À propos d'un premier french kiss adolescent aux aspects de performance sportive. De la justesse du regard porté par Karl Ove Knausgaard sur l'enfance et l'adolescence, dans Jeune homme, et du génie incomparable de Proust, même quand il nous saoule...
Celles et ceux qui ont vécu ou croient avoir vécu leur premier grand amour à l'âge de déraison que les psychologues austro-américains situent entre dix et douze ans, se retrouveront assurément dans une partie du récit que fait Karl Ove Knausgaard du french kiss fantastique qui l'a soudé plus d'un quart d'heure à la ravissante Kajsa, laquelle l'avait ardemment cherché et se montra collaborante au possible, en tout cas sur le moment.
Ainsi le présumé "Proust norvégien " relate-t-il, au détour de la page 520 de Jeune homme, cet épisode de premiers émois sensuels avec un mélange de précision triviale et de naïveté comique qui rend à merveille le malaise affolé mêlé de curiosité et de panique saisissant l'ado après qu'il a trouvé un coin d'herbe où s'asseoir avec sa petite amie officielle depuis la veille:
“- On peut s’allonger là, dis-je en m’asseyant sans la regarder.
Hésitante, elle s’assit à côté de moi. Fourrant la main dans ma poche, j’en sortis ma montre que je lui présentai dans ma main ouverte.
- On mesure le temps qu’on peut rester à s’embrasser, dis-je.
- Quoi ?
- J’ai une montre. Tor a tenu aux minutes. On va faire mieux.
Je posai la montre par terre, notai qu’elle indiquait huit heures moins vingt, mis mes mains sur ses épaules et la renversai en appliquant ma bouche sur se lèvres. Quand on eut atteint le sol, je fourrai ma langue dans sa bouche, elle toucha la sienne, pointue et tendre comme un petit animal, et je commençai à faire tourner ma langue là-dedans. Mes mains le long du corps, je ne la touchais que par la bouche et la langue. Nos corps reposaient sous les feuillages comme deux petits bateaux à terre, je m’appliquais à faire tourner ma langue sans qu’elle rencontre de résistance pendant que mes pensées allaient vers ses seins tout proches, ses cuisses toutes proches, ce qu’il y avait entre ses cuisses, sous son pantalon, sous sa culotte, et je me consumais. Mais je n’osais pas la toucher. Elle gisait les yeux fermés et tournait sa langue autour de la mienne pendant que, les yeux ouverts, je tâtonnais pour attraper ma montre, la trouvais et la ramenais dans mon champ de vision. Trois minutes. Un peu de salive coulait du coin de sa bouche. Elle se tortilla un peu. J’appuyai mon bas-ventre sur le sol tout en tournant ma langue encore et toujours. Ce n’était pas aussi bon que j’avais cru. (...)
“Mmm, dit-elle, mais ce n’était pas de plaisir, quelque chose n’allait pas, elle se déplaça un peu mais je ne lâchai pas prise et déplaçai ma tête tout en continuant à faire tourner ma langue. Elle ouvrit les yeux mais pas pour me regarder, ils fixaient le ciel juste au-dessus de nous. Neuf minutes. J’avais mal à la racine de la langue. De plus en plus de salive coulait de nos bouches. Mon appareil dentaire cognait ses dents de temps à autre. (...)
“Douze minutes. C’était peut-être assez ? Non, encore un peu. Et encore un peu, et un peu. À exactement huit heures moins trois, je redressai la tête. Elle se releva et s’essuya la bouche sans me regarder.
- On a tenu quinze minutes! dis-je en me relevant. On a en fait cinq de plus qu’eux !
Là-bas, près du sentier, nos bicyclettes clignotaient au soleil”.
Ce passage me touche par son mélange physiquement perceptible de sensualité verte un peu dégoûtante et de maladresse frisant le grotesque, de souci compétitif compulsif et de pétoche paralysante.
Sans tricher, et c'est valable pour les 580 pages de Jeune Homme, Karl Ove Knausgaard rend à la fois l'espace et le temps du passage de l'enfance à l'adolescence, les sensations et les sentiments éprouvés pour la première fois, l'importance tout à fait excessive que peuvent revêtir certains objets contribuant à la mise en valeur de sa personne, la perception de la solitude ou la tristesse d'être rejeté de la tribu scolaire ou sportive, les lieux où les moments d'immunité personnelle, les bonheurs grappillés dans la nature ou dans les prémices de l'amour.
Lisant, en regard de cette page, celles que Proust consacre au voyage en train de son Narrateur accompagné de sa grand-mère, destination Balbec, je me dis qu'évidemment, du point de la peinture et de la musique littéraires, Proust reste un artiste incomparable, combinant comme personne le défilé de la nature aux fenêtres du train et son double sentiment d'arrachement à l'idée de s'éloigner de sa mère et d'émerveillement diffus à l'approche d'un monde vaguement mythique (l'église de Balbec , une paysanne entrevue comme une semi-déesse, le Grand Hôtel où il va réparer sa petite santé), et je reste une fois de plus saisi par l'effet irradiant de son génie, mais celui-ci n'exclut pas pour autant mille autres façons de percevoir et de restituer notre rapport au monde par le truchement de l'écriture, qu'elle soit hyper-sophistiquée ou toute simple comme le récit d'un premier baisé foiré.
Proust consacre deux cents pages à la valse-hésitation de son petit snobard repoussant demoiselle Gilberte pour qu'elle lui revienne afin qu'il puisse lui faire croire qu'elle lui est indifférente en espérant qu'elle se roule à ses pieds - enfin souffrant de tout ça comme une colombe blessé, alors qu'en trois pages Knausgaard, toujours juste et plutôt réservé en matière de sexe, montre comment un premier french kiss ( que nous autres appelions langue fourrée) par trop performant, aboutira, le jour d'après - Kajsa plaquant évidemment un nigaud si peu romantique-, à un premier chagrin d'amour, etc.