À propos des vivants qui mourront demain à Mossoul pour devenir les morts-vivants d'un cauchemar auquel fait écho Antonio Moresco dans Les incendiés. Du fantastique social à l'italienne, de Buzzati à Ceronetti.
Le TOUT DIRE des désastres de la guerre a suscité des milliers de pages en un siècle de massacres régionaux ou mondiaux, et l'on y revient ces jours, tandis que se prépare une nouvelle tuerie dans la ville de Mossoul ou la seule réponse à la barbarie en est une autre à multiples masques et mobiles contradictoires, dont les gens ordinaires seront une fois de plus les victimes - et ce sont de nouvelles pages, après Orages d'acier d'Ernst Jünger ou Voyage au bout de la nuit de Céline, qui nous transportent dans un cauchemar éveillé à valeur de fable expressionniste. Si le nom de la Tchétchénie est cité dans ces pages du nouveau roman traduit d'Antonio Moresco, Les incendiés, rien pour autant là-dedans de réaliste, au sens documentaire des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc ou La guerre n'a pas un visage de femme.
Première vision: "Je regardais dehors moi aussi, abasourdi, parce que j'avais commencé à voir, ça et là, debout à côté des amas de décombres et dès maisons et des immeubles éventrés et disloqués, les silhouettes de gens silencieux et seuls qui nous regardaient passer.
"- Il y a des vivants ! Me suis-je exclamé.
Non, eux aussi sont morts. Ici tout le monde est mort. Il y en avait de plus en plus, debout près des décombres de leurs maisons, qui nous regardaient en silence ".
Deuxième vision: "Il y avait une foule énorme de morts qui nous attendaient sur la ligne noire de l'horizon du monde, et beaucoup brandissaient des armes et des drapeaux dans la nuit profonde, au milieu des étoiles ".
Troisième vision et mise en perspective : "Il y a les morts des ratissages sauvages, les hommes qui ont fini sous les bombardements et sur les tables de torture, les femmes et les jeunes filles et les gamines violées et coupées en morceaux, nos combattants, les terroristes, mais aussi les enfants de Beslan (...) Maintenant ils sont tous morts. Le monde s'est renversé, le front a changé. Maintenant ils combattent tous ensemble contre les vivants qui les ont fait mourir.
- Mais pourquoi ?
- Parce que les morts n'ont plus de partie, parce qu'on est entré dans le grand royaume des morts.
- Mais pourquoi ils se battent contre les vivants ?
- Pour qu'il n'y ait plus de morts, il ne faut plus qu'il y ait des vivants"...
On pense à Dino Buzzati , en plus noir, en lisant cet âpre roman de l'auteur symboliste de La petite lumière , qui traduit bien l'effroi que nous inspirent les terribles images quotidiennes de l'actualité plus ou moins banalisée par les médias.
Comme un Erri De Luca, Antonio Moresco, devenu écrivain à l'écart des milieux académiques, pratique une écriture intense, à la fois dépouillée et poétique. Ainsi part-on dans Les incendiés, du fond d'un monde désespérant, pour cheminer à travers les ombres en direction d'une lointaine lumière sans pour autant que l'auteur se paie de mots.
Antonio Moresco. Les incendiés. Traduit de l'italien par Laurent Lombard. Verdier, 186p, 2016