrichien au témoin d’un autre siècle de démence humaine à motifs idéologiques (les guerres de religions après la Renaissance), puis en 1034 dans un monastère d’Acre avec le petit Avner de Metin Arditi que son amour instinctif de la vie et des gens, son émoi à l’écoute des psalmodies des moines orthodoxes et sa fascination naissante pour les icônes dressent lui aussi contre l’idéologie figée de son père juif sourcilleux - bref tout un magma qui finit par une conversation très personnelle avec le président Chirac portant sur les défauts «trop humains» de Léon Tolstoï et notre attachement «malgré tout» à son pacifisme et à son activisme évangélique - celui-là même qui avait poussé le jeune Josef Czapski, notre vieil ami, et sa sœur Maria à fonder leur petite communauté d’idéaliste au tout début du XXe siècle…
     
    Nota bene : pour faire bon poids, je me rappelle à l’instant que c’est Romain Rolland qui parle, quelque part, de la visite des deux jeunes Czapski à Tolstoï, et comme Rolland était proche de Zweig et que mes derniers messages à Quentin, envoyés hier matin depuis le quais aux Fleurs, lui recommandent la lecture de celui-là, tout se tient en somme « par-dessous », dans le rêve autant qu’à l’éveil…
     
    QUENTIN ET BALZAC. – Il porte le prénom d’un personnage de Faulkner, je ne suis pas sûr que ses parents l’aient choisi pour ça, mais le fait est que ce garçon a quelque chose qui me rappelle, avec son strabisme et ses gesticulations «dans le maïs», les figures à la fois délicates et frustes, boiteuses et sauvages de l’autre Big Will qui aurait apprécié, je crois, la lecture de Notre-Dame-de-la-merci, le livre que je préfère jusque-là du lascar, qui en fera sûrement bien d’autres et peut-être des meilleurs, comme il en ira de Joseph Incardona de vingt ans son aîné.
    Lorsque je lui ai apporté mon premier livre, écrit « grâce » à un accident de la route qui m’a immobilisé pendant des mois aux bons soins de notre mère, Dimitri a rédigé d’autorité, à ce récit à la fois autobiographique et très sublimé dans une langue à l’évidence marquée par la lecture de Cingria, une postface « où il était question d’âge », alors que j’avais vingt-cinq ans et lui treize de plus.
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    Or ce que j’aime chez Quentin, comme je l’ai trouvé dans le récit intitulé Une saison en enfance de Joseph Incardona, c’est qu’avec ces deux-là, comme avec Stefan Zweig ou Balzac, je me retrouve pour ainsi dire « hors d’âge », grâce à la littérature, ou ces jours grâce à la poésie et à la philosophie, en ce qui concerne Quentin puisque ce sont ses intérêts majeurs du moment.
    J’étais l’autre jour dans le jardin chinois de Burier lorsque, sur un banc à prendre des notes en rose et turquoise dans mon nouveau carnet genre moleskine (alors que j’écris d’habitude en vert dans mes PaperBlanks), je reçois un texto de Quentin qui me dit qu’un auteur romand de notre connaissance, le cher F.D., prof de lettres en retraite, lui a balancé comme ça qu’Illusions perdues était un roman «adolescent et naïf», ce qui me semble une stupidité d’autant pus éberluante que l’écrivain en question est un pair hautement estimable et quasiment un ami.
    Pourtant je me rends mieux compte, aujourd’hui, de l’incompréhension qui a présidé à la lecture de Balzac dans nos générations, et je réponds à Quentin que l’ado naïf en question a parlé plus génialement que quiconque de la naissance du journalisme et de sa corruption, dans Ilusions perdues, et que le dédoublement de l’Auteur en multiples personnages (Lucien, David, d’Arthez, Lousteau, etc.,) incarnant les multiples positions qu’on peut avoir par rapport à la «pure» littérature, à la vogue populaire du feuilleton, à l’usage commercial ou politique de la presse, au putanisme médiatique en train de se développer, etc., sans parler des portraits de femmes qui émaillent le roman – que ce dédoublement fonde un prodigieux roman de l’apprentissage autant qu’une leçon d’éthique artistique sans pareille, etc.
     
    QUESTION D’ÂGE. - Comme le relève André Comte-Sponville à propos de Zweig, l’amitié a été l’une des formes d’amour les plus constantes dans la vie de celui-ci, à des hauteurs évoquant la relation de Montaigne et La Boétie, non pas dans le sens d’une amitié amoureuse équivoque (comme d’aucuns n’ont pas manqué de le suggérer à propos de ces deux derniers), mais dans la relation « pure » d’esprits et d’expériences «en phase» que la différence de génération rend le plus souvent problématique.
    Le tutoiement prématuré et la puérilité des échanges actuels amorcés par l’exaspérant «coucou» font peut-être illusion aux yeux de certains, mais je parle d’autre chose : de l’amitié qui résiste au temps, et pour ma part, dans l’absolu de la relativité amicale, je n’ai guère qu’un ami au monde, que je voussoye depuis bientôt 50 ans, que j’aime comme un bon vieux fauteuil ou comme un chat, un paysage ou un parfum, comme la vie pour ce qu’elle a de meilleur ou comme notre prochaine conversation – tous mes autres amis n’étant en somme que de bons camarades, et c’est déjà beaucoup. Or tous ceux-là ont à peu près mon âge, y compris Quentin qui est aussi « vieux » avant l’âge que je l’étais au sien…
    Quant aux amies c'est un autre roman, ou le sujet de nouvelles pour Stefan Zweig.
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    LADY L. – Lorsque je lui parle de cette question de l’amitié entre deux mecs d’âge différent, ma bonne amie (que je pourrais aussi appeler mon bon amour) me dit qu’elle est peut-être possible à condition que le plus jeune soit demandeur, puis elle identifie tout de suite G. quand je lui évoque mon seul ami relativement « absolu » de très longue durée (elle pense comme moi que celle-ci est un critère), en me rappelant cependant la fidélité de R. que Maître Jacques, incapable d’amitié vraie pour sa part, taxait de « bon chien » et qui est en effet resté le plus loyal de mes compères depuis les années 80, mon compagnon de route et qui m’appelle « camarade » au téléphone comme si nous étions de vieux cocos du parti rouge.
    Cela dit, ce n’est qu’avec G. que nous pouvons nous dire «tout», à savoir n’importe quoi ou le contraire, et plus librement aujourd’hui que nous avons tous les deux un demi-pied au ciel…
    Par ailleurs, le culte de l'amitié n'est pas du tout notre genre, avec Lady L. Nous aimons bien nos amis, faut pas croire, mais faut pas pousser non plus, et Comte-Sponville a sûrement raison en émettant comme un petit doute sur la sublimité pyramidale de l'amitié de La Boétie et Montaigne, lequel en a probablement rajouté un peu comme souvent les écrivains quand ils visent la postérité.
    Or Montaigne est aussi le bon génie du quotidien. Lady L. revient de son marathon matinal de 500 mètres, jusqu'à la pharmacie holistique et retour avec son déambulateur, notre aide de ménage érythréenne débarque à l'heure pile et nous raconte les débuts du petit chien qu'elle a adopté tandis que Snoopy me regarde par en dessous avec son air de victime genre Le Chien de Columbo quand il réclame son Biscuit, donc la vie continue, mon palpitant refait des siennes mais là je vais me faire, calmos, le prochain épisode de Bosch où j'espère qu'on va passer les bracelets à l'affreux Carl Rogers et rendre justice à la petite Sonia Hernandez défuntée dans l'incendie criminel visant à déloger ces blattes d'immigrés, etc. (Ce lundi 2 août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    « GARDE ÇA POUR TOI ! ». – Je n’ai pas besoin qu’L. me le recommande : cela va pour ainsi dire de soi, et disons que ça se précise et s’accentue avec l’expérience et la sensibilité de l’âge vu que ça m’est arrivé, plus souvent qu’on mon tour, de chiffonner certains (j’entends : certaines et certains) dans mes carnets publiés sans user d’initiales (je trouve ça un peu hypocrite, quand l’écrivain G.H. dégomme son pair sous les initiales de N.B.) ou en jouant de clefs et de périphrases, mais je souscris de plus en plus à la discrétion, malgré l’évidente indiscrétion que suppose toute publication, et donc je ne parlerai pas du dernier rapport de l’oncologue grec S.P. ni du personnage en question, de ce qui nous est tombé dessus en avril dernier par décret fatal et avec un raffinement dans la cruauté intéressant la Recherche jusqu’à Singapour, ni de ce que j’observe et note au fil de toutes nos conversations avec nos amies Josyane (prénom fictif) et Héloïse, qui en «savent un bout» en tant que pros de la soignance palliative.
    Cela étant, je ne crois pas être indélicat en précisant qu’un début de sympathie personnelle est née entre nous et le jeune spécialiste barbu/masqué aux yeux et aux rondeurs de grand ourson, auquel j’ai appris l’autre jour que son prénom de Sotiros n’était porté que par 2555 personnes «au monde», selon Wikipedia, ce qui l’a fait rire en ajoutant que sa région seule en comptait déjà une floppée…
     
    LE TRAÎTRE. – Le scribe usant de l’autofiction, ou publiant son «journal» de son vivant, se trouve potentiellement dans la situation d’un ennemi par rapport à son milieu ou à sa famille, rappelle Martin Amis dans l’espèce de roman sciemment autobiographique que constitue Inside story, où il aborde la question de l’autofiction à propos de Kingsley, son père fameux, et de son ami Saul Bellow, mais lui-même est du genre assez retors pour que son récit soit bel et bien un roman par l’espace qu’il ouvre et l’usage "en abyme" très inventif qu’il fait de ses personnages, à commencer par la figure épique de Christopher Hitchens, et Nabokov dont il va relancer la veuve, de Philip Roth et de Ian McEwan qu’il tutoie, etc.
    L’écrivain sérieux étant fondamentalement un espion et un agent double, la seule question à résoudre pour lui en la matière, sans parler des imprudences ou des provocations idiotes intéressant les occurrences judiciaires de bas étage qui alimentent les médias actuels, est celle du respect humain, mais quel amateur sincère de littérature voudrait se priver des pages de Paul Léautaud au chevet de son père qu’il observe en train de «décéder un peu plus », à cela près que le défunt n’est plus de ce monde au moment de la parution d’In memoriam, sûrement le plus saisissant de ses livres du point de vue émotionnel, comme Julien Green a interdit que son journal intégral fût publié avant un quart de siècle suivant sa mort et celle de ses proches.
    En ce qui me concerne, et dès ma jeunesse de lecteur, j’ai été très attiré par les « journaliers » d’écrivains (l’expression est de Jouhandeau) avant de rédiger et de publier des carnets, et la façon de Jouhandeau, précisément, de parler de son Elise, devenue mythique, à laquelle l’attache un «lien de ronces», m’apparaît comme une sorte de parangon de ce qu’on peut faire quand on a, en se gardant de la muflerie, le style pour sublimer le premier degré du caquetage quotidien.
    Certains en jugent sévèrement, comme Chardonne et Morand assimilant les journaliers de Jouhandeau à «du pipi », mais les meilleurs auteurs sont parfois les moins avisés pour juger leurs confrères d’une autre espèce, comme l’a prouvé Nabokov en radotant pas mal à propos de Faulkner ou de Dostoïevski...
    Souvenirs persos : après la parution de Lionel Asbo ou l'état de l'Angleterre, roman qu’on pourrait dire punkoïde de celui que les publicitaires ont appelé le Mick Jagger de la littérature anglaise, ayant pris rendez-vous avec Martin Amis, que j’imaginais un grand mec efflanqué à rictus, je retrouve un mince dandy plutôt court sur pattes et en joli pardessus demi-saison (il pleuvote au jardin du Luxembourg) que je fais rire en lui racontant je ne sais plus quoi à propos de Wyndham Lewis ou d’Ivy Compton-Burnett dont nous parlons comme de vieilles demoiselles lettrées en nous abritant ensuite sous mon grand parapluie quand la pluie parisienne se met à tambouriner, peut-être en évoquant aussi Somerset Maugham sirotant un drink sous un grand tulipier ou G.K. Chesterton libérant trois places dans le bus en levant son vaste derrière ; et de Jouhandeau je ne me rappelle que les mots de sa première lettre, quand j’avais quand même vingt-deux ans et des poussières et qu’il m’appelait, au premier jour de l’an 1970, « mon enfant »…
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    UN MEC SÉRIEUX. – C’est ce que je me suis dit de Joseph Incardona après avoir lu La soustraction des possibles : sérieux.
    Se jouant d’un genre clinquant qui souvent ne relève que de l’habile fabrique, alors qu’il y a là un Mensch en souterrain, un type de cœur et une voix.
    Sur quoi, lisant Une saison en enfance, dont je cite des passages entiers à Lady L., à commencer par l’incipit (« Mon père avait perdu son travail, et il fallait à nouveau déménager »), je me dis : un garçon bien, loyal, réglo, dont chaque mot est vécu et pesé sans peser dans le pathos, qui parle bien de sa mère et bien de son père dont il comprend les affrontements qu’il subit et qui le font grandir, un véritable écrivain dont la probité faussement sèche me rappelle Jules Renard dans un tout autre biotope (son arrivée en Sicile avec ses parents, chez le nonno et la nonna, est un morceau d’anthologie), avec cette phrase que me citait un soir Dimitri comme exemple de la parfaite économie poétique, derniers mots du Journal que je relis sans discontinuer sur l’exemplaire que le même Dimitri m’a filé, annoté par Albert Caraco qui l’avait fait relier pour sa bibliothèque, édition 1935 de la NRF – c’est le 6 avril 1910, il a 46 ans et s’éteindra le 22 mai : « Je veux me lever. Cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ca séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de carotte »…
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    À L’ISBA. – Avant les pétards des connards du soir, prenant le relais des explosions de clapets des moteurs de cylindrées gonflées des petits merdeux mal rasés de fins de semaine sous nos fenêtres, nous prenons la tangente, avec le sieur Snoopy, pour les hauteurs où nous nous retrouvons dans les hautes herbes non broutées des alentours de mon isba d’été (notre ami Pascal a décalé la montée des bestioles pour je ne sais quelle raison…), et là je constate, dans l’odeur sèche et un peu merdeuse de renfermé, qu’un Animal - probable descendant des loirs que j’ai délogés à La Désirade, à deux cents mètres de là sur la même courbe de niveau, pour les recycler en ce lieu plus sauvage – s’est exercé les canines sur un bouchon de bouteille de thé froid Naturaplan avant de s’attaquer au coin de cuir de Russie du fauteuil d’Oblomov et à ses bases de bois dont il a émietté une partie ; et je me promets d’y revenir avec les ustensiles de nettoyage adéquats, mais dans l’immédiat je retrouve, sur ma table, l’exemplaire dédicacé, par Roberto Calasso, d’un livre typique de sa manière de grand rêveur érudit, lui qui vient de nous quitter à ce que m’a appris l’autre jour la Professorella ; et quart d’heure plus tard, après avoir un peu aéré et refermé mon antre, Snoopy ayant filé entre temps à mon insu mais je sais où : droit à la Désirade où je surprends, dans leur capharnaüm inimaginable de jouets et de livres et de fringues empilées – la vraie maison du bonheur de Mamma Helvetia Bordelica - , notre Loyse (prénom de rechange pour publication) et son Larry + les deux tourbillons qui ne contribuent pas peu, avec Lady L. , à nous retenir du coté de la vie, etc.
     
    DANS SES BRAS. – Je reviens ce matin à Metin en reprenant son roman « théopoétique », comme dirait Peter Sloterdijk, et de retrouver son image de « Petit Paradis », à la première page de L’homme qui peignait les âmes, me fait dire à Lady L. que c’est ça que nous allons arranger au bas de la prairie de la Désirade, à côté de l’épine noire où «reposent» déjà les cendres de Katia : un petit mausolée style Chine ancienne où se retrouveront les cendres de Philip et les nôtres à nous, celles de nos gendres s’ils sont d’accord, de nos filles et de leurs enfants vers la fin du siècle ou peut-être même après, sait-on avec le complot transhumaniste qui se prépare.
    Mais ce qui compte plus en l’occurrence, ce sont les bras de ma bonne amie, bien vivants à côté de moi, sa peau plus douce que celle d’un enfant de lait (le plus souvent un peu trop molle, sur un bras trop court pour y allonger sa tendresse), et comme nous nous le disons tous les jours depuis que la Bête a commencé de nous menacer de ses pinces et que nous emmerdons en attendant: de moment en moment… (Ce dimanche 1er août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    LA CHÈVRE. – Ce rêve du plus pur kitsch surréaliste que j’ai fait à la fin de cette nuit m’a intéressé par l’amalgame de ses images et leur relance non moins délirante, au lendemain des festivités non moins insolites d’hier soir sous nos fenêtres...
    Le rêve : je marche sur le trottoir de gauche d’une rue ascendante, bientôt dépassé, sur le trottoir de droite, par Frédéric Maire qui me propose de le suivre au château, là-haut sur une falaise de calcaire ocre clair qui me rappelle celles du Mormont – le fameux Mormont qui a fait «parler de lui» récemment dans les médias en suite de l’action des zadistes opposés à l’exploitation de ses ressources par la firme bétonnière HOLCIM, et parvenu au château Frédéric me prie de l’aider à recoller la tête d’une chèvre de pierre au socle d’un monument célébrant la réconciliation socialo-communiste ; or cela tombe bien car j’ai gardé sur moi, de mes pioches de la veille dans le galetas où nous avons rangé les affaires et les livres de Philip Seelen après sa mort subite, un tube de colle UHU Max Repare Extreme, dont l’effet siccatif est immédiat; sur quoi Frédéric me remercie de sa voix que j’ai toujours appréciée, soit de près sur la terrasse du restau Da Luigi, à Locarno, soit de loin quand il se pointait, minuscule silhouette en chemise blanche à manches courtes, sur la scène de la Piazza Grande où nous avons bien des souvenirs communs, mais aucun qui se rapportât à une chèvre ou au socialisme à visages divers ; enfin je définirai cette voix par l’adjectif juvénile.
    Oui, et la voix juvénile de Frédéric, l’actuel directeur de la Cinémathèque suisse, va de pair avec son regard d’une fraîcheur presque enfantine de cinéphile resté capable d’enthousiasme que je me rappelle même en rêve, mais pourquoi cette chèvre ?
     
    DÉCALAGE. – À propos d’enthousiasme, il en a manqué à la petite foule de jeunes gens en tenues multicolores de coureurs réunis hier soir sur la place du marché au bas de laquelle Freddie Mercury n’en finit pas de jeter un bras de bronze au ciel, et qu’un animateur vociférant incitait à répéter We are the world en même temps qu’un orchestre aussi sommaire que bruyant assenait les trois coups répétitifs de la scie fameuse ; mais ça avait beau s’appeler Freddie’s Night, préludant conjointement au départ du Mountain Cross de toute la jolie bande convoquée au Tour des Alpes: celle-ci ne songeait qu’à sautiller sur place et multiplier les exercices préparatoires de stretching tandis que, souriant avec certaine mélancolie, Lady L. et moi passions sans trop nous attarder, elle avec son déambulateur et moi avec mes douleurs articulaires, chacun se rappelant peut-être ces années non moins festives où nous étions de semblables gazelles des pierriers…
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    SANTO STUPENDO. – Au hasard d’une recherche documentaire sur la Toile, je tombe sur trois pages, dans la version numérique du Magazine de la Migros surtout dévolu à la gastro de base et au développement personnel de la ménagère helvétique moyenne, consacrées à un ado italien du nom de Carlo Acutis, notable adepte de foot et des Pokémon, béatifié post mortem en octobre 2020 après avoir diffusé la Bonne Parole sur la Toile, qui affirmait notamment que l’euchariste est «une autoroute vers le ciel », et dont l’élévation au rang de saint patron d’Internet reste dépendant d’un second miracle à venir.
    De fait, si Carlo, mort à quinze ans de leucémie en 2006, a été béatifié par Sa Sainteté Francesco, c’est grâce à ce premier miracle qu’a été la guérison d’un jeune Brésilien malade du pancréas et dont les proches ont adressé une prière spéciale à l’âme de Carlo.
    Sur quoi je me dis que nous allons proposer, à quelque âme pieuse de notre connaissance, de procéder à la même oraison spéciale afin, d’une pierre deux coups, de délivrer ma bonne amie de sa Bête affreuse et, le miracle advenant, de hisser le beato Carlo au statut de sainteté qu'il mérite...
     
    QUESTION DE FIERTÉ. – J’ai manqué de tact aujourd’hui en proposant une nouvelle fois à Lady L., au moment de descendre sur les quais pour notre balade du soir, de se coiffer d’un foulard, mais j’aurais dû me rappeler que, déjà, elle avait exclu le port d’un postiche après la perte annoncée de ses cheveux, et mon insistance maladroite l’a blessée, mais moi aussi ça me blesse, merde, de la voir ainsi, de la savoir en prise à cette salope de Bête et de ne pouvoir rien faire - ceci dit je lui donne raison, c’est ça, on s’en fout des gens, tu es belle comme ça, t’as raison d’être fière de ta tête, sacrée caboche, d’ailleurs moi aussi j’ai l’air d’un oiseau déplumé et de toute façon qui nous remarque dans les vestiges du soir, etc. (Ce dimanche 25 juillet)
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    DORÉNAVANT. - Reprenant la lecture d’un petit recueil de morceaux choisis tirés des Essais de Montaigne, je tombe sur ce fragment amorcé par le mot dorénavant, qui se rapporte au vieillissement du corps et à l’altération de ses facultés, lui qui se voit «engagé dans les avenues de la vieillesse», et plus précisément: « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours , et me dérobe à moi »
    Et forcément cela me rappelle ce que me disait Lady L. l’autre jour rapport à son propre corps, comme quoi celui-ci lui devient étranger, tout comme l’exprimait aussi notre cher Thierry dans ses carnets, lui que j’ai vu si cruellement atteint dans son intégrité physique et continuer malgré tout, jusque sur son lit de mourant, à rendre grâces à la beauté du monde. Ainsi : «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».
    Et cela enfin : « « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
     
    Peinture : Thierry Vernet

  • Incardona peint en très noir un monde qu’il rêve meilleur

     
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    224309061_10227198825343320_1160591208012105758_n.jpgAprès Joël Dicker, Quentin Mouron et quelques autres, Joseph Incardona, dans son étonnant dernier roman, La soustraction des possibles, prouve que l’on peut jouer avec les codes et stéréotypes du roman noir ou du thriller d’investigation sociale sans se détourner d’un certain héritage culturel ou littéraire romands, au point de nous faire croire qu’un mafieuse corse puisse s’enticher follement des romans de Ramuz, entre autres intuitions prometteuses…
    De prime apparence déjà, avec sa «couve» somptueuse, comme dorée à la feuilles, l’image de celle-ci qui évoque les rouages d’une horloge symbolisant à la fois la Suisse ou quelque Mécanisme mondial, et son bandeau publicitaire rouge vif annonçant le Prix Relay 2020 non sans aligner une dizaine d'extraits de critiques, tous dithyrambiques, le dernier roman de l’auteur italo-genevois Joseph Incardona semble jouer gagnant d’avance, pour ainsi dire «incontournable» sinon win-win...
     
    Cependant, peu enclin à saliver aux sollicitations pavloviennes des médias, j’aurai tout de même hésité, l’autre jour, avant de faire l’acquisition du présumé chef-d’œuvre de cet auteur romand plus ou moins atypique dont j’avais entendu parler moult fois sans lire une ligne de lui jusque-là, peut-être pour l’avoir «classé polar» à un moment où le genre en question me semblait de plus en plus convenu et d’écriture souvent moyenne voire médiocre, surtout en nos régions…
     
    À l’inverse, il y a des années que je me défie, tout autant, de ce qu’on a appelé «l’âme romande» dans notre paroisse littéraire bien grave, avec sa foison de romans pétris d’intériorité conflictuelle et frottés de spiritualité vague; et c’est avec reconnaissance, en tant que chroniqueur littéraire, que j’aurai salué, dès les années 2000, l’apparition de nouveaux auteurs à dégaine d’«électrons libres» , tels un Marius Daniel Popescu ou un Quentin Mouron, ou de formes narratives plus dynamiques, comme l’a illustré L’Amour nègre d’un Jean-Michel Olivier, avant l’apparition «phénoménale» d’un Joël Dicker que d’aucuns s’obstinent à regarder de haut, comme ils dédaignent le talent de conteur d’un Metin Arditi, etc.
     
    «En présence de la réalité»…
     
    À la fin des année 70, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic publia, dans La Gazette de Lausanne, une tribune libre dans laquelle il déplorait que la littérature romande ne comptât pas l’ombre d’un Zola, reprochant en somme à nos écrivains de ne pas rendre suffisamment compte de la réalité sociale de ce pays, à tous les étages de la société, alors même que beaucoup d’entre eux se prétendaient «engagés» ou soucieux de «problèmes sociaux».
    Or, en dépit de l’exagération du constat, faisant peu de cas de certaines œuvres (notamment féminines) qui parlaient bel et bien de la société, de ses conflits externes et de ses tensions internes, il y avait du vrai dans cette observation qu’on peut d’ailleurs rapporter à la littérature helvétique dans son ensemble, jusque dans ses zones les plus urbanisées – un Hugo Loetscher, à Zurich, me fit d’ailleurs une remarque analogue.
    Cela pour dire quoi ? Que c’est bel et bien, ici et là, par le roman policier, en Suisse allemande avec un Dürrenmatt ou un Glauser, et en Suisse romande, beaucoup plus récemment, avec un Marc Voltenauer et un Nicolas Feuz – tout au moins dans leurs premiers ouvrages -, qu’un début de réalisme social, modulé par des personnages et des situations significatives, a esquissé le portrait de telle ou telle partie de notre société.
     
    C’est aussi l’un des mérites de La soustraction des possibles de Joseph Incardona, s’agissant du milieu genevois des affaires et des banques, non tant dans un reportage rigoureusement fouillé que dans une histoire d’amour à la fois conventionnelle en apparence (le feuilleton) et complexe (comme entre les lignes, l’essai pénétrant sur les motivations humaines gouvernées par l’argent), aux personnages très bien dessinés et à la dramaturgie puissamment orchestrée.
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    Première surprise : c’est à Charles-Ferdinand Ramuz que l’auteur emprunte l’un de ses exergues : « Comme tout est clair pourtant, quand on consent à se mettre en présence de la réalité». Et c’est dans la clarté d’une sorte d’immanence hyperréaliste que nous voyons surgir, raquette en main, le prof de tennis trentenaire Aldo Bianchi, secundo italo-suisse comme l’auteur, Rastignac de modeste extraction qui, d’abord gigolo de la femme, prénommée Odile et en début de retour d’âge, d’un homme d’affaires du nom de René Langlois, lancé dans la commercialisation des OGM (nous sommes en 1989 et le bloc de l’Est va bientôt «intéresser» les banques suisses), pour s’allier ensuite à la non moins ambitieuse Svetlana, transfuge tchèque occupant un haut rang à l’UBS de Genève, pour une passion amoureuse de «pirates» à la Bonnie & Clyde, ou Sailor et Lula, en plus touchants.
    Bien campés physiquement et psychologiquement, les personnages du roman se déplacent sur des territoires et dans des décors qui font l’objet de véritables «tours du propriétaire», avec foison de détails, que ce soit pour décrire les origines du parc des Eaux-Vives devenu haut-lieu de tennis (avec une digression sur la fondation du tunnel du Gothard et le rôle particulier d’un Louis Favre en capitaliste cynique), les belles demeures de Cologny et les souterrains de l’UBS, tel club libertin ou telle prison lyonnaise aux mœurs infernales, tel alpage corse où un parrain de la mafia locale trait sa chèvre auprès d’une enfant handicapée, ou tel salon des Port-Francs de Genève où transitent les chefs-d’oeuvre de la peinture, dont une représentation du Grammont par Ferdinand Hodler - le même que j’entrevois de ma fenêtre à l’instant de rédiger ces lignes, etc.
     
    Entre réalité et fantasmes, kitsch et poésie
     
    En invoquant la «réalité», Ramuz n’en appelait pas à une littérature de reportage ou de témoignage au premier degré, réservée au journalisme, à l’essai ou à ce qu’on appelé plus récemment les «récits de vie». Ramuz n’était pas le Zola désiré de Dimitrijevic, mais un poète du réel et du tragique entré en littérature avec un petit roman déchirant, intitulé Aline, qui n’a pas fait le «buzz» à l’époque mais reste un modèle de probité « poétique », comme le dit d’ailleurs Joseph Incardona à sa façon.
    Celui-ci, issu de milieu modeste comme une Janine Massard ou une Mireille Kuttel (Piémontaise d’origine dont il faudrait redécouvrir les romans) est un «secundo» ritalo-suisse de la génération d’après 68 (il est né le lendemain, en 69) dont la culture personnelle, littéraire ou philosophique est très mélangée et peu académique. Je ne le connais à vrai dire que par son dernier livre, mais celui-ci en dit long, entre les lignes, et par la voix même de l’auteur qui se pointe au coin de pages comme le malicieux Hitchcok à l’écran…
    Or que nous montre ce bon Joseph de la réalité suisse «au-dessus de tout soupçon» de notre ami Jean Ziegler ? Rien que nous ne sachions déjà plus ou moins après une flopée de « reportages », précisément, mais sa façon de jouer d’effets de réel, pas loin des procédés d’un Michel Houellebecq, et de rallier le drapeau noir du « mauvais genre » littéraire, constitue sa base logistico-esthétique, avec la vigueur et le savoir d’un grand «pro» qui sait, par ailleurs, ce qui distingue un Ramuz d’un critique de gauche style Niklaus Meienberg, ou un Balzac d’un auteur de polars à la Marc Voltenauer ou à la Nicola Feuz.
    S’il joue le jeu du genre, Incardona vise plus haut, comme son protagoniste croit «voir grand» en s’imaginant plein aux as et donc tout-puissant. Mais Joseph sait d’avance que son Aldo va se casser la gueule, et de même le feuilleton parfaitement agencé qu’il nous balance n’est-il qu’un moyen de nous dire autre chose, par quoi il rejoint en somme un Georges Halas pointant le «meurtre sous les géraniums», le Ramuz génial de Circonstances de la vie ou de La vie de Samuel Belet, voire le Dürrenmatt de La Promesse «relu » par Sean Penn… Tout cela qui semble très loin du Cercle littéraire lausannois ou de la Société de lecture genevoise, mais qui ressortit néanmoins, «quelque part». à la littérature…
     
    L’Avenir étant dans la bonté humaine…
     
    Dernier cadeau de la nuit, hier soir, cueilli dans le recueil récemment paru du poète italo-genevois Vince Fasciani : « Je fais partie d’une lignée de gens de peu / qui se sont frayé un passage à travers la bonté ». Tout à fait valable, au fond, pour le sieur Incardona, disciple de Carver et de Tchekhov sous ses airs de mec à la coule.
    La story visible de La soustraction des possibles passe donc par les péripéties violentes, et répétitives à vomir, des séries actuelles les plus addictives, avec intervention de caïds atroces, exécutions sommaires et révérence finale des ordures manucurées de la BSG qui s’en tirent comme les fossoyeurs de Swissair & Co à parachutes dorés.
    Effet de réel, page 161, avec la liste (incomplète) des crimes imputables à une banque que nous ne nommerons pas (le sigle UBS n’est connu que de la rédaction), entre comptes en déshérence (1995) et condamnation de la banque en question pour blanchiment aggravé de fraude fiscale (2019), avec une quinzaine d’autres scandales, et ne vous demandez pas si la réalité dépasse la fiction : cette réalité-là n’est qu’un fiction, la vraie réalité du roman relevant des affects et de la bonté possible.
    En bonus sous le feuilleton : une espèce de poème râpeux genre Tom Waits, avec l’accent d’un sale gamin des Pâquis. Vous avez dit chef-d’œuvre ? Pas encore. Trop de trucs encore et de tics, comme Balzac ou Simenon avant leurs contributions respectives majeures à la «comédie humaine». Mais la pâte est toute bonne, et la papatte de l’écrivain est d’un vrai dur, surtout dur à la tâche et la passion d’un pur.
    Joseph Incardona. La soustraction des possibles. Finitude, 2020.
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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2020)
     
    NOUVEL-AN. - Comme il faisait tout gris ce premier matin de l’année et que nous savions qu’il faisait grand bleu un peu plus haut, nous avons décidé de passer à l’étage supérieur où j’avais envie, de surcroît, de me régaler d’une de ces fondues jamais aussi bonnes qu’aux jours d’hiver, et c’est ainsi qu’à midi, en vieux amoureux accompagnés du chien Snoopy, nous nous sommes retrouvés à l’auberge de la Poste des Diablerets où avait afflué une multitude d’amateurs de beau temps égaillés sur les parkings et les pistes.
    Quant à la fondue, la classique « des Ormonts», nous l’avons sagement arrosée de thé crème ou nature, pour cause d’incompatibilité probable avec nos médicaments, et tant qu’à raviver d’anciens tendres souvenirs, nous sommes rentrés «par les hauts» via les Voëttes où nous avons salué au passage le chalet Mona, en contrebas de la route gelée ; et c’est au col séparant les deux vallées que, marchant le long d’un chemin écarté, sans douleurs ou presque, je me suis retrouvé devant un grand enclos dans lequel cinq ou six beaux grands poneys shetland, dont plusieurs en longs cheveux et bien membrés, tournaient en rond non sans me considérer de loin jusqu’à ce que le plus grand, la crinière sur les yeux, s’avance carrément sur moi jusqu’à me laisser lui gratter le chanfrein - formidable présence de ce premier jour de l’an… (À la Maison bleue, ce 1er janvier 2020)
     
    PESSOA. - La première séquence de mon journal de lecture s’intitule Poésie a contrario. La deuxième sera : Présumée innocence, ainsi amorcée : « On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore en deçà de toute intention : le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.
    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié et cela bégaie comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique »...
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    TRANSITS. – Se pose la question du passage, chez Czapski, du dessin à la toile, en précisant mieux ce qui définit et limite le dessin – et plus particulièrement le dessin de Czapski -, et ce qui va vers le tableau, le plus souvent difficilement à en croire les multiples notations du peintre sur ses chutes et rechutes, comme on passe de la note de journal à un début de récit ou de fiction romanesque à quoi l’on pourrait comparer le tableau abouti.
     
    L’ENVOL. - Je reviens à L’opéra du monde d’Audiberti et c’est pour mieux moduler, là encore, ma relation à la présence et à la sensation, à l’apparition impromptue ou à la saisie fulgurante, cadeau «du ciel» ou prise du chasseur à vive enjambée, dans le mouvement et comme au vol.
     
    JACTANCE. - Notre ami RJ s’agite passablement à propos de l’affaire Matzneff, où je sens qu’il aimerait m’entraîner, comme il l’a essayé à propos de David Hamilton, en m’envoyant le sinistre Olivier Mathieu – un mégalomane négationniste de la pire espèce -, mais il va de soi que je ne me mêlerai pas de ce faux débat entre vieillards plus ou moins libidineux invoquant le droit d’abuser des enfants et des adolescents sous couvert de liberté d’expression.
    De fait, j’ai ces jours bien mieux à faire, et notamment à pénétrer plus avant dans le labyrinthe infini de Fernando Pessoa que j’ai commencé d’évoquer dans mon journal de lecture.
    Ceci dit je suis curieux de voir jusqu’à quelles extrémités va se développer ce qu’on appelle déjà «l’affaire Matzneff», à laquelle RJ a tenté de me «préparer» lors de notre dernière soirée chez Yushi avant que je ne lui fasse entendre que je n’y prendrais aucune part… (Ce samedi 4 janvier)
     
    DU GÂCHIS. -Tout ce qui a été gâché au lieu d’être reconduit et développé, le plus souvent sous l’effet de la vanité ou de ce que les Grecs appelaient l’hybris. Dans mon rapport avec la société le gâchis a commencé avec la sottise provinciale de BC, le premier à me tuer virtuellement, il a continué avec la bêtise supérieurement idéologique et suicidaire de VD qui a tout emporté en brûlant ses vaisseaux non sans tenter de m’anéantir dans la foulée, et le mal a tout contaminé et tout fait exploser en particules dissociées constituant finalement la No Society...
     
    AMIEL & CO. - Je reçois, ce midi, pas moins de quatre exemplaires de la volumineuse 43e livraison des Moments littéraires dans laquelle figurent les douze pages de mon Journal des Quatre vérités.
    J’en ai remercié vivement Gilbert Moreau et vais lire ce pavé avec un intérêt sûrement proportionné aux surprises que j’en attends, optimiste à tout crin que je suis…
    Et voilà bien la surprise, tout à fait inouïe me semble-t-il à première lecture, sous le nom de François Vassali, avec un texte d’un seul tenant de quatorze pages, intitulé Port-sommeil et qu’on dirait un écho de deux de mes lectures récentes, à savoir Le visionnaire de Julien Green et Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, modulé par une voix sans pareille.
    Aussitôt j’ai repensé à la société secrète des veilleurs, que cet auteur inconnu me semble incarner par excellence dans sa lancinante et crépusculaire rêverie, et sur laquelle je reviendrai à propos du Visionnaire de Julien Green et du Livre de l’intranquillité de Soares/Pessoa, mais aussi du Thrène de Sylvoisal et du grand poème khmère de Christophe Macquet…
     
    INTRANQUILLE. - Il faut se ressaisir, se dit-il: tu dois changer ta vie, se répètent-ils depuis un temps qui ne se compte plus ; TU DOIS, IL FAUT, et cela leur tient lieu de leurre, se dit l’un des leurs mais qui est-il au juste ? L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose, se demande l’un d’eux au dam des ingambes de la confrérie du Commentaire se tenant les coudes et se réclamant à trop bon compte du secret ! Les anges aussi ont bon dos.
     
    °°°
     
    GREEN AGAIN. - La lecture du Journal intégral de Julien Green me recentre pour ainsi dire. De tous les journaux intimes que j’ai lus c’est celui que j’aime le plus, à la fois pour son calme et sa précision, son honnêteté et son ton - ce dernier trait me semblant le plus important.
    Rien du littérateur à la Gide là-dedans, et d’ailleurs les pages que je lis ce matin marquent la fin décidée (en 19329 d’une rupture amicale après la révélation du double jeu de l’immoraliste, probablement jaloux de la jeunesse et du génie de Green, que je découvre pour ma part avec cinquante ans de retard ! Bref, il y a une sérénité chez JG qui me convient.
     
    L’OEIL DE L. - Lady L. a fini hier une toile restée longtemps inachevée, que j’aime beaucoup. Ma bonne amie a une vraie vision, parente en somme de celle de Thierry Vernet dans son regard sur la réalité – en l’occurrence une forêt abritant une petite maison…
     
    PROSERIES. - Revenant ce matin au dernier livre que m’a envoyé Lambert Schlechter, je tombe sur une page saisissante consacrée aux mères des cracheurs de feu du Sichuan, page 49, après avoir relevé, page 42, une phrase évoquant mes «obsession matterhornienne à l’aquarelle », alors que je n’ai jamais peint de Cervin à l’eau. Je l’ai fait remarquer illico à l’Auteur, qui m’a promis une correction dans le prochain (!) tirage. Tout en le lisant, et parfois à voix haute en prenant Lady L. à témoin, je me disais : mais qui donc, aujourd’hui, peut lire ces «proseries», à part des gens de mon espèce en voie probable de disparition ?
    Or il y a là-dedans une poésie rare, d’inégale densité mais constante et souvent plus vivante, moins répétitive que les « minutes heureuses » de Georges Haldas auquel, soit dit en passant, je devrais revenir un de ces quatre. (Ce samedi 18 janvier)
     
    MON JOURNAL. - Il fait clair et net ce dimanche matin sur la baie de Montreux, le lac bleu tendre m’apparaît au-dessus de la frange de pins « méditerranéens », de l’autre côté de la Grand-Rue, qui jouxtent la toiture du marché couvert au-dessus duquel j’aperçois les hauteurs enneigées de la dent d’Oche et du casque de Borée ; au loin plus à l’ouest se profilent les crêtes également couvertes de neige du Jura, et je me sens tout serein devant ce nouveau décor à la fois lacustre et préalpin qui est le nôtre depuis deux mois, serein et préservé du tapage mondial et médiatique où les débats sur moult « affaires » tournent à vide ; Lady L. vient de sortir avec Snoopy que je vois traverser la route à l’aplomb de mon petit balcon à barrière de fer forgé blanc, la rue parcourue le soir de bolides exaspérants (les petit cons font rugir leurs GT de parvenus incultes mal rasés) est ce matin au grand calme dominical et je me rappelle le téléphone, hier, de mon ami Jean Ziegler apparemment enchanté par ma chronique sur son dernier livre et me racontant ses tribulations à l’hosto (il a passé un mois couché, sous morphine, après s’être brisé une vertèbre lombaire) subies en même temps que je me relevais de mon attaque cardiaque…
    Tout à l’heure, encore couchés, je lisais à ma bonne amie des passages du Journal de Julien Green que je ne lâche plus depuis novembre dernier, notamment sur sa liberté d’écrivain soucieux de préserver son indépendance (il a 32 ans en 1932, travaille au Visionnaire et revient de Berlin où Robert et lui ont senti la sourde menace d’une violence nouvelle) et sur les talents de « la vie » en matière d’invention romanesque, qui lui fait noter ce paragraphe d’anthologie : « Quel bizarre romancier que la vie ! Comme elle répète ses effets, comme elle appuie de sa lourde main, comme elle écrit mal ! Ou vient, elle revient sur ce qu’elle a dit, elle oublie le plan qu’elle avait en tête, elle se trompe de destinée et donne à l’un ce qui devrait échoir à l’autre, elle rate le livre qu’elle tire à des millions d’exemplaires. Et tout à coup, de magnifiques éclairs de génie, des revirements comme Balzac n’en rêva jamais, une audace de fou inspiré qui justifie toutes les erreurs et tous les tâtonnements ».
    En 1932, JG éprouve le même malaise, entre ses amis de droite (dont un Maritain) et de gauche (Gide au premier rang), la même prévention et jusqu’au dégoût que j’ai éprouvés moi-même dès mes vingt-cinq ans et plus que jamais aujourd’hui entre mes amis de droite et de gauche.
    Je sais que mon ami (et éditeur) Pierre-Guillaume de Roux vomiz positivement mon ami Jean Ziegler, mais je n’ai le cœur et l’esprit ni de choisir ni d’exclure. Si l’un ou l’autre m’excluait pour le motif que je ne le choisis pas en excluant l’autre, il me perdrait illico ; mais JG pressent aussi, derrière les personnes, l’horreur à venir des partis, et comme le temps est déjà au pressentiment de la guerre les positions se durcissent et s’exacerbent entre les catholiques «politisés» ou les maurrassiens et les «compagnons de route» à la Gide qui se dit capable de « mourir pour l’URSS » sans se douter , le pauvre, de ce qui l’attend.
    Or Green, en poète intuitif et en réaliste anglo-saxon, voit très bien ce qui cloche dans les raccourcis idéologiques de ces messieurs, tout pareils à ceux que j’ai observés dès ma vingtième année dans les groupuscules de gauche et chez les paroissiens de droite, et ensuite à L’Âge d’Homme dès qu’on passait du domaine littéraire aux arguties théologico-politiques.
    PG s’est offusqué de ce qu’on publie le journal « intégral » de Julien Green, affirmant que la «part d’ombre» d‘un individu n’a pas à être dévoilée, mais l’écrivain lui-même a autorisé cette publication après sa mort et la disparition de ses proches, afin qu’on sache «tout de lui», et ce « tout », certes gratiné quant aux détails de ses cavalcades nocturnes, n’a rien pour autant de ce qu’on peut dire une «part d’ombre» puisqu’il parle de cul en restant bien net et clair au contraire, peut-être choquant pour les belles âmes mais sans chercher à provoquer, n’écrivant d’ailleurs que pour lui, quitte à nous livrer un tableau de ses mœurs et de son époque qui a valeur de constat.
    Il s’en explique d’ailleurs le 14 novembre 1993 dans son journal expurgé intitulé Pourquoi suis-je moi ? (1993-1996), en toute sérénité rétrospective : « Voici la vérité sur moi-même : J’étais fait pour l’amour. Point. La sexualité chez moi n’a jamais pu envahir l’amour. Il s’agit de deux réalités sans rapport. La frénésie sexuelle que j’ai connue, dont j’ai eu ma part, n’a jamais pu se faire passer pour l’amour. Faire l’amour est une expression qui à mes yeux ne signifie rien. L’amour naît en nous, mais il ne se fabrique pas. On peut tomber amoureux d’un visage, parce que dans le visage se lit et se raconte l’amour, la grande histoire de l’amour que beaucoup ne connaissent pas. L’appareil sexuel n’a à nous offrir que la sensation. Faire raconter à la sensation ce qui dépasse tout est une façon de se jouer la comédie à soi-même », etc.
    Et c’est exactement ce que se dit le lecteur honnête en découvrant, dans le journal «intégral», le récit honnête et parfois crûment décrit des épisodes sexuels du Julien trentenaire, qui drague et baise à qui mieux mieux, souvent d’ailleurs en compagnie de son amant Robert, mais aime celui-ci d’un amour réel et réciproque, attentif et infiniment tendre, qui n’a rien à voir avec les «passes» d’un soir. Pour qui a vraiment connu l’amour et ne se joue pas la comédie, tout cela semble aller de soi, surtout pour moi qui l’ai vécu à ma façon.
    Je n’en suis qu’à la page 530 du premier volume du journal intégral de Julien Green, qui en compte 1330, j’ai lu parallèlement ses romans de la même époque, à savoir Moïra et Mont-Cinère, Minuit et Le visionnaire sur lequel il est précisément en train de travailler en 1932, je découvre ce très grand écrivain (en lequel Jacques Maritain voyait le plus grand auteur français de son époque, dont il soulignait l’identité américaine…) à l’approche de mes 73 ans et c’est très bien comme ça, d’ailleurs le journal n’a pas pris une ride et je le lis comme si j’avais dix-huit ans, l’intelligence de la vie en plus…
     
    DE LA PUBLICATION. - JG, au micro d’un Bernard Pivot, assez superficiel et niais le questionnant sur son Journal et faisant allusion aux méchancetés qu’il doit y avoir dans l’original, lui répond qu’il n’y en a aucune (ce qui me fait sourire) tout en relevant la différence décisive qu’il y a entre journal rédigé et journal publié ; et je me demande alors si je ne pratique pas trop, moi-même, l’autocensure, en tout cas depuis que j’ai publié L’Ambassade du papillon ; puis je me dis que je n’ai guère de secrets sauf par rapport à mes filles et à ma bonne amie, auxquelles je dois une réserve que je puis, peut-être , m’appliquer à moi-même – d’ailleurs je l’ai bien précisé dans mon Journal des Quatre Vérités…
    Cela étant, il serait peut-être intéressant qu’un jour je «vide mon sac», dans un carnet Top Secret, à propos de mon inavouable privacy, n’était-ce que pour en souligner l’innocence ou le comique genre Little Boy – la bombe…

  • Ceux qui reviennent aux fondamentaux

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    Celui qui recommande au groupe de travailler le concept du Projet en synergie / Celle qu’on a coopté cheffe de Projet à sa propre initiative genrée / Ceux qui relient le projet au concept de Vraies Valeurs / Celui qui remet en question la notion de Vraies Valeurs par trop connotées patriarcales à son humble avis / Celle qui insiste sur la nécessité de sourcer le Projet / Ceux qui se demandent comment déconstruire la structure autoritaire que désigne incidemment la majuscule du Projet / Celui qui s’exclut du groupe après avoir sous-entendu que la cheffe de Projet usait de son titre à des fins relevant pour ainsi dire du harcèlement / Celle qui donne raison à la cheffe de Projet en tant que bi assumée / Ceux qui estiment hyper-important de redéfinir la fondamentalité des critères / Celui qui se fait recadrer par le suppléant de la cheffe de Projet au motif qu’il a relevé que  les absences de celle-ci se multipliaient depuis qu’elle a cessé son analyse sur un ton limite mesquin / Celle qui affirme qu’elle va se remettre «en recherche» quand le groupe aura dépassé ses contradictions internes / Ceux qui proposent de publier le travail du groupe sur les fondamentaux dans une revue complètement indépendante du Système en tant que tel, etc.     

    Peinture: Pierre Lamalattie.    

     

     

  • Marcel Aymé sur papier bible

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    images-13.jpegAnouilh le situait à la hauteur de La Fontaine. Non seulement un délicieux conteur: un nouvelliste admirable et un grand romancier méconnu; un clown triste sans illusions sur notre drôle d'espèce.
    Marcel Aymé est actuellement un célèbre inconnu. Tout le monde sait qu'il est l'auteur des Contes du chat perché et de la Jument verte, laquelle lui valut la gloire et l'indépendance financière dans les années trente, et maintes gens, assurément, ont lu ces livres savoureux. Les films tirés de plusieurs autres de ses romans, de La table-aux-crevés de Verneuil à La traversée de Paris d'Autant-Lara, ou du Chemin des écoliers de Boisrond à l’Uranus de Berri, rappellent régulièrement au grand public le nom de cet auteur trop souvent réduit au rang d'un amuseur plaisant à l' «inaltérable sourire souvent baigné de rêverie».
    Cette dernière appréciation, à la fois bienveillante et un peu niaise, tombait sous la plume de l'excellent Gaétan Picon dans son Panorama de la nouvelle littérature française (Gallimard, 1951), lequel consacrait exactement seize lignes à notre auteur, contre sept pages à Jacques Prévert, symbolisant à la fois certain aveuglement persistant de la critique et le caractère un peu marginal, voire farouche, d'un auteur fêté fuyant la réclame et les honneurs — ne pria-t-il pas certain président de la République de se «carrer dans l'oignon» la rosette de la Légion d'honneur dont on prétendait orner le revers de son humble veston?
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    Amateur d'Aymé
    Trente ans plus tard, et beaucoup grâce à Michel Lécureur, qui lui a consacré une passionnante biographie et dirige la publication des Œuvres romanesques complètes dans La Pléiade, dont vient de paraître le deuxième volume, Marcel Aymé peut être redécouvert dans le déploiement de son génie singulier, originellement enraciné dans la campagne française (son premier roman, Brûlebois, paru en 1926, n'avait rien de souriant ni de rêveur mais disait la vérité provinciale comme le Chaminadour de Jouhandeau) et ne cessant d'élargir son observation pour devenir un romancier de la ville et un chroniqueur de son époque.
    Intéressant à noter à ce propos: le rapprochement que Michel Lécureur, dans sa préface, établit entre Marcel Aymé et Jules Romains, et leur éloignement progressif. Non moins significative aussi: la mention de l'amitié mal connue de Marcel Aymé avec Emmanuel Bove, autre franc-tireur des lettres, et son admiration pour les écrivains de bonne foi, qu'ils fussent de droite ou de gauche, de Louis Guilloux à Roger Nimier. Dans sa biographie et la présentation des écrits journalistiques de Marcel Aymé, Lécureur a déjà tout dit sur la position très indépendante d'un romancier soupçonné parfois de dérive ex- trême-droitière (quelques contes parurent dans le fasciste Je suis partout, et il commit le «crime» d'être l'ami de Céline et de protester contre l'exécution de Brasillach) et qui fut au pire un
    anarchiste de droite, souvent plus généreux et lucide que les bien-pensants «de gauche», notamment sur le colonialisme ou le communisme.
    Au demeurant, et ce nouveau recueil de ses romans et nouvelles l'illustre une nouvelle fois: Marcel Aymé était le contraire d'un idéologue. Au lieu de plaquer un schéma sur la vie, il s'imprégnait de la substance de celle-ci et recomposait, tantôt sous forme de fables à la fois plaisantes et incisives, tantôt dans les dimensions plus larges de romans inoubliables (Travelingue, Uranus, La belle image, Le moulin de la sourdine) les éléments de ce qui constitue finalement un considérable tableau d'un demi-siècle français, grouillant de personnages émouvants (sa prédilection va naturellement aux innocents et aux laissés-pour-compte, ce qui n'est pas très «de droite») ou plus redoutables, conformes à l'idée noire que l'écrivain s'était formée de notre espèce.
    Sous les dehors de la langue la plus claire et la plus fluide, dans une tonalité volontiers enjouée, avec ce délectable humour à froid qui prend à contre-pied tout «confort intellectuel», pour rappeler le titre de son salubre pamphlet contre les jobards, Marcel Aymé cachait un Alceste ne trouvant plus guère d'attrait à la fin de sa vie qu'aux chats et aux femmes (ces grands chats), comme Michel Lécureur nous le rappelle en publiant un autre recueil intitulé De l'amour et des femmes.
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    Mais quelle tendresse aussi chez ce ronchon affectueux, et quelle formidable intelligence de la société humaine et des êtres chez l'auteur de Maison basse (un roman qui préfigure la vie simultanée des grands ensembles) et du Bœuf clandestin, quelle école de la sensibilité proposent ses romans et ses nouvelles au lecteur de toute culture et de tout âge!
    Marcel Aymé: Œuvres romanesques complètes, contient notamment les nouvelles du «Nain» et de «Derrière chez Martin»; les romans Maison basse, Le Moulin de la sourdine, Le boeuf clandestin et Gustalin; les Contes du chat perché, ainsi que d'autres textes et articles. Préface de Michel Lécureur. Gallimard, collection La Pléiade, 1488 pp.
    Marcel Aymé: De l'amour et des femmes, Les Belles Lettres / Archambaud, 181 pp. Michel Lécureur: Marcel Aymé - un honnête homme, Les Belles Lettres / Archambaud, 447 pp.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019
    MÉMOIRE ANIMALE. - Scène étonnante à la télé, dans un reportage sur une femme qui soigne des chimpanzés au Congo. Deux ans après s’en être occupée elle revient dans la jungle, débarque d’une pirogue, se retrouve dans une vaste clairière et appelle Kulia, là-haut dans la canopée, qui en descend dans un bruissement de feuilles et la rejoint bientôt pour l’embrasser !
     
    ANGIOPLASTIE. - Bien dormi cette nuit en dépit de ma douleur à l’artère fémorale. Le Tamal agit. Tour d’horizon mondial tout à l’heure sur la petite télé de la chambre 4 du service des soins intensifs. Tout le monde charmant et gentil à l’endroit de ce patient gentil et charmant. Départ dans une heure vers Rennaz.
    En découvrant le paysage à la fenêtre de l’hôpital de Morges où l’ambulance m’a conduit ce matin, dominé par le temple d’Echichens, je me rappelle ce matin d’il y a 37 ans, un 24 novembre, quand nous sommes venus avec son frère pour entourer Lady L. qui allait mettre au monde notre petite Sophie...(Ce mercredi 4 décembre)
     
    VEILLEUR. - Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés.
    Ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane.
    Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre, je commence donc à prendre cette série de notes sur mon smartphone que je développerai ensuite sur mon laptop via le Cloud - yes oldie c comme ça qu’on cause aujourd’hui...
     
    JEAN-PAUL. - Jean-Paul a quitté ce matin la chambre 426 que nous partagions depuis une semaine à l'unité Fleurs du HRV, et son geste de m’embrasser en me quittant m’a fait un peu honte. De fait nous nous sommes quittés sans rien savoir l’un de l’autre que nos prénoms.
    De notre grande chambre, c’est moi qui avait la belle partie, avec une table à écrire et vue par la vaste baie sur le ciel et le jardin suspendu , tandis que Jean -Paul était confiné derrière le paravent de séparation, avec la télé pour seule fenêtre.
    Donc nous nous sommes embrassés et souhaité bonne suite, il m’a dit « faut s’accrocher ! » et je lui ai répondu «courage jeune homme !» alors qu’il a l’air encore plus décati que moi, et ce n’est qu’après son départ que j’ai découvert son nom et son âge sur l’étiquette de son armoire perso: 1946,un an de plus que moi, un vrai croulant! Mais il était déjà parti et je me suis traité de nul.
    Qui était Jean Paul ? J’ai été le premier à lui tendre la main et à lui dire mon prénom, il m’a dit le sien et ça a été à peu près tout ce que nous nous sommes dits l’un à l’autre à part les amabilités d’usage et les regards croisés quand je passais de mon côté du paravent au sien, sinon rien. Il est vrai qu’il passait la journée à regarder la télé avec un casque sur les oreilles et que de mon côté je lisais ou écrivais quand je ne regardais pas un film sur mon laptop.
    N’empêche que j’aurais eu maintes occasions, non pas de rompre la glace puisque notre non-rapport n'était même pas froid, mais de passer le cap des formules toutes faites à un embryon de conversation ou nous eussions fait connaissance, mais non: j’ai passé une semaine avec un type victime du même accident cardiaque que moi et j’ai été infoutu de lui dire plus que des platitudes auxquelles il répondait comme en écho: « Que oui, c’est sûr, faut ce qu’y faut, c’est comme ça» deux vrais cons aussi taiseux que timides en apparence, sauf que celle-ci n’était sûrement qu’une fausse apparence.
    Jean -Paul a-t-il regretté que je ne fasse pas un pas de plus vers lui ? A-t-il été étonné du fait que pas un instant je n’allume la télé de mon côté ? M’a-t-il vu lire ou a-t-il entendu mes longues conversations pas taiseuses du tout ni timides malgré son casque ? Je n’en sais rien . Lui non plus n’a pas cherché à me faire parler, mais peut-être était-il, lui, un vrai timide, et peut-être regrette-t-Il lui aussi cette non rencontre puisque c’est lui qui a eu ce geste d’accolade qui m’a surpris et a suscité ma honte.
    Or celle-ci me dit quelque chose et peut-être est-cela seul qui compte à l’instant sous nos deux écrans de télé éteints ? Peut- être est-ce la Leçon du jour, pour parler comme un aumônier d'hosto ? Deux crises cardiaques qui feraient que deux vieux cons se parlassent ? Une vraie conquête de la médecine douce! En tout cas si l'on me renvoie un nouveau Jean-Paul de l'autre coté du paravent, pas que je le loupe !
     
    DE L’IMMUNITÉ. - La défense de notre immunité personnelle est mon thème plus actuel que jamais, qui prend sa source dans mon expérience particulière de l’intime, en totale opposition avec l’indifférenciation se développant comme un cancer par effet de meute.
    La meute m’apparaît aujourd’hui comme l’Ennemi par excellence, dont le langage s’est dégradé en abjecte jactance. Les réseaux dits sociaux, qui sont pour l’essentiel le contraire d’une société liée, sont devenus le lieu de la meute ennemie de toute intimité et de toute parole personnelle, mais c’est bel bien sur Facebook que je vais publier ces notes.
    Par intimité j’entends le noyau, dur et très doux à la fois, de la Personne, dont la majuscule suggère ici qu’elle nous englobe tous dans notre unicité personnelle.
     
    CRIS ET CHUCHOTEMENTS. - L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...
    Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.
     
    FÉBRILE. - Tout à coup, à 5 heures moins le quart, j’ai subi un accès de tremblements irrépressibles, assortis de claquements de dents. Le Service a mis beaucoup de temps à réagir, mais il me semble que la crise est passée. J’attends Madame Médecin pour une explication. Pic de fièvre à 18h, redescendu me semble-t-il à 20h. Revêtu le t-shirt que Lady L. m’a ramené de Hawaï. Plus envie ce soir de rien que de dormir.
    (Ce 7 décembre)
     
    DE QUOI RIRE. - Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique.
    Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .
     
    AUX URGENCES. - Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...
     
    FARCE. - Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater alors d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

  • Borges au ciel de La Pléiade

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    Le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) aurait eu 100 ans en 1999 lorsque parut, dans la Bibliothèque de La Pléiade, le deuxième et dernier volume de ses Œuvres complètes, accompagné d'un album illustré...
    Une étrange stèle de pierre se dresse au milieu du cimetière des rois, à Genève, qu'on dirait érigée à la mémoire de quelque conquérant nordique du fond des âges, et qui tient lieu de tombe à un grand écrivain argentin de ce siècle, époux tardif d'une semi-Japonaise, venu mourir en ces lieux («comme les vieux éléphants», disait-il en souriant) où il conservait de tendres souvenirs d'adolescence.
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    S'il n'avait point de sang viking dans les veines, Jorge Luis Borges, issu d'une double lignée de guerriers, rêva bel et bien d'une destinée épique («que les dieux m'ont refusée, précisait-il, sagement sans doute»), pour la vivre en imagination, «autour de sa chambre» puis dans le dédale de la tour de Babel livresque dont il devint le mythique arpenteur.
    Né à Buenos Aires le 24 août 1899, fils d'un avocat lettré frotté d'anarchisme philosophique, le jeune Borges déclara dès 1905 sa volonté de devenir écrivain, commença d'écrire à 7 ans, ébaucha en anglais un bref traité de mythologie grecque puis un drame imité de Cervantès, traduisit Le prince heureux d'Oscar Wilde à 9 ans tout en ne cessant d'explorer la bibliothèque paternelle riche de plusieurs milliers de volumes...
    Ce fut au début de la Grande Guerre que la famille Borges, voyageant en Europe, fut retenue à Genève, où l'adolescent étudia le français, reprit ses études au collège Calvin, y passa son baccalauréat, apprit tout seul l'allemand, fut déniaisé avec la bénédiction paternelle et ne cessa de fréquenter les salles de lecture, abordant en outre Rimbaud sous l'influence de son «frère» Maurice Abramowicz dont nous découvrons les lettres (inédites) qu'il lui adressa après son séjour genevois (de 1919 à 1921) dans le second volume des Œuvres complètes de La Pléiade.
    Une image corrigée
    C'est par la lecture de cette correspondance de jeunesse, au reste, que nous découvrons une nouvelle image de Borges, dont la figure est souvent guindée par l'histoire littéraire, ou
    réduite à celle d'un génie byzantin perdu dans son labyrinthe un peu glacé.
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    Mieux que d'autres commentateurs, Jean-Pierre Bernés, responsable de cette édition de La Pléiade (organisée du vivant de l'auteur et selon ses vœux), insiste d'ailleurs sur la dimension humaine du grand écrivain, qui va s'accentuant au fil des ans et rayonne aussi bien dans ce second volume. En ce qui concerne la jeunesse de Borges et ses contact avec la bohème littéraire espagnole, après l'exil forcé en Suisse, la lecture de sa correspondance, très vivante et parfois même cocasse dans les lettres à son «frère», se charge de plus de substance philosophique et artistique dans ses missives à Jacobo Sureda, mais frustre un peu le lecteur par sa minceur dans celles qui étaient adressées destinées au maître «ultraïste» Rafel Cansinos Assens et plus encore à celles adressées au grand Macedonio Fernandez. Du moins les notes additives nous permettent- elles de suivre le jeune homme dans ses pérégrinations et ses expériences.
    Retour au labyrinthe
    De l'humanité profonde de Borges, le déploiement de cette œuvre multiforme, qui englobe par excellence tous les genres et jusqu'aux «marges» de la préface ou du discours de circonstance, témoigne particulièrement dans ce deuxième volume, à côté de ces merveilles narratives avérées que sont Le rapport de Brodie ou Le livre de sable. L'expansion de l'œuvre est alors liée à celle de l'homme au milieu des années cinquante, après une période notablement assombrie par l' «idiotie» politique.
    Nommé directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires après être devenu aveugle (il célébrera la «magnifique ironie de Dieu» qui lui donne en même temps «les livres et la nuit»), Borges se fait de plus en plus simple et limpide dans son expression, comme on le voit ici dans L'auteur, dans Eloge de l'ombre ou dans L'or des tigres.
    Lui qu'un Gombrowicz voyait surtout faire de la «littérature sur la littérature», nous touche au contraire par sa façon de traverser l'esthétique en quête d'autres profondeurs, comme dans ses admirables pages sur la Divine Comédie, si limpides et si éclairantes.
    Mais il faudrait parler aussi de la «voix» sottovoce qui parcourt sa poésie, bien moins sophistiquée qu'on ne l'a dit, de ses inépuisables curiosités et de sa propension à déchiffrer le monde comme une vaste partition sans frontières spatiales ou temporelles, de son effort enfin de comprendre toutes les cultures, de son rêve d' «écrire un livre, un chapitre, une page, un paragraphe qui soit tout pour tous les hommes»...
    Jorge Luis Borges: Œuvres complètes II. Edition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Bernès. Gallimard. Bibliothèque de La Pléiade, 1524 p. L'Album de la Pléiade 1999, très richement lustré, vient également de paraître. Sa réalisation a té conduite par Jean-Pierre Bernés.

  • Le Temps accordé

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    221329394_10227151889729959_4847580578440707792_n.jpg(Lectures du monde, 2021)
     
    SENTINELLES. – Notre cher Philip ayant laissé, dans sa petite carrée de l’hôtel forestier où il a passé ses dernières années et où son cœur l’a finalement lâché pour de bon, au début de l’année, une quantité de livres témoignant notamment de son dernier intérêt militant pour les questions liées à la dégradation de l’environnement et aux cycles pandémiques, j’ai commencé, après les avoir classés, à lire hier soir l’un d’eux, intitulé Les sentinelles des pandémies, d’un anthropologue du nom de Frédéric Keck qui a enquêté pendant des années sur les recherches liant, sur trois territoires frontaliers de la Chine (Hong Kong, Taïwan et Singapour), des microbiologistes , des responsables de la santé publique, des vétérinaires et des observateurs d’oiseaux qui conjuguent leurs efforts de capter et coordonner les signes des sentinelles animales détectant l’apparition des maladies infectieuses.
     
    L’idée centrale du chercheur en question est que le paradigme nouveau de la réflexion et de l’action qui en découle devrait être la préparation, plus encore que la prévention; et la préparation incluant un retour à une forme de «collaboration» entre humains et animaux qui existait au temps des chasseurs-cueilleurs, mais qui devrait être repensée et relancée par un nouvel effort d’imagination – il insiste aussi sur cette composante créatrice de l’imagination dans l’approche des probables catastrophes à venir. Bref, je vais m’efforcer de lire ce «rapport» en poursuivant ma lecture du dernier essai de Michel Serres consacré à un autre aspect des relations entre bipèdes et animaux, à la lumière des fables de La Fontaine…
    Dans l’immédiat, ce que me plaît dans ce livre est qu’il s’en tient à des faits observés sur le terrain et progresse à l’écart des discours idéologiques en cours « sur le climat », où je retrouve l’inquiétude majeure et combien légitime de ceux-là qui sont eux, aussi, ou ont été, des sentinelles et je pense à Thoreau, à Jim Harrison et à Annie Dillard, au vieux Theodore Monod et à tant d’autres… (Ce lundi 19 juillet)
     
    MISE EN SCÈNE. - En poursuivant ma troisième lecture des Illusions perdues, je découvre une composante qui m'avait échappé jusque-là, qui relève à la fois du théâtre et du cinéma, ou plus précisément de la mise en scène, avec une occupation de l'espace par le mouvement des personnages et le dialogue d'autant plus surprenants, si l'on y regarde de près, qu'ils semblent d'une totale fluidité et d'un parfait naturel.
    À cet égard, l'entrée de Lucien de Rubempré dans le cercle des journalistes et des littérateurs en vue, des mondains et des belles actrices, avant, pendant et après la rédaction de son brillantissime premier papier, qui lui vaudra la jalousie non moins immédiate de ses initiateurs, est une suite de scènes-séquences magistralement agencées - et probablement "à l'instinct"...
     
    ALERTES. – Sans lien apparent avec un rêve morbide de la nuit dernière, soudain ma vue se disloque le temps de quelques minutes, mais assez pour me faire vaciller devant la fenêtre ouverte et voir tout à coup deux fenêtres non alignées, comme décalées en diagonale, comme deux tableaux disjoints, à la fois semblables et dédoublés et comme une douleur dans l’œil ou dans les deux yeux couplés l’un à l’autre je ne sais trop comment, donc je m’assieds, je reste immobile, puis je me lève et je marche de travers jusque vers Lady L. qui me dit comme ça que « c'est peut-être les écrans » alors que je ne m’y suis guère collé ce matin, et bientôt la vision « normale » me revient, mais l’impression de dislocation me reste, comme me reste la sensation du rêve de cette fin de nuit où je me voyais «passer», etc. (Ce mardi 20 juillet)
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    BONTÉ DE BALZAC. – J’y ai pensé ce matin en marchant le long du Grand Canal, voyant de loin le clocher de la petite église blanche de Noville qui me rappelle à tout coup l’église de Combray en plus modeste, j’ai pensé à cette qualité d’extrême et bienveillante attention que Balzac porte à tous ses personnages, et je trouve ce soir confirmation de mon sentiment en lisant le portrait si délicat que Lamartine fait d’abord de ce type trapu, carré, massif, à cou de taureau et trop long pif, mais d’une lourdeur à la fois légère et mobile, volubile autant de la voix que du geste et parlant sans cesse mais sans cesser de s’adresser personnellement à son interlocuteur au lieu de s’écouter, puis le portrait se précise , de plus en plus proche, et finit par le regard, les yeux à l’éclat et à la vivacité maintes fois remarqués et enfin cette aura de bonté que Lamartine souligne avec une sympathie particulière et qui rejoint la bonté de celui que j’appelle The Good Will...
     

  • Le Temps accordé

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    (Lecture du monde, 2021)
     
    BONS GÉNIES. – Peu après minuit, après avoir visionné, sur Youtube, un film japonais singulier où il était question de l’adoption d’un petit orphelin par une famille richissime dont le fils, à peu près du même âge que celui du garçon adopté, fait de celui-ci un jouet et plus tard un valet et quasiment un esclave affectif et sensuel, j’ai acquis d’un clic, et pour 5 euros, la version numérique de Trois maîtres, l’essai de Stefan Zweig consacré à Balzac, Dickens et Dostoïevski dont la première partie m’a immédiatement saisi par sa vista historique à large vue (où il établit le parallèle entre la saga napoléonienne et l’émergence de la volonté de puissance chez le jeune Honoré), sa pénétration psychologique, sa capacité de synthèse et plus encore la puissance de son souffle dans son évocation de la tornade balzacienne.
    Et moi qui, jusque récemment, ne voyait en Zweig qu’un littérateur besicleux à petite moustache, produit typique de la Mitteleuropa viennoise fatiguée, alors que je découvre un peintre social à fresque et un poète des sentiments et de la pensée d’une qualité d’intuition exceptionnelle et d’un savoir ébouriffant ; et le début des pages consacrées à Dickens m’a tout autant touché, dans un tonalité complètement différente, intime et quasi «familiale», qui va m’y faire revenir tantôt ( Ce samedi 17 juillet )
     
    PETITE TOMBE. – Ayant voituré ma bonne amie chez nos Américains, à Châtel-Saint-Denis, et cheminant ensuite avec mon escort dog dans un vaste alpage bordé de forêts, j’avise de loin, à la lisière d’un bois, un petit mausolée dont je découvre en m’en approchant, qu’il est dédié à un jeune Cédric dont la photo encadrée jouxte un texte d’un certain Johnny qui rend hommage à l’ami toujours souriant et parti trop tôt. Quant aux détails de cette mort prématurée (les dates précisées fixent celle-ci à l’âge de dix-huit ans), mystère, et je n’ai pas envie d’en savoir plus, comme s’il fallait préserver l’intimité de Cédric en ce lieu dont il émane un sorte de douloureuse magie.
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    AVEC VUE SUR LE LAC. – Il y a plus de soixante ans que je n’étais pas revenu en ces lieux préalpins où nous montions skier en famille, empilés dans notre première VW bleu ciel, et je ne suis pas sûr de raffoler de la transformation de la petite station des Paccots de jadis, aux quelques chalets et auberges où l’on servait l’Assiette du Skieur, en zone super-urbanisée, mais je pousse une pointe, trois cents mètres plus haut, jusqu’à la terrasse de l’auberge du lac des Joncs pour y retrouver, malgré les dîneurs et le vent menaçant d’arracher les parasols, un hâvre de paix qui me rappelle, marchant le long du tout petit lac vert sombre serti dans la verdure, le lago delle Streghe, au Devero, dont j’ai fait l’une de mes peintures que je préfère - image de recueillement intime et de mystère latent ; et là je songe à la fragilité de notre vie partagée de ces jours, où nous ménageons nos dernières forces, à l’embellie relative vécue par Lady L. depuis hier et à la chance que nous avons d’être entourés, comme ces eaux par les grands arbres, par tant de présences aimantes, tant de gestes bienveillants, tant de voix amies nous permettant d’affronter les horreurs de la maladie…
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    TRICOTS. – Dans leur duplex lumineux donnant sur le haut plateau industrialisé et les croupes vertes des Préalpes fribourgeoises, je retrouve nos Américains et ma douce qui s’est remise au tricot à l’instar de notre fille aînée qui, forte de ses deux licences de lettres en espagnol et en arabe, achève à l’instant une paire de jolies petites mitaines à moires argentées que Lady L. pourra chausser à l’intérieur de ses énormes moufles bleues à poches de glace destinées à calmer les onglées veineuses que provoque la chimiothérapie
     
    L’INCONCEVABLE. – Il y a plus de deux ans de ça, un quidam écrivait, dans le courrier des lecteurs de 24 Heures, qu’il fallait impérativement que le gouvernement fédéral «arrête la Suisse» pour des raisons sanitaires, et cela me parut aussi énorme qu’irréalisable, mais c’est bel et bien ce qui s’est passé ensuite, en tout cas en partie : le Conseil fédéral s’est arrogé le droit, par devoir urgent et sans consulter le Parlement, d’arrêter une partie de l’économie du pays, de fermer les hôtels et tous les lieux de rencontre ou d’échanges collectifs tels que les cafés ou les théâtres, les boîtes de nuit et les écoles, les bureaux et même les librairies et les chantiers à ciel ouvert, sans provoquer la moindre émeute, au point que d’aucuns ont parlé de soumission grégaire et même de veulerie; mais nous avons coupé au couvre-feu à la française et à la chasse aux sorcières, nous disons-nous pour ne pas déchoir tout à fait, sans que nous comprenions pour autant aujourd’hui encore, me semble-t-il, ce qui nous est réellement arrivé…
    D’une façon presque analogue, ma bonne amie et moi, autant que notre proche entourage, n’avons pas encore réalisé que ce qui nous est tombé dessus, ordinairement réservé aux autres, comme on croyait naguère que les grandes épidémies ne concernaient que les pays lointains, aux extrêmes insalubres de l’Orient ou du Sud, puisse nous arriver à nous, ici et maintenant…
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    ROMAN D’UNE VIE. – Au terme de ma lecture de la biographie de Balzac par Stefan Zweig, qui l’a occupé pendant des longues années et qu’il n’a pas complètement achevé – ce qui ne se voit d’ailleurs pas du tout -, j’ai en tête un extraordinaire récit romanesque qui a été en somme « écrit » et subi par son protagoniste lui-même, artisan principal de toutes ses tribulations financières et autres « malheurs », lesquels ont paradoxalement coïncidé avec les périodes les plus fécondes du romancier, Zweig démêlant admirablement en outre l’embrouillamini de ses relations sociales ou sentimentales, particulièrement entortillé en ce qui concerne le feuilleton de Madame de Hanska que son soupirant exalté abreuve d’un roman parallèle d’une mythomanie extravagante.
    Lucide à l’extrême, et rendant justice en partie à la grande dame à la fois flattée par l’hommage du génie et toujours condescendante en son snobisme de classe, Zweig n’est pas dupe de la comédie que se jouent les deux personnages, et sa défense de la mère de Balzac, dont il n’est pas dupe non plus du double jeu, relève de la même subtilité psychologique.
    Mais pour l’essentiel, s’il voit les petitesses du cher homme, ses monomanies délirantes et ses obsessions récurrentes, c’est à la hauteur où, à peu près seul, Victor Hugo situait son pair et ami (le bouleversant hommage final cité in extenso), que l’écrivain autrichien replace celui qu’il considère, avec Dickens et Dostoïevski, comme l’un des trois seuls grands romanciers du XIXe siècle à dimension vraiment universelle.
     
    RATÉS DE l’ENSEIGNEMENT. – À Lady L. qui me disait, ce matin, qu’elle avait détesté les lectures scolaires de Balzac, jamais introduites par le prof et réduites au statut de devoirs de vacances, je réponds que ne pas présenter un tel écrivain, le personnage et son œuvre, à des jeunes gens sans expérience, relève d’un défaut d’enseignement largement partagé, mornement conforme à un « programme » inamovible où la passion ne peut-être qu’individuelle et d’exception, et comment jeter la pierre à ces enseignants alors même qu’un lettré aussi éminent qu’Henri Guillemin déclare, de son côté, que la lecture de Balzac l’a toujours « fait crever » ?
    En ce qui me concerne, je ne crois pas qu’aucun enseignant ne m’ait jamais fait aimer Balzac, dont j’ai lu Le père Goriot et La peau de chagrin dans mon coin à l’adolescence, Le chef-d’œuvre inconnu et Illusions perdues dans ma vingtaine, Seraphita sur le conseil de Pierre Gripari et Eugénie Grandet lorsque Dimitri m’a offert les vingt volumes de la Pléiade récupérés de la bibliothèque de Caraco pour me payer de je ne sais plus quel travail, Illusions perdues bis en 1999 et tout le premier volume de la collection Omnibus que j’ai repris depuis mars dernier, donc la septantaine passée, pour avoir enfin l’impression de tout capter de ce que je lis…
     
    AU COMPTEUR. – Si je fais le compte des pages de mes carnets réunies sous le titre de Lectures du monde en cinq volumes publiés à ce jour, de L’Ambassade du papillon (en 2000) à L’échappée libre, en 2017, j’en arrive à un total d’un peu moins de 2000 pages, à quoi s’ajouteront 350 pages avec Mémoire vive et les 300 autres pages actuellement écrites du Temps imparti, qui en comptera peut-être le double si je survis encore un peu.
    En attendant je vois ça comme en perspective cavalière : ces Lectures du monde, de 1972 à 2022 (je touche du bois) constituent, plutôt qu’un journal linéaire, une chronique modulée par un montage particulier, et ce dès Les Passions partagées, qui fait alterner les parties datées (reproduites en italiques) et les fragments thématiques.
    Untel m’a reproché de briser ainsi la suite mélodique du journal d’écrivain ordinaire, dont un Amiel ou un Léautaud sont les meilleure exemples, mais justement je tenais à cette rupture, qui procède des scansions et secousses de la vie même, avec changements de ton et contrepoint passant de l’intime à l’extime, cette pratique me rapprochant plutôt des collages d’un Max Frisch ou, plus fondamentalement, des « feuilles tombées » d’un Vassili Rozanov ou du « carnet de bord » morcelé d’une Annie Dillard captant ombres et lumières avec son incomparable limpidité, poids du monde et chant du monde, etc. (Ce dimanche 18 juillet)
    PeintureJLK: Lago delle Streghe, al Devero.

  • Mémoire vive

     
    (Lectures du monde, 2019)
    Zermatt, on the roof, ce jeudi 23 mai. – Je me trouve à l’instant sur le toit du Charm-Inn, à cinquante mètre de l’église de Zermatt, avec vue sur le Cervin et dans le fracas continu des rotations d’hélicos au travail. Les chantiers lourds étant ici interdits pendant la haute saison, les gars du bâtiment se défoncent; et moi aussi je turbine à la révision, avant son envoi à Guillaume, de mon pamphlet intitulé Nous sommes tous des zombies sympas – à vrai dire plutôt libelle que pamphlet pour sa tournure de joyeux poème assassin.
    Je peinais hier, grinçant des rotules, à remonter la Bahnhofstrasse rutilante de marques à fric, top de la globalisation et conservant pourtant certains traits de vrai vieux bois sous son maquillage de pute, me rappelant en souriant jaune nos corps glorieux de jeunes dieux solaires, il y a cinquante ans de ça, à l’étape de la Haute Route…
     
    PESANTEUR ET GRÂCE. – La pesanteur nous fera tous tomber de hauteurs diverses, me dis-je en revenant une fois de plus au petit cimetière des dérochés du Cervin, mais je me rappelle aussi, avec Simone Weil, que nous pouvons tomber vers le haut sous l’effet d’une grâce méritée ou accordée Dieu sait pourquoi.
    Mais au vrai, que savons-nous ? Je me le demande en lisant Les impardonnables de Cristina Campo, découverte par Guillaume auquel j’ai fait découvrir La Trahison de Zagajewski, et tout à l’heure je lui ferai signe via FACEBOOK de la cafète high tech du petit Cervin, 3883 mètres au-dessus des déchets marins, pour lui réitérer mon affectueuse reconnaissance.
     
    Wuppertal, ce mercredi 6 juin. – Ce n’est pas sur un coup de tête mais un mouvement conjoint du cœur et de l’esprit, et du corps et de l’âme aussi que je me suis décidé l’autre jour à me taper 1500 bornes aller-retour, pour la Beauté que ç’a été ce soir avec la création d’Eros Athanatos de mon cher Aliocha, retrouvé après quarante ans – il en avait onze quand j’ai aimé la Sarrasine sa mère – et dans la musique duquel il m’a semblé véritablement pénétrer, physiquement et émotionnellement, jusqu’au bord des larmes, entre exultation dionysiaque et chocs des contraires, toute douceur et soudain fracas, violoncelle et piano magistralement tenus par Capuçon et Thibaudet, merveille pure sous les dorures de la Stadthalle de cette ville déclarée rasée au soir du bombardement du 29 au 30 juin 1943 - et voilà ce que les artistes répondent.
     
    PERFECTION. – Il n’y a pas un atome de place, dans la musique, pas plus que dans le seul vrai style éternellement neuf, pour la moindre tricherie, et le rôle de la seule vraie critique, exigible en chacun et accessible à tous, ne tient qu’à cela : distinguer ce qui est de la triche et ce qui n’en est pas.
     
    À La Désirade, ce 14 juin 2019. – Je passe aujourd’hui le cap de mes 72 ans, au même jour de la naissance d’Ernesto Guevara, dit le Che, et que la grève des femmes en Suisse démocratique non moins qu’inégalitaire à cet égard, mais cette date ne serait rien sans la tendresse, incommensurable, qui touche aux quatre instances du Corps et du Cœur, de l’Esprit et de l’Âme, toutes liées à la seule Lady L. et dont ce journal ne dira rien que par allusions.
    De notre infante Number One, ces jours présente avant son retour définitif de San Diego, je reçois un patchwork mirifique modulant à sa façon le chant du monde, et demain Number Two donnera vie à son second enfant – ainsi mes trois grâces ne cessent-elles d’alléger ma pesanteur, etc.
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    COMPARTIMENTS. - Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 (le peintre a donc 89 ans) est explicite à cet égard.
    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, celui d’une loge de théâtre, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf.
    L’apparition compartimentée est celle d’un voyageur au profil difficile à identifier. S’agit-il d’un jeune pirate ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de celui ou celle qui regarde, elle ou lui compartimentés à leur tour par leur seul regard.
     
    MÉLANCOLIE. - Repris ce matin mes Riches Heures . Sacré bouquin. Qui me rappelle l’injustice de Dimitri ne m’en disant pas un mot. Pauvre Dimitri, qui a perdu son aura. Et que je ne juge pas pour autant. « Tu ne sais pas à quel point je suis mauvais », a-t-il dit un jour à Slobodan Despot. qui ne l’a sûrement pas inventé ; et de fait je l’ai vu devenir de plus en plus mauvais après nos retrouvailles dont j’espérais tant, et notre fille Sophie, travaillant auprès de lui, a fini elle aussi par le fuir comme on fuit un démon. Quant à moi j’ai trouvé en Pierre-Guillaume, l’interlocuteur idéal qu’à représenté Dimitri jusqu’à la guerre, après quoi tout s’est gâté dès l’apparition du même Slobodan, etc. (À La Désirade, ce mardi 16 juillet)
     
    BON RETOUR. – De mon nouvel ami Pierre Mari, je reçois cette lettre consacrée à mon libelle : « Cher Jean-Louis, il ne fallait pas désespérer : avec moi, grand lecteur de Rabelais, « tout vient à poinct à qui sçayt attendre ».
    Je viens d'achever la belle et forte conclusion de ton livre. (…) J'ai lu ton ouvrage comme j'aurais dégusté un excellent repas accompagné d'un grand cru. Je ne trouve pas mieux, pour l'instant, comme métaphore. Et si je peux me permettre une seconde métaphore culinaire (il me semble, et tu me diras ce que tu en penses, que celle-ci rapproche nos deux textes) : j'ai l'impression que tu as procédé avec une broche aussi acérée que pénétrante pour enfiler les quartiers de viande les plus divers et parfois les plus éloignés. L'unité de ton livre est dans la broche, si je puis dire ! Ainsi tu embroches l'art contemporain, la mondialisation, la poésie, la farce sociale, la technologie délirante, la paresse insondable des schémas intellectuels, etc. Je ne saurais te dire à quel point je me suis retrouvé dans cette réjouissante et féroce cuisine ! Par exemple, la « pitoyable jobardise des intellectuels parisiens » (avec l'invocation de Simon Leys, dont il faut réactiver le souvenir, tant il fut prémonitoire et bouleversant), la distinction fort salubre que tu rappelles entre écrivain, écriveur et écrivant (j'y adhère sans l'ombre d'une réserve, cela va de soi, surtout par les temps des confusionnisme qui nous happent), les « fripouilles abjectes du marché de l'art mondialisé » (ce genre de propos devient de plus en plus difficile à tenir dans les dîners - que je fréquente fort peu, rassure-toi - tant la crainte du procès en obscurantisme tétanise les esprits même les plus déliés), et puis naturellement ce « petit théâtre de marionnettes sociales » où l'on croise à plusieurs reprises, et pour notre plus grand plaisir de bouche, la Douairière, le Glandeur, le Tatoué, et autres personnages satellisés autour du Grand Quotidien. J'adore également (et tu me permettras ce petit accès de jalousie, car j'aurais aimé être l'auteur de la formule) ton « compost égalitaire final », qui trouve très justement sa place dans les toutes dernières pages (…) P.S. Je me rends compte que je n'ai rien dit, dans les lignes qui précèdent, de la tonalité du livre: une férocité goguenarde entrelardée de beaucoup d'accès de tendresse et de nostalgie. On se dit, en achevant le livre, que le registre était celui qui convenait au propos. Ce n'est pas toujours le cas avec les livres contemporains, qui pèchent le plus souvent par une navrante absence de grâce ».
     
    FACTOTUM. - Buddha le népalais débarque ce matin pour nous aider alentour, le physique flamboyant tandis que je me traîne sur mes guibolles, et moins d’une heure après son arrivée la pente d’herbe surplombant la terrasse est nettoyée, olé. (Ce mardi 23 juillet)
     
    COMPÈRE. - Je reprends ce matin la lecture du Journal de Jules Renard, que je lis et relis depuis une cinquantaine d’années, cher compagnon au sourire dans les larmes – et tout à coup je me rappelle que, dans notre enfance, nous avons joué des scènes de Poil de Carotte, mais le Journal aura jeté un autre pont entre nos champs et les forêts où je poursuivais mes lectures solitaires, et la ville où il fallait bien aller…
     
    ALERTE. - Lendemain de crise cardio-vasculaire nocturne, qui m’a terrassé à deux heures du matin, littéralement jeté au sol où je suis resté une heure les pieds en l’air et cisaillé par de violentes douleurs lombaires, craignant l’attaque cardiaque que je pressentais plus ou moins ces derniers jours, et même, à un moment donné, sûr que j’allais y rester, et puis non : ce n’était pas le moment pour ce pauvre cœur de me lâcher, et quand j’écris cœur je pense corps car j’ai eu la sensation que mon corps me submergeais et que j’allais pour ainsi dire le vomir. Or je le prends comme un avertissement, et je vais tâcher ces prochains jours de ménager l’animal avant de consulter. (Ce jeudi 8 août).
     
    DE LA POÉSIE. - Je constate de plus en plus que peu, très peu de poètes me parlent, et que sur ce peu de poètes que très peu de leurs poèmes me touchent. Or je sais très exactement ce qui me touche, ou plutôt je le sens, assez infailliblement si je n’écoute que mon oreille…

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    Dans le TGV Lyria, ce 9 avril. – Des années durant, dans le premier train à destination de Paris, mon cœur se sera serré à la vision des bestiaux alignés dans la cour des abattoirs, mais ceux-ci ont disparu et pourtant cette vision, dans la grisaille des petits matins, me reste comme une vraie douleur à chaque fois réitérée, liée aussi à la vague angoisse de chacun de mes départs ; et tout à l’heure, à la hauteur de Ballaigues, juste avant le passage de la frontière, je penserai à Louis Soutter attardé à la poste dont il utilisera l’encrier pour y faire un dessin de plus. Soutter ! Ma Suisse profonde avec Robert Walser et Aloÿse, Adolf Wölffli et Charles-Albert Cingria - mes fous et mes saints ! Et tout à l’heure, au sommet de son escalier de la rue de Richelieu, Guillaume m’apparaîtra avec son rire muet et ses grandes mains amies !
     
    CONFIANCE. – Je me pointe à Paris avec un nouveau livre, vif et même tranchant, achevé en deux mois. Mon ami Guillaume, l’éditeur, va le recevoir comme un cadeau et je reçois tous les signes de sa reconnaissance comme l’écho parfait de mon amitié. S’il me trahit, c’est simple: je le tue. Mais je sais que mon livre, comme Les Jardins suspendus paru en novembre dernier, sera le nôtre, de même que les livres qu’il a publiés au sommet de son escalier sont les miens.
    J’ai toutes les raisons, foi d’expérience et je n’exagère pas, de me défier de l’amitié, surtout de mes amis les plus proches. Et pourtant je crois aux alliances inespérées, et je me tuerai plutôt que de décevoir celui-là qu’une grâce m’a fait rencontrer.
    Paris, à La Perle, tard le même soir. – L’excellent Teddy, veilleur de nuit comme il y en a peu, lecteur de Wittgenstein (!) et tenant d’étonnants carnets ornés de dessins à la plume et d’aquarelles originales, m’a réservé la meilleure chambre avec bureau, sur les toits et surplombant la rue, d’où j’aperçois le clocher de Saint-Sulpice.
    J’aurais peut-être préféré l’établissement en son premier état, quand Marcel Proust l’a offert à Céleste Albaret, sûrement moins cossu qu’aujourd’hui et plus parisien, mais je ne suis ce soir que reconnaissance après nos retrouvailles avec Guillaume et son amie E., qui me semblent devenir de vrais amis, curieux de tout et pleins d’intime affection. De belles et bonnes gens, et je trouve que nous nous méritons.
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    ACCOINTANCES I. - C’est grâce à Roland Jaccard, qui m’a complimenté pour les chroniques que je publie sur le même «média indocile» numérique que lui où m’avait convié Jacques Pilet, intitulé Bon Pour La Tête et lancé à la suite de la calamiteuse liquidation de L’Hebdo, que suis revenu à Paris ou j’ai renoué avec Pierre-Guillaume de Roux dont Roland m’a appris qu’il me tenait en estime, et c’est la même crânerie d’orgueil qui m’a fait envoyer à Pierre-Guillaume le tapuscrit de La Maison Littérature, premier titre des Jardins suspendus, dont l’accueil fervent immédiat qu’il lui a réservé, après tant de déconvenues, a été l’une de mes grandes consolations de l’an dernier…
     
    ACCOINTANCES II.- Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux.
    Et puis nous nous sommes retrouvés, quarante ans après de brefs échanges autour de L’Âge d’Homme: il m’a envoyé un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier après les avoir peut-être survolés; nous nous sommes retrouvés au Yushi japonais de la rue des Ciseaux où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.
     
    VIS COMICA. - Sur quoi me vient la pensée rassérénante qu’à tout moment le comique peut nous aider à détendre l’atmosphère. Du coup je me rappelle le souvenir ému de Robin Williams, dans le film de Gus van Sant intitulé Will Hunting qui, pour dire le déchirement qu’a représenté la mort de celle qu’il a aimée pendant une quinzaine d’années, évoque ses pets nocturnes et comment parfois ceux-ci réveillaient le chien.
    Mais à qui puis-je raconter cela ? À Lady L. sans hésiter et à nos deux filles brune et blonde, à Roland et à Guillaume, mais combien d’autres regarderont ailleurs ? Or le comique nous sauve des importants, et c’est pourquoi j’aime tant Tchekhov, pour qui le rire était vital.
     
    ACCOINTANCES III. – Un imbécile notoire, notable socialement et qui m’a toujours détesté au motif que je savais pourquoi, très important devant ses semblables, il se rongeait les ongles au sang, a parlé de moi comme d’un «artiste de la brouille», sans se douter évidemment des motifs vitaux qui me faisaient m’éloigner de tel ou tel ami, à commencer par le refus de se trahir soi-même par chantage. Le personnage en question, éditeur, se faisait photographier entouré de ses auteurs. Mais pas trace d’amitié sincère entre ceux-là : convivialité de façade.
    L’on a cru aussi que je «tuais le père» en rompant quelque temps avec un mentor qui me forçait, précisément, à me renier. Or comme souvent, ce qu’on appelle «tuer le père» signifie plutôt déjouer les coups d’une autorité meurtrière. Et peut-être est-ce alors tout un art que de briser pour sauver son cœur et son âme ?
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    DANDY. – Mais qui est vraiment ce Fabrice Pataut qui écrit des nouvelles et des romans si géniaux – je mesure bien le terme en visant son originalité sans pareille -, vertigineux par leurs intuitions et d’une écriture dont la limpidité contraste si fort avec la complexité retorse de ses personnages, que je retrouve à la terrasse de Bartolo, rue des Canettes, sous les dehors d‘un dandy à joli foulard et costume sans pli, aimable au possible, parfois même drôle, pas cuistre pour un sou en dépit de sa haute position dans la recherche philosophique, et très intéressant par sa conversation mais comme bouclé dans une armure invisible ? Se livrera-t-il jamais au naturel ? Mais si : ça et là, puisqu’il me confie qu’il a une femme avec laquelle il a séjourné dans une station de ski…
     
    À La Perle, ce 10 avril. – Je n’avais aucune envie, ce soir, de voir qui que ce soit en dépit de ma vague promesse de passer chez Yushi, mal dans ma carcasse fatiguée et dans mon âme aussi, jusqu’à neuf heures du soir où m’appelle, insistant, notre ami Roland qui me dit être seul et tient à me voir malgré mon envie de me jeter du cinquième droit dans la Seine.
    Donc je me pointe et m’entends dire, par l’émule de Cioran, cette sentence de je ne sais quel sage chinois: que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme. Et de fait la soirée se poursuit joyeusement, et plus encore après l’arrivée d’un ami connu de l’ami en la personne de Denis Grozdanovitch, avec lequel le courant passe bientôt, se révèlent des affinités littéraires et cette chose que j’ignorais: que Cingria serait l’un de personnages cryptés du Bois de la nuit de Djuna Barnes…
     
    DES GENS. – Je ne dirai pas que je n’aime pas les gens, même si je ne les apprécie qu’à proportion inverse de leur nombre, au détail et en personne, mais je suis impressionné, en lisant la biographie exhaustive de mon ami Tchekhov, par sa capacité de supporter un entourage familial et social constamment envahissant, fourmillant de raseurs et de bêcheuses languissantes et impatientes et de le prendre dans leurs filets, avec une bienveillance heureusement compensée par un humour de défense implacable et une ironie propre à glacer les tendrons ou les fâcheux. Mais quelle vitalité prodigieuse, quelle énergie dans ses multiples travaux et quelle verve malgré son puits de tristesse, quelle pudeur aussi et cependant quelle verdeur érotique dans les lettres personnelles où il se lâche - tout cela très loin du personnage mélancolique de perdant sublime qu’on a figé dans le cliché du «doux Tchekhov».
     
    UN AMOUR FOU. – Excédé par la pratique, selon lui trop massivement soumise au conformisme social, du coming out, X. me dit un jour qu’il allait crier sur les toits qu’il avait été, de sa neuvième à sa dixième année, avant sa mue sexuelle, gravement pédophile, épris à mort qu’il fut d’un camarade de classe à la blondeur aussi angélique que sa propre voix de soprane, sans qu’il n’y eût rien de sexuel dans cette attirance mais une vraie passion affective, des rêves de fugues et d’aventures à la manière des jeunes héros de la collection Signe de Piste, nul attouchement sous la ceinture porteuse de poignard mais des baisers éperdus, sans doute, à l’insu des adultes dégoûtants, etc.
     
    PARIS, 1961. – C’est d’abord l’odeur de moisi moite d’un hôtel miteux de Suresnes où mes parents ont réservé une chambre par souci d’économie, à Pâques, donc trois mois avant la mort de Céline, et ma mère inspecte le dessous des lits pour voir si l’on a fait la poussière, j’ai déjà une veste de velours côtelé genre artiste en dépit de mes 14 ans, raffole de la peinture d’Utrillo et de Soutine et suis d’accord avec mon père quand il taxe de croûtes les toiles des rapins de la place du Tertre, découvre la soupe à l’oignon dite gratinée et donne à moitié raison à ma mère que gêne la proposition de notre Oncle Henri - qui s’est payé une aquarelle de poulbot typique à Montmartre -, de passer avec mon père une soirée aux Folies-Bergères «entre messieurs»…
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    GOODBYE LENIN . – Un rêve bien étrange m’a fait retrouver, la nuit dernière, l’ancien leader de la jeunesse progressiste lausannoise, notre cher U., furieux marxiste au visage poupin et à la passion militante parfois ombrageuse, qui se trouvait en butte aux assauts d’un Vladimir Oulianov en casquette légendaire et poussant devant lui une sorte de carriole militaire, faisant bel et bien mine de le repousser et non sans véhémence, ce qui m’a intrigué car jamais je n’ai entendu le tribun de nos jeunes années s’en prendre à Lénine malgré son ralliement au trotzkysme – et du même coup, me réveillant, je me suis rappelé les sarcasmes que le camarade en question me balançait, à la salle de lecture de la Bibliothèque universitaire quand il me surprenait en train de lire des auteurs politiquement suspects à ses yeux, comme ce «fasciste» de Cingria ou ce «réac» de Ramuz, convaincu qu’une bonne conversation nous amuserait aujourd’hui, tous les deux, au rappel de ces souvenirs… (Ce mercredi 7 juillet)
     
    MOBILE / IMMOBILE. – Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, mais plutôt un espace mixte : une espèce de compromis entre un lieu de passage et de patience stationnaire dans le dédale du Service d'oncologie, au septième étage de l’accueil et des examens alors que les soins ambulatoires et autres chimiothérapies se dispensent au sixième dessous avec, entre les deux niveaux, ce puits lumineux commun dans lequel tournent les cocottes de papier d’un mobile géant accroché à un cintre tournant là-haut sous le plafond de verre où crépite la pluie d’après-midi de cet été pourri.
    L’ambiance de ce lieu est à la fois lente et lourde, avec quelque chose de matériellement palpable et de quasiment « incarné », malgré ou peut-être à cause du silence régnant et de la résignation qui se lit, sinon sur les visages masqués, du moins sur les postures de la plupart des patients, accompagnés ou non mais tous porteurs du même petit bracelet blanc ; et je reste assis sur le siège de skaï bleu clair (du même bleu que les murs et que le faux bassin dans lequel flottent des cocottes-bateaux de papier blanc toutes semblables aux cocottes-oiseaux du mobile) tandis que l’infirmière haïtienne dont j’ai oublié le prénom emmène mon accompagnée (étant déclaré accompagnant j’ai logiquement une accompagnée) pour la prise de sang dont nous évaluerons tout à l’heure les résultats et leurs conséquences avec l’oncologue – un jeune Grec barbu aux yeux qui sourient en dessus de son masque, etc.
     
    COMMENT RACONTER « ÇA »... – Vivant ce que nous vivons, maintenant depuis bientôt trois mois, sur la base de notes télégraphiques consignées tous les jours dans un carnet d’une centaine de pages sur lequel j’ai collé l’image de ma bonne amie dans son beau pull bleu tricoté au point jacquard au début de l’année, la question du récit, de sa formulation et de son éventuelle diffusion, de l’intérêt que cela représenterait autant pour ceux qui le vivent que pour tout un chacun, se pose, qui me renvoie à tous les récits contemporains de même nature dont les premiers remontent aux années 70-80 avec le Mars de Fritz Zorn, s’agissant du cancer, ou aux derniers livres d’Hervé Guibert s’agissant du sida.
    Or je l’entends tout autrement qu’un «récit de vie» de plus sur la maladie ou sur l’approche de la mort : j’aimerais que tout fût lié par l’expression des sentiments, dans notre environnement perso d’ici et de maintenant, sur le ton relancé du «j’étais là, telle chose m’advint», la maladie n'étant qu'un des multiples aspects de la vie qui continue, etc.
     
    RETOUR AMONT. - L’atmosphère générale était à l’incertitude liée depuis deux ans à la pandémie, quand on a passé soudain de l’anxiété diffuse à l’angoisse.
    Le premier élément de diagnostic a été d’une brutalité extrême : on a failli crier. Certains experts en la matière le répéteront plus tard comme ils le serinent depuis longtemps en pareilles circonstances : criez donc, lâchez-vous, c’est normal, ça ne peut faire que du bien, etc. Ce genre de formules, mais on n’en était pas là à ce moment-là, comme si l’on n’y croyait pas vraiment, et tout de suite on s’est rassuré en écoutant le spécialiste parler technique et préciser en même temps que l’Opération serait palliative et non curative, et le binoclard à bouc brun roux de détailler, avec son accent alémanique, les actes successifs de son intervention sur le cœur dont il avait devant lui une maquette colorée, en précisant le risque de chaque geste et la mort possible durant les cinq ou six heures que cela durerait, comme pour se dédouaner à l’avance et non sans insister sur l’accord signé de la patiente – tout cela dans cet espace vitré, sur fond de couloirs aux silhouettes blanches de passage, le chirurgien au front dégarni et une assistante, la patiente et son conjoint catastrophé, leur fille aînée qui avait posé sa main sur celle de son père au moment de l’Annonce, la seconde fille sur la tablette en mode visioconférence depuis le chalet avec vue sur le lac, etc.
     
    AU PIED DU MUR. – La pandémie a été comme un premier avertissement : en tout cas je l’ai pris comme ça : comme une possible dénégation.
    Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, me suis-je dit qu’ON nous disait. Je sais bien que cet ON ne rime à rien, mais en même temps je me dis qu’il participe d’un organisme universel qui nous parle à sa façon, et chaque fois que j’ai affronté la mort je me suis dit la même chose : qu’ON m’avertissait.
    C’est ainsi qu’apprenant, à trente-cinq ans, la mort accidentelle de mon meilleur ami, je me suis dit : voilà, c’est comme ça. Et c’est ainsi que j’ai accueilli notre premier enfant : comme un fait établissant ma propre mort, et comme une nouvelle vie a commencé ce jour même.
    Dostoïevski va se faire exécuter. Il vit pour ainsi dire sa mort au pied du mur quand surgit l’émissaire chargé de sa grâce, et sa vraie vie lui est alors révélée. Sur quoi j’apprends que j’ai le cancer, que je ne ressens pas vraiment dans ma chair, et qu’On le soigne à l’accélérateur linéaire : mon corps n’a presque rien vu passer.
    Tandis que mon corps est cloué quand j’apprends que le cœur de mon cœur est touché et que la vie de ma bonne amie est en danger. Tout devenant alors réel, terriblement, inexorablement réel...
     
    JOUR APRES JOUR. –«Restons pragmatiques !» est la première expression, hilarante dans sa petite bouche d’enfant de trois ans, qui est venue à notre petit-fils Anthony par imitation directe du langage de sa mère ou de son père, et c’est à cette hauteur que nous tiendrons un jour après l’autre, en restant sereins et précis dans nos actions, non du tout comme si de rien n’était mais comme c’est : dans ce bel appart de la maison bleue aux beaux parquets de chêne et aux hautes fenêtres donnant sur les pins parasols et le lac aux reflets argentés, sur les arches de fer vert du marché couvert et sur le Grammont cher à Courbet, elle à se reposer de sa deuxième chimio et moi à passer de la lessive au séchoir non sans écrire et chantonner – nous nous le somme dit et répété dès les premiers jour de cette nouvelle : que ce serait un moment après l’autre, quitte à nous pleurer dans le gilet quand on trouvera qu’il y a trop, mais à la réalité salope on se raccroche comme au cou d’un cheval doux, et c’est le contraire du pragmatisme appliqué mais c’est encore mieux comme ça…
     
    DIVAS. – Jeudi passé je lisais Massimilla Doni sur mon smartphone, via l’appli Kindle, à côté de ma douce en énorme gants bleus pleins de glace, les yeux mi-clos tandis que le poison « salvateur » filtrait en goutte -à-goutte; j’étais à Venise pendant qu’elle fermait les yeux, j’aurais eu envie de lui lire la page d’un lyrisme délirant où Balzac compare la passion du prince Emilio aux folles cascades d’eau tombées des hauteurs du Gothard ou du Simplon (l’Auteur laisse le choix au lecteur…), mais rien ne devait déranger le silence du box de soins où reposait, tout à côté, une femme qui, couchée et de profil, m’avais paru jeune encore, pâle comme une fée, et qui, se levant ensuite, vieillit soudain de façon cruelle – et cruel était aussi ce contraste entre la splendeur vénitienne évoquée par le romancier et la réalité du Service d’oncologie; et voici que tout à l’heure, dans l’espace d’attente de celui-ci au sempiternel mobile, surgit une autre diva qui eût charmé le prince Emilio sous les traits d’une gracieuse patiente à longue robe de soie couverte des même fleurs multicolores que sur le turban cachant la probable nudité de sa tête, etc. (Ce jeudi 15 juillet)
    Image JLK: au service d'oncologie du CHUV.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    UN VRAI JOURNAL. - À fleur de sommeil je me disais à l’instant que je devrais essayer de tout me dire de ce qui me hante, ou plus exactement de l’écrire pour cesser d’en être hanté, et ce serait un vrai journal intime, après mes dizaines de milliers de pages de carnets tenus depuis 1965-66 et constituant les quelques 2000 pages publiées de mes Lectures du monde, un journal où je me dirais enfin mes quatre vérités, un journal sans la moindre concession, - un journal qui dirait non pas LA vérité mais mes quatre vérités. (À La Désirade, ce jeudi 28 mars 2019, quatre heures du matin)
     
    PROJET. - Mes quatre vérités sont liées aux quatre formes d’expériences dépendantes de ce qu’on appelle le Corps, de ce qu’on appelle le Cœur, de ce qu’on appelle l’Esprit et de ce qu’on appelle l’Âme. Autant dire qu’elles reposent sur des notions bien définies en apparence et très mouvantes voire insaisissables en réalité - il ne suffirait même pas de les traduire en trente-six langues pour l’évaluer plus clairement, mais je partirais de là: ce serait ma base.
     
    CONSTAT. - La première vérité de mon corps est qu’à l’approche de mes 72 ans je n’ai plus que trois dents, que ma libido est à peu près à zéro après les 55 séances d’irradiation de mon classique cancer de la glande masculine à l’accélérateur linéaire, que j’ai perdu les 60 % de mon ouïe, que je ne lis plus sans lunettes et que mes jambes et mon souffle ont l’âge de mes artères, alors que mon esprit reste plus vif qu’il ne l’était entre seize et soixante-six ans.
    Quant à mon âme je ne saurais lui donner un âge, ou dire que j’ai gardé une âme d’enfant serait juste une vérité du cœur, sinon une vue de l’esprit; et savoir si l’âme est une émanation du corps, ou si le corps est une modalité débordante de l’âme, serait aussi bien l’affaire de l’esprit.
     
    VALET DE CŒUR. - En attendant plus je vais et plus je me rends compte que la vérité du cœur aura compté, dans ma vie, plus que les autres, comme je me le rappelle ces jours en lisant la meilleure biographie qui soit, en traduction française, de mon ami Tchékhov, sous la signature du slaviste anglais Donald Rayfield , sans cesser de penser à ce qu’a été pour moi la rencontre de Lady L. et à ce que nos enfants ont fait de nous – tout cela fort bon aussi pour le corps et l’esprit, autant que pour l’âme réjouie.
    La vérité du cœur, telle que je la conçois, se garde de toute sentimentalité collante, tant que de la chienne sensualité et de ce que Nietzsche appelle la Schwärmerei: elle est à la fois douce et d’un cristal net.
     
    QUESTIONS. - Ce qu’on appelle le sexe fait-il partie du corps, de l’esprit, du cœur ou de l’âme ? Je me le demande. Si Morel demande cent sous à Robert quand celui-ci le branle ou le suce, cela concerne-t-il le cœur, l’esprit, l’âme ou le corps ? Et qui Saint-Loup trompe-t-il quand il ment à Gilberte ? Et de quoi s’agit-il quand Charlus se fait flageller ou qu’il corrompt un enfant ?
    Et mon père eût-il été si timide et doux s’il avait été atteint, comme Simenon ou Paul Morand, de priapisme insistant ?
     
    RÉSERVE. - Mon incapacité de tenir vraiment un «cher journal» à la manière d’Amiel tient peut-être, plus qu’à une pudeur d’ailleurs légitime, à mon impossibilité quasi physique d’objectiver mon magma personnel, émotionnel et forcément sexuel, par des mots écrits relevant à mes yeux, déjà, d’un langage froid, à la fois technique et doctoral, ne rendant rien ni des vérités sylvestres ou lacustres de mon corps, ni de mes délires imaginaires d’amoureux de dix ou douze ans, ni de mon esprit d’analyse et de mon âme gentille.
     
    AMOR SUI. - X. me disait que le premier garçon avec lequel il avait couché, et la première fois qu’il avait humé du nez au cul tel autre corps que le sien, lui avait laissé l’impression à la fois grisante et vaguement écœurante de s’être étreint lui-même, jusqu’à confondre l’odeur de son sperme avec celle de ce double illusoire, sans ce profumo di donna si particulier que lui fit découvrir, plus tard, le corps de sa première amante : suave et mortelle fragrance du Tout Autre - prélude souvent à la guerre.
     
    Ce vendredi 4 avril.- Je me réveille à 6 heures et vais faire pisser Snoopy dans le sublime paysage tout clair au quart de lune, comme incurvé, luminescent sous l’épaisse couche de neige, le lac d’argent bleuté et les montagnes comme sculptées au couteau dans la glace vive.
    Tout à l’heure je descendrai à Montreux où Lady L., de retour de San Diego, a passé la nuit pour éviter de brasser la neige fraîche, ce qu’attendant je lance les feux et me replonge dans la lecture de La Trahison d’Adam Zagajewski.
     
    PARADOXE. - La trahison selon Zagajweski relève à la fois du corps, du cœur, de l’esprit et de l’âme, tout entière impliquée dans notre obligation de naissance de nous occuper à vivre en oubliant notre immortalité, et je l’entends comme un évidence métaphysique vrillée à mon physique mortel dont j’exorcise le lancinant rappel en pratiquant jogging sur jogging et, pour laisser un peu respirer mon esprit et mon âme avec le consentement de mon cœur, force méditations et tentatives de prières, peut-être vaines ou peut-être pas ?
     
    CORPS ET ÂME. - Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.
     
    MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
    Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de «petite secousse» ou d’ «infini à la portée des caniches», comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?
     
    Ce dimanche 7 avril. - Mon frère aurait eu 77 ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir - tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.
     
    CET INCONNU. - Après sa mort j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes racontés nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlés comme deux frères de dix-huit (lui) et treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooters des neiges voler au-dessus des vasières gelées…
     
    PRIVACY. - Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou de l’autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais «ça» pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?
     
    PURETÉ, MON CUL. - Je ne me rappelle pas ce qui m’a fait «tomber», entre seize et dix-huit ans, sur les Journaliers de Marcel Jouhandeau, auxquels j’ai pris goût au point d’en lire de nombreux volumes, jusqu’à l’écœurement que m’a inspiré Du pur amour où, vraiment, l’effort du vieux faune catholique de magnifier son imaginaire amant hétéro, certes fringant à la trompette, m’a semblé se délayer dans la même sauce suavement frelatée que les Pages égarées, au tirage confidentiel, dans lesquelles le grand styliste touche au kitsch en célébrant, en termes voulus sublimes, les fermes rondeurs du fessier masculin et la fière mentule qu’érige l’éponyme et non moins improbable Amour Pur…
     
    MÉLANCOLIE ARDENTE. - Autant l’onction quasi sacerdotale de Jouhandeau, mais aussi sa sensualité de souche paysanne, convenaient au quasi catholique d’un certain temps que j’ai été – disons entre mes vingt-cinq et trente-cinq ans -, autant la sèche probité de Paul Léautaud m’a ramené, protestant d’origine, à certaine injonction d’honnêteté mêlée de détachement non exempt de pénétration, plus encore : de vive sensibilité restée, chez le vieil Alceste ricanant, de son enfance blessée; et mon naturel revenait au double galop de Voltaire et de Rousseau dans le Journal littéraire tout extime.
    En outre, point de cérémonie chez lui dans l’évocation de ses séances avec sa maîtresse, aimablement surnommée Le Fléau, qu’il trousse debout, et son Journal particulier m’a paru à côté des Pages égarées de son ami Jouhandeau, d’une obscénité décidément plus réjouissante.
     
    AVATARS. - J’eusse aimé n’en avoir qu’à la personne, qui relie naturellement toutes les instances du cœur et de l’esprit, le corps et l’âme accordés, l’amitié vive et l’amour à l’avenant, à visages nus. Cependant ce sacré bouc de corps, à de certains moments de marées montantes, certains mois estivaux de certaines années, n’en aura fait qu’à sa tête et sans cœur ni pesée d’âme, tout entier voué à la saillie entre les globes durs ou tendres - tout soumis aux fantasmes appariés aux plus aveugles pulsions et ne s’en délivrant qu’en pure jouissance giclée.
     
    AMIEL. - L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.
    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux Journal intime en voie d’édition complète.
     
    RETOUCHES. - J’avais vingt-cinq ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs suisses par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail; cependant quelle expérience passionnante que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses sœurs ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceaux de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, et jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…
     
    L’UNIQUE OBJET. - Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une soupente des Batignolles, à la rue de la Félicité bien nommée, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant et sais gré à ses proches de ne pas avoir jeté son journal au feu comme il l’avait souhaité…

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    DE LA PARESSE. – Le caractère sporadique, voire velléitaire, de ma lecture de Simone Weil traduit mon inaltérable paresse, non pas tant intellectuelle que spirituelle : ah mais elle m’embête à la fin, celle-là ! me serai-je répété vingt et cent fois, comme à la lecture de Thérèse d’Avila ou de Jean de La Croix, ces champions de la pureté, alors que je me sentais, toujours et encore, tellement impur – donc bon en réalité pour un retour futur selon le critère de SW qui estime que c’est dans la pesanteur la pire qu’on peut trouver un rai de lumière, etc.
     
    PINGOUIN. - Ciel tout limpide et bleu rosé ce matin, avant la formation du stratus. Lady L. se prépare à un bain nordique pour le nouveau millésime, et j’essaie de joindre Alfred Berchtold, mon cher vieux Pingouin - surnom que lui ont collé ses camarades de la communale de Montmartre-, pour lui souhaiter bonne année ; ensuite longue conversation téléphonique avec mon cher vieil homme en sa prison cinq étoiles, selon son expression, qui se dit un peu embêté par une de ses jambes, laquelle regimbe et l’oblige à se déplacer en déambulateur ou avec des personnes de bonne volonté - mais il reste d’une totale vivacité et me dit que la lecture régulière de mes poèmes de La maison dans l’arbre lui fait du bien. (Ce mardi 1er janvier 2019)
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    PREMIER ÉCHO. - Le premier jour de l’année a été marqué, hier, par la parution, dans le magazine mensuel Service littéraire, du premier papier «sur papier », précisément, consacré aux Jardins suspendus, signé Jean-François Duval et aussi concis qu’élogieux. J’ai été touché, en outre, par le message très amical que m’ont adressé Alain Dugrand et Michel Lambert à propos de mon livre, le premier me promettant d’inscrire celui-ci dans la liste des candidats au prix Bouvier, qu’il préside, et le second me recommandant de l’envoyer au jury du prix Renaudot de l’essai - mais oui, c'est ça, cher ami... (Ce mercredi 2 janvier)
     
    SAGESSE DE RAMUZ. - Revenir sans cesse à ce qui distingue le vivant de l’idéologique, en se rappelant ce que Ramuz disait à ses amis, à savoir que l’idéologie est le domaine du vague et du flou, alors que les sentiments et la vérité littéraire ressortissent à la surexactitude poétique. Ce qui fait sourire quand on constate les prétentions « scientifiques » des lettreux qui planchent aujourd’hui sur son œuvre.
    À ce même propos de l’idéologie, trier aussi ce qu’il faut retenir de Rozanov et ce qu’on en peut contester, voire « oublier »…
     
    ALLER-RETOUR. - Il y a des années que nous n’avons plus fait ce voyage ensemble, après tant de routes et de lieux parcourus ces dernières années à travers la France et des Flandres au Portugal, en outre ce ne sera qu’un saut pour récupérer une vingtaine d’exemplaires de mon livre alors que nous avons promis à Aliocha d’assister vendredi soir à la première de son opérette à la Grange, mais je me réjouis de présenter ce soir ma bonne amie à Pierre-Guillaume dont je suis sûr qu’il l’aimera. (Dans le TGV Lyria, à destination de Paris, avec L., ce 9 janvier)
     
    NOUVEAU PROJET. - Je vais jeter en vrac, ces prochains jours, toutes les idées utiles à mon pamphlet, d’ores et déjà intitulé Nous sommes tous des génies sympas. À commencer par le sommaire : 1) Nous sommes tous des Chinois connectés. 2) Nous sommes tous des auteurs cultes. 3) Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 4) Nous sommes tous des intermittents de l’humanitaire 5) Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6) Nous sommes tous des poètes numériques. 7) Nous sommes tous des génies sympas.
    Plus je vais, ces derniers temps, et plus s’impose à mes yeux la nécessité d’un surcroît de concentration solitaire, à l’écart des agitations de la meute. Mon pamphlet, que je me garderai d’intituler ainsi – je vais parler plutôt de « libelle », sera le réceptacle d’une réflexion non convenue et que j’aimerais, par conséquent, pure de toute identification idéologique de quelque bord que ce soit. (Ce vendredi 11 janvier)
     
    GRAPHOMANIE. - Marcel Proust avait pourtant été clair, comme Amiel l’a été en demandant à ses proches de détruire son Journal intime, et Kafka qui supplia son ami Max Brod de brûler ses manuscrits : « Je tiens absolument à ce qu’il ne soit conservé et a fortiori publié aucune correspondance de moi ».
    Mais les écrivains proposent et leurs infidèles ou trop fidèles survivants disposent, comme le prouvent les 21 volumes contenant les quelque 5000 lettres écrites par le grabataire graphomane dont nous apprenons, dès le 2 janvier 1919, qu’il est peu bien sous l’effet d’une laryngite aiguë assortie de fièvre de cheval, ne sort plus, n’ouvre plus ses lettres et néglige de corriger les épreuves d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, à la fureur de son éditeur alors que lui-même est catastrophé par la composition de son roman en si petits caractères que personne, gémit-il sous sa pelisse, ne lira ce nouveau livre alors que le premier, Du côté de chez Swann, publié à compte d’auteur chez Grasset, n’a été reconnu que par quelques-uns, éreinté par d’autres, ignoré du « grand public ».
    Il en ira tout autrement en fin d’année quand, à l’instigation des grands auteurs-lecteurs que sont un Léon Daudet et un Rosny aîné, le prix Goncourt sera décerné à son livre, lui valant plus de 800 lettres de félicitationsen trois jours et la reconnaissance soudaine, la gloire tardive alors qu’il décline physiquement plus que jamais, la fureur de ceux qui le trouvent trop vieux et trop riche pour cet honneur, la jalousie de ses pairs, l’intérêt et l’estime croissante des lecteurs, etc.
     
    WELLNESS & Co. - Nous sommes arrivés cet après-midi à Dinard, où nous passerons dix jours en mode thalasso, avec un peu de cryothérapie pour le genou de Lady L. Pour ma part, je vais tâcher de me concentrer sur mes deux travaux principaux, à savoir mon essai sur Czapski et mon libelle, qui me démange à vrai dire tant je constate un peu partout de signes de ce qui cloche dans notre drôle de monde. Pour autant, je me garderai une fois de plus de donner dans le catastrophisme en tâchant de rester fidèle à mon instinct et à mon bon sens. (Ce vendredi 18 janvier)
     
    UN OISEAU. – Ciel gris et bas sur l’océan vert. Fringante apparition d’un goéland nous scrutant, de l’autre côté de l’immense baie de la salle où nous prenons le petit-dèje, planté sur une patte et fusillant de son oeil de perle noire ces curistes encapuchonnés de blanc - splendide créature bientôt envolée et se laissant porter, toutes ailes déployées , à la crête ou dans les creux des vigoureuses vagues de vent .
     
    QUEL GRAND ÉCRIVAIN ? - Je reverrai complètement, ces prochains temps, non pas à la baisse mais en nuance, ce que je pense juste de dire de la grandeur relative des écrivains. Et par exemple ceci : qu’il ne me semble pas y avoir, actuellement, en France pas plus qu’en francophonie, un seul écrivain qu’on puisse dire grand comme Proust ou Céline sont grands, Victor Hugo ou Chateaubriand, Stendhal ou Balzac. Pas un !
    Il y a de bons écrivains, des auteurs tout à fait originaux, voire même géniaux à leur façon, comme un Charles-Albert Cingria était génial à sa façon : un Pascal Quignard, à sa façon. Un Michel Houellebecq sans doute, à la sienne. Un Richard Millet, dans Ma vie parmi les ombres, un Fabrice Pataut à la sienne, etc.
    En Suisse un Maurice Chappaz, un Jacques Chessex, un Georges Haldas, chacun à la sienne. Et Catherine Colomb ou Monique Saint-Hélier, Alice Rivaz ou Janine Massard, toujours en Suisse. Mais après ?
     
    Quand la critique est un art
    Par Olivier Maulin
     
    Jean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.
    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience.
    Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…
    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclectisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarrasser du livre.
    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur. C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage.
    Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée. Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur d e collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Gontcharov, Tchekhov, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne ; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant. Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste. Aphone au moment de la rencontre à cause d’uncancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit. (Valeurs actuelles).
     
    SURPRISE. - Très bonne nouvelle aujourd’hui : que la cheffe de la rubrique culturelle du Temps, Lisbeth Koutchoumoff, m’annonce qu’elle va parler des Jardins suspendus et me commande un pleine page sur un écrivain qui me serait une façon de mentor, et tout de suite j’ai pensé à Tchekhov. On verra ce que cela donne, mais le ton de la dame est pour le moins engageant, et cela dément en somme toutes les horreurs que j’ai proférées récemment encore sur Le Temps...
     
    ANTON PAVLOVITCH. - Tchekhov nous rappelle tranquillement, un siècle après sa mort, ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas, non pour être parfait mais pour vivre dignement. Je me le rappelle aussi en pensant à mes parents et aux parents de mes parents, des deux côtés, puis en remontant une lignée de gens simples et honnêtes, tenus droits par leur éducation chrétienne, un peu raides du côté des Lucernois, voire lourdement moralisateur en ce qui concerne mon Grossvater adventiste, ou plus olé olé du côté de la famille de mon grand-père où certain chalet de Crissier fleurait la débauche à ce que raconte mon père dans le cahier jaune qu’il a rédigé pour moi à la fin de sa vie. Mais peu importent vices ou vertus : il y avait la une communauté respectueuse de certains principes évangéliques, qui nous été dûment transmis, et tout le reste est «hommerie»…
     
    BONUS. - Très content ce matin de découvrir, par mon agent de renseignement René Z., le très beau papier consacré aux Jardins suspendus par Lisbeth Koutchoumoff dans Le Temps. Après celui de Michel Audétat, c’est le mieux que je pouvais attendre des marmottes moites de ce pays, sauf si Bulliard se sort les pouces du cul, pour reprendre l’expression de notre voisin laitier.
    En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à la magnifique lecture de Lisbeth K. qui parle même de «livre merveilleux» et, surtout, le décrit avec précision et pertinence, sous ses multiples aspects. Avec le remarquable papier d’Olivier Maulin, voici la preuve que la critique sérieuse est encore possible dans le marasme actuel - mais si rare… (Ce samedi 16 mars)
     
    L’AUTRE CAMUS. - Lu ces jours pas mal de pages du journal de Renaud Camus, dans Les Nuits de l’âme, qui m’ont laissé froid. Pas mon truc. Le type fait très littérateur, à la fois guindé et un peu encanaillé, entre les salons parisiens ou provinciaux et les backrooms et autres saunas homos. Cela n’échappe pas au bavardage. Peu de notations vraiment intéressantes à mes yeux. Le type qui se vexe parce que son amant américain prolonge ses téléphones sans souci d’économie, ou ne remarque pas les Miro entassés dans son château ; et le détail de ses baises à New York ou ailleurs, m’intéressent aussi peu que celles d’un Matzneff en Thaïlande ou ailleurs. Cette exposition de choses que naguère on gardait pour ses papiers secrets (les Pages égarées de Jouhandeau) m’ennuie à la fin. On lèche les velus et les barbus, on encule ou on se fait enculer, on aligne les observations hard, et après ? On se soucie du succès de son dernier écrit ? On se désole de ce que tel critique n’ait pas applaudi. On en déduit une vraie décadence française voire européenne ou mondiale, puis on reprend contact avec Mélanie de France-Culture, etc.
    Tout ce monde m’ennuie, comme toujours les gens de lettres...

  • Merci à Monsieur Lamunière d'avoir partagé ses passions

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    216504006_10227103527320929_9109697262626966685_n.jpgAvec Marc Lamunière (1921-2021) a disparu un patron de presse quasi légendaire en Suisse romande, qui était aussi un humaniste de vaste culture, fou de jazz et très grand lecteur, agnostique porté sur la philosophie et lui-même écrivain de talent sous pseudos. Son dernier livre, Le Jardin des piqûres, élaboré en complicité avec Jacques Poget, est une somme de réflexions sur un siècle vécu intensément, scellant une vision généreuse, passionnée et pondérée à la fois, souvent drôle et tonique. Salamalec à l’honnête homme !
    Ce que je me suis dit l’autre jour en apprenant la nouvelle de la mort de Monsieur Lamunière, comme je me le suis dit il y a quelques mois à la mort du compositeur Julien-François Zbinden qui habitait dans le même quartier des hauts de Lausanne, ou après la mort de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet - tous plus ou moins centenaires comme le fut une Alice Rivaz -, ou encore après la mort des nonagénaires Georges Haldas et Maurice Chappaz, sans oublier mon très cher Alfred Berchtold, c’est que la nature fait parfois tranquillement les choses, sans nous ôter le goût de la vie.
    Je crois savoir que Monsieur Lamunière aimait la vie et que les épreuves ne lui auront pas été épargnées pour autant auprès de la femme de sa vie qu’il a accompagnée quatre ans durant en sa cruelle maladie, mais je présume que lui-même n’a pas été trop accablé ni trop révolté à l’approche de sa propre fin, en stoïcien stylé dont je ne sais s’il est décédé en cravate ou le col ouvert, mais sûrement avec la même élégance qui le caractérisait.
    Je le dis avec une malice qui pourrait être la sienne: l’image la plus ancienne qui me reste de Monsieur Lamunière est celle d’un imposant personnage en costume-cravate et sourire de travers, et je vais donner dans un véritable cliché en situant notre première «rencontre» personnelle dans l’ascenseur de la Tour dont il occupait le onzième étage sommital en tant que patron du journal où j’avais amorcé une collaboration à l’âge de vingt-deux ans - lui et moi seuls sans rien à se dire, autant qu’il m’en souvienne, après un vague salut.
    Si je parle de «cliché», c’est dans la mesure où nombre de mes consœurs et frères auront vécu le même «coup de l’ascenseur», faisant en somme figure de scène primitive plus ou moins stressante de leurs relations avec le Boss, et je dois préciser que le pigiste timide et chevelu que j’étais alors, pas tout à fait délesté de ses préventions de marxiste-léniniste des années 68 (nous étions en 70), ne pouvait s’empêcher de voir en Monsieur Lamunière, sinon un ennemi de classe à flinguer dans un monte-charge, du moins un capitaliste avec lequel ses camarades les plus radicaux lui reprochaient de pactiser, m’imposant donc un profil modeste…
    Or j’étais loin, à ce moment-là, d’imaginer qu’un tel «bourgeois» fût à la fois un amateur de jazz effréné, un admirateur des surréalistes qui avait connu Picasso en 3D, un sympathisant du bouddhisme pratiquant le yoga autant que la boxe et le ski, un considérable lecteur et un écrivain racé dont je ferais l’éloge 30 ans plus tard d’un superbe recueil de nouvelles au titre appétissant (Le dessert indien), sans flatter trop outrageusement pour autant son auteur.
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    Le Boss de Sing-Sing…
     
    C’est par nos livres, au demeurant, que nous aurons sympathisé à travers les années, et notamment à propos d’un récit, intitulé Cité de Babel, inséré dans un recueil que j’avais publié en 1994 sous le titre de Par les temps qui courent, où je brossais un tableau satirique assez carabiné de la Tour d’Edipresse, dans les années 90, dont les journalistes et les collaborateurs, désormais désignés en tant que «créatifs» et «administratifs» et soumis à une restructuration qui verrait les anciennes relations personnelles plutôt débonnaires jusque-là se reformater à l’enseigne des «ressources humaines», et divers métiers fleurant bon le plomb et l’huile chaude disparaître, et la fumée et le bar avec…
    J’en avais donc écrit ceci : «Au temps de sa modernité flamboyante, la Tour reproduisait, de ses substructures ouvrières à l’étage directorial où le Boss contemplait notre cité en se rappelant tel bon mot de Cocteau à placer mine de rien dans un prochain Comité, les étages de la société capitaliste qu’avec mes camarades de la Jeunesse communiste je m’étais employé quelque temps à analyser »… Et plus loin : «La Tour, alors, avait quelque chose d’une projection mégalomane à l’américaine, et l’on pouvait se figurer, du dehors, que ses parois de verre fumé masquaient ni plus ni moins que l’Avenir en train de se manigancer, tandis que ses habitants y perpétuaient toute sorte de comportements à l’ancienne, en civilisés souvent mal léchés »…
    En relisant ces pages que je trouve, aujourd’hui, par trop tarabiscotées, j’y vois cependant une juste critique d’un début de déshumanisation technocratique dont je présume qu’elle déplaisait aussi à Monsieur Lamunière.
    Lequel, dans l’ascenseur, me dit un soir, après avoir lu ce livre que je lui avais dédicacé, qu’il l’avait apprécié tout en ajoutant, d’un ton sarcastique, qu’il s’était un peu étonné d’y découvrir une image de son entreprise aussi effrayante que la prison de Sing-Sing; mais peu après, dans le premier de ses messages plus personnels voire amicaux, qu’il m’adressa en réponse à mes envois, il revenait plus chaleureusement sur la musicalité de mon écriture, mon évocation d’une virée aux States et le récit du dernier jour de la vie de mon père, dans le récit intitulé Tous les jours mourir, qui l’avaient touché. Ainsi Monsieur Lamunière oscillait-il entre la pointe de second degré et le propos à visage plus découvert, pudiquement sincère.
     
    Émule d’Epicure et de Montaigne…
     
    Cette pudeur virile d’un «patriarche» genre vieux mâle blanc hétéro qu’il est à la mode aujourd’hui de dégommer, n’a pas empêché Monsieur Lamunière de se livrer, en profondeur autant qu’en surface, sans rien toucher (ou presque) de sa vie privée, dans la très remarquable série d’entretiens, à la fois oraux et plus ou moins repris de ses écrits sur fiches, menés par Jacques Poget et constituant la passionnante conversation du Jardin des piqûres où se déploient, à partir de sa très riche expérience et sur un siècle aux fantastiques mutations sociales et psychologiques, maintes réflexions sur la vieillesse et la mort dont-on-ne-peut-rien-dire, la vie sous tous ses aspects nourrissant une insatiable curiosité, la religion et la philosophie, l’art et la musique, etc.
    Monsieur Lamunière, en cravate ou à col ouvert, incarne à mes yeux toute une société, partiellement en voie de disparition, et toute une Suisse, toute une multiculture à la fois enracinée et ouverte au monde, toute une philosophie qu’on pourrait dire du «milieu juste» - selon l’expression de Montaigne (l’un de ses penseurs de référence, avec les stoïciens et les bouddhistes), plus que du «juste milieu» pépère à la vaudoise.
    Si j’ai cité le noms de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet au début de cet hommage, ou celui d’Alice Rivaz, centenaires de haut rang littéraire, à côté de celui de Monsieur Lamunière qui se disait plus humblement dilettante en tant qu’écrivain, c’est que son feint amateurisme, en toutes choses, relevait d’une passion et d’un engagement humain qu’on peut dire celui des «bons génies de la Cité».
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    «Je pense que l’écriture est le fond de ma nature», déclare Marc Lamunière, alias Marc Lacaze auteur du mémorable Dessert indien (que son auteur dit la meilleure chose qu’il ait écrite), alias Ken Wood le storyteller à l’américaine, quand il parle de ses autres excursions dans la peinture et la musique, mais cela fait-il de lui un écrivain «à part entière» ?
    Lui-même ne fait pas mine de le penser, même s’il précise que cela ne lui aurait pas déplu, mais sa façon de lire le monde, sa façon de se nourrir des grandes textes et de les citer sans pédantisme, sa façon de partager ses passions, sa façon de réfléchir au sens de la vie et de transformer les données de la réalité en figures imaginaires poétiquement plus-que-réelles - comme dans Le dessert indien en sa profonde fantaisie -, sa façon enfin de jouer comme il jouait en son enfance, ces multiples façons de vivre représentent bel et bien une forme d’écriture ici et là touchée par la grâce avant de revenir sur cette terre «qui est parfois si jolie», etc.
     
    Où la culture vécue se distille avec humour…
     
    Usant de leur formule répétitive préférée, les médias auraient pu titrer, à la mort de Monsieur Lamunière, qu’il avait «rejoint dans les étoiles» son épouse Pomme et la chanteuse de jazz Ella Fitzgerald ou la danseuse Joséphine Baker par la même occasion, son ami Albert Skira le génial éditeur qui l’introduisit chez un certain Pablo Picasso en qualité de garde du corps ancien boxeur, ou le chien qui faillit lui coûter la vie une première fois un jour qu’il tentait de l’arracher au flot tumultueux d’un canal.
    Or Monsieur Lamunière aurait été le mieux placé, à vrai dire, pour rédiger sa «nécro», se dit-on à la lecture des inénarrables récits qu’il fait de deux de ses trépas ratés, et d’un discours de chef d’entreprise à hurler de rire.
    Deux miracles ont bel et bien valu à l’agnostique Monsieur Lamunière d’avoir échappé à la mort : le premier, quand se jetant dans un canal pour y sauver son chien, lui-même se trouva emporté puis tiré in extremis de là par une main «divine» quoique tout humaine, après que son chien en eut réchappé tout seul; le second au fil d’un vol hallucinant en coucou du désert, entre le Tassili, dont il avait visité les sublimes vestiges rupestres avec son épouse, et Alger, quand un passager clandestin nigérian surgit de nulle part pour débloquer la porte du poste de pilotage verrouillé alors que l’avion se trouvait en pilotage automatique…
    S’il ne fut pas écrivain «à part entière», Monsieur Lamunière, qui sait le poids des mots autant que leur magie, et en joue aussi brillamment en artiste «proustien» qu’en potache à la Desproges, se prenait si peu au sérieux qu’il était devenu un expert en matière d’humour et plus encore: un praticien. La preuve en est un extravagant discours d’entreprise reproduit dans Le Jardin des piqûres, où il est question du «recyclage du PET»…
    Dans les années 1970-72, à l’instigation de René Langel, autre quasi centenaire toujours en vie, également fou de jazz et compère proche de Monsieur Lamunière, qui m’accueillit dans son magazine de la Tribune-Dimanche avec d’autres jeunes gens, dont Richard Garzarolli, nous lançames une série «écolo» avant l’heure à l’enseigne de S.O.S Survie, où parurent, mois après semaines, de très nombreux reportages et interviews consacrés aux multiples aspects de la dégradation de l’environnement. Si nous faisions figures de pionniers dans la presse romande, la série, tendant à s’allonger selon la loi du genre, finit par exaspérer Monsieur Lamunière, au dire de notre ami René, sans que le Boss n’intervînt jamais pour autant.
    N’empêche qu’on peut voir, dans sa délirante variation scientifico-poétique sur le «recyclage du PET», jouant sur le mot sans vergogne en évoquant les multiples façons de renouveler l’énergie des vesses humaines menaçant la couche d’ozone, une réponse qui aura fait la nique à notre S.O.S quitte à abuser du contrepet…
    Enfin c’est sur le thème des passions partagées que je bouclerai ce salamalec de reconnaissance à Monsieur Lamunière, y associant tous ceux qui, journalistes comme un Jacques Pilet (qui l’invita à donner des chroniques au Nouveau Quotidien), entre tant d’autres, musiciens de jazz qu’il a accompagnés ou invités dans son studio perso pour y réaliser des enregistrements, sans oublier son fils Pierre à la relève et tant de gens du livre et de la presse, des arts et de la culture au sens le plus incarné du terme tel que, précisément, Monsieur Lamunière la vivait sans l’étaler mais pour en distiller le plus vivifiant, au rythme jazzy de son optimiste vision.
     
    Marc Lamunière. Le Jardin des piqûres. Vision d’un centenaire sur sa vie, le siècle écoulé et les jours qui restent. Rencontres avec Jacques Poget. Editions de L’Aire, 2021. 210p.

  • Ceux qui sont à l'écoute des seniors

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    Celui qui a recueilli le vieux Monsieur Schlatter errant en pyjama le long de l’autoroute et fredonnant le fameux Chant du compagnon errant de Gustav Mahler / Celle qui a bien connu Monsieur Schlatter à l’époque de ses chroniques musicales dont elle fit les frais en tant que premier violon du Quatuor Hamburger assez fameux en ces mêmes années / Ceux qui ont assisté à la déroute mentale du brillant Monsieur Schlatter après son admission à la maison de retraite du Goetheanum de célèbre mémoire / Celui qui affirme que sans sa sœur Agatha Monsieur Schlatter ne se fût jamais intéressé à la théorie des couleurs de Rudolf Steiner le regretté thaumaturge / Celui qui a fait partie des groupes de conscience théosophiques des hauts d’Ascona / Celle qui a compris la motivation secrète de plusieurs des gars qui lui trouvaient une âme si pure qu’ils l’emmenaient dans la même clairière du Bosco Nascosto / Celui qui estime idéologiquement approprié de laisser le Senior s’exprimer au milieu des camarades du Groupe de fusion / Celle qui a rendu visite à Django Reinhardt dans sa roulotte de Fontainebleau pour le remercier d’exister / Ceux qui ont lu Spinoza et en tirent les conséquences sans le clamer sur les toits / Celui qui entrouvre la porte de la conscience universelle pour se rafraîchir / Celle qui a enseigné le karaté à l’octogénaire également à l’aise au fox-trot et à la composition de sonnets à la manière de Ronsard et de l’équipe de la Pléiade / Celles qui pratiquent l’humour au sixième degré en tant que femmes d’alpinistes restant à la maison ou à leur club de canasta tandis que ces messieurs «tutoient les sommets», etc.
    Peinture: Michael Sowa.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    EN CHANTIER. - Deux dents de moins ce midi. Comme j’étais un peu tendu à l’aller, j’ai trouvé au retour ma Jazz vidée de sa batterie, qui m’a obligé à faire appel au dépanneur du TCS. Dans l’intervalle, j’ai reçu un très aimable message d’Isabelle Roche qui achève, ces jours, la dernière correction des Jardins suspendus et se dit enthousiaste à la lecture de ma proposition de 4e de couverture. Se dit en outre épatée par le ton vif de la bio de quatre lignes que je lui ai également envoyée à sa demande. (Ce mercredi 17 octobre)
    Les jardins suspendus (Prière d'insérer)
    Si le Verbe se fit chair, il incarne notre mémoire commune et la lecture est alors un acte sacré au jardin suspendu, qui scelle la rencontre du Lecteur et de l’Auteur.
    Le jardin suspendu est ce lieu où l’attention vive à toutes les manifestations du Verbe se réitère tous les jours - ici depuis cinq décennies. Une curiosité passionnée y relance l’aventure de lire qui relève de l’amour, ignorant dans sa superbe ce qui est jugé trivialement idéologique, banal ou bavard.
    Les lectures et rencontres consignées ici sont tantôt marquées par l’Histoire (le fasciste Lucien Rebatet ou l’antifasciste Imre Kertesz, Amos Oz ou Doris Lessing, Alexandre Soljenitsyne ou Jonathan Littell) et tantôt par la tragi-comédie quotidienne (avec Anton Tchékhov ou Cormac McCarthy, Patricia Highsmith ou Georges Simenon, Alexandre Tisma ou William Trevor, Alice Munro ou Juan Carlos Onetti, Vassily Grossman ou C.F. Ramuz ), partout où le Verbe se fait chair.
    La bibliothèque du lecteur, attenante aux jardins suspendus, est son corps projeté dans le temps hors du temps de la Poésie (le Suisse cosmopolite Charles-Albert Cingria y rayonne en génie byzantin, et l’Américaine Annie Dillard y module sa prose d’un réalisme mystique sans pareil), mais le frisson de la Littérature parcourt les échines les plus diverses, des conteurs (un Marcel Aymé ou un Dino Buzzati) aux flâneurs (un Henri Calet ou un Alexandre Vialatte) en passant par les passants profonds, (Guido Ceronetti et Dominique de Roux), les bardes de leurs tribus (Thomas Wolfe et Philip Roth), les enchanteurs ironiques (Vladimir Nabokov et Fabrice Pataut), les enfants perdus (Fleur Jaeggy et Robert Walser), les sourciers du langage (Yves Bonnefoy ou William Cliff), les contempteurs furieux (Thomas Bernhard ou Martin Amis), les sondeurs du tréfonds psychique (Amiel ou Antonio Lobo Antunes) et les visionnaires hallucinés (Céline et Witkacy), tous embarqués dans la même Arche.
    POSTÉRITE. - Je me disais ce matin, en lisant le chapitre de Littératures consacré à Proust par Nabokov que si seulement, un jour, une jeune fille ou un jeune homme éprouvaient même le millième de la reconnaissance souriante que m’inspire cette lecture en s’attardant sur tel ou tel chapitre de mes Jardins suspendus, alors, alors, alors je pourrais me dire « là-haut » ou « là-bas », que mon séjour terrestre n’aura pas été tout à fait vain, etc.
    NABOKOV. - J’ai (re)commencé ce matin de lire enfin sérieusement Feu pâle, en reprenant d’abord l’introduction magistrale de Mary Mc Carthy, au-dessus de tout ce qui se fait aujourd’hui en matière de critique, puis en annotant précisément l’Introduction de Charles Kinbote, parangon de l’universitaire agrippé aux basques d’un grand écrivain, et qu’on pourrait dire sorti de la cuisse de celui-ci, pour obtempérer ensuite à son injonction de lire d’abord ses notes et seulement après les vers de chaque partie, dans un aller-retour qui m’a semblé tout à fait conforme au projet de l’Auteur menant sa barque à sa sardonique façon.
    Feu pâle est autant le poème du roman que le roman du poème et la meilleure façon, d’une ironie sardonique, de traiter la tragi-comédie humaine et de renouveler son expression prismatique. Je ne jouerai jamais aux échecs, mais je reste captivé par tous les aspects du jeu de manière en somme platonique, comme je consens à manger japonais sans baguettes.
    Feu pâle est enfin le foyer, le noyau, le vortex ou peut-être même le trou noir de l’œuvre de Nabokov où tout se concentre et d’où tout rayonne et tourbillonne en incessant mouvement et son contraire, si l’on ose dire – et l’on ose…
    Sublime sublimation aussi du petit tas de secrets fameux et tendre réfutation des aveux d’une feinte sincérité déjouée en toute mauvaise foi – délicatesse oblige et pudeur. Pour l’essentiel : cristal de la poésie et sa diffusion de charbon ardent, sarcasme du poète à doublure critique et va-et-vient amoureux entre tous les niveaux de langage et de pensée, etc.
    NOTRE VIE. - Ma bonne amie un peu bluesy ce matin, qui trouve son visage bien gris et flétri par l’âge, sentant qu’elle a pris ces derniers temps un coup de vieux avec ses diverses opérations, mais je proteste en lui faisant valoir que nous formons un couple de beaux vieux et que nos esprits restent vifs malgré la déglingue de nos carcasses – j’en sais quelque chose moi qui vacille en marchant dans la rue comme si j’étais ivre (oreille interne), manque de plus en plus de souffle et n’entends plus que de travers à l’instar du professeur Tournesol, etc.
     
    UNE DETTE. - Reprenant la lecture, parallèle, de L’œil et d’À travers la tourmente de Maria Czapska, j’ai le sentiment de me retrouver sur un sol ferme qui sera celui-là même de mon travail à venir en vue de l’établissement du catalogue de l’exposition de 2020 au musée de Pully et, peut-être, à la Maison de l’écrit.
    J’ai conscience d’avoir une dette importante envers Czapski, que je vais « payer » à ma façon et, je crois, pour mon profit personnel - une dette qui rapporte…
    Dès que j’ai repris la lecture de L’œil, que je vais maintenant annoter de A à Z, j’ai senti que ce retour à Czapski serait pour moi une nouvelle modulation d’un constant retour au sérieux que je m’impose depuis plus de cinquante ans contre ma dispersion personnelle et ma paresse.
    Ce travail s’inscrira donc tout naturellement dans le continuum des autres exercices en cours, à savoir la mise au point de mes Lectures du monde 2014-2018 à paraître sous le titre de Mémoire vive, si possible en 2019, du roman en cours d’élaboration sous le titre Les Tours d’illusion, entre autres carnets, listes et poèmes.
    RETOURS. - On me dira que c’est par hasard, mis pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie d ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…
    RETROUVAILLES. - J’ai été très touché ce matin, avant le dentiste, par le message de Richard Dubugnon, fils aîné de Gemma devenu un musicien assez fameux, qui me dit qu’il a lu Le Cœur vert et L’Ambassade du papillon avec émotion et qu’il aimerait bien me revoir.
    Après deux ou trois échanges, nous sommes convenus de nous retrouver lors de ma prochaine escale à Paris, le 27 novembre - au Rostand, comme il me l’a proposé, ce qui m’a fait sourire vu que c’est dans cet établissement que se passe l’une des nouvelles de Fabrice Pataut ; et c’est en ce même lieu, le surlendemain, que je rencontrerai Fabrice en 3D…
     
    PANOPTICON. - La vision multiple et simultanée requiert elle aussi une nouvelle forme d’attention à sélection intégrée qui devrait inventer à mesure ses propres formes au lieu de reclasser les nouvelles données dans le déjà vu, de quoi nous ouvrir le regard à tout ce qu’on voyait jusque-là sans le voir, à l’instar de ceux qui n’y ont jamais rien vu qu’encadré sur le mur du salon, signé et coté sur le Marché.
     
    IMPATIENCE. - Mon livre tardant à venir, je vais le chercher, muni d’une valise vide, chez mon cher éditeur. Or je me réjouis autant de recevoir Les Jardins suspendus qu’il y a quarante-cinq ans, lorsque, avec Dimitri et Richard Aeschlimann, nous sommes allés chercher mon premier opuscule à Pontarlier ! (Dans le TGV Lyria à destination de Paris, ce vendredi 16 novembre)
     
    DE LA COPIE. - L’exercice de la copie, auquel je me livre avec les toiles de Czapksi à la gouache dans mes carnets, pourrait sembler vain ou stérile, alors que j’en vois, au contraire, l’aspect fertile en cela qu’il me force à mieux regarder.
    Regarder pour mieux recevoir et garder. Le peintre a lui-même bien regardé, et il garde en ajoutant sa propre touche qui procède d’un autre regard intérieur. Prends garde ! nous dit-il à sa façon.
    Le peintre a pris la peine d’ouvrir les yeux et a fait métier, non de voyeur mais plutôt de voyant, qui ajoute à ce qu’il reçoit quelque chose qu’il donne. Le voyeur ne donne rien : il prend, il consomme sans rien abouler. Tandis que le voyant, l’Artiste, rend la monnaie et plus encore avec sa pièce neuve.
    Le peintre a pris le temps de regarder tantôt la nature et tantôt les maîtres anciens, pour apprendre à mieux voir la nature à la lumière des maîtres anciens et mieux revenir aux maitres anciens après s’être attardé devant la nature son carnet à la main.
     
    LA CHOSE. - C’est avec une grande émotion que j’ai découvert hier, au 41 de la rue de Richelieu, l’Objet pour lequel j’aurai parcouru plus de 1000 bornes en deux jours, premier de mes livres à paraître à Paris et conjuguant visiblement le bonheur de l’Auteur et de l’Editeur. (Ce samedi 17 novembre)
     
    VITA NOVA. - Sophie a passé le cap de se trente-six ans ce matin, mais ce n’est que dans quelques heures que nous pourrons lui souhaiter bon anniversaire puisqu’elle a, à San Diego, sept heures de retard sur nous.
    Il y a trente-six ans de ça, donc le 23 novembre 1982, ma vie a changé, et dans ce changement qui fut aussi celui de ma bonne amie, notre premier enfant, puis notre second enfant trois ans plus tard ont joué un rôle à caractère pour ainsi dire religieux, au sens d’une vraie révélation de la réalité en tant que telle sous le signe de nouveaux liens (religio : ce qui relie, etc.) et sous une nouvelle lumière. La première lumière de ma nouvelle vie avait pour prénom Lucienne, je n’invente rien : c’est la vérité. (Ce 23 novembre)
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    EXIGENCE DE L’ART. - L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel.
    Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre ; je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses cloués par l’œil jaune au-dessus de tous les verts, etc.
     
    GOMBROWICZ. - Comment ai-je pu passer à côté de Ferdydurke ? Voilà ce que je me demande en me rappelant mon peu de goût pour les jeux littéraires et la fiction, à quoi m’ont ramené les écrits de Fabrice Pataut. J’ai joué ainsi Witkiewicz contre Gombrowicz, comme si celui-ci n’était pas assez sérieux, alors que la lecture de Ferdydurke m’a ramené illico à ce que je considère comme le sérieux de la littérature par excellence, qui me tend un miroir combien révélateur. Dès les premières pages du roman, les variations sur le double et le jugement d’autrui me ramènent à tout ce qu’on vit aujourd’hui sur les réseaux sociaux avec le déferlement océanique d’opinions, le tout et le n'importe quoi des temps qui courent…
     
    POUR NOËL. - Assez content de trouver, ce matin, ce petit texte du magazine Causeur, signé Thomas Morales invitant pour «Noël» à la lecture des Jardins suspendus:
     
    « Au pays des écrivains, 1968-2018.
    La littérature a besoin de passeurs aussi discrets que déterminés. Les grands livres ne se claironnent pas dans le poste en prime time et ne s’affichent pas non plus sur les murs des villes endormies en 4 X 3. Il leur faut des enlumineurs patients dont le triptyque : vivre, lire et écrire résume les existences saines, débarrassées des oripeaux du succès. Ces hommes-là ont donné leur sang et leur sueur à la propagation d’œuvres majeures, à l’émancipation des lecteurs perdus et aussi à décloisonner les genres. Jean-Louis Kuffer, des hauteurs du lac Léman, rouage essentiel des éditions l’Âge d’Homme, figure de l’Helvétie, fait partie de ces derniers grands seigneurs de la critique qui pratiquent leur art sans oukases et ornières. Une leçon de maintien dans un monde chancelant. Le Suisse a compilé des lectures et des rencontres au cours d’un demi-siècle passé dans Les jardins suspendus aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il nous ouvre sa bibliothèque et on en prend plein les yeux (Vialatte, Céline, Marcel Aymé, Nabokov, Amiel, Jules Renard, etc..). Quant à ses entretiens, entre autres, avec Rebatet, Doris Lessing ou Patricia Highsmith, ils nous éclairent sur l’acte d’écrire».
     
    LE PETIT CLAN. -Bonne fête de Noël en famille, avec le petit, ses parents et son grand-oncle. En fin d’après-midi, je me suis déguisé en père Noël, que nous appelions plutôt le Bon Enfant en nos enfances. Le petit n’a pas semblé réaliser vraiment qui était ce personnage, surtout intéressé par les cadeaux sortis de son sac. Julie, à son troisième mois, est un peu fatiguée, le petit trio est redescendu ce soir en plaine – Gary travaillant demain à son nouveau job -, et pour ma part je me sens plein de reconnaissance, d’abord à l’endroit de ma bonne amie qui a tout fait pour que la petite fête soit belle, etc. (Ce 25 décembre)
     
    RECYCLAGE. - À un moment donné les voisins du quartier des Oiseaux avaient cessé de se parler d’une fenêtre ou d’un jardin à l’autre, les femmes avaient renoncé depuis longtemps à chanter aux fenêtres, alors que les pelouses étaient désormais traitées aux produits infanticides, mais de nouvelles relations propices à l’échange et au débat à tous les niveaux s’étaient rétablies via les réseaux sociaux de sorte que Madame du Perron, dont la nouvelle villa sécurisée jouxtait l’ancienne demeure des Reynier revendue à la cheffe de projet d’une start up en vue, avait enfin pu commencer de partager avec sa voisine sur la question du recyclage des déchets urbains...
     
    BONUS. - Dernier jour d’une année qui fut pour moi, et en crescendo, une année de grâce à divers égards : d’abord pour ma rencontre de nouveaux amis, dont le magnifique Pierre-Guillaume , et ensuite par la publication des Jardins suspendus, grâce précisément à celui-ci, auquel m’a ramené Roland Jaccard.
    La parution des Jardins suspendus, premier de mes livres à paraître à Paris, marquera de ce fait, et pas seulement, un tournant et une ouverture dans la suite et fin de mon travail d’écrivain, autant que notre vie qui se redéploie avec de nouveaux enfants, dans le petit cercle familial qui est le cœur de notre cœur. (Ce 31 décembre)

  • Naipaul l'ombrageux éclairé

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    Un recueil d'entretiens permet de découvrir le vrai visage d'un homme souvent craint ou décrié. Et deux nouveaux livres s’y ajoutent…
    L’œuvre de V. S. Naipaul, consacré par le Prix Nobel de littérature 2001, est certainement le plus important de la littérature britannique contemporaine, et la BBC, dans un sondage, le donnait pour le plus aimé du public anglais à la fin des années 90.
    Or l’homme Naipaul est décrié, voire détesté par beaucoup, surtout du fait des opinions «politiquement incorrectes» qu’il professe sans précautions, notamment contre l’intellocratie et le conformisme des médias, le romantisme tiers-mondiste et ce qu’il appelle le «retour la brousse», mais aussi le racisme larvé des bien-pensants, la vaine quête d’exotisme et la régression sous toutes ses formes, par exemple dans la culture occidentale.
    Au lendemain de l’attribution du Nobel ce mauvais coucheur redouté par les journalistes (figurez-vous qu’il exige que ceux-ci lisent ses livres!), un académicien suédois ne craignit pas de se tortiller publiquement afin d’expliquer que c’était l’œuvre qui était consacrée, et pas le malappris dont un insondable mystère voulait qu’il fût l’auteur...
    De fait, il paraît bien «mystérieux» qu’une œuvre si riche, témoignant d’un si phénoménal travail d’observation et d’absorption, de compréhension et d’interprétation, soit le fait d’un misanthrope hautain ou d’un caractériel impossible. Or ledit «mystère», de toute évidence, implique le parcours, très compliqué, et la personnalité, non moins complexe, d’un homme déchiré entre plusieurs cultures, qui a connu l’humiliation et la frustration avant de se blinder et de conquérir sa place.
    Métèque de Sa Majesté
    Né (en 1932) dans un recoin de province arriérée (c’est lui qui
    le dit), jeune immigré solitaire et complexé à l’égard des femmes, «métèque de Sa Majesté» comme l’est aussi un Salman Rushdie, Naipaul a dû lutter bec et griffes pour imposer sa vision décentrée, et cela explique sans doute sa susceptibilité et son agressivité, le versant ombrageux de son personnage dont beaucoup de ses interlocuteurs ont découvert une tout autre face, plus avenante et lumineuse.
    D’où l’intérêt, parallèlement à la lecture de l’œuvre, du récent recueil de conversations de Naipaul avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, qui inclut l’émouvante profession de foi de l’écrivain à Stockholm.
    Dans la même perspective d’une approche empathique, on peut lire aussi le beau récit de la visite de Lieve Joris à Trinidad, en 1991, constituant l’un des chapitres de La chanteuse de Zanzibar (Actes Sud, 1995), ainsi que la poignante correspondance de Naipaul avec les siens recueillie dans Letters between Father and Son (Abacus, 2000).
    Entre Dickens et Balzac
    La trajectoire de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, petit-fils d’ouvrier agricole débarqué du nord de l’Inde dans les plantations de canne sucre de Trinidad, aux Antilles, dont le père rêvait d’être journaliste, devenu lui-même boursier à Oxford avant d’entamer une carrière d’écrivain tôt estimé mais longtemps ignoré du public, fait aujourd’hui penser aux parcours romanesques des personnages de Dickens ou de Balzac, dont il a partagé les «grandes espérances» sous les Tropiques. D’une merveilleuse vitalité picaresque, ses premiers livres (Le masseur mystique, en 1957, et son premier chef-d’œuvre, Une maison pour Monsieur Biswas, en 1961), suffiraient à lui assurer une place au nombre des classiques anglais.
    Mais Naipaul n’a jamais cherché l’établissement: chacun de ses livres témoigne d’une nouvelle approche du monde qui l’entoure, et dans une nouvelle forme. Après la fresque haute en couleur de la tribu hindouiste grand-maternelle laquelle s’affronta à son père (celui-ci et M. Biswas se confondant), Naipaul se fera ainsi collecteur de témoignages dans une suite de livres-enquêtes où il va d’abord (dans L’Inde sans espoir, 1968) rencontrer le sous-continent de ses origines et, notamment, constater les séquelles de six siècles d’impérialisme musulman qui a anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais.
    De la même façon, le romancier explorera, avec un pessimisme dérangeant (dans cet autre sommet de son œuvre que représente À la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Fait remarquable: Naipaul pratique la reprise des mêmes thèmes en étudiant les variations survenues au fil des années. Ainsi modifie-t-il (dans L’Inde: un million de révoltes, 1991) son regard sur l’Inde, comme il va accentuer son regard critique sur le fondamentalisme musulman, dans ses observations amorcées en 1981 avec Crépuscule sur l’Islam et poursuivies en 1998 dans Jusqu’au bout de la foi.
    Par-delà le roman
    Dans un petit livre très éclairant (En lisant et en écrivant, 2000, repris en 10/18), V. S. Naipaul explique en détail ses doutes croissants à l’égard du roman, «genre roi» de la littérature occidentale mais dont il s’est lui- même éloigné pour fonder sa forme à lui, accomplie dans ce troisième chef-d’œuvre, véritable clé de voûte de l’œuvre, que constitue L’énigme de l’arrivée (1987), où l’écrivain vieillissant, établi dans le Wiltshire, non loin du site mythique de Stonehenge, décrit, avec une fluidité musicale proustienne, les changements récents de la campagne anglaise et la fin de vie d’un maître de domaine atteint d’une maladie dégénérative.
    Quant au dernier roman de V. S. Naipaul à paraître en traduction, sous le titre de La moitié d’une vie (Plon, 2002), il module par la fiction l’une des dernières boucles du grand Bildungsroman que forme l’œuvre complet de l’écrivain, lequel s’est finalement réapproprié son «moi indien».
    Comme le héros de La moitié d’une vie, qui a fui le sous- continent pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années cinquante, et trouvera la rédemption affective auprès d’une femme, Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne auprès de laquelle il coule des jours aussi heureux, ce que disent ses visiteurs, que ceux qu’il «offre» à Willie Chandran, son double romanesque...
    V. S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326 pp

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    À LIRE ET À VOIR. - J’avais promis à Lady L. de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante…
    En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
     
    AU YUSHI. - Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit restau japonais de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis tout le temps… (Ce jeudi 15 mars)
     
    SYLVOISAL. - Je me disais ce matin que j’aurai eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
    ***
    L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
     
    SIMULACRES. - On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
     
    À UN AMI. - J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je trouve -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
     
    Voici des fleurs
    La beauté de l’objet
    soit la seule mesure de la chose.
    Rien n’ira par hasard.
    À l’établi l’orfèvre
    est concentré sur son art
    tout humble d’artisan
    qui cisèle des roses -
    ou cet objet secret
    révélé par son autre part.
    On ne sait rien d’avance
    de l’eau sur laquelle on ira
    là-bas dans le miroir
    d’un ciel à jamais incertain.
    L’objet se révèle à mesure
    qu’on oublie d’y penser.
    Le chant s’élève et dure
    le temps de ne pas oublier.
     
    REVIF. - Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre.
    J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années.
    Ah mais quel sentiment de revivre, soudain ! (Ce mercredi 28 mars)
     
    PROUST : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)
     
    CONNIVENCE. - Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme à la fois plus fluide et (re)construite, mais quel soulagement en attendant ! (Ce jeudi 29 mars)
     
    MOI ET ELLES. - Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres specimens du genre.
    Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose: je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le hard homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…
     
    BRIBES. - Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.
    Assez impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer, que je vais achever sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non: tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie. (Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril)
     
    APORIE. - Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
     
    JACCARDO. - Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons pas mal ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset sous le titre de Federica B.
    En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais d’ailleurs déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche de voyeur, se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu… (Ce 18 mars)
     
    JOUR J. - C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guillaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.
    (Soir). – La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à vingt heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard. (Ce jeudi 19 avril)
     
    PIERRE REVERDY : «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (En vrac).
     
    CONCLUSION. - Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son impayable ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : «Mais c’est un triomphe !», ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume, en lequel je pressens, plus que l’éditeur rêvé : un ami… (Ce samedi 21 avril)
     
    ROLAND JACCARD : «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Flirt en hiver).
    L’ENFANT. - Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant. (1er mai)
    MAI 68. - Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
    Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
    VIEILLIR. - Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix. (Ce jeudi 10 mai)
    ***
    Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature.
     
    AVEC L’ABBÉ. - Bon moment ce midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation dense et de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
    (SOIR) - J’ai fini ce matin de coller, dans mes albums chinois, les 500 pages du premier état complet de La Maison Littérature devenue Les Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
    (Ce mercredi 16 mai)
     
    AMIEL. – RJ m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé, qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire.
    BILAN CARDIO. - Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade… (Ce 18 mai)
     
    FLASH BACK. - L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, pendant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience. (Ce dimanche 20 mai)
     
    Je me souviens d’avoir cessé d’être gauchiste en mai 68
    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
    Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…
    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres…
    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…
    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne…
    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
     
    TRAVAIL. - La préparation des Jardins suspendus m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite avec Bernard Campiche, sur huit ouvrages magnifiquement édités, jusqu’ à l’incompréhensible clash de notre relation, au prétexte insignifiant mais exacerbé par son délire victimaire, suivi des humiliations qu’il m’a fait subir équivalant à une mise à mort mais dont je ne lui en veux pas dans la mesure où elle procédait d’un esprit malade et d’un cœur blessé. Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où voisinent, si divers, Roland Jaccard et Michel Lambert, mon ami Gérard Joulié et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataut dont les nouvelles de Jeudi parfait m’épatent par leur mélange de poésie et de génie inventif...
    (Ce dimanche 20 mai)
     
    LYNCHAGE. - La polémique lancée par une chronique de Fernand Melgar, dans les colonnes de 24Heures, à propos des dealers de rue à Lausanne, a enflammé les réseaux sociaux avant de provoquer diverses réactions, dont le renforcement subit de la présence policière dans le quartier du Maupas, divers débats médiatiques à la radio et à la télé et, surtout, une lettre ouverte collective signée par plus de 200 prétendus représentants du «milieu du cinéma», dont en effet quelques cinéastes de renom (tels Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier et Germinal Roaux, notamment, qui m’ont bien déçu) se dressant contre la méthode de Melgar au nom de l’Éthique, au motif qu’il a publié sur Facebook des images de dealers immédiatement assimilés à des victimes, ce qui me semble le comble. J’y ai vu un véritable lynchage, me rappelant fort celui du festival de Locarno, il y a quelques années, quand le président du jury Paulo Branco avait taxé Melgar de «fasciste» au motif que son documentaire sur les vols spéciaux donnaient aussi la parole aux fonctionnaires de la police chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés au lieu de les dénoncer, et j’ai réagi sur mon blog et sur Facebook pour me voir aussitôt traité de «crétin réac» par cette vieille ganache de Francis Reusser, parangon du démagogue gauchiste qui félicite «les jeunes» de se faire ainsi délateurs.
    Bref tout cela m’a paru à vomir et je me suis bien gardé de m’enferrer dans ce pseudo-débat de basse jactance…
     
    AIMONS-NOUS… - Dans ma 71e année depuis minuit. La lecture, ce matin, des tankas de Takuboku, que j’ai découvert grâce à Roland Jaccard, me porte au développement bien tempéré d’un égotisme de protection immunitaire. Le titre du recueil est: L’Amour de moi, et c’est cela même que je me dis ce matin : aimons-nous mieux que ça ! (Ce jeudi 14 juin)
     
    JULES RENARD. - «Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse». ( Journal, 29 janvier 1893.)
     
    VAILLANTES ROTULES. - C’est aujourd’hui que nous fêtons les 70 ans de ma bonne amie, avec une trentaine de proches et autres amis. Grand ciel pur à la fenêtre. Je vais lui remettre La maison dans l’arbre, mon premier recueil de poèmes conçu et édité dans le plus grand secret, qui me semble un bel acte de reconnaissance à celle à qui je dois tant. Or nous continuons de tout partager et même à quatre genoux. De fait, nous allons – elle vient de l’apprendre - vers une double opération des siens (le 3 juillet prochain, et il y en aura pour un mois) et les miens ne sont pas en reste, mais quel beau quatuor tout de même…
    (Ce 22 juin)
     
    REVERDY : « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (En vrac)
     
    POESIE «POÉTIQUE». - La poésie qui se veut poétique est à mes yeux la négation de la poésie, laquelle ne veut rien par définition si ce n’est apparaître par surprise. La poésie poétique pose, et la plupart de celles et ceux qui se disent ou se veulent poètes posent. À vrai dire les pires poseurs, parmi les gens de lettres, qui la plupart posent, sont les poètes et plus gravement souvent : les poétesses.
    Poètes et poétesses se tiennent cependant les coudes et se déclarent volontiers frères et sœurs, comme les membres d’une secte, se flattant les uns les autres et parfois se rejetant comme les membres de sectes concurrentes ou adverses, se jugeant et parfois s’anathématisant comme ce fut la pratique des églises rivales ou comme cela se voit encore dans les congrégations cultuelles ou culturelles de toute sorte, jusqu’aux grouillements tribaux des sectateurs de poésie pseudo-poétique des réseaux sociaux, etc.
    Dessin: Matthias Rihs.