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Celui qui se défonce en Ultra-trail / Celle qui gère sa libido frustrée par les entraînements non-stop de son winner potentiel / Ceux qui stressent à l’idée de ne pas figurer dans le top-team / Celui qui compte le nombre de pas qu’il fait de chez lui au bureau / Celle qui gère son temps de phone avec Jackie / Ceux qui sont bien partis pour un simili Vent des globes dans l’étang des Mollusques / Celui qui se lance dans la gestion des affects au niveau de la paroisse / Celle qui propose un audit sur le dysfonctionnement des RH depuis la nomination non cooptée du nouveau responsable d’origine africaine / Ceux qui au briefing de la rédaction du Grand Quoitidien recommandent l’avis d’un expert sociologue pour analyser les composantes numériques limites populistes des témoins du meurtre d’un métis par la police locale plutôt bien vue des clients du journal / Celui qui se dit conseiller en estime de soi / Celle qui monétise ses témoignages à la bodycam / Ceux qui ont fait sociologie comme leurs oncles ont fait théologie / Celui qui prend sur lui en tant que gendre responsable / Celle qui estime qu’un second mariage à la quarantaine peut être une affaire win-win / Ceux qui tirent le meilleur parti de leur gestion des éléments positifs du donné, etc.
(Lectures du monde, 2021)
PASSÉ DÉCOMPOSÉ. – Marchant ce soir sur le quai en vue du Château, et me remémorant les stances romantiques assez ampoulées du Prisoner of Chillon de Lord Byron, je me suis rappelé les questions historiques embarrassantes dont m’avait harcelé Vladimir Volkoff, certain après-midi très ensoleillé sur le grand bateau blanc au pont arrière réquisitionné pour la célébration des 25 ans de L’Âge d’Homme - questions relatives, précisément, au sujet du poème en question, donc à Bonivard dont je ne savais à peu près rien, et tout à l’heure j’interroge Lady L. à ce propos, elle qui fait mine depuis quelques années de s’intéresser à notre histoire, mais elle m’envoie promener après m’avoir juste lancé que Bonivard était une espèce d’idéaliste genevois opposé aux ducs de Savoie, exactement ce que j’avais dit à Volkoff que ce vague impatientait, et voici que j’apprends par Wikipedia qui fut, plus en détail, ce nobliau du bout du lac portant un titre dans la hiérarchie ecclésiastique locale, qui paya de six ans de geôle son opposition aux Savoie, fut arraché d’une Genève encore catholique qu’il retrouva protestante à son retour après avoir coupé à l’estrapade et s’accommodant si bien des changements qu’il devint, notable rétabli, l’un des premiers historiens de la République et l’auteur de traités de droit – tout cela que j’annonce crânement à ma bonne amie qui me dit non sans provocation qu’elle n’en à rien à souder à ce moment précsr et se gausse même de mon essai de rattrapage tardif, comme je me suis gaussé cet après-midi du passé « théologique » de notre ami Bernard C. passé prendre des nouvelles de la santé de sa vieille complice de la HEP avec un pack de Cocas… (Ce mardi 17 août)
DE LA FOI. – Octogénaire resté très vif d’esprit, et dont la main droite bat la mesure comme un moignon d’aile hors de contrôle (Parkinson) mais semblant battre comiquement la mesure de son discours, notre ami Bernard C. se prête au jeu quand je le charrie, à propos de son passé d’étudiant en théologie succédant à un premier apprentissage de radio-télégraphiste, sur le ton inquisitorial des gens qui vous demandent « où vous en êtes avec Dieu », et dans la foulée nous parlons de Berne, de la Bibliothèque national où j’ai déposé mes archives, sur la même rue où se trouvait sa pension de jeune homme (je n’arrive pas à me le représenter physiquement en jeune homme, probablement avec l’air très convenable d’un aspirant pasteur qui s’ignore encore), il se rappelle son goût particulier pour l’un des grands ponts sur l’Aar et de sa fascination pour le roman de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, il m’avoue en passant qu’il a lâché ses études de théologie avant même qu’il ait compris qu’on pouvait être pasteur sans avoir la foi, et là je lui demande ce que c’est que la foi pour un protestant, si ça a le moindre sens d’avoir la foi avec cette mentalité scientifique et ce refus de la magie et des mystères, puis je lui parle de Peter Sloterdijk (dont il n’a jamais entendu parler) et de son dernier livre, Faire parler le ciel, où il est question non pas de théologie mais de théopoésie, à savoir de tout ce qui a été écrit des dieux multiples et du Dieu devenu l’Écrivain unique à foison de nègres de toutes les couleurs, et tout ça a l’air de stimuler la bonne humeur de notre ami qui ne partira pas sans noter les références du livre d’histoire locale que lui a recommandé Lady L. ainsi que de Faire parler le ciel et La Folie de Dieu du même Sloterdijk, après que nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’avoir ou non la foi n’a pas la moindre importance vu que ce qui compte est le rite et les modalités visibles ou invisibles de l’oraison et des grâces diverses, l’entretien commun de la bonté et ce qui nous fait lever les yeux au ciel et chantonner de joie, etc.
Bernard le chrétien mécréant nous avait déjà quittés quand je me suis rappelé que le vieux Théodore Monod, se traitant lui-même de mécréant, avoue dans Révérence à la viequ’il prononce, tous les matins, ses Béatitudes, et de même la prière du cœur fait-elle partie, depuis des années, de ce que Sloterdijk le cycliste appellerait mon fitness spirituel…
CHRIST DES DOULEURS. – Je l’ai découvert tout au fond de l’église de Caux, vide et assez froide quoique pas autant qu’un de ces temples protestants à vous glacer le sang tel que les évoque justement Victor Hugo à propos du temple de Vevey, et la présence de cette effigie du Crucifié m’a paru d’autant plus émouvante, à côté des diverses représentations de l’art sacré marquant l’intérieur de l’édifice, qu’elle avait les traits d’une épure de la douleur relevant d’un art réellement empreint de spiritualité. Je n’y ai pas vu une œuvre d’art alors que l’objet, en concentré d’émotion, dépassait par celle-ci tout ce qui se trouvait dans le sanctuaire, sans ressortir seulement à l’esthétique, comme une espèce de prière de bois à consistance de doux ivoire et taché de sang divinement humain, etc.
NETTOYAGE CALVINISTE. – Ce qu’écrit Victor Hugo de l’église Saint-Martin de Vevey n’est pas dans un sac, mais il a raison et ce qu’il en dit pourrait se rapporter à d’innombrables temples « réformés » de nos régions, dont l’aspect « nettoyé » a d’ailleurs contaminé pas mal d’édifices catholiques ou de sanctuaires contemporains de béton brossé : Quant à l’église de Vevey, Victor Hugo dit plus précisément qu’elle a subi « cette espèce de dévastation soigneuse, méthodique et vernissée que le protestantisme inflige aux églises gothiques. Tout est ratissé, raboté, balayé, défiguré, blanchi, lustré et frotté. C’est un mélange stupide et prétentieux de barbarie et de nettoyage», etc.
MELTING POT. – Il est passé neuf heures du soir et je prends ces notes sur la terrasse du Coucou (Altitude 1150 mètres, à peu près la hauteur de La Désirade à deux vals d’écart) donnant sur les lointains lémaniques enflammés par le crépuscule, je suis monté tout à l’heure de la chapelle de Caux au Christ souffrant empêché de voir le lac par l’affreuse masse arrière du palace de Caux érigé à l’enseigne du Réarmement moral, j’ai passé devant le chalet du fondateur du festival de Jazz de Montreux, à l’enseigne du Picotin, dans la piscine duquel moult célébrités ont brassé l’eau peu bénite mais revigorante du maître de céans – j’ai vu des limousines y voiturer James Brown et sa bande ou Quincy Jones et la sienne, entre tant d’autres -, et me voici avec mon escort dog au milieu des dîneurs chics, seul à me contenter d’un Aperol Spritz et d’un café au lait dit renvers + deux boules de glace alors que ma douce, qui a savouré ce midi une Pizza Napoli à la Dolce, donc 666 mètres plus bas, s’inquiète probablement du lent retour de ses promeneurs du soir… (ce mercredi 18 août)
Celui qui sans mots assèche les récifs / Celle qui ne transige pas avec sa peur / Ceux qui prennent la main venue du plus loin de l’enfance / Celui qui ne suit l’insaisissable que dans les marges de la défaite / Celle qui renoue avec ses souvenances dans la chambre du soir / Ceux que réjouit la farce du soleil derrière l’écran de l’aurore / Celui qui bouscule l’énigme des certitudes / Celle qui ne frappe plus aux portiques de l’angoisse / Ceux qui voient les oiseaux énigmatiques se lever des cendres de la nuit / Celui qui ne se réjouit point de la désunion séparant le corps de l’esprit / Celle qui devine la vérité sous le masque du présent / Ceux qui estiment que l’homme et la bête ne font qu’un sans lâcher leur hot-dog / Celui qui sent le fauve même avec sa cravate à pois / Celle qui se rappelle les caresses des mains d’autrefois / Ceux qui font le buzz dans la canopée / Celle qui fait le bêta en mâle alpha / Celle qui dénonce le manque d’accès à l’Arche de Noé pour les sujets à mobilité réduite et les familles recomposées / Ceux qui savent que les oiseaux annoncent un dénouement sans préciser lequel, etc.
Peinture: Leonora Carrington
Un beau roman, évoquant le parcours d’un peintre d’icônes du XIe siècle, en Palestine, obéissant à l’amour humain plus qu’à la présumée Loi divine, et trois variations sur les errances de l’autorité « patriarcale », prolongent la réflexion d’un homme de bonne volonté engagé dans une œuvre de médiation fraternelle.
L’usage du mot icône s’est tellement dégradé, dans la profusion actuelle des images insignifiantes, que n’importe quelle célébrité s’en voit affublée par les temps qui courent, de Ronaldo l’ «icône du foot » aux « icônes » de la mode ou de la gastro, entre mille autres exemples.
Or l’icône, à son origine orthodoxe et canonique, est l’image par excellence du sacré, pour ainsi dire le visage de Dieu, de la Trinité ou des saints, qui devrait éclipser toute autre beauté. La Joconde, selon les canons de l’iconographie, devrait se voiler la face, ou c’est nous qui devrions la brûler comme fausse image selon les critères des iconographes, mais à ceux-là s’opposent, plus radicaux encore, les iconoclastes musulmans opposés à toute représentation des saintes figures ; et pire encore : toute forme d’art était suspecte au très pur et très dur Blaise Pascal en son djihâd janséniste mené à la pointe de la séculaire « querelle des images ».
Le cynique contemporain ricanera probablement à l’évocation de tels thèmes en une époque où, par exemple dans les ports-francs de la région genevoise et environs, les icônes les plus chargées de spiritualité pure font l’objet d’un trafic juteux – mais faisons comme si l’affaire était encore d’actualité…
Donc transportons-nous en l’an 1079 de notre ère, en « terre sainte » où cohabitent trois religions, pour assister à l’apprentissage d’un jeune fils de juif de stricte observance au prénom d’Avner, touché par les chants des moines orthodoxes auxquels il livre son poisson de petit pêcheur palestinien (il est encore ado au début du roman de Metin Arditi), qui découvre la beauté des icônes et décide d’en peindre à son tour , ou plus exactement d’en «écrire» , car son premier initiateur, un certain Anastase, lui apprend qu’une icône s’écrit.
Problème : le petit Avner, juif de souche mais désirant s’initier à l’iconographie dans les ateliers des monastères, consent à se faire baptiser sans avoir la foi au sens orthodoxe: il ne croit ni à la révélation ni à la résurrection comme ses frères ordonnés croient qu’on doit croire, donc les icônes qu’il apprend à «écrire», et qui seront bientôt plus belles que les autres constitueront autant de blasphèmes virtuels du genre de la Joconde déguisée en vierge Marie, etc.
Un conte aux (multiples) résonances actuelles
Sous la forme d’une espèce de conte romanesque à valeur d’apologue ou de parabole, L’homme qui peignait les âmes s’inscrit dans le droit fil du roman précédent de Metin Arditi, Rachel et les siens, « travaillant » déjà le thème de la cohabitation des trois religions du Livre sur le timbre-poste géographique de la terre sainte, dans un esprit de conciliation voire de pacification.
Le départ du roman est l’icône représentant un Christ guerrier qu’on croyait l’œuvre d’un moine du XVe siècle, et qui serait à vrai dire beaucoup plus ancienne, reliquat de la production d’un iconographe du XIe siècle. Scientifiquement avérée (chacune et chacun connaît évidemment le pouvoir révélateur d’une étude dendrochronologique permettant d’évaluer l’âge d’un bout de bois par ses cernes de croissances), l’hypothèse fonde la vérité historique de l’enquête (sur le terrain,) devenue roman, avec ce paradoxe apparent qu’un peintre d’âmes pacifiées ne nous laisse qu’une représentation de combattant armé comme l’étaient les croisés – les lecteurs découvriront ce que « cela » cache, au figuré et au propre…
Immédiatement attachant par ce qu’on pourrait dire sa beauté intérieure, sa porosité sensible et plus encore sa farouche indépendance d’esprit Avner ne séduit pas seulement sa belle cousine Myriam, avant la lectrice et le lecteur, mais aussi le moine Anastase et le marchand Mansour, deux mentors se substituant à un père moralisateur et rabat-joie ; et puis Avner est ancré dans le concret, il est sensuel et artisan autant qu’artiste, il sait recevoir comme il sait donner. Le noyau de son art particulier tient au fait que, « plutôt que de représenter la part d’humain dans le Christ et ses Saints, Avner inversait la démarche, faisait surgir la part de divine enfouie en chacun ». Autant dire que ce «retournement» ne peut qu’inquiéter les gardiens du Temple, quel qu’il soit, et que ce sont les autorités religieuses associées qui présideront à l’élimination par le feu des œuvres et de la personne de l’hérétique.
Il y a, de toute évidence, du Metin en lui, ou disons que l’écrivain propose, avec ce personnage, une incarnation avenante de son idéal de conciliation, sans esquiver les obstacles de la réalité et la déraison envieuse ou dogmatique des hommes. Avner lui-même est constamment menacé par sa propension à l’orgueil du «créateur», mais ses faiblesses autant que son génie particulier (comme chez Leonard de Vinci, Rembrandt, Van Gogh et tout artiste authentique en somme) s’inscrivent essentiellement dans la ressemblance humaine.
Où science et religion, art et morale dialoguent en liberté
À la fin des ses « réflexions d’un physicien » parues sous le titre de La Vie dans l’univers, le célèbre Freeman J. Dyson, hérétique lui aussi, affirme que « la religion est une part essentielle de la condition humaine, elle est enracinée plus profondément et partagée plus largement que la science ». Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle « la religion », et pas question pour lui de fondre science et religion dans un méli-mélo spiritualisant.
« Si la science et la religion sont complémentaires, écrit encore Dyson, il vaut mieux qu’elle vivent séparément, en se respectant mutuellement, mais avec des identités et des comptes en banque séparés ». Et ceci : « Toute grande religion est associée à un grand art et une grande littérature, depuis la plus haute Antiquité ». Et cela : « Si l’on cherche des perspectives sur la nature humaine pour guider l’avenir de la religion, on en trouvera plus dans les romans de Dostoïevski que dans les revues de science cognitive ». Et cela enfin : « La littérature est le grand entrepôt de l’expérience humaine ».
Quel rapport avec un «écrivain» d’icônes du XIe siècle judéo-chrétien ? À chacune et chacun de le trouver. Avec un point de convergence: la Beauté, dont un personnage de Dostoïevski disait qu’elle sauverait le monde. La Beauté conjuguée, s’agissant d’Avner-Metin, avec la Bonté. Et cela avec ou sans les dogmes théologiques, les «lois de la physique » ou les codes de la morale courante – en toute liberté.
À préciser enfin que la défense de la ressemblance humaine ne serait qu’un conte à l’eau de rose si elle ne passait pas par l’expérience de la complexité et de la solitude, des feux de l’envie et de la violence. Ce à quoi l’auteur de L’Homme qui peignait les âmes s’est attaché au fil de trois monologues nous faisant sonder les cœurs, les âmes et les tripes de trois « pères », en les personnes de Sigmund Freud, d’un chef d’orchestre de renom mondial en train de perdre la mémoire et du pasteur Cornelius Van Gogh, père d’un irascible peintre d’icônes profanes au prénom de Vincent.
Quel rapport avec Avner ? Il serait intéressant de voir celui-ci peindre ceux-là… Mais c’est, là encore, Metin Arditi qui a «fait le job», avec l’empathie d’un écrivain sondant les cœurs comme le «petit Anastase » peignait les âmes…
Metin Arditi. L’homme qui peignait les âmes. Grasset, 2021. 291p.
Metin Arditi, Freud, les démons et autres monologues. BSN Press, coll. Fictio, 2021, 96p.
Freeman J. Dyson. La Vie dans l’univers, réflexions d’un physicien. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2009, 256p.
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