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Pour tout dire (39)

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À propos de notre premier jour d'école et du langage des arbres. De l'hyper-réalisme sans pareil de Karl Ove Knausgaard. Où il est question du réel fantasmé par certains littérateurs style Régis Jauffret et de la réalité réelle transformée par la poésie.

Est-il digne de la littérature de parler du plaisir d'un enfant à se regarder dans la glace un premier jour d'école ou de certaines chiottes souterraines dans la ville de New York, comme le fait Céline dans Voyage au bout de la nuit ? Un écrivain est-il moins écrivain qu'un autre parce qu'il raconte son envie de mettre le feu au motif qu'il a trouvé des allumettes ou détaille ce que lui disent les arbres ? Et le TOUT DIRE du réalisme ou de l'hyper-réalisme a-t-il des comptes à rendre à la la police des mœurs littéraires à la française ou à l'allemande ou style NSA ou genre KGB ?

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Comme il fait encore nuit ce matin et que seule la rumeur de la mer toute proche accentue cette sensation particulière d'être au monde que je ressens à l'instant présent avec juste une envie de café, je me trouve en bonne disposition pour clarifier deux ou trois choses sur ce que je vois précisément maintenant (l'écran plat d'une petite télé merdique au-dessus du frigo-congélo de l'espace cuisine attenant à l'espace séjour du studio 27 que nous occupons depuis dix-neuf jours dans la subdivision locative marquée 0 de l'ensemble architectural Héliopolis avec vue imprenable sur la mer et environs trois cent mètres des vingt-trois kilomètres de dunes nous séparant de la cité portuaire de Sète, plus trois mouches qui vont se prendre une claque mortelle - mais là je me réchauffe un café avant de revenir, Tchékhov à l'appui, à mon propos d'avant l'aube.

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Le 11 septembre 1890,à bord du navire Le Baïkal, dans le détroit de Tartarie, l'écrivain russe Anton Pavlovitch Tchékhov écrit, à son ami éditeur Alexeï Souvorine: "J'ai tout vu. La question n'est donc pas actuellement ce que j'ai vu mais comment je l'ai vu".
Cette distinction n'a l'air de rien, alors que c'est un double programme éthique et esthétique à valeur universelle, pas moins.
Tchékhov ne bluffe pas quand il dit qu'il a tout vu. Une enfance qui n'en fut pas une, pourrie par un père ivrogne et confit de bigoterie, soutien de famille pendant ses études de médecine, les yeux grand ouverts sur une Russie de toutes les dèches, la maladie des autres et le sang qu'il commence à cracher à vingt- quatre ans, le bagne sibérien de Sakhaline où il se rend pour en témoigner (on verra qu'il en dit tout et comment), bref la vie comme elle va et les hommes comme ils vont et ne vont pas : tout ca l'autorise, plus que certains littérateurs en chambre, à dire qu'il a tout vu, mais là n'est pas le problème ajoute-t-il: la question est de savoir comment le dire.
Les réponses à cette question sont innombrablement variées, n'en déplaise aux petits juges et policiers autoproclamés des instances de consécration littéraire qui voudraient qu'un écrivain ne parle que de ce qu'eux ont vu, ou plus exactement cru voir avec leurs lunettes à courte vue.

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Comme je lis toujours trois ou sept livres à la fois, je gambergeais hier, à une table de l'Hippopotamus enclavé dans l'hyper U du Grand Cap, entre Agde et le canal du Midi, après avoir acheté deux bouteilles de soupe de poisson et de gaspacho ainsi que les nouvelles de Sam Shepard réunies sous le titre d'À mi-chemin et Corniche Kennedy, un petit roman de Maylis de Kerangal que je n'avais pas encore lu, en édition scolaire éclairant la propension de l'auteur à "travailler le réel".
La première nouvelle de Shepard, intitulée Le guérisseur, "travaille le réel" d'un kid, quelque part dans un trou de l'Amérique rurale profonde, qui assiste au sauvetage imprévu d'un hongre malappris que son père a décidé de liquider, par un inénarrable boiteux qui donne à l'enfant la preuve qu'un type à la coule peut ressusciter un cheval aussi bien que notre Seigneur l'a fait de Lazare.
Si que tu demandes au docteur Tchékhov ce qu'il pense du "travail sur le réel " accompli par Sam le crack dans ce récit de douze pages, probable qu'il répondra en russe: "good job". Pareil à ce qu'on pourrait dire, dans un autre genre et de plus grandes largeurs, du roman Naissance d'un pont de Maylis de Kerangal, superbe ouvrage d'ingénieure littéraire "travaillant le réel" au dam des littérateurs craignant de salir les mains de la muse fameuse en sa tour d'ivoire.

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On a lu, à ce propos, la solennelle condamnation du juge Millet (l'écrivain Richard Millet, pas le peintre des bottes de foin au soleil couchant) à l'encontre de Maylis de Kerangal, gravement coupable de "travailler le réel" autrement qu'il l'entend ou que l'entend un Régis Jauffret, dont chacune et chacun se rappelle qu'il faisait partie des rares rescapés du tsunami critique déclenché par le même Millet (alors coiffé de sa casquette d'éditeur chez Gallimard) et feu son compère Jean-Marc Roberts, concluant à l'inanité de la littérature français actuelle - sauf eux et quelques-uns s'entend.
Or le réel "travaillé" par Régis Jauffret est- il littérairement moins entaché de "lourdeur réaliste " que celui de Maylis de Kerangal, honorant plus noblement la littérature ? Tout dépend de ce qu'on appelle littérature. Pour ma part, ce que je me suis dit, à propos des mille pages de réalisme prétendu littéraire des Microfictions de Jauffret, c'est qu'en effet ce réel fantasmagorique, systématiquement noirci par l'auteur, avérait l'expression courante selon laquelle "tout ça n'est que littérature "...

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En lisant Sam Shepard, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal ou Jeune homme de Karl Ove Knausgaard, je constate à présent, tandis que le jour se lève sur la mer au-dessus de laquelle plane la silhouette noire d'un mouette qui sera blanche tout à l'heure -, que ces auteurs, comme un Tchékhov ou un Amos Oz, sans rapport apparent entre eux, ont en commun un respect quasi sacré de la réalité qu'ils ne se contentent pas de reproduire comme le ferait un photomaton sans âme d'un visage, mais qu'ils transposent avec plus ou moins de précision et d'exactitude ou de justesse modulée par la patte ou la voix de chacun.

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Je n'en finis pas de m'étonner, à la lecture du Jeune homme de Knausgaard, par la lumière qui émane de ce récit d'une enfance prodigieusement ordinaire, où le premier jour d'école est raconté comme un véritable événement à quoi contribuent la couleur et l'aspect tout neuf des effets scolaires du kid ou ses habits revêtus pour la grande occasion, avant que l'enfant ne découvre en lui l'envie plus ou moins démoniaque de mettre le feu à n'importe quoi ou détaille le langage muet des arbres, chacun selon son essence, etc.

JLK, Martin le pêcheur. Aquarelle, septembre 2016.


Lorsqu'un écrivain se pose en idéologue théoricien plus ou moins sectaire, décriant "l'universel reportage" comme le fit un Mallarmé ou prônant le seul "réalisme socialiste", la gratuité sublime de l'art pour l'art ou l'engagement dans la bonne troupe, il se condamne lui-même à l'étriquement au nom d'une prétendue réalité artistique plus réelle que celle de la vie, quand tout devrait se fondre et se dépasser par la poésie non dogmatique mais hyper-précise, dont la beauté se conjugue platoniquement (yes, sir) avec la bonté et la vérité, à moins de crises de dents ou de coups de sang, de révolte primaire ou de chagrins délétères , de contradictions insurmontables comme en contiennent l'art imitant la vie ou vice-versa, etc.


Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Éditions du Rocher / Anatolia,2004, 238p.
Karl ove Knausgaard. Jeune homme. Denoël, 2026, 681 p.
Sam Shepard, À mi- chemin. Laffont, Pavillons poche,2016, 291 p.
Maylis de Kerangal. Corniche Kennedy. FolioPlus, 2o16, 235 p.

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