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Carnets de JLK - Page 30

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    EN CHANTIER. - Deux dents de moins ce midi. Comme j’étais un peu tendu à l’aller, j’ai trouvé au retour ma Jazz vidée de sa batterie, qui m’a obligé à faire appel au dépanneur du TCS. Dans l’intervalle, j’ai reçu un très aimable message d’Isabelle Roche qui achève, ces jours, la dernière correction des Jardins suspendus et se dit enthousiaste à la lecture de ma proposition de 4e de couverture. Se dit en outre épatée par le ton vif de la bio de quatre lignes que je lui ai également envoyée à sa demande. (Ce mercredi 17 octobre)
    Les jardins suspendus (Prière d'insérer)
    Si le Verbe se fit chair, il incarne notre mémoire commune et la lecture est alors un acte sacré au jardin suspendu, qui scelle la rencontre du Lecteur et de l’Auteur.
    Le jardin suspendu est ce lieu où l’attention vive à toutes les manifestations du Verbe se réitère tous les jours - ici depuis cinq décennies. Une curiosité passionnée y relance l’aventure de lire qui relève de l’amour, ignorant dans sa superbe ce qui est jugé trivialement idéologique, banal ou bavard.
    Les lectures et rencontres consignées ici sont tantôt marquées par l’Histoire (le fasciste Lucien Rebatet ou l’antifasciste Imre Kertesz, Amos Oz ou Doris Lessing, Alexandre Soljenitsyne ou Jonathan Littell) et tantôt par la tragi-comédie quotidienne (avec Anton Tchékhov ou Cormac McCarthy, Patricia Highsmith ou Georges Simenon, Alexandre Tisma ou William Trevor, Alice Munro ou Juan Carlos Onetti, Vassily Grossman ou C.F. Ramuz ), partout où le Verbe se fait chair.
    La bibliothèque du lecteur, attenante aux jardins suspendus, est son corps projeté dans le temps hors du temps de la Poésie (le Suisse cosmopolite Charles-Albert Cingria y rayonne en génie byzantin, et l’Américaine Annie Dillard y module sa prose d’un réalisme mystique sans pareil), mais le frisson de la Littérature parcourt les échines les plus diverses, des conteurs (un Marcel Aymé ou un Dino Buzzati) aux flâneurs (un Henri Calet ou un Alexandre Vialatte) en passant par les passants profonds, (Guido Ceronetti et Dominique de Roux), les bardes de leurs tribus (Thomas Wolfe et Philip Roth), les enchanteurs ironiques (Vladimir Nabokov et Fabrice Pataut), les enfants perdus (Fleur Jaeggy et Robert Walser), les sourciers du langage (Yves Bonnefoy ou William Cliff), les contempteurs furieux (Thomas Bernhard ou Martin Amis), les sondeurs du tréfonds psychique (Amiel ou Antonio Lobo Antunes) et les visionnaires hallucinés (Céline et Witkacy), tous embarqués dans la même Arche.
    POSTÉRITE. - Je me disais ce matin, en lisant le chapitre de Littératures consacré à Proust par Nabokov que si seulement, un jour, une jeune fille ou un jeune homme éprouvaient même le millième de la reconnaissance souriante que m’inspire cette lecture en s’attardant sur tel ou tel chapitre de mes Jardins suspendus, alors, alors, alors je pourrais me dire « là-haut » ou « là-bas », que mon séjour terrestre n’aura pas été tout à fait vain, etc.
    NABOKOV. - J’ai (re)commencé ce matin de lire enfin sérieusement Feu pâle, en reprenant d’abord l’introduction magistrale de Mary Mc Carthy, au-dessus de tout ce qui se fait aujourd’hui en matière de critique, puis en annotant précisément l’Introduction de Charles Kinbote, parangon de l’universitaire agrippé aux basques d’un grand écrivain, et qu’on pourrait dire sorti de la cuisse de celui-ci, pour obtempérer ensuite à son injonction de lire d’abord ses notes et seulement après les vers de chaque partie, dans un aller-retour qui m’a semblé tout à fait conforme au projet de l’Auteur menant sa barque à sa sardonique façon.
    Feu pâle est autant le poème du roman que le roman du poème et la meilleure façon, d’une ironie sardonique, de traiter la tragi-comédie humaine et de renouveler son expression prismatique. Je ne jouerai jamais aux échecs, mais je reste captivé par tous les aspects du jeu de manière en somme platonique, comme je consens à manger japonais sans baguettes.
    Feu pâle est enfin le foyer, le noyau, le vortex ou peut-être même le trou noir de l’œuvre de Nabokov où tout se concentre et d’où tout rayonne et tourbillonne en incessant mouvement et son contraire, si l’on ose dire – et l’on ose…
    Sublime sublimation aussi du petit tas de secrets fameux et tendre réfutation des aveux d’une feinte sincérité déjouée en toute mauvaise foi – délicatesse oblige et pudeur. Pour l’essentiel : cristal de la poésie et sa diffusion de charbon ardent, sarcasme du poète à doublure critique et va-et-vient amoureux entre tous les niveaux de langage et de pensée, etc.
    NOTRE VIE. - Ma bonne amie un peu bluesy ce matin, qui trouve son visage bien gris et flétri par l’âge, sentant qu’elle a pris ces derniers temps un coup de vieux avec ses diverses opérations, mais je proteste en lui faisant valoir que nous formons un couple de beaux vieux et que nos esprits restent vifs malgré la déglingue de nos carcasses – j’en sais quelque chose moi qui vacille en marchant dans la rue comme si j’étais ivre (oreille interne), manque de plus en plus de souffle et n’entends plus que de travers à l’instar du professeur Tournesol, etc.
     
    UNE DETTE. - Reprenant la lecture, parallèle, de L’œil et d’À travers la tourmente de Maria Czapska, j’ai le sentiment de me retrouver sur un sol ferme qui sera celui-là même de mon travail à venir en vue de l’établissement du catalogue de l’exposition de 2020 au musée de Pully et, peut-être, à la Maison de l’écrit.
    J’ai conscience d’avoir une dette importante envers Czapski, que je vais « payer » à ma façon et, je crois, pour mon profit personnel - une dette qui rapporte…
    Dès que j’ai repris la lecture de L’œil, que je vais maintenant annoter de A à Z, j’ai senti que ce retour à Czapski serait pour moi une nouvelle modulation d’un constant retour au sérieux que je m’impose depuis plus de cinquante ans contre ma dispersion personnelle et ma paresse.
    Ce travail s’inscrira donc tout naturellement dans le continuum des autres exercices en cours, à savoir la mise au point de mes Lectures du monde 2014-2018 à paraître sous le titre de Mémoire vive, si possible en 2019, du roman en cours d’élaboration sous le titre Les Tours d’illusion, entre autres carnets, listes et poèmes.
    RETOURS. - On me dira que c’est par hasard, mis pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie d ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…
    RETROUVAILLES. - J’ai été très touché ce matin, avant le dentiste, par le message de Richard Dubugnon, fils aîné de Gemma devenu un musicien assez fameux, qui me dit qu’il a lu Le Cœur vert et L’Ambassade du papillon avec émotion et qu’il aimerait bien me revoir.
    Après deux ou trois échanges, nous sommes convenus de nous retrouver lors de ma prochaine escale à Paris, le 27 novembre - au Rostand, comme il me l’a proposé, ce qui m’a fait sourire vu que c’est dans cet établissement que se passe l’une des nouvelles de Fabrice Pataut ; et c’est en ce même lieu, le surlendemain, que je rencontrerai Fabrice en 3D…
     
    PANOPTICON. - La vision multiple et simultanée requiert elle aussi une nouvelle forme d’attention à sélection intégrée qui devrait inventer à mesure ses propres formes au lieu de reclasser les nouvelles données dans le déjà vu, de quoi nous ouvrir le regard à tout ce qu’on voyait jusque-là sans le voir, à l’instar de ceux qui n’y ont jamais rien vu qu’encadré sur le mur du salon, signé et coté sur le Marché.
     
    IMPATIENCE. - Mon livre tardant à venir, je vais le chercher, muni d’une valise vide, chez mon cher éditeur. Or je me réjouis autant de recevoir Les Jardins suspendus qu’il y a quarante-cinq ans, lorsque, avec Dimitri et Richard Aeschlimann, nous sommes allés chercher mon premier opuscule à Pontarlier ! (Dans le TGV Lyria à destination de Paris, ce vendredi 16 novembre)
     
    DE LA COPIE. - L’exercice de la copie, auquel je me livre avec les toiles de Czapksi à la gouache dans mes carnets, pourrait sembler vain ou stérile, alors que j’en vois, au contraire, l’aspect fertile en cela qu’il me force à mieux regarder.
    Regarder pour mieux recevoir et garder. Le peintre a lui-même bien regardé, et il garde en ajoutant sa propre touche qui procède d’un autre regard intérieur. Prends garde ! nous dit-il à sa façon.
    Le peintre a pris la peine d’ouvrir les yeux et a fait métier, non de voyeur mais plutôt de voyant, qui ajoute à ce qu’il reçoit quelque chose qu’il donne. Le voyeur ne donne rien : il prend, il consomme sans rien abouler. Tandis que le voyant, l’Artiste, rend la monnaie et plus encore avec sa pièce neuve.
    Le peintre a pris le temps de regarder tantôt la nature et tantôt les maîtres anciens, pour apprendre à mieux voir la nature à la lumière des maîtres anciens et mieux revenir aux maitres anciens après s’être attardé devant la nature son carnet à la main.
     
    LA CHOSE. - C’est avec une grande émotion que j’ai découvert hier, au 41 de la rue de Richelieu, l’Objet pour lequel j’aurai parcouru plus de 1000 bornes en deux jours, premier de mes livres à paraître à Paris et conjuguant visiblement le bonheur de l’Auteur et de l’Editeur. (Ce samedi 17 novembre)
     
    VITA NOVA. - Sophie a passé le cap de se trente-six ans ce matin, mais ce n’est que dans quelques heures que nous pourrons lui souhaiter bon anniversaire puisqu’elle a, à San Diego, sept heures de retard sur nous.
    Il y a trente-six ans de ça, donc le 23 novembre 1982, ma vie a changé, et dans ce changement qui fut aussi celui de ma bonne amie, notre premier enfant, puis notre second enfant trois ans plus tard ont joué un rôle à caractère pour ainsi dire religieux, au sens d’une vraie révélation de la réalité en tant que telle sous le signe de nouveaux liens (religio : ce qui relie, etc.) et sous une nouvelle lumière. La première lumière de ma nouvelle vie avait pour prénom Lucienne, je n’invente rien : c’est la vérité. (Ce 23 novembre)
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    EXIGENCE DE L’ART. - L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel.
    Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre ; je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses cloués par l’œil jaune au-dessus de tous les verts, etc.
     
    GOMBROWICZ. - Comment ai-je pu passer à côté de Ferdydurke ? Voilà ce que je me demande en me rappelant mon peu de goût pour les jeux littéraires et la fiction, à quoi m’ont ramené les écrits de Fabrice Pataut. J’ai joué ainsi Witkiewicz contre Gombrowicz, comme si celui-ci n’était pas assez sérieux, alors que la lecture de Ferdydurke m’a ramené illico à ce que je considère comme le sérieux de la littérature par excellence, qui me tend un miroir combien révélateur. Dès les premières pages du roman, les variations sur le double et le jugement d’autrui me ramènent à tout ce qu’on vit aujourd’hui sur les réseaux sociaux avec le déferlement océanique d’opinions, le tout et le n'importe quoi des temps qui courent…
     
    POUR NOËL. - Assez content de trouver, ce matin, ce petit texte du magazine Causeur, signé Thomas Morales invitant pour «Noël» à la lecture des Jardins suspendus:
     
    « Au pays des écrivains, 1968-2018.
    La littérature a besoin de passeurs aussi discrets que déterminés. Les grands livres ne se claironnent pas dans le poste en prime time et ne s’affichent pas non plus sur les murs des villes endormies en 4 X 3. Il leur faut des enlumineurs patients dont le triptyque : vivre, lire et écrire résume les existences saines, débarrassées des oripeaux du succès. Ces hommes-là ont donné leur sang et leur sueur à la propagation d’œuvres majeures, à l’émancipation des lecteurs perdus et aussi à décloisonner les genres. Jean-Louis Kuffer, des hauteurs du lac Léman, rouage essentiel des éditions l’Âge d’Homme, figure de l’Helvétie, fait partie de ces derniers grands seigneurs de la critique qui pratiquent leur art sans oukases et ornières. Une leçon de maintien dans un monde chancelant. Le Suisse a compilé des lectures et des rencontres au cours d’un demi-siècle passé dans Les jardins suspendus aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il nous ouvre sa bibliothèque et on en prend plein les yeux (Vialatte, Céline, Marcel Aymé, Nabokov, Amiel, Jules Renard, etc..). Quant à ses entretiens, entre autres, avec Rebatet, Doris Lessing ou Patricia Highsmith, ils nous éclairent sur l’acte d’écrire».
     
    LE PETIT CLAN. -Bonne fête de Noël en famille, avec le petit, ses parents et son grand-oncle. En fin d’après-midi, je me suis déguisé en père Noël, que nous appelions plutôt le Bon Enfant en nos enfances. Le petit n’a pas semblé réaliser vraiment qui était ce personnage, surtout intéressé par les cadeaux sortis de son sac. Julie, à son troisième mois, est un peu fatiguée, le petit trio est redescendu ce soir en plaine – Gary travaillant demain à son nouveau job -, et pour ma part je me sens plein de reconnaissance, d’abord à l’endroit de ma bonne amie qui a tout fait pour que la petite fête soit belle, etc. (Ce 25 décembre)
     
    RECYCLAGE. - À un moment donné les voisins du quartier des Oiseaux avaient cessé de se parler d’une fenêtre ou d’un jardin à l’autre, les femmes avaient renoncé depuis longtemps à chanter aux fenêtres, alors que les pelouses étaient désormais traitées aux produits infanticides, mais de nouvelles relations propices à l’échange et au débat à tous les niveaux s’étaient rétablies via les réseaux sociaux de sorte que Madame du Perron, dont la nouvelle villa sécurisée jouxtait l’ancienne demeure des Reynier revendue à la cheffe de projet d’une start up en vue, avait enfin pu commencer de partager avec sa voisine sur la question du recyclage des déchets urbains...
     
    BONUS. - Dernier jour d’une année qui fut pour moi, et en crescendo, une année de grâce à divers égards : d’abord pour ma rencontre de nouveaux amis, dont le magnifique Pierre-Guillaume , et ensuite par la publication des Jardins suspendus, grâce précisément à celui-ci, auquel m’a ramené Roland Jaccard.
    La parution des Jardins suspendus, premier de mes livres à paraître à Paris, marquera de ce fait, et pas seulement, un tournant et une ouverture dans la suite et fin de mon travail d’écrivain, autant que notre vie qui se redéploie avec de nouveaux enfants, dans le petit cercle familial qui est le cœur de notre cœur. (Ce 31 décembre)

  • Naipaul l'ombrageux éclairé

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    Un recueil d'entretiens permet de découvrir le vrai visage d'un homme souvent craint ou décrié. Et deux nouveaux livres s’y ajoutent…
    L’œuvre de V. S. Naipaul, consacré par le Prix Nobel de littérature 2001, est certainement le plus important de la littérature britannique contemporaine, et la BBC, dans un sondage, le donnait pour le plus aimé du public anglais à la fin des années 90.
    Or l’homme Naipaul est décrié, voire détesté par beaucoup, surtout du fait des opinions «politiquement incorrectes» qu’il professe sans précautions, notamment contre l’intellocratie et le conformisme des médias, le romantisme tiers-mondiste et ce qu’il appelle le «retour la brousse», mais aussi le racisme larvé des bien-pensants, la vaine quête d’exotisme et la régression sous toutes ses formes, par exemple dans la culture occidentale.
    Au lendemain de l’attribution du Nobel ce mauvais coucheur redouté par les journalistes (figurez-vous qu’il exige que ceux-ci lisent ses livres!), un académicien suédois ne craignit pas de se tortiller publiquement afin d’expliquer que c’était l’œuvre qui était consacrée, et pas le malappris dont un insondable mystère voulait qu’il fût l’auteur...
    De fait, il paraît bien «mystérieux» qu’une œuvre si riche, témoignant d’un si phénoménal travail d’observation et d’absorption, de compréhension et d’interprétation, soit le fait d’un misanthrope hautain ou d’un caractériel impossible. Or ledit «mystère», de toute évidence, implique le parcours, très compliqué, et la personnalité, non moins complexe, d’un homme déchiré entre plusieurs cultures, qui a connu l’humiliation et la frustration avant de se blinder et de conquérir sa place.
    Métèque de Sa Majesté
    Né (en 1932) dans un recoin de province arriérée (c’est lui qui
    le dit), jeune immigré solitaire et complexé à l’égard des femmes, «métèque de Sa Majesté» comme l’est aussi un Salman Rushdie, Naipaul a dû lutter bec et griffes pour imposer sa vision décentrée, et cela explique sans doute sa susceptibilité et son agressivité, le versant ombrageux de son personnage dont beaucoup de ses interlocuteurs ont découvert une tout autre face, plus avenante et lumineuse.
    D’où l’intérêt, parallèlement à la lecture de l’œuvre, du récent recueil de conversations de Naipaul avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, qui inclut l’émouvante profession de foi de l’écrivain à Stockholm.
    Dans la même perspective d’une approche empathique, on peut lire aussi le beau récit de la visite de Lieve Joris à Trinidad, en 1991, constituant l’un des chapitres de La chanteuse de Zanzibar (Actes Sud, 1995), ainsi que la poignante correspondance de Naipaul avec les siens recueillie dans Letters between Father and Son (Abacus, 2000).
    Entre Dickens et Balzac
    La trajectoire de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, petit-fils d’ouvrier agricole débarqué du nord de l’Inde dans les plantations de canne sucre de Trinidad, aux Antilles, dont le père rêvait d’être journaliste, devenu lui-même boursier à Oxford avant d’entamer une carrière d’écrivain tôt estimé mais longtemps ignoré du public, fait aujourd’hui penser aux parcours romanesques des personnages de Dickens ou de Balzac, dont il a partagé les «grandes espérances» sous les Tropiques. D’une merveilleuse vitalité picaresque, ses premiers livres (Le masseur mystique, en 1957, et son premier chef-d’œuvre, Une maison pour Monsieur Biswas, en 1961), suffiraient à lui assurer une place au nombre des classiques anglais.
    Mais Naipaul n’a jamais cherché l’établissement: chacun de ses livres témoigne d’une nouvelle approche du monde qui l’entoure, et dans une nouvelle forme. Après la fresque haute en couleur de la tribu hindouiste grand-maternelle laquelle s’affronta à son père (celui-ci et M. Biswas se confondant), Naipaul se fera ainsi collecteur de témoignages dans une suite de livres-enquêtes où il va d’abord (dans L’Inde sans espoir, 1968) rencontrer le sous-continent de ses origines et, notamment, constater les séquelles de six siècles d’impérialisme musulman qui a anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais.
    De la même façon, le romancier explorera, avec un pessimisme dérangeant (dans cet autre sommet de son œuvre que représente À la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Fait remarquable: Naipaul pratique la reprise des mêmes thèmes en étudiant les variations survenues au fil des années. Ainsi modifie-t-il (dans L’Inde: un million de révoltes, 1991) son regard sur l’Inde, comme il va accentuer son regard critique sur le fondamentalisme musulman, dans ses observations amorcées en 1981 avec Crépuscule sur l’Islam et poursuivies en 1998 dans Jusqu’au bout de la foi.
    Par-delà le roman
    Dans un petit livre très éclairant (En lisant et en écrivant, 2000, repris en 10/18), V. S. Naipaul explique en détail ses doutes croissants à l’égard du roman, «genre roi» de la littérature occidentale mais dont il s’est lui- même éloigné pour fonder sa forme à lui, accomplie dans ce troisième chef-d’œuvre, véritable clé de voûte de l’œuvre, que constitue L’énigme de l’arrivée (1987), où l’écrivain vieillissant, établi dans le Wiltshire, non loin du site mythique de Stonehenge, décrit, avec une fluidité musicale proustienne, les changements récents de la campagne anglaise et la fin de vie d’un maître de domaine atteint d’une maladie dégénérative.
    Quant au dernier roman de V. S. Naipaul à paraître en traduction, sous le titre de La moitié d’une vie (Plon, 2002), il module par la fiction l’une des dernières boucles du grand Bildungsroman que forme l’œuvre complet de l’écrivain, lequel s’est finalement réapproprié son «moi indien».
    Comme le héros de La moitié d’une vie, qui a fui le sous- continent pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années cinquante, et trouvera la rédemption affective auprès d’une femme, Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne auprès de laquelle il coule des jours aussi heureux, ce que disent ses visiteurs, que ceux qu’il «offre» à Willie Chandran, son double romanesque...
    V. S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326 pp

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    À LIRE ET À VOIR. - J’avais promis à Lady L. de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante…
    En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
     
    AU YUSHI. - Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit restau japonais de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis tout le temps… (Ce jeudi 15 mars)
     
    SYLVOISAL. - Je me disais ce matin que j’aurai eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
    ***
    L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
     
    SIMULACRES. - On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
     
    À UN AMI. - J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je trouve -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
     
    Voici des fleurs
    La beauté de l’objet
    soit la seule mesure de la chose.
    Rien n’ira par hasard.
    À l’établi l’orfèvre
    est concentré sur son art
    tout humble d’artisan
    qui cisèle des roses -
    ou cet objet secret
    révélé par son autre part.
    On ne sait rien d’avance
    de l’eau sur laquelle on ira
    là-bas dans le miroir
    d’un ciel à jamais incertain.
    L’objet se révèle à mesure
    qu’on oublie d’y penser.
    Le chant s’élève et dure
    le temps de ne pas oublier.
     
    REVIF. - Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre.
    J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années.
    Ah mais quel sentiment de revivre, soudain ! (Ce mercredi 28 mars)
     
    PROUST : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)
     
    CONNIVENCE. - Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme à la fois plus fluide et (re)construite, mais quel soulagement en attendant ! (Ce jeudi 29 mars)
     
    MOI ET ELLES. - Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres specimens du genre.
    Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose: je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le hard homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…
     
    BRIBES. - Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.
    Assez impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer, que je vais achever sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non: tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie. (Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril)
     
    APORIE. - Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
     
    JACCARDO. - Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons pas mal ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset sous le titre de Federica B.
    En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais d’ailleurs déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche de voyeur, se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu… (Ce 18 mars)
     
    JOUR J. - C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guillaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.
    (Soir). – La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à vingt heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard. (Ce jeudi 19 avril)
     
    PIERRE REVERDY : «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (En vrac).
     
    CONCLUSION. - Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son impayable ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : «Mais c’est un triomphe !», ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume, en lequel je pressens, plus que l’éditeur rêvé : un ami… (Ce samedi 21 avril)
     
    ROLAND JACCARD : «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Flirt en hiver).
    L’ENFANT. - Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant. (1er mai)
    MAI 68. - Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
    Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
    VIEILLIR. - Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix. (Ce jeudi 10 mai)
    ***
    Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature.
     
    AVEC L’ABBÉ. - Bon moment ce midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation dense et de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
    (SOIR) - J’ai fini ce matin de coller, dans mes albums chinois, les 500 pages du premier état complet de La Maison Littérature devenue Les Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
    (Ce mercredi 16 mai)
     
    AMIEL. – RJ m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé, qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire.
    BILAN CARDIO. - Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade… (Ce 18 mai)
     
    FLASH BACK. - L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, pendant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience. (Ce dimanche 20 mai)
     
    Je me souviens d’avoir cessé d’être gauchiste en mai 68
    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
    Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…
    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres…
    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…
    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne…
    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
     
    TRAVAIL. - La préparation des Jardins suspendus m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite avec Bernard Campiche, sur huit ouvrages magnifiquement édités, jusqu’ à l’incompréhensible clash de notre relation, au prétexte insignifiant mais exacerbé par son délire victimaire, suivi des humiliations qu’il m’a fait subir équivalant à une mise à mort mais dont je ne lui en veux pas dans la mesure où elle procédait d’un esprit malade et d’un cœur blessé. Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où voisinent, si divers, Roland Jaccard et Michel Lambert, mon ami Gérard Joulié et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataut dont les nouvelles de Jeudi parfait m’épatent par leur mélange de poésie et de génie inventif...
    (Ce dimanche 20 mai)
     
    LYNCHAGE. - La polémique lancée par une chronique de Fernand Melgar, dans les colonnes de 24Heures, à propos des dealers de rue à Lausanne, a enflammé les réseaux sociaux avant de provoquer diverses réactions, dont le renforcement subit de la présence policière dans le quartier du Maupas, divers débats médiatiques à la radio et à la télé et, surtout, une lettre ouverte collective signée par plus de 200 prétendus représentants du «milieu du cinéma», dont en effet quelques cinéastes de renom (tels Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier et Germinal Roaux, notamment, qui m’ont bien déçu) se dressant contre la méthode de Melgar au nom de l’Éthique, au motif qu’il a publié sur Facebook des images de dealers immédiatement assimilés à des victimes, ce qui me semble le comble. J’y ai vu un véritable lynchage, me rappelant fort celui du festival de Locarno, il y a quelques années, quand le président du jury Paulo Branco avait taxé Melgar de «fasciste» au motif que son documentaire sur les vols spéciaux donnaient aussi la parole aux fonctionnaires de la police chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés au lieu de les dénoncer, et j’ai réagi sur mon blog et sur Facebook pour me voir aussitôt traité de «crétin réac» par cette vieille ganache de Francis Reusser, parangon du démagogue gauchiste qui félicite «les jeunes» de se faire ainsi délateurs.
    Bref tout cela m’a paru à vomir et je me suis bien gardé de m’enferrer dans ce pseudo-débat de basse jactance…
     
    AIMONS-NOUS… - Dans ma 71e année depuis minuit. La lecture, ce matin, des tankas de Takuboku, que j’ai découvert grâce à Roland Jaccard, me porte au développement bien tempéré d’un égotisme de protection immunitaire. Le titre du recueil est: L’Amour de moi, et c’est cela même que je me dis ce matin : aimons-nous mieux que ça ! (Ce jeudi 14 juin)
     
    JULES RENARD. - «Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse». ( Journal, 29 janvier 1893.)
     
    VAILLANTES ROTULES. - C’est aujourd’hui que nous fêtons les 70 ans de ma bonne amie, avec une trentaine de proches et autres amis. Grand ciel pur à la fenêtre. Je vais lui remettre La maison dans l’arbre, mon premier recueil de poèmes conçu et édité dans le plus grand secret, qui me semble un bel acte de reconnaissance à celle à qui je dois tant. Or nous continuons de tout partager et même à quatre genoux. De fait, nous allons – elle vient de l’apprendre - vers une double opération des siens (le 3 juillet prochain, et il y en aura pour un mois) et les miens ne sont pas en reste, mais quel beau quatuor tout de même…
    (Ce 22 juin)
     
    REVERDY : « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (En vrac)
     
    POESIE «POÉTIQUE». - La poésie qui se veut poétique est à mes yeux la négation de la poésie, laquelle ne veut rien par définition si ce n’est apparaître par surprise. La poésie poétique pose, et la plupart de celles et ceux qui se disent ou se veulent poètes posent. À vrai dire les pires poseurs, parmi les gens de lettres, qui la plupart posent, sont les poètes et plus gravement souvent : les poétesses.
    Poètes et poétesses se tiennent cependant les coudes et se déclarent volontiers frères et sœurs, comme les membres d’une secte, se flattant les uns les autres et parfois se rejetant comme les membres de sectes concurrentes ou adverses, se jugeant et parfois s’anathématisant comme ce fut la pratique des églises rivales ou comme cela se voit encore dans les congrégations cultuelles ou culturelles de toute sorte, jusqu’aux grouillements tribaux des sectateurs de poésie pseudo-poétique des réseaux sociaux, etc.
    Dessin: Matthias Rihs.

  • Révérence à Monsieur Lamunière

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    Un grand patron de presse, humaniste et écrivain, n'est plus...
    Journalisme, littérature, jazz, peinture: rien de ce qui est humainement créatif n'était étranger à Marc Lamunière, patron de presse à l'ancienne et écrivain en ses juvéniles dernières années, sous les pseudos de Marc Lacaze et Ken Wood, qui vient de se retirer discrètement au jardin, gentleman comme devant, en sa 100e année.
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    Par manière d'hommage, on (re)lira de lui le délectable recueil de nouvelles qu'il publia au Seuil en 1996, intitulé Le dessert indien...
     
    Un régal filé à l'anglaise
    La tonalité qui marque les treize nouvelles de ce recueil, mélange d’épicurisme souriant et de désenchantement indulgent, de flegme frotté de cynisme et de bonhomie frottée d’expérience, relève de la culture anglo-saxonne plus que de la tradition romande, du côté de Somerset Maugham. De la nouvelle policière à la gourmandise érotique, en passant par la rêverie méditative d’Un instant d’éternité, évoquant Barbey d’Aurevilly, le récit fantastique ou la satire, l’auteur excelle à tout coup, en dépassant pourtant l’exercice de style par un vrai bonheur d’écriture et de narration.
    Marc Lacaze. Le dessert indien. Seuil, 1996.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2017)
     
    SORROW. - J’apprends ce soir, avec autant de stupéfaction que de tristesse, la mort de Philippe Rahmy, dont je comprends maintenant le silence de ces derniers jours après nos derniers échanges. Mort subite à ce qu’il semble, comme celle de Maître Jacques. Méchante mort d’une espèce d’enfant demeuré, d’ange mal portant et de juste à sa façon – comme un saint poète malmené par la vie et montrant un courage de héros en armure malgré ses os de verre - mort frappé en plein cœur alors qu’il avait encore, sans doute, tant à donner...
     
    ANGELUS NOVUS. - L’Enfant vient de naître, à 15h47. Nous ne savons pas encore son prénom mais il a l’air entier et tout joli dans les bras de notre fille qui sourit aux anges. Me rappelle tant deux autres naissances qui ont changé notre vie, et me ramène à ma bonne amie et à notre vie – notre précieuse vie. (Ce lundi 2 octobre)
     
    PREMIER DU NOM
     
    (pour Julie, Gary
    et Anthony Nolan, né le 2 octobre 2017)
    Sa majesté l'enfant
    est attendue au coin du bois;
    un tapis sera déroulé
    de la mer jusque-là.
    Pour la vie ajoutée
    sous le grand chapiteau des mots,
    on fera flamboyer
    la fanfare des animaux.
    On se réjouit le dimanche,
    là-bas dans la clairière,
    de voir s'éparpiller des branches
    des volées de lumière.
    Sa majesté l'enfant
    au fond de la mer ne sait pas
    que le ciel qui l'attend
    n'en sait au vrai guère plus que ça.
    On l'aura déjà vu,
    mais cette fois comme jamais
    l'enfant n'aura su
    qu'il est comme tous le tout premier.
     
    DOUX OISEAUX DE JEUNESSE - C’est avec tristesse que j’ai appris tout à l’heure, en ouvrant une enveloppe affranchie en Allemagne au liséré noir, la mort de mon cher Thomas – mort subite et inattendue à ce qui est précisé, le 2 octobre dernier à Schelklingen.
    Sa disparition brutale me chagrine d’autant plus que j’avais prévu une virée prochaine en Souabe et que j’allais le contacter pour lui en parler. Aussi, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui en tête à tête pour évoquer nos vies, après deux mois estivaux partagés en notre adolescence et cinquante ans sans nous voir, suivis de trois ou quatre revoyures depuis que je l’avais relancé dans son chalet valaisan où nous nous sommes retrouvés bien plantureux tous deux et bien recuits, mais «en phase» à divers égards, et nos bonnes amies frayant gentiment elles aussi.
    Ah mon Thomas, bel ami blond de mes quatorze ans au physique de pur Aryen semblant sorti de la collection Signe de poste, lisse et parfumé à l’eau de Cologne 4711, et ses parents adorables s’activant de concert à la Praxis du Herr Doktor, et le petit frère Goetz alias Luppi; nos balades le long du «jeune» Danube et par les forêts, nos baignades dans la piscine familiale, la chasse avec le père, et l’année suivante nos retrouvailles à Lausanne et le tour du lac en vélo, nos premières cigarettes et notre chaste amitié particulière, etc. (Ce jeudi 12 octobre)
     
    ARCHIVES. - Très bonne surprise ce soir, accompagnant un message d’un des collaborateurs des Archives littéraires de la Bibliothèque nationale: la découverte du catalogue complet, en l’état actuel, des 50 cartons de mon fonds dûment classé par une jeune stagiaire - une vaillante Pauline Bloch dont j’apprends qu’elle a été très intéressée par le contenu de mes paperasses.
    Pour ma part, c’est avec autant d’émotion que d’intérêt que j’ai découvert ce vaste et minutieux inventaire dont tous les objets revivent pour ainsi dire de se trouver décrits par le détail, jusqu'aux lettres et multiples papiers isolés qui restaient entre les pages de mes nombreux carnets et autres albums. Ce qui me touche, surtout, c’est l’attention réelle que semblent susciter mes archives, dont je présume qu’on n’imaginait pas la richesse et moins encore la beauté des enluminures, avec la foison d’aquarelles enluminant mes notes quotidiennes, etc.
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    MAESTRO CERONETTI. - J’ai décidé aujourd’hui de me rendre à Cetona dans la semaine du 10 novembre, pour y assister à la présentation, par Guido Ceronetti et notre amie Anne Marie Jaton, de l’essai consacré par Fabio Ciaralli à Cioran. C’est la Professorella qui m’y a invité et ce sera l’occasion de revoir Ceronetti, aujourd’hui nonagénaire, tout en prenant quelques jours, du côté des crêtes siennoises, pour travailler à mes Jardins suspendus… (Ce dimanche 22 octobre)
     
    AU PRÉSENT. - La qualité majeure des récits d’Annie Dillard me semble tenir à leur capacité d’intensifier la présence - notre présence au monde -, et notamment notre présence devant la nature.
     
    DE LA RÉALITÉ. - Certaines gens – certains beaux esprits plus précisément -, se sont moqués de l’usage fréquent que j’ai pu faire – et continue de faire – du terme de métaphysique, mais leur réaction, leur ricanement (ah, ah, ah), leur supérieur haussement d’épaules m’en disent plus sur eux que sur moi, car je sais, moi, de quoi je parle alors qu’eux ne veulent surtout pas évoquer ce qui, pour moi, n’est en rien borné à l’histoire de la philosophie au sens académique (ou anti-académique, ce qui revient au même), mais ressortit juste à un sentiment ontologique que Witkiewicz a exprimé mieux que personne et que je ressens aujourd’hui aussi fort qu’à mes vingt-cinq ans, à savoir qu’il y a un vertige décidément métaphysique à percevoir le fait qu’on est soi et pas un autre, etc.
     
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    Thierry Vernet : «L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser».
     
    RONDES DE NUIT. - L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.
    Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant en beauté dans son premier livre intitulé Rondes de nuit où il aborde nos lettres romandes et plus encore.
    ANDIAMO VIA. -Départ ce matin à 8h.37 de Montreux, après un dernier café avec Lady L. Tout est sous contrôle, me semble-t-il. Je dormirai ce soir à Chiusi et demain soir à Cetona pour y retrouver la Professorella et Guido Ceronetti. Ciel couvert. Neige sur le Grammont. Grisaille sur les collines de Sion. Le ciel se dégage aux abords de la Noble Contrée, qui me rappelle Rilke et ma visite à Jeanne de Sépibus, il y a plus de quarante ans de ça. Après le Simplon, le Pendolino débouche dans le grand bleu laiteux du sud, passant sous des pentes forestières encore noires d’incendies passés.
    Dans le train de Florence, je reprends la lecture des brefs textes de Philippe Jaccottet rassemblés (au Temps qu’il fait) sous le titre de Tout n’est pas dit. Comme je suis un peu fatigué par les quatre premières heures de mon voyage, cette lecture aimablement mesurée me convient. Jaccottet observe les premiers dégâts de la télévision à la fin des années 50, en Provence, il observe de jeunes voyageurs snobs et arrogants dans un train, il fait l’éloge de l’art discret du conteur André Dhôtel, il rend hommage à Gustave Roud en le dégageant de la tradition rousseauiste pour le situer plutôt dans la filiation des romantiques allemands, avec de lointains échos égyptiens (!), il évoque (superbement) l’automne dont il préfère la lumière mélancolique aux sonneries trop flamboyantes des feuillages, il parle du haïku dont il est proche à certains égards, et l’ensemble du livre, tissé de minces chroniques, forme un ensemble équilibré traversé par une douce musique, parfois un peu trop posée, voire évanescente, à mes yeux, mais enfin c’est l’un des aspects de Jaccottet que je préfère.
    Sur quoi, passé Bologne, je repique en lisant Couilles de velours de Corinne Desarzens, et là ça redevient du plus vif et du plus corsé - du plus coruscant dirait Charles-Albert -, avec des saillies parfois saisissantes. Cela qui va de soi : «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard».
    Et tout ce qui, de fait, aujourd’hui, me souffle de sa voix insidieuse voire cruelle : « trop tard »…
    (À Chiusi, ce même soir) - Bien arrivé et très content d’être descendu dans un modeste hôtel jouxtant la gare dont la petite chambre (hélas sans table) me coûte 35 euros ! Dieu sait que je ne suis pas rapiat, mais un prix normal est si rare par les temps qui courent...
    Je me régale ensuite à la trattoria toscane Al Punto, réalisant la bonne tradition populaire italienne, où j’observe cependant tout un parterre de jeunes gens littéralement scotchés à leurs smartphones, ne discontinuant de les consulter sans cesser pourtant de parler entre eux et ensuite de se régaler à leur tour.
    Nulle part, ni à Paris ni en Suisse, ni non plus aux States, je n’ai vu un tel spectacle réellement à l’italienne, qui me rappelle la délirante télé vue par Fellini. À la table voisine, j’observe une enfant (quatre ou cinq ans) et son père tatoué à casquette d’équipe de football américain, qui n’en finit pas de rappeler sa présence en réclamant ceci ou cela, crisant, trépignant, avalant trois bouchées et en refusant trois autres, filant à une autre table où diverses jeunes femmes jacassent, puis revenant au père qui se lève pour faire quelques pas avec elle jusqu’à une autre table de mecs, avant de caser enfin la môme devant un jeu vidéo sur sa mini-tablette, etc.
    L’aliénation à l’italienne, pointée par Guido Ceronetti dans Un Voyage en Italie, La Patience du brûlé et Albergo Italia, atteint ces jours des proportions martiennes, comme je l’ai constaté ce soir même, et pourtant il y a toujours quelque chose d’un vieux fonds populaire et joyeux qui résiste au nivellement total et à la crétinisation massive, chez ces chers Ritals, qui incite à leur appliquer un «jugement» à deux poids deux mesures, découlant finalement d’une légèreté et d’une candeur tribale particulière, etc. (Ce mardi 7 novembre)
    CARO PAESE. – Le sommeil un peu perturbé par le vin d’hier soir, mais j’ai fini par me rendormir et me trouve à l’instant dans les meilleures dispositions de corps et d’esprit à une table de l’ancien Caffè dello Sport de Cetona, rebaptisé Da Nilo, après une première brève escale au Poggiosecco dont j’ai pu apprécier la parfaite situation, sur une éminence boisée à deux kilomètres du bourg, et la bonhommie sympathique du colosse barbu venu me répondre en robe de chambre…
    Coïncidence plaisante: Paolo est un ancien chroniqueur de rubrique économique, dans la soixantaine, qui s’est retiré en ces lieux avec la belle Paola pour tenir cette maison d’hôtes – avenante paire de Romains civilisés, qui m’ont attribué une charmante petite maison rose attenant à la vieille ferme restaurée dans les règles de l’art.
    La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les premiers couteaux cuisiniers de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaire. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle al ragù dont nous nous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !
    MESTIERE DI VIVERE. - L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor.
    Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais, à San Quirico d’Orcia, où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...
    Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain à Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...
    LE DYABLE À L ‘ÉGLISE. - Et ce fut, précisément, un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accrochés aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale de la Professorella, de Fabio Ciaralli et de Guido Ceronetti, en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée а Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente», selon l’expression plaisante du Maestro, pour y présenter l’ouvrage conçu en prison par notre ami Fabio, lequel a trouvé en Cioran un véritable mentor occulte ; et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs parisiens de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...
    PASTICCIO ITALIANO. - Je me sens en Italie, ou plus précisément en Toscane, auprès de gens aimables, comme chez moi. Avec mes hôtes de l’Albergo Toscana Podereso Poggiosecco, nous avons eu hier soir une dernière conversation où nous avons parlé d’un peut tout, comme de vieux amis alors que nous ne connaissons que depuis trois jours; et de même les beaux moments passés avec la Professorella et Fabio Ciaralli, autour du vieux filosofo ignoto fulminant contre son «corps de chiottes» et se réjouissant de ma présence, m’empêcheront décidément de dimenticar la memoria…
    L’AMI L’ABBÉ . - Invité ce midi par l’abbé Vincent. Très bonne conversation d’abord arrosée d’absinthe chez lui, ensuite au restau voisin où il m’a régalé. Nous avons bien ri. Parfois même nous nous sommes gondolés. Comme lorsqu’il cite sa grand-mère : «Au fond il n’y a pas de milieu, quand on devient très vieux : soit on devient tout bon, soit tout mauvais». Ce qui m’encourage in petto à devenir tout bon et de plus en plus.
    Autre saillie tordante, comme il évoque une conférence donnée par Tariq Ramadan à Lausanne après laquelle, avec quelques amis, ils avaient mangé et bu assez pour délier la langue de l’abbé, qui lança au (faux) frère musulman: « J’ai trouvé, cher Monsieur, votre discours brillantissime, mais je n’en crois pas un mot ! ». (Ce mercredi 15 novembre)
    TONIO. - Après un premier regard traversant un peu sceptique, c’est avec un intérêt croissant, et même plus attentif que sur ses derniers livres, que j’ai continué de lire L’Homme en veste de pyjama, d’Antonin Moeri, qui me semble maîtriser sa matière (romanesque en l’occurrence) avec plus de verve et d’originalité, de qualités inventives dans l’écriture et de pénétration, quant au thème, que dans ses ouvrages précédents. Il y va ! Il s’en donne ! Il affabule pour dire plus vrai !
    ***
    Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.
    LE TON JUSTE. - La visite de nos jeunes Américains nous a permis, une fois de plus, d’évaluer la qualité de nos liens familiaux, sans la moindre ombre ni le moindre trouble, non plus qu’aucune sentimentalité excessive. Nous sommes justes, me semble-t-il. Toutes nos relations, autant avec S. et F. qu’avec J. et G., sont équilibrées et justes. (Ce jeudi 23 novembre)
    Au bord du ciel
    On sort afin de prendre l’air.
    Le cosmos est tout près :
    il suffit de lever les yeux.
    Quatrième dimension:
    le temps se verra conjugué
    à son corps défendant.
    De l’abîme inversé
    s’étoilent les cosmogonies.
    Tu ne t’es pas vu naître,
    toi qui prétends tout expliquer
    mais on t’a raconté
    le dais du ciel à neuf étages,
    le Seigneur à l’attique
    et les atomes inquiets -
    on parle de carnage...
    On chine dans le savoir,
    et par le ciel au ralenti
    les bolides vont clignotant
    dans la lumière noire.
    On croit voir l’infini,
    et nos atomes, nos étoiles
    ajoutent au récit
    du grand livre des vents.
    Le ciel n’est peut-être qu’un mot,
    mais en est-on capable ?
    (À La Désirade, cette nuit de novembre 2017.)
    ***
    Annie Dillard, dans Au présent : «Nous sommes la génération civilisée n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n° 7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière ».
    DOUBLE NATURE. - Mon sentiment, à jamais contradictoire, d’être à la fois partout chez moi et sans cesse déplacé, fonde la double relation d’intime adhésion et de réserve que j’entretiens avec le monde. C’est un sentiment remontant à l’enfance, à la maison de notre enfance et au jardin, au quartier, à la forêt et aux premières échappées de ce premier cercle de notre enfance.
    Né sous le signe des Gémeaux, je me suis toujours senti partagé, mais cette nature double à tous égards ne se borne ni à la détermination des astres ni à une typologie psychologique particulière: elle reflète à mes yeux la Nature même, avec son ambivalence que le jour et la nuit ne cessent de rythmer en alternance.
    SUISSE PROFONDE. - Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours Le Frère de XX, dernier recueil de brèves proses de Fleur Jaeggy, après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser, découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom de l’auteur oublié ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine.
    Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite, dont les cultivateurs de stéréotypes n’ont aucune idée.
    AVATARS DU FANTASTIQUE. - Y aura-t-il bientôt des jacuzzis dans nos églises ? Quand les croyants de ce pays disposeront-ils enfin de barbecues sur les pelouses attenantes aux lieux de culte ? Que font les synodes et les épiscopats de nos cantons en sorte de proposer à leurs clients des services sexuels appropriés et conviviaux ? Telles sont les questions que je me poserais si je me sentais concerné par ce qu’est devenue la pratique religieuse assimilée à une forme de développement personnel, alors que l’église de Saint-François, à Lausanne, sert de décor à une installation censée commémorer la Réforme, dixit la plasticienne, au moyen de cent échelles calcinées…
    Le fantastique social, dont Guido Ceronetti me parlait à propos de Céline, ou ce qu’on pourrait dire le réalisme panique, me semble un excellent vecteur critique, qui ne se borne pas à l’humour, trop souvent diluant, mais force le trait ironique sans pour autant donner dans le ricanement stérile. Il y faut une dureté douce, si j’ose l’oxymore, une main de velours dans un gant de fer, et la meilleure modulation en est celle de la poésie.
    PIERRES À SOUHAITS. – Une chronique, au tournant d’une année, se doit d’annoncer de bonnes nouvelles, et je me fais fort d’en proposer au moins une à mes lecteurs de Bon Pour La Tête, et c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler! Ainsi faut-il lire illico Apprendre à parler à une pierre de la stupéfiante Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.
    Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences: «J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne: ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue».
    Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins». Et d’ajouter: «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades».
    Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée. Annie Dillard va plus loin et plus au tréfonds en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau: «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…
    MON SOCIO. - Ma dernière lecture de l’année écoulée sera la première de l’an neuf, sous le titre de Bluff, dont le contenu est à l’opposé de ce que ce mot suggère à l’ordinaire. De fait il n’y a pas une once de crânerie vide dans ce nouveau roman de David Fauquemberg, qui m’appelle son « socio», formidable évocation du combat de l’homme en prise avec les éléments déchaînés autant qu’avec ses propres démons - chasseur et poète, pêcheur et penseur «avec les mains» de la plus noble lignée. (Ce dimanche 31décembre)
    Image JLK: Guido Ceronetti à Cetona, 2017.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    RÊVER À LA SUISSE. – En accompagnant ma douce amie à sa séance de physio, à deux cent mètres de la maison bleue et pile dans l’immeuble rénové au rez-de-chaussée duquel se trouve le mythique salon de thé à l’enseigne de ZURCHER, sur la rue du Casino mal nommée puisque ledit casino est ailleurs: sur la rue du Théâtre également mal nommée puisque de théâtre il n’y a plus l’ombre, je me rappelle, ayant pris place à la terrasse de l’établissement, que celui-ci, pendant les années de privation de la Seconde Guerre mondiale, annonçait en vitrine qu’à son regret ses fameux AMANDINOS ne pouvaient être offerts à la clientèle distinguée pour cause, précisément, de restrictions sévères…
    Je me le rappelle grâce à Henri Calet, qui était du genre à relever ce genre de détails souvent plus significatifs du «ton» d’une époque ou d’un lieu que tant de particularités signalées par les guides, et qui font plus précisément le charme de son petit récit intitulé Rêver à la Suisse, récemment réédité, où il est également question du funiculaire de Territet et de divers autres sujets plus ou moins cocasses propres à étonner le passant parisien - je me le rappelle enfin en notant les enseignes des boutiques et autres instituts esthéticiens d’en face aux consonances non moins faites pour épater le Montparno, de HAIR SPA, NETSHY ou BESTSMILE, etc. (Ce mardi 6 juillet)
     
    EN ABYME. - Plus j’avance dans la lecture du Balzac de Stefan Zweig et plus je suis impressionné, touché et même émerveillé par le mélange de savoir et d’intelligence sensible, mais aussi de puissance narrative que montre l’écrivain autrichien en essayiste-romancier, qui reconstitue bonnement un feuilleton balzacien en relatant les inénarrables tribulations financières du soupirant de dame Hanska trimballant sa lourde viande de Neuchâtel à Vienne ou de Genève à Venise sans cesser lui-même d’écrire sa romance en 3D dédoublée par sa correspondance délirante avec l’Élue, tout en alignant les chefs-d’œuvre, jusqu’aux Illusions perdues où le romancier bifrons parvient, avec une lucidité saisissante, à incarner ses deux natures opposées et complémentaires dans les figures antinomiques de Lucien de Rubempré et de Daniel d’Arthez.
    Je suis en train, précisément , de (re)lire Illusions perdues, j’en suis au moment où Lucien se trouve verbalement déniaisé par Etienne Lousteau qui lui détaille la corruption du monde journalistique et littéraire; je me rappelle alors ma propre prévention instinctive envers le monde parisien au début des années 70 où Dimitri me poussait d’une main à m’y plonger tout en me retenant de l’autre dans mon quartier bohème du vieux Lausanne - et je me dis que nous avons eu la chance de vivre encore dans une société où la littérature restait un univers enchanté et peuplé de «purs» tel que l’évoque Balzac avec les figures délicieuses du Cénacle, et je poursuis ma propre chronique «en abyme» en lisant Zweig qui lit Balzac, etc.
     
    DE LA COMPÉTENCE. – Je me disais, hier soir, en suivant à la télévision romande les commentaires des «consultants» sportifs réunis par la belle journaliste sportive dont j’ignore le nom, avant et pendant le match opposant l’Espagne à l’Italie, qu’il serait beau que la critique littéraire, à la même télévision ou dans nos journaux, fasse montre d’autant de science sagace et de finesse de jugement que ces commentateurs détaillant, admirablement, les multiples aspects de la stratégie respective des équipes, de leurs individualités particulières et de leurs styles, revenant sur les moments forts de la rencontre – d’ailleurs épatante – et se montrant si amicaux les uns avec les autres, surtout, si compétents, autant que les formidables joueurs en présence, alors que les vestiges falots de la critique littéraire, en Suisse romande encore plus qu’en France voisine, pataugent dans l’insignifiance répétitive et le bavardage paresseux sans même le côté voyou saute-ruisseau des loustics à la Loustau… (À la Maison bleue, ce mercredi 7 juillet)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    À LA PÊCHE. -– En passant hier soir à La Désirade, où le tourbillon joyeux de nos deux petits lascars m’a rappelé une fois de plus que la bonne vie continue, je suis tombé sur le tapuscrit complet de Mémoire vive, l’ensemble de mes Lectures du monde de 2013 à 2019, comptant quelque 323 pages, dans une version assortie de notes dont j’avais complètement oublié l’existence ces derniers temps, n’ayant sous la main qu’une version inachevée, et cette étourderie, évidemment liée à ce que nous vivons depuis trois mois, m’a décidé à faire un inventaire provisoirement définitif de mes écrits publiables ou en voie de l’être, que je vais présenter à quelques éditeurs romands ou francophones en les invitant poliment à l’examen de mon offre dont je me fiche assez qu’on lui réponde de mon vivant ou à titre posthume par la grâce de nos filles chéries et de leurs diligents conjoints.
    Je ne vais plus me casser le pot à multiplier les envois postaux et les salamalecs : je leur envoie cet inventaire des produits de ma firme, à prendre en bloc ou en détail, avec la même lettre à toutes et tous, une bio et le rappel illustré de mes immortels ouvrages publiés - ce qui s’appelle aller à la pêche et ensuite advienne que pourra... (Ce lundi 5 juillet)
     
    LES ŒILLÈRES DE GUILLEMIN. – Après m’être demandé, hier soir, ce qu’un Guillemin a bien pu dire à propos de Balzac, dont je ne me rappelais aucune conférence qu’il lui aurait consacrée, je suis tombé sur le blog d’un lettré balzacien qui dit avoir été en contact suivi avec l’historien qu’il a pressé à plusieurs reprises de lui parler de Balzac pour s’entendre dire, une première fois, que la lecture de celui-ci l’avait toujours « fait crever», avant d’obtenir un aveu beaucoup plus étonnant (ou peut-être beaucoup moins…) selon lequel, quand Guillemin préparait sa thèse sur Lamartine, il se serait obligé à porter des œillères afin de ne pas être distrait de son sujet, et l’on comprend que l’ « affaire Balzac » faisait partie de ce danger de distraction, et que probablement l’énormité d’un sujet pareil, idéologiquement insaisissable en son embrouillamini, aura épouvanté notre clerc en sa maigreur et son dogmatisme de chrétien de gauche.
    Et quoi d’étonnant ? Encore, avec l’ « affaire Nietzsche », Guillemin pouvait-il s’en tirer en invoquant la «folie» christique de l’énergumène, tandis que le pachydermique Honoré, se la jouant parfois ultra mais sûrement plus proche du « peuple » qu’un Hugo ou qu’un Zola, bons sujets de conférences, ne pouvait qu’affoler la boussole du cher homme – enfin j’imagine…
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    NOTRE ROYAUME. – Pendant que ma bonne amie se repose, pelotonnée dans la demi-fraîcheur de la maison bleue en compagnie de notre fille aînée masquée de vert qui me passe devant pour le repassage avant de tricoter de minuscules bas de laine au point jacquard, je me trisse en douce avec mon escort dog avec l’intention de marcher en plaine, mais la Jazz en décide autrement qui bifurque tout à coup vers les hauts, et nous voici gravir les pentes en compagnie de Jonny Lang et nous retrouver bientôt au-dessus des clochers et des sapins, dépassant le palace de l’ancien Réarmement moral, puis le chalet Picotin de feu Claude Nobs fondateur du Montreux Jazz Festival, sur les hauts de Caux, pour zigzaguer ensuite le long de la route de plus en plus étroite, bordée de précipices où trois jeunes gens pleins d’avenir et d’alcool se sont fracassés il y a quelques années, jusqu’à l’immense pelouse se déployant au pied de la Dent de Jaman où, débarqué, j’ai été hélé subito par un jeune randonneur français me demandant l’itinéraire le plus direct menant au sommet ébréché de celle-ci...
    Alors moi sur le ton de l'expert: droit en haut par l’arête forestière de droite, en lui précisant que j’ai parcouru l’itinéraire avec le chien Filou dans mon sac, et tu tires à gauche après la double barre rocheuse, tu passes sur le versant sud qui est «à vache» mais gaffe aux herbes lisses, enfin tu atteins la croix sommitale en une heure et des poussières (il a l’air d’avoir de solides jarrets) mais tâche de redescendre avant la nuit sinon ça va «craindre», et lui : pas de souci, merci M’sieur !
    Quand notre grand frère se «taillait» les soirs d’été, par delà les frontières honnêtes du quartier de nos enfances, notre mère lançait comme ça : « Mais où est-il encore allé se royaumer », et l’expression m’est restée bien après que le frangin a rejoint la vallée des ombres, et du coup, voyant le soleil décliner au-dessus de l’incommensurable double vasque du ciel et du plus grand lac d’Europe et environs, j’envoie une image à ma bonne amie et trois mots pour lui dire que je reste avec elle partout vu que partout est notre royaume, etc.

  • Ceux qui en prennent plein la vie

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    Celui qui à chaque tuile s’entend dire que « c pas grave » / Celle qu’on dit la Pollyanna du quartier des Poisses / Ceux qui s’attendent à tout donc "pas de souci" / Celui qui encaisse autant que les assurances / Celle qui classe ses coups durs par ordre de grandeur / Ceux qui se consolent en pensant aux milliardaires mal dans leur peau / Celui qui écluse son verre vide sans oser toucher au plein / Celle qui ne voit pas la fin et en perd ses moyens / Ceux qui se lâchent ainsi que le leur conseille leur psy qui tient bon / Celui qui demande des prolongations à la mi-temps de répit entre deux crises / Celle qui ne voit jamais que le pire de ce qu’elle croit le meilleur / Ceux qui sont tombés de Charybde en sida / Celui que broie le train-train de l’ennui / Celle qui n’en peut presque plus ce qui rassure son entourage de centre gauche attaché au minimum positif / Ceux qui s’en vont en douce en s’excusant de demander pardon / Celui qui prend ses médics avec un doigt de Médoc / Celle qui se fait tatouer de nouvelles cicatrices / Ceux qui se font une charbonnade à l’Imodium, etc.

  • Mémoire vive (109)

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    Kamel Daoud en exergue de Mes indépendances : « Que faire d’un jardin s’il n’a pas la surface entière de votre pays ? Que faire d’une maison si vous ne pouvez pas vous sentir libre ni heureux dès que vous en franchissez la porte ? »

     

    Ce samedi 1er avril.- La blague serait que Donald Trump ne fût qu'une farce de 1er avril, mais la réalité de cette mascarade risque de durer plus longtemps, et que s’aggrave ce qui est à prévoir par l'imprévisible annoncé. Le pire n'est pas atténué quand il s'affiche, et le ton de la chanson ne trompe pas en l'occurrence même relevant de la forfanterie narcissique et de la goujaterie provocatrice.

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    Pas moins hideux qu'un Poutine en tenue de motard roulant les mécaniques (mais cette affirmation de la Force me semble moins perverse il me semble chez le Russe), le bateleur à groin laqué de la Maison-Blanche inquiète précisément par sa propre revendication de l'imprévisible, genre Néron fardé et chef de guerre de télé-réalité. Reste à savoir s'il n'est qu'un leurre de façade, et qui tire alors les ficelles du pantin, ou si sa folie parano entraînera ceux qui le manipulent à pire qu'il ne saurait faire seul ?

    Une belle âme s'étonnait l'autre jour que nous projetions de nous rendre sous peu aux States tant que ce monstre poudré y règne, mais quoi encore ? Que ne faudra-t-il pas pour dorloter nos bonnes consciences ?

    °°°

    Jules Renard dans son Journal : « On entre dans un livre comme dans un wagon, avec des coups d’œil en arrière, des hésitations, l’ennui de changer de lieu et d’idées. Quel sera le voyage ? Quel sera le livre ? »

    °°°

    Un poème m’est venu ce matin d’une coulée, qui me semble pas mal. Je l’ai intitulé Le silence des arbres et voici ce que ça donne :  

      

    Le silence des arbres

    Tu ne pèses pas lourd,

    mais ces os empilés,

    ces mains qui décapitent,

    ces fosses refermées,

    ces murs dynamités

    disent ce que tu es.

     

    Nous qui n'avons de mots

    que ceux que tu nous prêtes,

    nous t'écoutons pleurer,

    te plaindre, tempêter,

    geindre puis menacer;

    comme l'ange et la bête,

    faire ce que tu hais.

     

    Comme la femme au puits

    ou le poète hagard

    nous restons éveillés

    mais nous ne disons mot

    qui ajoute à tes cris

    le vacarme du sang.

     

    Cependant tu le sais:

    tu sais notre clairière.

    Ton poids n'est qu'un refus.

    Le silence t'attend.

    Il n'est point de barrière

    pour ce qui souffle en toi.

     

    (La Désirade, ce 2 avril 2017).

     

    Ernst Jünger, sur les progrès de la prose : « La bonne prose est comme le vin, elle continue à vivre et évolue comme lui. Elle a des phrases qui ne sont pas encore vraies, mais qu’une vie mystérieuse amène à la vérité. »

    °°°

    Un nouveau poème m’est venu ce matin d’une traite, ou presque, à la lecture des récits de John Berger réunis sous le titre discutable de D’ici là (pour Here is where we meet !).

    Je lui fais écho en y mêlant mes propres résonances:

     

    L’enfant à la Dame

    Dès qu'ils tournent le dos

    je fais rimer l'hermine.

    La Dame m'a reçu

    de son air enjoué,

    me voyant si féru

    de l’ ancien instrument

    à presser le papier

    où les mots sont restés.

    Et ce nom d'Engadine.

     

    L'objet n'est pas perdu.

    Chaque ville a son air,

    je traduis: son hermine.

    Peste soit des notaires

    opposés à la rime

    alternant les molaires

    et les fines canines

    au sourire de travers.

     

    Donc à Silvaplana

    m'attendait la Joconde

    au sourire de garçon.

    À sa dent ébréchée

    tenait ce charme tendre

    qui ne dit pas son nom.

     

    Mais c’est à Cracovie

    pour la première fois

    qu'au temps des jours de plomb

    j'ai fait rimer par cœur

    la candeur et l'hermine.

     

    Tout est recopié

    d'un vieil antiphonaire.

    Et pensant à la Dame

    à l'hermine j'écris

    à celui que j'étais

    quand je n'étais rien

    qu'un enfant solitaire.

     

    Le présent est un don

    que nous rendons à qui

    de la Dame à l'hermine

    rappellera le nom.

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    °°°

    Relevant un vers de Zagajewski à propos de son enfance au violoncelle, j’esquisse un poème où le nom surgi de Salamanque cristallise aussitôt une série d’image me rappelant notre bref séjour auprès de Sophie l’étudiante.  

     

    Les étourneaux de Salamanque

    Pour Sophie, en 2002.

     

    Tu es l'enfant de la forêt,

    l'esprit secret du violoncelle

    né bien avant je crois

    ta seconde naissance.

     

    Mais peu se le rappellent,

    ce temps de gestes un peu fous

    dans le chaos rebelle

    des étourneaux de Salamanque.

     

    L'ombre du temps durcira

    cette cire de l'enfance,

    mais au bois tu seras

    fidèle à ton insouciance.

     

    Quant au brouillard de Salamanque

    dans lequel tu flottais

    jeune étudiante entre deux temps,

    gracieuse, tu a su

    sans le vouloir le dissiper.

     

    Le violoncelle ignore

    à ce qu'on dit tout bas

    le montant de son compte en banque,

    ce qu'il fut avant d'être fait,

    et caetera et caetera.

     

    Le violoncelle ignore

    ce que sa voix pourtant rappelle

    aux cœurs des étudiants

    de la volée de Salamanque.

     

            °°°

    Dillard7.JPGMon problème avec Annie Dillard, dont la lecture de la traduction des Vivants m'enchante autant que me frustre celle de The Abundance, c'est que sa langue est trop profonde et d'une poésie trop originale pour mon pauvre anglais, même si la puissance expressive du récit, la ressaisie diversifiée et pénétrante de ses personnages, la splendeur de ses évocations de la nature sauvage, la précision documentée de son « reportage » sur la vie des pionniers à la fin du XIXe, dans ces rudes régions de la baie de Bellingham, au nord de Seattle, enfin l'incomparable beauté de sa langue, justement, passent grâce à l'excellence de la traduction de Brice Matthieussent, mais sans doute y a-t-il des pertes par rapport à l'original ? Ce qui est sûr est que ça m'impatiente d'améliorer mon english vu que l'essentiel de cet auteur, selon moi des plus importants, ne m'est pas aussi accessible en v.o qu'en traduction.

    °°°

    100095643.jpgMarcel Proust, dans La Prisonnière : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. »

    °°°

    Proust se méfie de l'amitié, et comme je le comprends. Ce que Voltaire en dit est d'une justesse un peu amère mais non moins utile à titre préventif: «  Mon Dieu gardez-moi de mes amis; quant à mes ennemis je m'en charge ».

    Pour ce qui me concerne cependant je n'ai pas eu à affronter de vrais ennemis, et quant à mes amis je leur suis resté fidèle tant qu'ils ne me forçaient pas à me trahir au nom, précisément, de l'amitié.

    °°°   

    La première fois que je suis revenu des States, en 1981, tout m'a semblé comme réduit aux proportions d'un modèle réduit, mais c'est dans le métro de Tokyo, quelques années plus tard, qu'une autre sorte de modification, d'ordre physique et psychique à la fois, m'a confronté à la relativité de ce que représente notre infime personne à la mesure vertigineuse des deux infinis. Autant dire que je m'attends à d'autres vacillements prochains.

    17862803_10212752626477377_5148516103059380865_n.jpgOr je retombe à l'instant sur cette note prise à La Nouvelle-Orléans en janvier 1981, qui me semble se situer dans un juste rapport aux choses : « Sur un mur en lettre immenses il est écrit : THE CHURCH THAT BINGO BUILD. Et plus loin : INVEST YOUR MONEY IN GOD. Entre les deux inscriptions se tient, sur le trottoir, une créature décharnée aux orbites creuses et aux bras tuméfiés de cent stigmates bleu et noir, dont le caddie contient tout le bien ».

    Ce vendredi 7 avril. – Mon frère Pierre aurait eu 75 ans aujourd’hui, et j’en aurai 70 dans deux mois. C’est à n’y pas croire. Serions-nous plus proches s’il avait survécu ? Je me le demande. Ce n’est pas sûr, mais le contraire ne l’est pas non plus. Et notre père ? Oui, sans doute, je me serais encore rapproché du vieil homme, et de notre mère aussi probablement. Quant à moi, j’espère être encore de ce monde quand le premier enfant de nos enfants naîtra, en octobre prochain, en espérant que nos autres enfants connaîtront eux aussi cette joie et nous permettront de la partager.

    °°°

    J’ai commencé ce matin le nouveau livre de Jérôme Meizoz, Faire le garçon, qui m’a immédiatement parlé même si nos vécus, comme on dit, et plus encore nos ressentis, sont fort différents. Son thème, interrogeant la part féminine qu’il y a en lui, en contraste avec la distribution habituelle des rôles conformes à la séparation des sexes et au bon fonctionnement de la société, est habilement distribué par un contreppoint opposant une série d’enquêtes, qui tendent au roman familial  valaisan, et une suite d’épisodes de roman qui a valeur de complément d’investigation par la fiction narrative.    

    °°°

    Mes derniers poèmes me sont venus d’une seule coulée, par enchaînement de mots quasiment spontané, si ce n’est que je les réordonne en fonction de rythmes et des rimes, du sens (ou du nonsense) et des sonorités, au fur et à mesure de leur apparition.

    Je ne sais trop ce qu’est au juste la poésie, mais je crois savoir, ou disons que je sens ce qu’elle n’est pas, ayant souvent constaté, dans tel ou tel recueil, qu’elle n’est pas là malgré la volonté de l’auteur de faire poétique.

    °°°

    Mary Shelley à propos de la lecture, six mois après la noyade magnifique du génial poète végétarien, dans une lettre à son amie Jane Williams aussi veuve qu’elle: «J’espère que vous lisez, car les livres nous font vivre dans un monde apaisé ». 

    °°°

    Cioran en ses Syllogismes de l’amertume, avec son style toujours trop bien filé à mon goût d’incurable optimiste n’appréciant même pas le chocolat amer : «Au temps où l’humanité, à peine développée, s’essayait au malheur, nul ne l’aurait crue capable d’en produire un jour en série ». 

     

    Ce lundi 10 avril. - Déjeuner ce midi avec Metin Arditi. Parfait. Voilà de l’honnête homme comme je l’apprécie. Deux heures durant, en dégustant un lunch japonais à vrai dire médiocre, nous n’avons abordé que des sujets intéressants et, à un moment donné, il m’a fait éclater d’un rire retentissant à propos d’une blague concernant les vieux vêtements de Ruth Dreifuss, dont quelqu’un se demande ce qu’elle fait quand ils sont usagés, à qui l’on répond qu’elle les porte…  

    Bref, j’apprécie autant son esprit vif que ses vastes connaissances et son intérêt pour les gens et les choses de la vie.

    Mon millionnaire préféré - le seul que je connaisse au demeurant - me parle d’abord d’un texte de l’économiste John Kenneth Galbraith sur l’histoire de l’euphorie financière et des crises, à dater de celle de la tulipe, en Hollande, au XVIIe siècle, jusqu’au scandale de Swissair et à la catastrophe de 2008, qui nous fait conclure à l’éternel piège de l’hybris. Puis il me raconte comment l’écriture de son Dictionnaire amoureux de la Suisse (qui lui a pris neuf ou dix mois) l’a empêché d’écrire autre chose, et me demande notre adresse postale pour m’envoyer son nouveau livre, consacré à son père. Je lui évoque alors le chapitre Tous les jours mourir de Par les temps qui courent, et par conséquent la dernière journée que nous avons passé avec notre père à nous. Nous parlons aussi de nos enfants respectifs (il sera bientôt arrière-grand-père, et nous grands-parents), de sa naturalisation (où il dit à un élu vaudois qui l’interrogeait à ce propos, que devenir Suisse lui permettrait de critiquer librement ce pays), entre autres sujets dont nous partageons l’intérêt, etc.

    °°°

    Dans un message qu’il m’envoie ce soir, l’ami Claude Amstutz me dit qu’il est en train de lire le Dictionnaire amoureux de la Suisse, que les libraires et les littéraires, me dit-il, snobent à l’envi, alors que lui l’apprécie tout en regrettant que l’auteur soit si prétentieux. Ce que je conteste aussitôt dans ma réponse, l’assurant du fait que Metin est sûr de lui  (?) voire satisfait, mais prétentieux : non. Orgueilleux, pas vaniteux. Comme me le disait notre pasteur Pierre Volet quand je lui demandais ce qui distingue le vaniteux de l’orgueilleux : le premier se vante alors qu’il n’y a pas de quoi, alors que l’autre a lieu de faire la roue, etc.  

    °°°

    Balzac lucide et comme pour se consoler peut-être : « Sur le terrain du cœur, un homme médiocre peut l’emporter sur le plus grand artiste. Là est la justification des femmes qui aiment les imbéciles ».

    °°°

    17952846_10212752627357399_6366568067216393019_n.jpgPâques 2017. - Quand on lui demandait l'heure qu'il était, Ella Maillart répondait: il est maintenant. Or maintenant que Pâques se lève sous un ciel de tout le temps, je retrouve mes notes prises à La Nouvelle-Orléans le lendemain du Nouvel-An de mes 33 ans, une année pile avant de retrouver un flirt de nos dix-huit huit ans, ma bonne amie, alias Lady L., que je ne quitterais plus jusqu'en ce jour où nous bouclons nos valises pour rejoindre, en Californie, la première de nos deux infantes qui avait trois mois à la mort de mon père il y a de ça 33 ans et des poussières - mais comment dire tout ça dans le transit temporel chahuté de nos vies ?

    °°°

    464662_3571837741469_1823881449_o.jpgL'exercice de la notation , autant que le journal intime où les carnets volants, est le plus souvent tenu pour un art mineur, mais comment ne pas voir que tout part de ces traces de mains aux parois de Lascaux ou d'Altamira, me disais-je hier en (re)lisant les pages des Jeunes filles en fleur ou le peintre Elstir raconte, dans son atelier plein de ses marines, ce que dit vraiment le porche roman de l'humble église de Balbec si mal observée par son jeune interlocuteur ; et les pages consacrées à ce début de temps retrouvé constituent l'exemple même de l'exercice d'attention auquel j'entends me plier aux States en déployant mon effort d'échapper aux clichés qui ne disent rien.

    °°°

    Nous débarquerons demain à San Diego, dont le nom rappelle la colonisation catholique de la Côte ouest, et nous passerons notre première nuit en vue du port militaire plus que jamais en exercice, non sans penser aux nouveaux dangers que laisse craindre, plus qu'au temps de l'intronisation du cow-boy californien, le nouvel Ubu de la ploutocratie impériale; cependant nous nous réjouissons de vivre l'aujourd'hui de demain en notre fugace temps humain...

    °°°

    J'avais 33 ans cette année-là et je prenais au stylo des notes que je recopiais sur mon Hermès Little Boy a capot cabossé, sans imaginer qu'un jour nous skyperions et grappillerions nos impressions sur nos smartphones avant de les balancer sur le Cloud.

    Mais voici qu'il est maintenant et que nous continuons de laisser venir l'immensité des choses, etc.

     

    °°°


    Je suis toujours éberlué, à la lecture de Proust (dans les Jeunes filles en fleur) par l’extraordinaire capacité qui est la sienne de recomposer tout un monde détaillé par l’effet d’une prodigieuse imagination à la fois concrète et abstraite, qui multiplie (notamment) les métaphores et les analogies avec une sorte d’extralucidité à large diffusion.

    °°°

    Je me suis dit cette nuit en subite lucidité d'insomnie, entre trois et quatre heures du matin, que jamais je n'aurai vraiment aimé le voyage. Voyager est assommant. La vogue actuelle des récits de voyage m'insupporte presque autant que l'irruption d'un paquebot américain dans la lagune vénitienne, et je me suis rappelé cette nuit que jamais je n'aurai vraiment su voyager faute d'oser aborder les gens et de me décarcasser sans argent.

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    Il y a plus de cinquante ans que je me joue la comédie d'aimer ça mais à présent ça suffit: je vais donc essayer vraiment de noter ce que je ressens sans exagérer ni dans le sens de l'exaltation ni moins encore dans celui de la déploration morose, juste dire ce qui est et comment c'est, juste se rappeler ce qui a été et comment cela n'en finira qu'à la fin du tour du jardin.

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    Une certaine année, notre père a constaté qu'il ne pourrait plus désormais faire le tour de son jardin, et ce fut ensuite comme s'il s'éloignait de nous et de lui-même, sans un mot pour l'exprimer, mais je revois son regard et son silence me parle toujours.

    Je me rappelle aussi leurs voyages de retraités en divers pays lointains, malgré sa maladie à lui, ses multiples opérations et ses angoisses à elle, tous deux curieux d'Italie ou de temples mexicains, remuant leurs vieilles nageoires dans les lagons ensoleillés des Antilles ou les baignoires de boue israéliennes, ne dédaignant ni les groupes ni les troupes et revenant fatigués mais heureux, selon leur expression, comme des milliers et des millions de voyageurs organisés que pour ma part j'ai toujours fuis.

    18301156_10212919907539299_530397096971348237_n.jpgCe qu'il y a de pire dans le voyage c'est de voyager seul, mais voyager à deux n’est souvent qu’un enfer augmenté. Voyager seul, quand on ne sait pas bien s'y prendre, relève au départ du cauchemar angoissant, car il faut partir et l'on fait mine à soi-même de s'en réjouir, après quoi ce ne sont que tracas jusqu'au moment où l'on a posé ses affaires et qu'enfin l'on se retrouve là, peu importe où, que ce soit en Andalousie ou au Japon, dans ce pub de Sheffield où sur les crêtes de haute Toscane, et là c'est comme partout : je suis chez moi comme partout et je ne suis plus que reconnaissance devant cela simplement qui m'attendait en silence. Et dans cet état chantant voyager seul, à deux ou plus si affinités, redevient une grâce...

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    Je décrie le tourisme en cela qu'il est le contraire du voyage quand il se fait à la masse. Le Grand Tour de jadis était une découverte de chaque jour, et lente, et fervente, tandis que l'évasion de la meute est invasion distraite et pillage d'images et simulation festive ou festivalière - à vomir de plaisir.

    °°°

    Virgile en poète bucolique à la chinoise : « Ici pourtant tu pourrais reposer avec moi cette nuit, sur le feuillage vert. J’ai pour nous des fruits mûrs, des châtaignes fondantes, du lait caillé en abondance. Dans le lointain déjà fument les toits des fermes et du sommet des monts tombent en grandissant les ombres ».

    Ce lundi 17 avril. – During the flight to London I read a nice short story by John Cheever, about the sudden love between a charming young lady and a lad, despite of her mother’s choice – but her mother precisely changes her mind in a quite funny way, and the pretentious man she had first elected becomes a bit angry, etc.

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    Dans la foulée, je lis aussi les premiers chapitres de L’Adieu à Saint-Kilda, premier récit-roman d’Eric Bulliard dont le thème (l’abandon d’une île des Hébrides extérieures par ses derniers habitants, au début des années 30) et l’écriture, vigoureuse et vibrante, m’intéressent et m’épatent aussitôt.

    Dans le vol nocturme de Londres à San Diego, je regarde plusieurs films dont un seul jusqu’au bout en dépit de sa qualité moyenne, à savoir le remake des Sept mercenaires, qui m’amuse à vrai dire plus que le biopic très décevant consacré à Thomas Wolfe, dont j’attendais évidemment beaucoup, après la première déception que m’a valu le feuilleton musical très conventionnel de La La Land, bonnement insupportable en version française…

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    San Diego, ce mardi 18 avril.
    - Après notre installation, hier soir, dans le Mariott low cost du front de mer, nos enfants nous ont accueillis dans leur spacieuse maison des hauts de San Diego dont j’ai admiré ce matin l’harmonieuse urbanisation des alentours, dans le genre classe moyenne aisée, au milieu de vastes pelouses et sous de hauts arbres, avec piscine et tennis, jeux d’enfants et bancs pour amoureux néo-romantiques et autres seniors.

    Notre chère fille, hier soir, est venue nous chercher à l’aéroport et j’ai été bluffé de la voir zigzaguer avec aisance sur l’autoroute à cinq pistes, mais ce n’était qu’un premier aperçu de la brillante intégration du jeune couple dans l’american way of life, qui n’a d’ailleurs rien de stupéfiant après un séjour d’une année, mais tout de même : Sophie en Amérique !

    °°°

    18193718_10212857020447161_6194623633631593475_n.jpgAu premier jour de ce nouveau périple américain au niveau du couple, un peu plus d'un an après celui qui nous conduisit du plus haut des Pays-Bas au plus bas du front de mer breton, par Bruges et Cabourg avant le retour diagonal par la douce France aux bourgs plus ou moins déprimés si bien observés par l'acide Michel Houllebecq, de Nantes à Nemours et jusqu'aux collines de Côte d'or et aux bords de Saône inondés, je me dis que sans l'increvable Lady L. je serais resté en ce que Robert Walser appelait son « modeste coin », tout à mon indolence naturelle.

    Et me voici prié de me bouger en Californie, non mais ! Enfin voilà que ce matin, des grandes baies de notre quinzième étage du Marriott donnant sur la baie de San Diego, sur fond de sourd grondement des avions semblant plonger en pleine ville, un regain d'énergie m'est pour ainsi dire infusé par le mouvement concerté de l'immense ville...

     

    Or tout aussitôt on est supposé réviser ses préjugés ! Illico l'observation rapprochée s'oppose aux généralisations devenues de plus en plus abusives, notamment via les réseaux sociaux, et c'est ainsi qu'hier, découvrant l'urbanisation middle classs superbement agencée , sur les hauts montueux de San Diego où notre fille aînée et son compagnon se sont installés pour quatre ans (
    notre ingénieur de beau-fils se trouvant représenter en Californie la plus fameuse firme suisse de machines à plier le carton), l'occasion nous aura été donnée d'apprécier l'intelligence d'un plan de quartier rompant avec l'ordinaire chaos de tant de banlieues développées n'importe comment, tel que je l'ai observé, des années 60 à nos jours, aux alentours de la maison de notre enfance...

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    La notion de beau quartier ne m'a certes jamais fait rêver, mais comment décrier le projet d'un quartier à mieux habiter ? Ceci noté sans la moindre intention de conclure quoi que ce soit sur la supériorité des suburbs californiens par rapport à leurs homologues lausannois ou même danois, non plus qu'à l'habitus des médinas ou des industrieuses termites…

    Autre observation dans la foulée : la façon des Américains de porter des shorts, même financiers en retraite ou jeunes théologiens, à quelque chose d'aussi démocratiquement rassurant que l'entregent immédiat des Américaines de tous âges. Je me l'étais dit il y a plus de trente ans au Texas ou à Boston, puis à Los Angeles et à Santa Barbara un lustre plus tard, mais une fumeuse ou un fumeur n'étaient pas encore considérés, en ces temps préludant seulement à la political correctness, comme autant de meurtriers en puissance à chapitrer. En revanche on se réjouit, aujourd’hui, de constater le recul de l'obésité des enfants et les progrès de la méditation non sectaire dont notre fille aînée illustre le souriant bienfait, etc.

    San Diego, 20 avril. – Flying to Frisco. Began to read Chomsky’s last book about The End of the American Dream. Good english exercise fo me. Close to Jean Ziegler’s chapter about The Empire’s Strategy in his own last book.

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    San Francisco, ce 21 avril. – Ce n'est pas d'un coup, comme peut apparaître soudain New York de plein fouet, de face ou de profil, que la splendeur de San Francisco se révèle, mais plutôt au gré de multiples déplacements de points de vue, de rudes montées et de vertigineuses descentes, de parcours latéraux et de mouvements giratoires, entre autres traversées encaissées ou laissant subitement fuir le regard vers des percées lointaines, et le cumul de ces vues se constitue alors en sensation d'ensemble dont l'exaltation se fixe mieux avec le recul d'un bateau faisant le tour de la baie, d'un pont suspendu à l'autre, sur le roulis des eaux fraîches et sous les claques du vent.

    °°°

    17990990_10212812647777872_7545574583726446076_n.jpgLes francophones moyens que nous sommes, qui plus est de la classe 68, sont censés trouver Frisco (la seule abréviation fait initié, n’est-ce pas) forcément sublime, avec tout l'afflux de références contre-culturelles liées aux mythes d'une génération rompant les amarres de la conformité, mais ce nouvel alignement ne sera pas le nôtre: nous ne ferons pas forcément pèlerinage aux lieux supposés de la bohème mirifique et des légendes vivantes, nous irons où ça nous chante et sans airs entendus, et c'est ainsi qu'hier nous aurons trouvé plus de belle et bonne vie sur les quais d'Embarcadero grouillants de multiples populations bigarrées aux langues de tous les continents que par les ruelles taguées de l’Art Street certifié, les hauts d'Ashbury aux nostalgies hippies homologuées ou les cafés de Castro et ses vieux gays forcément libérés - et demain nous irons par les jardins du Golden Gate ou de Presidio de préférence à Sausalito et sa légende réchauffée, mais gardons-nous pour autant de renoncer à aucun détour improvisé, via City Lights allez donc ! ni aucune surprise.

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    °°°

    Se retrouver soudain dans le noir des volées d'escalier de bois d'un vieil hôtel style 1900 et des poussières soudain privé de l'usage de son ascenseur de collection, où se voir soudain coupé de toute connection Internet dans l'Etat de la planète où se forge notre avenir numérique : telle fut aussi bien, hier, la surprise paralysant soudain toute une colline à la suite d'une monumentale panne d'électricité. Evohé ! Miracle: la Machine a encore ses failles, sans parler de notre mère la Terre dont les humeurs ne sont point encore tout à fait sous contrôle ainsi que les sismologues, prévenants sinon avenants, l’envisagent pour les temps peut-être prochains...

    Ce dimanche 23 avril. – Au cœur de la ville-monde, dans le prodigieux labyrinthe architectural que déclinent deux siècles de styles dégageant une identité sans pareille, une exposition rapprochant deux maîtres de la couleur et du trait irradie ces jours les murs blancs de l'un des plus beaux musées d'art contemporain qui soient.

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    Rapprocher deux peintres tels que le Français Henri Matisse (1869-1954) et l'Americain Richard Diebenkorn (1922-1993) paraît aller de soi quand on découvre le magnifique ensemble de leurs œuvres continuant pour ainsi dire de dialoguer tant d'années après la mort des deux artistes habités par le même besoin de célébrer la vie par la couleur, mais c'est surtout l'effet révélateur de cette mise en rapport qui enchante, faisant mieux voir la beauté selon Matisse par le regard du plus inspiré de ses admirateurs tout en parcourant, à travers cette filiation unique, un itinéraire illustrant, en deux suites de séquences très représentative, l'évolution non linéaires de deux psalmistes de la couleur qui furent aussi des inventeurs de nouvelles perspectives spatiales, entre figuration épurée et stylisation abstraite.

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    Deux grands nus féminins, deux « portraits » de fleurs d'un même adorable intimisme, deux intérieurs à l'espace réinventé comme dans un rêve éveillé rigoureux et flottant dans une dimension parallèle illustrent, entre cent autres exemples, ce merveilleux dialogue non concerté où les notions de maître et de disciple s'effacent dans l'affirmation parente de deux visions irréductiblement personnelles, et ça chante et ça danse dans la même poésie radieuse, sensuelle et pensive.

    °°°

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    Le foyer de culture vibrionnant de City Lights Books n'est pas qu'un mythe littéraire de plus évoquant une période de créativité hors norme : c'est LA librairie cristallisant, dans un quartier à bigarrures métissées de Chine et d'Italie, une passion de la littérature qui reste vivace selon toute évidence. À preuve: le choix exceptionnel de livres « à lire absolument» qui échappent aux automatiques et souvent débilitants « coups de cœurs » des derniers succès, sous le signe de la qualité, d'une curiosité sans cesse relancée et de la production la plus récente, notamment en matière de pensée et de poésie en volcanique activité.

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    La danse sur le volcan est alors doublement évoquée par les essais très présents en ce lieu d'un Noam Chomsky , constatant la fin du rêve américain sans ignorer pour autant les forces vives s'opposant à l'écrasante religion du dieu Dollar, et d'une kyrielle d'auteurs vivants - tel le New Yorkais David Shapiro dont City Lights Books vient de publier In the Memory of an Angel - toujours soutenus par la légendaire maison du Mathusalem jamais aligné de ce haut-lieu, en la personne du nonagénaire Lawrence Ferlinghetti.

    Un préjugé rassis voudrait que nos cousins d'Amérique, mâcheurs de chewing-gum ou d'insipide marshmallow, fussent pauvres de mémoire et moins portés que nous autres à défendre les valeurs d’intelligence et de sensibilité distinguant l'humaine créature de la brute épaisse, mais l'inculture crasse de l'ubuesque Président actuel ne saurait faire référence !

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    Ce lundi 24 avril. – Nous avons quitté San Francisco ce matin, en Chevy de location, à destination de la petite station côtière de Capitola, où nous allons passer la nuit dans un BnB ravissant, en bordure boisée d’un   quartier de maisons de bois multicolores dominant la baie des hauts d’une petite falaise. Ledit quartier a un passé de prestigieuse villégiature puisque la célébre Mary Pickford y a séjourné au même titre que le gangster Al Capone. Notre petit studio douillet fleure plutôt la classe moyenne supérieure goûtant le kitsch mignard, mais le lieu ne manque pas de charme et nous passons un bon moment au Paradise Beach, comme s’intitule le restau de poissons dont la terrasse domine le petit estuaire.

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    Quant à la nouvelle étape de notre périple américain, le long de la toujours ébouriffante côte Ouest, elle nous a fait découvrir, sur les hauts de la Carmel Valley où se tastent des vins tout à fait recommandables, des crêtes d'un inimaginable vert tendre nous évoquant à la fois les bords de ciels irlandais et les hautes terres toscanes du côté de Montalcino.

    Or, ces résonances de couleurs et de saveurs parentes ne vont pas sans vifs contrastes de nature et de culture - la tosillada mexicaine d'hier soir, arrosée de Merlot de la région, dans l'espèce de saloon de western du Runnig Iron -, et les arbres géants faisant parfois voûte au-dessus de la Cabrillo Highway (dite aussi Route 1), entre San Francisco et Big Sur, autant que l'immensité de l'océan aux eaux tour à tour placides et déchaînées n'auront cessé de nous dépayser et de nous tonifier dans la même alternance de décentrage et de remise au point.

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    De façon significative, ainsi, le voyage activement vécu - et non subi passivement comme par trop de nos congénères processionnant aujourd'hui aux ordres de leurs Tours Operators - a toujours la vertu de nous resituer dans l'espace et le temps , et c'est ainsi bon pied bon œil que, tout à l'heure, nous reprendrons à l'envers la piste désormais macadamisée des plus ou moins bienfaisants colonisateurs catholiques et apostoliques de jadis, next stop San Luis Obispo...

    18033154_10212791420567205_4883725497744732148_n.jpgBref l'expression-cliché « que du bonheur » s'imposerait dans la foulée même sans avoir pu saluer, dans leurs sanctuaires respectifs, les papillons monarques déferlant en ces lieux entre l'automne et la fin de l'hiver, ni les mémoriaux fléchés des grands dissidents plumitifs que furent Jack London, à Sonoma, John Steinbeck a Salinas ou Henry Miller le faune génial cher à Cendrars mais dont la mythique cabane de Big Sur est ces jours inaccessible du fait des intempestifs ravages naturels de l’hiver dernier.

    Enfin pour nous recentrer mieux encore, les mots des poètes nous tiendront lieu de boussole de secours, à commencer par ces quelques vers du beatnik bientôt nonagénaire Lawrence Ferlinghetti: « The world is a beautiful place / to be born into / if you don’t mind happiness not always being /so very much fun/ if you don’t mund a touch of hell / now and then /just when everything is fine / because even in heaven / they don’t sing all the time... »

    18157578_10212857018687117_4867426181680986179_n.jpgCe mardi 25 avril, à Carmel. – Je suis saisi, quasiment envoûté par la (re)découverte de la nature en parcourant les grands espaces califoniens, aujourd’hui jusqu’à Big Sur et ensuite sur les hauts de Carmel - tout cela si tonique et revigorant. En outre composé, la nuit dernière, ce qui me semble un assez beau poème. Nous ne saurons pas encore dimanche, 1er mai de manifs anti-Trump prévues à Los Angeles, pour quelle figure de leur avenir les Français auront voté une semaine plus tard, confrontés à l'alternative de la démagogie raciste recyclant les vieux démons vindicatifs, et d'un vrai pari pour l'avenir dépassant le clivage idéologique de la gauche et de la droite. Mais dire qu’il y en a qui hésitent !

    Denis_de_Rougemont.jpgIl y a quarante ans de ça, Denis de Rougemont, grand penseur d'une Europe des cultures qui excluait la réussite d'une union fondée sur le profit et le nationalisme, publia un livre intitulé L'Avenir est notre affaire, dont les positions radicales en matière d'écologie firent ricaner à gauche comme à droite.

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    Or, parcourant la sublime côte des Etats-Unis avec la femme de ma vie, incarnation même de l'équilibre et de la lucidité généreuse jamais piégée par aucune idéologie politique ou religieuse, dont le grand-père maternel hollandais fut un socialiste convaincu et l'aïeul paternel un officier Suisse pro- nazi, je ne cessais d'égrener, comme l'écho d'une vérité simple, les mots d'un poème d'un des beatniks dont je me sentais si proche dans ma vingtaine, tandis que Neil Young chantait de sa voix haut perchée dans notre Chevy de location - et ces mots signes Lawrence Ferlinghetti disaient à peu près : "Le monde est un magnifique endroit où naître / si l'on admet qu'il n'est pas fait que de plaisir ", etc.

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    Il est cinq heures du matin à Santa Barbara, je pianote ces observations sur mon I-Phone avant de les balancer sur mon laptop MacPro via cloud, je pense à l'enfant qui agrandira notre famille en octobre prochain et le courage de nos deux filles contribue à retenir nos vieilles peaux du côté de la vie et de ses lendemains, autant qu'une précieuse anthologie poétique publiées à l'occasion des 69 ans de l'édition-librairie City Lights Brooks réunissant des poèmes d'auteurs non alignés de tous les pays, d'Allen Ginsberg à Rafael Alberti en passant par Jacques Prévert et Paul Celan, Pier Paolo Pasolini et Hans Magnus Enzensberger, Dino Campana où William Carlos Williams, entre tant d'autres.

    Ce recueil de plus de 300 pages m'aura accompagné sur plus de 1000 kilomètres de San Francisco à San Diego ou nous serons de retour la semaine prochaine, et je fais mienne la pensée introductive de Ferlinghetti situant la poésie hors des replis provinciaux ou académiques et réaffirmant que "tant qu'il y aura de la poésie il y aura de l'inconnu, et tant qu'il y aura de l'inconnu il y aura de la poésie".

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    Débarquant hier dans le paradis pas tout à fait artificiel de Santa Barbara, je repensai au roman de mon ami Jean-Michel Olivier intitulé L'amour nègre, qui brasse avec l'ironie critique de rigueur la matière la plus contemporaine omniprésente en Californie, comme le font également de nouveaux auteurs tels Quentin Mouron (qui m'était lui aussi bien présent lors de notre folklorique escale à Los Alamos) ou Antoine Jaquier dont le nouveau roman, Légère et court vêtue, rappelle lui aussi l’observation frontale de la réalité propre aux écrivains ou aux cinéastes américains, en s'attachant à un couple d'enfer à la Sailor et Lula, entre Lausanne et Paris.

    Enfin je me rappelle ce matin l'ordre donné par Che Guevara - que je n'ai jamais considéré comme un modèle pour ma part - à un Jean Ziegler de se camper « dans le cerveau du monstre » pour mieux l'affronter. Telle est aussi bien la situation d'un Noam Chomsky dans l'Amérique de Donald Trump, et tel notre refus de tout consentement.

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    Si l'avenir est notre affaire, puisse ladite affaire ne pas se réduire au plan mondialisé des affairistes à la Trump & Co, mais nous sommes confiants n'est-ce pas; même sans nous leurrer sur l'éternelle rapacité du cretinus terrestris, l'humanité de bonne volonté survit vaille que vaille et tiens, voilà qu'un autre Ricain, poète juif new yorkais de premier rang, nous chante quelques mots à se graver au cœur:

     

    Cathedral

     

    And oh the difficult languages !

    and oh the easy languages!

    Then you left.

     

    When you were a boat

    and I was à boat

    we hid so much and so well we were finally

     

    unable to find ourselves at all

     

    Yes we left the keys

    your fingers were our cathedral

    because everything you did was sacred to me.

     

    °°° 

    Je craignais un peu de m’ennuyer au fil du programme « nature » de notre périple, mais c’est bel et bien le paysage, les arbres immenses et les multiples verts des collines dominant Carmel, après notre virée à Big Sur, qui nous tonifient le plus ; en outre, et de façon plus générale, je me sens bien en Californie, autant à cause du décor naturel que de la tournure réellement démocratique des relations humaines, pour autant que nous puissons en juger en ne faisant que passer ; mais le fait est que les gens sont ici plus avenants et cordiaux qu’en France ou en Angleterre, notamment…

    Ce jeudi 27 avril. – Ce soir à Santa Barbara, après une longue étape à travers les montagnes boisées et ensuite par les vastes plaines cultivées se déployant au sud de Salinas entre de hautes collines m’évoquant tantôt la Toscane et tantôt les crêtes du Jura.

    Quant à la ville mythique (la série, etc.), j’en redécouvre la très plaisante et centrale rue piétonne, après avoir poussé une pointe jusqu’au théâtre Arlington où nous avions fait escale avec l’Orchestre de la Suisse romande en 1987. Note au passage : que l’accès abusif à la piscine turquoise de l’hotel où nous sommes descendus est qualifié de criminel par une pancarte…

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    Los Angeles, ce samedi 29 avril. - Lady L. nous a conduits hier à bon port en fin d’après-midi, se débrouillant avec maestria dans la circulation sur cinq pistes. La ville-labyrinthe me semble moins polluée qu’il y a trente ans et nous avons pris nos quartiers dans un très agréable petit hôtel de Beverly Hills, dont la cuisine italienne nous a régalés, avec du vin californien non moins bienvenu.

    L’événement du jour a été la visite, cet après-midi, du fabuleux Getty Center des hauts de Los Angeles, dont l’architecture du bâtiment, la collection de peintres européens (entre autres) et les expositions temporaires (notamment sur les Breaking news) nous ont passionnés et ravis.

    Comment rester serein dans un monde agité ? Comment accueillir la beauté en milieu factice ? Comment partager ses émotions de manière personnelle et juste ?

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    18193700_10212895865618266_3087864173033441167_n.jpgTelles sont les questions que je me posais à la proue de l'espèce de grand vaisseau blanc du Getty Center surplombant l'immensité bleutée de Los Angeles, encore sous le coup des sensations violentes et des très douces émotions liées à la traversée des quartiers les plus huppés du monde occidental - les incroyables palais de tous les styles alignés le long de Sunset Boulevard et Bel-Air, sur les hauteurs de Beverly Hills et Hollywood -, le trafic routier frénétique mais dénué d'agressivité et l'apparition de ce magnifique ensemble de bâtiments blancs jouant avec la lumière et se dressant au milieu de grands jardins suspendus au-dessus de la ville déroulant là-bas ses scintillements jusqu'au ruban juste visible de l'océan, enfin l'entrée dans le dédale frais de la pure beauté rassemblée, paradoxe non moins saisissant que tout le reste, par un magnat du pétrole qui rêva quelque temps de devenir écrivain en sa candide jeunesse avant de se lancer plus crânement dans l'accumulation d'une fortune colossale lui permettant ensuite, en collectionneur passionné d'art antique et autres fins produits du génie humain de tous les siècles, de nous offrir tout ça en partage.

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    En d'autres temps un peu plus moralisants qu'aujourd'hui, les belles âmes que nous étions se demandaient s'il était acceptable d'admirer des œuvres d'art collectionnées par de richissimes industriels, parfois marchands d'armes ou même ex-nazis ? C'était le temps où l'on hésitait aussi à camper sur les plages d'Espagne ou de Grèce jouxtant les prisons du général Franco ou des colonels fachos - et l'autre jour une vieille libraire nattée me demandait encore s'il était admissible d'aller nous balader dans l'Amérique de Trump...

    Comme si les States se réduisaient au gesticulant Ubu de la Maison-Blanche, et comme si l'art appartenait à ceux qui l'achètent ou n'était qu'objet de spéculation idéologique - l'art sacré n'est propriété d'aucune église - ou financière.

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    Les débats sur l'élitisme de l'art, de la même façon, m'ont toujours paru le fait de gens que la quête de sens ou de beauté ne touche pas, et le grand poète de cinéma Pier Paolo Pasolini, intellectuel radical et plus artiste tu meurs, a dit ce qu'il fallait sur le caractère absolument irrécupérable de la poésie et de l'art, lesquels vous confrontent à vous-même devant une peinture rupestre de Lascaux, tel autoportrait hilare de Rembrandt ou telle nuit étoilée de Munch.

    Le mérite particulier des collections privées par rapport aux grands musées nationaux, tient au choix souvent personnalisé de tel ou tel mécène, plus ou moins entouré de conseillers avisés, et cela nous vaut, au Getty Center, un choix qui substitue souvent l'originalité surprenante à la quantité, ou la sélection la plus exigeante à l'entassement déploré par un Thomas Bernhard dans son fameux Maîtres anciens.

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    Ici, plus qu'une flopée de maîtres du Quattrocento, c'est UN Masaccio (Saint André) ou UN Carpaccio (Chasse sur la lagune) qui nous enchantent, ou diverses merveilles antiques ou médiévales très choisies, ou ce jeune hallebardier de Pontormo, ou ce paysage presque abstrait de Corot, ou cette formidable entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor, ou cet autre Christ en croix du Greco, ou ce Christ en gloire limousin du XIIe siècle ou la Dame Brunet de Manet, entre autres Turner et Böcklin et cette drôle de tête cornue sculptée dans le bois par Gauguin ou ce Satan exultant de William Blake !

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    Tout ce bonheur est augmenté par la gratuité de l'entrée en ces lieux et par là débonnaireté radieuse d'un public de tous les âges, à cela s'ajoutant l'autorisation de capter toutes les images qu'on veut et même de se procurer, à l'hyperboutique riche en ouvrages autrement référentiels sur la peinture, la photo et le bricolage créatif tous azimuts, cet album exaltant la cuisine selon Monet...

    18198515_10212895866218281_276943201993853368_n.jpgEt la vue de là-haut, et le ciel en dessus et les anges dorés se la coulant douce dans le bleu, etc.

     

     

    °°°

    Un poncif de longue date affirme que tout est possible aux States, et sans doute y a-t-il du vrai dans ce cliché. Mais qu'en est -il en réalité ? Je me le demandais tandis que nous traversions les hautes terres montueuses, tantôt couvertes de forêts d'une splendide sauvagerie et tantôt évoquant les crêtes de Toscane où les campagnes roulant sous le ciel de l'Alentejo portugais, avec une sensation d'intense liberté butant cependant, à tout moment, sur des panneaux d'interdiction et des clôtures cadenassées interdisant l'accès de voies secondaires qui autoriseraient la moindre échappée hors de la route principale. Visez donc le prochain chemin de traverse et ça ne manquera pas : NO TRESPASSING.

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    Que cela signifie-t-il ? Que l'interdiction de passer quadrille jusqu'aux étendues semblant désertiques et devenues propriétés privées ? Je me garderai de généraliser mais je traduis une sensation forte de liberté sous condition sans cesse relancée par des mises en garde aux termes légalement contraignants. Si vous enfreignez l'interdiction d'accéder à telle piscine de rêve jouxtant un hôtel, vous commettrez ainsi une "criminal " action, pas moins. Et tentez d'allumer une clope dans les rues de San Luis Obispo : même criminal tango ! Et pourtant quelle réelle impression de liberté en parcourant cette décoiffante Côte Ouest ! Et qui m'empêchera de penser ce que je dis et de dire ce que je pense !?

    Avec le dédain des anciens riches snobs, pas mal d'Européens continuent de tenir la culture américaine pour une sorte de sous-produit, quitte à se ruer aujourd'hui sur ses objets les plus "vintages.

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    Au cœur de la petite ville simili-danoise de Solvang, l'on trouve ainsi un bazar américain cumulant tous les vieux gadgets de la vie pratique célèbrés par la télé depuis les années 50, entre autres enseignes métalliques de pubs légendaires et collection de CD de bons vieux rocks.

    Pour 14 dollars, nous avons donc pu nous replonger, sur la fameuse route côtière Number One, dans l'atmosphère lyrico-protestataire des hits de Neil Young à la voix de tête d'éternel ado; et comment ne pas tomber ensuite sous le charme de la rue piétonne de Santa Barbara où les boutiques les plus chics alternent avec des cafés fleurant la bohème estudiantine.

    À cette enseigne, c’est par exemple celui dans lequel une petite bibliothèque défraîchie propose deux gros volumes décatis de la Recherche du temps perdu en anglais dans les texte, un exemplaire du Trial de Kafka et un recueil de légendes anglaises illustré par le magicien Arthur Rackham...

    Ensuite nous voilà à la boutique du Getty Center de Los Angeles, encore sous le coup de la découverte de la phénoménale collection de peinture européenne et passionnés par une exposition photographique consacrée aux Breaking News, où je tombe sur un essai de John Berger qui évoque les grands imagiers de la photo américaine.

    Enfin, pour la touche finale, ce sera un détour par Hollywood Boulevard qui nous vaudra quelques visions oscillant entre le super-kitsch du recyclage cinématographico-commercial et le délire visuel de certaines scènes à la Fellini, etc.

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    Où bien c'est cette bonne et belle rencontre en 3D, ce dimanche soir, d'un vieil « ami Facebook » au prénom de William, partageant avec moi l'« amitié » non moins virtuelle de Naomi Klein, l'essayiste canadienne anticapitaliste très active sur le terrain écolo - lequel Bill se pointe à notre hôtel avec une bouteille de vin rouge de Sonoma avant de partager, avec Lady L., un savoureux repas à l'italienne bien arrosé !

    Peut-on être poète après Shakespeare ? À quoi mène la critique virulente de l'empire américain par Noam Chomsky (avec lequel William a longuement dialogué par courriels avant d'en être déçu, mais ça sussi pourrait se discuter…) et de quoi sera fait l'avenir de nos enfants - Bill et sa moitié ont deux filles, comme nous ?

    C’est de cela, entre beaucoup d’autres choses, que nous avons parlé quatre heures durant en nous découvrant de multiples points de vue convergents en dépit de nos trajectoires si différentes - lui est né au Canada, a émigré en Israël et a fait retour aux States après l'assassinat d'Itzhak Rabin...

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    À ceux qui prétendent que Facebook est un réseau social juste bon à canaliser la jactance actuelle, et qu’Internet est une poubelle, je répnds que c'est par mon blog perso et ensuite sur Facebook, justement, sur l'injonction amicale de l'hyperactif François Bon, que j'aurai rencontré Bona Mangangu l'artiste congolais retrouvé un jour à Sheffield, que mes relations se sont poursuivies avec le poète luxembourgeois Lambert Schlechter, et que se sont multipliés les échanges avec le non moins épatant Maveric Galmiche qui vient de fêter ses vingt ans - sans compter tant d’autres complices de divers pays et moult jeunes filles en fleurs de tous les âges...

    On a beau ne pas vouer un culte aveugle à la technologie de pointe et au transhumanisme à venir: c'est bel et bien par Messenger que nous resterons in touch avec William, sur WhatsApp que nous ne cessons de communiquer avec nos infantes et leurs Jules, et via Cloud que je balancerai ces notes d'un nouveau jour se levant sur L.A dont nous partirons tout à l'heure pour San Diego - so have a good day and farewell !

     

    °°°

    Noam Chomsky, dans son Requiem for the American Dream : « A significant part of the American Dream is class mobility : you’re born poor, you work hard, you get rich. The idea that it is possible for every one to get a decent job, buy a home, have their children go to school. It’s all collapsed ».

    Or, aux yeux de William et de nos enfants établis pour quatre ans aux States, la conclusion « all collapsed » ne passe pas la rampe, pas plus que les gesticulations du redoutable pantin de la Maison-Blanche…

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  • Mémoire vive (2018)

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    (Lectures du monde, 2017)
     
    CHER JOURNAL. - Je me réveille sur la réalité des bilans. Or je me dis ce matin, après avoir classé la trentaine de grands cahiers chinois dans lesquels j'ai collé tous mes papiers depuis 1969, et repris hier soir la centaine de carnets aquarellés de mon journal, que celui-ci est devenu aussi pléthorique que celui d'Amiel, avec d'égales qualités de porosité et d'expression. En 2016, j'aurai rédigé quelque 300 pages, à quoi s'ajoutent les 300 pages de ma nouvelle série de Pour tout dire.
    Sur dix ans j'aurai bien écrit 2000 à 3000 pages de ce journal, et sur 20 ans cela devrait en faire le double ; et comme je rédige ces carnets depuis 1965, de manière sporadique, et quasi quotidienne depuis 1975, dactylographiés depuis le début des années 80, l'ensemble doit approcher des 10.000 pages du Journal intime d'Amiel avec quelque chose des Riches Heures dans la présentation que n'a pas le manuscrit du cher diariste puisque mes carnets sont bonnement enluminés d'images et de peintures.
    Or je ne me flatte pas plus qu'un pommier qui compterait ses cinquante saisons de pommes mûries et tombées, pourries ou cueillies: je constate. (À La Désirade, ce 1er janvier 2017)
     
    ARCHIVES. - J’arrive au bout de mes classements et de l’inventaire de la partie (principale) de mon fonds que je transmettrai sous peu aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, et j’en suis à la fois soulagé et un peu sonné.
    Cet exercice m’a aidé à évaluer le chemin parcouru, ses acquis et ses impasses ou ses lacunes paresseuses, tout en me donnant un nouvel élan pour la «suite», si tant est que suite il y ait vu ma santé un peu chancelante, mon souffle raccourci et mes jambes douloureuses, mes problèmes d’oreille interne et autres désagréments de l’âge...
     
    Citations relevées dans mes carnets:
    De Vassily Rozanov : « L’essentiel, c’est tout simplement la réalité».
    De Karl Kraus : «Dans un vrai portrait, on doit reconnaître quel peintre il représente».
    De Paul Claudel : «L’esprit, avec un spasme mortel, jette la parole hors de lui».
    De Sénèque. «C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité».
    De Georges Bataille. «Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété». Ou ceci encore : « Orestie, rosée du ciel, cornemuse de la vie ».
    Ou de Francis Bacon : « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence».
     
    157384570.2.jpgTUEUR. - J’ai retrouvé ce soir, dans le tapuscrit de mes carnets de l’année 2000, la chronique assassine que Jacques Chessex a publiée dans L’Hebdo après la parution de L’Ambassade du papillon, où il ne dit d’ailleurs pas un mot du livre qui a provoqué sa fureur.
    L’abjection particulière de cette chronique de délateur tient à son amorce, tirant prétexte de critiques que j’ai formulées à propos d’un livre d’Etienne Barilier, qu’il a toujours détesté.
    Comment, quoi ? Ce minable de JLK osait s’en pendre à l’admirable Barilier, etc. Et de me cracher dessus, détaillant la nullité de mes livres récents, et d’en appeler clairement à mon interdiction professionnelle, lui qui m’a sacré un jour le meilleur chroniqueur littéraire de ce pays en me priant de présenter son œuvre à la Bibliothèque nationale à l’occasion de la remise de son fonds aux Archives littéraires suisses…
    Et dire que j’ai continué à lire et à défendre les livres de ce sale type qui a encensé Le viol de l’ange en le déclarant « un livre fondateur », pour se rétracter dès la parution des premiers papiers louangeurs consacrés à ce roman et se mettre à le démolir un peu partout sans vergogne – et de me traiter en même temps, auprès de nos proches, de Iago «traître à l’amitié»; et dire que j’ai passé sur cette incroyable vilenie et cette volonté publique de me tuer après m’avoir couvert d’éloges en privé.
    Hélas, ou tant mieux, je suis comme ça : je pardonne. En ce qui me concerne, je me pardonne moins que j’oublie. En ce qui concerne les autres, je n’oublie rien mais je pardonne.
    ***
    La grande leçon, somme toute chrétienne, de Shakespeare, est le pardon.
     
    DANS LE VIDE. - Que font, hors champ, ceux et celles qui s’exhibent sur les sites de la Toile ouverts aux webcams ? Je me le demande, comme je me demande ce qui motive les followers à courir après les «stars» des réseaux sociaux ne faisant que se montrer, à grand renfort de selfies, sans rien proposer d’autre que leurs grimaces ou leurs anatomies plus ou moins avantageuses.
    À ce propos, je viens de regarder le premier épisode d’une série consacrée aux menées d’un certain Cameron Dallas, jeune imbécile à jolie frimousse qui déplace des foules en ne faisant que diffuser des images de sa vie de nul soutenu à fond par sa mère et sa sœur – tout cela à suivre de près, n’est-ce pas…
     
    PIPOLES. - J’ai découvert ce matin le monde enchanteur de la star de la téléréalité qui s’est fait agresser récemment: cette Kim Kardashian que ma bonne amie semble connaître depuis longtemps et à laquelle des voyous ont volé des bijoux pour je ne sais plus quel montant astronomique; et moi, tout plouc, de tomber des nues en me documentant sur divers sites de pipoles plus débiles les uns que les autres - mais telle est la réalité, n’est-ce pas, et je ferais bien de me tenir un peu plus au courant même si rien de tout ça ne m’étonne vraiment, etc.
     
    PROJET. - L'idée de concevoir une suite au Viol de l'ange m’est revenue ce matin avec une nouvelle intensité, relevant pour ainsi dire de l’évidence. Oui, je crois que c'est le moment de refermer la boucle, en reprenant mon thème initial de la virtualité et en le redéployant, après la destruction d'Alep, dans une nouvelle forme entée sur quatre saisons, la première étant celle d'une manière d'hiver nucléaire.
    Le Romancier aurait vieilli, son verbe se serait épuré, et la story se développerait en séquences imitant les épisodes des séries dont le romancier serait devenu un consommateur friand, qui s'exprimerait par la voix de l'Observateur, à celui-ci s’ajoutant une quantité de nouveaux personnages, etc.
     
    FÉCONDE ILLUSION. - Notre vie est peu de chose, pourrait-on dire, et de plus en plus l’âge venant, et pourtant c’est énorme: non seulement c’est tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes mais tout ce que nous deviendrons, etc.
    Toute ma vie, et d’autres vies parallèles, possibles ou interrompues, me sont réapparues en brassant les papiers de cinquante ans d’existence à la fois irrégulière et suivant une ligne continue, conduite par une espèce d’instinct et d’«illusion vitale», selon l’expression d’Ibsen.
     
    LIMITES DU DICIBLE. - Les réflexions d’Annie Dillard dans En vivant en écrivant (The writing life) sont à la fois limpides et comme nimbées de mystère, voire parfois d’obscurité, tout à fait en consonance avec l’obscure clarté de certaine Remarques de Wittgenstein – comme s’il était impossible, voire illusoire, de dire ce qui doit être dit à cet égard, et plus encore de l’écrire.
     
    COMÉDIES. - Il en va de Cymbeline comme de Périclès, deux comédies-romances de Shakespeare de la dernière période, dont les canevas sont assez abracadabrants et qui nous prennent cependant par la gueule et réfractent la lumière d’une profonde et intemporelle vérité humaine, avec de magnifiques personnages auxquels René Girard, me semble-t-il, ne prête pas assez d’attention.
    J’étais parti avec la meilleure impression de ses approches de l’œuvre, dans Les feux de l’envie, mais au fur et à mesure que j’apprécie le détail de celle-là, le côté systématique de la pensée de Girard me paraît perdre de sa force révélatrice, pour n’éclairer que l’aspect mimétique des relations entre les personnages, certes important mais pas toujours…
     
    MONSTRES. - Ce qui me frappe le plus, dans le langage de Donald Trump, ou de Steve Bannnon, c’est sa vulgarité, l’aplomb gestuel avec lequel ils assènent leurs certitudes, et la grossièreté policée qu’ils exhalent sous leur clinquant de faux luxe.
    Les premiers décrets de l’ubuesque Président sont hallucinants et tout aussitôt contestés dans le monde entier. Ceux qui n’y croyaient pas sont priés de le constater: les promesses de ce démagogue n’étaient pas en l’air puisqu’il en applique les premières décisions avant même que de disposer d’un gouvernement.
    Ce type est un monstre significatif, mais probablement un colosse aux pieds d’argile, à l’image d’un empire en voie d’effondrement sous l’effet de la fameuse hybris. Or ce délire me rappelle les prédictions de Witkiewicz par son énormité même.
    S’il n’avait pas prévu l’Internet ni la mondialisation de l’information, non plus que les réseaux sociaux, ce que Witkacy pressentait du nivellement de la nouvelle société, et du primat de la Technique, incitait déjà à l’extrapolation…
     
    
US TODAY. - L’analyse d’Alexandre Adler, ou plus exactement son évocation des sources du populisme américain et de l’évolution de la gauche aux Etats-Unis, après que le parti communiste eut été sabordé par les Russes et les Français, est beaucoup moins percutante et pertinente à mes yeux que l’essai de Noam Chomsky sur les récurrences agressives de l’impérialisme américain, mais ce que prédit Adler, de manière plus précise, sur l’avenir possiblement explosif des relations liant les States au Mexique, après les premières déclarations outrageantes de Trump à l’encontre des Mexicains, est en revanche intéressant.
     
    THE GOOD WILL. - Je regarde ce soir La Tempête. Je ne me souvenais pas de la ligne si pure de cette pièce, d’une simplicité parfaite. C’est le théâtre du monde résumé.
    En lisant le commentaire que lui consacre René Girard dans Les feux de l’envie, je souris tout de même. D’abord parce que le vieux maître se plante , confondant Trinculo et Stefano, et ensuite du fait que sa propension systématique à tout réduire au mécanisme mimétique le fait passer à côté de nombreux aspects de la pièce qui y échappent, à commencer par la simple love story de Miranda et de Fernando, sans parler des composantes psychiques que représentent Ariel et Caliban par rapport à la complexion de Prospero.
    À propos du pieux et pacifique Henry VI, l’idée me vient qu’il y a un noyau doux au cœur de la pensée de Shakespeare, qui touche à l’esprit évangélique le plus pur. Cela n’empêche pas le Good Will de montrer, n’était-ce que par défaut, l’incurie du roi et ses conséquences funestes - à son corps défendant.
     
    AM I A WRITER ? - Je souris en lisant ce qu’écrit Annie Dillard du jeune étudiant qui demande à un auteur en vue s’il pense qu’il pourrait être lui aussi un écrivain. Eh bien, répond l’auteur en vue, je ne sais pas, aimez-vous les phrases ? On imagine la surprise de l’étudiant, qui doit se demander quel rapport il y a avec sa propre question.
    Alors Dillard de conclure. «À cause de sa jeunesse, il n’a pas encore compris que les poètes aiment la poésie et que les romanciers aiment les romans, alors que lui n’aime que le rôle de l’écrivain, sa propre image en chapeau».
    Cette image du chapeau me faisant penser à ceux-là qui posent, en chapeau justement, à l’écrivain. Tout cela relevant de l’ambiance plus que de la chose…
     
    DU ROMAN. - Le roman comme suite du journal par d’autres moyens plus ouverts à la discussion. Le roman comme une dispute au sens ancien. Le roman comme une métaphore en mouvement. Le roman comme une exploration de la réalité multiple – on dira le multivers. Le roman comme une sonde virtuelle du numérique. Le roman comme un tour du monde autour de ma chambre. Le roman comme intégration et dépassement des autres genres par synthèse panoptique, etc.
     
    COUP D’ÉTAT. - Il y a, dans les menées de Donald Trump et de son entourage de milliardaires, quelque chose du coup d’Etat des grandes entreprises qui semble inédit dans les annales de la ploutocratie mondiale, en tout cas sous son aspect de prétendue démocratie invoquant le peuple, insultant les médias et déformant les faits à sa guise.
     
    VOULU POÉTIQUE. - Je vais tâcher de préciser tantôt, et notamment à propos de Jacques Chessex dont on me demande de parler de la poésie, ce qui me gêne et m’a toujours éloigné de ce qu’on pourrait dire le voulu poétique, dont procède toute une poésie contemporaine trop précieuse ou même trop prétentieuse à mon goût, trop stylée ou trop confinée, basculant enfin dans le n’importe quoi à l’enseigne de Facebook & Co.
     
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    Baudelaire : «Le palimpseste de la mémoire est indestructible».
     
    DE L’INSPIRATION. - Songeant à la poésie, je me dis que la notion d’inspiration correspond bel et bien à une réalité, comme le relève Peter Sloterdijk, sans donner, forcément, dans la mythologie romantique – de fait il y a là, dans l’ordre du verbe et des imprévus du langage, quelque chose qui dépasse l’atmosphère sentimentale du XIXe siècle, relevant du temps humain qui transcende cultures et individus, du fonds de chaque idiosyncrasie et surtout du tréfonds où se constitue le langage.
     
    MY JOB. - La poésie, ou plus exactement ma poésie, et la peinture, ma peinture, m’attendent au coin du bois, et je pense à elles tout le temps sans leur accorder assez de mon énergie et de ma présence. Je me laisse trop souvent et facilement distraire par tout et n’importe quoi, mais je m’en vais tâcher ces prochains temps de faire mieux revenant, joyeusement, à mon centre de gravité – gravitation allègre du mot pour un autre et de la couleur appariée. (Ce mardi 28 février)
    Leopardi dans le Zibaldone : «Il en va de même en quelque manière avec le style et les mots, qui sont non le vêtement mais le corps des pensées».
     
    OMNIA. - Je viens d’achever ma traversée des 37 pièces de Shakespeare et leur annotation, que je vais développer encore par le truchement de maintes observations complémentaires en rebondissant, notamment, sur ma lecture de Will le Magnifique de Stephen Greenblatt, dont l’approche du Good Will est aussi nourrie et passionnante que les aperçus sur son entourage, la fortune et l’infortune de son père, les pièges de la religion et des mœurs de l’époque, enfin chacune des œuvres replacées dans le temps et les circonstances. (Ce mercredi 1er mars)
    WORDS, WORDS, WORDS. - La qualification de nihiliste m’ennuie, autant que celle d’athée. Je regimbe même devant le terme d’agnostique, et la notion d’incroyant n’est rien à mes yeux que négation, mais celle de croyant ne m’en impose guère plus. Vraiment je ne saurais me situer par rapport à ces notions par trop étriquées à mes yeux.
    Or celle qui me conviendrait encore le mieux serait, peut-être, de chrétien mécréant - à l’instar d’un Théodore Monod. Et voici qu’un enfant nous est promis, par l’une de nos filles, en automne prochain. Or je crois à cela surtout : la vie augmentée qu’investit l’esprit saint…
     
    CONTINUUM. - Tu dois changer ta vie, me dis-je tous les jours, comme je me le disais à dix-sept, dix-huit ans, me reprochant déjà mon inconstance et ma dispersion entre trop de choses et d’autres, mais à présent l’urgence se fait plus durement sentir qu’alors vu l’âge qui passe, etc.
    J’essaie du moins d’être bon et d’ajouter chaque jour deux ou trois belles choses aux traces éparses que je laisse en écriture ou en peinturlure, qui témoigne tant soit peu de ma quête continue.
     
    CE QUI S’EXPOSE. - Peter Sloterdijk à propos de Rilke et de son sonnet intitulé Torse archaïque d’Apollon, inspiré par Rodin et dont le dernier vers conclut abruptement sur le fameux «Tu dois changer ta vie», cite Paul Celan («La poésie ne s’impose plus, elle s’expose») et conclut : « L’œuvre d’art peut même, à nous, les défroqués de la forme, «dire» encore quelque chose, parce qu’elle n’incarne manifestement pas l’intention de nous étouffer (…) Ce qui s’expose soi-même et a fait ses preuves dans l’épreuve acquiert une autorité dénuée d’arrogance»...
     
    CHESSEX POÈTE. - En revenant aux trois volumes des Poésies de Jacques Chessex, représentant plus de 1600 pages, je peine à trouver des poèmes qui me parlent vraiment : au plus une pièce ici et là, ou tel fragment de pièce, qui ne soient pas à mes yeux de la rhétorique ou du savoir-faire, pour ne pas dire de la fabrication. Et pourtant c’est un poète: le fonds de tout ça relève bel et bien de la poésie.
    Cependant ce qui me frappe à tout coup est le contraste entre ces poèmes «voulus», comme son Ode à Cingria, qui sonne creux, et les pages étincelantes où Maître Jacques évoque Charles-Albert beaucoup plus librement.
    Or c’est cela qui me dérange en effet et chez tant de poètes actuels: le voulu poétique.
     
    LE FAIRE POÉTIQUE. - La description de cela simplement qui est, autant que du vide médian, est à reprendre de plus en plus précisément. Tout peut faire miel pour le roman et le poème. Pas besoin d’assentiment ni même de fleurs. Juste faire pour le plaisir et l’intérêt de le faire. La poésie étant cela même : faire, sans faire pour autant le faiseur.
    La réparation se fera par la poésie. Le travail du rêve et de l’attention flottante. On a le choix entre l’informe et la forme. La poésie tend à la forme, entre bulle et cristal. Aussi, la poésie se relance par la lecture de la poésie, de Rimbaud à Michaux et tutti quanti.
     
    AU TRAVAIL ! - Adolf Wölfli, quand on commençait à l’embêter, s’exclamait: «Ch'muss'schaffe !», « Faut que je travaille !». Et il s’en allait ne rien faire au fond du jardin ou loin des autres reclus de l'Institution…
    Aquarelle: JLK, La lettre, d'après Czapski.

  • Keller et Walser ont toujours de la Suisse dans les idées…

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    Unknown-3.jpegCoup double de fringante volée aux éditions Zoé, avec la parution d’une première édition complète des Gens de Seldwyla, nouvelles emblématiques  de Gottfried Keller, et la version originale des fameuses Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, dans un nouvelle traduction en français «fédéral» et une mise en perspective éclairante.

    «La Suisse n’existe pas», proclamait le slogan culturel de Ben Vautier visant à prouver le contraire à l’expo de Séville, en 1992, dans un bel élan d’avant-garde béni par l’officialité et l’élite la plus chic, et l’on sourit au rappel de ce qui semble aujourd’hui une bravade «choc» passée de mode en lisant deux livres d’une totale fraîcheur qui sentent la Suisse à plein nez: la terre et l’herbe qui faisait rêver Nicolas Bouvier quand il se trouvait au Japon, la campagne et la ville qui se sont chamaillées pendant des siècles, les petites largeurs cantonales et l’appel du large qui a fait faire le tour du monde à l’institutrice Lina Bögli avant Cendrars et Ella Maillart, les cafés du Niederdorf zurichois et leur Keller Stube voisinant avec l’Odéon de Dada et de Joyce, ou l’arrière-pays des sublimes collines d’Appenzell où Robert Walser n’en finissait pas de promener son parapluie, etc.

    Gottfried Keller et Robert Walser, tout différents qu’ils fussent, étaient en somme du même bois «suisse» qu’un Ramuz, et tous trois, en poètes «réalistes», auraient sans doute trouvé loufoque une formule telle que «la Suisse n’existe pas», malgré le «quelque chose» de vrai qu’il y a là-dedans, comme il y a du vrai dans l’affirmation de Ramuz selon laquelle la «littérature suisse n’existe pas» ou, balancée l’an dernier par un Michel Thévoz, celle que «l’art suisse n’existe pas»…

    Arguties que tout ça ? Paradoxes mondains ou contradictions bavardes ? Plutôt: composantes d’une réalité riche et souvent contradictoire, bonnement présente dans la «conversation» de Walser.

    Quant la marche est une démarche…

    Rousseau dit quelque part qu’il n’a jamais  si bien pensé qu’en marchant, je ne sais plus qui affirmait que le meilleur de la littérature romande était sorti de la cinquième rêverie du solitaire en question, et c’est vrai que la promenade, de Jean-Jacques à Philippe Jaccottet, en passant par Gustave Roud célébrant la marche en plaine ou Charles-Albert Cingria le perpétuel itinérant, fait chez nous autres figure de véritable démarche poétique, avec quelque chose de spécifiquement suisse qu’on retrouve chez Walser autant que, cinquante ans plus tard dans les balades des deux compères Baur et Bindschedler de Gerhard Meier, ou plus récemment dans les longues trottes d’un Daniel de Roulet ou d’un Jean Prodhon.

    Mais quoi de «spécifiquement suisse»  en cela ? Disons que la constante proximité de la nature y va de pair avec un brassage de culture au sens le plus large, où le dialogue joue parfois un rôle majeur.

    À cet égard, les Promenades avec Robert Walser, consignées dans un récit au charme savoureux, constituent un modèle du genre, autant par leur contenu littéraire et humain que par le «montage» très particulier élaboré par Carl Seelig.

    Lucidité et mémoire d’un « zéro » social

    Lorsque Carl Selig, chroniqueur littéraire et poète zurichois dans la quarantaine, dont la fortune personnelle lui a déjà permis d’aider financièrement plusieurs auteurs, se pointe pour la première fois à la maison de santé cantonale d’Appenzell Rhodes-Extérieures, à Herisau, Robert Walser, âgé de 58 ans, au « visage enfantin tout rond, fendu comme par la foudre, les joues un peu rouges, les yeux bleus et une courte moustache dorée », lui apparaît avec sa cravate de travers et ses dents en mauvais état, et tout de suite un détail noté en dit long : alors que le médecin-chef Otto Hinrischen , qui a autorisé cette première promenade, fait mine, en bon paternaliste, de fermer le dernier bouton de la veste de son pensionnaire, celui-ci se rebiffe en dialecte bernois « mélodieux »: « Non, celui-ci doit rester ouvert !»

    On voit le tableau. En outre Seelig a été averti par la sœur aînée de Walser : Robert est «extrêmement méfiant». Alors de préciser dans son premier récit que «le silence fut la passerelle étroite sur laquelle nous nous sommes rejoints». Mais dans une autre lettre la version sera un peu différente, selon laquelle Walser et lui se sont tout de suite parlés naturellement et beaucoup.

    On voit ainsi illico que le récit de Carl Seelig est construit, fidèlement sans doute pour l’essentiel mais correspondant au regard – très intelligent, sensible et cultivé d’ailleurs – du compagnon de route qui s’implique lui-même et souvent pour le meilleur.

    Le «montage» de Seelig brasse la matière de ces balades en détaillant à la fois les charmes du paysage, la beauté de telle vieille façade ou de telle servante bien fessue, le menu des repas toujours bien arrosés, engloutis après des dizaines de bornes à pied à ne cesser de parler, et le résumé très vivant voire dialogué de ces conversations où l’on parle de tout : des nuages («ils ont un air d’amitié, comme de bons camarades silencieux, tout de suite grâce à eux le ciel s’anime,  s’humanise » de  la tyrannie à l’époque de la montée du nazisme, de Staline juste après sa mort (« J’ai toujours été dégouté par l’encens qu’il exigeait qu’on répande autour d e lui »…), de la beauté (« la beauté vraie, la beauté du quotidien, se révèle plus subtilement dans la pauvreté et la simplicité », du tourisme croissant (« On voyage beaucoup trop aujourd’hui. Les gens partent en troupeaux dans les pays étrangers et se comportent avec un sans-gêne absolu, comme s’ils étaient chez eux »), de l’intervention américaine en Corée («orgueil imbécile, arrogant, cupide, en quoi le combat pour la liberté d’un grand peuple d’ancienne culture concerne-t-il les Américains ? »), de la souffrance parfois fertile pour l’écrivain («sans l’expérience de l’échafaud et de la Sibérie, Dostoïevski n’aurait pas pu écrire »), des écrivains et des livres qu’il a aimés (Keller et Goethe viennent en tête, Eichendorff ou Gotthelf quand il ne sermonne pas), etc.

    La mémoire de Walser, que Seelig dit justement « prodigieuse», lui permet de raconter de nombreuses anecdotes significatives remontant à sa jeunesse et à ses innombrables rencontres et lectures, et le «ton» si particulier de l’écrivain se retrouve dans les observations du promeneur. Mais Carl Seelig n’est pas en reste, qui s’intègre parfaitement dans ce « tableau » avec des portraits de femmes d’exception, notamment.

    Dès leur première promenade, Walser évoque ses débuts d’écrivain couronné d’insuccès, si l’on ose dire, qui doit beaucoup à sa méfiance instinctive envers les chapelles littéraires et la « lèche » qui lui donne la nausée. Du même coup, parlant de ses années les plus productives (sept ans à Berlin après sept ans à Zurich, et ensuite sept ans à Bienne, il critique les «années honteuses» vécues par « la plupart des écrivains» pétris de haine après la Première Guerre mondiale, alors que selon lui la littérature doit rayonner de bienveillance : « On décernait les prix littéraires à de faux sauveurs ou au premier maître d’école venu ». Or son propre «déclin» est lié selon lui à son refus de s’aplatir ou de donner des leçons. Mais c’est sans aigreur qu’il reviendra, durant ces vingt ans de promenades,  sur le fait qu’il se considère comme un raté social, et chaque fois que Carl Seelig proteste en lui rappelant la considération qu’il s’est acquise auprès des meilleurs auteurs (d’un Kafka ou d’un Hesse, notamment), Walser s’énerve comme l’impatientent les éloges et autres commémorations, nouvelles publications de ses œuvres et prix littéraires que Seelig cherche à lui obtenir .

    Rejet de toute littérature qui rappellerait l’exil de Rimbaud ? Non, le cas est tout différent. Humilié de toujours, mais à la fois résigné dans sa mélancolie; taxé de schizophrénie et se laissant en somme faire, Walser ne se plaint pas. Il est vrai qu’il n’écrit plus, alors qu’on lui a proposé un arrangement qui le lui permettrait, mais lui-même refuse tout privilège par rapport aux autres pensionnaires de l’institution : comme eux il s’astreint aux plus humbles travaux consistant à plier des bouts de carton et à trier des ficelles…

    Un écrivain « à l’oral »

    Cela étant, sa parole est bel et bien la prolongation de ses écrits, et ce qu’il dit recoupe souvent et prolonge ce qu’on a lu dans ses romans.

    Le 28 janvier 1934, au cours d’une longue marche qui conduit les promeneurs de Saint-Gall à Rorschach, Walser raconte comment il a composé ses Rédactions de Fritz Kocher,  à Zurich, dans la rue où Lénine a vécu, et pourquoi il n’a pas « réussi » à s’imposer comme écrivain : « D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence ». Et dans le L’Institut Benjamanta, le plus magique  de ses  romans - qu’il dit préférer d’ailleurs aux autres pour sa « fantaisie poétique » -, son double romanesque dira exactement la même chose. Mais Walser ne se flatte pas pour autant d’avoir été «une sorte de vagabond», n’écrivant jamais pour séduire le public et se «fichant du beau monde», buvant énormément durant ses années berlinoises et se rendant «assez impossible» au lieu d’imiter un auteur adulé à la Hermann Hesse.

    Or le paradoxe est que c’est ce personnage d’inadapté qui lui a valu de devenir un «auteur culte» après sa mort – une figure clinquante qu’il aurait détestée -, du genre « perdant magnifique » complaisamment célébré par la jeunesse occidentale des années 60-80, alors qu’il estime que « rien de grand ni de durable n’est jamais sorti d’une existence vagabonde » et défend les petits-bourgeois en lesquels il voit les gardiens de la civilisation.

    Les anarchistes de salon, ou les « fans » d’un Walser «rebelle» bondiront à la découverte de réflexions qui n’ont rien de «réactionnaire» pour autant : « Même si sa stupidité peut parfois énerver, le petit-bourgeois n’est pas pour autant, tant s’en faut, aussi insupportable que l’homme de lettres qui croit qu’il est de son devoir de donner des leçons de morale au monde entier»…

    À préciser, enfin, que les Promenades avec Robert Walser ne sont pas forcément la meilleure introduction à l’œuvre de celui-ci, mais en constituent un complément inappréciable, auquel la postface d’un  triumvir (Lukas Gloor, Reto Sorg et Peter Utz) ajoute des informations inédites révélatrices, notamment sur l’ambivalence de la prise en charge littéraire de Walser par Seelig, à la fois louable et abusive après la mort de l’écrivain, tant il est vrai qu’à l’inverse de Max Brod «sauvant» l’œuvre de Kafka contre la volonté de celui-ci, Carl Seelig a failli détruire les inédits de Walser qu’il s’était pour ainsi dire appropriés…   

    Walser renard, et Keller hérisson

    La coïncidence de la parution des Promenades avec Robert Walser et des dix nouvelles réunies dans Les Gens de Seldwyla de Gottfried Keller offre une sorte de «multipack» suisse aux résonances multiples qu’il m’a paru intéressant de signaler ensemble à la lectrice et au lecteur.

    L’essayiste anglais Isaiah Berlin faisait une distinction, valable pour les écrivains et le artistes autant que pour les savants (ainsi que le souligne le physicien Freeman Dyson) entre hérissons et renards. Les premiers, tout concentrés, « creusent » leur œuvre sur place, tels un  Ramuz ou un Gottfried Keller, précisément ; et les seconds, tels un Cingria, un Bouvier ou un Walser, grappillent avant de revenir au terrier avec leur prise.

    Cela étant, le hérisson Keller a pas mal de points communs avec le renard Walser, à commencer par une « suissitude » à la fois centrale et périphérique, ou plus précisément un solide ancrage dans le « village » populaire, la nature et les usages d’une humanité vue d’un œil à la fois très réaliste et très sensible à la féerie.

    Je ne parlerai ici que de la première des nouvelles de cette nouvelle édition complète des Gens de Seldwyla – intitulée Pancrace le boudeur et très walsérienne de tournure mais avec une verve «flamande» propre à Keller: l’histoire d’un garçon terriblement bougon foutant le camp de son trou de province pour courir les monde, comme tant de Suisses migrants, et revenant au pays avec la peau du lion qu’il a héroïquement affronté et occis…

    En 1952, le grand passeur que fut Walter Weideli présentait un choix de nouvelles tirées des Gens de Seldwyla, traduit en bon français un peu lisse par Charly Clerc sous le titre de Trois justes, dans une préface qui situait bien l’œuvre de Gottfried Keller dans l’histoire politique et sociale de notre pays, en ces termes immédiatement sympathiques : «Nous sommes entre amis et il fait bon se trouver plusieurs à aimer les mêmes choses », avant de préciser que « si un poète nous parle plus précisément de notre pays et de nous-mêmes, gens de ce pays, de nos mœurs, de nos désirs et de nos limites, nous l’écoutons avec une attention toute particulière , je dirais presque avec reconnaissance ».

    Et de conclure comme on n’ose plus le faire aujourd’hui. «Je vous souhaite d’aimer Gottfried Keller». Ce qui vaut évidemment pour Robert Walser  dont le même Weideli avait admirablement ressaisi le ton et la touche de l’écriture dans sa traduction de L’Homme à tout faire, peut-être la meilleure introduction à l’univers walsérien où se découvre bel et bien cette fameuse Suisse qui-n’existe-pas…

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    Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser. Traduit par Marion  Graf. Editions Zoé, 221p. 2021.

    Robert Walser. L’Homme à tout faire. Traduit par Walter Weideli. L’Âge d’Homme, Poche Suisse, 2000.

    Gottfried Keller, Les gens de Seldwyla. Traduit par Lional Felchlin. Zoé, 645p. 2021.

       

     

  • Ceux qui se souviennent

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    En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, mort le 28 juin 2011.

    Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres /Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois /  Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev  ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Dimitri.JPGCelle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l'extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l'ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d'avoir défilé avec l'étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l'épaisseur de l'Histoire / Celui qui s'est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu'un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d'avoir égaré son manuscrit d'un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l'église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l'hostie / Celle qui l'a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c'était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur / Dimitri9.jpegCelui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d'autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu'est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu'amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient "Comédie humaine" en l'observant / Celui que son hybris faisait l'apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l'a mise en garde contre l'auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu'il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l'appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n'en auront jamais fait le tour et qui n'en demandent d'ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l'aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l'ami disparu, etc.

     

    (Liste jetée dans l’isba en réfection, où seront rangés tous les livres de L’Age d’Homme. Le lieu sera connu des générations futures et suivantes sous l’appellation de Nach Dom (Notre Maison), selon le mot d’Alexandre Zinoviev. Vladimir Dimitrijevic est mort le 28 juin 2011, fête nationale serbe, à l'âge de 77 ans. La livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, d'octobre 2011,  lui est entièrement consacrée consacrée).    

     

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  • En mémoire d'un grand passeur

    Dimitri3.JPG Vladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, s'est tué le 28 juin 2011 sur une route de France. Le fondateur de L'Age d'Homme fut un éditeur de classe européenne. Il publia plus de 4000 livres à Lausanne. En août 1983 parut, à Lausanne, un extraordinaire roman de l'écrivain russe Vassili Grossman, intitulé Vie et destin. Entre autres fleurons des éditions L'Age d'Homme, fondées en nos murs en 1966, ce livre bouleversant confrontait le lecteur à la double horreur totalitaire, au XXe siècle, du nazisme et du stalinisme. Dimitri l'appelait "le livre de nos mères". Or la vie de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 à Skopje, évoque elle aussi un roman scellé par le destin. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, s'enfuit de son pays à vingt ans sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Dans son "autobiographie d'un barbare" parue sous le titre de Personne déplacée, Dimitri a raconté ses années d'enfance et de jeunesse marquées par les crimes des nazis et des oustachis croates, mais aussi par les visites à son père emprisonné. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis, à Lausanne, chez Payot, où son passage a laissé un souvenir indélébile. Or, impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, le passeur de vocation, soutenu par quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966. Dans la foulée, il ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement à bord d' « Algernon », son fourgon d’éternel errant dans lequel il serrait son sac de couchage par mesure d’économie. Les rapports compliqués de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende. Lui qui était capable de lésiner sur des droits d'auteurs légitimes, alla ainsi jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux. Ses positions idéologiques rebutaient également d'aucuns. Orthodoxe croyant et conservateur, il passa d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Lorsqu'on lui reprochait d'être "pro-serbe", celui qui eût mérité la citoyenneté d'honneur de notre pays répondait sobrement: "pas pro-Serbe, juste Serbe"... Mondialement connu pour son catalogue slave, L’Age d’Homme redimensionna également l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, de nombreux écrivains romands contemporains y ont publié leurs ouvrages. Au nombre des auteurs «phares» défendus par Dimitri figuraient le titan américain Thomas Wolfe, idole de sa jeunesse, autant que Chesterton ou Dürrenmatt, Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, ou les Français Vladimir Volkoff et Pierre Gripari, entre tant d'autres francophones de Belgique et du Québec. Dans les grandes largeurs, Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau». Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée - honte à nos autorités -, mais il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de Geneviève qui l'avait secondé avec une incomparable abnégation, le poids du monde enfin ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski, complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée. Enfin, par delà les eaux sombres de sa mort tragique, «ses» milliers de livres évoquent la présence tutélaire de ce grand passeur.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L’Age d’Homme. Poche suisse No, réédité en 2010. 

  • Un utopiste réaliste

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    À propos des thèses "optimistes malgré tout" de Rutger Bregman...
    Prenant le contrepied du catastrophisme en vogue, entre autres raisons de désespérer entretenues par la gauche perdante et la droite arrogante, Rutger Bregman parie pour les utopies réalistes en affirmant que l’humanité vaut mieux que ce qu’on croit…
    Le constat remonte à la plus haute Antiquité, pour le dire à la façon débonnaire de l’excellent Alexandre Vialatte: il y a ceux qui se lamentent devant le verre à moitié vide, et ceux que réjouit au contraire le verre à moitié plein. Et après ?
    Cette question de l’après s’est posée dès le début de la pandémie, mais l’auteur de best-sellers locaux Nicolas Feuz, procureur au civil comme chacune et chacun sait, n’a pas attendu la troisième vague pour brosser le tableau le plus noir dans son dystopique Calendrier de l’après, évoquant une Suisse romande d’après quelque hiver nucléaire (on pense à La Route de Cormac McCarthy en encore plus pire, la poésie métaphysqiue et la qualité littéraire en moins), où l’humaine engeance s’est trouvée réduite à deux petits milliards à dominante féminine, survivant en deux clans mortellement opposés: les biens-pensants soumis à la gouvernance et les inutiles voués au rebut et à l’extermination par le cube à gaz; et plus rien qui ne fonctionne après l’extinction des médias et du fuel, sauf les drones et les pistolets immobilisateurs pour sauver un brin d’action. Passons sur le détail décidément improbable de cette fable pour ados et public douillet en quête de frissons, pour se demander quand même, si tant est qu’il y croie une seconde, ce que veut dire notre cher procureur neuchâtelois, à vrai dire mieux inspiré quand il traitait des réalités criminelles que son métier lui a fait observer de près que dans ce roman vite fait sur le gaz ? Que la cata est irrémédiable ? Que la dictature sanitaire a gagné ? Que la peur seule peut nous ouvrir les yeux ? Qu’un couple idéal à la love story remastérisé peut nous servir de modèle ?
    Et si l’humanité était moins foncièrement mauvaise ?
    Dans son dernier livre, qui relève de la plus belle synthèse d’investigation, l’historien-journaliste et essayiste néerlandais défend la thèse – il faudrait plutôt dire le sentiment dominant, fondé sur des constats étayés, que l’homme n’est un loup pour l’homme que dans certaine circonstances, et que la fameuse théorie du verni de culture recouvrant à peine une créature naturellement féroce relève plus de l’idéologie que de la réalité. En homme de bonne volonté pragmatique plus qu’en idéologue, assez proche en cela de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui lui a d’ailleurs rendu le plus vif hommage. À l’opposé de toute une tradition spirituelle ou philosophique fondée sur le péché originel, la chute ou la défiance de principe, le voici multiplier les exemples de fausses preuves du naturel foncièrement féroce de notre espèce, à partir de célébrissimes faits imaginls ou observés.
    Ainsi prend-il le contrepied de la fable ultra-pessimiste du roman de William Golding, Sa majesté des mouches, où l’on voit un groupe d’adolescents anglais de bonne éducation retomber dans la barbarie après s’être retrouvés seuls sur une île, en citant plusieurs situations concrètes comparables qui ont abouti à des résultats beaucoup plus nuancés voire opposés.
    De la même façon, à propos d’expériences faisant longtemps autorité en matière de psychologie sociale, comme le test fameux de Stanley Milgram et de sa machine à électrochocs visant à prouver qu’un bourreau sommeille en chacun de nous, Bregman a enquêté et conclut là encore à l’interprétation abusive, voire malhonnête.
    À la question de savoir pourquoi des gens “bien” agissent mal, qu’une Hannah Aredt avait abordée à sa façon à propos du peuple allemand, Bregman apporte de nouvelles explications, s’agissant de la guerre à la guerre, selon lesquelles la plupart des soldats de la Wehrmacht n’agissaient pas par sadisme boche caractérisé mais par esprit de camaraderie, ou rappelant cette observation d’un colonel américain qui découvrit que la plupart de ses hommes ne tiraient pas quand ils le pouvaient, ou que seul l’usage à haute dose de drogues a “aidé” de braves jeunes gens à se transformer en brutes sanguinaires, à Oradour-sur Glâne ou au Vietnam. Et de citer Rousseau, souvent moqué pour son “idéalisme” romantique, qui faisait preuve de plus de réalisme que ses détracteurs en considérant l’invention de l’agriculture comme le moment où les cueilleurs-chasseurs, menant une vie plutôt détendue à en croire les archéologues, furent chassé de leur Eden terrestre ainsi que le raconte la Genèse biblique en son mythe originel de la Chute.
    Un nouveau réalisme basé sur la confiance
    L’optimisme de Rutger Bregman a cela de particulier qu’il se fonde sur un réalisme rompant avec les “assises du désirable” typiques de Mai 68, marquées par les slogans des gauchistes prenant leurs aspirations pour des réalités, avant de déchanter et de déprimer, alors que son réalisme s’oppose aussi à celui d’une droite invoquant aveuglément les Lois du marché
    Donc la confiance , me disais-je en repensant au livre de Rutger Bregman parlant pratique avant toute théorie, sous le titre d’Utopies réalistes, serait la clef du pacte humain, la confiance en l’ingéniosité et la bienveillance humaines, mais assortie à la prudence (en cas de risques d’avalanches , gamin, tu fais gaffe) et au respect mutuel fondant la relation humaine , etc.
    Je ne sais pas si Rutger Bregman , moins « idéaliste » que les idéologiques gauchistes de bonne volonté à la manière de mon ami Jean Ziegler ou de Noam Chomsky et de la très verte Naomi Klein, a raison de faire confiance en ses semblables en se posant, notamment , en champion du revenu de base universel, multipliant les exemples d’applications réussies de celui-ci, mais ce que je sais est que son propos, clair et captivant, fait du bien, non du tout en dorant la pilule mais en exposant des faits têtus, intéressants et encourageants, à l’opposé de tant de jérémiades et de rancœurs stériles qui nous asphyxient par les temps qui courent.
     
    Rutger Bregman, Humanité ; une histoire optimiste. Seuil, 2020.
    Utopies réalistes, pour en finir avec la pauvreté. Seuil, 2017, réédité en Points seuil.

  • Pendant que tu dormais

     
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    « A une époque nous avons tous été des étoiles »
    (Lim Chul-woo)
     
    On n’est pas vivant très longtemps
    sur la terre légère
    qui roule là-bas sous le vent
    des espaces contraires...
     
    Vu du ciel comme on l’appelle
    on a l’air de flotter,
    alors qu’on a les pieds liés
    aux chaînes et nécessités
    du moment à passer...
     
    La relativité partielle
    dont se rient les gazelles
    en sautant à travers le temps
    ne nous empêche pas
    de souffrir de tout ce savoir
    qui nous donne des ailes,
    alors que le temps d’un soupir
    s’est comme évanoui
    le temps a peine de s’éveiller...
     
    Malgré tous nos fous rires
    et nos tendres sourires
    d’innocents venus et passés,
    nous ne pouvons plus oublier
    ce que nous faisions là:
    nous sommes attachés,
    et l’idée seule qu’on nous arrache
    à nos jouets nous fâche -
    nous aimerions nous attarder...
     
    De là je vois mon endormie
    rêver au lent voyage
    dans cet autre pays
    sans âge où toutes les étoiles
    se promènent et surnagent,
    et je bénis le ciel
    comme l’appellent les enfants
    et les sages aussi,
    dans le frémissement de voiles
    des jours et des nuits
    de protéger sa bonne étoile...
     
    Dessin: Lucian Freud.

  • Bulletin de santé

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    Nous sommes un peu fatigués,
    le souffle n’est pas top,
    la douleur n’est pas trop salope
    et tout est sous contrôle,
    comme on le dit au Pôle Santé...
     
     
    Mais les dégâts sont là:
    des fondements au galetas
    le bâtiment tremblote
    et les anges gardiens sanglotent...
     
     
    Ce n’est pas grave, me dit-elle:
    on a vu pire ailleurs
    ou dans les temps de grand malheur
    où tout était mortel,
    et si mortellement
    que les violents l’emportaient...
     
     
    Son ange est moins zen qu’elle,
    le mien est aussi à la peine,
    mais ils n’en montrent rien.
    aussi philosophes que des chiens
    de la volée Diogène...
     
     
    Nous promenons nos deux cancers,
    plutôt côté soleil
    dans la Grand-Rue ou les affaires
    s’affairent à merveille...
     
     
    Elle sourit à tous les masques
    qui jouent les affligés,
    et j’abonde en civilité:
    s’il vous plaît, foutez nous la paix,
    et dites vous ce beau matin
    qu’a part ça tout va bien...
     
    Image: Lady L. à Bangkok.

  • Portrait de Lady L. à la clope

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    Lady L. tient sa clope, sur le plus beau des dessins de T.V. à ma connaissance, comme s’il en était d’un crayon ou d’un diapason de musicien, et tout le dessin semble fait d’un seul trait comme il en irait d’un seul trait de pinceau chinois, mais ce n’est pas tout à fait exact, et peu importe d’ailleurs : c’est un dessin d’une ligne parfaite dont l’épure va jusqu’à figurer, par du vide, le coin de meuble sur lequel Lady L. est accoudée, pesant à peine de tout son corps détendu et paraissant allégé dans sa posture à la fois nonchalante et ferme, rêveuse et la cibiche réduite à un trait oblique qu’on pourrait prendre, sur sa main, pour un anneau d’alliance qu’à vrai dire elle n’a jamais porté...
     
    Thierry Vernet, Portrait de Lucia K, en 1986.

  • Ce qu'il y a dans les pianos

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    Quand la nuit dort au fond des bois,
    ou des bars, ça dépend,
    on entend les voix des enfants
    qui murmurent là-bas,
    oubliés à travers les années -
    et remonter le temps
    se fait alors comme en détours,
    jusqu’aux lueurs du jour...
     
    Le secret des pianos fermés
    ne préoccupe pas
    les hommes de loi bornés
    ni les champions de la gestion
    ni les mégères des ministères
    trop pressés pour s’intéresser
    à cet humble mystère
    des chambres livrées au silence
    des sonates passées...
     
    Quand tu retrouveras le temps
    de t’arrêter la-bas
    où reposent les instruments,
    tu renaîtras sans le savoir
    dans ces après-midi de pluie
    où souriant tu t’ennuyais
    faute de rien vouloir
    d’autre, immobile et mutique
    à l’écoute de tes musiques...

  • Une fée qui valse avec les mots

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    Où le maestro Sergio Belluz, baritone drammatico et fabuliste polygraphomane, se fait le chantre spontané de La Fée Valse de JLK...
    Dans les quelques cent-trente pièces facétieuses et virtuoses de ce recueil savoureux qu’est La Fée Valse, c’est tout l’humour, toute la fantaisie, et toute l’oreille de Jean-Louis Kuffer qui s’en donnent à cœur joie – un livre que l’OULIPO de Raymond Queneau aurait immédiatement revendiqué comme une suite d’Exercices de style amoureux, tout comme il aurait réclamé à hauts cris la publication urgente et salutaire des fameux Ceux qui – « Celui qui se débat dans l’absence de débat / Celle qui mène le débat dans son jacuzzi où elle a réuni divers pipoles / Ceux qui font débat d’un peu tout mais plus volontiers de rien / Celui qui ne trouve plus à parler qu’à son Rottweiler Jean-Paul / Celle qui estime qu’un entretien vaut mieux que deux tu l’auras... » – que l’auteur dispense de manière irresponsable sur des réseaux sociaux complaisants, sans mesurer les risques de mourir de rire (l’Office fédéral des assurances sociales s’inquiète).
    Une des pièces, Kaleidoscope, explique bien l’esthétique du livre : « Quand j’étais môme je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde ».
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    La Fée Valse, c’est d’abord un amusant portrait fellinien de nos grandeurs et de nos petitesses amoureuses, de nos fantasmes et de nos regrets, qui joue sur l’alternances des narrations, sur l’accumulation des pastiches, sur le jeu des registres de langue, sur les sonorités, sur les cocasseries des noms propres et sur les références autant littéraires que populaires : « C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn. Je les ai surpris à la pause dans une clairière : on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part » (Lesbos)
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    On y joue sur les mots, bien sûr : « Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage» (Le Bouc)
    On y prépare aussi des chutes hilarantes par la transition brusque entre une tirade en forme de poncif qui termine par un particularisme terre-à-terre, comme dans En coulisses : « Je sais bien que les tableaux du sieur Degas ont quelque chose d’assez émoustillant, mais faut jamais oublier les odeurs de pied et la poussière en suspens qu’il y a là derrière, enfin je ne crois pas la trahir en précisant que Fernande n’aime faire ça que sous le drap et qu’en tant que pompier de l’Opéra j’ai ma dignité » ou comme dans ‘Travesti’ : « ‘Que le Seigneur me change en truie si ce ne sont point là des rejetons de Sodome !’ , s’était exclamée Mademoiselle du Pontet de Sous-Garde en se levant brusquement de sa chaise après le baiser à la Belle au bois dormant qu’avaient échangé sur scène le ravissant petit Renne et Vaillant Castor l’éphèbe au poil noir. »
    On s’amuse des conformismes et des jargons de certains milieux : « ...Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination dont procède la série radicale des Fragments d’ossuaire que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers... » (Arte povera)
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    En passant, on récrit Proust façon XXIe siècle, comme dans Café littéraire – « C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de choeurs teutons. » – et on évoque Foucault – « Sa façon de feindre la domination sur les moins friqués de la grande banlieue, puis de renverser tout à coup le rapport et de trouver à chaque fois un nouveau symbole de soumission, nous a énormément amené au niveau des discussions de groupe, sans compter le pacson de ses royalties qu’il faisait verser par ses éditeurs à la cellule de solidarité. »
    Une suite d’hilarants jeux de rôles, superbement écrits, qu’on verrait bien joués sur scène, tant l’auteur sait capter et retranscrire en virtuose les sonorités du verbiage contemporain, avec ses mélancolies et ses ambiguïtés, aussi : « Le voyeur ne se reproche rien pour autant, il y a en lui trop de dépit, mais il se promet à l’instant que, demain soir, il reprendra la lecture à sa vieille locataire aveugle qui lui dit, comme ça, que de l’écouter lire la fait jouir » (Confusion)
    Vous êtes libre, ce soir ?
    Jean-Louis Kuffer. La Fée Valse. L'Aire, coll. Métaphores, Vevey, 2017.
    ©Ce texte a été copié/collé à sa source, à l'enseigne de Sergiobelluz.com. Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017)

  • Courage et choix

    Remarques sur le Journal de Gide

     

    par Ludwig Hohl

     

    (Traduit de l'allemand parAntonin Moeri)

     

    )

     

    D’aucuns ont trouvé qu’il était particulièrement difficile de parler de ce livre à cause de la diversité de ses formes; on pourrait certainement, et non moins légitimement, affirmer le contraire: la richesse, la variété de ses niveaux, la coexistence de lignes innombrables dans ce livre si peu hermétique nous permettent d’en parler très facilement... du moins de commencer. Chacun y trouve d’emblée quelque chose qui l’irrite ou lui convient, - il y a, dès le début et sans cesse, des entrées possibles. On n’est pas obligé, comme pour une oeuvre hermétique, d’étudier d’abord l’ensemble à fond pour parvenir ensuite au noyau secret et en parler à partir de là. Pas obligé? Tiens, et si ceux qui parlent de difficultés avaient raison; il faudrait traverser le fatras de

    détails pour rejoindre le centre caché et ce centre... serait introuvable. Ne le trouve-t-on pas? Pas au point de pouvoir le nommer; il faut d’abord le sentir. On ne peut assurément résumer les différentes lignes de force; la seule possibilité est de s’attacher à quelques détails ou de faire ressortir quelques lignes de cette multitude d’éléments. Mais: quelles lignes? Ou bien: on doit choisir celles qu’on veut montrer. (En effet, tout comme sur un plan où n’importe quelles lignes peuvent être tirées, un très grand nombre de possibilités s’offrent face à cette oeuvre constituée de milliers de détails n’ayant apparemment pas de liens entre eux). Voilà la grande question: quels détails seront en mesure d’approcher, pour en témoigner, ce centre obscur qu’on ne peut jamais nommer mais que nous devons sentir? Nous y parviendrons - - - - - - Il faut avoir du courage: le courage de choisir. - On devra effectivement sélectionner des détails, un petit nombre pour un très grand nombre, il n’y a pas d’autre solution: en fixant notre attention sur chaque détail, nous serions amené à écrire un livre aussi long: 1300 pages; pour quel résultat? Le courage de choisir.

    En inscrivant ces deux mots - courage et choix - ne sommes-nous pas déjà, là, au centre du monde de Gide, ne donnons-nous pas un nom à quelque chose d’essentiel? Ces deux mots indiquent exactement le lieu où l’héroïsme rejoint la pureté des formes, - la création artistique. Ce serait à vérifier chez tout véritable créateur. Mais avec quelle immense clarté se révèle ce processus chez Gide, avec quelle justesse il sait parler dans son journal de chacun de ces deux éléments! - Après une lecture attentive, on trouve cette phrase radicale sur ce que signifie le fait de se mesurer à des comportements ordinaires: «Pour que j’admire celui qui risque sa vie, je voudrais d’abord être convaincu qu’il y tienne». De Napoléon, il cite cette magnifique remarque qui

    trahit un coup d’oeil infaillible: «Le vrai courage, c’est celui de trois heures du matin», et il l’explique: Napoléon voulait parler d’un courage d’où toute griserie, toute vanité, toute émulation seraient exclues; un courage sans témoins, sans complices; un courage à froid et à jeun. - Après ces exemples de lucidité, nous ne serons pas étonnés que Gide commence ainsi sa plus belle page sur le sujet: «Il n’est pas de vertus humaines que je prise autant ou aussi peu, suivant les cas, que le courage».

    Il s’agit là du courage habituel, du courage somme toute humain. Qu’a-t-il à voir avec la création artistique, comment en suis-je arrivé à lier ces deux éléments (et ce n’est surtout pas par hasard que je les relie, comme si la chose venait de m’apparaître comme une expérience cocasse, mais je continue à soutenir l’idée que ce point de rencontre a un sens, qu’il est l’une des plus importantes portes d’entrée dans l’Art)? L’autre terme: «choix» réalise la combinaison. - Car ce courage particulier qui consiste - dans l’univers des formes, des comparaisons - des personnages ou même des mots - à opter pour un choix limité, des plus limités, à prendre uneimage parmi tant d’autres et à les abandonner, ces autres images, à les faire passer au second plan (ce qui n’est jamais facile), à en prendre une seule, celle qui prétend être la plus à même de dominer intérieurement les autres, de les remplacer telle une pointe qui se dresse, seule, pour tenir tout le choc, - c’est ce courage-là qui permet d’atteindre les sommets de l’Art! Ce genre de courage - appliqué soit au plus petit détail de la création soit à un domaine plus vaste - consiste à viser l’altitude la plus haute, il est autrement plus important que ce qu’on nomme talent - car le talent, selon le témoignage de nombreux grands créateurs, est beaucoup moins déterminant, beaucoup plus répandu que ces deux qualités: patience et courage; ce sont les piliers qui

    soutiennent la grande réalisation spirituelle: courage et patience! - Pour éclairer ce point, pour dévoiler ce composé de courage et de choix, il y a un passage dans le Journal que je voudrais citer en entier; plus d’un lecteur n’en a peut-être pas tenu compte, comme s’il s’agissait d’une réflexion faite en passant, d’une remarque certes appropriée mais tout de même un peu accessoire, - alors que, en tout état de cause, je tiens ce passage pour un des plus décisifs de ce livre de 1300 pages; il m’apparut tout simplement comme un de ses centres cachés; non seulement pour sa justesse de vue mais pour son immense et incalculable portée: portée qu’on pourrait dire symbolique.

    (Gide prend ses distances avec Amiel, dont le style hésitant et tatillon lui est proprement insupportable. Puis il cite un passage d’Amiel, dans lequel celui-ci explique pour quelle raison il utilise à la suite plusieurs synonymes, il critique ce passage et conclut:)

    «La touche unique n’est pas forcément preuve d’intrépidité; elle peut résulter aussi bien d’un consentement au sacrifice. Tout choix implique un sacrifice; et l’on ne dessine pas bien sans choisir»20.

    Chaque choix implique un sacrifice; et l’on ne dessine pas bien sans choisir. - Alors, sans doute, on ne dessine pas! On ne fait que reprendre, on ne fait qu’imiter: on ne crée rien. Et il ne s’agit pas seulement de dessin, ici, mais de mise en forme dans un sens beaucoup plus large, oui, dans un sens universel: toute vraie vie, toute valeur réelle ne s’obtient que par un choix intrépide. Goethe, à qui on ne saurait reprocher le moindre goût pour l’équivoque, le dit: «Bien des hommes papillonnent dans les généralités / Mais le plus noble se voue à la chose en soi». Une lumière est ici jetée sur l’accord entre

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    20 Hohl cite en français ce passage du Journal, page 705 dans l’édition de la Pléiade.

    la probité de ce que Gide écrit et la probité de sa vie, un accord qui n’est pas fortuit...

    Parmi d’autres échelles à trois niveaux qui me sont apparues dans le monde, j’ai découvert un jour celle-ci. Sur le premier niveau, le plus bas, j’ai discerné le plus grand nombre d’êtres humains, la masse des gens ordinaires; sans hésiter et dès le début, ils ont pris tel parti (même s’ils changent d’avis: ce qui arrive sans problème); leur appétit primitif et leur amour primitif les plongent sans autre dans l’agitation: une chose leur paraît ainsi et pas autrement; leurpoint de vue est le seul point de vue. On trouve au deuxième niveau les esprits plus subtils, ceux qui ont appris à voir; «halte!», dit un tel individu, «ce n’est pas simple»; il signale un autre aspect de l’affaire; il expose les motifs du parti adverse, il explique que, là aussi, il y a de la vie, des rapports de causalité, du bien-fondé: à lui les choses ne se présentent pas simplement mais dans leur diversité. Il patauge dans un grouillement et ne va jamais s’en sortir; il est incapable de prendre une décision (cette indécision a pourtant beaucoup plus de valeur que la détermination du premier niveau). Mais ce n’est pas tout. L’avocat s’est engagé pour une partie, le juge examine la diversité des opinions - or le juge le plus sage, le plus haut dans la hiérarchie, genre Salomon, après avoir envisagé tous les mobiles sans se laisser influencer par la moindre considération d’ordre matériel (rémunération, inclination personnelle), ce juge-là devra cependant prendre tel ou tel parti. Il y a un certain scrupule dans cette capacité à faire un choix; seul ce choix permet d’avancer (car envisager tous les aspects empêchera éternellement d’agir: rien ne se produira dans le monde, le monde s’arrêtera, oui: l’homme ne laissera subsister rien de réel). Cette faculté de choisir consiste donc à reconnaître la multiplicité des points de vue, à en détecter beaucoup; mais être capable de faire

    jaillir de cette diversité, au bon moment, ce qui est juste - même en s’opposant aux autres, à leur détriment et en toute responsabilité - , ce pouvoir diffuse un scrupule encore plus grand. Lorsque je développai cette pensée, lorsque j’envisageai la chose sous cet angle, je dus aussitôt songer à Gide, il surgit aussitôt dans mon esprit (malgré le fait que, à cette époque-là, je n’eusse plus rien lu de lui depuis des années). Une série de figures est à sa disposition; il n’est pas l’aveugle ne voyant pas la série et ne saisissant que la première venue parce qu’il pense que c’est la seule; il a examiné l’ensemble de loin, de près et de tous côtés: mais il sait également qu’un être humain ne peut avancer que sur unchemin et que seul ce cheminement a de la valeur. De manière apparemment naïve, spontanée - car on ne perçoit pas la douleur du choix, on ne la décèle pas dans l’acte même - il sortira de manière enfantine, voire divine, une des figures de la série. Voilà qui est le plus important. Ce qui se passe alors ne diffère pas de je ne sais quelle action ordinaire du premier niveau: mais le fait de choisir, ici, présentera tout autrement la temporalité, les conséquences. Il ne s’agit pas seulement d’une action; la réaction sommaire du premier niveau disparaît, tombe dans l’anonymat; or l’autre prise de décision dispensera par la suite une lumière qui brillera à travers les liens qu’elle aura établis dans le monde, elle donnera lieu à une surprenante conclusion, prouvant ainsi qu’elle devait prendre appui sur un grand savoir, et elle s’apparentera à ce visage que Karl Kraus évoque dans ses vers énigmatiques, visage «renvoyant une lumière qui ne l’éclaire jamais / Livré à un monde qu’il fait naître par enchantement».

    (1943-1947)

  • À peine un souffle sur l'eau bleue

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    A la Maison bleue, ce mercredi 14 juin. – 74 ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ?
    Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Cinquante fois plus présent et clairvoyant qu’à la vingtaine, moins égaré dans mon esseulement qu’à la trentaine, plus décidé et délié qu’à la quarantaine, plus obstiné et détaché qu’à la cinquantaine, plus indulgent et plus amusé qu'à la soixantaine, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. ces jours toute fragile qui me dit qu’elle m’aime et le mien qui lui répond pareil au même, la présence de nos deux infantes et de leurs chevaliers servants, l'impatience de vivre de nos virevoltants chenapans - l'émouvance de nos vivants aimés et de nos chers défuntés...
    A peine un souffle sur l’eau bleue et ce fut, ce sera notre vie...

  • À peine un accroc dans le ciel

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    « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » (Rimbaud)
     
    (Au petit noyé du 11 juin, devant la statue de Freddy Mercury)
     
    Tout à coup la nuit s’est remplie
    de ta stupeur muette
    à l’a-pic de lumière en vrille,
    le froid te montant à la tête
    et comme au cou ce noir caillou
    t’empêchant de crier...
     
    Mais là-haut ce sont les appels
    que tu n’entendras plus
    des vivants soudain affolés
    et déjà comme figés ,
    par un mauvais pressentiment...
     
    Car te voici là, repêché,
    lamentable gisant
    sur lequel pour le ranimer
    les soignants se font suppliants:
    s’il te plaît, on se réveille
    Monsieur le Japonais,
    ce n’est pas l’heure encore
    de céder au dernier sommeil...
     
    À peine un accroc dans l’eau claire,
    comme un éclair livide
    sous le soleil indifférent,
    tu as sombré, limpide,
    à l’âge ou l’on aimerait vivre
    à l’unisson de la lumière ...
     
    Et les voici sans voix
    ceux pour qui tu n’es plus en somme
    qu’un reflet d’océan
    apparu le temps d'un instant
    et bientôt disparu
    dans l'insondable flot -
    à peine le temps d'un sanglot...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ainsi va toute beauté sur terre

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    À propos de Migrations de Milos Tsernianski.
     
    Première traduction de ce chef-d'œuvre de la littérature serbe : 850 pages d' un lyrisme et d' une richesse incomparables. Le roman de l' exil, de la fidélité, de l' espoir et de la mélancolie. Reportage en Serbie avec Vladimir Dimitrijevic, en 1987.
     
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    Il émane de ce livre une lumière la fois intime et cosmique, chaleureuse et spiritualisée, comme d’une icône orthodoxe. Mais c’est également un poème épique de chair et une fresque romanesque pétrie de chair et de sang que Migrations, de Milos Tsernianski, constituée de deux parties publiées respectivement en 1929 et en 1963 : la chronique des tribulations du peuple serbe au milieu du XVIIIe siècle ou, plus précisément, l’évocation d’un exode massif en Russie auquel participa la tribu des Issakovitch, dont les figures inoubliables se dressent au premier plan plan de la narration.
     
    En outre, outre, par-delà le seul destin des des Serbes, c’est par excellence le roman du déracinement et de la fidélité, de l’errance et de la nostalgie de ceux qui ont été arrachés à leur mère patrie ou des mélancoliques en exil dans ce monde, qui tous aspirent à quelque terre promise. Or, ce qui c’est distingue premièrement ce roman, c’est son aura, l’empreinte très pure qu’il laisse au cœur, et sa profonde beauté. Sans doute y a-t-il, la littérature, des romans plus géniaux, plus novateurs ou plus éblouissants dans telle ou telle de leurs parties. Mais la beauté de Migrations nous paraît sans égale, qui ne comble pas, au reste la seule exigence esthétique. De fait, le sentiment de plénitude que nous éprouvons à la lecture de chef- d’œuvre procède à la fois de sa sensualité terrienne et de ses résonances affectives, où le détail le plus minutieusement observé s’intègre dans l’ensemble comme la pierre scintillante d’une immense mosaïque en mouvement - et de la mélancolie qui l’imprègne, de l’extraordinaire plasticité de sa langue. Et de sa symbolique spirituelle. Il y a, dans Migrations, un alliage subtil et rare d’éléments opposés qui se confrontent et se complètent à la fois. C’est ainsi que se mêlent l’épique et le poétique, la vérité du chroniqueur et celle du romancier, le froid de l’Univers et le chaud des intimités, les séductions enivrantes et les aspirations inaltérables, la chevauchée des héros et la patience vigilante des mères et des épouses, la gloire des empires et le sacrifice des minorités, l’innocence des purs et la duplicité des malins, le temps des vivants et celui des morts - et c’est à ce jeu de tensions et d’équilibres que ressortit la beauté de Migrations, ressaisie de par l’énergie transfiguratrice de la poésie.
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    Beauté barbare d’un départ à la guerre : et c’est le formidable première scène du premier livre, où l’on voit le commandant Vouk Issakovitch, sabreur vieillissant sous ses dehors d’auroch, s’arracher à l’étreinte et aux soupirs de sa jeune femme afin de rejoindre son régiment dans les brouillards fantomatiques de l’aube danubienne. Beauté fatale de Daphina, séduisante en ses atours de princesse gitane, mais humiliée par Vouk, et se consolant, pour leur malheur à tous, dans les bras du disgracieux Archange, son beau-frère le négociant. Beauté terrible de la guerre à la veille des batailles ou dans l’hallucination du combat. Beauté même de ces visions de néant : « Ils ont vagabondé comme des mouches sans tête, ils ont mangé, ils ont bu, ils ont dormi pour, finalement, enjambant le vide, courir à grands pas vers la mort, selon le bon vouloir et pour le compte des autres ». Et déjà le rêve d’une terre plus accueillante illumine la fin de ce premier livre, et quelle promesse de beauté c’est encore…
     
    Beauté de la créature. avec ses qualités individuelles et ses ombres aussi. Beauté des femmes de Migrations, de l’amante enjôleuse à celle qu’on n’a pas su aimer, ou à cette autre demeurant inatteignable.Unknown-17.jpeg 
     
    Beauté plus fruste des Issakovitch. de Et voici l’irradiante figure de Pavle dont l’éclat, resplendissant tout au long du deuxième et du troisième livre, n’est jamais entamé, mais au contraire humanisée par les termes mordants que lui valent son allure et ses attitudes. Combien nous l’aimons ainsi, cet échalas plein d’orgueil, ce paon ombrageux, cet ours perdant tous ses moyens devant les femmes mais narguant les puissants de ce monde, et combien nous aimons, aussi, la candeur mal dégrossie de ses trois cousins : Petar le jeune faraud, Yourat le bon vivant et Trifoun le simple en proie au démon de midi. Beauté de ces soudards au bon cœur, sanglés dans leurs uniformes de poupées rococo, floués plus souvent qu’à leur tour et qui mourront pour la gloire d’empires ingrats, sans sépultures connues. Et miracle cependant que tout cet arroi de joies et de peines s’élève et converge dans la lumière au lieu de se disperser en cendres sous le ciel rampant de l’amertume et du ressentiment. protagonistes Migrations, se d’archives perdre dans la poussière des bilans évoquant les généalogies légendaires de l’Ancien Testament Morts. Mais ou leurs de visages quelque Livre restent des nous et, de même que la langue serbe aura ensemencé la terre russe de ses graines verbales, le nom des Issakovitch nous tiendra lieu désormais de signe de reconnaissance. Beauté de tant de souvenirs comme incorporés notre mémoire. fut le grand cercle parcouru par Vouk Issakovitch durant sa dernière campagne, du printemps 1744 à l'été 1745. Souvenir d’une sorte de cauchemar éveillé, jusqu’en Lorraine, avant que Vouk ne ramène ses braves dans leurs masures de Tserna Bara. Et, pendant ce temps, ce fut la mort de Daphina. Ce fut ensuite, dix ans plus tard, la migration des Issakovitch entraînés par Pavle, fils adoptif de Vouk, accomplissant le rêve que nourrissait celui-ci de fonder une Nouvelle Serbie par-delà les Car- pates. Souvenir du défi de Pavle, se dressant contre l’émissaire de Vienne chargé de de signifier aux Serbes la volonté l’impératrice de les établir comme sujets paysans et de les sépultures connues. Et miracle cependant que tout cet arroi de joies et de peines s’élève et converge dans la lumière au lieu de se disperser en cendres sous le ciel rampant de l’amertume et du ressentiment. Il est vrai que, après les avoir finalement accompagnés les et aimés, nous verrons les protagonistes perdre dans la poussière des bilans d’archives évoquant les généalogies légendaires de l’Ancien Testament ou de quelque Livr des Morts. Mais leurs visages nous resten et, de même que la langue serbe aura sensemencé la terre russes de ses graines verbales,, le nom des isskovitch nous riendra lieu dlsormais de signe de reconnaissance,m Beauté de tant de souvenirs comme incorporés à notre propre mémoire…
    Ce fut le grand cercle parcouru par Vouk issakovitch durant sa dernière ca,mpagne du printemps 1744 à l’été 1745. Souvenir d0une sorte de cauchemar éveillé , jusqu’en Lorraine, aavnt que Vouk ne ramène ses braves dans leurs masures de Tserna Bara. Et pendant ce temps, ce fut lamort de Daphnia. Ce fut ensuite, dix ans plus tard, la migration des Issakovitch, entra’inés par Pavle, fils adoèptif de Vouk, accomplissant le rêve de celui-ci de fonder une Nouvelle serbie par delà les C. Souvenir du défi de Pavle, se dressant contre l’émissaire de Vienne chargé de signifier aux Serbes la volonté de l’impératrice de les établir comme paysans et de les convertir au catholicisme, arpates. convertir dans au la catholicisme. Sur quoi ce fut, dans la prison où Pavle s’en alla croupir, l’apparition en songe de sa jeune femme morte en couches et dont il découvrit soudain qu0il n’avait jamais su l’aimer de son vivant. Souvenir de cette révélation, et de la fuite de Pavle sur chevaux fous. Ce fut tout ce que Pavle raconterait plus tard aux siens ses tractations à Vienne, dans un monde futile et corrompu, les missions dont le chargea l’ambassa-deur de Russie et la suite de ses démarches à Tokay. Ce fut aussi ce qu’il tairait à sa tribu ses amours ancillaires et sa rencontre d’une certaine Eudôxie aux charmes évoquant Rubens. Souvenir, aussi, de la Monténégrine aux yeux verts rencontrée dans un lazaret et qu’il ne retrouva que pour la perdre à jamais. Et du côté de la tribu, pendant ce temps-là, ce furent des chamailleries à n’en plus finir. Enfin, ce fut la migration, le passage des Carpates dans une féerie automnale faire à chanter une pierre, et ce fut l’hiver, Pavle cinglant sur Kiev en traîneau, et l’inimaginable printemps de Russie et là-bas, dans la mer infinie où s’était déversé le fleuve des Serbes, ce furent d’autres humiliations, d’autres désillusions et le rêve probable, un jour, d’autres migrations…
     
    Milos Tsernianski (Crnjanski) Migrations. Editions L’Age d’Homme/Julliard, 1986. Traduit du serbo-croate par Vélimir Popovic. Introduction de Nikola Milosevic.
     
     
    Sur les traces des Issakovitch
     
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    De la colline surplombant la petite ville de Verchats, la frontière roumaine du Banat yougoslave, nous découvrons une vaste plaine qui se perd dans les brumes d’automne. Â moins d’une journée de cheval, au nord, se trouve Temichvar, l’ancienne Timisoàra, la petite Vienne d’où partirent les Issakovitch. Mais nous ne verrons pas les acacias qui frémissaient sur la mahala, le quartier turc de jadis. En revanche, nous étions hier sous les acacias des bords de la Drina aux galets multicolores. Et là, nous avons rencontré le dernier des Issakovitch, la soixantaine recuite et l’air matois, en jeans...
    Le même jour, du côté de Tserna Bara, le camarade-président du Parti local recevait, l’œil fuyant sous l’effigie de Tito, l’apatride Vladimir Dimitrijevic, ennemi du peuple de naissance, exilé notoire et néanmoins éditeur de la première traduction française de Migrations,. Or, d’une tournée de raki l’autre, de tel jardin merveilleux au club des écrivains de Belgrade où surgit tout coup la figure fellinienne du cinéaste Alexandre Petrovic nous annonçant le prochain tournage de Migrations, en coproduction yougoslave, ou des hauteurs de la Fruska Gora, chère à Trifoun Issakovitch, au monastère de Studenitsa, haut lieu des origines de la nation et de la culture serbes, nous pensions à cet immense brassage de sang et de larmes, et d’espoir et de foi, qui amarqué cette terre meurtrie, dépecée et recousue, envahie et reconquise. Et tout l’heure, assistant la rencontre de notre ami l’éditeur et de l’évêque du Banat en son petit palais austro-hongrois un personnage imposant, en dépit de sa jeunesse, aux yeux de mystique et connu dans tout le pays pour son intelligence et ses terribles exigences en matière de desserts nous ne pouvions qu’associer, l’alliance de ces deux regards frères, celui de cet autre exilé que fut Milos Tsernianski, qui écrivit une partie de son chef-d’œuvre Londres et mourut de tristesse Belgrade, en 1977. À charge pour nous de témoigner à notre tour, à ces hommes de courage et de cœur, notre reconnaissance. (JLK)

  • Le coup de dé de Kleist

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    À propos de Michael Kohlhaas.
    par Ludwig Hohl
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    (Texte inédit en français, traduit de l'allemand par Antonin Moeri)
     
    Michael Kohlhaas: Un chef-d’oeuvre unique pour son époque et, peut-être, pour toutes les époques; une perfection sur tous les plans: sens du récit, fil conducteur, style, audacieuses trouvailles de détails. Des détails qui ne brisent ni n’affaiblissent à aucun moment la ligne narrative mais confèrent à telle ou telle partie un intense et flamboyant rayonnement. (Quel lecteur de cette histoire oublierait les deux chevaux noirs? Ils sont pourtant présentés en peu de mots. Et la scène dans laquelle Kohlhaas pousse le valet en le rossant du plat de son épée pour qu’il aille délivrer les chevaux du hangar en feu? Ou les deux pleines pages relatant l’attaque du château de Tronka; «l’ange du Jugement dernier fondit du ciel». Quel lecteur n’exploserait pas de colère et de dégoût face à ce qui se passe dans ce château et face au baron en personne, comme si on lui avait fait subir les ignominies à lui, le lecteur?) Une oeuvre d’un exceptionnel degré de dureté; elle pourrait nous faire penser à un morceau de granit gris: à cause de son incomparable dureté résistant à tout et parce que, tel le diamant, il scintille de tous côtés. On pourrait en même temps la comparer à Bach ou à des oeuvres de l’Antiquité; l’impassibilité, l’absence de sentimentalité et la rigueur de la voix font songer à Bach; ainsi que la construction sur le modèle de la fugue (quand Kohlhaas, à la fin, avale la lettre, reprenant à nouveau et en miniature l’idée de la totalité...); à des oeuvres de l’Antiquité, certes pas à celles de la splendeur et de la jubilation débordante, mais aux oeuvres héroïques mettant en scène la grandeur surhumaine d’une action humaine. Kohlhaas n’est-il pas un des plus grands personnages que nous connaissions? Son sens aigu de la justice peut le conduire à tout, à n’importe quelle extrémité: et il meurt en paix avec l’éternité et avec le temps; il a trouvé en lui-même un équilibre qui touche au divin.
    On raconte ici et là qu’avec son Robert Guiskard, dont nous ne possédons qu’un petit fragment, Kleist aurait voulu créer une oeuvre qui fusionnât grandeur antique et grandeur moderne; avec Michael Kohlhaas, il a réalisé son désir.
    Penthésilée, une oeuvre non moins puissante, qui n’a cependant pas la même perfection, la même unité. Je crois que Goethe ne fut pas le seul, devant la scène où Penthésilée s’avance avec des éléphants, un char de combat armé de faux et des chiens pour déchiqueter méticuleusement son bien-aimé, à ne pouvoir se départir d’un sentiment de malaise; si l’événement insoutenable est indubitablement à sa place dans la construction, il n’en reste pas moins, pour nous, l’impression d’une exagération confinant au manque de goût et même, d’une certaine manière, au manque de justesse (ces séquences sont trop systématiques, trop longues). Et à part ça, un autre passage donne la sensation d’une certaine lourdeur, de traîner en longueur. Ce que Kleist dit de Penthésilée n’en reste pas
    moins vrai: «J’y ai mis le plus profond de moi-même... à la fois toute la souffrance et le splendeur de mon âme». Les beautés, les moments tragiques dominent largement, et de façon incomparable.
    Aucun personnage n’a permis à Kleist de s’exprimer aussi sûrement. (On pourrait remarquer que cela devait se réaliser dans un personnage féminin). Les principaux traits de caractère sont communs aux deux: force indomptable, don de soi; et une impatience folle, foudroyante («Maudit soit le coeur qui ne peut se modérer!» Et porsque, après sa mort, on dit de Penthésilée: «C’est un bonheur pour elle! Car elle ne pouvait rester plus longtemps parmi nous», cela rappelle tellement la célèbre phrase que Kleist écrivit à sa soeur le matin avant sa mort: «La vérité est que je n’avais plus rien à gagner sur cette terre»).
    Que Kleist soit Penthésilée - dans la mesure où l’on pourrait prétendre qu’un personnage imaginé par un vrai poète fût l’auteur lui-même - , plus personne ne pourrait en douter; mais qui est, alors, Achille? J’ai cru sentir une étrange incertitude dans la mise en scène de ce personnage; aussi bien motivées que soient certaines de ses réactions, je ne parviens pas à le comprendre tout-à-fait. Ce n’est pas du tout incompréhensible: la transposition va trop loin. Car Achille n’était pas n’importe qui pour Kleist, il était le monde. C’est le monde avec lequel il ne voulait pas se réconcilier prématurément, qu’il ne voulait pas laisser venir à lui mais qu’il voulait vaincre dans un élan de fureur.
    On a souvent cité ces vers pour Kleist lui-même:
    Le plus haut que l’homme puisse atteindre,
    Je l’ai accompli - en tentant l’impossible - J’ai tout misé sur un coup;
    Le dé décide, il roule puis s’arrête:
    Je dois enfin comprendre - que j’ai échoué.
    Il voulait certainement dire qu’il avait perdu. Mais nous, pouvons-nous partager cet avis? Les oeuvres sont là; un homme capable de créer Michael Kohlhaas, à côté de tout le reste, n’a pas échoué. Qu’on lise Les Fiancés de Saint- Domingue. Qu’il soit jeune ou vieux, cultivé ou non, celui que cette histoire ne bouleverse pas, Dieu devrait le prendre en pitié. Mais celui qui possède une culture artistique, plus il l’analysera, plus il admirera l’implacable pouvoir d’une langue qui n’appartient qu’à Kleist, plus il admirera la fluidité d’une construction où rien, pas la moindre petite pierre, n’est de trop (car seule la justesse peut conférer la force - ce à quoi il aspire et ce qu’il érige a les justes proportions d’un temple grec dressé devant un ciel bleu - ), plus il admirera la pureté ivoirine des transitions. Toutes les nouvelles de Kleist sont parfaites sur le plan formel, les deux plus belles étant Michael Kohlhaas et Les Fiancés de Saint-Domingue; mais celle-là surpasse celle- ci grâce à l’immense richesse de son thème, la dimension spirituelle, qui la place au rang des plus grandes nouvelles de la littérature mondiale - je pense à La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, à La Fin de la Jalousie de Proust, ou même à L’Homme au cheval blanc de Storm. - Que l’auteur dramatique Kleist ait été, par bien des aspects, rapproché de Shakespeare comme aucun autre, on l’a parfois prétendu et cela ne me semble pas exagéré. «La Cruche cassée» est une très bonne comédie, impeccable et délectable sur le plan artistique, mais avec laquelle on ne sait vraiment pas quoi faire; l’autre comédie, Amphitryon, est grandiose - l’oeuvre dramatique de Kleist la plus réussie, à part Penthésilée et la merveilleuse Petite Catherine de Heilbronn.
    Qu’il ait fait naufrage ne nous semble pas important; ou alors important dans un sens tout différent; c’eût été tragique, et non pas lamentable ou triste, qu’il n’ait pas pu écrire ses oeuvres -. Quand le monde va-t-il enfin comprendre que la dimension tragique n’est pas un petit plus mais la bride insécable, la condition pour créer? Que l’aléatoire et l’inattendu ne caractérisent en rien la vie d’un Kleist, d’un Nietzsche, d’un Hölderlin ou d’un Michel-Ange - et de presque tous les autres - , mais plutôt la grandeur et la «joie» - une joie qui n’est d’ailleurs qu’apparente - . L’existence d’un Goethe? Hebbel s’est suffisamment moqué de la dimension tragique qui, dans la représentation de certains, ne devrait pas l’être; il aimerait enfin savoir ce que ces gens entendent par réconciliation tragique, écrivait-il en ricanant: Que tout aille bien? La réconciliation n’advient qu’après, à la suite du naufrage, peut- être même pendant le naufrage, mais pour l’artiste elle s’accomplit dans l’oeuvre.
    Les vers cités ne sont pas les derniers de Penthésilée. Ceux que prononce l’amie la plus fidèle au sujet de Penthésilée morte, pourquoi ne les a-t-on pas utilisés comme étant les plus à même de décrire Kleist:
    Elle a sombré parce qu’elle grandissait
    avec fierté et vigueur!
    Le chêne mort se dresse dans la tempête,
    Alors que le chêne prospère, elle le fait violemment tomber,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    Il s’en alla en grande paix, beaucoup plus à la manière des célèbres Romains qu’à la manière d’un désespéré ou d’un banni («Que le ciel t’accorde une mort qui ne fût qu’à moitié
    aussi joyeuse et ineffablement gaie que la mienne», lit-on dans la lettre déjà mentionnée). Il était, outre et malgré toute la monstruosité de sa vie, de son tempérament, beaucoup plus sage que n’ont bien voulu le croire tant de critiques littéraires qui, au lieu de lire et surtout de comprendre ses oeuvres, ont toujours préféré revenir obsessionnellement sur sa vie. On trouve déjà dans son premier drame une variante des vers que je viens de citer, mais avec un ajout lourd de sens:
     
    ... bien sûr Certains sombrent parce qu’ils sont forts:
    Car le chêne malade, mort se dresse
    Contre la tempête qui fait tomber le chêne florissant,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    - L’homme ne doit pas endurer tous les coups,
    Et celui que Dieu désigne, me dis-je, celui-là a le droit de
    sombrer,
    - et de soupirer. Car l’égalité d’humeur n’est la vertu
    Que des athlètes. Nous, nous les êtres humains ne tombons pas
    Pour de l’argent ni pour le spectacle.
    - Or Nous devrions constamment nous relever, Fiers du regard porté sur nous...
    Fier du regard porté sur lui, Kleist ne s’est-il pas relevé?
    (1941)

  • Le noir de Michael Connelly renvoie aux couleurs de la vie

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    Avec ses Séquences mortelles, le maître californien du thriller d’investigation aborde  les thèmes très actuels de l’industrialisation et du trafic illicite des tests d’ADN,  entre autres méfaits de prédateurs sexuels en réseaux sur le Darknet. Effrayant et captivant à la fois…

    C’est un étrange paradoxe qui fait que, parfois, ce soit dans le plus noir que nous trouvions le réactif à un moment de déprime, j’entends : dans la littérature la plus noire; et je me rappelle alors  tel soir de blues juvénile où j’étais prêt à me jeter au lac, dont quelques pages des Nuits difficiles de Dino Buzzati me firent soudain rebondir, ou telle descente aux enfers à la lecture de J’étais Dora Suarez de Robin Cook d’un effet tonique non moins inattendu, comme m’ont revigoré les nouvelles insoutenables du recueil Catastrophes de Patricia Highsmith, juste avant de la rencontrer dans sa maison de sorcière des bords de la Maggia où elle m’avoua qu’elle avait renoncé à la télé par crainte du sang, elle qui ne portait pas non plus le «polar» en haute estime – autre paradoxe !

    Or je me demande à l’instant, après avoir été scotché par la lecture du dernier thriller de Michael Connelley où surabondent les turpitudes humaines, à quoi tient ce goût pour le noir chez quelqu’un d’aussi naturellement optimiste voire débonnaire que je le suis  ? Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences mauvaises qui rôdent alentour : Cependan il n’y a pas que ça : il y a aussi le fait que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences.

    L’esprit de conséquence des enfants

    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Mais  ils peuvent l’être à la fois en victimes virtuelles et en bourreaux réels, comme le sont les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith, qui ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là dans la mesure où ils pensent déjà comme des adultes.

    Or Patricia Highsmith, qu’on croit si cruelle mais qui a peur du sang à la télé, réagit en enfant conséquent quand elle se met à la place du rat vénitien martyrisé par un groupe d’enfants, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié du visage d’un joli poupon simplement du fait que celui-ci dégage la même odeur humaine que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça. L’enfant, comme l’animal sauvage en constante alerte de défense, est réaliste, et c’est pour exorciser  sa peur qu’il aime les contes effrayants et en redemande, comme il apprécie les histoires de justiciers à proportion de son  goût pour la justice; et tels sont me semble-t-il, des auteurs tels que Patricia Highsmith et Michael Connelly, dont le réalisme se fonde sur l’effroi que suscite le sang et la violence, la révolte contre l’injustice et la compassion pour les victimes. Ceci dit pour distinguer, aussi, les auteurs «noirs» aussi conséquents que des enfants par rapport aux réalités de la violence et de l’injustice, de ceux qui, par complaisance morbide ou cynique recherche du lucre et de la gloire, flattent nos plus bas instincts en noircissant gratuitement la réalité.

    L’enfer de la cité des Anges

    D’aucuns estiment aujourd’hui (et d’aucunes, pour le dire en bonne équité inclusive) que l’Internet est un enfer et le journalisme un métier de putes. Ces préjugés aident à supporter la réalité en se la masquant, mais sont moins intéressants que celle-ci, Internet et «journaleux» compris. Les lectrices (et lecteurs, puisque certains mecs lisent aussi un peu) de la trentaine de livres de Michael Connelly, journaliste d’investigation passé au roman dans le foulée d’un James Ellroy, ont exploré, grâce à l’inspecteur Hieronymus Bosch (Harry pour les dames), toutes les strates d’un conglomérat urbain de quelque 10 millions d’âmes multipliées, comme en miroir, par le truchement numérique d’Internet. Tous les milieux de la nébuleuse sociale de Los Angeles leur sont ainsi devenus familiers, autant que les lieux géolocalisés par les noms de Mulholland Drive ou de la Valley, d’Echo Park ou du Civic Center, entre mille autres sites soleilleux ou sordides, et mille personnages bien silhouettés, mille situations renvoyant à mille dossiers de crimes résolus ou en attente de l’être; et l’on circule dans ce dédale en retrouvant parfois de « vieilles connaissances » comme il en va dans ces Séquences mortelles qui renvoient au mémorable Poète alors que Bosch s’est retiré et que le journaliste Jack McEvoy reprend du service au double titre de correspondant d’un site internet de défense des consommateurs et, soudain impliqué dans un crime dont il est accusé, d’enquêteur de plus en plus engagé.

    De l’implication à l’explication

    En quoi le romancier se distingue-t-il du journaliste ? Disons en gros que celui-ci pratique une certaine technique, tandis que celui-là tend à un certain art. Sans placer forcément l’un plus haut que l’autre, l’on pourrait dire que le premier est plutôt dans l’implication subjective, quitte à donner raison à tous ses personnages, et le second dans l’explication objective, sans exclure la plus large compréhension. Or Michael Connelly, romancier «balzacien», participe des deux espèces, sans avoir certes le génie universel de l’auteur d’Illusions perdues (je cite ce titre parce que je suis en train de relire ce roman prodigieux éclairant, notamment, la naissance du journalisme contemporain,  et en juge donc « sur pièces ») mais avec une curiosité non moindre  et une intelligence de la société actuelle qui nous a éclairés sur les névroses collectives et les psychoses individuelles de celle-ci, où la technologie de pointe va de pair avec les «vieux démons» de notre espèce et l’ambivalence du progrès - ainsi des nouveaux « outils » de l’Internet et du test ADN apparaissant, dans Séquences mortelles,  sous leur double aspect positif et négatif. 

    Côté «vieux démons», Michael Connelly s’est livré, romancier,  à une sorte de « copy cat » du drame vécu par son pair Ellroy (jamais remis du meurtre de sa mère), en imaginant le même traumatisme vécu par Harry Bosch, tandis que le journaliste amorçait son immense enquête sur tous les aspects de la criminalité, de la justice en fonction, de la corruption, de la misère sociale ou morale, des faux semblants hollywoodiens ou de la prostitution banalisée sur Internet qui alimente une industrie pornographique des plus juteuses en cette galaxie urbaine à réseaux mondiaux, etc.

    Dans Séquences mortelles, les multiples observations accumulées par Connelly sur les utilisations frauduleuses de la technologie aboutissent à une forme de criminalité particulièrement sophistiquée, qui joue sur l’utilisation des réseaux sociaux et l’accès facilité aux tests ADN répondant à une nouvelle demande « sociétale » de curiosité généalogique intensive.

    Comme chacune et chacun l’a constaté au fil des enquêtes de l’inspecteur Bosch, les analyses d’ADN ont représenté, lors des dernières décennies, un apport majeur dans l’élucidation des enquêtes policières, permettant de conclure des affaires non résolues. Mais ce qu’on découvre ici, qui profite d’une zone grise du point de vue légal,  c’est un trafic de données hautement confidentielles lié à un profilage numérique de «proies», qui permettent à des prédateurs sexuels, voire à de tueurs, de tendre des pièges via Internet.

    Plus précisément, en l’occurrence, un biologiste misogyne et un hacker s’associent pour livrer des femmes à la vindicte d’un nouveau groupe social d’ «incels» - célibataires involontaires dont les déboires sexuels alimentent leur haine du sexe dit faible – en se servant de leur accès aux laboratoires d’analyses, divulguant ensuite leurs listes de « cibles » par le truchement d’un site du Darknet auquel accède un tueur en série connu sous le pseudo d’Écorcheur… Les premiers opposent, à l’hashtag Metoo, celui d’Ellesleméritaient, et le second, figure démoniaque et sans nom, est pour ainsi dire «agi»par son instinct vengeur de probable enfant maltraité, à l’image du rapace du même nom qui tord le cou de ses proies d’une façon analogue.

    Si l’aspect documentaire de ces Séquences mortelles vaut déjà le détour, c’est une autre composante, à la fois très noire et très chargée du point de vue des affects d’empathie, qui nous captive ici comme dans la plupart des romans de Michael Connelly, avec un protagoniste qui lui ressemble comme un frère, journaliste-romancier passant finalement du laptop au podcast, donc très «en phase » avec son époque comme voudrait l’être, n’est-ce pas, le média indocile BPLT…            

    Michael Connelly, Séquences mortelles. Traduit de l’anglais (USA) par Robert Pépin. Calmann-Lévy / Noir, 432p. 2021.

    Patricia Highsmith, Le rat de Venise, Catastrophes et autres titres, Chez Calmann-Lévy et au Livre de poche.

     

  • Le roman en miroir

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    À propos de Jette ton pain d’Alice Rivaz



    Très lente remémoration du vécu par l’écrit, qui fait songer à Tchekhov pour l’émotion et à Proust pour la façon d’adhérer au flux du temps au gré de longues phrases tout en méandres et en retours amont, le dernier roman d'Alice Rivaz, Jette ton pain, réserve au lecteur un véritable envoûtement, tenant à la fois à la musique du texte, parfaite sublimation d’une lancinante souffrance, et à la densité existentielle de son contenu.

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    « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part », écrivait Tchekhov à Maxime Gorki vers la fin de sa vie. À ces  mots font écho ceux que cite Alice Rivaz en exergue de la deuxième partie de Jette ton pain, tiré du journal d’Eugène Dabit : « Au fur et a mesure qu’on avance dans la vie, le chemin se rétrécit, il n’en est plus qu’un : le sien, sans qu’il soit possible d’aller à droite ou à gauche ».

    Or ces deux thèmes de l’implacable resserrement d’une destinée et du recours à l’écriture pressenti comme vital, constituent précisément les deux courants de fond de l’ouvrage.

    Tout le livre se donne comme un prélude aux écrits à venir de Christine Grave, qui n’accède qu’à la dernière page à la liberté de réaliser enfin son rêve lancinant, à l’accomplissement d’une sourde nécessité («car, après moisson finie, blé vanné et engrangé, vient le moment de moudre le grain, puis de pétrir et cuire son pain, quitte a jeter « ce pain sur la surface des eaux », selon la parole de la Bible si belle et si énigmatique»).

     

    Cela étant, le présent récit se développe lui-même bien au-delà de l’expérience morcelée de la protagoniste, dans le temps « pur » de la création littéraire, à égale distance entre la trop froide objectivité et la complaisance intimiste – d’où ce mélange de netteté dans l’analyse et de flou poétique, de lucidité et de tendresse, qui est d’ailleurs le propre d’Alice Rivaz.

    De la même façon, l’auteure de La paix des ruches, de Comptez vos jours ou de L’alphabet du matin, ne fait que reprendre des thèmes maintes fois traités –mais n’est-ce pas le lot de tout écrivain cherchant dans l’écriture une réponse aux quelques questions insoluble que lui pose l’existence ?

    Le poids des bons sentiments

    Comme la lecture de Mars de Fritz Zorn à pu nous le rappeler tout récemment, il est des apparences, dans la société propre-en-ordre que nous connaissons, dont le moins qu’on puisse dire et qu’elles sont trompeuses. À cet égard, l’une des observations les plus perspicaces de Zorn nous montre comment, à l’enseigne des bons sentiments, s’exerce parfois une insidieuse tyrannie dont certains individus feront les frais. Ainsi, dans son cas, le conformisme étroitement borné de ses parents – de riche bourgeois zurichois, notons-le pour mémoire – se présente-t-il sous les dehors de l’harmonie la plus souriante. Si l’on dit bonjour à tout le monde dans le quartier, ce n’est pas par cordialité, mais parce que de l’omettre serait mal jugé. De même se montre-t-on de temps à autre à l’église, dont on n’aurait pas l’idée de critiquer l’institution, alors qu’on ne croit pas le moins du monde en Dieu, ou encore se contente-t-on de taxer de « compliquées » toutes les choses qui risqueraient de faire réfléchir ou plus précisément de rompre la belle ordonnance de telle enclave angélique.

    Pour ce qui concerne Christine Grave, il en va certes tout autrement. Contrairement à Froitz Zorn, elle a toujours senti, toujours aimé à sa façon. Même si son père, le Dr Grave, ne voit en le piano qu’un « art d’agrément », autant dire un caprice, elle a conscience de ce que représente vraiment, pour elle, la musique. Parallèlement, en dépit des recommandations de sa mère, qui la pousse à devenir l’épouse de tel jeune homme bien-sous-tous-rapports dont elle est aimée, s’obstine-t-elle, parce qu’elle ne le lui rend pas, à n’en faire qu’à sa tête et selon son cœur, quitte à en souffrir la première.

    Néanmoins, c’est également par les bons sentiments  – et sans doute fondés sur une véritable générosité, en tout cas sur une conception plus sincère de la charité que ce n’est le cas dans le milieu de Zorn – qu’elle se fait « piéger ». Il est vrai qu’elle y contribue notablement, à la fois par manque de caractère et parce qu’elle craint de faire de la peine à des êtres qu’elle aime. Toujours est-il que les années passent, qui ne connaissent, elles, aucune pitié. Or, que reste-t-il de ce qu’elle a vécu ? Cela ne se résume-t-il qu’aux angoisses qui l’arrachent prématurément à la paix du sommeil, une nuit après l’autre ? Et les petits carnets qu’elle tient jalousement serrés dans un coffre ne sont-ils pas que vaines est « paperasses » à liquider, comme sa mère le lui conseilla plus d’une fois ?

    Au centre de la roue

    Lorsque commence son récit, telle nuit de décembre d’où elle peut déjà évoquer « l’autre bout de la vie », bien qu’elle n’ait guère que 56 ans, Christine Grave se trouve encore dans la situation qui aura marqué son destin, semblable à cet égard au sort d’innombrables autres femmes: la dépendance. Après s’être toujours comportée en « bonne petite » à l’égard de ses parents, même si elle a grandement déçu les espérances professionnelles que son père a placées en elle, la voici chargée de veiller jour et nuit sur sa mère, de plus en plus mal portante depuis son veuvage, et maintenant menacée de paralysie.

    Quoi de plus normal, de la part de quelqu’un qui a bénéficié, en d’autres temps, maints « sacrifice », comme sa mère ne se fait pas faute de le lui rappeler ? Plus même, n’est-ce pas une sorte de privilèges, pour elle qui n’a jamais dû endosser les responsabilités d’une mère ou d’une épouse, de pouvoir ainsi se rendre utile ? Aussi bien l’éthique maternelle se réduit-elle à prôner que tout est vain qui ne vise pas à « rendre service à son prochain, à aider les plus déshérités que nous ».

     

    Là-dessus, les méditations et les songeries de Christine ne la ramènent pas moins, irrépressiblement, à la « spirale quel parcourt inlassablement depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même ». Dans ses carnets secrets, elle retrouve un autre aspect de sa constante dépendance, avec les motifs sans cesse repris de la présence ou de l’absence de l’homme aimé – il y en a trois qui ont compté dans son existence. En outre, tous les objets qui l’entourent sont reliés entre eux par les fils invisible de sa mémoire à elle. Aussi, en dépit de l’apparent disparate de ses sentiments, pressent-on la cohérence d’une vie intérieure dont l’écriture devrait rétablir l’unité.

     

    « Je ne suis qu’une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jouzrs. Et l’on voit ici, derechef, que cette quête s’est poursuivie sous une autre forme, le roman prenant le relais de la confession dont il  module plus librement les thèmes.

    Ce que sont ses « trésors perdus » ? Chacun en décidera à sa guise en assistant à la recomposition des images de cette vie, dont l’essentiel a décané dans les « vases profonds ».

     

    Madame Grave eût-elle jamais pu comprendre que sa fille se rêve, immatérielle, comme une sorte de pure sensation voguant à la surface d’une mer paradisiaque ? Et le lointain Dr Grave, ou tel amant si peu attentif, ne se moqueraient-ils pas d’elle à l’instant de la voir se pencher sur la feuille blanche ? Comment savoir ? Chaque histoire n’a-t-elle pas diverses versions possibles; et chaque personnage ses aspects encore inaperçus ?

     

    L’important n’est d’ailleurs pas là. De fait, comme il arrive que la seule question contienne la solution, le mouvement même du livre, sa respiration mentale et son bruissement nocturne, la souffrance qui se trouve comme exorcisée et les musiques y entremêlant leurs thèmes nous incitent à notre tour à quelque plongée au fond de nous-même. Tout cela que l’auteure suggère au reste en évoquant ce que représente les livres aux yeux de Christine, pour l’essentiel : « Ce qu’il lui reste après une lecture, c’est une saveur, une odeur, des couleurs, des images, des êtres, une sorte d’aura, ou encore un sentiment d’horreur ou de beauté, ou de pitié, ou tout cela à la fois, un grand désir de créer à son tour un univers. Un amour renouvelé des autres, le ravissement et l’angoisse d’être envie, la révélation de ce qu’elle est, mais aussi de ce qu’elle pourrait être»...

    Alice Rivaz. Jette ton pain, Gallimard, collection blanche, 1979.

    (JLK, La Liberté, 18 janvier 1980)

     

     

  • Gerhard Meier le sage

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    Venu tard à la littérature, mais consacré par de nombreux grands prix, l’écrivain alémanique, mort à l’âge de 91 ans en juin 2008, mérite d'être (re) découvert...

    C’est une figure à la fois attachante, humainement parlant, et très importante du point de vue littéraire, son œuvre ayant connu ces dernière années un retentissement public croissant dans les pays de langue allemande (un Peter Handke l’a placé au premier rang des prosateurs contemporains), qui s'est éteinte à l’hôpital de Langenthal le 22 juin 2008.

    À l'été 2007, au festival de Locarno, la présentation d’un beau film de Friedrich Kappeler, Das Wolkenschattenboot, préludait à la célébration du nonantième anniversaire de l’écrivain, né en 1917 à Niederbippe, dont les dernières années de la vie furent assombries par la mort de son épouse, à laquelle il consacra un petit livre très émouvant, Ob die Granatbäume blühen, à découvrir en traduction cet automne aux éditions Zoé. Suivant le couple durant plusieurs années, le cinéaste l’avait notamment accompagné en Russie, sur les traces de Tolstoï qui, dans l’œuvre de Meier, joue un rôle marquant. C’est d’ailleurs sous le signe de Guerre et paix que nous avions découvert, en 1989, ce superbe livre de Gerhard Meier intitulé Borodino (chez Zoé, dans une traduction d’Anne Lavanchy), faisant suite à L’Île des morts, premier volet de la trilogie (1987) complétée ensuite par la Ballade dans la neige,  où apparaissaient deux vieux amis emblématiques, sexagénaires restés vifs d’esprit, dont le romancier a fait les messagers de sa dialectique : Baur le libertaire bien ancré dans la réalité, romantique d’action incarnant une Suisse à la fois réaliste et rebelle, et Bindschädler le rêveur, plus attiré par les songeries philosophiques.  

    littérature

    A préciser, alors, que les débats des compères de Meier n’avaient rien d’académique. Lui-même était venu  à la littérature sur le tard, à 54 ans, après première période poétique, une interruption due à la tuberculose et une carrière d’architecte puis de cadre d’usine. Sans trace de pédantisme, avec la bonhomie que manifestent souvent les écrivains venus à la littérature par la « vie pratique », tels un Pizzuto ou un Camilleri, Gerhard Meier développa par la suite son dialogue de Baur et Binschädler au-delà de la mort de Bindschädler, dans le village d’Amrain où demeurait Baur. Du petit village bernois à la Russie, et jusqu’en Israël où à l’île de Rügen chère au peintre romantique Caspar David Friedrich, le mémorable Terre des vents (Zoé, 1996), suivant la trilogie initiale, étendait la méditation de Baur en cercle concentriques de plus en plus larges.

    « Aucune autre auteur suisse n’est aussi universel que Gerhard Meier », écrivait Peter Handke qui n’a visiblement pas lu Ramuz, tout de même plus ample dans son œuvre que le Bernois, sans parler de Gottfried Keller, Robert Walser oui Frisch & Dürrenmatt...

    Mais  Handke de préciser fort justement, au demeurant : « Il a une manière toute naturelle de parler de l’existence et de sa paix. La mort, la disparition des amis, la présence de l’épouse, le jour, la nuit, il est impossible de raconter cela sur un rythme rapide. Chez Gerhard Meier la lenteur n’est pas une idéologie mais un rythm,e respiratoire ».

    Cette tranquillité, ce sérieux sans cuistrerie, cette façon d’aborder les « grandes questions » avec la fraîcheur d’esprit d’un jeune, cette grâce aussi de la phrase à longue et lente vrilles rappelant celle d’un Claude Simon, en moins abstrait, auront sans doute contribué à attirer un nombreux public à Gerhard Meier, dont l’œuvre lui survivra sans doute.           

     

      

  • Ceux qui restent discrets

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    Celui qui ne pense pas que tout le regarde / Celle qui n’en manque pas une / Ceux qui viennnent aux nouvelles / Celui qui affirme qu’il ne veut pas s’imposer au moment où il s’y apprête / Celle qui informe illico ses contacts de ce qu’elle a appris en confidence / Ceux qui jouissent de leurs condoléances / Celui qui demande plus de détails / Celle qui fait toujours une caresse aux chiens de ses amis d’Instagram / Ceux qui t’expliquent que tu as des obligations de transparence sur le Réseau et que ne pas partager en dit long sur le travail qu’il te reste à faire sur toi mon pauvre chat / Celui qui s’est fait une cuirasse d’amabilité pour échapper aux sollicitudes les plus invasives / Celle qui referme son éventail pour leur montrer son lupus et les faire rougir de honte si ça se trouve / Ceux qui se retrouvent en formation continue sur le darkweb / Celui qui filtre les infos qu’il fait fuiter / Celle qui vous demande ou en est la tumeur de votre parente dont elle savourait les trouvailles sur Twitter / Ceux qui sont tellement au parfum qu’ils en puent, etc.

  • Pensées en chemin (4)

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    De l’origine. – Ce qu’on voyait d’abord était le jardin, et la maison dans le jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semblait flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi l’on se disait que cette image relevait peut-être d’un rêve…
     
    Du souvenir antérieur. – Ce rêve aurait été celui d’une première réminiscence, revenue par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on leur aurait fait de ce temps-là, ainsi le jardin sous l’eau relèverait-il d’une vision plus ancienne – ils le comprendraient peut-être plus tard sans se l’expliquer…
     
    De l’autre vision. - On aura donc anticipé : avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant on se rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…
    De la véracité. – Or ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin relancent bel et bien le récit plausible de tout ce passé qu’on retrouve à chaque aube avec plus de précision : les passerelles sont faites de planches de chantier disposés sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux, après quoi le jardin séchera au soleil de cet été -là…
     
    Des rapprochements . – Et chaque détail en appelle un autre : tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge, mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent : on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus…
     
    Du présent continu. – Tant de temps a passé, mais en chemin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à présent que je l’écris que ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce premier jour, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre, ces visages étranges que des lampes éclairent ou qui semblent éclairés du dedans, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îlots dans l’eau de la maison – et je note tout ce que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent...
     
    Du mot LUMIÈRE. – Ainsi tôt l’aube me revient cette lumière d’un mot toujours associé à l’initial chant du merle dont je retrouverai la limpide évidence dans la musique coulant de source en source dès le diamant de la neige première, et je sais en moi cette musique, et cette musique en moi fait de moi sa lumière.
     
    Peinture: Magritte.

  • De l'autre côté

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    Il s’était déjà retiré
    tout en étant présent,
    il nous regardait tendrement
    comme pour s’excuser...
     
    S’en aller ne va pas de soi,
    même quand cette croix
    qu’est devenue ta propre chair
    te fouaille les viscères,
    mais on s’était habitué
    à la vie, mine de rien,
    et l’on était un peu aimé,
    autant qu’on aimait bien,
    nous disait-il de son regard
    où l’ironie pointait
    de savoir qu’il se faisait tard...
     
    Le premier qui s’en va,
    et ce n’est pas une première
    laisse allumée la lumière
    qu’on voit de ce côté...
     
    Peinture : Robert Indermaur.