À propos de la notion de chef-d'oeuvre. L'éclairage appréciable de Charles Dantzig. Un crétin nommé Gérard de Villiers. L'admirable Judas d'Amos Oz et le très attachant Homme amoureux de Karl Ove Knausgaard...
Notre époque d'hystérie consommatrice et de délire publicitaire raffole des superlatifs, qui le plus souvent n'enveloppent que du vide. L'appellation de chef-d'œuvre, en matière de littérature, signale assez cette inflation, qui voit proliférer les livres incontournables ce matin et promis à l'oubli ce soir.
L'excellent écrivain et critique Charle Dantzig a fort bien traité du sujet dans À propos des chefs-d'œuvre, dont il montre la relativité des critères de définition et l'impossibilité d'en établir des listes fixes.
La seule idée de la réussite absolue ou de l'objet parfait est même contraire à ce qu'il y a de souvent très imparfait dans une oeuvre géniale, dont les romans de Dostoievski, à l'obscurité fuligineuse desquels le stendhalien Dantzig est peu sensible, sont la preuve multicéphale. Et la Recherche du temps perdu de Proust, chef-d'oeuvre pour son ensemble ou seulement dans Le Temps retrouvé ?
À propos de cette somme romanesque sans équivalent au XXe siècle, le très raffiné Gérard de Villiers, juste pour me river mon clou (il sentait bien que j'étais venu l'interviewer comme on va voir quelque monstre au musée des horreurs), me lança comme ça que forcément un Proust devait me faire saliver, que lui-même estimait un crevard nul. Et l'auteur des immortels S.A.S d'affirmer que le chef-d'oeuvre contemporain par excellence était Love story, etc.
En écoutant le crétin en question formuler ce jugement, je regardais, songeur, la statue stylisée qu'il y avait au milieu de son bureau, dans son hôtel particulier de l'avenue Foch, représentant une femme dans le sexe de laquelle le sculpteur avait soudé un kalachnikov...
On connaît l'origine du terme, qui appelle chef-d'oeuvre l'ouvrage accompli d'un artisan aspirant à être reçu par les compagnons de son métier. Georges Simenon aimait dire de son oeuvre qu'elle était d'un artisan, mais lequel de ses centaines de romans peut être dit son chef-d'oeuvre ? Le Bourgmestre de Furnes ? Ou Les gens d'en face ? Ou vingt autres ?
Ce qui me semble défendable, c'est de conclure au chef-d'oeuvre "absolu" dans le cas d'une oeuvre-somme du genre de La Divine Comédie de Dante, enclose sur elle-même comme une grande sphère, tels aussi Don Quichotte ou Anna Kamarazova de Tolstoïevski.
En lisant ces jours Judas, le dernier roman de l'écrivain israélien Amos Oz, qui ferait un super Nobel en octobre prochain, je me disais que ce livre admirable en tous points, tant par l'originalité de sa thématique (Judas supposé le plus fervent disciple pré-chrétien de Jésus, qui se pend de désespoir en constatant que le Rabbi ne descend pas en gloire de la croix) que par l'intensité tragique de son atmosphère (Jérusalem en hiver à la fin des années 50) ,la formidable présence de ses personnages et la beauté de sa langue, a bel et bien l'étoffe des chefs-d'œuvre, mais deux autres romans au moins du même auteur Seule la mer et Histoire d'amour et de ténèbres, sont du même tissu.
Ce que je ne dirai pas, en revanche d'Un homme amoureux de Karl ove Knausgaard, que j'aime tout autant que Judas mais qui ne me semble pas avoir cette espèce d'accomplissement hors du temps qui caractérise à mes yeux le chef-d'oeuvre littéraire, ou Mona Lisa en peinture ou la 9e de Ludwig Van en musique, etc.
Comme il en va des paysages habitables, la meilleure littérature n'est pas faite que de pics sommitaux et c'est tant mieux, d'autant que l'air respirable se raréfie là-haut. Pareil pour le Paradis de Dante, par trop saturé de lumière et de cantilènes en gelée divine.
Quel chef-d'oeuvre dans l'ensemble des récits ou du théâtre de Tchékhov ? Les douze pages de L'étudiant, nouvelle cristallisant peut-être le noyau spirituel de cet écrivain qui fut autant l'honneur de la littérature que de l'humanité bonne ? La réponse devrait faire la pige à la question...
Conclusion d'un dimanche matin nuageux à couvert au bord de la Grande Bleue dont le doux ressac berce les ondins : révérence au paon littéraire et à l'oiseau de paradis, mais n'oublions pas le reste de la volière et la foule du métro, etc.