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Carnets de JLK - Page 33

  • Le Grand Tour

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    35. Au Parc Rimbaud
    Le voyage tient à la modulation particulière de l'observation de la réalité sous ses multiples aspects, où il n'est rien. La rue des Etuves de Montpellier, un samedi après-midi de la période de l'Avent, est un lieu aussi digne de visite, par sa prodigieuse diffusion d'énergie vitale et de chatoiement pictural, que les divers monuments recommandés par les Tours Operators aux touristes multinationaux, non tant d'ailleurs à Montpellier qu'à Paris ou à Monaco: faites la queue pour la Sainte Chapelle ou le Rocher, c'est tout comme crever douze heure à la porte des Offices de Florence dans l'éternuement énervé des scooters...
    Toutes les rues piétonnes de Blois, de Porto, de Séville ou de Barcelone méritent d'ailleurs la même attention qu'à Montpellier: là converge l'Humanité bonne - et quelle fabuleuse librairie que celle de Sauramps sur la place de la Comédie où se démantibulent des danseurs de hip-hop sur fond de rythmes afro-cubains. Si vous avez un rendez-vous à fixer à des amis chers, ne cherchez pas plus loin: devant la librairie Sauramps, sur la terrasse dont la cantinière servira de l'eau à votre meilleur ami de l'homme.
     
    °°°
    L'an dernier à Portofino, dans la baie mythique idéalisée par des poètes en costumes blancs et des femmes fatales, un terrible paquebot américain mouilla et déversa moult chaloupes de touristes hagards qui tous se précipitèrent sur les boutiques de mode italienne, de sacs italiens de marques ou de pseudo-marques issus des ateliers clandestins du sud de Naples, de savates italiennes griffés à Taiwan ou de bijoux italiens aussi couteux que les montres suisses qui se débitent sur la Bahnhoftstrasse de Zurich où déferlent autant de cars chinois: telle est la caricature hideuse du tourisme actuel que, sacré prince, j'interdirais aussitôt sous peine de déportation lointaine. Eussé-je été en mesure, pirate ce jour-là à Portofino, de couler ce paquebot de malheur et de noyer son entière cargaison de sous-humains suralimentés, que je m'y fusse employé avec mon équipage: au jus les touristes, et que les requins en fassent du sugo !
     
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    Mais qui, des Tours Operators sévissant aujourd'hui de par le monde, connaît le Parc Rimbaud de Montpellier ? Sans doute aucun et c'est très bien ainsi: cela donne aux amis le loisir de goûter le charme d'un lieu comme il en est partout pour qui se donne la peine d'aller voir, comme Alice derrière le lapin, de l'autre côté du miroir.
    Du parc Monceau de Paris aux jardins de Murillo à Séville, des terrasses florentines des Boboli au Mozart Park de Vienne: ces îles des villes où nous nous reposons du flux des rues sont propices aux moments où, dans notre lecture du monde, nous relevons les yeux. Et c'est ainsi, aussi, que nous respirons mieux...
    Un retour de voyage qui ne serait pas une instance de nouveau départ laisserait un goût d'inachevé, à croire qu'on serait revenu pour rien alors qu'aussitôt tout se trouve replacé sous une autre lumière - et cela commence par tous les noms qu'on se rappelle et qui ont maintenant comme un visage ou comme un corps - comme une nouvelle coloration ou comme une odeur réellement humée - devenue réel humus de mémoire.
    Ainsi le nom de notre Nevers d'aujourd'hui est-il différent du Nevers d'avant que seuls des livres ou des films évoquaient, et le nom de la Loire, roulant sous nos yeux ses eaux chocolatées, tout autre sous le ciel de novembre que celui du fleuve rutilant à la télé d'un château l'autre, sans parler de ce nouveau nom révélé à l'apparition dans les monts basques des petits chevaux en liberté: ces pottoks chevelus dans la forêt des Arbailles - le mot pottok, le nom d'Arbailles - chaque nom plus incarné serti dans la chaîne des mots désormais habités.
    Enfin le retour, toujours, reste un peu déroutant. On se sent, tout à coup, comme dépossédé et titubant. Le tas de choses à raconter se volatilise: on se sent un peu con, largué à la lecture, par les journaux, de tout ce qui s'est passé entre temps - que tout ça ait pu continuer d'exister en notre absence !
    Mais l'actuelle communication est telle que rien ne nous surprend vraiment en l'aimable platitude de la vie ordinaire retrouvée. Après les vitraux de Bourges ! Altamira ! Les rues de Séville ! L'inscription VIVIR MATA sur les murs de Grenade ! La magie de tous ces noms ! La vie révélée par ces mots !
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    La culture contemporaine, ou ce qu'on appelle comme ça, donne souvent lieu à des malentendus, tant le paraître et l'être, le désir réel et le simulacre social, le goût personnel et le mimétisme collectif se mêlent sur fond de consommation à grande échelle.
    Après quelque 7000 kilomètres en un peu moins de cinquante jours, à travers la France, le Portugal et l'Espagne, avec Lady L., nous pourrions établir la liste des «monuments incontournables» que nous aurons zappés, tout en ayant l'impression d'avoir acquis et partagé une quantité d'impressions et d'émotions vivifiantes, etc.

  • Le Grand Tour

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    34. Caps et deltas
     
    On passe en moins d'un jour d'une Espagne à l'autre, ce qui ne saurait étonner des Helvètes qui accoutument de changer de climat en franchissant un de leurs innombrables cols en quelques heures, changeant du même coup de langue ou de confession, de type d'habitat et de coutumes.
    Or je pensais aux multiples régions qui constituent la multiple Europe transitant, en quelques heures, de la plantation de buildings de Benidorm aux vastes étendues planes des rizières du delta de l'Ebre, avec toutes les métamorphoses humaines que cela suppose.
    Après avoir roulé de long en large le long des petits canaux quadrillant les grandes étendues inondées « au repos », jusqu'aux dunes du front de mer et aux urbanisations absolument désertes ces jours, nous avons fini par trouver, à la Casa Paca de Riumar, une seule auberge ouverte dont la tenancière nous a accueillis tout sourire, puis nous a préparé de quoi nous sustenter avant d'évoquer les travaux dans les rizières, en son adolescence, plantations en mai et récolte en septembre, images à l'appui...
     
     
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    Les parcs naturels se développent de plus en plus en Espagne, un peu partout, comme nous l'avons constaté des Asturies en Andalousie, au Cabo de Gata ou dans cette région du delta de l'Ebre, entre tant d'autres exemples. Or cette nouvelle mise en valeur des microcosmes régionaux m'a rappelé ce que me disait, il y a quarante ans de ça, l'un des visionnaires les plus intelligents de l'idée européenne, Denis de Rougemont, dont le ralliement à l'écologie n'avait rien de dogmatique ni rien d'abstrait, fondé sur une approche concrète des régions et des cultures.
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    Pour le grand écrivain de L'amour et l'Occident ou de Penser avec les mains, la seule Europe viable était, par delà les prérogatives égoïstes des Etats-nations, et bien sûr à l'opposé de l'Europe du fric ou des fonctionnaires: l'Europe des cultures et des régions. L'on a ricané à n'en plus finir et taxé le « poète » d'idéalisme: on ne voit pas moins aujourd'hui, alors que les séparatismes se ravivent - ces jours se constate même l'exacerbation du nationalisme catalan -, que Rougemont avait raison et que ce qu'on appelle « la crise » n'est rien d'autre que l'échec d'une Europe qui reste, on peut en rêver pour nos enfants, à venir...
    °°°
    On n'en finirait plus de marcher le long de la mer au déclin du jour, mais ces après-midi d'hiver il tombe soudain contre toute attente, et voici que la lumière cristalline tourne soudain à l'indigo flammé d'orange et que la côte aux forêts de pins se découpe bientôt sur le velours noir semblant tendu derrière la mer qui frémit d'ultimes reflets.
    Entretemps on a marché sur la corniche de pierre orangée longeant les hauteurs de la baie, au-dessus des roches où se regroupent les oiseaux de mer, et l'on se rappelle les jours passés, les années au même rivage, les aubes et les crépuscules, nos vies qui refluent...
    °°°
    C'est entendu: il y a Benidorm et d'aucuns se lamentent: il y a tous les lieux gâchés par le béton ou pourris par l'argent, mais la mer et la terre ont encore des immensités à parcourir, et quarante jours durant nous l'aurons respiré, ce grand large encore possible, ces horizons, ces espaces, ces forêts immenses et ces collines, aussi, cultivées à main d'homme, ces dunes hier et ces terres maraîchères gorgées de riches alluvions du delta de l'Ebre - et tout ce qui non seulement nous soulève de joie sauvage mais se fertilise à vues humaines - le sauvage et le civilisé...
    Magnifique est le monde et magnifiques sont les oiseaux. Devant la mer, ce soir, je me rappelle le vieil Alexandre Issaïevitch ouvrant les bras au monde et célébrant sa magnificence.
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    « Le monde est magnifique ! » clamait Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne dans la forêt moscovite où le filmait Alexandre Sokourov, lequel venait de lui rappeler ses années de bagne et l'horreur du goulag - oui les hommes ont inventé le bagne et n'en finissent pas de s'entretuer, convenait le vieil indomptable, mais que de grâce dans le geste de l'enfant et de l'oiseau.
    Ah, les enfants: magnifiques sont les oiseaux, et magnifique est le monde...
  • Le Grand Tour

     
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    33.Force fragile
     
    La beauté de la ville debout, que figure par excellence la pointe de Manhattan, telle que l'a célébrée Paul Morand dans sa prose étincelante et magnétique de New York, se retrouve au même miroir marin de Benidorm dont certains gratte-ciel ont une réelle élégance dans l'effilement et les audaces architecturales - et c'est le cas, notamment, de l'Hôtel Bali, tenu quelque temps pour le plus haut établissement du genre en Europe.
    Or, monté, peu avant la fin du jour, sur sa terrasse du quarante-cinquième étage, je me suis rappelé les sentiments que, peu de mois après les attentats du 11 septembre, j'avais éprouvés à Toronto sur de semblables tours, concevant soudain physiquement le traumatisme des Américains qui découvrirent la fragilité de tels formidables bâtiments.
    °°°
    Un autre aspect de cette fragilité sa manifeste, à Benidorm, dans le spectaculaire arrêt de deux immenses chantiers, figés par l'aventurisme manifeste de leurs promoteurs et de leurs constructeurs. En pleine zone résidentielle du bord de mer, à Finestrat, c'est par exemple cette monstrueuse structure de béton et de ferraille immobilisée depuis cinq ans faute d'autorisations de poursuivre la construction. Plus frappante encore: la fantastique tour à deux arches, dite Residencial in tempo, haute de 200 mètres, qui devait symboliser le renouveau de la construction espagnole et que moult scandales et tribulations ont freinée voire paralysée, résultat de la folie des grandeurs d'une époque et de la course au profit à court terme.
    Vu des hauteurs, le site urbain de Benidorm ne manque pas d'une certaine grandeur harmonieuse, qui fait mieux apparaître l'aberration de ces deux chantiers paralysés par l'incurie des hommes. Or il y a là, me semble-t-il, la marque même de la folie déséquilibrée d'un Système échappant à toute mesure et à tout contrôle, sous l'effet de ce que les Anciens appelaient l'hybris. À savoir: l'orgueil prétentieux, la vaniteuse démesure.
    L'hybris a caractérisé les périodes de décadence et d'effondrements. C'est à cause de l'hybris que les empires se sont cassé la gueule, pour parler comme la cousine de César. Or on sait que les Anciens punissaient gravement l'hybris, le plus souvent de mort. Mais alors comment admettre que des financiers, des promoteurs, des ingénieurs marrons, des architectes frivoles imposent au candide peuple espagnol de telles pratiques ? Que fait le Gouvernement ? Et la policia, caramba !
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    Si nous étions citoyens de Benidorm, nous nous en inquiéterons: nous réclamerions même des têtes. Mais nous ne sommes que de platoniques passants helvètes et demain matin nous aurons quitté notre gratte-ciel modeste de 22 étages dont la finition n'appelle que des éloges.
    Soit dit en passant, un appartement de deux pièces, avec cuisine et corbeille à papier, vaste table à écrire et terrasse, en ce lieu surélevé, ne coûte que 55 euros la nuit, soit le tiers d'une méchante chambre au Niederdorf de Zurich (Suisse) tenue par des Chinois taciturnes.
    Qui plus est, le restau de la même tour est agrémenté le soir par un chanteur de charme distillant les succès des années 1955-1972, qui porte les résidents à danser librement le cha-cha-cha et le fox-trot. On ne voit pas qu'il y ait à redire à de telles moeurs, auxquelles les Anciens souscriraient...
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  • Le roman virtuel de JLK

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    Dans Le viol de l'ange, toute la hideur et la détresse d'un monde décervelé, qui fuse vers l'abîme. Et puis, comme d'un excès du Mal: ces gestes oubliés qui s'esquissent, cette rédemption qui s'amorce.

    Une lecture de Jil Silberstein, en novembre 1997.

    C’était des temps terribles et ordinaires. Des temps où rien ne pouvait plus surprendre les créatures peuplant la terre. Les assassins prétendaient-ils que leurs victimes s'entretuaient afin de faire passer l'agneau pour une hyène? On finissait par avaler ce genre d'énormité à tout bout de champ répercuté sur World Info. Il n'en pouvait aller

    autrement dans un contexte où tout vous sautait à la gorge... exacerbant, avec la lassitude à l'endroit d'une terre farcie d'horreurs et de mensonges, avec le sentiment de votre insignifiance, une folle avidité à jouir.

    Où Virtualité et sa cohorte d'illusions, éperon- nant les âmes déboussolées, mettaient k.-o. ces concepts désuets qu'étaient mesure, réalité... pour la plus grande satisfaction des promoteurs de rêves planifiés et autres forcenés du dieu Pouvoir. Dès lors, ce 12 juillet 1995, que les Serbes du général Mladic s'emparent de l'enclave musulmane de Srebrenica pour y commettre leurs atrocités: comment ce fait divers aurait-il suffi à perturber les habitants d'un grand ensemble suburbain d'Europe occidentale; à les tirer de leur enfer quotidien (esseulement et agonie) ou de leurs petits vices les isolant les uns des autres: hygiène maniaque, obsession de la superforme, voyeurisme, culte de l'excellence, érotomanie forcenée (cassette X à l'appui), consommation de tabloïdes à sensation ou de feuilletons télévisés, opium distillé par d'habiles hommes d'affaires travestis en gourous — pour ne rien dire du shoot au sexe virtuel et autres perspectives interactives ouvertes par le réseau des réseaux? «Tout deviendra possible, avait expliqué le physicien (...) tu refais le monde à ton idée, toi qui regrettes d'avoir eu une mère corme et pas de père, tu te rebidouilles un programme à la carte! Et t'imagines la thérapie pour les tarés du genre sériai killerl Les mecs, ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des fœtus? Il a qu'à louer le programme! tu vois l'hygiène sociale à long terme? Après ça, le snuff- movie c'est bon débarras! Et c'est qu'un début, parce qu'ensuite tu passes aux dommages, et là c'est carrément l'Avenir...» Tant de détresses Dans les alvéoles de béton, on tâtonnait, endurait, s'abusait, ricanait, hurlait, tentait de s'offrir une tendresse que nul ne donnait. C'était Rudolf qui «se faisait baiser par la ville entière mais n'était aimé que de son chien» et se consumait du sida. C'était Martial, paraplégique teigneux et insomniaque scrutant chaque fenêtre et s'épuisant à dialoguer avec ce Dieu fait Grand. Salopard. C'était Muriel et c'était Jo, champions d'une existence jouissive mais qui ne parvenaient jamais à se rejoindre — même au cours de leurs méga-baises. C'était Pascal, le journaliste qui trompait dans l'alcool ses frustrations professionnelles et l'obsédante vision de sa mère démente. C'était la vieille et bonne Madame Léonce murmurant ses rapports quotidiens à feu son compagnon. C'était Joa- quim, cherchant refuge chez les

     

     

      sectateurs de la Nouvelle Lumière. C'était Cleo, désespérée et suicidaire, dont le petit Ariel venait de disparaître, alimentant les pires craintes. C'était tant d'autres détresses... Qu'était-ce pourtant que la cité des Hespérides, sinon un concentré de dérives identiques à celles qu'enduraient, dans les maisons avoisinantes, ou à Paris, ou à San Francisco, tant d'esseulés qui s'efforçaient de tenir bon ou de se

     

     

      fuir en explorant n'importe quelle brèche? Dans ce climat d'affolante déréliction, qu'attendre? Un événement, pourtant, ferait irruption — si abject que, pénétrant au plus intime des âmes gangrenées, il conduirait à une rédemption. Structure polyphonique Sur cette trame, Jean-Louis Kuffer bâtit une fable d'une rare densité émotionnelle. Un livre qui, par la profusion des destinées qui s'y croisent, par la complexité de sa structure polyphonique, par le travail sur la langue, par le lyrisme, la générosité et la pénétration psychologique ne ressemble à rien de connu en Suisse romande. Les références qui s'imposent? S. O. Witkiewicz, pour l'ampleur de la fresque sociale, l'affolement apocalyptique et le débridement de tous les sens. Thomas Wolfe, pour l'immense nostalgie d'une fraternité perdue avec l'Eden que nous quittâmes... «nus et solitaires». Wim Wenders, pour l'éperdue miséricorde des Ailes du désir. Tomaso Landolfi, pour la magie et la tendresse de ses simultanés au cœur du village humain. Antonio Lobo Antunes, pour l'entrecroisement des trajectoires où se mesurent, comme en un ultime jeu d'où dépendrait le sort des hommes, ténèbres et lumière. Quant à la construction la- byrinthique du récit où se confrontent le romancier, les personnages, le voyeur mémorialiste, le pédophile pétri d'ésotérisme, l'auteur des hypertextes et «celui qui écrit ces lignes», elle constitue une investigation d'une stimulante complexité sur la virtualité ouverte par l'art du roman et les réalités qui le nourrissent. Dans une petite entité culturelle comme la Suisse romande où, légitimement, chacun peut craindre complaisance, exagérations, renvois d'ascenseur ou règlements de comptes à l'endroit des auteurs du cru, Le viol de l'ange ne souffre que d'un handicap pour susciter l'enthousiasme qu'il mérite: ne pas nous venir des Etats-Unis ou d'une autre contrée où nulle méfiance ne ternirait son impact.

     

    Jean-Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.

     

     

  • Au soir ocellé de noir

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    (À Don Juan en DJ perdant)
     
    Elle avait une rose aux lèvres
    sans sourire vraiment;
    sa peau de porcelaine
    avait le doux transparent des sèvres,
    mais un os entre ses dents
    nous attendait, amants pressés
    de nous montrer tyrans...
     
    Avec ton front bandé
    tu te croyais irrésistible,
    fixant de là-haut ta cible
    aux yeux froidement innocents,
    sans la faire pour autant ciller -
    juste jouant ton jeu
    pour mieux ferrer son ocelot...
     
    Les jeux de la passion m’ennuient,
    ou disons: maintenant enfin
    que j’en suis délivré,
    j’ose sourire doucement de la chose
    tandis que le soir se repose
    au jeu des osselets...
     
    Peinture: Chardin, Les osselets.

  • Le Grand Tour


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    32. Séville scintille 

    C'est en romancier visionnaire qu'Antonio Lobo Antunes a évoqué le retour des caravelles mythiques en plein vingtième siècle, mais nous pensions plutôt à leur départ en quittant le Portugal pour entrer en Andalousie, là-bas où, entre Palos et Moguer, les navigateurs se sont embarqués "comme un vol de gerfauts", ainsi que nous le récitions en écoliers appliqués sans savoir au monde  à quoi pouvaient bien ressembler de tels volatiles.

    Or nous remontions par les collines d'Andalousie, de pinèdes en plantations d''oliviers, j'avais commencé de lire Manuel le Gitan de mon socio David Fauquemberg, au rythme verbal illico scandé par le flamenco tel que le vit le protagoniste en son quartier gitan de Santiago, à Jerez de la Frontera ; puis nous avions écouté les chants du Mozambique rappelant à ma bonne amie son séjour, là-bas, au temps de l'indépendance, et voici que le nom de SEVILLE s'annonçait le long de l'Autovia où routiers et capitaines se pressaient de concert...    

    Ensuite il s'est trouvé, devant le dernier tombeau de Christophe Colomb, dans la cathédrale de Séville, que m'est revenu le souvenir de Simone Boccanegra le pirate de même origine, dont je connais les airs de l'opéra de Verdi par coeur. Notre génération de soixante-huitards n'a cessé de déconsidérer les héros, mais les deux Génois ont de quoi nous faire la pige, l'un au titre de la conquête et l'autre à celui de la  liberté acquise et défendue au prix de la clémence...cafe-bar-las-teresas.jpg

     

    L'histoire de l'Espagne est faite de reconquêtes, sur l'empire musulman, et de conquêtes quasi simultanées en d'autres lieux. La nouvelle Afrique est pantelante à ses côtes, d'affreux drames humains se perpétuent des rives d'Italie à celles du Portugal, mais partout aussi, du pays basque en Andalousie, ou de Séville à Cordoue, se rappelle notre histoire européenne à tous qui ne peut se vivre et survivre que dans la connaissance réciproque et le dépassement des prétentions exclusives: dans la reconnaissance attentive des autres cultures...

     

    Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation et mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

    Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux largués.

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    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes.

    Un préjugé négatif, notamment en France, frappe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est une autre histoire...

    Mieux vaut considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la libraire, chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...

  • Le Grand Tour

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    31. L’amour à Carvoeiro
    La diatribe amoureuse n'est pas gravée dans le marbre mais elle n'en reste pas moins indélébile, rédigée au Marker sur le dossier du banc de pierre propice aux épanchements amoureux des fins de soirées d'été, à mi-hauteur de l'escalier tortueux descendant à la prahia do Paraiso (la plage du Paradis), au pied des falaises ocres tombant à pic sur l'eau turquoise. On imagine la scène: vacances, visages dorés, parfums entêtants, musiques montant du port en foule et tournoyant partout, désirs en boucles. Et là-haut, cette première rencontre...
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    Le texte, à la fois douloureux et cinglant, signale son jeune romantique jurant que l'a trahi l'éternelle tentatrice à dégaine d'ange et coeur de diablesse. Le ton et la manière, le choix des mots, la scansion rageuse des images et des sons désignent le probable étudiant américain ou peut-être anglais, qui croyait rencontrer la créature de ses rêves et s'est fait larguer, à ce qu'il écrit, par une vraie bitch, laquelle lui inspire un final FUCK que Lord Byron, à Capri et dans les mêmes circonstances, eût remplacé par un mot peut-être plus choisi...
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    Mais il va de soi qu'on peut ne pas le prendre au mot, le Jim ou le Jack (ou le John, ou le Tom ?). Penser que son réquisitoire est d'un petit raseur phraseur. Que la démoniaque Dulcinée en question s'est détournée de lui pour de bonnes raisons ? Qu'elle l'a trouvé trop poseur ? Qui sait? Se la jouant victime véhémente, il prend à témoin l'humanité passante, s'abandonnant au pouvoir des mots: la romance tournant du miel au fiel. Mauvais littérature que tout ça ? Révolte d'un coeur sincère ? Narcisse se saoulant de son propre sanglot ? Qui, jamais, démêlera le secret de ce qui se joua dans ce décor de roman-photo du quartier du Paraìso, sur les hauts de Carvoeiro ?
    °°°
    Lady L. s'est fait du bien en Algarve, et plus précisément à Carvoeiro la blanche, au Castelo de la dona Eunice et de don Joao Bernardo Trindade, château d'hôtes dont les terrasses couleur vanille donnent sur la mer turquoise. L'art de vivre passe aussi par le vrai confort qui n'est pas tant de luxe que de goût et d'accueil, comme nous l'avons vécu de Noirmoutier, chez le compère Beaupère, à la Vila Duparchy de Luso, en passant par la Casona de Andrin chez la dona Hermana Grande et son hidalgo Ramon de La Fuente.
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    Chez les Trindade de Carvoeiro, au Castelo, l'accueil à la fois discret et généreux de don Joao Bernardo, et l'harmonieuse décoration conçue par dona Eudice procèdent en somme de la même culture conviviale qui s'est développée ces dernières décennies en marge de l'industrie hôtelière. Or le maisons que j'ai citées étaient toutes tenues par des « amateurs » éclairés, anciens profs ou autres sexas de professions diverses, et tous visaient le respect d'un certain bien-vivre plus que le profit; tous firent en outre bon accueil à notre ami Snoopy, dont les futures mémoires seront empreintes, sans doute, de la même suavidade...
    °°°
    Comme on le voit en Espagne ou en Tunisie et sur tout le pourtour méditerranéen colonisé par le tourisme de masse ou de luxe, il suffit de faire quelques kilomètres à l'intérieur du pays pour découvrir un aspect moins clinquant, et parfois plus attachant, parfois aussi plus attristant, du pays traversé, et c'est particulièrement vrai en Algarve.
    Passer ainsi d'Albufeira aux bourgs de l'arrière-pays, comme nous l'avons vérifié nous-mêmes en nous baladant, à quelques kilomètres à l'intérieur des urbanisations somptueuses de Carvoeiro, dans le centre populaire plus ou moins décati de Lagoa - nous rappelant un peu le même centre plus ou moins sinistré de Moknine, en Tunisie pauvre jouxtant les palaces côtiers -, revient à entrevoir une partie du Portugal « oublié » par la prospérité, dont la Crise européenne n'a pas aidé les gens...
     
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    Nous n'aurons fait que passer au Portugal. Dix jours à peine, du nord au sud, à peine un jour à Porto où nous nous sommes immédiatement promis de revenir, quelques jours en Algarve et déjà nous repartons pour l'Andalousie; mais cette traversée nous aura permis, tout au moins, de donner à la carte les visages d'un territoire. Miguel Torga et les monts âpres de son enfance, Antonio Lobo Antunes et le quartier de Benfica ou les demeures patriarcales écrasées de soleil de l'Alentejo, Pessoa aux quatre hétéronymes et ses multiples reflets de Lisbonne: le Portugal des poètes et des écrivains qui nous ont déjà marqués, par le coeur et l'esprit du verbe, auront aussi gagné à s'incarner en autres nuances et détails.
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    Enfin c'est avec les journaux que nous quittons aujourd'hui le Portugal, et sur une note encourageante en somme. Nous lisons en effet, dans l'édition lusitanienne du Courrier international, ces mots que nous déchiffrons sans dictionnaire et qui ne laissent de nous réjouir avec Lady L. : « Apesar da instatisfaçao, portuguesses resisten ao populismo: em tempos de crise,Portugal dà uma liçao de moderaçao e, a contrario do resto da Europa, nao surgem partidos antieuropeus ou anti-immigraçao »...

  • Balzac, j'te dis pas !

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    Après avoir lu tout Balzac, en dilettante éclairé plus qu’en spécialiste imbu de scientificité, Sergio Belluz nous invite tout jovialement à (re)parcourir les avenues et les ruelles, les antichambres publiques et les chambres privées de l’immense cité observée et rêvée - Paris métaphore du monde entier - par le géant à tête de chien et cœur d’enfant blessé. Dans la foulée, de Dante à Marcel Aymé, de Saint-Simon à Simenon via Proust avant les coups de becs de Michel Houellebecq, le roman balzacien de la Société rebondit aujourd’hui dans certaines séries télévisées…
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    Un grand romancier se reconnaît, me semble-t-il, à sa capacités de discerner et de lier entre eux la partie et le tout, le détail révélateur et la vue d’ensemble, l’instant anecdotique et le mouvement de l’épopée, le fait tragique et sa pondération comique, la part de l’individu et celle de la tribu, du groupe, de la troupe, de la foule en sa houle.
    Or Balzac avait cette qualité amplifiée jusqu’à tous les excès d’une vitalité quasi bestiale et plus délicatement géniale dont on ne voit pas aujourd’hui l’ombre d’un héritier de même format même s’il s’inscrit lui-même dans une filiation, de la cour de saint Simon aux salons de Marcel Proust. Grande machine humaine à l’aube de l’ère industrielle, ancré dans son époque entre nostalgie conservatrice et prescience visionnaire, Balzac ramasse tout le bazar passé et présent avec une option sur le futur de ce qu’on pourrait dire l’actuel fantastique urbain à dimension mondiale.
    La France littéraire n’est plus grand chose aujourd’hui, mais le regard et l’esprit de Balzac revivent aujourd’hui après avoir été quelque peu refoulés par les contempteurs modernes de l’histoire à raconter ou du reportage, dénigrant jusqu’à l’existence du personnage, impatients de réduire le texte à la textualité sans tripes et à la froideur professorale du concept. Mais il y a une autre histoire de la littérature vivante que celle des pions et d’autres lectures que celle des spécialistes confinés, dont témoigne un petit livre épatant paru l’an dernier : en cent pages vives et limpides, avec un titre malicieux qui en donne le ton, Balzac c’est bien, mais les descriptions sont trop longues, le lettré vaudois secundo Sergio Belluz nous invite ainsi à revoir notre copie d’écoliers souvent mal lunés et à larguer pas mal de préjugés…
     
    La réalité est une fiction que le romancier ne saurait ignorer…
    J’improvise les mots de cette 124e chronique sur notre média indocile au rythme irrésistible de Van Morrison sous mes fenêtres ou peu s’en faut (en live au Montreux-Jazz en 2016), l’homme-orchestre passant du saxo, à la guitare ou à la musique à bouche, sans compter sa voix de nègre blanc bluesy à chapeau de gangster et lunettes fumées, et Balzac était touche-à-tout comme ça en plus géant, ça va de soi, romancier sociologue à visées réalistico-mystiques et panse enceinte du monde entier, et le compère Sergio se la joue lui-même en chanteur d’opéra grand lecteur-écrivain-philologue arpenteur des Ramblas de Barcelone, érudit comme pas deux et quoique diplômé resté simple comme une fils du populo avec qui rire est un si rare plaisir - bref revenir à Balzac nous ramène à la pleine chair de nos vies qui se déguste en bonne chair sans oublier le sermon en chaire, Belluz nous rappelant à bon escient que l’immense Honoré pratique le roman tous formats: de la romance sentimentale à la saga d’aventures, du traité de mœurs au maltraité de zoologie humaine, de la nouvelle métaphysique à l’envolée fantastique, de l’échange épistolaire au feuilleton page-turner, et l’entomologiste dantesque de brasser son maëlstrom d’humanité - et sans le plagier la vie continue que je retrouverai tout à l’heure sur Netflix dans les dernières séries coréennes d’un hyperréalisme et d’une précision, d’une foison d’observations et d’un méli-mélo tragi-comique bonnement balzaciens!
     
    Du réalisme exacerbé au fantastique urbain
    Question littérature à filiations, serial teller avant l’heure, Balzac le chroniqueur relance donc le scanner social de Saint-Simon et le conteur débonnaire ou fantastique rebondit chez Marcel Aymé, le romancier aux mille masques se retrouve chez Simenon, ses curiosités d’économistes repiquent dans les romans de Michel Houellebecq, et son Paris, détaillé par Sergio Belluz exemples à l’appui, se mondialise aujourd’hui à l’avenant – et là Van Morrison nous balance une duo fatal sur l’air de Sometimes we cry, avec la superbe Noire dont j’ignore le nom, et Balzac remue sa vaste viande au rythme du swing !
    Dans l’esprit d’un Balzac féru d’inventaires, Sergio Belluz passe en revue les avatars de Paris identifié comme le cœur nucléaire de l’usine atomique du romancier, du Paris-Léviathan qui dévore ses enfants à Paris-Olympe qui consacre leurs ambitions, en passant par Paris-Babylone où tous les plaisirs engloutissent vices et vertus; et l'Auteur lui même fournit le plan des lieux et le casting des plus de 3000 personnages dans l’avant-propos sidérant de la Comédie humaine précédant le topo détaillé de l’ouvrage .
    Incroyable lucidité du démiurge distinguant le travail de l’historien de celui du raconteur d'histoire, ou la fonction du médecin et du savant de celle du romancier; géniale prémonition de ce que sera au XXe siècle la connaissance scientifique en collaboration avec l’imaginaire poétique où les tâtons métaphysiques, et tout ça sans renier deux piliers encore solides de la civilisation européenne et française, à savoir la Croix et la Couronne. Réac le Balzac ? Autant (ou aussi peu) que le jeune Hugo et que Baudelaire, mais sa catholicité peu orthodoxe englobe l’Espèce et n’exclut pas le flirt avec les religiosité nordiques ou orientales même si la femme protestante est selon lui moins riche de fruit et de bête que les filles de Marie s’agenouillant à confesse les yeux aux cieux.
    Le fruit et la bête : qualités par excellence de Balzac qui va jusqu’à bander en chaire, si j’ose dire, en Bossuet de bordel mondial angélique et démoniaque à la fois. Et dans son même avant-propos le voici qui vrille une taloche aux moralistes à la petite semaine qui voudraient que la littérature et les arts ou la Pensée éternelle fussent ramenés à la médiocrité unidimensionnelle. Je cite : "Le reproche d'immoralité, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est d'ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral; tous deux ils furent poursuivis au nom de la Société qu'ils renversaient ou réformaient. Quand on veut tuer quelqu'un, on le taxe d'immoralité. Cette maneoiuvre familière aux partis, est la honte de tous ceux qui l'emploient"...
     
    Balzac le retour: série d’avenir
    Sergio Belluz souligne la dimension fantastique de la Comédie humaine, et nous pouvons le prendre au-delà du genre à effets spéciaux, comme une ouverture aux fantaisies et autres inventions actuelles. Avec du terreau de terrien jurassien aux galoches, Marcel Aymé débarqué à Montmartre savait autant les magies féeriques des étangs à vouivres que les prodiges de la forêt urbaine, et comme son ami Céline il avait perçu le caractère fantastique de la grande cité broyeuse d’hommes. Michel Lecureur a fait un sort au cliché du gentil conteur pour enfants dans sa très substantielle Comédie humaine de Marcel Aymé où il établit à son tour l’inventaire du très vaste aperçu social et psychologique de l’auteur d’Uranus (la France sous l’Occupation) ou de Maison basse (un microcosme parisien avant Perec) de Brûlebois (première eau-forte paysanne franc-comtoise) ou de Travelingue (zoom sur le milieu du cinéma) entre tant d’autres aperçus roses et verts ou plus noirs des drôles d’oiseaux que nous sommes.
    Est-ce dire que Marcel Aymé imite Balzac ? Absolument pas ! Pas plus que la non moins grouillante comédie humaine de Tchékhov, souvent inaperçue, ne duplique en Russie l’observation de l’amant de dame Hanska. Mais l’œil clinicien d’Anton Pavlovitch et son oreille ouverte à tous les parlers, son empathie réaliste de médecin qui sait ce c’est que d’en baver au bagne ou dans les isbas, son impressionnante vitalité de poitrinaire et son intelligence du cœur ont bel et bien quelque chose de balzacien, autant que, plus d’un siècle et demi plus tard, l’observation des névroses individuelles de notre temps et de la psychose maniaco-dépressive de notre société, sur fond de malaise de civilisation détaillé de multiples façons, rebondissent chez un Michel Houellebecq aussi féru en matière d’économie politique (à lire: Houellebecq économiste par le regretté Bernard Maris, martyr du massacre de Charlie-Hebdo) que le Balzac de Gobsek ou de César Birotteau.
    Le même Balzac a décrit, dans Illusion perdues, la naissance du journalisme , et lui-même fut un média indocile avant l’heure… L’on peut aujourd’hui taxer Internet de «poubelle», comme l’a fait un Alain Finkielkeaut, mais je parie que le cher Honoré y fouillerait de nos jours pour en tirer de sacrés portraits. D’ailleurs c’est par le même réseau des réseaux que j’accède, d’un clic, à l’entier de La Comédie humaine via Kindle, et que l’occasion nous est donnée à tout moment de voyager partout sans cesser pour autant d’aller «sur le terrain»…
    J’achève à l’instant cette 124e et dernière «Chronique de JLK» en prenant d’un clic, par Messenger, des nouvelles du senhor Sergio Belluz dans sa carrée catalane de Sitges, sûrement en train d’écouter du Rossini ou de s’exercer à la composition de sa prochaine opérette. Soit dit en passant, le lascar ferait un excellent chroniqueur sur BPLT, genre Mon auberge espagnole ou Dernières nouvelles du Rastro...
    Sur quoi je bifurque direction la Corée du Sud où m’attend, moyennant des clics à me faire des cloques aux doigts, une foison de personnages, de films en séries coréennes d’une saisissante fécondité où fraîcheur hilarante et virulence critique cohabitent, - et c’est la jolie procureure et le légiste ronchon de Partners for justice, le gourou blond délavé de la terrifiante secte décrite dans Save me, c’est le mémorable Parasite de Bong Joon-hoo palmé d’or à Cannes, ou c’est The Chase à découvrir illico sur Netflix, et de clics en claques j’aurai visionné ces derniers temps, en pédalant sur ma Rossinante de chambre, le meilleur des «dramas» de très inégale qualité que nous balancent les dragons émergents - or à chacune et chacun de trier, en toute lucidité balzacienne, dans le Big Bazar de la terrible Humanité…
    Sergio Belluz. Balzac, c'est bien, mais les descriptions sont trop longues, Irida Graphics Arts LDD, 2020.
    Michel Lecureur. La Comédie de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.
    Bernard Maris. Houellebecq économiste. Flammarion, 2014.
     
    Dessin: @Matthias Rihs/Bon Pour La Tête

  • Le Grand Tour

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    30.Splendeur du Portugal
    Il y a de l'agrément à se balader hors saison, mais aussi son revers. Hier, par exemple nous débarquons de Porto, à Luso plus précisément, non loin de la vénérable Coimbra, à la Vila Duparchy, au milieu d'un grand parc, style vaste demeure bourgeoise rose érigée en 1898 et tenue par un vieux couple de Portugais délicieusement prévenants, immenses chambres à hauts plafonds et hautes fenêtres donnant sur la piscine et la tour pseudo-médiévale, mobilier cossu et gravures pieuses, tout cela pour 65 euros la nuit à deux pelés mais tout seuls.
    Avant Porto déjà, à la Casa Branca quatre étoiles donnant sur la mer, à 50 euros la nuit, nous n'étions que deux ou trois couples de tondus, mais il faut voir aussi le bon côté de la chose, qui facilite la conversation avec les hôteliers et le personnel ravis, au Portugal, de parler notre langue qu'ils ont souvent exercée entre Montreux et Villars, ou Lausanne et Verbier...
    °°°
    C'est par Internet que nous avons, via Booking, déniché la Vila Duparchy, signalée naguère par Le Routard, mais absente de la dernière édition. Peut-être trop « vieux jeu »pour le guide en question, mais le détour « vale pena », n'était-ce que pour le petit-dèje fastueux à confitures faites maison, le confort rappelant un peu la grande bourgeoisie provinciale des romans d'Antonio Lobo Antunes, et la prodigieuse cage à douche multifonctions, qu'on atteint par trois marches solennelles. Par un jeu de leviers et de manettes d'une sophistication quasi cybernétique, l'on peut ainsi régler diverses sortes d'arrosages et de massages hydrothérapiques de face et de profil autant que du haut en bas, en attendant juste que vienne l'eau chaude.
    Le maître des lieux précise, non sans onction et en français parfait: « Juste un peu de patience, car c'est une vieille maison »...
    °°°
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    L’on a beau se défier des généralités: force est de reconnaître que les Portugais, les hôteliers et les sommeliers portugais, les étudiantes et les étudiants portugais, les bouquetières et les camionneurs portugais, jusqu'aux retraitées et aux fonctionnaires portugais défilant dans la rue en criant « rua » au gouvernement qui les tond au nom de l'austérité, sont plus gentils que les Parisiens ou les Suisses allemands, moins rogues aussi que les Espagnols. Or il n'y a aucune flatterie dans cette gentillesse portugaise. On la sent naturelle: venue de loin. C'est une forme aristocratique de la vieille bonté populaire. Il y a du souvenir des îles et des suavités pimentées du Brésil et de l'Afrique, revenues avec les caravelles, dans cette gentillesse un peu mélancolique que le fado module...
    Or, dès que nous sommes entrés dans la grande demeure aux murs vieux rose sous les arbres immenses agités par le vent, il m'a semblé retrouver l'atmosphère de vieille bourgeoisie provinciale à complications familiales, murmures et chuchotements, des romans d'Antonio Lobo Antunes.
    Ensuite, l'empressement immédiatement avenant de Madame, l'escalier de bois ciré aux tapis élimés, la vitrine aux saintes figures de porcelaine polychrome, la très grande chambre aux murs blancs ornée du chromo à la petite fille priant à genoux avec son petit chien (Forgive us our Trespasses), les deux lits chastement séparés, la componction de Monsieur m'expliquant avec gravité le fonctionnement de l'extravagante douche multifonctions, tout cela n'en finissait pas de murmurer et de chuchoter comme cela murmure et chuchote dans les romans de Lobo Antunes, avec un cri parfois dans les chuchotements...
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    Puis ce fut le deuxième et dernier soir et Madame nous convia, pour un verre de porto, dans le salons aux murs couverts de portraits de famille où Monsieur, à côté du feu de cheminée, suivait à la fois le match en cours (Benfica-Anderlecht) sur son ordi tout en prenant connaissance des dernières infos (divers ministères occupés à Lisbonne) non sans nous saluer aimablement.
    Et la conversation de rouler. Et Madame de nous révéler, à un moment donné, que Monsieur était l'aîné de sept frères. Alors moi de m'exclamer que c'était le cas, aussi, de l'écrivain Antunes qui m'avait raconté, à Paris, que son père les obligeait à parler français. Et Madame de s'animer soudain et de m'apprendre d'autres troublantes coïncidences. À savoir que, dans son livre intitulé Lettres de la guerre, rassemblant sa correspondance de jeune médecin participant à la guerre en Angola, Antonio Lobo Antunes, portant le même prénom que Monsieur, écrivait à sa première épouse, au même prénom que Madame, pour raconter les mêmes tribulations que Monsieur avaient vécues au Mozambique au même âge...
    °°°
    Au même siècle où des moines irlandais établissaient les premiers vignobles sur les coteaux de Lavaux surplombant les eaux limpides du Léman, leurs cousins bénédictins ibères installaient un ermitage parmi les pins et les chênes de la forêt primitive des abords de Luso. Dix siècles plus tard, ce furent les carmes déchaussés de Coïmbra qui développèrent, d'intense façon, la plantation d'arbres de multiples sortes qu'on découvre aujourd'hui dans la forêt de Buçaco, où voisinent 400 espèces indigènes et 300 essences exotiques, dont le cèdre du Mexique. Pour mémoire pieuse, il faut rappeler que ces lieux boisés à recoins furent interdits aux femmes en 1622 par une bulle papale de Grégoire XV, sous peine d'excommunication, et qu'un pontife ultérieur, Urbain VIII, menaça de la même mesure tout déprédateur des bois en question. Or la respectueuse tradition arboricole s'est perpétuée puisque, après l'abolition des ordres religieux au Portugal, en 1834, l'Administration royale, puis celle des Eaux et Forêts, ont maintenu et même développé cette prodigieuse forêt, tenue pour l'un des plus anciennes d'Europe.
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    Dans la foulée, l'on n’aura pas manqué de jeter un oeil, au moins de l'extérieur (l'intérieur est actuellement celui d'un palace ***** inaccessible aux fox-terriers et autres voyageurs bohèmes), à l'extravagant palais de Buçaco, typique de l'architecture fin de siècle (il date de 1897), plus précisément du néo-gothique manuélin cher aux Portugais, qui servit de palais de chasse aux derniers rois et fut converti en 1917 (chacun sa révolution) en hôtel de grand luxe...
    °°°
    Schopenhauer le grincheux affirme quelque part que « la vie n'est pas un panorama », mais nous n'en avons pas moins été émerveillés par la descente, de Coïmbra en Algarve, à travers les forêts de chênes-liège et de pins, les collines pelées rappelant la haute Toscane, les plaines tantôt ocre roux et tantôt gris bleu de l'Alentejo qu'on sait le coeur terrien et le grenier du Portugal. Sur la splendide autoroute à trois pistes à peu près déserte, je me suis rappelé néanmoins que la vie, pour le paysan portugais souvent "oublié" par la manne européenne, n'est certes pas un panorama...
    Ce qui ne nous aura pas empêchés, à notre arrivée dans le petit port aux maisons blanches de Carvoeiro, d'apprécier le charme du lieu et le wunderschönes Panorama...
    °°°
    Nous faisons en somme, à notre façon, une espèce de grand tour dévié, contre toute logique touristique, hors saison et en nous guidant à l'instinct et au désir plus qu'en vertu des conventions.
    Aux XVIIIe et XIXe siècles, le Grand Tour fut, à travers l'Europe, de Paris à Athènes via Venise (pour l'initiation érotique) et Rome, le voyage-école des fils de bonne familles supposés compléter leur formation littéraire ou militaire (l'un et l'autre s'accordant alors), esthétique ou commerciale, philosophique ou botanique, entre autres disciplines réputées former l'honnête homme et plus rarement, la jeune fille policée.
    °°°
    Tout cela est un peu révolu même si la notion de "tourisme" vient de là, qui voit aujourd'hui des cohortes de Chinois faire leur parodie de grand tour, de bijouteries suisses en boutiques de mode italiennes ou parisiennes et d'un Monument à l'autre, succédant aux ex-apparatchiks russes et autres émirs arabes. Dans le bled perdu d'Ocedeixe, à la frontière de l'Algarve et de l'Alentejo, la seule boutique ouverte, ce samedi, était un grand bazar chinois. On en trouve, désormais, dans toutes les villes d'Espagne et du Portugal...
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    Que nous le voulions ou non, le tourisme de masse est devenu le produit mondialisé du Système, et c'est avec « ça » qu'il faut faire. Mais comment y échapper ? Et le peut-on seulement ? Il me semble qu'on le peut, en déjouant les automatismes de la consommation de masse et en bravant les mots d'ordre du conditionnement publicitaire. En restant soi-même, chacun est capable de distinguer ce qui est frelaté de ce qui ne l'est pas, le toc ou le faux de ce qui n'en est pas.
    Diaboliser le tourisme est aussi vain que de l'exalter: sachons juste rester éveillés...
    °°°
    Ce matin nous ferons route vers l'Algarve, où se passe une partie de celui que je préfère des romans d'Antunes, Explication des oiseaux. Hier soir nous n'avons pas parlé, avec Monsieur et Madame, des autres livres du grand écrivain, dont je n'ai pas l'impression, d'ailleurs, qu'ils les aient lus. Les incroyables coïncidences, à en juger par le peu de cas que paraît en faire Monsieur, ne sont probablement, à leurs yeux, qu'une curiosité de l'existence juste bonne à citer dans la conversation, avec un doigt de porto. Passons. La fiction, à la Vila Duparchy, trouve un décor assez idéal pour faire la pige à la réalité, qui n'en finit pas de tisser son roman...

  • Le Grand Tour

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    29.Porto
    Cela fait un vieux bien que de découvrir une belle grande ville, où l'on se dit tout de suite qu'on pourrait habiter. Je me le suis dit cent fois à Paris où je n'ai habité que de temps en temps, et à Berlin aussi, à Rome, à New York ou à Berlin, à Lisbonne mais pas du tout à Vienne dont les gens et Thomas Bernhard m'ont dégoûté, non plus qu'à Stockholm mais ce serait à réévaluer quarante ans plus tard, alors qu'à Porto je reviendrai comme nous reviendrons à Lisbonne ou à Madrid rien que pour le Prado ou le Rastro...
    Ce qu'il y d'immédiatement splendide à Porto c'est que la ville, contrairement à Tokyo où l'on est toujours dedans et jamais avec assez de recul même au 60e étage d'une tour de Ginza, apparaît aussitôt et sous de multiples points de vue. Le fait qu'elle soit montueuse facilite évidemment les choses, comme à Lausanne ou Rome et à San Francisco, et les hautes rives du Douro, d'où l'on découvre l'ensemble de la ville ancienne, nous réservent des vues d'ensemble incomparables...
    Je ne sais plus qui disait: « Dis-moi ce que tu relis et je te dirai qui tu es » ? Ce qui est sûr est qu'on pourrait dire la même choses des villes grandes ou moins grandes (je pense à Sienne et à Séville) dans lesquelles on revient pour les relire, et déjà je sais, même en ne faisant que passer à Porto, que nous y reviendrons comme nous reviendrons à Lisbonne.
    Nous n'avons passé que quelques heures à Porto mais son ton, la tranquille amabilité de ses gens, le sourire immédiat de ses gens - dont les Espagnols sont plus avares-, la beauté des jeunes gens dans tel bar ou tel café agréablement enfumé, le mélange de baroque un peu sud-américain de ses églises et le côté napolitain parfois de ses façades où sèche le linge, la bigarrure populeuse de ses rues passantes et l'aspect bordéliquement organisé de sa circulation, les ponts immenses et l'empilement enchevêtré des façades au graphisme évoquant un peu Vieira de Silva, en un mot l'habitus de Porto - tout cela nous a donné l'envie de revenir bientôt et de relire Porto…
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  • Le Grand Tour

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    28. Compagnons de route
    Quittant les Asturies avec un serrement de coeur, tant nous avons été bien reçus à la Casona de Andrin, nous ne nous sommes pas laissés abattre par la pluie harcelante, visant quelques nuances de gris bleuté vers la Galice, et nous encourageant avec le recours oral de bonne lectures alternant les sentences éternelles à la Pierre Dac (« Il vaut mieux qu'il pleuve un jour comme aujourd'hui, plutôt qu'un jour où il fait beau ») et la suite d'Un été avec Montaigne, l'épatant essai d'Antoine Compagnon - plus précisément le récit de la chute de cheval qui lui enseigna d'expérience qu' « il ne faut pas craindre excessivement de mourir »...
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    Compagnon honore son nom, qui accompagne bonnement le lecteur dans les Essais en dégageant les multiples aspects de l'honnête homme par excellence, en butte aux guerres de religion et difficultés du gouvernement des hommes. Il en illustre bien la position (entre l'assiette du cavalier s'efforçant de rester droit dans un monde où tout branle, et la balance du relativiste conscient du mouvement constant et de la complexité du réel) et le clarté de son approche, à fines touches concentrées, n'a d'égale que la limpidité de son expression.
    En lisant ce qu'il écrit à propos des Indiens visitant la France à l'invite du jeune roi Charles IX, qui formulent leurs observations à la manière des futures Lettres persanes, j'ai resongé à notre conversation de la veille, à La Casona, à propos de la conquête espagnole et de ce qu'en a écrit Bartolomeo Las Casas, autre grand esprit porté à la tolérance...
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    Une autre lecture, à travers les hauts plateaux boisés de Galice, nous a ramenés à la fois à notre vieille amie Janine Massard - femme de coeur dont tous les livres sont lestés par les dures épreuves personnelles qu'elle a subies autant que par les tribulations collectives du siècle -, et aux eaux supposées pures et limpides du Léman, dans Gens du lac où elle évoque les menées de deux pêcheurs père et fils liés à la Résistance française, hommes libres levés avant tous et rencontrant sur le lac ceux d'en face, leurs collègues de Savoie – tout cela aussi sensible qu'intéressant par les détails observés, et l'épisode lié à l'engagement spontané des deux Ami (le père et le fils Gay) dans l'aide aux résistants et autres Juifs menacés par la Gestapo, qui donne du poids à ce nouveau roman de la chère lutteuse . Dans la foulée, on relève le passage en douce de Pierre Mendès-France sur une barque, entre la France occupée et le rivage d'Aubonne...
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    Le voyage dans le voyage que constitue à tout coup la lecture tous azimuts (les livres que je lis pendant que ma bonne amie conduit, mais aussi les paysages, des articles de journaux, les listes de mots des menus les noms de lieux et les bribes de guides style tuyaux du Routard) nous vaut parfois de vrais périples parallèles, comme ces jours les nouvelles d'Alice Munro, médium incomparable des destinées humaines.
    Entre le Morvan et l'Anjou, l'Aquitaine et les Asturies et jusqu'à la descente, en Galice occidentale, sur Pontevedra et Samieira où nous voici, nous aurons vécu ainsi, sa traversée de tous les parcours existentiels des protagonistes de Secrets de polichinelle - huit nouvelles de plus en plus étonnantes, voire folles, qui donnent à la ville de Carstairs une existence quasi mythique.
    Or, comme certains peintres changent notre vision des choses, et comme le voyage aiguise notre regard sur les lieux et les gens, l'on pourrait dire que cet écrivain nous fait voyager dans nos propres vies en les éclairant d'un jour nouveau...
    Et voici qu'à l'étape d'A Maquìa, la bonne auberge de Samieira admettant les chiens (!) où nous descendons, prône aussi les livres, exposés à foison sur moult tables et rayons et des meilleurs: Garcia Marquez, Isabel Allende, Eduardo Mendoza, Mario Vargas Llosa, le Livre de l'intranquillité de Pessoa...
    Merci à tant de bons compagnons, merci la vie...

  • Le Grand Tour

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    27.Sanctuaires naturels
    Nous aurons donc « fait » las catedralas, comme nous avons « fait » los bufones. Les unes et les autres, également classés monuments naturels nationaux, constituent un must touristique côtier aux Asturies et environs, avec une préférence aux cathédrales de pierre, par rapport aux bouffées d'écume fusant au milieu des pacages, n'était-ce qu'à considérer les parkings et les aménagements bétonnés et autres marchands de pacotille pour celles-là.
    Mais que sont donc las catedralas ? Ce sont des roches trouées et sculptées par l'eau, le sable, le vent et le temps. La main humaine n'y est pour rien. D'aucuns y voient le job de Dieu, mais ça se discute. Ce qui importe est d'ailleurs le résultat, espectacular assurément: à savoir les cavités voûtées, les pilastres semblant posés sur le sable doucement consentant, des esquisses de portiques rappelant un peu Gaudì et des arches ornées tout de même inférieures, artistement parlant, à celles d'un facteur Cheval, ce visionnaire à brouette.
     
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    °°°
    Au fil de ses pérégrinations sur le Chemin de Compostelle, l'académicien randonneur Jean-Christophe Rufin qualifie de « tragédie contemporaine » le phénomène économique et culturel du tourisme de masse. En ce qui me concerne, j'y vois à la fois une comédie, qui n'a pas encore trouvé ses dignes chantres, à l'exception d'un Houellebecq. Goya s'est fait le contempteur véhément et génial des désastres de la guerre, mais pour le tourisme de masse, c'est peut-être Reiser qui en a été le premier illustrateur. On voit la nuance du tragique au comique...
    À l'étape de las catedralas, une ravissante Joselita, visiblement en instance de mariage, folâtrant sous les arches en se prêtant au rite de la photographie, faisait virevolter sa robe virginalement blanche d'organdi ou de satin à traîne de tulle soyeux serpentant dans le sable. Or il est probable que Reiser l'eût épargnée, mais le comique y était...
    Si l'encombrement des parcs souterrains de la sainte cité ne nous en dissuade pas, nous irons tout à l'heure « faire » la messe de Saint Jacques, avec moult véritables pèlerins et pèlerines dont nous ne sommes point. Ce qui ne nous empêche pas de rêver, solidairement avec le peuple espagnol et toutes les nations du monde menacés par La Dette et bénéficiant d'une nature inventive, à d'autres monuments naturels à classer.
    Qu'on pense aux magnifiques forêts d'eucalyptus ou aux marées successivement montantes et descendantes de la côte: après les bufones et les catedralas, il y a là un potentiel marketing d'avenir.
    De même la lluva - rien que le mot fait saliver-, la pluie de novembre cantabrienne, asturienne voire galicienne est-elle à classer monument naturel avec ses variantes de subtiles bruines pénétrantes ou de trombes aussi tonitruantes que féroces.
    Rien de naturel en revanche dans l'obstination du radiateur gris militaire de notre chambre de la belle maison de pierre sévère et de bois grave de l'hôtel Trabadelo, sur les hauts de Vegadeo, à rester aussi glacial que le regard du Grand Inquisiteur.
    J'ai noté « militaire » et je me rappelle alors la sentence du pertinent Clémenceau déclarant que le seul terme de «militaire» incite à la défiance, tant il est vrai que la justice militaire n'est pas la justice, ni la musique militaire n'est de la musique, et qu'un radiateur gris militaire a vocation de rester froid...
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  • Le Grand Tour

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    26. Une maison aux Asturies
    On ne fait pas assez attention, en passant, à ce que disent les maisons des pays. J'y pense ce matin dans la belle demeure de la Dona Hermana Grande de La Fuente et de son hidalgo Don Ramon, aux Asturies, qu'on pourrait dire l'oeuvre d'un couple et la réalisation d'un rêve. En traversant le pays basque, déjà, cette observation m'est venue à l'esprit: que nous ne voyons pas assez les maisons.
    Or les maisons du pays basque, le rouge ardent et le blanc pur des maisons basques, les colombages et les toits des maisons basques affirment une sorte d'assurance grave et de fierté qu'on retrouve des fermes aux demeures patriciennes.
    Venant de Suisse, où les maisons montrent des visages si contrastés selon les cantons , et après avoir traversé la France, où la pierre et le bois, les toits et les fenêtres, la gamme des gris et des blancs, du Morvan en Anjou, se distribuent de tout autre façon encore d'est en ouest et du nord au sud, ce qu'il y a de nordique et d'un peu farouche, dans ces hautes terres du sud-ouest à pierriers et palmiers, m'a paru se traduire par cette espèce d'orgueil assumé des maisons basques.
    °°°
    Aux Asturies, c'est encore une autre histoire que racontent les maisons, des granges aux palais, ou plus exactement: des tas d'histoires où les migrations d'un peuple pauvre relèvent de l'épopée personnelle et collective, des allers aux Amériques aux retours plus ou moins fortunés.
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    Dans le silence d'avant l'aube, ce matin à La Casona, l'envie d'entendre ces histoires m'est soudain venue: autant celle de La Casona, qui fut antérieurement la maison de la tribu Noriega, transformée ensuite et pourvue de tous les conforts imaginables, dans le meilleur goût, que les histoires des maisons serrées dans ce repli des contreforts des Pics d'Europe, entre pacages et falaises, sentiers côtiers et déferlantes océanes.
    La culture terrienne, l'architecture sans architecte et les arts populaires ont encore beaucoup de choses à nous raconter, autant que les maisons et ce que déclinent les moindres objets de leur agencement : voilà ce que je me disais en apprenant par coeur, ce matin, une nouvelle phrase de tout débutant, en langue espagnole, prié de manipuler le levier de la chasse d'eau avec ménagement: Por favor apretar suavemente la palanca...
    À vrai dire je me sens tout humble devant ce suavemente, tout impressionné, bien inculte en ces matières qui sont, pourtant, le matériau même de la culture et de la civilisation, plus que tant de clabaudages d'idées et de distinguos abstraits. Ainsi donc vais-je m'efforcer, désormais, de prêter plus d'attention à ce que racontent les maisons...
    °°°
    L'esprit de clan m'a toujours rebuté, mais la chaleur de la famille est autre chose, et j'aime assez le terme de tribu pour désigner ce qu'est aujourd'hui la famille qui se décompose et se recompose de façon apparemment désordonnée, non sans obéir peut-être à un autre ordre sous-jaçent, parfois meilleur qu'il n'était.
    Rien n'est à exclure. Le « familles je vous hais! » d'André Gide est typiquement une formule bourgeoise, aujourd'hui dépassée. On n'en est plus là. La tribu familiale est sûrement à réinventer.
    Hier ainsi nous est arrivé un SMS-fleuve de mon neveu Nick, fils de notre frère aîné défunt, éducateur quadra au Service de Protection de la Jeunesse, affirmant que notre périple le rend fou jaloux et qu'il nous en félicite en même temps. Il se demande alors s'il lui faut assassiner son beau-père pour acquérir plus tôt sa liberté, puis se rappelle ses deux chenapans à charge, pour quelques années encore. Or j'aime son impatience envieuse. C'est elle qui les portera, lui et sa moitié bonne, à partir à l'aventure qu'ils imagineront demain à leur façon, par exemple sur les canaux de France qui les font rêver.
    Vu de la Casona de Andrin, qu'on pourrait dire l'extension espagnole de notre tribu familiale à l'enseigne de laquelle le coureur de marathon new yorkais voisine avec le disciple de chamane bolivien, l'entrelacs de nos relations plus ou moins étroites est à la fois significatif et intéressant, reflet du mode actuel.
    Une certaine chaleur pondère les liens nouveaux, peu compatibles avec les anciennes normes. Nous nous en félicitons, ma bonne amie et moi. Les maisons, les enfants, les souvenirs communs, les projets en cours fondent de nouvelles relations possibles. Le dernier deal est celui-ci: que ma nièce Federica perde quelque kilos, à condition que don Ramon condescende enfin à écrire ses mémoires, qui seront celles des migrants asturiens passés par la Suisse et l'Amérique.
    °°°
    Les murs de la Casona de Andrin, qui ont des oreilles et une bouche, me racontent ce matin l'histoire qu'ils ont entendue hier soir. Je profite d'en écrire un peu, faute de pouvoir sortir vu l'humeur de massacre, ces jours, du Nuberu. Les Asturiens, qui ont un peu de mémoire celte, n'en veulent pas autrement au Nuberu, maître des nuées, pour le temps qu'il leur fait ces jours, telle étant la saison guère plus propice aux Xanes, enjôleuses fées de bords de rivières (les Asturiens sont étymologiquement gens de rivières), et le Trasgu, équivalent mythologique de nos servants, ne peut rien non plus contre la fatalité pluvieuse. Demandez-lui d'ailleurs de la conjurer: vous ne l'aurez plus dans vos meubles, car le Trasgu va se cacher dès lors qu'on lui demande l'impossible.
    Resterait la technologie de pointe. J'en ai parlé aux proprios de la Casona de Andrin, dont chaque chambre est pourvue d'une douche réglable par système électronique haut de gamme distribuant la pluie fine, le crachin, l'arrosage latéral style buse ou le jet tournoyant. Reste à inventer le réglage des célestes pompes...
    Don Ramon de La Fuente n'a pas cette prétention. En homme d'expérience, il se sera contenté, sa vie durant, de travailler, beaucoup, et de diriger, dans les pays où il a migré avec sa moitié, des chantiers de plus en plus importants. Issu de terre et de tribu pauvres, il était ouvrier spécialisé quand il a débarqué, avant sa trentaine, dans cette Suisse des années 60 qu'on appelait alors de la surchauffe. Marié dix ans plus tard, et bientôt père de deux secundos, il acquit assez de savoir pour endosser de croissantes responsabilités, notamment sur les autoroutes en construction, au titre équivalent d'ingénieur diplômé sur le tas. Vingt ans plus tard on le retrouvait au Venezuela avec les siens, propulsé à la hauteur des tours futuristes dont il dirigeait les travaux. Puis ce fut avec les Catalans de la Costa Brava qu'il tâcha de s'entendre, lui l'Asturien pur et dur engagé dans les nouvelles constructions de Palafrugell, avant de regagner la terre mère et de s'y établir, entre océan et pics farouches, pour fonder cette Casona de Andrin aux parfaits agencements de maison d'hôtes et dont l'âme irradie dans la pleine complicité de dona de la Fuente muy ejemplar y imprescendible - mi hermana grande...
    °°°
    Dans le genre Bed and Breakfast, la Casona de Andrin accueille chaque année des gens de toute sorte, dont les voix murmurent encore de chambre en chambre. Les chambres de la vie communiquent à tout moment, pour la énième fois j'écoute Paco Ibanez moduler sa Triste historia, à l'instant même où j'entrouvre ce livre d'un certain J.L. Rodriguez Garcia, dédicacé à ceux de la Casona comme esta historia triste, intitulé Al final de la noche et dont je ne comprends que deux mots sur trois de la présentation, notant qu'à la fin de cette nuit romanesque, « en la soledad y en la extension amenazadora de la noche, acaso pueda aun brillar una luz, que anuncie el comienzo de un dia hermoso »...
    Or la hermana grande nous racontait, hier, le dernier séjour de l'écrivain à La Casona, l'été passé, accompagné de son épouse et de son jeune fils de seize ans commençant de ruer dans les brancards. Pas très original même pour un prof de philo, mais ainsi va la vie qui bifurque et se complique, ou devient plus sereine et limpide au contraire, de chambre en chambre et le temps passant...
    °°°
    Ou ce serait l'histoire de Doree, devenue femme de chambre après l'affreux événement survenu dans sa vie, et qui va revoir, dans son asile psychiatrique, ce « terrible accident de la nature » que représente à ses yeux celui que les autres tiennent plus précisément pour un fou monstrueux, qui a étranglé leurs trois enfants et prétend les rencontrer, désormais, dans une autre dimension.
    Dimensions est le titre de la première nouvelle du dernier recueil traduit d'Alice Munro, Trop de bonheur, que je lisais hier dans un coin de La Casona tandis que mi hermana grande, à qui je venais de l'offrir, le lisait elle aussi dans un autre coin, tout à côté de ma bonne amie qui lisait, elle, la version originale de Dear Life, dernier livre de cette nouvelliste bonnement géniale à mes yeux, révélée par le plus beau Nobel de littérature de ces dernières années. Comparée, à tort je trouve, à Tchékhov, voire à Carver, Alice Munro est à vrai dire incomparable, ayant saisi de la vie ce qu'on pourrait dire l'insaisissable, l'impondérable, l'imprévisible horreur et la non moins effarante merveille - la vertigineuse relativité et la vérité sans fard captée à fleur de sensibilité, au fil de stories réinventant à chaque fois une nouvelle façon de raconter...
    °°°
    Les gens qui vous enjoignent de « profiter », s'imaginant peut-être que voyager signifie « se les rouler », se mettent décidément le doigt dans l'oeil. D'abord parce que cette hideuse notion de « profit » est exactement ce que nous fuyons. Ensuite du fait que mettre à profit (tant il est vrai qu'il y a profit et profit) une virée prolongée exige un effort de chaque jour qu'on peut dire un vrai travail, gage de vrai plaisir. Le vrai bonheur n'est pas de consommer mais de se laisser consumer par la flamme de la vie, productrice de chaleur et de lumière. Cela suppose un apprentissage approprié à l'évidence que des lieux et des gens où l'on va on ne sait à peu près rien, et le désir d'en savoir un peu plus aboutit au plaisir de la chose nommée, pour ainsi dire vécue, ingérée et digérée comme un bon fruit ou comme le Haricot Bien Gras de Molière...
    °°°
    Hier par exemple, dimanche de pluie, nous aurons fait quarante bornes, sous la conduite de don Ramon de La Fuente, jusqu'au Molin de Mingo, haut-lieu de la cuisine terrienne des Asturies qu'on atteint par des chemins bordés de précipices, dans la montagne aux loups et aux ours, franchissant enfin le torrent aux saumons et débouchant sur un méplat entouré de farouches monts boisés aux brumes vaguement chinoises; et c'est là, loin de tout, que nous aurons découvert cette auberge à peu près pleine d'Asturiens connaisseurs, pour y goûter d'abord le meilleur fromage du monde, selon les gens du cru (et du cuit), au nom de gamonedo et sous sa forme apprêtée en Crema de queso.
    Or pas un instant l'on aura eu l'impression de profiter en savourant cette incomparable merveille évoquant la suavité d'un fruit presque liquide, à consistance un peu melliflue et au goût se cherchant dans l'aigre-doux à tendres résonances, entre le fluide vif du cabri et l'humide du veau de lait.
    °°°
    Je me rappelle à l'instant que c'est Georges Haldas, dans sa Légende des repas, qui a souligné le lien verbal entre saveur et sapience, qui en appelle à une vraie connaissance, appariée à ce qu'on appelle le goût et à l'éducation qu'il suppose. Or la notion de goût (vocable polysémique) est liée en espagnol à la notion de préférence et même d'amour, qui procèdent également d'un apprentissage, fût-il informel ou même sauvage - disons sur le tas.
    C'est ainsi que l'appétit du voyage vous vient en goûtant aux choses et aux mots des pays que vous traversez, constituant la base d'une constant enseignement non pédant. Le goûter se dit, au pays de Cervantes, la merienda, et le banal WELCOME de McDo se traduit, à La Casona de Andrin où nous voici revenus ce soir, par Les deseamos una feliz estancia...

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    25. Saison basse en France moyenne
    On se dit d'abord que tout ça n'a pas de sens. Au réveil, dans la froide lucidité d'avant l'aube, on s'est dit que ça ne rimait à rien de repartir. Et pourquoi faire ? Le froid et la pluie ne sont-ils pas partout pareils, les routes dangereuses, les autoroutes toutes semblables avec leurs aires de rien?
    À quoi bon par conséquent ? N'est-on pas ici mieux que partout, entre le feu et les oiseaux, le ciel sur le lac et la première neige sur les monts d'en face ?
    Voilà ce qu'on s'est dit pour commencer, après quoi le jour s'est levé sur les valises toutes bien faites par la Bonne Amie, tout le barda bien arrimé et la roulante du chien Scoop, les sabretaches aux cartes appelant le territoire, et c'était parti - la vie nous reprenait au corps et toutes ses curiosités d'autres lieux et d'autres gens - c'était le moment, quoi, de se bouger !
    On n'a pas eu à le regretter. De Dieu quand même que le monde est beau, s'est-on dit ensuite, passé le premier virage de la route dévalant des monts d'où le dernier des crétins arrivant en face à toute blinde nous aura ratés de peu, mais de là-haut déjà se déployait la haute lice flamboyante des vignobles de Lavaux tissée d'or et de pourpre, que nous avons traversée d'une traite de route en autoroute jusqu'au Jura et au-delà tandis que je lisais, pour nous deux, l'étrange histoire de Louisa, dans la nouvelle Emportés d'Alice Munro, première des Open secrets mal traduits par Secrets de polichinelle, où il est question des errances et aberrances de l'amour...
    Entretemps les noms magiques s'étaient succédé le long des autoroutes puis des routes de Bourgogne, et voici que celui de Paray-le-Monial imposait une étape sous les grandes arches romanes fameuses jusqu'à Rome en suite de diverses apparitions ménagées à Sainte Marie Alacoque par Notre Seigneur lui confiant des messages persos à l'insu de son entourage; puis une autre apparition nous attendait un peu plus loin et plus haut, par delà le flamboiement d'or et de pourpre des vignobles de Pouilly & Fuissé, le long d'une route montueuse débouchant sur les collines du Morvan soudain irradiées par le soleil couchant.
    De Dieu la rivière au premier plan de boue chocolatée, l'irrépressible montée des verts moirés de noir des pacages couturés de haies et semés de petits boeufs blancs du Charolais - de Dieu la beauté de tout ça !
    Or le jour déclinait, comme la saison, et de fait la saison était au point mort à Saint-Honoré-les-Bains, coeur du Morvan aux belles demeures genre châteaux bourgeois soupirant derrière leurs volets clos ou leurs rideaux à lourdes paupières; et même point de rideaux, point de vitres non plus, rien que du vide cramé sur les hautes parois décaties de l'immense Hôtel du Parc, vaisseau de la Belle Epoque à l'abandon - mais juste en face se trouvait ce havre de bonne vie à l'enseigne de La Noiselée où nous attendaient une chambre claire et l'hôtelier disert, ancien maton de prison recyclé Maître gourmand.
    Alors lui, toute la soirée, de nous raconter les lieux et les gens de l'antique station des thermes romains recyclée de génération en génération par les clans locaux se mordant le museau, toute une France de province ressemblant si fort à tous le cantons de notre vieille Europe, et de nous régaler d'escargots bourguignons et de nous arroser de vins des coteaux circonvoisins...
    On sourit en se rappelant la notion quelque peu solennelle de pays réel forgée au début du siècle passé (le XXe siècle, n'est-ce pas...) par certains nationalistes français, comme si la réalité des choses et des gens devait être requalifiée par les mots de l'idéologie.
    Or, traverser la France des gens et des choses dans une voiture japonaise, alors que les Chinois débarquent un peu partout et que les Américains se posent en juges universels sur des bases d'argent, de pouvoir militaire et de morale à la petite semaine, est une bonne façon de revenir au réel du pays de France à nul autre pareil.
    Toute une soirée durant, avant-hier à Saint Honoré-les-Bains, nous trouvant seuls clients de l'épatant hôtel de La Noiselée, entre saison de cure et saison de chasse, l'hôtelier chaleureux nous a entretenus, en bon Français, des sempiternels défauts des Français, de sa géniale chatte Fripouille aux mimiques de star de cinéma et qui lui fut dérobée un jour par on ne saura jamais qui, des grandes familles du lieu à la fois divisées entre elles et soudées par leur commune résistance à toute ingérence étrangère (leur refus d'intégrer un certain François Mitterrand à certaine époque), de la chasse au sanglier ou de la tradition d'accueil des nourrices du Morvan qui explique que tant de Parisiens haut placés restent attachés à ces terres...
    Notre hôte, débarquant de Dijon, n'a pas eu moins de peine à se faire admettre des bourgeois de Saint Honoré que n'importe quel étranger en rencontrerait s'il s'avisait d'affronter les vieilles tribus hôtelières de Zermatt, mais son accueil à lui fait la différence, et sa cuisine aussi, son intelligence de la relation humaine - tout cela qui ne saurait se formater par les temps qui courent.
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    Le nom de Nevers chante à la mémoire, on se rappelle le nom d'Elle, dans Hiroshima mon amour ou La duchesse aux yeux verts de Dumas, et l'on est d'autant plus étonné de constater, en compulsant le Guide bleu, que nulle allusion, pas la moindre n'est faite au bombardement des Alliés, en juillet 1944, visant les dépôts ferroviaires de la ville et qui détruisit en bonne partie la cathédrale Saint Cyr-Sainte Juliette, qui reste aujourd'hui encore en chantier malgré la reconstruction et l'ajout de vitraux contemporains remplaçant les anciens, soufflés, entre autres "dommages collatéraux". Bref, ledit Guide bleu, parfois utile en ceci ou en cela, montre décidément ses limites, ici au bord du déni de mémoire...
    °°°
    De la pierre de Bourgogne au tuffeau d'Anjou dans lequel, le long de la Loire, avant et après Montsoreau se découvrent de ravissants villages à parties troglodytes, l'on effeuille les couleurs du pays réel comme sur un nuancier délicat et changeant, qui se prolonge sur les toits et par la forme des maisons, entre bocage bourguignon, forêts domaniales immenses aux demeures secrètes (on pense au Grand Meaulnes en traversant la Sololgne) et flamboiements dorés des vignes de Seuilly, où révérence s'imposait à La Devinière de l'insupérable Alcofribas Nasier, dit Rabelais.
    Telle est la France, un peu cafardeuse le soir dans les petits bourgs, à croire que la culture des cafés s'est perdue, et qu'on retrouve bien vivante et gouleyante à l'étape, au bord du Louet, devant telle table gargantueuse à souhait...
    °°°
    C'est une expérience étrange, et parfois révélatrice, que de voyager en saison dite basse. On est alors comme dans un théâtre désert. Ou comme en coulisses. Mais avec un regard neuf sur le décor et les quelques gens qui restent là...
    Ce matin, ainsi, nous restions seuls dans le château de Pélavé, à Noirmoutier, dont nous étions les derniers clients avant sa fermeture. Confiant comme pas deux, sur la seule foi de nos accointances découvertes depuis la veille à peine (une commune expérience de l'enseignement, découverte par ma bonne amie, et notre passion partagée pour la littérature et le non-conformisme), le fringant maître des lieux, Gérard Beaupère, nous avait laissés seuls en son majestueux logis, étant occupé dans la journée et nous priant juste de fermer l'hôtel à sa place...
    Une fielleuse appréciation découverte sur Tripadvisor, réceptacle internautique des avis portés sur les auberges du monde entier, a beau décrier le château de Pélavé et son hôtelier hors norme: nous avons rencontré, sous son premier abord un rien bourru, la moustache en bataille et le verbe très libre, un honnête homme chaleureux régnant sur une maison remarquable, au milieu d'un grand parc, sous des arbres immenses et d'un confort parfait malgré l'absence de tout élévateur mécanique - rédhibitoire pour d'aucuns.
    Mais tout de même: un hôtelier qui vous laisse fermer sa maison sans vous connaître depuis plus de deux jours, après vous avoir dit son impatience de se mettre enfin à écrire, non comme tout le monde mais au moins aussi bien que Chateaubriand, Voltaire ou Victor Hugo: vous ne le trouverez pas en option de n'importe quel voyage organisé...
    °°°
    Et puis c'est par Gérard Beaupère, aussi, que nous est venue l'idée de faire escale, après Noirmoutier, dans le marais poitevin où nous sommes arrivés en fin d'après-midi après deux heures d'autoroute meublées par la lecture d'une extravagante nouvelle d'Alice Munro, La vierge albanaise, et ensuite par le constat décidément consterné, amorcé depuis le début de notre traversée des arrière-pays de France, du fait que le bistrot de village, le troquet de bourg, le café de bourgade s'y fait de plus en plus rare.
    De Coulon où nous avons d'abord débarqué, y ayant réservé une chambre en bord de rivière, à Niort la ville la plus proche: rien qui ressemble à ce qu'on puisse dire un café, pas un troquet, pas un bistrot ! Et tant de volets fermés sur la rue. Mais par Gargantua qu'arrive-t-il donc aux Français ? nous sommes-nous demandés, jusqu'à repérer, enfin, ce bar-tabac à journaux enfin accueillant où nous avons pu nous désaltérer en prenant connaissance des nouvelles de la région et de ce titre d'abord en tête d'une page de La Nouvelle République: Un cheval tombe dans une piscine...
    Il y a quelque mélancolie, ces jours, autant que dans les rues quasi désertes du bourg charmant de Coulon: le long des berges dont les barques alignées pour le parcours des petits canaux du marais poitevin attendent le retour des beaux jours et les foules processionnaires de visiteurs impatients de se laisser glisser dans les multiples bras de ce labyrinthe de verdure.
    En passant, nous n'avons pas moins été sensibles à la beauté du lieu, au silence le long de la rivière, aux reflets limpides des arbres dans les barques reposant parfois sous l'eau, à l'empressement enfin du jeune patron de La Pigouille, tout à côté, à nous servir de l'anguille grillée arrosée d'un bon vin de pays au ton de rubis...
    C'était un samedi soir, mon Admirable Compagne (formule lénifiante des gendelettres dont je n'use qu'avec ironie) nous avait réservé par la Toile une chambre à l'hôtel Le Bosquet aux Ponts de Cé, tout près d'Angers, où nous nous pointâmes à cinq heures du soir pour tomber sur une porte close. Point de lumière ni trace de la moindre présence. Mauvais signe. Mais une pancarte annonçait: "La réception s'ouvre à 18h". Et au téléphone une voix se voulant rassurante: "Pierre arrive ! Nous finissons les courses..."
    Un hôtel, bien noté pour sa table, qui "fait ses courses" un samedi soir à 17heures, voilà qui eût pu nous inquiéter, voire nous impatienter après une journée plus que remplie de belles découvertes, du marché matinal de Blois à la descente de la Loire via Chenonceaux et La Devinière de Rabelais, les coteaux d'Anjou, Montsoreau et les tapeurs de pommes des caves creusées dans le tuf du même beau blanc crémeux que les petits bourgs se succédant - nous aurions pu faire aussi grise mine qu'aux quelques ondées du jour, mais non: Pierre arrivait bel et bien sur sa pétarelle, suivi bientôt d'autres jeunes gens affables au possible, puis du chef Régis LeGain, et deux heures plus tard tout un monde de dîneurs débonnaires se régalaient de concert - et ce soir tel vin d'Anjou nous parut le plus pur nectar...
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    À vrai dire nous sommes assez peu "gastro", ma bonne amie et moi: guère portés sur les cumuls de toques ou d'étoiles, mais les bonnes choses de la table nous semblent participer de l'âme d'un pays autant que ses belles personnes ou que toute forme d'art ou d'artisanat exprimant son fonds de Qualité comme un savoir-être par savoir-faire.
    Et quelle plus belle et bonne manifestation, alors, de cette Qualité, que la Tapisserie de l'Apocalypse de Jean de Bruges et de cent mains tisserandes anonymes, exposée au formidable Château d'Angers, et déployant son extraordinaire bande dessinée où tous les effrois et les douleurs d'un siècle de guerre et de peste, de famine et de massacres, se mêlent aux appels à l'espérance et au recours à la grâce ?
    °°°
    L'accueil d'un hôtelier à La Noiselée, l'art d'un jeune chef décidé à redorer le blason d'un établissement sur le déclin, la lumière éperdue d'un sourire de reconnaissance sur le visage d'un mendiant le dimanche matin, et cette tenture arrachée à l'oubli des siècles et nous montrant le pire et le meilleur de l'homme - voici ce que nous cherchons, en somme, qui participe peu ou prou de la Qualité.
    Or nous nous sommes retrouvés, ce soir, dans un décor à la Simenon, le long d'une digue de Noirmoutier, entre pacages à fleur d'eau et hauts fonds découverts par la marée basse où s'alignaient bateaux vivants et morts.
    Dans la lumière orange voilée de bruine, le clocher de Saint Philbert m'a évoqué un instant celui de Combray, quelque part dans notre mémoire à tous; enfin sur le fond gris de l'eau et du ciel, juste là, le temps d'une immobile station, rien qu'un instant: ce trait d'encre plus foncé, ce pur hiéroglyphe d'un héron cendré.
    °°°
    Au fil des jours, en voyage, il nous arrive de passer par des moments de flottement, et c'est ainsi qu'hier, sans se l'expliquer, ma bonne amie s'est sentie comme désemparée, un peu perdue, sans repères, se demandant en somme ce que nous faisions là, plutôt qu'ailleurs, me le disant et sans me surprendre du tout vu que je me le demande à tout coup, moi aussi, et pas seulement en voyage: ce que je fiche là - à vrai dire je me le demande tous les matins sans en parler à quiconque, et puis la vie reprend son cours...
    Et de fait il suffit d'en parler: le seul mouvement de recul consistant à se voir comme de l'extérieur, ou de partager son doute avec son compagnon de vie ou de voyage, et c'est reparti: tout se remet en place. Pas plus tard que cet après-midi, sur l'autoroute de Saintes à Bordeaux, j'ai d'ailleurs retrouvé la mention de cette double expérience, du doute et de son dépassement, au tout début de L'Usage du monde dont je nous faisais la lecture à haute voix, lorsque Nicolas Bouvier, rejoignant Thierry Vernet à Belgrade, en juillet 1954, pour se lancer dans le grand périple qu'ils sont censés vivre deux ans durant - l'écrivain voit son ami peintre hésiter, paniquant devant l'énormité du projet, prêt un instant à tout plaquer, et puis non: risquons le coup...
     
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    Notre projet à nous ne comporte aucun risque à vrai dire: nous avons choisi, simplement, de partir quelque temps à travers la France, l'Espagne et le Portugal, sans autre intention que de parcourir et découvrir des lieux encore inconnus, au gré de nos envies ou de nos intuitions. Or après cinq jours à peine il nous semble, déjà, avoir tiré le meilleur profit de ce début de périple, et les mots de Nicolas Bouvier sont là pour nous conforter aussi bien: « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    °°°
    Cet exemplaire de L'usage du monde que j'ai emmené, avec une vingtaine d'autres livres, nous a été dédicacés par Nicolas Bouvier en 1985, l'année de la naissance de notre deuxième fille. Notre ami Thierry est mort huit ans plus tard, en 1993, et Nicolas a quitté ce monde en 1998. Or l'un et l'autre nous restent étrangement proches, de par leur présence au monde, précisément, et des voyages dans le voyage que nous refaisons régulièrement avec eux, comme aujourd'hui les retrouvant en Bosnie, puis à Belgrade, alors que nous traversions les vignobles du Bordelais...
    Le rite consistant, pour ma bonne amie et moi, à lire des tas de textes ou de livres entiers tandis que nous roulons - elle conduit et je lis à haute voix-, nous aura valu maintes fois de voyager dans le voyage, si l'on peut dire, de façon incessamment roborative...
    Sur une seule journée, ainsi, se seront superposés aujourd'hui les « textes » les plus divers: de notre conversation matinale avec Rodolphe Perrin, jeune hôtelier de Coulon qui a vécu sept ans en Suisse romande avec sa compagne et parle avec intelligence et ferveur de son métier; des jérémiades d'Alain Finkielkraut relayées sur une pleine page du Monde, où l'on voit une intelligence non incarnée nourrir une vision du monde racornie; du récit poétique de Claire Krähenbühl évoquant si finement le personnage d'une poétesse au prénom de Louise; de cette page de L'Usage du monde à laquelle je faisais allusion ou, ce soir, de la conversation du patron polonais de notre hôtel de Cap Ferret, du genre aventurier plutôt fortiche nous désignant les survivances de l'Authentique à découvrir dans le pays...
    °°°
    Enfin nous nous sommes trouvés, ce soir, devant l'Océan roulant son magma par delà les dunes de sable très doux, et là que dire grands dieux - comment douter de quoi que ce soit devant CELA ?
    « Si vous cherchez de l'Authentique, ne manquez pas de passer à L'Herbe », nous avait lancé le Polonais de l'hôtel du Port, à Cap-Ferret, et son compère de zinc avait renchéri: « À main droite, vous aurez la Villa algérienne, et de l'autre côté vous trouverez les cabanes. Là c'est du vrai... »
    Et de fait, le lendemain matin, nous nous sommes pointés à L'Herbe, pour découvrir d'abord la chapelle mauresque d'un ancien domaine de fameuse mémoire locale, et, sur une mince bande de rivage surmonté par des résidences plus rutilantes les unes que les autres, tout un labyrinthe de petites maisons de bois multicolores en front de mer, jouxtant une zone de travail où s'activaient de jeunes ostréiculteurs des deux sexes. Et là, entre les cabanons plus ou moins habités, je suis tombé sur un vieux pêcheur à figure boucanée - un « vrai de vrai » à ce qu'il m'a semblé sans que j'aie à lui demander son brevet d'authenticité -, qui m'a dit sa satisfaction d'échapper quelque temps à la folie estivale et celle, surtout. de voir se manifester la relève du métier...
    Quant à l'Authentique évoqué par le Polonais, comment ne pas voir, en de tels lieux littéralement colonisés par l'industrie touristique, qu'il tient, sinon du folklore genre réserve d'Indiens, d'une réalité bien précaire, qu'on se réjouit évidemment de voir survivre mais qu'on respectera d'autant mieux qu'on n'en fera pas un objet de culte...
    °°°
    Je sais de quoi je parle, assis que je suis sur une espèce d'étroit tabouret de bois, à la fois brut et reverni comme une antiquité rurale, qui a dû servir en quelque ferme avant d'être recyclé dans le mobilier du Domaine de Bassilour où nous sommes descendus hier soir, accueillis par un affable jeune Suédois.
    Ma bonne amie cherchait un hôtel acceptant les chiens, pas trop cher et ouvert en cette saison. Faute de mieux, on a passé sur le "pas trop cher" pour deux nuits à un tarif tout de même modeste selon les critères helvètes: niveau trois étoiles, 120 euros la nuit + petit dèje. Ma bonne amie y ayant trouvé le confort qu'elle désirait pour se reposer de 1500 bornes de conduite, depuis une semaine, et la vieille ferme basque, absolument au-then-tique, ne manquant pas de charme, je n'allais pas faire le protestant gâte-sauce malgré le peu de goût que j'ai pour le luxe rustique. Mais quel objet d'observation pourtant !
    Pour un peu, j'ajouterai un chapitre à La Carte et le territoire de Michel Houellebecq, rubrique La Ferme garantie H.Q.E. (Haute Qualité Environnementale), avec installation géothermique, isolation de toiture au chanvre, poubelle en osier dans les chambres pour tri des déchets recyclables, système automatique d'arrêt de l'électricité quand vous sortez, gel de douche biodégradable et parking non goudronné. Le dalaï-lama est invoqué au début de la présentation du Domaine de Bassilour marqué au sceau de l'éco-label européen. On imagine, en prenant son petit dèje à 11 euros, ce que fut cette grande ferme basque jouxtant un vrai château comme il y en a un peu partout en France. Un extraordinaire objet, suspendu au mur de la salle commune aux immenses piliers de pierre, pourrait trouver sa place dans un musée d'art contemporain: superbe ensemble de planches ondulées aux mille pierres serties, évoquant des lames. Le jeune Suédois y voit un outil de traitement des peaux de moutons. Possible. Où est l'authentique explication ? Dans notre chambre admirablement rustique aux poutres apparentes et baignoire à sabots garantis vieille France que les au-then-tiques paysans de Bidarte n'ont pas dû connaître, le chien Snoopy, sous son baldaquin éco-label, médite...
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    Nous avons pensé d'abord, à l'arrêt dans les Landes, que c'étaient des outardes. Des oies sauvages. Les yeux au ciel, les entendant cacarder de loin (les oies cacardent, affirme le dictionnaire), puis déployant leurs formations géométriques en V ou en Y à systèmes variables, nous avons pensé à des bernaches. Bernique: c'étaient, dixit Wikipédia, probablement des grues cendrées. Mais pour l'Authentique, on prendra langue avec des connaisseurs...
    Ce qu'attendant nous sommes remontés dans l'arrière-pays sur le conseil d'un ami voyageur et féru d'îles lointaines, Basque de souche et qui voulait que nous connussions (déclinaison verbale du verbe connaître sans équivalent en basque hivernal) les hauts de la Soule, la vallée du Saison, le village d'Aussurucq, la prodigieuse forêt des Arbailles, le dolmen caché, les chevaux sauvages et l'aigle circonspect, enfin la sublime architecture sans architectes de Saint Jean-Pied-de-Port !
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    Tout cela nous a émerveillés. Bordel que la France est belle! Et ils se plaignen. Avant-hier encore au zinc du bar jouxtant le Super-U d'Arès, le tenancier quadra Léon de Laval nous disait sa honte d'être Français: que les Français sont des feignants, que l'attentisme est la formule de la France actuelle, que les forces vives de la nation sont taxées et pressurées. Et comme on les comprend tous tant qu'ils sont ! Mais aussi: ruades! Français, soyez plus fiers ! Assez de jérémiades ! À tant vous croire supérieurs aux autres vous avez oublié que vous n'êtes qu'une partie du monde. Demain, d'ailleurs, nous serons en Espagne...

  • Le Grand Tour

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    24. Suisse profonde
    Du sentier sinuant au bord du ciel on voit, trois cent mètres plus bas, la petite prairie au tendre vert inclinée vers le lac qu'on appelle Rütli (plutôt Grütli en Suisse romande) et qui symbolise géographiquement et sentimentalement le mythe fondateur helvétique. L'eau de cette partie la plus méridionale du lac des Quatre-Cantons paraît de là-haut d'un vert sombre tendant au noir, sur lequel les bateaux tracent des sillons argentés. Or j'ai beau me sentir peu porté à l'extase patriotique convenue : la magie du lieu ne me saisit pas moins par sa pureté sauvage échappant aux chromos touristiques. Le lieu n'a rien à vrai dire de pittoresque: il est mythique.
    La seule fois que j'étais monté au Rütli, il y a quelques années, depuis le débarcadère, c'était pour y assister à une représentation du Guillaume Tell de Schiller, dans une mise en scène au goût du temps. Des voix conservatrices avaient crié au scandale avant même le spectacle réalisé, qui plus était, par des "étrangers", mais la pièce en sortait au contraire épurée et touchant mieux à l'universalité de la légende. Et la nuit d'été, comme suspendue hors du temps, avait magnifié le souffle du verbe accordé à la magie du lieu.
    Je ne pouvais mieux tomber que sur l'hôtel Tell de Seelisberg pour y passer la nuit, ayant à lire la dernière pièce de mon cher compère René Zahnd, précisément consacrée à Guillaume Tell. La coïncidence était épatante, et d'autant plus que René, dont la dernière pièce jouée, Bab et Sane - dialogue savoureux de deux gardiens de la villa lausannoise de Mobutu, qui a beaucoup tourné en nos contrées et en Afrique -, a toujours cultivé le goût libertaire des personnages hors normes (d'Annemarie Schwarzenbach à Thomas Sankara) dont Tell est une sorte de parangon.
    Lisant donc cette nouvelle pièce, j'ai été heureux d'y retrouver un coureur des cimes sans bretelles suissaudes "typiques", chasseur sans terres bondissant sur les crêtes au dam de ses dames épouse et mère, m'évoquant la figure du contrebandier Farinet de Ramuz ou l'homme des bois de Dürrenmatt. D'ailleurs René me l'a confirmé par SMS après que je lui ai balancé mes premières impressions: "G voulu en faire une espèce de chaman"...
    En outre la story de notre héros national d'improbable origine est bien là avec sa galerie de fameux personnages, du bailli Gessler flanqué d'un ange de noir conseil, soumettant la piétaille locale à sa férule tyrannique, aux Confédérés ligués sagement ou sauvagement selon leur âge, en passant par les femmes dont les choeurs modulent les peines et la révolte.
    Le lieudit Seelisberg désigne la montagne au petit lac dont on découvre en effet, dans un sorte d'écrin de verdure bleutée, les eaux absolument limpides qui accueillent, comme dans l'orbe parfait d'un miroir, le reflet dédoublé des monts alentour et du ciel. D'une parfaite sérénité, l'endroit porte naturellement au recueillement.
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    Mais c'est l'invite à une autre forme d'élévation spirituelle qui se matérialise, à quelque distance de là, au lieudit Sonnenberg (montagne du soleil), sous la forme d'un bâtiment tenant à la fois de l'ancien palace alpestre (ce qu'il fut en effet) et du temple New Age à dorures, à l'enseigne de la Méditation Transcendantale de l'illustrissime Maharishi Maesh Yogi.
    Hélas, comme je restais encore sous le charme du petit lac magique, je n'aurai fait que passer dans le hall d'entrée de cet établissement m'évoquant une sorte de clinique de luxe (une affiche voyante y annonce 24 Heures de bien-être par jour à grand renfort d'Ayurveda) ou de centre de congrès occultes. Du moins me suis-je incliné, respectueusement, devant l'effigie du feu gourou, non sans emporter l'utile documentation consacrée à la commercialisation mondiale de son miel védique, garant de longue vie et de paix entre les peuples. À ma connaissance, ledit miel védique, Maharishi Honey, n'est pas encore coté en Bourse…
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    L'idée d'aller au hasard, sans but précis, après avoir quitté ce coeur présumé de la Suisse mythique, avec l'envie tout de même de retrouver certains lieux d'élection personnelle, du côté de l'Engadine où la lumière est si limpide, là-bas où le Nord le cède au Sud, entre Sils-Maria et Soglio dans le val Bregaglia - cette idée, ou plus exactement ce sentiment ne pouvait pas ne pas céder à l'appel des noms, et le premier fut celui de Maderanertal, signalé à l'échappée de la funeste autoroute du Gothard où je m'étais engagé très imprudemment.
    J'écris bien: la funeste autoroute du Gothard pour ce que cette voie de l'actuel grégarisme impose: pare-chocs contre pare-chocs, camions de brutes et tunnels asphyxiants, et cette évidence odieuse que le consentement est obligatoire à l'exclusion de toute alternative. De quoi se flinguer s'il n'y avait pas sur l'autoradio les voix en alternance de Rossini et de Michael Lonsdale lisant La Recherche, ou de Billie Holiday ou de Lightning Hopkins - et tout soudain la tangente ouverte par le nom de WASSEN et cette autre promesse éventuelle du MADERANERTAL...
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    Il y avait de quoi s'étonner, sans doute, de ce que, parallèlement à la funeste autoroute du Gothard dont l'encombrement vaudrait des heures d'attente à ceux qui s'y agglutinaient, sinuait la plus aimable route nationale, fluide comme une onde, où je me lançai donc avec allégresse jusqu'au pied des roides premières pentes où zigzaguait, presque à la verticale, la route latérale du fameux Maderanertal annoncé. J'écris fameux non sans ironie, sachant le val farouche absolument ignoré de la horde autoroutière, accessible en circulation alternée tant sa route vertigineuse est étroite, défiant tout croisement et entrecoupée de minces galeries donnant sur le vide, mais accédant finalement à la merveille d'un val suspendu largement ouvert à l'azur.
    Or progressant le long de cette corniche taillée en pleine roche, je me rappelai les mots du bailli Gessler, au début du Guillaume Tell de mon compère René Zahd, maudissant "cette nature sauvage faite pour les ours". Et je me dis alors que l'étranger, pas plus que le bailli autrichien, ne comprendrait jamais vraiment la Suisse profonde sans être monté, loin des banques et des kiosques à chocolat, jusqu'au cirque solaire de Derborence par la sombre faille qui y conduit, ou sans entrevoir au moins une fois, comme l'a déploré le vilain Gessler, "ces montagnes qui tombent à pic dans des lacs sournois, ces brumes qui cachent les dangers", mais aussi ces hauts gazons où l'on se sent mieux « capable du ciel »...
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    Le jour déclinant, quelques heures plus tard, deux autres noms m'ont détourné de la route des Grisons que j'avais rejointe par le col de l'Oberalp, du LUKMANIER et d'OLIVONE. Et là, c'était le souvenir des deux autres amis, le peintre Thierry Vernet et sa conjointe Floristella, qui m'a fait aller plutôt vers ce col accédant au Tessin, et cette fois encore, comme à chaque fois que mon regard se tourne vers leurs tableaux, il me sembla communier avec ces si chers disparus. D'abord avec les verts, prodigieusement intenses, pour ainsi dire irlandais, des pentes septentrionales du Lukmanier - et la je m'arrêtai à Baselgia, dont le nom chantait aussi dans mon souvenir, lié au titre de quelque toile de l'un de nos deux amis artistes, pour y visiter une chapelle à lumière d'éternité. Ensuite, par delà le col, les pins succédant aux sapins, avec la lente et sublime descente vers Olivone où je savais retrouver le décor, à la fois épuré et flamboyant en ses couleurs, de celui des tableaux de Thierry que j'ai toujours préféré dans son mélange de contemplation et de fulgurance, évoquant le crépuscule en incendie de couleurs...
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    De Lugano, dont la façade monégasque de place d'affaires me rebute de plus en plus, je m'impatientais de m'éloigner, et le nom de GANDRIA s'est alors imposé à mon attention, me rappelant la proche côte italienne qu'on longe en arrivant des Grisons, sa route calamiteuse et ses hôtels décatis campés tout au bord du lac, mais c'est avec un nouvel étonnement, tout de même, que j'ai passé, ce soir, du front de lac outrageusement luxueux de Castagnola et ses palaces aux obscurs petits bourgs italiens d'après la frontière, semblant réellement d'un autre monde, vingt ou quarante ans en arrière, mais immédiatement plus à mon goût, plus vivants et vibrants.
    Hélas j'arrivais trop tard pour y trouver encore une chambre libre, mais j'avisai alors le nom quasiment effacé, sur un placard de bois vermoulu, de CAMPEGGIO SAN ROCCO, aussi me lançai-je dans la remontée improbable d'une pente à n'en plus finir serpentant entre murs de vignes et jardins suspendus, riant sous cape de pouvoir étrenner ainsi ma tente à arceaux et sardines d'opérette acquise pour l'occase, grimpant et grimpant encore à bientôt cinq cents mètres à l'aplomb du lac, n'y croyant plus au moment de déboucher sur un système de terrasses comme en trouve en Valais ou à Bali, toute dévolues au camping; et déjà le plus souriant jeune barbu m'accueillait et me proposait, plutôt qu'un carré d'herbe pour ma tente à arceaux, vu le mauvais temps qui s'annonçait: une caravane à 12 euros la nuit pourvue d'une véranda de bois à pampres de vigne et luminaires automatiques - bref le paradiso subito...
    Et déjà j'étais prié à souper: dès qu'installé, le jeune barbu, fils du propriétaire des lieux, m'avait proposé de partager le repas du soir avec les rares résidents de ce début d'automne, et voici que, d'autorité, son père proprio des lieux, Gian Carlo de son prénom, octogénaire fort en gueule et en gestes, me sommait de prendre place à ses côtés pour ne plus me lâcher de la soirée. Quatre heures durant, ensuite, je me suis régalé d'humanité comme dans aucun cinq étoiles. De pappardelle maison, bien sûr, et de chasse de saison, arrosés de Nero d'Avola, mais surtout de parlerie fraternelle avec ce vieux conquérant de l'inutile me racontant son équipée d'ado de quatorze ans au Piz Badile, ses virées avec le jeune gang de varappeurs dont Walter Bonatti était le plus talentueux et le plus fou, sa jeunesse au temps du Duce (son irrésistible imitation des discours du Duce), ses transhumances de son Milan natal à ces hautes terres - et la Madre se taisait à ses côtés, le Figlio parlait à une autre table avec deux belles, et deux Bâlois, attachés à ces lieux heureux depuis des lustres, nous avaient rejoints pour refaire le monde en langue alternée de Dante et de Goethe...
    Un jour me disais-je, en regagnant ma capite à tâtons, un peu titubant, aussi cuité que vanné mais heureux quelque part, un jour j'amènerai Lady L. en ce lieu, tout en pensant: ou peut-être que non. Peut-être que si, me disais-je, car elle partage ton goût de la simplicité et du bon naturel, mais comment ne pas se dire, aussi, que ce quelque part est partout ? Or je lui avais déjà dit ce soir-là, débarquant à San Rocco, à elle qui se trouvait pour lors aux Amériques parmi les siens: je lui avais dit par SMS que j'avais trouvé là le lieu des lieux. Mais va: je te connais, je nous connais, nous avons déjà notre cabane au Canada - e la nave va...
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    Se faire réveiller par les doigts de la pluie tambourinant sur la tôle d'une caravane à douze euros la nuit relève du confort si l'on songe qu'il est des pays où il ne pleut jamais et dans lesquels douze euros représentent plus qu'une somme, mais cette musique matinale ne m'a pas enchanté ce matin que par défaut: c'est en effet que je préfère, en bohème demeuré, cette sorte de bien-être frugal au fade wellness à programme-santé et autres bains de bulles.
    En outre la pluie incite à la lecture, et c'est ainsi que j'ai repris, sous ses pizzicati, celle de L'Université de Rebibbia de Goliarda Sapienza, me replongeant dans l'Italie du peuple et du Padre padrone d'hier soir, du seul côté cependant des femmes.
    Goliarda est une artiste intello de haute volée, fille de grands militants du socialisme historique et elle-même célèbre à un moment donné sur les planches italiennes (elle fut en outre l'assistante de Luchino Visconti), qui s'est fait volontairement foutre en taule en chapardant les bijoux d'une amie friquée, et ce livre magnifique raconte comment, de la dépression où elle s'enfonçait, elle s'est sauvée en se mêlant aux femmes "perdues" de Rebibbia, voleuses ou junkies, meurtrières ou "politiques" liées au terrorisme de la fin des années 70 - telle étant l'université de Rebibbia, prison romaine pour femmes où Goliarda en apprend un bout de plus sur la vie.
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    La lecture et la prison sont de meilleurs refuges, quand il pleut, que les cimetières, mais le nom de MORCOTE m'est alors revenu je ne sais pourquoi, lié à quel souvenir d'enfance, et j'allais y aller ,mais j'ai noté encore cette phrase de Goliarda qui évoque un bonheur d'amitié lui venant en prison: "Le moment le plus beau - qui n'en a fait l'expérience ? c'est quand votre soeur vous passe autour des bras un écheveau de laine souple. On est assise sur le lit et elle commence à enrouler ce fil infini: petit cocon, au début, qui tout doucement, suivant la voix qui raconte, grandit jusqu'à devenir gros et rond comme un soleil"...
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    Et cela s'est fait comme ça: le temps de mon pèlerinage à Morcote, alors que je m'attardais dans le petit cimetière lacustre à terrasses superposées jouxtant l'église de Sant'Antonio Abate accrochée à la pente: le soleil a fendu la grisaille pour se poser sur cette femme de bronze noir, comme enclose dans son silence compact et doux à la fois, parfaite de forme et comme hors du temps, signée Henry Moore et veillant sur le repos durable de je ne sais quel riche notable du nom de Carlo Bombieri.
    Goliarda Sapienza n'a pas eu droit à si prestigieux hommage, mais la pente de Morcote m'a rappelé celle de Positano cher à son souvenir, et la stèle funéraire élevée à Gaeta, où elle repose, porte cette inscription non moins pure et parfaite: À la mémoire d'une voix libre...
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    L'occidental tourisme avide de clichés moites n'en finit pas d'entretenir les images édulcorées d'un Sud de plaisance alors que le vrai Sud est âpre et noir ardent comme la pierre volcanique de Stromboli, dur comme une tête de mule sarde et aussi impavide que la tarentule ou son exorcisme dansé qu'est la tarentelle.
    Or on retrouve les reliefs de cette âpreté dans les hautes vallées des Alpes méridionales, du Piémont au Frioul et bien au-delà, et le val Verzasca, plus encore que le val Maggia, en conserve encore quelques traces dans ses hameaux latéraux aux rustici non encore acclimatés, alors que le tout petit et non moins exemplaire musée ethnographique de Sognono, tout au fond du val s'évasant à l'ensoleillement, veille sur la mémoire des lieux sous la garde avisée de Jana la Tchèque...
    C'est elle, Jana la Tchèque, quadra mariée en ces lieux depuis une vingtaine d'années et qui connaît, d'expérience, le caractère farouche des habitants du lieu, qui m'a fait visiter les petites salles de la vieille maison de pierre et de bois à trois étages, conservée en l'état de ses diverses pièces (cuisine commune pour deux familles, chambres à coucher mais aussi classe d'école), elle aussi qui, la première, m'a révélé l'existence des spazzacamini, enfants de la misère commis en petits groupes émigrants au ramonage des cheminées - la taille des plus petits favorisant évidemment le nettoyage des conduits les plus étroits - dont témoigne aujourd'hui une exposition en ces murs et toute une littérature.
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    D'aucuns ne voient de la Suisse que sa façade rutilante et satisfaite, et pas mal de nos compatriotes s'en frottent la panse en invoquant leur seul mérite. Or je n'aurai pas l'hypocrisie de leur cracher dessus, bénéficiant comme tous de notre prospérité récente, mais le souvenir des petits spazzacamini, figures à la Dickens dont on n'a longtemps parlé qu'avec honte tant ils symbolisaient la misère de ces régions, me rappelle que mes grands-pères maternel et paternel, contraints eux aussi à l'émigration, se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l'hôtellerie, comme, me raconte Jana la Tchèque, de nombreux émigrés tessinois ont fait souche en Californie ou ailleurs. Nul folklore avantageux, au demeurant, dans ces remémorations, mais tels furent les faits, qui nuancent l'image d'une Suisse née coiffée...

  • Le Grand Tour

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    23. L'appel du bleu
    Il y avait hier, tout en bas du ciel de tôle faisant rideau de fer sur les vagues noires remontant jusqu'aux dunes de Marseillan, comme une lande de bleu très bleu là-bas vers l'horizon montueux de la lointaine Côte vermeille, et tout de suite le nom de Collioure m'est revenu avec les mots du coloriste irradiant que fut Matisse ce fauve été-là de juillet-août 1905, nous enjoignant d'y aller dans la foulée: «Il n'y a pas en France de ciel plus bleu que celui de Collioure. Je n'ai qu'à fermer les volets de ma chambre et j'ai toutes les couleurs de la Méditerranée chez moi».
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    Le temps d'y rouler je nous ai lu, à haute voix, les cinquante premières pages du nouveau roman de Martin Suter, intitulé Le temps, le temps et ressaisissant, dans un climat d'inquiétante étrangeté parano, la confrontation de deux voisins vis-à-vis s'épiant l'un l'autre avec méfiance après avoir vécu le même choc de la perte prématurée de leur compagne; le plus âgé développant toute une théorie sur le fait que le temps ne passe pas en réalité, et toute une conduite d'exorcisme pour en conjurer les trop évidentes conséquences.
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    Ensuite parcourant le dédale de la forteresse séculaire du Château royal dominant le port de Collioure, je me suis rappelé les derniers jours d'Antonio Machado et de sa mère, dans un petit hôtel où leur exode aboutit en février 1939, dans les conditions les plus précaires (le poète et son frère José se prêtant leur seul pantalon encore présentable pour apparaître en public...) et le climat de désespoir que Pablo Neruda évoque dans un hommage: "La guerre civile - et incivile - d'Espagne agonisait de cette manière: des gens à demi prisonniers étaient entassés dans des forteresses quand ils ne s'amoncelaient pas pour dormir à même le sable. L'exode avait brisé le coeur du plus grand des poètes, don Antonio Machado. Ce coeur avait cessé de battre à peine franchies les Pyrénées. Des soldats de la République, dans leurs uniformes en lambeaux, avaient porté son cercueil au cimetière de Collioure. C'est là que cet Andalou qui avait chanté comme aucun autre les campagnes de Castille repose encore".
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    Et dans le même petit livre racontant Les derniers jours d'Antonio Machado, publié par Jacques Issorel aux éditions Mare Nostrum en 2002, avec toute une série de témoignages sur les circonstances de cette triste et noble fin dégagée de ses fables posthumes, le poète Gumersind Gomila ajoute ces mots défiant le temps qui passe, devant la première humble tombe que remplacerait plus tard un monument plus solennel : "Sur la pierre tombale bien déserte, / sans aucune date ni aucun nom, / toute blanche, en marbre, / la lune se plaît car elle luit. / Et elle vit pour toi la lune claire / et chaque étoile vit pour toi, / et tout respire la poésie /comme si ta parole se répandait ».
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    L'incomparable bleu et toutes les couleurs de Collioure ont inspiré les peintres, ainsi que le rappellent les murs du bar des Templiers, couverts de tableaux, et l'on pense évidement à Signac qui en fut le premier découvreur, à Derain, à Gauguin et plus encore à Matisse pressentant lui-même le génie de Cézanne, mais c'est encore le poète Gomila qui dit cela si bien de ses mots simples et clairs: « La barque repose sur la plage, / les viles sèchent et les filets; /là-haut, là-haut, une mouette chante la vie et la clarté" (...) "Que dit le rossignol qui passe /et reprend haleine, posé sur la croix ? / Il dit que la vie est belle, belle, /comme un profil de Liberté. / Il dit à ceux qui ne peuvent plus le voir / que le ciel est bleu et bleue la mer ... »
     
    Peintures et dessin: Matisse, Derain, Picasso.
  • Le Grand Tour

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    22. Sète, rue du Génie
    La pluie sur la mer nous ramène à tout coup en librairie, et l'escapade s'imposait d'autant plus, ce matin, que la fiction et les faits se conjuguaient pour accentuer le poids du ciel: j'avais entrepris la lecture du Chinois de Henning Manckell, dont les premières pages ruissellent du sang de dix-neuf innocents massacrés dans le même petit bled enneigé du nord de la Suède plombé par le froid, et ma bonne amie suivait, sur son Mac, la diffusion de la conférence de presse donnée par la police et les autorités lausannoises après l'odieux assassinat de la jeune Marie par un tueur imprudemment relâché dans la nature malgré une première condamnation pour meurtre.
    Bref, la perspective d'une virée à Sète, même par temps moche, nous souriait d'autant plus que nous aimons la cité de Brassens et de Valéry depuis tant d'années que nous y revenons, attirés aussi par la Nouvelle Librairie Sétoise et ses tenanciers de haute compétence, où nous avons déjà claqué des fortunes.
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    Sur la route longeant les eaux du bassin de Thau, aussi puantes que la conscience d'un Méchant, nous avons souri de concert, ma bonne amie et moi, tandis que je lui faisais la lecture de Daisy Miller, la nouvelle de Henry James qui se situe - je ne me le rappelais pas - dans notre bonne petite ville lémanique de Vevey, et commence plus précisément dans les jardins de l'hôtel des Trois Couronnes où, il y a dix ans déjà, nous aurons fêté nos vingt ans de vie commune.
     
    Daisy-Miller.jpgAprès les trente première pages affreuses du Chinois, celles de l'immense romancier faisaient irradier le charme piquant de la jeune Américaine, non sans nous amuser quand elle désigne « là-haut » les tours du château de Chillon famous in the World, évidemment invisible des jardins en question. Mais la fiction a de ses droits, n'est-ce pas...
     
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    Lorsqu'on établira enfin une Carte du Tendre des meilleures librairies littéraires francophones, entre La Liseuse de Françoise Berclaz à Sion, La Librairie de Sylviane Friederich à Morges et leurs homologues de Besançon à Bordeaux ou Manosque, entre trente-trois autres, on aura garde d'oublier la Nouvelle Librairie Sétoise qui nous émerveille, à chaque fois, par l'excellence de son fonds, de son choix de parutions récentes et des conseils de ses passeurs.
    Nous n'étions pas là depuis cinq minutes, cette fois, que la patronne du lieu me racontait le nouveau roman de Martin Suter, Le temps, le temps, paru ces jours chez Bourgois, après que je lui eus raconté La Nuit de Frédéric Jaccaud; et moins d'une heure plus tard nous repartions avec les entretiens de Françoise Jaunin (ma chère ex-collègue de 24Heures) avec Pierre Soulages, le commentaire du Balcon de Genet par Alain Badiou (Pornographie du temps présent), les deux derniers romans d'Amin Maalouf (Les désorientés) et d'Andrea Camilleri (L'âge du doute), une enquête historique de Tidian N'diaye sur le néo-colonialisme chinois en Afrique (Le jaune et le noir) propre à compléter la fiction de Manckell sur le même thème, plus Superman est arabe et C'est ça la mort de Donald Westlake pour ma bonne amie, et pour moi le dernier album de Fred (Le train où vont les choses) afin de renouer avec l'inoubliable Philémon, le texte testamentaire de Stig Dagerman (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier), plus encore Le parti pris des animaux de Jean-Christophe Bailly qui sonde, comme le souligne l'auteur, l' « énigmatique du vivant » et dont le titre d'un des essais fait écho méditatif à la lecture de La nuit de Frédéric Jaccaud, tragiquement pétri de ce thème: « les animaux conjuguent les verbes en silence »...
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  • Le Grand Tour

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    21. Nyctalopes
    Je m'étais représenté JDD sombre et plus ou moins dément à la lecture d' Invention des autres jours, son premier opus paru chez Attila, nos échanges initiaux avaient confirmé cette impression d'avoir affaire à un type étrange, accentuée par la découverte de ses photos de farouche lycanthrope, et pourtant c'est un compère très doux, très tendre paternel de deux très beaux enfants et très bon compagnon de sa gracieuse moitié comédienne et danseuse, que nous avons rencontré l'an dernier à Montpellier avec les siens devenus, depuis lors, nos amis sûrs.
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    Autant dire que ce fut une fête, hier, de retrouver le charmant quatuor, de se balader ensemble par les ruelles (rues des Soeurs noires, rue des Rêves et autres venelles bien nommées) du vieux Montpellier avant d'assister de loin, en les murs d'Aigues-Mortes, aux mouvements de la Bataille des Nations rassemblant la fine fleur mondiale des jeunes croisés médiévalisants pour des combats de « full contact en armures », enfin de nous retrouver sur le pont de l'Adelante du frère de JDD, à l'estacade de Port Camargue, à parler voiles latines et cinéma américain tandis que la nuit se faisait et que JDD nous dédicaçait son dernier livre paru la veille...
     
    °°°
    Le hasard me fait lire, ce matin de tramontane glaciale, deux livres qui évoquent, avec le même souci d'objectivité pour ainsi dire hyperrréaliste, la ville-monde en ses derniers avatars. Sous le pseudo d'Emile Dajan, notre ami Jean-Daniel Dupuy, alias JDD, investit, dans Zoneapolis, l'univers des grandes surfaces commerciales en lesquelles il voit la résurgence des forteresses de jadis, qui seraient à la fois des temples et des mausolées du présent où Tout se trouve à la fois à portée de main et comme dérobé. "Car dans ce Marché Supérieur, tous les échantillons peuvent être emportés. Mais Tout est illusion. Car Tout est à vendre. Aqueuse est la pisse et le désir se nourrit de son manque".
    Or ce "manque" se retrouve illico dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, vaste contre-utopie nocturne située dans la ville-monde la plus au nord d'une Europe à bout de souffle et de sève, dont les moroses autochtones survivent à côté de hordes de viveurs débarqués des pays voisins pour s'éclater dans les boîtes de cette espèce de Babylone jouxtant la banquise.
    Il me plaît alors de lire, au sud des parapets européens où, le soir, de prétendus libertins se massent dans la mousse de maussades parties, ces deux livres lucides et purs dont la manière noire tranche d'avec la grisaille ambiante à nuances convenues.
     
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    Dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, un certain Aleksy Linden, progammeur-compileur aussi virtuose que misanthrope, qui a rêvé de changer le monde, les lois de la physique, les règles sociétales et la combinatoire des nébuleuses, se coupe bientôt de ses semblables pour se claquemurer dans le virtuel, survivant matériellement du commerce de ses bricolages informatiques et se complaisant finalement à "traquer sa propre trace, en alimentant lui-même des rumeurs à son sujet sur les forums".
    On ne fait pas mieux dans le noir constat impliquant, à la fois l'aliénation contemporaine à son point d'auto-anéantissement, et l'exorcisme de sa représentation.
    Telle est d'ailleurs la vertu de la manière noire, en littérature, qui force le regard à raviver son désir de couleur, n'était-ce qu'en découvrant les nuances moirées de la nuit - comme dans la peinture de Soulages, très présent ces jours à Montpellier en attendant l'ouverture de son musée. Retour par conséquent au spectre tonifiant des couleurs de la vie à quoi nous renvoient, subrepticement, les révélations du noir...

  • Le Grand Tour

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    20.Cité du soleil
     
    À la fin le bleu commençait à nous manquer: nous devenions maussades autant que des Hyperboréens, et ça ne s'arrangeait pas ces derniers jours: donc nous sommes partis ce matin à dix heures de nos monts transis où les premiers narcisses perçaient timidement dans le brouillard glacé, et nous sommes arrivés au Cap d'Agde à six heures du soir, par grand beau.
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    Un épisode à la Tati m'a vu trépigner devant la porte de notre studio 59 du Bloc D de l'Héliopole où nous revenons chaque année depuis 25 ans, m'acharnant avec les deux clefs sur la serrure alors que la porte était restée ouverte, juste rétive à l'accueil. Mais voilà, nous y étions: un double éclat de rire a donc marqué notre arrivée et notre belle humeur retrouvée...
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    Quant à la descente, elle s'est faite en glissade par les autoroutes, le soleil nous rejoignant à la hauteur d'Orange, comme son nom l'indique; et du coup nous avons été requinqués alors que je lisais à haute voix, à ma bonne amie conduisant la Jazz selon la tradition, le dernier roman de Pascale Kramer (Gloria) qui nous a tout de suite scotchés.
    J'ai passé à côté de ses deux romans précédents, dont L'implacable brutalité du réveil est paraît-il un beau livre; elle croit peut-être que je lui fais la gueule alors qu'il n'en est rien, enfin bref: la vie est comme ça et c'est d'ailleurs pourquoi j'aime les livres de Pascale qui disent cela à leur façon unique: les gens dans la vie sont comme ça...
     
    °°°
    Si nous revenons depuis tant d'années en ces lieux plus ou moins futuristes (style Metropolis méditerranéenne middle class française des années 60) et décatis sur les bords, c'est essentiellement pour la mer immédiate et les vingt bornes de dunes qu'on peut suivre à pied jusqu'à la plage sétoise chère à Brassens, les alvéoles locatives bon marché dans l'immense amphithéâtre ouvert sur la Grande Bleue, l'interdiction faite à toute circulation automobile sous nos terrasses et les commerces à trois pas.
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    Guère intégristes en matière de naturisme, nous n'avons pas pour autant détesté la liberté de vivre à poil aux âge où nos chairs s'épanouissaient encore, nos petites filles n'ont pas été effarouchées de voir « toutes ces saucisses », selon l'expression de la benjamine, puis les années ont passé, la pudeur des jeunotes s'est développée, les « libertins » ont débarqué avec leur fric et leur ostentation sexuelle fauteuse parfois de conflits ouverts sur les plages, le climat des lieux s'est un peu gâté quelque temps mais le bon naturel des gens, la mer, les dunes et la Librairie sétoise, les moules du Grau d'Agde et la France profonde du Cantal et du Midi libre ont concouru à entretenir notre fidélité et notre plaisir débonnaire à la revenance.
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    Bref, nous allons passer vingt jours de plus à l'héliopole, ma bonne amie a pris ses livres et j'ai pris les miens à lire plus celui que j'ai en route, notre matos de dessinage et d'aquarelle, nos vieilles osses et nos coeurs indéfectiblement accordés...
     
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    Les ciels de mer sont à peindre en ces jours changeants. Les grands nuages blancs comme amoncelés, présages d'été, du côté de l'arrière-pays des Corbières, semblent attendre on ne sait quoi, pas menaçants mais non moins présents, immobiles, faits pour être peints à la gouache plus qu'à l'aquarelle; ou alors celle-ci bien plastique, bien à-plat dans les blancs arrondis du cumulus affirmé, ensuite avec des nuances de gris qui feraient pressentir le possible mouvement prochain.
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    On connaît les ciels bretons de Boudin, mais je ne sais aucun peintre de ciels languedociens chargés de grands nuages barrant ainsi le ciel de terre vers les Pyrénées, tout autrement évidemment qu'en Beauce, à Combrai ou dans l'arrière-pays vaudois - et moins encore de metteur en scène pictural de ce qui se prépare à l'instant de l'autre côté, tandis que la tramontane se lève sur les dunes dans le ciel, là-bas, vers le mont Saint-Clair, au-dessus de Sète.
     
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    Ensuite on a donc découvert, comme un fait accompli, ce ciel noir du soir à traînées oranges virant au rouge sombre par imperceptibles pression de doigts invisibles. Le photographe allait pour sauter sur son appareil, non sans pressentir que rien ne serait retenu à temps de cette apparition de lourdes panses d'ânesses groupées et vues de dessous, et leurs veines de sang - tout ce magma d'un instant presque dramatique au-dessus d'un deuxième arrière-ciel encore très bleu presque doucereux, pour ainsi dire pervenche, que le peintre éventuel tâchera de se rappeler alors que le tableau se fait bientôt de pleine encre...
     
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    Enfin ce même soir m'est arrivée, par courriel côtier des hauts de Toulon, cette bonne missive d'un des rares scribes bluesy de mes âges, auteur d'ailleurs du roman Blues et de cantilènes aux mémoires de Miles ou de Billie Holiday, tout récemment de la formidable Saison sabbatique et qui, en notre jeune temps, fut l'un des seuls storytellers de moins de trente ans à m'enchanter durablement avec Le Buffet de la Gare et La couleur orange, plus tard avec ses incomparables récits des Jours de vin et de roses - ce sacré bougre de compère au nom d'Alain Gerber qui me dit ce soir que, peut-être, le blues serait une espèce de grâce donnée en partage à qui veut bien la recevoir et la faire rayonner...
  • Le Grand Tour

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    19. Chiens de la Seine
     
    Je me trouvais tout à l'heure à la cafète du Louisiane quand, ouvrant à peine ce livre intitulé Séismes, son incipit me cloue: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Cloué, je te dis. À deux tables de là, dans l'espèce de couloir malcommode de la caféte du lieu mythique (mais oui, tu te rappelles: Henry Miller y a baisé tant et plus et Cossery y a défunté après des années à se momifier au sixième), le couple classique des intellos américains mal dans leurs vieilles peaux maugréait je ne sais quoi sous l'effigie en bas-relief plâtreux de je ne sais quel fondateur évoquant à la fois le profil de JFK et ceux de Scott Fitzgerald ou d'Hemingway jeune, et j'en reviens à l'humour noir si juste de ce constat fleurant le réalisme terrien de nos cantons: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
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    Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz m'avaient épaté. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang".
    Mais là, page 7 de Séismes, la chose, dont je n'attendais pas vraiment le foudroiement (j'aime bien Meizoz quand il échappe à son carcan d'universitaire bourdieusard bon teint, sans attendre de lui le feu du ciel, en tout cas jusque-là), j'ai pris ma fine pointe Ball Pentel et j'ai recopié dans mon carnet Paperblanks Black Maroccan format bréviaire: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l'aube pour le travail, je l'entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. Puis il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. L'appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu'il signait d'un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l'appartement jusqu'au soir".
    Ah mais ça: je ne pensais pas vraiment lire du Meizoz à Paris, ou alors dans le TGV du retour, demain serait bien assez tôt ! Et puis non: c'est avec Jérôme que je me suis résolu à prendre le métro tout à l'heure direction pas de direction, peut-être Saint-Denis ou Montrouge, peut-être les Buttes-Chaumont ou peut-être place Paul Verlaine où, une après-midi d'il y a bien des années, je lisais Les Palmiers sauvages de Faulkner quand il s'est mis à pleuvoir d'énormes gouttes dont le livre, j'te jure, garde la trace de la sainte onction...
    Le métro parisien est l'idéal salon de lecture roulant de
    tournure populaire, qui réduit à néant le préjugé selon lequel plus personne ne lit. Tout le monde lit au contraire dans le métro, j'veux dire: le métro parisien , et la preuve ce matin c'est que je dérange deux voyageuses en train de lire Joël Dicker pour continuer de lire Meizoz. Et tout de suite, d'Odéon à Châtelet, je me retrouve, à lire Séismes, dans la situation précise où, une autre année, je m'étais trouvé, dans une carrée de la rue de Lille que m'avait prêtée mon ami Tonio, alias Antonin Moeri, à lire Le Laitier de Peter Bichsel qui, subitement, m'avait ramené la voix de mon grand-père paternel dont les litanies allaient devenir un livre.
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    De la même façon, les séquences de la remémoration des années d'enfance de Meizoz, dans un monde à peine moins archaïque que celui de mon Grossvater, ont commencé de se déployer comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détachait précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse - mais voici qu'à Châtelet il fallait changer de rame...
    Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonniers", mais son récit évoquant les débuts de la télé fait aussi apparaître un certain politicien (j'ai cru reconnaître le compère Jean Ziegler) qui martèle à la lucarne que la Suisse est une espèce de coffre-fort enterré aux multiples ramifications souterraines, et j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser.
    Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent comme chez Fellini (avec la chair qui s'éveille et les filles qui rôdent au bord du Rhône), et comme pour accompagner ma lecture je vois Paris se transformer sur la ligne de Saint-Denis, et tout soudain l'idée me vient d'un pèlerinage au Cimetière des chiens, donc je sors à La Fourche, je switche sur la ligne de Gennevilliers, je descends à Mairie de Clichy, je m'engage sur le boulevard Jean Jaurès présenté come "apôtre de la paix", je poursuis à pied sur le pont enjambant la Seine et là que vois-je à mi-fleuve: cette inscription de mémoire qui me scie le coeur, rappelant qu'ici des manifestants pacifiques furent jetés au fleuve le 17 octobre 1961.
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    Quant au Cimetière des chiens c'est un poème, et d'abord le poème des noms, à commencer par celui de Barry dont le considérable monument de granit se dresse à l'entrée de l'inénarrable nécropole et me ramène aux chanoines valaisans qui se sont efforcés de dresser, aussi, Jérôme Meizoz.
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    On n'oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Pour ma part, je me rappelle cette anecdote rapportée par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s'y reprend à deux fois car l'animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment qu'il tombe à l'eau avec le chien, qui le repêche...
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    Je ne me lasse pas, dans le métro parisien, de regarder les gens. Pour échapper à l'effet de masse et de presse découlant évidemment du surnombre en mouvement brownien, je concentre mon regard sur les visages et les mains. Hier ainsi, sur le trajet de la banlieue nord, les mains se faisaient de plus en calleuses ou gercées, et les visages de plus en plus arabes ou africains; et comme il y avait plus de jeunots que de jeunotes, et de moins en moins mélangés, je me suis rappelé la psalmodie de Grand Corps Malade sur le thème de Roméo kiffe Juliette, après quoi j'ai remarqué de plus en plus de visages de mères en soucis.
     
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    Autant que les longs vols, que j'exècre, les trajets solo en TGV m'ont toujours semblé coupés du temps, voire de la vie. L'homme du TGV, à portable et calculette, est à mes yeux l'incarnation par excellence du zombie de fourmilière humaine; cependant un livre, un voisinage moins nul, ou l'alcool aident plus ou moins à passer d'une rive à l'autre de ce fleuve de vide.
    Or l'alcool m'étant interdit ces jours pour excès de médics, je me suis replongé, le temps de mon retour de Paris, dans les récits de Tchékhov et, plus précisément, dans la terrible nouvelle intitulé Volodia, tandis que ma très jeune et jolie et blonde et fine voisine soupirait, à la lecture de Closer, sur un reportage consacré à la mort de Gérald au premier jour de tournage de l'imbécile série de Koh-Lanta.
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    C'est entendu: nous pleurons tous Gérald Babin, mais son pauvre sort sera bientôt liquidé par pertes et profits sur l'autel vénal des simulacres d'évasion, alors que le coup de feu qui met fin volontaire à la vie de Volodia, jeunot de dix-sept ans succombant au désespoir, retentira à jamais dans la nuit de nos mémoires.
    °°°
    De Montreux, jadis station lacustre pour Anglais, à l'Oberland bernois idyllique où tant de Russes de renom ont passé, de Tolstoï ou Tourgueniev à Nabokov brandissant son filet à papillons, le train préalpin qui me ramène à notre nid d'aigle figure au soir une volière de perruches hispaniques ou latino-américaines regagnant leurs pensionnats de haut renom. Toutes terroriseraient mon pauvre Volodia.
    Or, nul mieux que Tchékhov n'a dit, comme dans cette nouvelle, le désarroi d'un garçon sensible se sachant laid, maladroit, humilié par sa mère volage et servile, ensuite pour ainsi dire violé par la coquette à laquelle il a osé avouer son impudent amour - nul n'a mieux suggéré le désespoir d'un garçon taxé de « vilain canard » par la dinde qui vient de s'offrir à lui, nul n'a décrit en si peu de pages le dégoût éprouvé par un coeur tendre pour le monde immonde des futiles - mais voici que j'aperçois quelqu'un que j'aime là-bas sur le quai, et c'est, ma parole, une dame au petit chien...

  • Le Grand Tour

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    18. L’automne au Yorkshire
    Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts.
    Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.
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    L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !
     
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    Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne.
    Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.
    Or la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...
     
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    L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...
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    On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...
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    Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...
    On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragrances en bouquets...
     
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    Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...
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    C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.
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    Or j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.
     
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    Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:
    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".
    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":
    « Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel »./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs ».
     
    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: « Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement ».
    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, «impersonnage» fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire: un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: « Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif ».
    J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ». La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.
    °°°
    Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...
    Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.
    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...
    °°°
    L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.
     
    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois « capable du ciel »...

  • Avec Pessoa, via Pajak, Personne devient Tout-le-monde…

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    Dans le dernier volume de l’entreprise littéraire et picturale unique que représente assurément le Manifeste incertain, Frédéric Pajak, gratifié récemment du Grand Prix suisse de littérature 2021, combine une suite autobiographique très attachante et l’exploration à la fois bien documentée et toute personnelle du fascinant univers de Fernand Pessoa, poète aux multiples hétéronymes dont l’essentiel de l’œuvre, inédite, reposait, après sa mort, dans une malle cadenassée…
     
    Le nom de Personne, dont on dit qu’il vient de la langue étrusque et qu’il désignait le masque du comédien, est le sujet d’un jeu de mot fameux d’un épisode non moins illustre de L’Odyssée du vieil Homère aux doigts de prose, où l’on voit Ulysse le rusé se nommer ainsi (« Mon nom est personne ») pour échapper aux cyclopes avec son équipage de marins ; et ce même non est celui d’un poète devenu célèbre sous au moins trois autres hétéronymes, né Fernand Pessoa (personne en portugais) à Lisboa (Lisbonne en français) le 13 juin 1888 et mort en 1935 en laissant une œuvre considérable dont n’avaient paru que quelques opuscules et autres textes poétiques ou critiques.
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    Or, s’il avait été un petit quelqu’un en littérature de son vivant, Pessoa portait bien son nom de Personne à sa mort, humble fonctionnaire très alcoolisé en pardessus gris muraille et chapeau sans fantaisie, dont la postérité a frisé l’avortement autant que celle d’Henri-Frédéric Amiel, lequel avait ordonné la destruction de son Journal intime comptant plus de 16.000 pages, ou que celle de Franz Kafka auquel son exécuteur testamentaire Max Brod désobéit en ne brûlant rien non plus de son œuvre immense, contre sa volonté.
    Et voici qu’après un peu moins d’un siècle, notre obscur rond-de-cuir, impersonnel en dépit de son nom, se retrouve pour ainsi dire poète national, sur lequel tout a été écrit et commenté au gré d’innombrables publications et colloques… Alors pourquoi, gentil senhor Pajak, en rajouter, vous qui n’êtes pas spécialiste pour un centime d’euro ?
    Entre récits de vie et reportages d’idées
    Est-ce parce que Pessoa est devenu « culte », selon l’expression à relent publicitaire, que Pajak s’est intéressé à l’œuvre et à la destinée de cet écrivain ? C’est possible, et ça ne me gênerait pas autrement, mais je crois qu’il y a autre chose, qui fait que l’auteur bifide s’est arrêté, dans ses variations autobiographiques illustrées, à Pavese et à Schopenhauer, à Nietzsche et à Ludwig Hohl, à Walter Benjamin ou à Marina Tsveteava et à Emily Dickson, entre autres «personnes» fort différentes les unes des autres mais fortement personnelles et en outre vues par lui «comme tout le monde», disons plus précisément: comme les individus réunis par le symbole vestimentaire des gilets jaunes ou comme Jésus de Nazareth - ce dernier rapprochement ne relevant pas du délire mais du fait que ce neuvième et dernier volume du Manifeste incertain commence bel et bien, dans une méditation sur la démocratie et la liberté par une évocation de la fronde populaire française et s’achève sur une vision différenciée combien humaine du rabbi Iéshoua…
    Dans l’introduction brève de son livre, avec le contrepoint de « portraits » d’arbres, Pajak précise ce qu’il entend par incertitude dans son intention de représenter le « paysage d’un sentiment familier », mélange de souffrance et d’acuité lucide, de joie et d’anxiété, perception de sa propre réalité dans le concert souvent confus et les sarabandes où la danse des autres se mêle à la sienne ; et d’expliquer alors que, sans les « choisir » forcément il se sera senti proche de ces « ratés magnifiques » qui n’auront été reconnus de leur semblables, et dans leurs vraies dimensions, qu’après leur mort, tels précisément qu’un Walser ou un Kafka, un Van Gogh ou un Pessoa.
    Frédéric Pajak lui-même est une sorte d’irrégulier aux règles personnelles rigoureuses, artiste et journaliste-essayiste-poète-éditeur autodidacte plus ferré dans ses sujets que maints diplômés, marginal sans l’être car participant à l’esprit du temps comme le furent un Arrabal ou un Roland Topor dont il n’est pas loin de la tonalité « panique », enfin amateur au noble sens de celui qui aime plus qu’il ne se réclame d’un standing social – et tel fut, en auteur polymorphe à la fois présent dans son milieu et comme « à côté », Fernando Pessoa et ses multiples avatars, ses obscures passions et leurs apories, son génie innombrable et sa façon de rire avec les petits enfants.
    Le journaliste français Jean-Claude Guillebaud a forgé, naguère, le concept de «reporter d’idées», signant quelques grands essais splendides marqués, entre autres, par la pensée anthropologique d’un René Girard. Or Pajak, dans ses investigations pluralistes dessinées et poétiques - au sens le plus composite -, participe de la même curiosité généreuse et, surtout, de la même liberté d’esprit dans ses jugements ou dans les rapprochements qui lui font parler, de sauts en gambades, de l’historien Augustin Thierry aussi pertinemment que du moraliste Joubert, sur le même ton qu’il parle du petit chat Thésée, des recherches ésotériques du jeune Alexander Search (l’un des premiers hétéronymes de Pessoa) ou de son pote gauchiste Jean-Christophe, d’Ofélia la seule amour de Fernando qui la menaçait d’une bonne fessée faute de savoir l’aimer comme il faut ou de ce Jésus qui, comme le Juif errant, a couru le monde et baigné son corps éternel de rivières en fontaines en fabriquant, ici et là, Dieu sait quoi pour Dieu sait qui…
    L’écriture et la lecture pour lever le masque
    J’étais en train de relire le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, philosophiquement le plus profond et le plus astringent des hétéronymes de Pessoa, quand j’ai commencé de lire le neuvième volume du Manifeste incertain, avant la deuxième vague de la pandémie dont Pajak parle du début comme d’un révélateur, tel exactement que je l’ai ressenti.
    Je m’étais remis à Pessoa en vue d’un texte destiné à la revue Instinct nomade de Bernard Deson, j’avais relu L’innombrable, un tombeau pour Fernand Pessoa, très remarquable approche de Robert Bréchon que cite d’ailleurs Pajak à diverses reprises, mais je ne me doutais pas que le Pajak en question allait publier, en même temps que «notre» revue, un pavé de 350 pages qui constituerait une suite très substantielle intégrée dans mes lectures de ce tournant d’année virale.
    Cela pour dire que lire les neuf volumes du Manifeste incertain doit se faire comme il a été écrit, à savoir « dans la vie » et donc sans se presser ni stresser, en annotant chaque page ou en dessinant de votre patte (si l’on est un enfant l’on peut coloriser les dessins de Pajak…), en y revenant comme aux Essais de Montaigne ou aux Notizen de Ludwig Hohl, en toute discontinuité continue mais sans lâcher le fil sauf pour aller faire pisser le chien.
    J’ai l’air de blaguer mais pas du tout, d’ailleurs c’est toi qui va t’y coller à présent, lectrice adorable ou aimable lecteur - pas croire que le job de la lecture est du prémâché.
    Frédéric Pajak le premier, d’ailleurs, souligne que la lecture, autant que l’écriture et la peinturlure, est un métier qui s’apprend et se peaufine avec les ans, et c’est ainsi qu’on a vu l’écriveur écrivant des débuts devenir, ces dernières années, et principalement dans le Manifeste incertain, un écrivain à part entière développant de la manière la plus singulière, un vrai style limpide et coulant avec son merveilleux « cinéma » de dessins racontant leur propre histoire…
    Je viens de relire la page où Pajak parle de la mort de son frère, les larmes aux yeux en me rappelant celle du mien, disparu lui aussi trop tôt, et de celui de ma bonne amie qui s’est esquivé une de ces nuits dernières sans crier gare, sur quoi je me rappelle un texte tout récent de V.S. Naipaul sur le chagrin où il est aussi question de la mort de son père, de son frère et d’un chat sur un ton rappelant la saudade de Pessoa – donc tout se tient.
    Si la source du mot personne l’apparie au masque, l’histoire de ce mot contient à la fois toutes les personnes et tous leurs pseudos que l’Art et la Littérature, liés au même noyau, démasquent pour leur donner un visage innombrable au nom d’Humanité.
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    Frédéric Pajak. Manifeste incertain 9. Les Éditions Noir sur Blanc, 350p, 2021.
    Instinct nomade, No5. Les sept vies de Fernando Pessoa.
    Robert Bréchon. L’innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa. Christian Bourgois, 254p., 2001.
    V.S. Naipaul. Étrange est le chagrin. Editions Herodios, 2021, 42p.
     
    Fessins de Matthias Rihs et Pajak.

  • Le Grand Tour

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    17. Katanga express
     
    (Pour Max, en souvenir)
     
    « Partout où qu'elle soit dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari l'injurie, la frappe ou la menace. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme». (Ahmadou Kourouma)
    J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la « haute mission », c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas « La Parole »...
    °°°
    À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...
     
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    Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES s’agglutinaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...
    °°°
    Mais n'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?
    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétai dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'a d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifeste autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.
    °°°
    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle.
    Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente, passant ce que le Simenon de La Fuite de Monsieur Hire appelle la ligne rouge.
    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté; à cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a épatés le Bantou et moi.
    °°°
    Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.
    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.
    Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le motif établi à notre insu et proposant «Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires»...
    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de «langues partenaires », et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire…
    °°°
    Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis de la Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu - je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...
    °°°
    Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des « y a qu'à » et des « il faut », nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.
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    Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'a mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire, enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu vibratile de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse « instance de consécration »...
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    Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...
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    À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...
    Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...
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    L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies ; je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Club international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...
    °°°
    Or au cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi, on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...
    °°°
    On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié « Chantons en choeur notre riche diversité / Oui chantons Francophonie et Fraternité », on aura repris comme ça: « Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde », on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'« il faut » que d'« y a qu'à », oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words, words, words...

  • Le temps imparti

     

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    « Tu te plains de La brièveté de la vie, et tu te laisses voler la tienne » (Sénèque)

     

    Le temps que vous avez passé

    à le tuer naguère,

    et jadis n’a pas oublié

    ce retour en arrière,

    vous laisse aujourd’hui dévasté...

     

    Que s’est-il donc passé

    à ne pas savourer les heures,

    à ne pas s’étonner,

    à vilipender cette peur

    d’être là simplement

    dans l’orbe de l’instant ?

    L’eau des miroirs évaporée

    vous rappelle, un peu triste,

    ce néant de mémoire

    auquel vous aurez aspiré,

    mais les regrets affluent,

    rien n’est jamais vraiment perdu;

    faute d’être innocents

    vous le savez sans le savoir,

    imprudents et perdus :

    le temps sur le tard vous attend...

  • Comme si c'était un jeu...

     
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    "La mort viendra et elle aura tes yeux" (Cesare Pavese)
     
    On dirait que les dieux se vengent,
    on n’en sait rien, ma foi:
    faudrait le demander aux anges,
    qu’ils nous disent le pourquoi
    la raison soudain du silence,
    ce vide et plus personne
    à la fenêtre, au téléphone,
    plus d’écho qui résonne,
    plus de quoi relancer la danse...
    Mais ces larmes me font bien rire,
    enfin: quelle anicroche !
    Nous avions encore des reproches,
    imbéciles de vivants,
    des arguments à balancer
    des motifs de pardon:
    Votre Honneur j’étais un peu ivre,
    ou c’était toi, ou c’était vous -
    on ne se souvient pas, les cons,
    de ces mots qui délivrent...
    D’ailleurs les dieux aussi ont tort,
    et les anges déçus
    par la vendange survenant
    parfois avant le temps venu
    ont l’air de regarder le vent...
    Alors comment réparer ça ?
    Ils disent que c’est la vie
    comme leurs aïeux avant eux
    l’auront seriné sans rien dire
    ou pas mieux que: voilà...
    Tâchons ainsi malgré les dieux
    de ne pas nous éterniser,
    comme si c’était pour de semblant,
    comme si c’était un dernier jeu
    pour ne pas trop peser,
    au conditionnel des enfants...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Le Grand Tour

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    16. Les amis retrouvés
     
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    Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis que la veille, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat et ce soir encore à Florence pour inaugurer un atelier de cinéma à l’Auberge de Jeunesse dont il préside la confrérie nationale depuis des lustres par idéal d’après-guerre…
    Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous mesurons le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.
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    Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smalah de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...
    °°°
    Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de s’exclamer « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, "maraviglioso paese" en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’automne marin, cari uccellacci !
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    On le trouve en montant de Carrare à Colonnata, qu’on sait un foyer de l’anarchisme de tradition ouvrière, on s’élève par des lacets sur l’ancienne route des carriers et bientôt, à main gauche, un petit val s’évase, immédiatement signalé par une kyrielle de sculptures de marbre de toutes dimensions, disposées sur le fond ou les flanc du ravin, toutes de la même inspiration « primitive », selon le propre dire du maître des lieux, géant chapeauté de 86 ans du nom de Mario del Sarto, qu’on retrouve dans le pavillon de bois sis un peu plus haut, en face du Mur de la Vérité et dont la porte est surmontée de l’inscription : Lavorando mi riposo, je me repose en travaillant…
    °°°
    La dernière fois que nous lui avions rendu visite, Mario m’avait offert une pièce de marbre taillée sous mes yeux, évoquant une figure vaguement parente avec celles des îles de Pâques, et qui me sert depuis lors de cale à livres.
    Mais cette fois je lui explique que j’aimerais en savoir un peu plus de sa vie et de ses œuvres, de leurs tenants et de leur évolution, enfin comment il en est venu, la cinquantaine passée à ce que je sais déjà, à tirer du marbre son fabuleux bestiaire…
    °°°
    L’homme a l’aplomb des humbles, la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, mais aussi la naïveté de l’artiste et la douce folie du terrien sage et sauvage.
    Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes, avec ses frères et sœurs il faisait en enfance la longue marche jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint machiniste à bord des chemins de fer vertigineux de là-haut. « Tout vient de la terre, me dit-il, pour aller vers le ciel et revenir à la terre ».
    °°°
    Non sans candeur ensuite Mario m’explique que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel Ange, imbattables dans la finition fine de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie ; et de m’entraîner vers la grande figure du devin Aronte, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de la Commedia, que le sculpteur se met alors à réciter par cœur avant de conclure. « Le devant d’Aronte, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça : tel est le message ».
    Et pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut : « Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion… »
    °°°
    En route je n’ai cessé de lire les journaux, aussi, de cette vaine double page de L’Obs sur les minables fiestas profanatoires du Cavaliere, vil débris gluant de gomina, à cette chronique de Claude Monnier évoquant ce sentiment d’un peu tous que nous sommes tous plus ou moins largués dans ce monde en train de se faire, de se défaire ou de se refaire, on n’en sait trop rien, largués les gens et non moins largués les gouvernants - et j’y repensai tout à l’heure dans les allées du parc tenant lieu de refuge à tous les animaux blessés, maltraités ou rejetés, rescapés de la route ou des prédateurs de toutes espèces, largués eux aussi et que le Fonds Mondial pour la Vie Sauvage (WWF) a recueillis dans ce labyrinthe végétal en zone urbaine de Marina di Massa où serpentent vieux sentiers entre taillis et pièces d’eau, enclos en plein air et cages décaties, tout cela frémissant de plumes et de poils hérissés, cela piaillant et criaillant entre vieux panneaux explicatifs et poèmes animaliers sous le regard éteint d’un vague vieux gardien à main postiche jetant en passant sa pitance au paon posant au prince - à croire que ce jardin de tous les accueils est aussi celui de tous les abandons…
    Et pourtant la vie continue, me suis-je dit ensuite sous les falaises de marbre tandis que crépitaient sous mes yeux les étincelles verbales d’une sorte de feu de mots, comme une cascade d’eau glacée aux arêtes brûlantes, comme un souffle de nord tropical issu de ce poème que m’avait balancé quelques jours plus tôt, par mail, tel jeune barde de nos amis – et voici que se lâchait sur vingt pages ce jazz rockeux rythmé à la Cendrars mâtiné de Ginsberg whitmanien, et je lisais « Mais la résolution est prise / tu te prends à rêver /scintillements d’orages sourds / au petit tour des Pôles », il me semblait retrouver quelque chose de l’ingénuité sauvage du jeune Chappaz avec ce « vieux remède minéral /comme une fourmi / mangée et froide dans le gosier / du merle blanc », je retrouvais là-dedans des micassures rimbaldiennes, je lisais « Et toi aussi / depuis ta petite table / tu te croyais au monde centré sourd tout-puissant / mais c’est le monde qui feule en toi / quand tu prends de ta main brûlante la braise blanche pour souffler la poussière / C’est dans tes artères que passe le sang nouveau /coagulé partout / des grandes possibilités », ou ceci enfin pour la route : « J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière des rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud, où les morcellements d’îles /font de nous des princes doux et /fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints »…
    °°°
    Ensuite on s’est retrouvés aux rivages en train de se retirer, on revenait de Pistoia, ce dimanche de parade médiévale, juvénile cinéma local où s’entretient la tradition et le flirt, le folklore et la révérence sociale, lancer du drapeau et du chapeau, danses et tambours véhéments pour enflammer les jeunes sensualités - enfin le soir a roulé sur les collines roulant elles-mêmes vers la mer, enfin il n’y avait plus que la mer en allée et revenant pour mieux fluer et refluer, enfin il n’y avait plus que deux silhouettes là-bas à la frange de la nuit sur la mer…

  • Élégie aux clairières

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    Pour Philippe, alias Philip, alias Flop (1950-2021)
     
    Tu t’en es donc allé comme ça,
    sans autre préavis,
    à ta façon de malappris
    rêvant comme autant de fois
    de te faire la belle
    à ta façon de braconnier
    traçant les hirondelles
    ou relevant tes collets -
    nous posant ce dernier lapin...
     
    Toi qui t’inquiétais en ces jours
    du sort de nos planètes,
    et déplorais, mauvaise tête,
    l’imbécillité a répète
    des menées et discours ,
    te voici reposant tranquille,
    le cœur un peu moins lourd,
    loin des clameurs de la ville,
    à nous interroger...
     
    Qui étais-tu frère inconnu
    qui nous parle en silence ?
    Quelle souffrance t’animait ?
    Que veux-tu dire encore
    que tu méditais en secret ?
     
    Reste donc encore quelque temps:
    fumons-en une en lisière
    au bar, là-bas donnant
    sur la douce aura des clairières...
     
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    Images: Philip Seelen

  • Au bonheur des Nègres

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    Ce texte a été composé par mon cher Philip Seelen, alias Philippe, alias Flop, frère de Lady L. qui nous a quittés hier dans la douceur du sommeil pour un grand voyage outrepart. Datée du premier jour de l'ère Obama, cette lettre était destinée à notre vieil ami congolais Bona Mangangu, actuellement établi à Sheffield. Je la retranscris dans nos larmes...
     
    Paris, mercredi 21 janvier 2009.
     
    Cher Nègre de l’aube,
     
    Hier matin Paris avait revêtu sa doudoune. Les néons noués en croix vertes, enseignes clignotantes qui annoncent, sur la rue, les officines à suppositoires, affichaient à peine deux degrés celsius au dessus du néant. Courbé sur ma bécane, congelé sur ma selle qui l’était tout autant, j’écrasais le pédalier en haut de la rue Monge, dans ce style qui fit la fortune de Joop Zoetemelk, surnommé le Hollandais du Tour, lorsqu’ un citoyen black, profitant de mon allure de candidat à la voiture ballet, se planta, sans risque, sur ma trajectoire, son sourire tout en ivoire me barrant la route.
    Le voir c’était le reconnaître, et ceci dans la même seconde, tant ce visage rayonnant m’est si cher et si familier, même camouflé dans une espèce de passe-montagne bricolé, sorte de choucroute inspirée des étoffes habilement nouées sur le sommet de leur chef par les chasseurs malinkés sillonnant les plateaux toujours giboyeux de la Haute Guinée. C’est Doumbia, dit Doumdoum pour les intimes. Mon vendeur de Monde à la sauvette, mon ami depuis deux ans.
    Sa peau, son visage et ses lèvres, sa tête nue, un ensemble fin et élégant, plutôt habitué aux longues heures de pasteur passées au soleil de la savane, à surveiller les troupeaux, à l’ombre tiède d’un manguier, n’apprécie pas du tout ces journées sombres et ingrates de l’hiver parisien, battues par ce petit noroît aigrelet qui vous traverse les meilleures des jaquettes.
    Devant ma surprise de le trouver ici , à cette heure avancée de la matinée, dans le Vème, alors qu’il aurait déjà dû prendre livraison de sa pile de Monde, pour l’écouler aux lecteurs du XVIème, tout engoncés dans leur respectabilité, et aussi de sa poussette pleine d’exemplaires plastifiés qu’il doit glisser dans des boîtes aussi accueillantes que les rombières restées planquées dans leurs étages, il me confirme son arrêt de travail volontaire qu’il a décrété, unilatéralement, chômage technique. Ce froid n’est pas pour lui, il a appelé son chef, Le Monde peut l’oublier ce jour.
    Tout heureux de tomber sur moi, il me propose de passer au kiosque, chez Fathi avec qui il traficote quelques améliorations de revenus, très cachottier. Nous partons pour faire le chemin ensemble et en cour de route nous débusquons un PMU où Doumbia pourra faire son tiercé. Nous stoppons à la Corniche d’Oran, bar tabac où les joueurs maghrébins et de toute l’Afrique se pressent au comptoir et à la caisse débordée par vagues, au rythme des annonces des courses, tout en pataugeant dans plusieurs couches de quittances, de billets de loterie, de formules de tiercés déjà jouées, déjà perdues, larguées par dépit spontané à même le sol.
    Tout fébrile, Doumbia le Malinké, originaire de Kankan, ville des rives vertes du fleuve Milo, cour d’eau paresseux, qui coule sans se soucier vraiment de rien, selon la formule de mon ami, échange quelques pronostics tout en feignant de s’intéresser aux propos d’un tuyauteur algérien. Ali, originaire de Boumerdès, a tout perdu dans le tremblement de Terre de 2003, qui frappa sa ville natale et détruisit la maison pour laquelle il avait travaillé toute sa vie et dans laquelle il venait d’emménager. Et le voilà de retour en France, dépouillé de toutes ses richesses. Ali que tous ici surnomment affectueusement « Ali Les Bons Tuyaux », en hommage à un personnage des «Nouveaux Chevaliers au grand cœur, qui n’ont peur de rien…mais qui gagnent toujours à la fin ». Ali, toujours en costard, élégant, et en chaussures blanches pur cuir, le visage complètement vérolé et envahi de cicatrices, suite à un accident de chantier qui lui fit frôler la fin, Ali au dentier neuf et si éclatant, dernier signe de sa richesse perdue, mais qui rappelle à tous, sans qu’il s’en doute lui-même, le sosie d’un Frankenstein échappé d’une série b.
    Doumbia, grand seigneur des Hauts Plateaux de l’Est, lui file une pièce de deux euros, toujours préparée à cet effet, pour ce tuyau déjà percé de part en part. Mais Ali - et c’est pour cela qu’ils continuent tous à le payer, chacun avec une moue de léger dédain, un peu feinte - fait partie des jeux, il fait l’ambiance, comme les écrans qui tapissent le bar et comme les serveurs moroses, mal payés eux aussi, mais qui excellent dans l’art de se glisser entre les joueurs, attentifs à ne pas faire chavirer les demis agrippés à leurs plateaux volant au-dessus des têtes. Doumdoum sort en saluant à la cantonade et en gratifiant tout cet entourage qui lui est familier de grands rires sonores et chantants. Quand il ressort, le silence des joueurs retombe sur le bar.
    C’est qu’il ne joue pas pour gagner, ce fils de petit éleveur de bétail de la savane ouest soudanienne. Il joue simplement quelques euros pour vivre autre chose que la vente du Monde, pour vivre autre chose que traîner pendant son temps libre sur un lit au milieu des quatre gosses de la famille guinéenne, mélinké comme lui, qui l’héberge de bon cœur dans son trois-pièces. C’est qu’il a perdu sa toute petite, mais si confortable, chambre de bonne...
    Il l’a perdue dans le grand incendie du Boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIème, qui faucha vingt-cinq vies, dont onze enfants en bas âge. Sa petite chambre était sous les toits. Il découvrit l’horreur en rentrant du travail, comme un père, de ses amis, découvrit les corps carbonisés de ses cinq petits et de son épouse. C’est au cours du rassemblement à la mémoire de toutes ces victimes africaines que je fis la connaissance de Doumbia. Ces larmes sur ce visage, si gris ce jour là, et pourtant si doux, m’avaient arraché les miennes. Nous étions restés bien longtemps les yeux brûlants, après la fin de la cérémonie, à nous raconter des bouts de nos vies, assis à même la rue, au milieu du rond point de la Place d’Italie, devant des ribambelles de canettes de bières pour apaiser les chagrins, pendant que les agents, partageant cette fois-ci l’émotion des manifestants qu’ils avaient la charge de surveiller, détournaient la circulation pour nous laisser le temps de reprendre nos esprits.
    .
    Sa paie de vendeur de baveux et ses gains d’activités éparses, il les envoie fissa fissa chaque mois, par la Western Union du coin de la rue de la Goutte d’Or, à sa famille, à sa fille de 17 ans qui commence des études à l’université Anta Diop de Kankan. De sa famille , de son ou de ses épouses, Doumbia ne m’en parle qu’en silence, une tristesse grise et tendre envahit alors à nouveau ce visage si expressif, il s’éteint et se tait.
    Mais quand nous nous voyons c’est la fête, on rit beaucoup pour rien, on se regarde et on rit. Cela ne m’était plus arrivé depuis belle lurette, de regarder un ami au fond des yeux et de rire d’un fou rire à s’étouffer. Or, avec Doumia, c’est toujours ainsi. On rit et on pleure, la frontière entre les deux émotions n’est pas palpable et c’est bien ainsi.
    Hier en fin d’après-midi, à la fin de ma garde du kiosque, Fathi, de retour de la mosquée, me souffle à l’oreille qu’il a prié pour les enfants morts à Gaza, son geste délicat est empreint de discrétion pour ne pas se faire entendre des clients, on ne sait jamais, il pourrait il y avoir un pro-Israélien parmi eux. Mon ami djerbien reste toujours discret même dans ses joies et ses chagrins, est-ce dû à la légendaire pudeur de l’insulaire ou au jeu supposé imposé par les lois coutumières du pays d’accueil auxquelles se soumettent en apparence, sans rechigner, mes amis immigrés. Je ne saurais le dire.
    Me voyant libéré de mes obligations auprès de Fathi, mon tribut à l’amitié et aux échanges, Doumbia me propose de faire un tour avec lui au Foyer Africain de la rue du Château des Rentiers qui se trouve tout près de chez moi, pour y retrouver un de ses cousins. Ce Foyer, je le connais déjà pour y avoir fricoté avec des militants de la cause des Sans-Papiers. Mais mes amis d’alors se sont fait chartérisés depuis par le Ministère de l’Identité Nationale. Lorsque nous y pénétrons en échappant avec succès au contrôle du vigilant concierge blanc de l’entrée, chargé de veiller à protéger ses pensionnaires des influences néfastes des idées républicaines, nous parcourons, à la recherche du cousin Diallo, les coursives de ce bâtiment étroit de cinq étages, authentique navire négrier moderne, restant à quai, mais aux cabines surpeuplées de travailleurs en attente de régulation.
    Nous visitons les chambres une à une, la chaleur y est étouffante, les odeurs des mâles travailleurs exhalent acidités et senteurs de gels douche extra doux. Indifférence polie et cris d’amitiés se succèdent à nos passages dans chaque chambre. Les hommes mangent, boivent, discutent avec passion dans leurs diverses langues chatoyantes que je suis totalement incapables de décrypter. Dans toutes les chambres une ou deux ou trois télévisions sont allumées, et toutes diffusent l’investiture et le visage d’Obama.
    Ces immigrés africains en France, entassés ici dans cet immeuble ingrat, par des contractants se prétendant abusivement thuriféraires des droits de l’homme, ces immigrés, souvent humiliés, sont ce soir emplis de la fierté d’assister à cet événement mondial, abasourdis qu’ils sont par l’audace de ce premier président américain noir qui ose rappeler à la face du monde, qu’il n’y a pas cinquante ans, les noirs ne pouvaient pas boire une bière dans le même bar que les blancs et étudier dans les mêmes universités.
    Les bières circulent et s’entrechoquent, les plaisanteries circulent vite. Celle qui nous fait tous rire est reprise par un grand Sénégalais élégant dans son boubou bleu roi. « Vous avez vu ces tordus de blancs, ils ont encore trouvé un nègre pour faire leur sale boulot : prendre la présidence d’une Amérique en crise et au bord de la faillite. » La soirée avance, nous restons coincés chez des guinéens amis de Doumbia. Le cousin est introuvable. Doumdoum a déjà oublié que nous étions venus lui parler. Il a trouvé pleins d’autres cousins pour l’occasion.
    Je suis au milieu d’eux, seul blanc, comme si j’étais des leurs. Les plats et les bières n’en finissent plus de circuler. Les discours d’Obama ont fait place aux musiques et aux déclamations. La fête sera longue. Ce soir le Maître du monde est noir. L’Afrique se sent un peu Maître du monde, elle aussi. On ne va pas bouder notre plaisir.
    Il est deux heures du mat. Je n’ai pas sommeil. Je suis de retour chez moi. Jean-Louis je commence cette lettre ci-dessus, pour te l’envoyer avant tes prochaines pensées de l’aube.
    Salut frère Négro des neiges,
    Philip
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    Images: Fleur de volcan. Encres et techniques mixtes de Bona Mangangu.
    Philippe et JLK.

  • Limbes à l'avenant

     
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    (Au regard des webcams)
     
    Ils s’enroulent comme des serpents,
    la queue entre les dents;
    elles sont comme eux qui sont comme elles:
    on dirait des œufs blêmes
    qui se couvent eux-mêmes...
    Ils sont exhibés, transparents,
    saturés de leur vide
    tels des amibes aux abîmes,
    elles marchent seules et se parlant
    ils ne s’entendent plus se taire...
    Ils s’enroulent en foule
    indifférente et solitaire -
    tristement souriants...

  • Le Grand Tour

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    15. Riviera dei Fiori
    La descente vers le Sud, des Alpes à la Riviera dei Fiori, ne m’avait jamais semblé une telle plongée, et de fait il n’est aucune voie, me semble-t-il, en Italie et peut-être même dans toute l’Europe et le monde quadrillé d’autoroutes, qui donne, autant que l’A6, reliant Torino à Savona, le sentiment-sensation qu’avec son véhicule on est plus que lancé : précipité sur un toboggan, entrecoupé des innombrables tubes fermés que sont les tunnels, dans une dévalée vertigineuse qui tend bientôt à annuler tout autre paysage que celui des monts boisés affleurant les viaducs, au-dessus des toits roses des villages, avec le souci constant d’échapper aux poids lourds de plus en plus pressés à ce qu’il semble de rejoindre les ports et autres hangars du bord de mer.
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    Dino Buzzati a tout observé et pressenti, dans son Voyage aux enfers du XXe siècle, de ce que deviendraient les villes tentaculaires et les terres partout urbanisées du monde à venir, et encore l’A6 en octobre échappe-t-elle aux migrations massives des vacanciers, mais l’ultime plongée sur la ville aux grandes cheminées et aux voies suspendues tournoyant au-dessus des zones industrielles a bel et bien de quoi donner le vertige, comme au débouché des tunnels sur Gênes, sur quoi l’on aperçoit là-bas la mer étale dans son indifférence bleutée, et le nom de Via Aurelia nous fait passer d’un temps à l’autre avant que le nom de Riviera s’accorde enfin aux couleurs encore vives des bougainvillées…
     
     
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    Notre goût partagé, avec Lady L., nous a toujours fait fuir les étalements balnéaires et les foules estivales, et c’est donc en ambiance connue que nous retrouvons cet hors-saison de la côte s’incurvant entre Alassio et San Remo, foison d’anciens petits ports saturés par l’industrie vacancière et cependant, merci la chance, voici que la Pensione Maruzzella où nous nous retrouvons ce soir, bourdonnante de gens peu portés à se pavaner, nous évoque la fin des vacances de Monsieur Hulot ou quelque chronique populaire du meilleur aloi.
    Après le repas du soir (Strozzapreti alla Sorrentina arrosés de Nero d'Avola par trop dur et froid je trouve), en compagnie nombreuse et fourmillant de petits enfants qu’ont emmenés leurs parents profs en vacances, nous marchons dans la nuit déserte jusqu’aux quais déserts bordés d’hôtels déserts et de discos non moins admirablement désertes, muettes, toutes paupières baissées, stores verrouillés - la fête est finie sauf dans nos cœurs…
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    Ce matin m’est venue l’idée, dans la pénombre de l’hôtel anonyme, et après une nuit interrompue par une longue insomnie (séquelle du Nero d’Avola trop acide d’hier soir), que ce n’est pas la pensée-sensation de la mort qui plombe ma première conscience de l’éveil, à chaque aube, depuis quelques années, mais au contraire la pensée de la vie, l’angoisse et presque l’épouvante à la conscience exacerbée de ce qu’est la vie et de ce qu’elle sera de plus en plus, avec la pensée-sentiment que je n’en fais pas assez pour la mériter vraiment, que je la galvaude et la vilipende au lieu de travailler sans relâche à la transmutation du plomb en or, pensée-sentiment qui recoupe très exactement celle que Tolstoï module dans La mort d’Ivan Illitch et qu’on retrouve dans le génial Vivre d’Akira Kurosawa, dont les protagonistes, pris à la gorge par l’annonce de leur mort prochaine, accèdent à la pleine conscience.
     
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    Or j’y repensais ce soir en nous attardant, après la longue montée dans les ruelles médiévales aux belles couleurs passées ou rafraîchies du vieux Menton, par les allées du petit cimetière en plein vent enclos, au sommet de la colline, et donnant donc sur la mer, dans les ruines de l’ancien château ; je pensais à tant de vies peut-être brillantissimes, de princes russes et de duchesses austro-hongroises, entre autres Lords et Ladies anglais, venus se réfugier en ce semblant de paradis terrestre, précédés ou suivis de leur progéniture plus ou moins perdue de tuberculose, et dont ne témoignent plus que quelques monuments usés ou cassés, quelques inscriptions souvent effacées, et cette kyrielle de noms prestigieux (Troubetzkoi, Volkonski, Souvarov, Henkel von Donnersmarck) qui ne disent quasiment plus rien aujourd’hui à personne de moins de trente-trois ans – et loin de me sentir accablé je me rappelai l’herbe qui repousse sur la tombe du bon Illia Illitch Oblomov, sous le ciel brodé des mêmes étoiles qui ornaient sa très vaste et très douce robe de chambre d’éternel paresseux…
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    On monte le long de venelles à marches d’âne, le grand bleu revenu fait aux murs vanille ou safran, mauves ou verts, une toile de fond qui se fond presque là-bas au bleu cependant scintillant de la mer , c’est le plein silence de l’après-midi d’après la haute saison, en ce bourg d’anciens pêcheurs de corail, les murs renvoient un peu de chaleur encore, et plus haut se découvre la blanche façade ornée de la grande église baroque en gloire de San Giorgio de Cervo, dans la pénombre de laquelle m’attend cette toute petite effigie d’un Christ aux douleurs, la vraie présence de ces lieux, en un autre lieu pourtant…
     
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    2308488267.jpgMais un vilain verrou, bouclant une haute grille, interdit l’accès de la petite église hors-les-murs de San Nicola, qui nous tient ainsi à distance du Cruciflé, là-bas, tout émacié mais de bois dur ivoirin, taché de sang et la peau déchirée par le fouet et les bâtons, quelque chose du supplicié de Grünewald ou de quelque autre maître ancien arrachant la scène à toute sensualité pour exacerber l’expression de la Douleur mais sans pathos de théâtre pour autant – même de loin on perçoit cette figure de vérité que le cadenas protège probablement des immondes pillages de sbires d’antiquaires…
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    Et sous le même ciel se tortillent les deux pimbêches et les chauves tout cuir à créoles de macs qui les cornaquent, tout enveloppées de peignoirs et prêtes là-dessous à tous les déguisements, au théâtre frelaté de Portofino, toutes les poses, les lascives et les langoureuses, laquées et lustrées, les lèvres et les ongles peints des mêmes roses violacés - c’est la Dolce Vita de Gabbano pour pubs de demi-luxe, les chauves se font pitbulls aux chevilles de qui materait de trop près ; c’est l’Italie putanisée du Cavaliere que nous regardons avec cet œil amusé que nous a enseigné le Maestro Fellini…
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    On descendait en Italie, dans les années 50 et 60, par les premières autoroutes européennes, avec les allemandes, qu’on appelait alors des autostrades, et ce matin nous nous retrouvons sur cette Via Aurelia dont le nom fleure l’antique et qui, de San Remo, file vers Savona et ensuite, changeant de nom, vers Genova et La Spezia, Livorno et Roma ou plus bas vers l’Italie africaine…
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    C’est que l’homme de Seul au monde existe, par la grâce d’un écrivain vrai, tandis que la pauvre comédie des top models et de leur escorte de malabars asexués se réduit à du tout simili, singerie d’imitation et tutti quanti, autant que celle des Ricains friqués et fardés des terrasses, là-bas, de l’autre côté du port, débarqués en troupe molle de la « ville flottante » qui mouille au large, blanche comme un mirage…
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    Le toc et le kitsch sont la matière première du dernier Fellini d’Intervista, satiriste inégalé quoique toujours tendre de la télé berlusconienne avant l’heure, et sans doute le Maestro se régalerait-il, autant que nous, à la vision de la pacotille artistique prétendue avant-gardiste ornant les jardins de Portofino de ses sculptures prétendues dérangeantes, genre Documenta de naguère et jadis ou Biennale de Partout, entre autres Galeries Pilotes de Nulle part.
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    Saluons donc le rhinocéros suspendu et combien symbolique probablement, les éphèbes de résine revisitant l’Antiquité d’un Winckelmann de backroom, ou les monstres divers renvoyant à la monstruosité diverse du monde mondialisé, enfin saluons les lemmings roses, dressés sur leur pattes de derrière avant le grand saut collégial - saluons la jolie fumisterie avant de gagner la terrasse ombragée, là-bas, où nous attend le toujours authentique risotto ou les raviolis fleurant l’Italie véridique…
     
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