Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
Ce lundi 14 mars. – Le souci de ces jours ce sera de gérer les quotas de caresseuses et de caresseurs qu’on enverra aux soldats russes du Convoi, mais l’important est que le Convoi continue me dis-je ce matin de grand bleu revenu en continuant, moi, de lire Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin persuadé de s’être trouvé un titre carabiné, et qui fait pourtant sur la page ce que j’ai depuis longtemps en tête, à savoir qu’il pense en mots-musique, alignant à la verticale des vocables qui évoquent plus qu’ils n’expliquent et disent mieux que ne diraient des concepts, mêlant l’idée et le sang, ou le sentiment et la touche sonore ou plastique :
« Les heures
Grises
Sont suspendues
À ce poème »,
et cela retentit en nous comme le feraient des vers, cela cristallise du sens par de la sensation et cela touche à l’intime et, du cœur, à tous les points de la périphérie, cela me semble une approche de la poésie plus que de la Dichtung à proprement parler, ce n’est encore que du germe mais qui promet de l’Arbre et ça je l’ai senti dès le premier livre de Quentin, dès notre première rencontre où il m’a parlé de Bovary en vrai lecteur- or il n’y a pas de vrai poète sans vrai lecteur -, et maintenant il lit Beckett et fait de Hegel son copilote, etc.
Hier soir j’écoutais Althusser me parler du « gouvernement » conçu par Helvetius contre Diderot et Rousseau, j’ai bien senti que le philosophe marxiste lui reprochait d’esquiver le départ révolutionnaire, je faisais gaffe à tenir ma Jazz (Honda Hybrid) dans les épingles à cheveux des hauts du Haut Lac, je redescendais de La Désirade sans boxer sous mon jogging noir au motif que j’avais pris un bain nordique pudique eu égard à nos petits lascars, en me baignant au-dessus du plus grand lac d’Europe dont on voit de là-haut presque l’entier du croissant je pensais aux enfants de Marioupol et environs, et deux heures plus tard, à mon escale de tous les soirs à L’Oasis de Villeneuve, avec l’Evening Dog, c’est de notre ami Georges Nivat que j’ai pris des nouvelles sur deux grandes pages du journal Le Temps où j’ai perçu son immense tristesse de ces jours, lui le passeur de bonne volonté qui a tout fait sa vie durant pour nous faire aimer la Russie, lui qui restait mesuré par rapport à son président, sachant fort bien les tentations hégémoniques de la Vieille Russie (et de citer le doux Pouchkine en passant, au discours si délirant de panrussien) jusqu’au jour où il a vu Poutine insulter son ami Alexandre Sokourov – et de citer les paroles récentes du patriarche Cyrille stigmatisant l’Occident réduit «à ses gay prides » pour justifier l’écrasement des Ukrainiens, ces nazis dirigés par un saltimbanque juif…
Or revenant hier soir de L’Oasis, où j’ai naturellement piqué le supplément du temps consacré à l’Ukraine, voilà que, descendant la rue de l’Eglise catholique avec le Night Dog, je tombe sur cette affichette du Matin Dimanche annonçant aux Suisses qu’il vont devoir compter avec la guerre, misère…
Quant à moi, j’ai cessé de me croire communiste en 1966, en Pologne, en découvrant le socialisme réel vécu par les gens qui nous recevaient, un compère et moi, et j’ai continué en mai 68 dans les auditoires de la Sorbonne où j’ai assisté aux débuts de la scission à venir de toutes les gauches, je n’ai cessé de continuer et me suis parfois cru sincèrement anti-communiste mais n’ai fait que sourire quand mon ami Jean Ziegler m’a avoué que malgré tout, malgré le Goulag et malgré Mao il restait communiste, et je continue de sourire en lisant Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin dont le livre est celui d’un écrivain, presque d’un Dichter et pas du tout d’un idéologue qui me porterait à faire la guerre…