Son plaisir est de les troubler quand ils se pointent avec l’énorme plateau.
Elle s’est rafraîchie avant de se recoucher, et le désordre de ses cheveux est une invite.
Alban connaît exactement ses préférences, mais le jeu consiste aussi à jouer de surprise. Avant-hier par exemple ce coquin lui a envoyé l’horrible Portugais fessu dont rien ne laissait supposer les qualités qu’il la força à reconnaître, jetée sur le fauteuil crapaud et prise à la hussarde. Or, même n’ayant rien à se faire pardonner, le facétieux concierge estima juste, le lendemain, de lui réserver les jumeaux lettons, qui font le croque-monsieur comme personne et sont par conséquent très demandés.
Ce qui la désole dans la vie est que le petit dèje ne puisse se prolonger tout le jour. D’un autre point de vue, elle se dit que c’est un bon commencement avant que de se mettre aux affaires.
Livre - Page 160
-
Petit dèje
-
Le temps suspendu d’une image
Une visite à Robert Doisneau
La première image de notre rencontre est celle de ce poulbot d’une dizaine d’années, dans cette banlieue de Montrouge, appuyé à un mur de brique brun sang-de-bœuf caillé et qui vendait de minuscules bouquets de jonquilles. Alors je me suis dit qu’on approchait...
Quelques pas au-delà, place Jules-Ferry, c’était tout un rassemblement de maraîchères, de fripiers et de fleuristes sous le petit soleil risquant un premier clin d’œil de printemps dans les branches dessinées à l’encre de Chine sur fond de ciel bleu-blanc-rose à la Dufy.
J’étais donc déjà dans son univers quand Robert Doisneau, l’imagier par excellence de l’âme de Paris, m’a fait entrer dans son atelier où il n’a pas tardé à me parler de ses balades avec Cendrars et Prévert ou de ses visites au vieil Utrillo et à Léautaud, l’Alceste de Fontenay-aux-Roses.
« La première photo que j’ai faite était d’un tas de pavés, me raconte-t-il en évoquant son apprentissage chez Estienne, et ce qui est rigolo c’est que ces derniers jours, vers le Théâtre-Français, j’ai retrouvé de ces pavés bien gros qui ne sont pas de la sorte qu’on lance sur les CRS mais d’une taille plus noble et qui accrochent si bien la lumière… »
Quand je l’interroge sur ce qui l’a poussé vers la photographie, Doisneau me répond que c’est à la fois la curiosité et la timidité: « On parle toujours du chasseur d’images, mais je crois qu’on est plutôt traqué par l’image qu’on a envie de faire, et que ça donne du culot. Même timide, on se fourre dans les situations les plus audacieuses, avec ce bizarre désir d’arrêter le temps, et cette espèce de panique qui vous prend à l’idée que tout va disparaître… »
-
Hitler en Amazonie
Cela se passe dans la jungle amazonienne, où un groupe de nazis vient de débusquer un vieil homme. Hitler en personne. “Pris vivant et au fin fond de l’enfer”. Sur quoi l’incroyable nouvelle est diffusée en code, mais aussitôt interceptée, déchiffrée et répercutée de services en services secrets. Stupéfaction. Perplexité. Que faire ?
Pour les chasseurs, c’est alors un long calvaire, durant lequel il s’agira de prendre le plus grand soin du “vieux salopard”. Transport sacré. “Comme l’Arche”. Mais ensuite, comment juger Hitler ? Comment empêcher que le monde ne se le réapproprie ? Et quelle peine lui infliger ? C’est ce que se demandent ces émigrants “hors de la vie”. Et l’un d’imaginer d’extrêmes tortures, l’autre de lâcher plutôt le vieillard en Israël, libre mais contraint d’y mendier son pain, un autre encore affirmant qu’Hitler ne mourra qu’à la mort du dernier Juif. Et c’est l’amorce du grand thème du livre, associant la destinée du “peuple du mot” à celle d’A.H. qui “lui aussi a fait sonner les mots plus fort que la vie” avec son éloquence sans pareille - et n’est-ce pas de la doctrine du peuple élu qu’Hitler a tiré son idée maîtresse ?
“Mon racisme ne fut qu’une parodie du vôtre, qu’une avide imitation. Mais qu’est-ce qu’un Reich de mille ans comparé à l’éternelle Sion ?” Ces derniers mots, Hitler les adresse à ses chasseurs lorsque ceux-ci, finalement, décident de le juger eux-mêmes en présence de l’Indien Teku, “visiteur de l’Eden” qui ne voit à vrai dire, en le vieux monstre, qu’un vénérable Ancien... Et le plaidoyer d’Hitler de se poursuivre, implacable, sans une once de mauvaise conscience. Contre le Dieu sanguinaire de l’Ancien testament. Contre “l’appel au sacrifice mielleux” du Christ. Contre le “rabbi Marx et sa clique”. Pour clamer enfin: “Par trois fois, le Juif nous a soumis au chantage de la transcendance. Par trois fois, son bacille de la perfection a empoisonné notre sang et notre matière grise”.
Mais déjà vrombissent les hélicoptères, du côté de la vie. Où se précipitent ces aventuriers minables, qui vont négocier les premières photos du revenant. Où les politiciens aux mains propres en appellent à la cour de Strasbourg. Où ce juriste allemand, dans son bureau feutré, se demande gravement si tout cela “fut vraiment important”...
(En lisant Le transport de A.H. de George Steiner) -
Simenon citoyen du monde
Jeune Rastignac belge las des mondanités parisiennes, Simenon se fait, de 1931 à 1935 et entre 1945 et 1946, reporter au long cours à la rencontre de l’«homme nu». Au scalpel de son regard s’ajoute le témoignage de ses photos.Si Georges Simenon parcourut le monde en tous sens, de la France profonde aux quatre coins de l’Europe, de l’Amérique à la Russie soviétique et de l’Afrique à Tahiti, il ne fut jamais un écrivain voyageur au sens où on l’entend de nos jours. C’est ce qui ressort clairement de la passionnante anthologie de reportages du jeune Simenon que Benoît Denis, directeur du Centre d’études Georges Simenon de Liège, a montée comme un grand film à thème, présentée et commentée avec autant de pertinence chaleureuse que d’objectivité lucide, dans la collection Voyager avec… dont chaque volume supplémentaire fait éclater les nouveaux clichés du voyage plus ou moins moutonnier.
Georges Simenon est un immense voyageur immobile, pourrait-on dire, à la fois curieux et lucide, impatient de voir les choses et les gens, aux antipodes du baroudeur romantique, convaincu que l’aventure n’a plus cours à l’ère des voyages organisés.
«J’ai horreur de l’observation», remarque-t-il même, non sans provocation, alors que rien ne lui échappe; mais plus que d’observation, c’est plutôt d’osmose qu’il faut parler à son propos: poreux comme personne, il sent les choses et les gens plus qu’il ne les détaille ou les «pense». Ce qui intéresse Simenon n’est pas la «merveille» du monde d’un poète à la Cendrars, ou le récit «épique» à la Kessel, ni non plus le reportage-témoignage documenté d’un Albert Londres. Dès son premier périple de six mois sur les canaux de France profonde, en 1928, qui fournira une mine d’observations au romancier futur, ce sont les gens ordinaires qu’il approchera au jour le jour.
Dès 1930, l’écrivain (indépendant mais déjà en vue) va financer des voyages de plus en plus importants en écoulant ses reportages entre quotidiens et magazines. Ses Escales nordiques (1931) paraîtront ainsi dans Le petit journal, que suivront, à un rythme effréné, L’heure du nègre (1932) et Europe 33, dans Voilà, Peuples qui ont faim (pays de l’Est et Russie soviétique), en 23 livraisons dans Le jour, ou encore Mare nostrum ou la Méditerranée en goélette (1934), dans Marianne, et L’Amérique en auto (1946), dans France-Soir. Ceci entre beaucoup d’autres séries de reportages, dont Benoît Denis caractérise utilement la «manière», le style (faussement naïf) et les obsessions récurrentes, de l’agonie d’un certain monde (d’une certaine France) à la recherche d’un humanisme universel, sans oublier son goût pour les bas-fonds, la vérité de la rue, le commerce de la femme…
Le Simenon voyageur est essentiellement romancier. La posture du reporter, privilégiant le détail et l’anecdote, exclut la pose de celui qui en sait plus. Sa découverte de l’Amérique des années pauvres ou de la calamiteuse vie quotidienne dans les pays de l’empire communiste n’est pas d’un idéologue mais d’un homme curieux de vérité, à qui «on ne la fait pas».
Sans poser au vertueux, souvent sarcastique, il montre le colonialisme en Afrique autant que la calamiteuse arriération du «nègre», la?morgue capitaliste en Amérique, la terreur latente et la famine en URSS.
Ne lui importent que les constats et les faits portant sur l’état de tel pays ou le sort de tel individu. La différence l’intéresse moins que la ressemblance et plus il va, plus il voit partout le même homme, qu’il appellera l’«homme nu». Celui-ci sera le personnage omniprésent de ses romans non-Maigret, qu’il commence d’ailleurs à publier au début des années 1930 en passant chez Gallimard.
Nourris de ses pérégrinations, ces «romans de l’homme» seront irradiés par une profonde empathie humaine, alors que ses reportages sont d’un témoin plus «objectif», critique voire polémique. Benoît Denis est le guide avisé de ce voyage «à travers Simenon», à vivre par tous les temps d’un été à crachin…
Georges Simenon, Les obsessions du voyageur. Textes choisis et commentés par Benoît Denis. La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec…, 313p. -
Le Bateau-Livre torpillé
Défendre Frédéric Ferney, c'est défendre la littérature
Ainsi que nous l’apprend notre camarade blogueur Eric Poindron, à l’enseigne du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/), la meilleure émission littéraire de la télévision française disparaîtra des grilles de la prochaine rentrée. La nouvelle est à la fois triste et révoltante, comme il est triste et révoltant, depuis des années, de voir le sort de plus en plus minable réservé à la littérature et aux livres sur la chaîne publique de la Télévision romande; comme il est triste et révoltant de constater, depuis le début de cet admirable nouveau siècle, la disparition de plus de 40 libraires indépendantes en Suisse romande, victimes (notamment) du combat que se livrent deux grandes entreprise françaises sur notre territoire, à l’enseigne de la Fnac et de la chaîne Payot.
La décision frappant Le Bateau-Livre est-elle irrévocable ? Ce serait une abdication de plus au nom de saint Audimat, et une perte considérable pour les lecteurs. De fait, cette belle et sympathique émission, dont l’animateur a su instaurer un climat de confiance et d’attention aux livres et aux écrivains, avec des vraies discussions qui n’étaient pas pour autant des prises de tête, évitant le jargon et la cuistrerie, n’était pas suivie qu’en France, mais dans toute la francophonie, jusqu’aux derniers vallons de Suisse profonde où l’on dit que l’on lit. Inutile de préciser que le vallon de Villard, où se trouve La Désirade, était l’un des ports préalpins du Bateau-livre, où le nom de Frédéric Ferney sonnait comme celui d’un ami du livre et des auteurs. Les trois ânes de La Désirade, nommés respectivement Hemingway (dont la fin de L'Adieu aux armes évoque ces lieux), Nabokov (qui y chassa l'Argus azuré de son souple filet) et Nourissier (dont le chalet de Caux est tout voisin), seraient d'ailleurs ravis de voir se pointer notre jovial confrère en ces lieux. Bel entretien en perspective, au bord du ciel...Bref : Eric Poindron invite chacun des lecteurs de ce blog à déposer, dans son Cabinet de curiosités, un message de soutien au timonier maltraité du Bateau-Livre. Ne laissons pas faire : défendre la Bateau-livre, c’est défendre tous les passeurs de littérature. C’est défendre la littérature elle-même. Taxer Frédéric Ferney d’élitisme relève d’une vieille stupidité démagogique que les zélateurs paresseux de saint Audimat nous ressortent, alors même qu’ils s’agenouillent en troupeau docile devant l’élitisme absolu du Sport et de la Phynance. Aidons, si cela se peut encore, le Bateau-Livre à survivre ou revivre. Et toute reconnaissance soit manifestée à Frédéric Ferney. Ce qu'attendant, voici copie de sa lettre adressée au début de ce mois, à Nicolas Sarkozy, grand lecteur s'il en est...Paris, le 4 juin 2008
Monsieur le Président et cher Nicolas Sarkozy,
La direction de France-Télévisions vient de m’annoncer que « Le Bateau-Livre », l’émission littéraire que j’anime sur France 5 depuis février 1996, est supprimée de la grille de rentrée. Aucune explication ne m’a encore été donnée.
Si j’ose vous écrire, c’est que l’enjeu de cette décision dépasse mon cas personnel. C’est aussi par fidélité à la mémoire d’un ami commun : Jean-Michel Gaillard, qui a été pour moi jusqu’à sa mort un proche conseiller et qui a été aussi le vôtre.
Jean-Michel, qui a entre autres dirigé Antenne 2, était un homme courageux et lucide. Il pensait que le service public faisait fausse route en imitant les modèles de la télévision commerciale et en voulant rivaliser avec eux. Il aimait à citer cette prédiction : « Ils vendront jusqu’à la corde qui servira à les pendre » et s’amusait qu’elle soit si actuelle, étant de Karl Marx. Nous avions en tous cas la même conviction : si l’audience est un résultat, ce n’est pas un objectif. Pas le seul en tous cas, pas à n’importe quel prix. Pas plus que le succès d’un écrivain ne se limite au nombre de livres vendus, ni celui d’un chef d’état aux sondages qui lui sont favorables.
La culture qui, en France, forme un lien plus solide que la race ou la religion, est en crise. Le service public doit répondre à cette crise qui menace la démocratie. C’est pourquoi, moi qui n’ai pas voté pour vous, j’ai aimé votre discours radical sur la nécessaire redéfinition des missions du service public, lors de l’installation de la « Commission Copé ».
Avec Jean-Michel Gaillard, nous pensions qu’une émission littéraire ne doit pas être un numéro de cirque : il faut à la fois respecter les auteurs et plaire au public ; il faut informer et instruire, transmettre des plaisirs et des valeurs, sans exclure personne, notamment les plus jeunes. Je le pense toujours. Si la télévision s’adresse à tout le monde, pourquoi faudrait-il renoncer à cette exigence et abandonner les téléspectateurs les plus ardents parce qu’ils sont minoritaires? Mon ambition : faire découvrir de nouveaux auteurs en leur donnant la parole. Notre combat, car c’en est un : ne pas céder à la facilité du divertissement pur et du people. (Un écrivain ne se réduit pas à son personnage). Eviter la parodie et le style guignol qui prolifèrent. Donner l’envie de lire, car rien n’est plus utile à l’accomplissement de l’individu et du citoyen.
Certains m’accusent d’être trop élitaire. J’assume : « Elitaire pour tous ». Une valeur, ce n’est pas ce qui est ; c’est ce qui doit être. Cela signifie qu’on est prêt à se battre pour la défendre sans être sûr de gagner : seul le combat existe. La télévision publique est-elle encore le lieu de ce combat ? Y a-t-il encore une place pour la littérature à l’antenne ? Ou bien sommes-nous condamnés à ces émissions dites « culturelles » où le livre n’est qu’un prétexte et un alibi ? C’est la question qui est posée aujourd’hui et que je vous pose, Monsieur le Président.
Beaucoup de gens pensent que ce combat est désespéré. Peut-être. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mener avec courage jusqu’au bout, à rebours de la mode du temps et sans céder à la dictature de l’audimat. Est-ce encore possible sur France-Télévisions ?
En espérant que j’aurai réussi à vous alerter sur une question qui encore une fois excède largement celle de mon avenir personnel, et en sachant que nous sommes à la veille de grands bouleversements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Frédéric Ferney
P.S. « Le Bateau-Livre » réunit environ 180 000 fidèles qui sont devant leur poste le dimanche matin à 8h45 ( ! ) sur France 5, sans compter les audiences du câble, de l’ADSL et de la TNT ( le jeudi soir) ni celles des rediffusions sur TV5. C’est aussi l’une des émissions les moins chères du PAF.
-
Le secret de chair
L’Enlacement, admirable, de François Emmanuel
Après l’inoubliable polyphonie vocale de Regarde la mer, qui reste l’un des rares vrais bonheur de lecture de l’an dernier, François Emmanuel nous revient avec un petit roman non moins admirable de texture et de musicalité, certes plus intimiste et plus âpre, plus douloureux aussi et plus tendu, dont on se demande où il va basculer quand il se dénoue de façon à la fois déchirante et finalement apaisante, qui nous fait passer d’un lien surtendu à une relation relevant d’un amour qu’on pourrait dire d’au-delà de l’amour, délivré de l’angoisse crucifiante.
Est-ce la lumière du moment, dans cette salle du musée viennois du Belvédère, ou la seule vision de la grand toile à l’érotisme tourmenté de L’Enlacement d’Egon Schiele qui fait s’effondrer soudain cette femme gracieuse visitant le musée avec un ami de son mari – un écrivain en lequel elle a reconnu une âme proche -, lequel vient l’aider à se relever pour s’entendre dire « ah, c’est vous » au moment même où se noue entre eux un lien qu’il pressent vertigineux. Et de fait, Anna Carla Longhi n’aura de cesse de revoir l’écrivain dont les lectures publiques l’ont troublée, alors qu’elle vit pour la première fois l’accession à une forme de « temps éternel », avec la sensation d’être guidée. Or à l’instant même où le lecteur se prend à songer à Virginia Woolf, à laquelle la phrase limpide et liquide, ondoyante et mélodieuse, toute par vagues, de François Emmanuel, s’apparente à l’évidence, voici que la citation directe de La promenade au phare relance la narration. Sur quoi la médiation d’une voix et d’une écriture devient, comme dans la lecture mimétique de Paolo et Francesca, le lieu et le lien d’une rencontre très délicate, à la fois très fragile et très intense – parfois au fin bord de l’hystérie, dont on se demande bientôt à quoi elle rime quand, par une sorte de transfert où l’écrit de l’homme reçoit le secret de la femme blessée en sa fraîche jeunesse et le raconte, tout s’éclaire par-dessous, si l’on ose dire, libérant l’affreux secret et la pauvre honte, par delà le désir.
Quelle tempête indicible a soulevé la tempête suspendue de L’Enlacement aux draps à dents de scie et aux corps de naufragés, si tant est que ce soit la scène du tableau et pas ses seules couleurs ou les chairs barbelées, l’évidence exacerbée du sexe, ou « l’irruption de la lumière » en ce jour qu’elle dit plus tard « le jour de l’éblouissement " ?
Nulle réponse évidemment, au terme de ce livre modulé en grande douceur, petit livre aux grands espaces de silence et de présence, coulé dans une écriture comme il en est presque plus à entendre…
EMMANUEL François. L’Enlacement. Seuil, 88p.
-
Nivat de père en fille
PASSEURS Deux livres importants, Vivre en Russe et Bagdad, zone rouge, contribuent à surmonter les murs de l’incompréhension. Avec la même passion de communiquer.
Le père, fils de prof, a découvert la Russie en Auvergne à seize ans. La fille a suivi la «pente russe» de ses parents avant de se tracer une voie personnelle. Tous deux sont d’insatiables curieux. Rien du spécialiste confiné chez le père. Rien de l’agitation de surface chez la fille. Chacun, à sa façon, agit en passeur : Georges Nivat en explorateur de la langue, de la littérature, de la terre, des hommes et de l’âme russes ; Anne, en risque-tout du reportage dans les zones à haut risque, pour qu’on n’oublie pas les victimes de la folie des hommes en Tchétchénie, en Afghanistan ou en Irak. Chacun à son rythme, mais aussi profondément engagés l’un que l’autre, le père et la fille nous entraînent dans une quête de vérité et de sens lestée du même amour des gens et de la vie.
Vivre en Russe relève de la grande traversée où Georges Nivat raconte, plus personnellement que d’ordinaire, l’histoire de sa passion pour la Russie et les Russes, de l’époque de Pasternak (qu’il aima comme « une sorte de père) à celle de Poutine, qu’il juge moins sévèrement que beaucoup d’Occidentaux. Le « roman » commence dans un antre de relieur en chambre, à Clermont-Ferrand, où l’exilé Georges Nikitine, ancien combattant de l’armée blanche, lui fait entendre la musique de cette langue dont il s’émerveillera des ressources particulières dans une page d’anthologie. C’est que la langue est consubstantiellement liée à ce qu’on dit « l’âme russe », cliché sentimental pour beaucoup mais réalité néanmoins, complexe et souvent contradictoire, que le Nivat « philosophe » va éclairer en citant trois « caractères» signalé par son maître Pierre Pascal: « solidarité » d’abord, « indétermination » (à bas de fatalisme, paresse et résignation) dans un sens plus négatif et « tendance vers l’absolu ». Plus en profondeur, Nivat éclairera ensuite la notion-clef de « sobornost », grand concept russe désignant une sorte d’unanimisme spirituel, pour distinguer l’esprit russe de la mentalité occidental. Cependant, loin de toute simplification, c’est pour une Russie «européenne» que plaidera Nivat au fil de ces pages, en proposant du pays actuel un tableau foisonnant et nuancé.
De son premier séjour à Moscou où, dans une bohème artiste vivifiante mais toujours assombrie par le souvenir des camps, il fréquenta la famille de Pasternak avant d’être expulsé en août 1960, à la fin de l’URSS qu’il vécut comme un « bonheur personnel », Georges Nivat a «vécu» la Russie dans tous ses états. Traducteur et biographe de Soljenitsyne (dont il reste distant à certains égards), interlocuteur privilégié d’Alexandre Zinoviev (que son catastrophisme n’a jamais convaincu) et de Vassili Grossman, entre cent autres écrivains et jusqu’aux plus jeunes, Nivat fait éclater les catégories du commentaire littéraire ou esthétique en incluant la culture russe de la base au sommet, du détail « quotidien » aux grands courants sociaux ou spirituels, du cinéma d’Alexandre Sokourov aux accointances des Bienveillantes et de Vie et destin, de Nabokov à Volkoff. Son « être russe » procède alors d’une seconde patrie qui multiplie son « être français » dans une optique universaliste qui reste très centrée. Son inoubliable première traduction, avec Jacques Catteau, du Pétersbourg d’Andrei Biély, parue en 1967 à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme dont il fut l’un des sourciers majeurs, et Vivre en Russe, à la même enseigne, marquent deux dates d’un parcours et d’une œuvre de « lecteur du monde » souvent inaperçus en nos murs. Or l’un des mérites de Georges Nivat et d’avoir aidé à renverser les murs…
La « fille courage »
A Bagdad, des murs s’érigent aujourd’hui de manière démente, symboles d’une situation qu’Anne Nivat, mère d’un petit garçon que l’écrivain Olivier Rolin qualifie de « femme la plus gonflée que j’aie jamais connue », est allée observer en « zone rouge» durant deux séjours en 2007. Vivant chez l’habitant, voilée, impatiente d’aller partout, la journaliste se raconte en deuxième personne («tout t’intéresse ! »), non du tout pour se mettre en avant mais pour mieux « objectiver » sa situation dédoublée de femme « infiltrée » qui s’expose malgré sa peur et veut informer en dépit de l’indifférence ou du fatalisme. Il en résulte bien plus qu’un reportage : un relevé d’immersion grouillant de détails sur la vie au ralenti des Bagdadis, entre désespoir (ce jeune antiquaire survivant dans la poussière) et détermination (ce frère dominicain dont trente-six collègues ont été massacrés), sous une chape de peur et d’insécurité croissante. Collection de faits exacts et de témoignages précieux, le dernier livre d’Anne Nivat est à lire absolument lui aussi.
Georges Nivat. Vivre en Russe. L’Age d’Homme, 480p.
Anne Nivat, Bagdad zone rouge. Fayard, 279p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 juin 2008
-
Un romancier d’avenir
Romain Gary à redécouvrir…
Ce serait l’histoire d’un homme fou de la vie et ne la supportant pas telle qu'elle est, qui aurait voulu ne mourir jamais et qui se suicida d’un coup de revolver. Ce serait l’histoire d’un homme venu de nulle part, dont l’enfance baigna dans la culture d’un peuple exterminé pendant qu’il combattait lui-même l’Ange des ténèbres, et qui vécut plusieurs vies en une pour en tirer des fables à n’en plus finir.
Tel était Romain Kacew, devenu Gary, puis Emile Ajar : Protée écrivain du XXe siècle réinventant des mythes dans une langue accessible à tous, intervenant à égale distance de la gauche et de la droite mais engagé dans l’absolu de son œuvre : interrogeant le mal dans l’homme, le sens de la vie et ce qu’elle deviendrait sans un grand changement en chacun. Naïf apparemment aux yeux des beaux esprits, jamais dupe des modes intellectuelles, Romain Gary poursuivait une méditation incarnée sur l’humanité du XXe siècle, avec la Shoah et les retombées de la guerre nucléaire pour horizon.
Son premier livre, Education européenne, illustrait la Résistance, à la fois polonaise et universelle, et une nouvelle culture à réiventer. Par la suite, à l’image d’un Hemingway européen, pas loin non plus d’un Malraux, ce grand vivant de la race des conquérants bâtit une œuvre pétrie de sang et d’émotion, à l’écart de ce qu’on a dit la modernité, dans la masse et l’énergie d’une saga picaresque. Hélas, ce dont les « élites » intellectuelle ne se sont pas assez avisées de son vivant, le blessant profondément, c’est que Romain Gary était aussi un visionnaire et, dans sa vie autant que dans son œuvre, un médium du drame vécu par l’homme du XXe siècle, entre nihilisme et convictions nouvelles.
La contradiction incarnée
Or voici que, 25 ans après le suicide de Romain Gary, de multiples signes témoignent de sa survie et plus encore : du regain de signification de son œuvre, autant que de celle d’Emile Ajar, son complément réduit, à l’époque, à une péripétie médiatique, alors qu’il représente un double essentiel, symbole vivant des contradictions vécues par l’écrivain, ainsi qu’en témoigne le génial Pseudo aussi mal compris du public que de la critique…
Pour redécouvrir Romain Gary et Emile Ajar, un très éclairant Cahier de L’Herne vient de paraître, rassemblant des études (notamment de Paul Audi, François Bondy, Nancy Huston ou Pierre-Emmanuel Dauzat), quantité de témoignages (l’affaire Ajar racontée par Michel Cournot) et nombre de textes de Gary lui-même et autres entretiens. Parallèlement paraissent les articles et essais de Gary, sous le beau titre de L’Affaire homme, et un recueil de nouvelles dont la première qu’il a publiée, sous le titre de L’orage.
Dans le dernier roman d’Emile Ajar, L’angoisse du roi Salomon, Romain Gary nous envoya l’un de ses messagers les plus tonifiants, merveilleux vieillard s’acharnant à compenser le mal commis au su et au vu d’un Dieu apparemment indifférent. Le thème du messianisme est en effet central chez Gary, impliquant ce qu’il disait « la fin de l’impossible » : non pas l’utopie mais l’avènement d’un homme plus humain. Or, s’il n’a pas survécu lui-même à ce vœu, son œuvre demeure, à lire et relire pour changer l’avenir…
Romain Gary. Cahier de L’Herne, 362p.
L’orage, nouvelles, L’Herne, 215p.
L’affaire Homme, Folio, 354p.Sur Romain Gary:
Paul Audi, La fin de l’impossible. Bourgois, 120p.
Philosophe au langage accessible, Paul Audi rend ici un hommage très personnel à Romain Gary, en lequel il voit le garant créatif d’une nouvelle forme de liberté.Fabrice Larat, Un itinéraire européen. Georg, 187p.
Humaniste anti-nationaliste, Romain Gary impressionna Denis de Rougemont avec son Education européenne. Ce livre éclaire sa conception non conventionnelle d’une Europe des cultures. -
L’ogre
Quand il nous attrape dans la forêt, nous surprend d’abord la rapidité de sa détente d’animal sauvage. Les contes le représentent souvent comme un grand empêtré, mais il en va de l’ogre comme du loup à l’instant de bondir sur sa proie.
Ensuite seulement vient la douceur, non moins surprenante, de sa pince, puis de sa paume et de son giron velu.
Nous étions ce matin une poignée de bambins dans le décolleté de sa chemise de forestier, où la sueur pleuvait; et d’emblée sa voix moelleuse a calmé nos tremblements de lapereaux. C’était amusant de l’entendre nous supplier de ne pas le chatouiller ainsi, même il alla jusqu’à glousser lorsque le plus hardi d’entre nous s’en vint à lui mordiller un téton; mais alors apparut la masure dans la clairière et nous parvint, enivrant, le fumet du pot-au-feu où tout à l’heure l’ogre nous jetterait tout vifs.
Nous qui n’avons jamais humé que l’odeur rance de la misère, nous croyons découvrir l’odeur du paradis lorsque l’ogre enfin nous dépose, dans sa cuisine où flotte le relent divin, sur la grasse planche où flamboient les couteaux. Cela non plus n’est pas assez connu des conteurs: que l’ogre, dans l’apprêt de ses viandes, soit un être d’une si prévenante délicatesse.
-
Apories sensibles du sens
Découverte de Cvetko Lainovic
« Son vide apparent est la vie pleine », écrit Vladimir Dimitrijevic à propos des aphorismes et de la quinzaine de très singuliers dessins qu’il a publiés de Cvetko Lainovic, sous un titre on ne peut plus explicite : Honte des mots. Les uns, autant que les autres, aphorismes et dessins, expriment en effet l’inexprimable et, pour le lecteur, suggèrent plus qu’il ne disent l’inouï, l’inconcevable, l’aporie tremblante, la vision les yeux fermés.
« Ainsi, il ne reste que le verbe, l’essentiel, la ligne. La blancheur de ses dessins est tumultueuse, mais seulement dans l’œil de celui qui regarde », écrit encore Dimitrijevic, « c’est ainsi que j’ai subi la première vision de son art. J’ai lu, non, je me suis approprié ces aphorismes verticaux comme des météorites qui chutent. Inattendus ! »
Par exemple : «Les mots viennent du ciel, et les idées d’une insuffisance de rire ». Ou ceci : « Les horreurs ont leurs racines dans les idées claires ». Ou encore : « Je suis convaincu que la ligne que je piétine ressent une douleur ». Ou encore : « Toute pensée a son mort ». Ou encore : « La beauté se sépare de la vérité au moment où tu deviens sûr de l’une des deux ». Ou encore : « Les animaux sont beaux car ils ne perçoivent pas le temps ». Ou encore : « La beauté prend exemple sur la disparition ». Ou encore : »Les mots protègent le ciel contre nous ». Ou encore : « L’art fait que les vides souffrent moins ». Ou encore : « La peinture a été créée selon le principe suivant : l’oubli irradie ». Ou encore : « L’art et la femme représentent l’exception à toute vérité ». Ou encore : « On supporte le mieux l’inexistence ».
Mais la citation sélective mutile, il faudrait tout citer, ou plutôt il faut avoir ce petit livre à tout moment à portée de main et le remplir de points d’exclamation ou d’interrogation. Traits verbaux ou picturaux fulgurent, qu’on a honte de commenter. « Et le même trait fulgurant comme lame passant sur la peau fait naître les hennissements de l’étalon, la solitude du monastère, Moïse, les natures mortes, les balais, les saints », quelque part entre un Matisse en transe et le graffiteur du Mur aux énigmes…
Cvetko Lainovic. Honte des mots. Aphorismes. Traduit du serbe par Dejan M. Babic. L’Age d’Homme, 62p.
Dessins de Cvetko Lainovic : L’écuyère; Le Christ; L’entrée à Jérusalem.
-
Bouillon de multiculture
La littérature suisse est un biotope quadrilingue foisonnant mais mal défendu. La revue ViceVersa propose un nouveau lien traversant et pose un début de constat. Pourrait mieux faire...
Le grand public sait désormais, avec le soutien d’un ministre militant (Pascal Couchepin) et de ses deux bras armés (Jean-Frédéric Jauslin et Nicolas Bideau) que le cinéma suisse existe et qu’il lui arrive d’être populaire et de qualité. L’évidence était vieille comme Tanner au moins, mais le marketing actuel consiste à dire et répéter les choses connues jusqu’elles soient reconnues.
Or qu’en est-il de la littérature suisse ? Que dit la littérature sur la réalité de ce pays ? Son regard est-il plus ou moins pertinent que celui de notre cinéma ? Est-il vrai que la nouvelle génération soit dépolitisée et que faut-il en déduire ? La production littéraire des quatre cultures a-t-elle une tonalité générale ou des caractères spécifiques ? Qui lit « nos » auteurs ? Lesquels sont traduits ? Comment sont-ils présentés dans les médias de leur aire linguistique et des autres régions ? Editeurs et auteurs se défendent-ils comme il en va des gens de cinéma ? Et la politique du livre en Suisse est-elle cohérente ?
A ces questions générales, c’est par des états-généraux de la littérature en Suisse qu’il faudrait répondre en rassemblant tous les intéressés. Or une telle concertation semble peu probable à vue de nez, et le relever nous ramène à ce qui est : une peau de chagrin à beaucoup d’égards, surtout du côté des passeurs.
Dire, comme on a dit que la Suisse n’existe pas, que la littérature suisse n’existe pas, est une imbécillité. Il y a beaucoup d’auteurs intéressants en Suisse, l’édition y reste un fleuron de notre culture, et l’état de la lecture dans notre pays est moins inquiétant qu’ailleurs. Le problème est plutôt affaire de visibilité et de transmission, dans la relation entre le livre et le public, sur fond de consommation de masse et de course à l’audimat. Du moins est-ce le constat qui se dégage des aperçus que propose la deuxième livraison de la revue d’échanges littéraires Viceversa littérature, proposant notamment un panorama de l’année littéraire 2007 et une enquête sur la critique littéraire dans les médias.
Dédaignée à la télévision (un peu moins au Tessin qu’en Suisse romande et alémanique), plutôt bien défendue en revanche sur nos chaînes de radio et même dans nos journaux, la production littéraire suisse pâtit d’un net déficit du point de vue de la traduction, notamment « intra muros ». De manière générale, les quatre régions linguistiques communiquent peu. A quelques « stars » près (une Agota Kristof, un Martin Suter), les meilleurs auteurs et les œuvres les plus marquantes mettent des années à être traduits ou reconnus entre Confédérés. Alors que les Journées de Soleure rassemblent la profession et le public, les journées littéraires de Soleure se bornent à des lectures ou les Romands occupent un strapontin. Quant à la fondation Pro Helvetia, qui subventionne plus qu’elle ne propose quoi que ce soit de globalement constructif, elle reflète assez l’atomisation actuelle de toutes les énergies. Pour pallier celle-ci, l’initiative de Viceversa littérature est certes louable, mais encore trop limitée à un public d’initiés. Du moins pourrait-on espérer qu’elle incite les auteurs (en leurs sociétés) et les éditeurs à se décider enfin à montrer qu’ils existent, quitte à faire du cinéma…Trois perles de multicultureUn garçon parfait, d’Alain Claude Sulzer. Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann. Jacqueline Chambon, 241p.
Tant par son climat que par sa thématique de l’amour à sens unique, ce très beau roman imprégné de mélancolie ne tarde à rappeler Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro ou La mort à Venise de Thomas Mann, dont la figure apparaît incidemment en l’occurrence. Ernest, le narrateur quinquagénaire dont le service impeccable, au Grand Hôtel de Giessbach, consiste à se rendre personnellement transparent, apparaît sous un autre jour au lecteur à la réception d’une lettre d’Amérique lui venant, après des années de silence, d’un jeune collègue qu’il a initié à la perfection tout en partageant des jeux nocturnes moins policés. S’il a vraiment aimé Jakob, celui-ci lui a prêté son corps comme à bien d’autres, en gigolo narcissique. Passons sur les détails, d’ailleurs traités sans forcer le trait. Mais l’émotion va crescendo. Dans une forme toute classique, un brin surannée, le romancier bâlois nous enchante cependant par la musique songeuse de son écriture, fort bien rendue en notre langue.
Szuzsanna Gahse. Livre de bord. Version bilingue. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher. Editions d’En Bas,
Les littératures suisses ont accueilli, ces dernières décennies, des auteurs remarquables émargeant à diverses cultures, liés aux migrations économiques ou au refuge politique. Szuszanna Hahse arrivée de Budapest (où elle est née en 1946) à Vienne, avec la vague des réfugiés de 1956, et transitant ensuite d’Autriche en Allemagne, puis en Suisse où elle a été nommée « observatrice de la ville de Zoug » en 1993, en est un exemple significatif, dont l’oeuvre germanophone (prose, poésie, essais, théâtre, traductions de grands auteurs hongrois) est aussi considérable et primée que méconnue en terre francophone. Les thèmes de la migration, du déracinement et des dérives d’une langue à l’autre sont traités, par cet esprit vif à la plume acérée, de façon très originale où les lieux investis, les paysages, les éléments, les gens animent une sorte de théâtre géographique étonnant, Dans un Livre de bord lucernois, une Petite topographie instable et un récit lausannois intitulé Pierre, plus surprenant encore, nous découvrons un regard décentré et révélateur sur notre univers proche, d’un apport substantiel.
Remo Fasani. L’éternité d’un instant. Traduit de l’italien par Christian Viredaz. Préface de Philippe Jaccottet. Samizdat, 142p.
Philippe Jaccottet n’est pas du genre à tempêter, et c’est pourtant d’une « négligence scandaleuse » qu’il parle à propos de la méconnaissance à peu près complète dont souffre l’œuvre poétique, selon lui majeure, du poète tessinois Remo Fasani, pourtant établi depuis une quarantaine d’années en Suisse romande, chargé de la chaire de langue et de littérature italienne à l’Université de Neuchâtel de 1962 à 1985; et Jaccottet de préciser, dans son amicale introduction à cette très dense et très limpide anthologie groupant chronologiquement, de 1944 à 199, un choix de poèmes tirés de cinq recueils, que Remo Fasani est un « poète de la grande solitude » manifestant une « attention presque religieuse » au monde, dont nous pourrions ajouter que les poèmes nous transportent à la fois hors du temps et au cœur du temps, avec quelque chose de la pureté cristalline des poètes-peintres chinois : « Une lumière de vin/brûle sur le fil des neiges / un frisson sur les roches est suspendu », et de fait, l’instant de ce Soir alpestre se dilate aux dimensions d’une éternité pressentie. La guerre est cependant présente en filigrane, un homme dans une nuit qui se nomme Fasani et se déclare à la fois « citoyen du monde » et « en exil », un homme essentiel pourrait-on dire qui nous parle d’une voix intime, proche et nimbée du silence d’un sourire de Bouddha, sereine et détachée apparemment, mais dont chaque mot est d’un cristal que le temps a taillé patiemment.
-
Astres compères en La Pléiade
Claude Lévi-Strauss et André Breton au panthéon de l'édition française
Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton prirent le chemin de l'exil sur le même bateau à destination de la Martinique, «une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot», dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes tropiques, sous les traits d'un voyageur «fort mal à l'aise sur cette galère», précisant que, «vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu»...
Claude Lévi-Strauss, qui deviendra l'un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l'Académie française, n'était alors qu'un jeune ethnologue «américaniste» revenu de deux expéditions chez les Indiens Bororo et au Mato Grosso avec ses premières collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de «pape» du surréalisme, taxé d'«agitateur dangereux» par la France de Pétain. Une même passion pour l'art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) rapprocha les deux hommes.
Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, dernier des sept livres (choisis par Lévi-Strauss lui-même) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposa d'emblée. Grosso modo, Breton y défend le «spontanéisme» de l'art, jusqu'au document brut, tandis que Lévi-Strauss, plus classique, rappelle l'importance de l'élaboration «secondaire» de l'oeuvre. Plus tard, L'art magique de Breton suscitera d'autres objections vives de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les oeuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l'homme par la littérature et les arts. Tous deux sont des «bricoleurs» de génie pratiquant le collage. Tous deux font éclater les cloisons séparant genres et disciplines.
Dans sa remarquable préface aux OEuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que «l'étude de l'homme est, par essence, littérature», pas au sens du «beau style» mais à celui d'un approfondissement de la connaissance qui «exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques», à laquelle l'anthropologie peut être d'un grand apport.
Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, «une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes tropiques, d'un ton souvent très direct et d'une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la conclusion notamment, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l'anthropologue dans la filière classique d'un Montaigne, avec une déférence envers le monde et «l'homme nu» tranchant sur l'avidité contemporaine... «Oubliant» les textes scientifiques les plus ardus, ses OEuvres réunies ici visent le public cultivé non spécialisé.
Avec Tristes Tropiques, La pensée sauvage, les trois «petites mythologiques» (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit «humaniste modeste» a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder écouter lire marque le point de fusion du savant et de l'artiste.
Claude Lévi-Strauss, OEuvres. Préface de Vincent Debaene; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2062 p.
-
Palme à un livre
A propos d’Entre les murs, le livre...
Des dialogues carabinés constituent la matière en fusion d’Entre les murs, où François Bégaudeau ressaisit les relations exacerbées qu’entretiennent un prof de français de classes d’un quartier populaire de Paris (dans le XIXe), ses élèves et les autres profs de la salle des maîtres, en pêle-mêle de mots et de gestes, de signaux expressifs de toute sorte (jusqu’aux inscriptions-logos-acronymes des t-shirts), tout cela puissamment signifiant et significatif aussi bien.
Dans un débat public, François Bégaudeau parlait de la notion, fondamentale selon lui, de respect, et mutuel, qu’il s’efforce de concrétiser dans sa propre pratique de prof au prix d’une bagarre de chaque instant, de chaque mot, de chaque regard et de chaque geste, douce et dure bagarre dont l’écrivain transcrit les moindres signes dans Entre les murs, avec l’enjeu, et mutuel là encore, d’une vraie reconnaissance.
Tel est, de fait, le mot-clé de tout ça, et qui éclaire évidemment l’actuel conflit mahousse secouant salubrement la France : la reconnaissance de ce que je suis et de ce que tu es, de ce que je m’efforce tant bien que mal de faire et que j’aimerais que tu reconnaisses, de ce que tu m’apportes et que tu attends que je reconnaisse, ainsi de suite.
C’est un livre violent et hyper-attentif, mais tendre aussi, plein d’amitié rude et d’aveux pas faciles, de netteté et d’honnêteté, de souci de tout saisir de bonne foi jusque dans les élans de mauvaise foi de part et d’autre, de lassitude-envie-de-tout-envoyer-foutre et de bon vouloir qu’Entre les murs, qui relève en outre du tour de force littéraire, captant à la fois la novlangue des temps qui courent et ses bordures gestuelles ou comportementales - tout le dit et le non-dit que les oreilles des murs et leurs yeux enregistrent sismographiquement entre deux sonneries…
François Bégaudeau. Entre les murs. Verticales, 2006. Ce livre a obtenu le premier Prix France Culture-Télérama, et constitue la base du film de Laurent Cantet qui vient d'obtenir la Palme d'or du Festival de Cannes. -
A la venvole
Notes au jour le jour
Plus on avance en âge et plus les choses nous apparaissent avec netteté. Mais c’est aussi un exercice à relancer chaque jour. Cela se cultive et s’améliore possiblement à chaque instant. Question d’attention.Pense à tout moment à René Girard en observant le comportement de mes semblables. Le mimétisme est partout. Partout cette course rivale sous l’effet de l’envie et de la jalousie, partout cette montée aux extrêmes. Toujours plus le sentiment que le monde actuel tourne à l’asile de fous. Attention pourtant à ne pas céder à la pente catastrophiste.
Mis le nez ce matin dans cette Bible d’hôtel. Tout à coup me saisit l’énormité de cette chose : le Verbe.A la fois intéressé et rebuté, parfois, par la lecture du dernier livre d’Annie Ernaux, intitulé Les Années et constituant une espèce de double chronique d’une vie de femme, depuis 1940, et de l’époque vécue par la suite des générations dans un monde en rapide changement. Ce qui me hérisse là-dedans, qui me rappelle tous mes amis profs de gauche d’une certaine époque, c’est une façon de s’en remettre, dans sa vie, à l’état de la politique et pour ainsi dire : à l’Etat. Elle le dit d’ailleurs à un moment donné, comme s’il s’agissait d’un personnage important : « l’Etat s’éloigne de nous », avec le ton d’une petite fille abandonnée. Il y a là quelque chose qui m’échappe absolument, autant que la notion même de génération.
Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je le matin en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation par laisser-aller, par paresse ou par ennui. L’esprit d’enfance, c’est à savoir l’esprit de gravité et de conséquence, me tient lieu de raison et de sagesse, de boussole et d’horizon radieux. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant je suis menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Diablerie. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur et l’AntiSystème.
«L’importance d’être tenu, d’avoir été tenu, dans les bras des autres. » (dans une lettre de N.H.)Que répondre aux mots de la haine ? En ce qui me concerne, je me sens complètement désarmé devant les mots de la haine. Ou plus exactement : la vie m’a désarmé. Je me souviens évidemment du temps où je criais parfois, moi aussi, à l’époque où tous criaient. Au moindre désaccord : on criait. Et souvent on pleurait aussi : on pleurait après avoir crié. Mais très tôt j’ai ressenti, aussi, le fait que je criais pour moi et pas du tout pour la Cause dont il était question. Les mots de la haine qui me venaient, comme ceux qui venaient à tous, nous éloignaient de ladite Cause bien plus qu’ils ne signifiaient notre désir sincère de la servir.
-
Heureux comme Ulysse
Blaise Hofmann décroche le prix littéraire Nicolas Bouvier 2008.
Nicolas Bouvier serait content : après avoir couronné Nullarbor, magnifique récit de voyage d’un jeune auteur français du nom de David Fauquemberg, le prix qui honore sa mémoire échoit, cette année, à un autre trentenaire, romand cette fois, en la personne de Blaise Hofmann, pour son récit intitulé Estive, paru chez Zoé en 2007. Fruit du partenariat associant le festival Etonnants voyageurs, à Saint-Malo (dont le festival se déroule du 10 au 12 mai) et la Direction générale de l’aviation civile, le prix littéraire Nicolas Bouvier est doté d’une bourse de 15.000 euros. Cette distinction «récompense l’auteur d’un récit, d’un roman, de nouvelles, dont le style est soutenu par les envies de l’ailleurs, de la rencontre du monde, prolongeant l’esprit de l’œuvre de Nicolas Bouvier ». Le jury du prix 2008, présidé par Alain Dugrand, lui-même grand voyageur, est composé d’auteurs « nomades » reconnus tels Alain Borer, Gilles Lapouge, Pascal Dibie, Björn Larsson, et Alain Velter, ainsi que de Pierre Starobinski. Le prix sera remis à Blaise Hofmann ce dimanche à Saint Malo. A relever que certains des concurrents de notre compatriote relevaient du premier rang en matière littéraire, qu’il s’agisse de Colum McCann (Yoli) ou de Simon Leys (Le bonheur des petits poissons), en passant par Jean-Luc Coatalem (Il faut se quitter déjà) et Michèle Lesbre (Le canapé rouge).
Les lecteurs de 24Heures connaissent déjà Blaise Hofmann (né à Morges en 1978), dont les chroniques égyptiennes s’égrènent régulièrement sur son blog (bhofmann.blog.24heures.ch) à l’enseigne générale de Notre mer : un tour de Méditerranée. Très vivants, marquées par la curiosité du voyageur et ses nombreuses rencontres, mais aussi par un ton personnel et l’art de mêler information et émotion, ces croquis de voyage sont d’un écrivain de trempe, en constante et heureuse évolution, comme en témoigne d’ailleurs Estive, où le voyageur au long cours (passé auparavant par la Russie, le Vietnam, l’Afghanistan, et la banlieue de Blondy au titre de blogueur) se fait berger de mots en transhumance dans une vallée métaphorique aux multiples horizons. Ainsi est le vrai voyage : rapprochant le lointain et attentif à l’« exotisme » du tout proche, tout à fait dans le sillage en somme de Bouvier... -
Correspondances
…J’oublie les noms, j’oublie les lieux et les heures, on n’est plus ici qu’un regard qui passe et qui accueille en passant, qui observe et qui aime, car observer c’est aimer disait quelqu’un d’autre qu’on aime, on note en passant, on passe sans se demander pourquoi tel événement de couleur ou d’assemblage, tel présent en devenir, telle chose que je vois ne m’appartient plus mais devient chose vue par tous notée dans la solitude et le silence de ce bord de canal ou la multitude et la rumeur de ce bar de nulle part...
Images : Fabien Clairefond , Canal St Martin, quai de Valmy, aquarelle, 21x27cm ; JLK, Au bord de l’Hérault, aquarelle ; Fabien Clairefond, Femme en vert, aquarelle ; Thierry Vernet, La tenancière du Schiedam, huile sur toile, 1988, 116x73cm.
-
Tandem d'enfer
WANTED PHILIPPE RAHMY & FRANCOIS BON
Dans le cadre de sa saison nomade, la MLG (association pour une Maison de la
littérature à Genève) est au Mamco le mercredi 14 mai. Elle y accueillera
deux membres fondateurs du site littéraire remue.net: le poète et vidéaste
suisse Philippe Rahmy et l’écrivain-performer François Bon.
Pour ouvrir cette soirée littéraire, Philippe Rahmy présentera en slam, lecture
et vidéo-livre, des extraits de son dernier ouvrage Demeure le corps, chant
d’exécration. Puis François Bon lui succèdera dans une performance voix et
ordinateur intitulée Bob Dylan, histoires vraies, regroupant des musiques rares,
des zooms sur la langue et la poésie, des extraits de son livre Bob Dylan, une
biographie, des explorations parlées, pour un portrait d’artiste au cœur de
toutes les tensions d’une époque.
----
Le poète Philippe Rahmy (Genève 1965) est atteint de la maladie des os de
verre et son entreprise littéraire s'attache à "questionner son corps malade dont
l'aventure n'est pas sans lien avec les tumultes du monde". Il est l'auteur de deux
ouvrages qui ont reçu un très bel accueil: Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Demeure le corps, chant d’exécration (Cheyne, 2007).
-----
Depuis la sortie de son premier roman Sortie d'usine en 1982 aux éditions de
minuit, François Bon (1953) a publié une trentaine d'ouvrages. En 2007 est sorti
Bob Dylan, une biographie chez Albin Michel, où l'auteur y poursuit son
investigation sur des grandes légendes musicales, après sa biogrpahie consacrée
aux Rolling Stones. En écrivant sur le dieu vivant du folk, "masque obscur de nous-même", François Bon postule qu'avant tout "c'est sur soi-même qu'on recherche".
Mercredi 14 mai 2008, dès 19h, entrée libre
Une soirée organisée par la Maison de la littérature à Genève
19h: Philippe Rahmy, Demeure le corps, chant d’exécration
20h30: François Bon, Bob Dylan, histoires vraies
Présentation par Sandrine Fabbri (MLG).MAMCO, Musée d'art moderne et contemporain, Genève
10, rue des Vieux-Grenadiers
CH - 1205 Genève
Tél. + 41 22 320 61 22
Fax. + 41 22 781 56 81
www.mamco.ch -
Des livres qui sauvent
Lettres par-dessus le mur (30)
Ramallah, ce 6 mai 2008, après-midi.Cher JLK,
J'achève la lecture des Villes invisibles d'Italo Calvino. Je l'avais choisi parce que Qaïs – dont je t'avais esquissé bien trop rapidement la biographie - m'avait confié que c'était sa lecture de prison, son unique livre. Je me suis demandé comme ça ce qu'on pouvait lire en prison, alors mes parents m'ont apporté Le Città Invisibili. Je n'ai jamais demandé à Qaïs par quel hasard il avait eu accès à ce livre-là, et pas un autre. Sûrement le hasard n'avait-il rien à voir là-dedans, en le parcourant je cherchais le sens, le pourquoi de ce livre, dans cette situation-là, parce qu'il doit y avoir un sens : un homme seul, dans une cellule, et un livre, il faut qu'il y ait une correspondance, même si elle est invisible à tout autre que lui.
Le lien ici est évident : Le Città Invisibili, c'est le récit de ce que tout homme regrette, lorsqu'il est privé de sa liberté. Marco Polo raconte au Grand Khan les villes qu'il a vues, en parcourant son empire, et Qaïs du fond de sa cellule était le Grand Khan, chevelu et barbu comme un empereur Mongol, et chaque jour le Vénitien lui racontait ses voyages, les plaines et les cités, la vie des hommes, hors les murs du grand palais, et dans les yeux bleus et fatigués de Qaïs, l'homme le plus puissant et le plus riche du monde, s'étalaient les lacs et brillaient les tours, les murailles et les toits de ces mondes impossibles, et chacune de ces villes porte le nom d'une femme, et le Grand Qaïs tombait amoureux de chacune, tour à tour, et sa cellule froide était un harem comme personne n'en a jamais connu.
Autre histoire de lecture salvatrice, celle de Mahmoud Abou Hashhash, autre ami écrivain. Voici ce qu'il raconte, au début de la seconde Intifada, lors du siège de Ramallah, quand il était prisonnier du couvre-feu :
« Parce qu'ils ont pris position sur les immeubles voisins et transformé les lieux en QG militaire, j'ai été contraint de repérer les points faibles de mon appartement. J'ai découvert que la cuisine est un lieu dangereux : sa fenêtre donne sur leurs canons. Se servir une tasse de café ou de thé est donc devenu une opération périlleuse. Il y a une bonbonne de gaz sur le petit balcon de la cuisine : à plusieurs reprises, je l'ai soulevée et secouée pour m'assurer qu'elle était bien vide. Car, si une balle perdue l'atteignait, personne n'en réchapperait. Les deux chambres à coucher sont également mal situées. Elles sont toutes les deux du même côté. Il y a une troisième chambre, mais elle donne sur la route principale et sur le terrain au nord duquel se trouve la colonie Pesagot. Quant au salon, il est impraticable sinon pour une « danse avec les balles ». Il donne juste en face du bunker où les soldats, et leur automitrailleuse, ont pris leurs aises depuis ce fameux jour. Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort. »
Ces lignes sont tirées de Ramallah mon amour, traduit de l'arabe et publié aux éditions Galaade, que je te recommande chaleureusement. Sous la forme d'une longue lettre adressée à la femme qu'il aime, Mahmoud parle de sa ville :
« Elle est illusion de liberté, de connaissance et d'accomplissement. Elle reste belle et tentatrice, grâce à ses habitants mais aussi à ses étrangers qui, très vite, demandent à en être citoyens. Ils obtiennent rapidement ce droit, car ici personne n'est étranger.
Nous y vivons l'amour et la haine, la liberté et l'emprisonnement, la défaite et la gloire en un seul soupir (…) Nul ne la traverse sans avoir le cœur transpercé et scindé en deux. Quai de vagabonds peuplé de touristes devenus résidents et de résidents devenus touristes. Nous lui faisons porter plus qu'elle ne peut supporter, nos péchés et nos espoirs ; nous l'alourdissons en nous reposant sur elle, tendre et fraîche, petite comme une promenade du soir, grande par ses rêves, comme une adolescente.
Je la préfère enveloppée de brume telle une femme sortant du hammam. J'aime ses rues pénétrées par ma seule présence, lorsque les contours de ses maisons deviennent vagues et que la nuit confère un sentiment de sécurité à ses habitants. J'éprouve alors la griserie d'un homme à qui toute la ville appartiendrait. .»
Mahmoud a mon âge, nous nous ressemblons, je crois, il m'a accueilli dans sa ville par ces quelques mots que je signerais volontiers, tant ils reflètent mes propres sentiments.
Demain nous partons à Amman, d'où nous prendrons l'avion pour le Bangladesh. J'ai vécu deux années magiques, à Amman, je ne l'ai pas revue depuis huit ans, je l'ai trompée plusieurs fois. Je me demande comment elle m'accueillera, cette ville-là, et si elle m'est restée fidèle.
Pascal
PS. Yallah, je m'en vais préparer nos valises, nous partons à l'aube demain, nos chers amis de l'autre côté du mur ferment la frontière jordanienne à 10 heures du matin... frontière qui se trouve pourtant de ce côté-ci du mur, mais nos amis sont sur tous les fronts et toutes les frontières, comme tu sais. Experts en portes, serrures et cadenas.
A La Désirade, ce 6 mai, soir.
Cher Pascal,
C’est une détenue qui demande à l’animatrice du club de lecture d’une Maion d’arrêt de femmes : « A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? » La femme est prostrée, elle a tué quelqu’un, tandis que l’animatrice, romancière connue, n’a jamais pris la vie à qui que ce soit, sauf dans ses romans. Les autres détenues attendent sa réponse.
«Le silence se prolonge, écrit Nancy Huston, et je sens un gouffre s’ouvrir entre elles et moi car il n’y a pas de doute, leur réalité est plus incroyable que la mienne. Se bousculent dans mon esprit des scènes possibles de leur incroyable réalité, scènes de sang, de couteaux, de revolvers, de cris, de hurlements, de drogue, de coups, de désordre, de pauvreté, d’angoisse, de mauvaises nuits, de cauchemars, d’0alcoolisme, de viol, de désespoir, de confusion ». Et la romancière de se demander et de se répéter : « Que dire ». Pourrait-elle dire qu’on invente des histoires « pour donner une forme à la réalité ? » Cela ne la satisfait pas : « Ce serait absurdement insuffisant, blessant d’insuffisance, et de suffisance aussi, ce n’est certainement pas la bonne réponse, or cette femme veut désespérément une réponse. Alors jecherche… »
Et ce qu’elle trouve, Nancy Huston le consigne dans une sorte d’archipel de réflexions sur la naissance du sens et le sens de la fiction, notre besoin de raconter et avant cela notre besoin de nommer les choses, d’exprimer nos sensations premières et d’exorciser nos peurs, d’expliquer et d’interpréter, d’inventer des mythes et des fables, de faire dialoguer l’humanité qu’il y a en nous et d’en raconter l’histoire par de petits romans ou de grands récits. Cela s’intitulant L’espèce fabulatrice, en librairie ces jours. Je te raconterai la suite quand je l’aurai lu et que tu te pointeras à La Désirade…
En attendant, ce que tu m’écris sur les livres qui sauvent me touche, me rappelant un épisode personnel. Je devais avoir dans la vingtaine finissante et j’allais très mal. Plus aucun goût de vivre, déception sur déception, réellement dégoûté et je me trouvais là, dans ma carrée solitaire, venant de dire ma terrible tristesse à mon ami Dimitri, avant d’interrompre notre téléphone. Or cette nuit-là, il me le révéla plus tard, Dimitri ressortit de chez lui et s’en fut faire le guet du côté d’un certain pont aux suicidés…
Or, entretemps, un geste, au hasard, m’avait fait ouvrir un livre qu’il y avait là, n’importe lequel, sur un tas : Le rêve de l’escalier de Dino Buzzati. De sombres nouvelles, pour la plupart, dont celle qui raconte ce rêve que je faisais, à cette époque, de manière obsessionnelle. L’escalier qu’on monte et qui se dérobe, les marches qui lâchent ou qui s’espacent affreusement, le mur qui devient paroi de montagne bordé de précipice, et la terreur froide, le vertige à la fois physique et méta, enfin tout ça, et je lisais, et je me sentais reprendre goût à la vie, un conteur avait fait de ma mélancolie une série d’histoires étranges, le chaos qu’il y avait en moi reprenait sens et beauté, j’avais vécu ces temps-là des choses parfois plus incroyables que celle je lisais là-dedans, mais cela n’avait pas la moindre importance : tout à coup je revivais grâce à ce petit bouquin de rien du tout.
Mon ami Dimitri a été sauvé, lui, au tréfonds de la désespérance de l’exilé, à son arrivée en Suisse, en trouvant, dans une vitrine de librairie, à Neuchâtel, La nuit de Gethsémani de Léon Chestov, qui devint pour moi, bien des années après, l’un de mes philosophes préférés, et le reste à jamais. Et chacun, je l’imagine, doit avoir en secret un nom cristallisant sa reconnaissance. Raconte encore Marco Polo. Ancora una storia Messer Calvino…
Quant aux lignes de ton ami de Ramallah, elles m’ont fait venir les larmes aux yeux : « Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort… »
Cela m’a rappelé mes veilles de garde, où je ne risquais pour ma part que de me tirer dans le pied en oubliant, une fois de plus, d’assurer mon flingue. Mais il faisait froid, c’était en haute montagne et je devais surveiller la frontière où ne manquerait de surgir bientôt le Rouge et son couteau entre les dents. Mais j’avais Tchékhov avec moi. Ma tenue d’assaut étant pourvue de nombreuses poches, plusieurs d’entre elles contenaient la suite des récits d’Anton Pavlovitch, dont j’enchaînais la lecture. Nukl besoin de lutter contre le sommeil quand on lit L’Envie de dormir, sombre merveille… J’en conserve un souvenir aussi précis et reconnaissant que de découvrir, à dix-sept ans, la musique incomparable des vers de Lorca...
Mahmoud Abou Hashhash. Ramallah mon amour. Editions Galaade.
Nancy Huston. L’Espèce fabulatrice. Actes Sud 2008, 197p. -
Au bord de la nuit
... J'ai rêvé cette cette nuit que la jeune fille blanche dormait sur un quai, par terre, et que, désirant lui montrer le lever du soleil au bord du lac, je la prenais dans mes bras à l’arrivée du train et y montais, tandis qu’une voix off à l’accent autrichien commentait : la prétendue jeune fille blanche endormie est le sujet lui-même rêvant, et le lac est la mère, et le lever du soleil est l’éveil du père, ça ne fait pas un pli… et lorsque, le train arrivant, je pris la jeune fille blanche dans mes bras pour y monter, la voix continuait : le train est la préfiguration de la menace paternelle, il figure à l'évidence le membre érigé dont le sujet est privé par l'acte de porter son double narcissique… puis la jeune nfille blanche s’éveillant tandis que le disque blanc apparaissait au Levant, la voix commentait encore en allemand pesant tandis que je murmurai : j’ai rêvé que tu étais endormie sur le quai, j’avais envie de voir se lever le soleil avec toi, je t’ai prise dans mes bras, tu ne t’es pas réveillée, je suis monté dans le train, les gens étaient baba, au bord du lac il y avait un silence doux et tu t’es réveillée pile au moment où les premiers rayons effleuraient la crête enneigée des Monts de la nuit, et chaque mot que je te disais te faisait sourire…
Image: Philip Seelen.
-
Une passion partagée
Rencontre virtuelle de Fabien Clairefond et Alexandre Rosa
A La Désirade, ce 29 avril. – Je ne sais de plus tonifiant événement qu’une rencontre, j’entends : la vraie rencontre prodigue de passions partagées, comme je la vis tous les jours avec Pascal Janovjak, que je n’ai jamais rencontré que par nos lettres ; et je me le répétais hier matin en découvrant les dessins et les peintures de Fabien Clairefond, grâce auquel j’ai découvert hier soir les dessins et les peintures d’Alexandre Rosa, son ami si j’ai bien compris. Je suis réellement fou de peinture, ou plus exactement disons que je l’ai dans la peau depuis l’âge de quatorze ans, d’abord par les murs d’Utrillo et les blancs de Cézanne, puis à travers Soutine et Bonnard, jusqu’à De Staël et Bacon. Mais il est bien rare que cette passion se nourrisse d’œuvres d’aujourd’hui, à part Lucian Freud et quelques autres dont Fabienne Verdier, ou plus encore Joseph Czapski et Thierry Vernet, qui furent des amis. Or plus on va et moins je ne trouve à vibrer dans le fatras de ce qu’on appelle l’art contemporain, qui me semble pour majorité du recyclage ou de la décoration, tout une agitation conceptuelle et toute une gesticulation multimondaine ou multimondiale. Mais le silence de la peinture ? La vitesse de la peinture ? Le sexe plein d’âme de la peinture ? La pensée et le bond mystérieux de la peinture ? Eh bien je les ai retrouvés hier matin, en filigrane, chez Fabien Clairefond qu’il m’a semblé reconnaître ou connaître depuis longtemps, dans le temps hors du temps de Dürer et de Corot, ou de Delacroix et de Cézanne, et hier soir chez Alexandre Rosa dont la peinture, couleurs et compositions, puissance organique et lyrisme flamboyant, m’a immédiatement saisi. Le plus étonnant étant finalement que je ne connais l’un et l’autre, depuis hier, que par l’Internet, véhicule de toutes les abjections et de rares moment de grâce, comme celui de rencontrer virtuellement deux jeunes artistes selon mon goût…
Pour plus d'infos sur Fabien Clairefond et Alexandre Rosa: http://dessins-peintures-fabien.over-blog.net/
http://alexandre-rosa-dessins-peintures.over-blog.com/
Peintures d'Alexandre Rosa: Alentours de Reims, huile sur toile, 33x46, 2007; Au Parc, huile sur bois, 50-60cm, 2007; Immeubles vers le canal Saint-Martin. Huile sur carton, 2003
-
Au bonheur du jour
Le regard de Fabien Clairefond
A La Désirade, ce lundi 28 avril. – Il y avait ce matin, sur les montagnes et le lac, une lumière rare, nimbée d’une sorte de dorure bleutée et comme ombrée de l’intérieur par une fusion de bruns roux et de verts mauves, que j’ai eu la stupéfaction de retrouver, quelques instants plus tard, en découvrant les aquarelles et les peintures du jeune peintre Fabien Clairefond, lequel m’avait hier gratifié de quelques compliments pour mes propres paysages. Une révérence pour l’autre alors ? Bien plus que cela : le sentiment très rare, mais immédiat, comme à fleur de peau (on sait que l’âme est à fleur de peau), de reconnaître quelqu’un, comme je l'ai vécu le plus intensément deux fois, la première en découvrant la peinture de Joseph Czapski, laquelle me lava pour ainsi dire le regard, puis en suivant l’évolution de Thierry Vernet, des années durant.
Une troisième fois, de manière plus sporadique, j’éprouvai cette proximité en voyant mon ami F. laver ses aquarelles, comme cette année-là dans les cafés de Vienne, dont l’aquarelle de Fabien Clairefond intitulé La tablée de café me rappelle immédiatement la lumière et la structure.
Dans la foulée, je retrouve immédiatement, dans l’évocation par Fabien des toits de Belleville au crépuscule, les toits de Bellevile au crépuscule de mon ami Thierry ou, dans les esquisses de Fabien, scènes de bistrots, personnages ou paysages, les esquisses de paysages, de personnages ou de scènes de bistrots de notre ami Czapski.
Il n’est pas de plus grand bonheur, pour qui aime écrire ou peindre, que de découvrir une nouvelle écriture ou un nouvel art. C’est mon bonheur de ce matin.Pour découvrir les travaux de Fabien Clairefond: http://dessins-peintures-fabien.over-blog.net/
Images: Fabien Clairefond: 1) Auriol, rochers le matin, crayon et aquarelle, 15-15cm; 2) Tablée au café, aquarelle, 13x18cm. Fin de journée à Bellevillle, huile, 2006.
Thierry Vernet: Crépuscule à Belleville. Huile sur toile.
-
Coboye
Alors le jour se refit sur le monde, comme à l’instant présent de le voir émerger des limbes, ce fut la première de mes secondes naissances et tout ses dessina mieux sur la toile du temps, les choses et les gens.
De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le vieux grès du vieux quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
Cette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier que le père Taillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter tu ouvres toutes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et pensant dur comme fer à Corot tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui de sûre source, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure d’évier du rapin Gauguin des jours de pluie sur les palmes, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés.
Le quartier prenait forme qui serait mon quartier, et la ville qui serait la ville, mon lac et mes azurs, mes continents et mes îles. Il y a des millions et des billions de choses bonnes et belles et de gens bonnes et belles, me disaient l’oncle Stanislas ou le vieux Coboye dans son atelier, et retrouvant mes compères et ces demoiselles aux premiers petits complots de l’âge, je me reprenais à jacter à tort et à travers en commençant de reluquer de concert. -
Ceux qui envient l'Artiste
Celui que toutes montrent du doigt à la cafétéria de l’Hospice / Celle qui n’admet pas que ce Lemercier fasse lire du Rimbaud à sa classe de 5G quand on sait ce qu’on sait de ce personnage / Ceux qui estiment que l’hétérosexualité de Shakespeare porte atteinte aux sensibilités différentes / Celui qui déclare que son Prix Nobel ne justifie pas que Faulkner se soit bituré le jour de l’anniversaire de sa fille / Ceux qui se demandent ce que faisait Raymond Roussel derrière les rideaux de sa tire de luxe / Celui qui prétend que le talent est un prétexte bourgeois d’exclure ceux qui le sont de toute façon nom de Dieu / Celle qui pense que Le mur de Jean-Paul Sartre ne pouvait être écrit que par un pédé non avoué / Ceux qui ont été franchement déçus d’apprendre que Michel Foucault fréquentait les boîtes SM / Celui qui affirme qu’il y a autant de pédales chez les poètes que chez les coiffeurs / Celle qui traque l’homophobie dans les papiers du Figaro / Ceux qui rappellent que le style c’est l’homme et qu’en conséquence d’un homme débauché ne peut filtrer qu’un style vicieux / Celui qui se dit fier d’avoir fracassé le mythe Voltaire, cet esclavagiste, dans la section français moderne de l’université de Pointe-à-Pitre / Celle qui a consacré sa thèse aux dégâts collatéraux de l’alcoolisme de Georges Bernanos / Ceux qui prouveront un jour qu’une secte de pédérastes sadiques est à l’origine de la prolifération du thème de Saint-Sébastien dans la peinture italienne / Celle qui décèle une certaine tendance saphique chez cette Agrippa d’Aubigné que Lemercier fait lire aux lycéennes de Sainte-Clotilde / Ceux qui prétendent que Gabriel Matzneff est protégé par la mafia pédophile des médias et autres ministères / Celui qui traque les dérives du club des poètes chrétiens des cantons de l’Est / Celle qui milite pour qu’on supprime la notion de grand écrivain dans les manuels de l’UE / Ceux qui prônent le rétablissement de l’Index / Celui qui a établi scientifiquement la base compulsive de tout acte créateur et son incidence sur le taux de la criminalité / Celle qui conclut son cours en suggérant que Marie Cardinal vaut tout à fait Proust en termes d’éducation positive / Ceux qui ne tolèrent les poètes que morts et oubliés.
-
Ceux qui ont DuStyle
Celui qui estime une fois pour toutes que le style est une affaire de peau / Celle qui enseigne LeStyle aux petits Rimbaud du quartier Bellevue de la ZUP / Ceux qui considèrent que Jean d’Ormessier et François Nourisson représentent le top Dustyle / Celui qui pense (sans le crier sur les toits) qu’avoir DuStyle n’est rien si l’on n’est pas le style / Celle qui voudrait écrire comme Despentes / Ceux qui ne jurent que par LeStyle néobeatnik / Celle qui sait ce qu’est écrire mal ou bien nécrire / Ceux qui ont dit que le style de Ramuz était traduit de l’allemand / Celui qui prétend que le seul Céline est celui de Guignol’s Band / Celle qui se coiffe style Nothomb / Ceux qui racontent leur vie avec DuStyle / Celui que révolte la conviction majoritaire que le style et LeStyle reviennent au même / Celle qui estime que son labrador a plus de style que LeStyle de François Mitterrand nécrivain / Ceux qui ne s’intéressent qu’à l’inassimilable dans LeStyle / Ceux qui gardent en mémoire la phrase de Marcel Proust, dans Contre Sainte-Beuve (p. 303 ) selon lequel « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux» / Celle qui ne s’intéresse qu’aux bégaiements des vrais styles / Ceux qui trouvent que le mot style ne devrait pas exister / Celui qui professe LeStyle comme une leçon / Celle qui balance à Guillaume Durand qu’elle n’a pas de leçon de LeStyle à recevoir / Ceux qui regrettent qu’il n’y ait point de Tribunal Dustyle, etc.Image: LeStyle style Marc Levy.
-
Le rire jouissif du fasciste
Quand Jonathan Littell, dans Le sec et l'humide, prend le mâle-soldat en flagrant délire...
Avec Les Bienveillantes Jonatham Littell est devenu célèbre, à l’automne 2006, en cumulant les énormes paradoxes. De fait, susciter en quelques semaines l’intérêt d’un énorme public avec un énorme O.V.N.I . littéraire d’une difficulté de lecture non moins considérable (en tout cas sur les 100 premières pages), relevait déjà du phénomène, auquel s’est ajouté une suite d’énormes malentendus.
Des Bienveillantes, on a dit en effet tout et son contraire, souvent sans avoir vraiment lu le livre. Avant et après les prix prestigieux qu’il a décrochés en France (Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt), Littell a été accusé, notamment, de mal écrire, d’avoir eu recours à un nègre, de s’approprier la mémoire de la Shoah et de la banaliser en mêlant documents avérés et conjectures imaginaires, de la « salir » plus encore en donnant la voix à un SS supérieurement cultivé et pervers, du nom de Max Aue.
Certes très dérangeant, et sûrement pas à classer parmi les chefs- d’œuvre de la littérature, malgré bien des pages dignes d’un grand écrivain, Les Bienveillantes reste un livre extraordinaire à de multiples égards, où les coups de sonde de Littell dans la psychologie des profondeurs, au tréfonds du délire fasciste, est l’un des plus intéressants et des plus hardis.
C’est d’ailleurs dans ce magma psycho-physique que nous replonge Jonathan Littell dans l’essai tout à fait saisissant qu’il vient de publier, retraçant la trajectoire hautement significative du nazi belge Léon Degrelle combattant sur le front russe avec la Légion Wallonie qui finit sa vie (jusqu’en 1994) en Espagne, avec d’autres anciens SS. Ce qui intéresse prioritairementLittell, à la lecture de La campagne de Russie de Léon Degrelle, c’est l’image héroïque que celui-ci donne de lui-même à travers un récit absolument hallucinant par son langage, où la lumière flamboyante du héros nazi, dur et pur dans son armuire de chair saine, est célébrée par opposition aux grenouilles molles de l’ennemi crapahutant dans la boue informe, ces « géants hirsutes, ces Mongols oreillards au crâne melonné » ces « Asiatiques félins aux petite pupilles brillantes, jamais lavés, haillonneux, infatigables », paraissant des « monstres préhistoriques côté de nos jeunes soldats au corps frêle, aux reins levrettés, à la peau fine ». Fantasmes homosexuels que ceux de Degrelle célébrant ses jeunes soldats (souvent enrôlés de force…) « nus comme des Adamites » ? Même pas, relève Littell, tant le corps fasciste, idéalisé, comme est idéalisée la vierge blanche, est essentiellement asexué. Dans la foulée, on rappellera l’essai de Degrelle de récupérer à son compte la « pureté » de Tintin, en affirmant que sa propre culotte de golf aura inspiré Hergé…
« Contre tout ce qui coule, le fasciste doit évidemment ériger tout ce qui bande », écrit Littell en éclairant les mots-fantasmes de Degrelle à la lumière des théories de Klaus Theweleit, lequel dégage la figure du « mâle-soldat », production de l’Etat fasciste, dans ses Männerphantasien (Roter Stern, 1977-1978) que l’auteur des Bienveillantes lut attentivement en cours de rédaction.
En Post scriptum, après la généreuse postface de Theweleit (qui n’avait pas encore lu Les Bienveillantes en 2007), Jonathan Littell précise, en prenant appui sur les sourires de deux combattants (un commandant tchétchène et un caporal américain dans la prison d’Abu Ghraib) que la notion de mâle-soldat, avec son rire de tortionnaire et sa main se palpant la braguette, n’est pas l’apanage du fasciste.
Typologie réductrice ou trop générale au contraire ? On peut en discuter. Au reste, le personnage de Max Aue, dans Les bienveillantes, participe de la boue autant que du phallus guerrier. Enfin, ni Littel ni Theweleit ne s’en tiennent là. Disons qu’ils ouvrent explorent des territoires (le corps, le langage, les sentiments) trop souvent ignorée, ou même décriés par les historiens purs et sûrs…
Jonathan Littell, Le sec et l’humide. Postface de Klaus Theweleit. Gallimard, coll. L’Arbalète, 140p.
Le corps du délit
Dans une des séquences les plus insoutenables du dernier film de la réalisatrice camerounaise Osvalde Lewat, Une affaire de nègres, présenté ces jours à Visions du réel, un superbe militaire en treillis, répondant à son interlocutrice sur un ton de défi bravache, détaille en souriant, l’air de jouir de chaque mot, les exécutions (environ 400 de sa main) qu’il perpétra entre 2000 et 2001 à Douala, sous l’égide di Commandement opérationnel chargé de liquider les « bandits », en réalité tout individu en butte à une dénonciation de la part de n’importe qui, un millier en tout, sans jugement aucun.
« Fasciste » que ce mâle-soldat typique ? Nullement au sens où on l’entend idéologiquement, mais conforme assurément aux observations de Klaus Theweleit sur la « transgression autorisée vers le crime » que permet l’Etat « fasciste » au sens le plus large, du Salvador au Cambodge, entre autres. « Rigoberta Menchù décrit comment les tueurs des escadrons de la mort jouissent du dénouement de leur spectacle meurtrier », précise-t-il encore Theweleit, avant de rappeler combien, entre autres nettoyeurs « secs », un Eichmann jouissait d’accomplir, « avec le moins d’accrocs possibles », son travail de nettoyeur du corps social allemand, de même que le corps du mâle soldat se nettoie du «grouillement de la réalité, féminité vorace ou prolétariat fangeux »...
Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 22 avril 2008.
-
Paul Morand le passeur
Pour qui se rappelle l’aigreur désabusée du Journal inutile (1968-1976) de Paul Morand, fustigeant volontiers la décadence de la culture française, le contraste est saisissant à la lecture de ces Lettres de Paris, d’une ouverture d’esprit et d’une générosité à tout moment transportées par l’enthousiasme.
Il faut dire que, de 1923 à 1929, Paris méritait sa réputation de capitale du goût et de la création à tous égards, et qu’un chroniqueur n’avait qu’à puiser dans cet extraordinaire vivier pour offrir, quatre fois par an, aux lecteurs américains de la revue The Dial, le panorama le plus substantiel. Entré en littérature en 1921 avec les proses magnifiques de Tendres Stocks, Morand était déjà fort estimé des meilleurs esprits (dont un Ezra Pound) et se révèle, dès ses premières lettres, un lecteur-critique d’une acuité sans faille et d’une indépendance d’esprit remarquable. Ami de Proust et de Cocteau, il parle de peinture (Monet, Matisse, Picasso, Braque) avec le même bonheur qu’il détaille ses lectures (Larbaud, Valéry, Bernanos, Radiguet), sans jamais peser. Point non plus de parisianisme exclusif : il est ouvert à Cendrars, à l’Europe, et se montre plus généreux avec l’Amérique que Dreiser avec la France. Rédigées directement en anglais ( !), ces lettres ont été traduites et sont présentées par Bernard Delvaille. Belle redécouverte !
Lettres de Paris, de Paul Morand. Arléa, 246p.
-
Ghérasim Luca in vivo
Figure mythique de la poésie surréaliste, Ghérasim Luca (né en 1913 à Bucarest, il se jeta dans la Seine en 1994, comme son ami Paul Celan) a fasciné plusieurs générations et fut déclaré le « plus grand poète français vivant » par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Personnage des extrêmes, comme le fut un Artaud, il incarnait la passion et le désespoir jusqu’au tréfonds de son verbe à la fois organique, viscéral et éruptif, jouant sans cesse sur l’hésitation et la répétition, comme par tâtonnement à l’aveugle, entre délire apparent et folle obstination à dire, à dégager ce qui veut et ne veut se dire, à exprimer « en deça de ceci/et au-delà de cela/ hors hors de moi »…
Célèbre par ses « performances » autant que par la constellation de ses recueils, Ghérasim Luca est à entendre autant qu’à lire, à voir autant qu’à entendre, et c’est l’intérêt majeur de ce nouveau DVD d’une heure reprenant le récital d’Océaniques, daté de 1988 et réalisé par Raoul Sangla.
Document audio-visuel fascinant (que l’éditeur aurait pu compléter cependant par une notice biographique à l’usage des non-initiés), l’objet est du moins rendu plus accessible par l’adjonction, en livret, de tous les textes « vécus », jusqu’à la transe, par le poète.
Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir. DVD. José Corti et Héros-Limite. Dist. Volumen.
-
Le poète, le caïd et le nul
René Frégni recouvre son honneur bafoué par un cinglant récit-vérité.
René Frégni est un type bien. Je le pensais avant d’avoir lu son dernier livre, Tu tomberas avec la nuit, car les romans qu’il a semés derrière lui comme de noirs cailloux lumineux, de Tendresse des loups au Voleur d’innocence, ou d’ On ne s’endort jamais seul à Maudit le jour, notamment, sont marqués par la même charge de rage et d’émotion, dans une écriture limpide et lyrique à la fois. Il suffit de lire quelques pages de René Frégni pour sentir qu’il ne se paie pas de mots et que c’est un type bien. Or on le pense d’autant plus en lisant Tu tomberas avec la nuit, récit dans lequel il raconte comment un juge teigneux, persuadé d’avoir levé un gros gibier qui ferait parler de lui, l’a harcelé quatre ans durant sans le regarder jamais dans les yeux.
L’affaire avait fait grand bruit. Livrée en pâture aux médias après une garde à vue plus que musclée, la nouvelle selon laquelle René Frégni, écrivain à Manosque connu pour ses livres et ses ateliers d’écriture dans les prisons, se trouvait compromis dans une affaire de blanchiment d’argent sale en complicité avec un caïd du grand banditisme marseillais, se répandit à la stupeur de son entourage proche et lointain. Des mois et des années durant, d’interrogatoires en perquisitions et d’humiliations en menaces, l’écrivain fut ensuite le souffre-douleurs d’un juge nommé Second, aussi insignifiant d’aspect que retors de comportement, jubilant à l’idée d’avoir débusqué un gros bonnet du crime organisé sous le masque du doux Frégni, auteur de romans noirs connu pour son cœur grand comme ça.
Au début de son récit, René Frégni évoque le moment de soulagement correspondant à sa décision d’aller tuer son juge, et son livre s’achève sur la satisfaction de l’avoir effacé symboliquement avec sa plume, « face à la lumière, au vent et à la mer ». Entre deux se déploie « un vrai roman », comme on dit, qui va bien au-delà du fait divers ou du règlement de comptes.
C’est l’histoire d’un type de bonne foi qui, après la publication de son premier roman, quinze ans avant les faits, est appelé à animer un atelier d’écriture dans une prison pourrie d’Avignon, alors qu’il ne croit pas du tout lui-même à la création collective. Du moins s’aperçoit-il vite que l’écriture peut-être une planche de salut pour les taulards. « Combien de détenus m’ont dit : - J’avais oublié toutes les odeurs, un jour j’ai écrit par hasard le mot figuier, le mot septembre et brusquement tout est remonté : l’herbe mouillée des matins d’automne, la brume qui accompagne une rivière, le bruit de l’eau, celui des chiens de chasse, la saveur extraordinaire d’0une figue encore couverte de rosée… »
C’est en prison, mais à Marseille, que René Frégni a rencontré un certain Max, caïd qui lui vouera une immense reconnaissance pour ce qu’il lui a fait découvrir par la lecture et l’écriture. Mais avant de revenir à Max, il faut parler de la redoutable Karine qui, un jour, sachant qu’il allait régulièrement de Manosque à la prison de Luynes où son petit ami purgeait une peine, le persuada de l’emmener, avec un sale petit genre et une arrogance qui allait très mal tourner. Ladite Karine était, de fait, une vraie terreur, issue d’une famille d’épouvantables frappes qui, après le refus de René Frégni de continuer de la voiturer, se mirent à le persécuter autant que sa petite fille. C’est alors qu’intervient Max, appelé à la rescousse et imposant en deux temps trois mouvements sa protection de supercaïd connu loin à la longue. Et les deux amis de monter bientôt un bistrot ensemble, à la suggestion de Max.
René Frégni a-t-il péché par candeur en acceptant de co-gérer un ce sympathique restau avec le fameux Max ? Sans doute, mais c’est la seule faute qu’il aura finalement commise, comme en ont vite convenu les policiers : dossier vide.
Pas pour le juge Second en revanche, qui se déménera comme un véritable potentat en multipliant les abus de pouvoir, jusqu’à l’Erreur qui permettra à l'avocat de l’écrivain de lui clouer enfin le bec. Du moins le récit de Frégni en dit-il long sur cette question bien française des juges…
Je n’ai pas tout raconté, loin de là, car ce livre est de pâte plus dense, autant qu’il est de belle et saine écriture, révélant décidément un type bien. A lire donc fissa, ou Max vous fait la peau...
René Frégni. Tu tomberas avec la nuit. Denoël, 130p. -
Un irradiant amour
Très belle épure que l’adaptation d’Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras, présentée au 2.21 par Giorgio Brasey.
Le murmure intime semble émaner des deux corps des amants debout, enlacés dans un seul drap et s’opposant d’emblée, lui, le Japonais, affirmant «tu n’as rien vu à Hiroshima, rien », et elle « j’ai tout vu, tout ». Ceux qui se rappellent la première image du film d’Alain Resnais ont en mémoire le champignon maléfique de l’explosion dont l’ombre mortelle s’étend en ralenti et sur le fond de laquelle apparaissent deux corps lisses et frais. Or ne restent ici que les corps et les voix : de la femme qui dit comment elle a pleuré sur Hiroshima après s’être efforcée de voir et de savoir par les documents et le musée, sans l’avoir vécu, et lui déniant ce savoir sans avoir été lui-même à Hiroshima, où sa famille est restée. Et les voici qui miment les gestes de l’amour, alors même qu’elle dit que « ça recommencera », tout en invoquant son désir d’une « inconsolable mémoire » mêlée à la vie qui continue.
C’est Duras au plus pur, au plus dense, à l’inextricable nœud d’Eros et de Thanatos, au cœur de la tragédie qui oppose le désir jeune et la fatalité historique, les corps qui veulent jouir et les interdits de la guerre (on se rappelle qu’avant Hiroshima il y eut Nevers sous l’Occupation, et cette même femme qu’on a tondue pour son premier amour avec un Allemand) que Giorgio Brasey revisite avec cette version stylisée d’Hiroshima mon amour, dans une scénographie (David Deppierraz) magnifiquement accordée par son graphisme limpide et ses lumières (Nicolas Mayoraz).
L’innocence scandaleuse de l’amour sur fond de catastrophe est figurée, au début, par la nudité complète des amants, dont les vêtements ne cacheront rien non plus de ce que les mots révèlent de chacun. On est ici dans l’incandescence de la passion, mais l’impossible amour se module avec autant de douceur que d’acuité, au fil des mots que les deux jeunes comédiens (Cathy Sottas et Xavier Fernandez Cavada) habitent avec un mélange de dignité rituelle et de grâce naturelle, par lequel l’amour irradie.
Lausanne. Théâtre 2.21. Salle 1.Jusqu’au 27 avril, ma-ve-sa, à 20h.30, me à 19h, di à 18h. Durée : 1h.30. Loc : 021 311 65 14. -
Ceux qui viennent ensuite
Celui qui a levé une multiprise slovène au café L’Iguana / Celle qui se dit clairement patate de sofa / Ceux qui estiment éthiquement correct de soutenir les pratiques émergentes / Celui qui rebondit toujours sur ce que dit sa cheffe des RH / Celle qui ratisse large en matière de spiritualité New Age / Ceux qui se branchent respect des minorités perverses / Celui qui assume sa condition de tueur virtuel de retraités / Celle qui se la joue de plus en plus prise de gaufre / Ceux qui vous remercient d’exister mais restent si durs avec leur concierge kosovare / Celui qui dit avoir enfin trouvé complémentarité et convivialité dans son nouveau job à statut flexible / Celle qui te soigne les pieds par imposition des mains / Ceux qui se déchirent dans le club des nouveaux sosies de Claude François / Celui qu’on dit le Dany Boon de la ZIP / Celle qui dit avoir un blocage sur le nouvel employé bègue de l’Entreprise qu’on dit adepte du culte vaudou / Ceux qui se prennent un bide au karaoké de la sortie du club de minigolf / Celui qui est persuadé que son fils Paul-Hervé commande aux végétaux / Celle qui ingère tous les matins une noix de saindoux en mémoire du plasticien écologiste Josef B. / Ceux qui se vantent d’avoir fait jouir la femme-canon / Celui qui a décidé de dérober le pèse- personne de la pharmacie de l’Etoile dont il estime le tenancier indigne de la France souverainiste / Celle qui fait des rêves à épisodes / Ceux qui ont plus de corps que de lits / Celui qui regrette que le texte de sa femme-livre ne soit plus disponible qu’en version malgache / Celle qui peint des scènes bibliques sur des œufs d’autruches / Ceux qui ont assisté aux derniers sacrifices d’enfants livrés aux plantes carnivores du haut plateau Mescalcoatl / Celui qui a congelé un couple d’adolescents autostoppeurs dont il fait goûter les meilleurs morceaux à ses collèges de l’agence La Vie assurée / Celle qui affirme que l’Abbé Pierre est la réincarnation de son grand-oncle quaker / Ceux qui résistent à la dépression en pratiquant la cure de phosphate, etc.