À propos de l'académisme suédois et du nivellisme contemporain sous ses multiples formes. Du tragique shakespearien et de Bob Dylan en Ariel. Ce qu'en dirait Stanislaw Ignacy Witkiewicz le grand sampler polonais...
Le ciel de ce matin est bleu suède, comme les tatanes d'Elvis dans son fameux Blue suede shoes, mais c'est plutôt d'un œil norvégien que je le regarde en me rappelant les propos carabinés de Karl Ove Knausgaard sur les Suédois, dans un Un homme amoureux, dont il raille le sérieux aussi compassé que condescendant, le conformisme désormais verrouillé par le politiquement correct et le tout-bio.
Bob Dylan se pointera-t-il à Stockholm pour y prononcer un discours comme s'en fendit un autre William que Shakespeare: Faulkner, à peu près ivre mort certes, mais qui fit néanmoins le job en beauté ? Wait and see.
Comme j'attends volontiers, pour ma part, non sans me repasser Subterranean homesick blues ou Desolation row pour la énieme fois, qu'on m'explique en quoi Dylan peut être comparé à Shakespeare sans donner dans le nivellement le plus démago.
Je m'amuse un peu, ceci dit, en assistant à la crise d'indignation académique d'un Pierre Assouline trouvant affligeant le choix du Nobel de littérature de cette année, au nom de cette même prétendue sainteté littéraire qui le fait conchier les milliers de pages parfois magnifique de Knausgaard, dit abusivement le “Proust norvégien”; mais Assouline n'en a pas moins raison “quelque part” même si les textes de Dylan ont “quelque part” un vif intérêt littéraire, autant que ceux d'un Allen Ginsberg qu'on imagine (!) se pointer à Stockholm pour se déculotter devant les altesses et leur hurler son grand poème Howl que je lui ai entendu psalmodier un jour à Paris, s'accompagnant non d'une Fender mais d'un petit harmonium portable à soufflets...
Alain Finkielkraut, académicien comme Marc Lambron, et au contraire de son confrère bicornu, estime que Bob Dylan n'a RIEN à voir avec la littérature, mais l'instance de consécration parisienne est-elle plus crédible que la suédoise, que seul un Sartre, jusque-là , s'est permis d'envoyer promener ?
À mes yeux, la question est ailleurs. Nous tous qui aimons la littérature, quelque goût personnel que soit le nôtre, qui nous fasse préférer Modiano ou Knausgaard (ou les apprécier tous les deux comme c'est mon cas), et Bob Dylan ou Shakespeare, nous sentons “quelque part” qu'il y a une gradation qualitative dans la substance d'une oeuvre, plus ou moins universellement reconnue mais repérable par des critères de jugement qui dépassent le caprice personnel (l'imbécile formule selon laquelle tous les goûts sont dans la nature) et font que les œuvres les plus significatives du journal de bord que représente la littérature pour notre espèce sont aussi les plus traduites et les plus commentées dans le monde entier.
À cet égard, je me rappelle cette extraordinaire librairie cosmopolite, dans le quartier de Kanda, à Tokyo, ou des milliers de livres et leurs traductions en diverses langues voisinent en bonne intelligence, les œuvres de Shakespeare s'y taillant la part d'un super Shogun. Or pourrait-on imaginer le même phénomène de reconnaissance autour d’un Dylan ?
Cela pour dire quoi ? Que le Nobel de littérature, qui a certes honoré un Kawabata et un Kenzaburo Oé, et nous a souvent révélé de remarquables auteurs, comme la Polonaise Wyslawa Szymborska ou la Canadienne Alice Munro, doit être considéré, comme toutes les institutions humaines, avec la distance critique justement incarnée par un Sartre, lequel l'a injustement réduit, en revanche, à sa dimension idéologico-politique.
Albert Camus a-t-il démérité en se pointant à Stockholm ? Évidemment pas, mais les critères de choix extra-littéraires ne plombent pas moins de nombreuses nominations (ou refus) de l'Académie suédoise, dont la seule composition fait déjà problème, au moins autant que celle du Conseil de sécurité... Combien d’Africains dans l’Académie suédoise, ou de Chinois, ou de Brésiliens ?
Bref, quiconque aime et respecte la littérature et les écrivains, à commencer par Bob Dylan lui-même qu'on sait un grand lecteur, sent et sait que quelque chose cloche dans cette nomination, traduisant, quoi qu’on en dise, un nivellement par le bas néfaste à tous les points de vue.
En 1924, donc avant le prémonitoire 1984 de George Orwell, parut un roman fourre-tout génial du Polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, intitulé L'inassouvissement et prophétisant l'avènement du nivellisme généralisé sur fond de société consumériste où toutes les valeurs , notamment en matière d'art et de littérature, seraient soumises à là même banalisation fade, purement utilitaire et aseptisée. Sur la même ligne contre-utopique Orwell a décrit une société plus coercitive ou le vrai et le faux, le bien et le mal se confondent - ou plus n'a rien d'importance que le consentement servile à la mécanique du Système.
Dans la variante cool d’un telle société, tout le monde il est Rimbaud et Björk peut passer pour la Virginia Woolf norvégienne, et Dylan se poser en sampler post- élisabéthain... Shakespeare ne pratiqua-t-il pas lui-même le sampling en remodelant d’innombrables pièces à sa façon et en leur collant bouts rimés et autres ballades de son cru ?
Or je me disais hier soir, en relisant pour la énième fois le bouleversant récit de La Salle 6 de Tchékhov, tout en écoutant pour la énième fois la lancinante Ballad of a thin man de Dylan, que la cour des miracles décrite par le Russe compassionnel, qu'on pourrait dire l'opposé absolu de Vladimir Poutine, représente fidèlement le misérable asile de fous observé par le plus cher de mes écrivains, comme sa compatriote Svetlana Alexievitch (Nobel de littérature 2014) a témoigné de l’ignominie de la guerre et du nucléaire, nous renvoyant à notre monde de luxe et de profit où sévit peu ou prou la misère intellectuelle et morale de cette société nivelée qu’un autre Russe encore, Edouard Limonov, a justement persiflé sous l’expression d’hospice occidental...
J'imagine enfin Anton Pavlovitch Tchékhov, tuberculeux à mort depuis sa vingt -quatrième année, et cependant revenu du voyage au bagne sibérien pour témoigner de la condition des détenus, décrochant le Nobel de littérature et prononçant à Stockholm son discours. Plutôt du coté de Shakespeare ou plutôt de Dylan ? Ni l’un ni l’autre évidemment: parlant juste, sans fausse humilité ni morgue supérieure - juste en serviteur probe et tousseux de la condition humaine...