UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livre - Page 158

  • Déclinaisons de la peur

    Atlan.jpg
    La quatrième édition du Festival de Philosophie, déplacée à Genève,  s’ouvre largement aux questions actuelles. A suivre du 25 au 28 septembre.
    Un grand thème abordé par quelques grandes pointures : tel pourrait être l’argument le plus « vendeur » du 4e Festival de philosophie, qui vaut pourtant mieux qu’un « coup » médiatique : l’ont prouvé ses trois premières éditions dans les murs vénérables de Saint-Maurice. Avec son déplacement à Genève, la manifestation est marquée par le choix d’un thème général plus en phase avec l’inquiétante actualité que nous connaissons et les préoccupations d’un public élargi. De fait, après les thèmes plus académiques de l’identité, de la cité et de la beauté, celui de la peur, ou plus exactement des peurs (peur des dieux et de l’autre, peur de la maladie et de la mort, peur de la guerre et du futur) qui travaillent notre espèce, fera l’objet de conférences et de débats à suivre quatre jours durant.
    L’exposé d’ouverture situe d’emblée la barre au meilleur niveau, avec une conférence (jeudi 25, à 18h.30 à l’Aula Franck Martin, après l’ouverture officielle) de l’éminent biologiste et penseur français Henri Atlan, spécialiste des questions touchant à la fois à la science et à l’éthique, sur le thème de La peur des nouvelles technologies. Lui faisant suite, (même lieu, à 20h.) dans un registre moins pointu mais qui touchera probablement une plus large audience, Benoît Groult abordera une question que son œuvre n’a cessé de documenter : Peurs de femmes et peurs des femmes.
    A en croire l’acteur et réalisateur Sean Penn, cité par Guy Mettan, fondateur et directeur du Festival, nous vivons dans une « civilisation de la peur » qu’il faut apprendre à domestiquer. Un film saisissant, The Fog of war, réalisé « autour » du témoignage de Robert McNamara, rappellera les grandes peurs du XXe siècle, et tous les aspects de nos peurs seront abordés par des spécialistes : peur dans l’histoire avec Michel Porret, peur de l’islam avec Tariq Ramadan, peur au travers des médias avec Antoine Maurice, notamment, et de grands débats évoqueront « le désastre annoncé » et « la menace nucléaire » avec Michel Rocard, Edgar Morin, Ruth Dreifuss et Jean-Pierre Dupuy, entre autres. Selon la tradition, une quinzaine de personnalités formuleront leur « credo philosophique » au Foyer Franck Martin, l’ensemble de la manifestation (gratuite, mais qu’on peut soutenir en achetant le Passeport philosophique, pour 20 francs) se déroulant dans le périmètre du Collège Calvin.

    Genève, du 25 au 28 septembre. Infos : http://www.festivalphilosophie.info

    Rahmy.jpgNota Bene: notre ami le poète Philippe Rahmy donnera samedi une conférence sur le thème: Au carrefour de nos singularités, la peur. Collège Calvin. Salle de réunion, le 27 septembre à 11h.

  • Notes sévillanes

    Séville7.JPG
    Croquis à la volée

    A Séville, premier confort inouï: l'hostal dont le patron est à la fois concierge, chasseur et sommelier. L'on y pénètre par un long escalier de céramique au sommet duquel se trouve une porte vitrée toujours close. Lorsqu'on a sonné, c'est d'abord un remuement lointain de chaises ou de bouteilles, puis se distingue le flapflap d'une paire de savates et l'écran de verre à lunules se remplit d'une silhouette impressionnante, s'entrouvre et laisse apparaître un faciès qui en a vu d'autres, comme on dit.

    Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.
    Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.


    L'oeil qui s'entrouvre à l'aube, qu'on apelle ici la madrugada, est un oeil blanc dont on ne sait si ce sont les rêves de la nuit passée ou les bruits de la ville inconnue qui lui donnent ce blanc d'amnésie. Pas une pensée, pas un mot lui venant à l'esprit pour le détourner de cette espèce de tableau intimiste qu'est la chambre par la fenêtre de laquelle la vue se porte d'une corde à lessive au muret d'une terrasse ne laissant apparaître, de la femme qui étend son linge, que deux bras nus et un immense chignon qu'un mouvement plus vif, de temps à autre, fait osciller comme un chapeau ou comme un nid d'oiseau.
    L'oeil ne comprend rien mais il épouse, déjà, et le vert écaillé du petit mur lui rappelle alors quelque chose. Il lui remémore un monde clair où les formes parlent, où les couleurs font comme des taches de musique, où voir et contempler n'ont plus de frontière qui les séparent, où le dehors et le dedans s'appellent et se répondent.


    Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.


    Non loin de la place d'Espagne, dans un jardin, la nuit, devant une grande vasque. Au ciel, une lune verte. Dans un arbre, des pommes, vertes aussi, mais d'un vert qui se devine à peine. Sur un banc ces deux-là se murmurant des tendresses. Et sur les moires de la pièce d'eau, ce petit canard d'émail qui suit un moment la courbe de l'anneau puis, fantaisie soudaine, vire en silence dans le rayon de lune.


    L'obscurité retentit d'appels, des quais du Guadalquivir aux frondaisons des jardins de Murillo. Là-bas, autour d'un petit kiosque illuminé où se vendent des amandes grillées et des glaces à plusieurs parfums, ondulent des jeunes filles probablement vierges qu'on dirait vêtues d'abat-jour que l'air du soir fait bomber.


    Qui appellent-elles, les cigales égarées sur la place déserte ? Le trille impatient des sifflets des agents occupés à évacuer les jardins leur donnera-t-il l'espoir de rencontrer enfin l'âme soeur ?


    Séville8.jpgSéville est la ville de tous les reflets, mais chaque reflet semble garder le souvenir infrangible de son image, laquelle naît au foyer d'une infinité d'autres images; et par l'oeil d'une espèce de kaléidoscope apparaît finalement une vision seule, comme le blanc étincelant des venelles du Barrio de Santa Cruz fait la somme de toutes les couleurs de la faïence des corridors, des patios et des fleurs aux murs.
    Mais Séville n'est pas qu'un décor. C'est aussi un personnage. Et de nouveau, mille personnages en un, avec ce nom de femme qui les résume, et celui du Guadalquivir lui faisant écho, dont les lentes boues dorées se traînent encore vers la mer.


    Il y a là comme une folie en suspension, qui se perçoit à la fin des tièdes après-midi printanières, ou plus tard dans la soirée - cela dépend des concentrations d'énergies - quand l'on entend soudain des cris lointains, derrière les arènes ou dans quelque rue avoisinante, on ne sait pas très bien; et c'est comme l'exultation de choeurs invisibles, comme la fusée soudaine d'appels incompréhensibles - comme la clameur que le génie des lieux déclenche tout au fond de nous, résonnant longtemps encore par la suite dans notre âme troublée.


    Seville9.jpgPar la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible.

  • Jouhandeau pour mémoire

    Jouhandeau1.jpg


    À chaque fois que j’ai remis de l’ordre dans ma chambre envahie de livres et de papiers, je ne sais pourquoi j’en reviens à penser à Marcel Jouhandeau – peut-être parce que son œuvre est elle-même une constante mise en ordre ?

    Plus qu’aucun autre écrivain de ce temps, auquel il ne prêtait plus qu’un peu de sa personne, Jouhandeau savait restituer de tels instants dans ses épiphanies familières, naturellement porté à glorifier les choses les plus ordinaires de la vie, que son regard suffisait à grouper dans le nimbe d’une lumière d’éternité, son regard et son écriture relevant d’un quotidien Magnificat.

    « Quand je mourrai, écrivait-il, la mort sera surtout pour moi un adieu aux mots. Ils ont été mes meilleurs amis, ma société quotidienne, fidèle et intime. » Et de même revient-on à son œuvre comme dans une maison de mots dont chacun serait le signe vibrant du mystère de nos origines et de nos fins, dans le voisinage comme enchanté du parc de la Malmaison aux oiseaux musiciens, avec le clair-obscur des pièces hantées de souvenirs sensuels ou féroces, en bas les éclats de voix stridents d’Élise et en haut les répons jubilatoires de l’harmonium de Marcel, enfin les mots de toute une existence dont ses livres disent autant les faiblesses que les échappées vers l’azur, mais tous venus de la même source, leur eau fût-elle tantôt lustrale et tantôt trouble, tantôt savoureuse et tantôt écœurante.

    Il y avait chez lui du paysan et du comédien, du franciscain et du sybarite, du moraliste de la plus haute tradition classique et du Narcisse lettré s’oubliant parfois jusqu’à diluer le meilleur de son style dans un mélange d’encens et de vieille tisane.
    Cependant il y a, dans son œuvre, un homme tout entier qui se livre sans détours, et c’est tout entier que seulement on peut le comprendre, avec son enfance à Chaminadour et son adolescence tourmentée et mystique, sous le regard de parents qui furent des sages mesurant leurs paroles, sa bienveillante rigueur de professeur et son émancipation parallèle de jouisseur charnel, sa vénération de tous les aspects de la vie lui accordant d’anoblir jusqu’à ses vices, qu’il reconnaissait pour tels, et son allégresse, sa rouerie de croyant de mauvaise foi, son dandysme frottant d’humilité non feinte son orgueil non moins royal, et tous ces mots qui nous le masquent et nous le révèlent en même temps.

    « Une phrase heureuse parfois, où affleure le sacré, peut tenir lieu de ce qu’on a vainement cherché ailleurs, de ce que l’Univers trop souvent refuse », écrivait-il encore.
    On pourrait n’y voir qu’une formule de littérateur, ce qu’il était aussi. Au demeurant, le mandarin dans sa thébaïde avait vécu plus intensément que maints aventuriers, écouté avec la même puissance d’accueil les dits de sa tribu de Creuse, observé avec une malice plus distante les intrigues des salons parisiens où il retrouvait Léautaud et Cingria, Gide ou Paulhan, beaucoup lu les Anciens et beaucoup chanté le grégorien, beaucoup prié l’Éternel qu’il consentait à trouver plus grand que lui, et beaucoup fréquenté les mauvais lieux dont il prétendait qu’il ne sortait pas plus sali que le soleil des latrines, avec la même mauvaise foi catholique qui lui tirait des soupirs de repentance – tout cela que charrie et détaille son œuvre, des inoubliables chroniques provinciales de Chaminadour, des Pincengrain ou du Journal du coiffeur, à ses vingt volumes de Journaliers dont l’ensemble forme à la fois un visage et le plus vaste paysage.

    Or, voici comment écrivait Jouhandeau : « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est plus près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêt, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots ce qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce à une faille quelque chose passe. Passe-passe. Il court, il court, le furet. »

  • De l''esprit d'enfance


    A propos du Vaste monde, de Robert Lalonde

    Quel bonheur que ce livre, et dès ses premières pages. Son thème est des plus communs, qui nous renvoie aux multiples remémorations des «verts paradis» émaillant l'histoire de la littérature, d'Anatole France à Jules Renard, et pourtant dès la première page du Vaste monde s'affirme une vision et une langue originales, riches de détails et de saveurs. Rien ici de l'évocation suave ou de l'album feuilleté, mais un univers aussitôt restitué par le truchement des formules correspondant aux croyances et aux coutumes de toute une communauté vivante.

    Ainsi, en ce temps-là, dans le pays natal de Vallier ( le jeune protagoniste) ne fallait-il jamais coucher un mort les pieds en direction de la porte, ni négliger mille signes qui annonçaient heurs ou malheurs à venir. «Les radis ou les patates semés à la pleine lune risquaient de «monter en orgueuil», tandis que les chats préfiguraient maintes diableries. "
    «Le mythe chez nous, précédait et transcendait la réalité», note le narrateur, dont la tache de vin qu'il a à l'omoplate lui semble le reliquat d'une vocation d'oiseau plutôt que la plaie cicatrisée d'une aile d'ange. Bref, c'est dans une atmopshère enchantée qu'a été élevé le protagoniste de ces dix récits d'enfance, qui rappelleront autant de souvenirs aux petits Suisses que nous fûmes qu'aux jeunes Américains ou qu'aux provinciaux de partout.

    Bien entendu, le premier rêve du garçon qui se raconte en ces pages est d'avoir voulu voler. Or il y aboutit presque, comme beaucoup d'entre nous, d'abord avec son parachute à poches de jute et à ficelle à foin, puis avec sa montgolfière faite de morceaux de chambres à air. Surtout, cette aspiration le porta à mieux voir le monde autour de lui et sous ses ailes: «Je dévisageais l'univers tourmenté, trop touffu, en pressentant la fin de ses mystères, persuadé que j'allais enfin abolir les rêveuses distances qui me privaient de cette accordance avec le réel, dont je rêvais sans finir».

    Le réel, le garçon va le découvrir en détaillant les choses et les mots, dans l'aventure partagée avec son compère à «plans de nègre» et autres «mauvais tours», le nommé Jérôme Boileau qui s'engagera tantôt pour la guerre de Corée, plus exactement pour la scierie voisine. Démons appariés, les deux chenapans apprendront au moins cette vérité: «Qu'est-ce qu'un ami, sinon cet ange qu'un dieu inconnu ajoute à votre ombre, et alors vous lancez sur la terre une très grande silhouette fabuleuse, invincible ? Vous êtes devenu plus fort qu'un des sept chevaliers de la Renommée, votre espérance est inépuisable».

    Des sortilèges de l'enfance que font buissonner la langue explorée et les mots colportés par les autres (les lettres épiques d'un oncle légendaire supposé écrire du Grand Nord, dont le verbe va décider de la vocation poétique du narrateur), aux premiers émois de la relation physique avec le cosmos (de superbes pages évoquant l'éveil de la sensualité de l'enfant dans une chaloupe, au coeur de la nuit étoilée), Robert Lalonde retrace les grandes étapes d'une découverte du monde qui passe ensuite par l'initiation à la musique, les souvenirs émerveillés de telle fête foraine, ou les saveurs, les senteurs, la sapience de tout un monde perçu dans sa totalité naissante et bientôt enfuie, la vie belle et ce qui nous l'arrache soudain...

    Sans donner jamais dans la suavité convenue, ce magnifique poème en dix chants généreux ne manquera de lever, en chaque lecteur, un vol d'images intimes et vibrantes, irriguées de sève et de lyrisme. C'est l'occasion, dans la foulée, de saluer un superbe écrivain.

    Robert Lalonde. Le Vaste Monde. Scènes d'enfance. Le Seuil.

  • Point barre, pauv'con, casse-toi !

    02e26b8d7fd98d7c1da4be298585cbdd.jpgDe la muflerie actuelle
    S’il est un signe de la vulgarité des temps qui courent, c’est bien celui qui ponctue la jactance de certaines et certains dont l’obsession est d’assener plus que d’exposer ou d’argumenter, étant entendu que ce qui est dit est dit et que ça ne se discute pas: point, barre.
    Cette expression hideuse, dérivée du langage-moignon des mails et des SMS, me semble plus haïssable encore que les formules du discours militaire qu’une seule résume avec le même effet que « point, barre », à savoir : rompez.
    Qu’un officier m’ordonne: rompez me paraît cependant dans l’ordre de sa fonction et je ne discute pas : je romps sans plier après avoir pris la position de repos, et je me casse.
    Mais qu’une cheffe de projet de telle boîte publicitaire, qu’un rédacteur en chef adjoint impatient de grimper encore, que des cadres moyens ou leurs adjointes et adjoints utilisent la formule « point ,barre » me paraît un premier indice de leur probable incompétence et de leur stupidité latente, voire de leur éventuelle dureté d’âme, ce qui est plus grave.
    L’expression « point, barre », formulée dans la langue de Pascal et de La Fontaine, doit être extirpée de sa pratique même la plus usuelle, de même que la langue de Goethe et de Rilke doit être purifiée du calamiteux « Punkt, schluss »… Fin du sermon. Point, barre, pauv'con, casse-toi !

  • Voilà

    90e461f180ce26c8be19ee0d20261580.jpg

    Sur un trait de langage 

    On entend beaucoup de « voilà » dans le discours actuel, comme en d’autres temps on a entendu « j’veux dire » ou «vous voyez ce que j’veux dire ? ». Or ce « voilà », plus univoque et catégorique, est peut-être significatif d’une époque où l’on ne se soucie plus tant de savoir si son interlocuteur « voit» ou pas ce que nous voulons lui dire. Chacune de nos phrases est ainsi ponctuée d’un « voilà », et voilà : c’est à prendre ou à laisser…
    Le metteur en scène Untel, sur France-Culture, présente ce matin sa nouvelle réalisation donnée pour un must du festival d’Avignon. Et de préciser en toute simplicité et modestie : Ce que j’ai voulu faire c’est simplement ceci, voilà. C’est simplement ceci et cela qu’il me semble important de faire aujourd’hui. Voilà. Je ne sais pas si nous y avons réussi, mais l’équipe y a mis toute son énergie, voilà. Et dans la foulée la comédienne Unetelle, qui tient le rôle-titre dans le spectacle d’Untel, témoigne à son tour : Moi aussi je pense que c’est important aujourd’hui de dire ceci et cela et de donner ainsi du sens à notre faire. Voilà : c’est le sens du spectacle de Jean-Fabrice, et c’est ce que nous avons tenté de montrer, moi et mes camarades, avec toute notre énergie. C’est vraiment ça que nous avons voulu montrer en toute modestie et simplicité. Voilà…

  • Une beauté convulsive

    1. Pajak2.JPG
      Après Sailor et Lula : Pajak et Léa. Braqueurs d’émotion et de talent à canon double. WPajak6.JPGanted !
      C’est un livre doux et dur, un livre pur et fou que L’étrange beauté du monde de Léa Lund et Frédéric Pajak, formidable quatre-mains d’amour. Je l’ai lu d’une traite, sans pouvoir m’arrêter tout en soulignant les phrases de Pajak et en rugissant de jalousie (bonne jalousie) devant les dessins de Léa. « Nous ne nous séduisons plus, car nous nous connaissons trop », écrit Pajak. « Et pourtant – pourtant. La vie nous colle l’un à l’autre. Nous vivons toujours au bord extrême de notre amour, là où nous guette la rupture. Tout ce qu’il y avait de romantique en nous est claudiquant. Toute innocence s’est évanouie depuis longtemps. Mais nous nous aimons ». On ne les croit pas tant sur parole que pièces en mains, au défilé des dessins de Léa qui se pose illico en femme fauve mangeant une banane pendant que ces messieurs luttent à la culotte (coutume populaire suisse), avant de nous entraîner dans le défilé du monde avec une étonnante vitalité expressive (crayon, fusain, lavis, originales mises en espace, surprenants cadrages) tandis que Frédéric précise : « C’est certain, tout couple est une énigme, une fragilité. L’amour se confond à la haine, l’affection à la lassitude, et ce pacte vieux comme le monde relève à la fois de la comédie et du drame. Dans ce livre sans règle du jeu, les images se mêlent aux phrases et parfois viennent rappeler qu’une histoire s’est racontée entre nous ».
      Pajak5.JPGEt cela encore avant de parler d’autre chose que de soi et soi : « Nous nous trahissons aussi. Nous nous manquons, même lorsque nous sommes ensemble, c’est-à-dire tout le temps ou presque. Nous nous voyons trop. Nous ne nous supportons plus. A peine nous éloignons-nous l’un de l’autre que nous nous téléphonons, pour être certains de coexister. Notre amour est une aliénation, mais quel amour ne l’est pas ».

    Pajak4.JPG
    Les dessins de Léa le montrent à leur façon, qui vont de la convulsion à l’accord, du combat à la poésie au fil de la vie déclinée dans tous ses traits et attraits. Léa n’est pas là pour « illustrer » les mots de Pajak, ni celui-ci pour faire contrepoint à ses images à elle. L’ensemble fusionne dans une espèce de musique graphique émanant d’un même creuset mais où chacun reste libre, et c’est comme ça qu’ils se racontent ensemble en se croisant parfois et se suivant des bords du Léman à Cape Town via l’Italie qui leur arrache des accès de dépit amoureux (lui) et des élans de lyrisme paysager en noir et blanc (elle), et la vie va, une mère s’arrache à eux au fil d’une page bouleversante, des enfants leur étaient arrivés, ils évoquent en passant leurs curiosités et découvertes, Lafargue (du Droit à la paresse) ou les rives du Léman, la prêtresse d’amour Maria de Naglowska ou une pension au Piémont, les amours de Stendhal et les architectures parisiennes stylisées et des quantités d’arbres et de choses vues, pour finir en étrange beauté au fin fond de l’Australie où des Redwinged starlings, genre choucas de mer, ne se nourissent plus que de frites-mayonnaise (la civilisation…) tandis que Dollar Brand pianote pour l’éternité et quelques pelés, merveilleuse page encore avant la conclusion : « Quel bonheur de se jeter dans notre propre vide »…
    Pajak3.JPGC’est un livre à parcourir comme une maison aux mille fuites et horizons, un paysage plein d’appartements et de recoins, un vêtement à transformations, un corps multiple, un cœur ardent, et Marina Tsvetaeva conclut : « L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un œuf et quand je soupire, c’est elle qui respire »…
    Léa Lund et Frédéric Pajak. L’étrange beauté du monde. Récit écrit et dessiné. Noirs sur Blanc, 269p. Pajak1.JPG

  • La passion des extrêmes


    Hugo Claus, Maître flamand

     Hugo Claus, disparu en mars dernier, était très légitimement considéré comme le plus grand auteur belge néerlandophone, cité depuis des années parmi les nobélisables possibles de la littérature européenne. Déployant de multiples dons d'expression, l'écrivain était aussi à l'aise dans le roman que dans le poème en pleine pâte, le théâtre ou le cinéma, et son œuvre de peintre, amorcée dans la mouvance du groupe Cobra, fit l'objet d'une monographie conséquente.

    Artiste baroque et frondeur, Hugo Claus s'est toujours opposé au conformisme de classe, de parti ou de secte, à l'écoute des individus singuliers ou déviants, qui vivent une passion hors norme ou se trouvent isolés, voire rejetés par le groupe social du fait de tel ou tel trait d' « anormalité ». Parent à cet égard d'un Faulkner ou d'une Flannery O'Connor, Claus se distingue aussi, comme ces deux grands auteurs américains, par une écriture poétique étincelante et très concentrée, qui le fait exceller particulièrement dans la nouvelle ou le roman bref. Les meilleures preuves en sont, dans la vingtaine de ses livres traduits, et avant même le fameux Chagrin des Belges, les inoubliables récits de L'espadon (De Fallois, 1989) et du recueil intitulé L'empereur noir (De Fallois, 1993), ou encore cette sombre merveille que représente La rumeur (De Fallois, 1997), et enfin les trois récits réunis dans Le dernier lit, dont les personnages ont pour point commun de vivre au bord d'un abîme.

    La protagoniste de la nouvelle éponyme s'adresse, dans une sorte de lettre-récit, à sa vieille mère haïe qui l'a chassée de chez elle après l'avoir couvée et adulée pour mieux exploiter son talent d'enfant-pianiste prodige, n'admettant jamais ensuite qu'elle devienne indépendante et s'entiche, horreur, d'autres femmes que sa génitrice. A fines pointes elliptiques, mêlant les temps et les plans d'une histoire se construisant un peu comme un film mental, l'auteur nous fait percevoir les tenants du drame presque en même temps qu'adviennent ses terribles aboutissants.

    Moins noire, mais non moins grinçante, et se rapportant à une situation tout aussi extrême, La tentation réinvestit l'univers, qui a souvent fasciné Claus, de la passion mystique. En l'occurrence, on sourit de connivence à l'observation des menées de Sœur Mechtilde, entrée dans les ordres après avoir perdu son premier enfant et qui se mortifie et se flagelle pour mériter l'amour fou qu'elle voue à son divin fiancé, refusant de se laver (« Qu'il se détourne de moi, qu'il se pince les narines, qu'il reconnaisse: elle est excrément !») et se fichant pas mal des réformes du Vatican (les sœurs folâtrent désormais en jupe courte, et « les hosties sont cuites à l'étranger »), non sans incarner, grâce à ses visions et à ses stigmates, la véritable attraction du tourisme religieux en Flandre-Occidentale ...

    Comme nous l'avons relevé à propos du premier de ces trois récits, la forme de ceux-ci est marquée, plus que précédemment, par le souci de dire plus avec moins de mots, au fil de raccourcis qui requièrent l'attention vive du lecteur. Cette économie radicale de l'expression s'accentue encore, dans Une somnambulation, du fait de l'altération du langage vécue par le protagoniste, qu'on sent dans la situation souvent décrite des victimes de la maladie d'Alzheimer. Sans indication clinique d'aucune sorte, et avec un mélange singulier de tendresse et d'humour, Hugo Claus nous fait vivre, à fleur de mots pourrait-on dire, la dégradation de la communication verbale, qui n'exclut pas la persistance, voire le développement chaotique, d'autres formes d'échange. Ainsi, des phénomènes assez proches de ceux qu'a décrits un Martin Suter dans Small World, spécifiquement liés à l'Alzheimer, trouvent ici une résonance plus générale et plus troublante à la fois, liés à une sorte de cancer verbal où « les mots endommagés se multiplieront ».

    Hugo Claus. Le dernier lit. Récits. Traduit du néerlandais par Alain van Crugten. Editions Bernard de Fallois, 210 pp. E

  • La Russie reconnaissante

    medium_Photo_002.jpg

    Sur la tombe de Nabokov

    Vladimir Nabokov est mort le 2 juillet 1977 à l’hôpital cantonal de Lausanne. Ses cendres reposent actuellement dans une grande tombe, avec celles de Véra Nabokov, au cimetière de Clarens, non loin de Montreux où l’écrivain passa les dernières années de sa vie; à quelques pas en outre de celle d'Oscar Kokoschka.
    L'an dernier, à l’occasion de la venue d’une importante délégation d’auteurs russes au Salon international du Livre de Genève, certains d’entre eux ont fait le voyage de Clarens pour fleurir la tombe des Nabokov. Parmi eux se trouvait Mikhaïl Chichkine, auteur de La suisse russe, passionnante chronique des relations entre les Russes et la Suisse. On y trouvera, notamment, un aperçu de l’immense considération posthume vouée à l’œuvre d’une des plus grands romanciers du XXe siècle, et quelques pages détaillant ses derniers mois, jusqu’à sa première défaite au Scrabble, face à sa sœur…
    Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Fayard, 2007.

    Photo de la tombe de Véra et Vladimir Nabokov : Philip Seelen

  • Sollers le pied léger


    Sur Une vie divine


    «Encore une journée divine !», s’exclame Winnie au lever de rideau d’Oh les beaux jours de Beckett, et c’est en somme ce qu’on se répète, trente guerres et quelques génocides plus tard, en lisant Une vie divine de Philippe Sollers: que la vie est un cadeau, sans doute empoisonné pour à peu près tout le monde, mais à quoi nous nous accrochons, même aussi empêtrés que Winnie dans notre tas de misère.
    La contemplation navrée de celui-ci, par les temps qui courent, imprègne l’esprit du siècle d’une mélancolie désenchantée, genre spleen destroy dont le plus symptomatique interprète, dans la littérature française récente, est un Michel Houellebecq. Or c’est à l’exact antipode que, malgré son soutien loyal de pair aîné à l’auteur de La possibilité d’une île, se situe Philippe Sollers dans Une vie divine, dont les constats sur le monde contemporain, aussi virulents que ceux de l’amer Michel, aboutissent à une attitude absolument opposée, laquelle consiste à célébrer cela simplement que voit Winnie enfoncée dans son tas et que tous nous découvrons chaque matin : « L’horizon est radieux, le soleil brille, jamais un jour n’a été plus beau. Les mots sont des cailloux frais, l’eau les caresse ».
    Lieux communs d’un littérature qui « positive » ? Pas du tout.  Plutôt : effort de présence et travail de chaque instant visant à ressusciter contre tout ce qui pèse et nous tue : notre paresse et notre déprime, notre lassitude et notre désabusement, notre nihilisme en un mot que l’époque flatte en nous soufflant que rien n’a d’importance que bouffer et baiser et nous remplir les poches de pognon, alors qu’un philosophe un peu dingue n’en finit pas de nous envoyer de drôles de SMS ou de fax ou de mails que nos déchiffrons en continuant de stresser un max et qui nous souhaitent « un bonheur bref, soudain, sans merci », ou «les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du Sud – La mer lisse – la perfection »…
    Une vie divine est le grand roman solaire – il faudrait plutôt dire conversation, carnet de croisière, essai-gigogne, livre-mulet, exercice de mimétisme, work in progress phénoménologique et poétique à la fois – du retour de Nietzsche, surgi de son suaire à la page 52 sous les initiales de M.N., « instruit par l’épouvantable saloperie du 20e siècle (dont 70 ans passés au goulag) » et revivant, ses livres battant des ailes autour du lecteur, sous la plume d’un écrivain-philosophe du début du XXIe siècle flanqué d’une Nelly (très ferrée elle aussi en questions suressentielles, non moins que bien dans son corps) et d’une Ludi (la femme-fille à croquer dont la jeunesse stimule son fringant compagnon), radieuse trinité faisant la pige à l’humanité humanitaire, au bénéfice d’un nouvel homme à venir, mais lequel ?
    On sait ce que fut la grande affaire de Nietzsche : de libérer l’humanité d’un Dieu mort selon lui et d’une morale mortifère – d’un culte de la nécessité et de la société bel et bien massifiées et mondialisées de nos jours, à l’enseigne d’une nouvelle religiosité consacrant tous les simulacres.
    Lecteur admirable, et prosateur étincelant aux fulgurantes fusées, Sollers vit ici Nietzsche comme une nouvelle possibilité de liberté, qui nous vaut de très belles pages (sur l’esprit d’envie et de ressentiment du nihiliste, la musique, le French kiss à pleines lèvres qu’il oppose au froid culte du cul, la vulgarité, les bonheurs menus et foisonnants de la vie qui va, les billets de Sade en taule, les oiseaux ou l’Evangile de Jean transposé au présent…) frappées au sceau d’un égotisme impérial qu’on pourrait croire celui d’un cynique absolument dédaigneux des vicissitudes de la vie, voire d’un Paon littéraire soucieux de sa seule brillance.
    Or à lire attentivement Une vie divine, cette superbe et cette morgue tendent à s’adoucir et à s’humaniser, hors de tout sentimentalisme, au fil d’une « histoire » dont le « héros », prof maladif à outrance se rêvant Dionysos, surmontant toutes les poisses et les crasses de ses semblables, nous murmure lui aussi en éternel retour: « encore une journée divine »…
    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 524p.

     

  • Virginal

     

    Widoff26.JPG

    Madame Mère reniflait ces portulans humides avec avidité bien avant que je ne susse de quoi il retournait. La semence de ce jeune homme était surabondante, dira-t-elle plus tard en Assemblées des Propriétaires, avec le manque total de retenue qui caractérise souvent la femme établie.

    À moi il m’a semblé d’abord que cela sentait la pêche. Non, ce n’était pas la pêche : c’était l’amande que cela sentait, l’amande douce, plus exactement la fleur d’amandier dans le vent tiède, le verger tout blanc des matinées de printemps, et je me fourrais le nez là-dedans à mon tour, et je voyais plein d’étoiles, et je ne pensais pas que cela sortît de moi - je me figurais plutôt que c’était d’un rêve que cela s’était épanché de mes nappes.

    Longtemps ainsi cela s’épancha par mes rêves jamais notés, mais qui me reviennent parfois du tréfonds à l’insu de mes épouses jouant ensemble au SCRABBLE en quête de mots osés.

    Enfin je redécouvre depuis peu ce plaisir pris à la chasteté par les curés et les joueurs d’échecs, quand le corps endormi fait l’amour au sommeil.

    Image: Françoise Widoff.

  • Le livre des livres

    d0c4547952b64ae201e7f0eae62afc89.jpg
    Entretien avec Mikhaïl Chichkine. Zurich, le 31 août 2007.


    Avec Le cheveu de Vénus, écrit entre Zurich et Rome, fêté en Russie et traduit en Chine après avoir été déclaré « meilleur livre de l’année », Mikhaïl Chichkine signe un grand roman marqué au sceau du génie poétique.

    C’est un extraordinaire concert de voix que le troisième roman de Mikhaïl Chickkine, après La Prise d’Ismail (Fayard, 2004) qui lui valut déjà le Booker Prize russe. Amorcé à Zurich dans un bureau d’accueil pour requérants d’asile où le protagoniste (comme l’auteur d’ailleurs) fait office de traducteur, un jeu vertigineux de questions-réponses plonge le lecteur dans la mêlée du monde et des siècles, de Tchétchénie en Grèce antique, via la Russie blanche d’une cantatrice centenaire et Rome où mènent tous les récits. Déjà connu du lecteur francophone pour sa mémorable virée Dans les pas de Byron et Tolstoï (Paru chez Noir sur Blanc et lauréat du Prix du meilleur livre étranger 2005), et pour son captivant panorama de La Suisse russe (Fayard, 2006), Mikhaïl Chichkine incarne la nouvelle littérature russe dans ce qu’elle de moins frelaté. C’est sur une terrasse d’Oerlikon que nous l’avons rencontré à la veille de son départ pour les Etats-Unis, où il va passer quatre mois.
    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - On ne me l’a jamais posée en interview, mais c’est une bonne question. Je crois que tous les écrivains ont la même enfance, plus solitaire que les autres, passée à jouer avec les livres. Ils lisent, et ensuite, n’ayant plus de livres avec lesquels jouer, ils en écrivent. Mes parents étaient séparés. Ma mère, prof de littérature et directrice de l’école que je fréquentais, n’avait pas de temps à me consacrer. Mais les livres étaient là, dont mon frère, de six ans mon aîné, était lui aussi fou. Lorsque j’avais douze ans, c’est lui qui m’ révélé les auteurs interdits. Des grands écrivains comme Pasternak ou Mandelstam étaient alors proscrits ou introuvables, sauf en versions épurées. Lorsqu’il s’est agi de dissidents à la Sakharov ou Soljenitsyne, mon frère est entré en conflit avec ma mère, que sa fonction obligeait à être du parti, lequel symbolisait pour nous la société du mensonge. Je me suis bientôt rallié à mon frère, qui s’est retrouvé en prison à cause de ses idées. Quant à l’écriture, j’y ai accédé de manière presque inconsciente, puisque j’ai composé mon premier roman à neuf ans. Il faisait une page. Ma mère, d’abord ravie, a changé de visage lorsqu’elle a lu ce que j’avais écrit, me recommandant aussitôt de parler plutôt de choses que je comprenais. Le thème de mon roman était la séparation… Depuis lors, je n’écris hélas qu’à propos de choses que je ne comprends pas. (Rires)
    - Pourquoi avez-vous choisi d’étudier l’allemand ?
    - Je ne l’ai pas choisi : j’aurais préféré l’anglais. Mais au lycée, c’étaient les meilleurs qu’on choisissait dans la section anglophone, et les autres étaient bons pour l’allemand. Je n’étais pas mauvais élève, mais ma mère m’y a poussé pour faire taire les autres parents qui voyaient en moi une graine de dissident. Quoi qu’il en soit, cela m’a permis de découvrir Max Frisch, qui m’a fasciné en tant que premier représentant de la littérature occidentale. Ensuite j’ai lu en allemand Rilke et Hermann Hesse, entre autres granfds auteurs.
    - D’entre ceux-ci, lesquels ont le plus compté pour vous ?
    - Comme adolescent, je ne pouvais lire que les classiques russes ou les auteurs soviétiques conventionnels, qui écrivaient une langue morte. Par ailleurs, certaines parties des œuvres de Boulgakov, de Babel ou de Platonov étaient accessibles. A seize ans. J’ai découvert un livre russe qui m’a estomaqué par son travail sur la langue : L’école des idiots de Sacha Sokolov, célébré par Nabokov. Des classiques aux modernes, ensuite je crois avoir tout lu de ce qui importe dans la littérature russe. Celle-ci m’apparaît comme un grand arbre. Les racines plongent dans la Bible et les textes sacrés. Le tronc est constitué par la littérature du XIXe siècle, et du tronc se jettent des branches et des rameaux dont nous sommes les petites feuilles vivantes et vibrantes… Au XXe siècle, il y a le rameau d’un génie sans descendance : Platonov. Une autre branche va de Tchékhov à Bounine, Nabokov et Sokolov, et c’est là au bout que pousse mon propre millimètre de feuillage…
    - Votre livre est saturé de traces de contes, de légendes, de mythes et d’histoires de toute sorte. Cela remonte-t-il à votre enfance ?

    - Pas vraiment, car les contes russes que nous lisions n’avaient plus rien de la source populaire, tout aplatis qu’ils étaient par les écrivains soviétiques. C’est plutôt comme adulte que je me suis intéressé à la source folklorique, notamment avec les contes réunis par Afanassiev. Cela étant, c’est à toutes les sources que je m’abreuve dans Le cheveu de Vénus, que j’ai conçu comme une sorte de « livre des livres ». J’ai voulu concilier, en outre, les deux traditions russe et occidentale. Dans la tradition, qui est celle du « petit homme » à la Gogol, l’auteur aime son personnage, comme un Dieu aimant ses créatures. Cette chaleur caractérise à mes yeux la littérature russe. A la littérature occidentale, j’ai emprunté l’art et les techniques complexes du roman contemporain.

    - Entre Dostoïevski le « nocturne » et l’apollinien Tolstöi, comment vous situez-vous ?

    - Dostoïevski est pour moi le plus « vital », mais littérairement Tolstöi est beaucoup plus important pour moi. Ceci dit, je refuse de choisir entre les deux. La prose de Dostoïevski est très mauvaise, que le français améliore peut-être ? (rires). Dès que j’ouvre un livre de Tolstoï, en revanche, je ne puis m’arrêter…

    - Qu’avez-vous ressenti après avoir achevé Le cheveu de Vénus ?

    - C’est mon troisième roman. Pour chacun d’eux, il m’a fallu six ou sept ans de travail, après quoi je me suis senti chaque fois dévasté, au milieu d’un monde en ruines, famille comprise. Après mon premier roman, j’ai pensé que j’avais tout dit. Puis le temps a passé, occupé à la rédaction d’un essai « de transition ».

    - Pourquoi vous êtes vous installé en Suisse ?

    - C’est à Moscou que j’ai rencontré ma première femme, traductrice originaire de Zurich, et nous y sommes venus pour lui simplifier la vie, avec notre enfant. J’ai donc écrit mes quatre livres les plus importants en Suisse, où je réside depuis 1995.

    - Quelle impression vous font les Suisses ?

    - Au commencement, je voyais en effet des Suisses, puis je n’ai plus vu que des êtres humains. C’est en général comme ça que ça se passe quand on séjourne dans un autre pays que le sien, nicht wahr ?

    - Dans quelle mesure le protagoniste du roman, traducteur du russe dans un bureau d’accueil de requérants d’asile zurichois, est-il Mikhaïl Chichkine ?

    - Comme le plus souvent dans un roman, c’est à la fois la même personne et un tout autre personnage…

    - Quel a été le « sentiment » déclencheur du roman ?

    - Le premier sentiment découlait de l’insatisfaction dans laquelle m’avait laissé La prise d’Ismail, mon roman précédent. Le thème principal du roman était la conquête de la vie. Le père, dans ce roman, dit au fils qu’on doit prendre la vie comme une place forte. La conquête se faisait à la fois à travers l’enfantement et les mots. Lorsque je suis venu en Suisse, se sentiment d’une vie à conquérir m’a quitté. A l’image de la « place forte » s’est substituée celles du temps et de la mort. C’est là contre que j’avais à combattre désormais. Le cheveu de Vénus est une lutte contre la mort par les mots, mais les mots eux-mêmes doivent être revivifiés. Et pour cela il n’y a que l’amour. En exergue, en complément d’une citation de Baruch, j’ai conclu sur une sentence de mon cru: « Car le Verbe a créé le monde et par le Verbe nous ressusciterons ». Dans ce livre se déversent toutes les cultures et se mêlent les voix de gens qui ont vécu en de multiples lieux et à de multiples époques.

    - La femme joue un rôle très important dans votre roman. Le personnage de l’institutrice est-il inspiré par votre mère ?

    - En partie. Plus largement, il incarne le sentiment maternel « à la russe », car les institutrices soviétiques remplaçaient la mère et marquaient les enfants par leur façon de « dire le monde ». C’est une incarnation de la patrie. La « matrie » russe (rires)… L’autre personnage du roman, Bella Dimitrievna, la chanteuse de romances qui a traversé tout le XXe siècle, a une source personnelle Peu avant sa mort, ma mère m’a en effet remis son journal. Alors qu’elle était étudiante, elle l’a tenu à l’époque la plus noire du stalinisme. Or elle ne disait rien des arrestations, des procès ou des camps. Cela m’a choqué et c’est ça qui m’a donné l’idée de développer ce journal d’une femme qui ne pense qu’à être aimée. J’ai voulu montrer que le silence de cette femme sur l’époque n’était pas de l’égoïsme mais une forme de combat vital contre les ténèbres. En outre, ce personnage répond à mon besoin de toujours de savoir ce qu’est une femme. Un romancier peut facilement s’identifier à un personnage masculin, mais une frontière le sépare de la femme, et j’ai voulu franchir cette frontière en rédigeant le journal de Bella. Lorsque j’étais en Suisse, j’ai pensé que je devais faire quelque chose avec ces archives familiales de ma mère, confiées à mon frère dont la maison de campagne a été détruite pas le feu. Cela m’a choqué et donné l’impulsion de composer ce journal d’une femme opposant son besoin d’amour à l’horreur du monde. Un autre modèle du personnage est une chanteuse célèbre, amie de mon père, qui a bel et bien vécu cent ans : Ysabella Yourieva, qu’on a redécouvert à l’époque de la perestroïka. Elle n’a rien raconté de sa vie, et je ne savais rien de Rostov, mais j’ai rencontré un vieil émigré à Lausanne qui avait beaucoup écrit sur cette époque. C’est de là que je sais tant de choses sur les lycées de jeunes filles de Rostov (rires).
    - Un autre grand thème du roman est la trace de l’homme subsistant par l’écriture…
    - Oui, songez à ces générations qui se sont succédées depuis l’Antiquité, dont rien ne reste, sauf quelques écrits. Mon personnage lit l’Anabase de Xénophon, et tout à coup, dans le flux du roman, les noms de héros grecs se confondent avec ceux des habitants massacrés d’un village tchétchène. C’est ainsi que se perpétue la mémoire de l’humanité…
    - Que désignez-vous exactement par l’expression Mlyvo ?
    - On trouve ce terme dans les livres traitant de mythologies sibériennes, qui désigne un « autre monde ». J’en ai un peu varié le sens, dans l’optique d’un monde parallèle, souterrain ou double, sans l’expliquer clairement. Mais les Russs eux-mêmes ne comprennent pas cette notion de Mlyvo. Or je pense que tout ne doit pas forcément être expliqué. Mon traducteur préféré, qui est chinois et sait le russe mieux que moi, m’a dit après avoir lu le roman qu’il l’avait lu et n’y avait rien compris. En fait, je n’écris pas de la prose mais de la poésie. Lorsque je parle la langue de Bella, c’est une chose à laquelle je me tiens, mais dès que je me laisse aller à ma langue, alors j’écris vraiment sans comprendre. Selon les manuels de russe, je dois mal écrire, mais toute poésie est fausse selon les manuels…
    Mikhaïl Chichkine. Le Cheveu de Vénus. Traduit du russe (admirablement) par Laure Troubetzkoy. Fayard, 444p.

    Portrait de Mikhaïl Chichkine: Yvonne Böhler

  • Ceux qui positivent

    Paysage25.JPG

    Celui qui se délecte de sa lucidité négative / Celle qui se déclare athée pour qu’on sache qu’on ne la lui fait pas / Ceux qui sont pantelants d’insatisfaction satisfaite / Celui qui défie sa mère à titre posthume / Celle qui lit Bréviaire du chaos d’Albert Caraco sur le banc jouxtant le Gouffre des Belges / Ceux qui limitent l’extase à la petite secousse / Celui qui a passé de la lecture de Cioran à la culture des bonsaïs / Celle qui déclare à son amie Martine qu’elle a opté pour l’islam par dégoût des boîtes / Ceux qui estiment que la religion il en faut / Celui qui a tout de suite repéré les tendances du père Anselme à sa façon de le mater à la piscine du collège Saint-Ex / Celle qui parle hédonisme (d’après les livres de Michel Onfray qu’elle emprunte à sa voisine de palier) au nouveau facteur qui la kiffe visiblement / Ceux qui disent qu’ils relisent Nietzsche dans le texte / Celui qui a découvert les écrits de Gurdjieff dans la salle d’attente de son nouvel ostéopathe / Celle qui estime qu’on devrait réguler le taux de testostérone des Blacks / Ceux qui ne croient qu’aux miracles / Celui qui a cessé de bégayer après son accident de vélomoteur sur la route de Lourdes / Celle qu’on dit la Jézabel du quartier des Rosiers / Ceux qui prétendent voir Dieu au moment de l’Acte / Celui qui trouve saint François trop à gauche / Celle qui promet La Joie au SDF Mehdi le louf / Ceux qui espèrent retrouver leur yorkshire Milly « de l’autre côté » / Celui qui ne voit aucun avenir à l’espèce humaine en tant que telle et décide donc de se jeter dans le Gouffre des Belges à bord de sa Peugeot 403 gris métallisé / Celle qui décide de pratiquer le Culte du Moi / Ceux qui hésitent entre la cure d’âme et le nouveau forfait Wellness à Lanzarote, etc.,

  • New York ville debout

    192251893.jpg

     Notes de l’aube, janvier 1981

    ...Et soudain je me réveillai dans le courrier routier marqué du sceau du Lévrier, soudain je l’avais deviné, soudain c’était là : quelque chose de grand advenait; les yeux exorbités, je pleurais et j’exultais: il y avait dans le ciel une ville illuminée; au bout de la nuit, le courrier routier ne s’était arrêté que pour ça le long de l’Hudson River: le visage levé vers cet Himalaya de lumière, à l’instant j’étais transporté. Depuis trente-trois jours que je me trouvais aux États-Unis d’Amérique, pas une fois je ne m’étais senti ainsi soulevé, soudain délivré de tout un poids qui pesait sur l’ordinaire de mes jours, piètres misères et boyaux meurtris, soudain transfusé de la cosmique énergie que je sentais accumulée dans ce qui venait de m’apparaître comme une galaxie concentrée aux astres géométriquement disposés dans la masse obscure de l’armature de pierre et de verre qu’un seul élan paraissait suspendre entre deux infinis.

    J’aurais pu me sentir écrasé par New York. Au lieu de cela sa vision m’exaltait. Après ces trente-trois jours que j’avais passés aux États-Unis d’Amérique où, le plus souvent, je m’étais senti égaré, seul, éperdu et comme exilé, l’apparition de l’inimaginable cité m’investissait de sa puissance contenue, laquelle me porterait, encore et encore, tout au long des sept jours que j’allais y passer.

    1289092389.jpgEt tout, dans la foulée, se passerait de la même façon quelque peu magique. Tout se trouverait également entraîné dans une sorte de vent d’épopée. Déjà le courrier routier frappé au sceau du Lévrier s’était ébranlé pour se précipiter, quelques instants après, dans le conduit bétonné qui s’enfonce sous le fleuve et pénètre ainsi l’inimaginable cité par ses entrailles, pour dégorger enfin son contenu d’obscurs destins humains dans le dépotoir de la gare routière de Times Square.

    J’ai tout bien noté, tout bien observé, conformément à la vérité formulée par mon occulte compère Charles-Albert, selon laquelle observer c’est aimer. Ou plus exactement: j’absorbais tout à fleur de peau, je laissais tout m’atteindre, tout m’imprégner, tout m’abreuver et me nourrir, tout me traverser et me fortifier.

    Je me suis donc retrouvé dans la gare routière de Times Square, et dès que j’y fus, loin de me sentir perdu au milieu de tant de frères humains paumés, drogués, prostitués, toute la lie de l’humanité, j’enchaînai tout décidé une pensée à l’autre, tout résolu je faisais ça et ça, car je savais que de ça et ça dépendait la liberté de me concentrer et de m’imprégner de la terrible réalité.

    Trente-trois fois ainsi, puisqu’il faut bien qu’aussi les chiffres affabulent pour signifier, trente-trois fois j’ai fait avec l’humanité le tour des couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square en attendant que là-haut, à la surface de la terre, le vent d’épopée ne dissipe les ténèbres et les fumées sur la Grande Avenue descendant à la mer.

    617329724.jpg

    Trente-trois fois je fus exilé et trente-trois fois repoussé par les flics métissés. Trente-trois fois je fus  excorié vif, le dedans irradié de visions glaciaires et le dehors de la chair comme un ciel de nerfs sous le sel. Trente-trois fois j’eusse aimé me reposer et dormir, mais à chaque instant enfin que, putes ou pédés, camés, exilés, nus et solitaires, nous allions nous assoupir, surgissaient les flics métissés qui nous repoussaient.

    203078842.jpgIl y avait là tout le déchet de la nuit d’Amérique, toute la misère et l’accablement, l’infortune subie et la veulerie consentie, la détresse et le vice, la victime éternelle de l’injustice et l’éternel forban, mais à tourner avec eux dans les couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square, je confondais tous ces visages marqués, ces regards souillés, blessés, meurtris, en un seul corps je rassemblais ces spectres avachis et j’étais ce corps de toute destinée, ce corps créé, arraché au puits maudit, ce corps lavé, ce corps béni, ce corps aimé, ce corps meurtri, vieilli, torturé, crucifié.

    Je suis remonté de là-bas dans un état de complète attention. Je me sentais libre et net. Je devais être sale, mais il me sembla plonger dans une onde glacée et claire au moment où, m’arrachant à l’air vicié de la gare routière de Times Square, je débouchai dans l’espèce de fjord de pierre et de verre de la Grande Avenue le long de laquelle déboulait un vent d’épopée.

    Sans doute était-ce un peu niaiseux de ma part, mais il n’empêche que je me suis alors figuré que j’étais bonnement un géant. Je n’avais plus guère en poche de quoi survivre en ces lieux que quelques paires de jours, et cependant je me sentais d’humeur conquérante à déclencher des tempêtes. Et c’est ainsi qu’à véhémentes enjambées je me suis mis à marcher vers la mer.

    1907741845.jpgTout était d’une altière beauté. Il n’y avait âme qui vive encore dans l’immense décor, et tantôt il me semblait fouler une allée de lave élastique au fond de quelque canyon glaciaire, tantôt les claques d’air et le silence, la perspective inversée des buildings comme appuyés aux lucarnes du ciel, et le mystère, et l’impérieux de tout ça, le fier, l’audacieux, le prétentieux de tout ça, le prodigieux élan de tout ça me portait à me croire, comme en haute altitude, enfin délesté de tout le poids d’en bas et pour ainsi dire en passe de léviter. Or je ne délirais pas. Tout niaiseux que je fusse de me croire un géant, je participai de cet élan et, l’esprit décapé, je ne laissai à ma façon de relayer les messagers du vent d’épopée.

    Par cette espèce d’escalier de pierre et de verre je suis donc descendu tout le long de la Grande Avenue jusqu’aux docks. Et de bloc en bloc, m’approchant de la mer et commençant de croiser des gens, je me sentais plus léger, plus consistant, plus joyeux. Et là-bas j’ai pris le ferry, déjà bondé de matinaux préoccupés. Or je n’en avais qu’à Manhattan que, de loin, je voyais mieux apparaître tel qu’il est, prodigieux rêve de pierre et de verre de géant niaiseux, formidable cristal des élans, conglomérat d’énergie et de sang, de folie et de vent... 830117130.jpg

     

     

     

     

     

     

  • La maison rêvée de Naipaul





    L’oeuvre de V.S. Naipaul, consacrée par le Prix Nobel de littérature 2001, est sans doute l’une des plus intéressantes de ce tournant de siècle et de millénaire, constituant une ample et pénétrante lecture du monde actuel soumis au changement et au métissage des cultures, et nous donnant à la fois des outils pour continuer à notre tour ce déchiffrement.

    Naipaul est le grand écrivain contemporain du déracinement et de la recherche d’une maison. De son premier chef-d’oeuvre, Une maison pour M. Biswas (1961), à L’Enigme de l’arrivée (1987), cette autre merveille qu’on pourrait dire proustienne par le type d’immersion que nous vaut sa lecture et par la somptuosité liquide de son écriture, Naipaul n’a cessé de traiter ce thème, qui ne se réduit aucunement à la quête d’un établissement “bourgeois”, mais correspond à l’aspiration de tout individu à la dignité personnelle et à son insertion dans la société de ses semblables. “Chacun d’entre nous possède une chose, en dehors de lui-même”, affirme Naipaul, “qui lui donne une idée de son propre statut. On ne peut pas supposer que ceux qui vivent dans la misère ne possèdent aucune espèce de dignité intrinsèque et se laisseront donc berner par n’importe quelle propagande révolutionnaire”.

    Un thème corollaire de Naipaul est sa lutte contre ce qu’il appelle le “retour à la brousse”. La critique du colonialisme va de pair, chez lui, avec la remise en cause de toute forme de régression. Elevé dans une région de grand brassage de races et de cultures (rappelons qu’il est né en 1932 à Trinidad, dans les Antilles anglaises), jeune immigré solitaire et complexé, Naipaul a partagé longtemps, tout en étudiant à Oxford puis en se lançant dans une carrière de journaliste et d’écrivain, la condition des “personnes déplacées”. Contre un certain romantisme tiers-mondiste, Naipaul a développé sa propre vision sans se contenter de rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi qu’il s’est fait, après ses premiers romans, collecteur de témoignages dans une suite de récits-enquêtes où il relate (L’Inde sans espoir, 1968) sa rencontre avec l’Inde de ses origines et, rappelle, en passant, les séquelles des six siècles d’impérialisme musulman qui ont anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais. De la même façon, le romancier a exploré (dans cet autre “noeud” significatif de son oeuvre que représente A la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Comme un Tchékhov faisant le voyage de Sakkhaline pour enquêter sur la situation des bagnards russes, Naipaul a accompli en outre un immense travail d’investigation sur le terrain afin d’observer les conséquences du fondamentalisme musulman dans les pays d’Orient non arabes, et ce par deux fois, à plus de quinze ans d’intervalle, dans Crépuscule sur l’Islam (1981) et Jusqu’au bout de la foi (1998).

    Si l’oeuvre de Naipaul est souvent considérée comme dérangeante, c’est d’abord parce que son auteur a toujours montré la réalité telle qu’il la voyait, sans jamais chercher à dorer la pilule. “Il y a dix ans à Trinidad”, remarque-t-il, si l’on disait à une personne d’origine africaine qu’elle était noire, elle était mortellement offensée”. Or l’écrivain ne s’embarrasse pas de précautions oratoires “politiquement correctes”. Il y verrait non seulement un mensonge mais également une forme de mépris. Evoquant la façon dont certains Occidentaux exaltent “l’Inde resplendissante”, il assimile cette attitude à l’“ultime soubresaut de la hideuse vanité impérialiste”. De la même façon, à ceux qui continuent de magnifier une Afrique où il ne font que passer en touristes ou en esthètes, il reproche d’alimenter “une des fonctions fondamentales de l’Afrique: rester une colonie perpétuelle, une petit île au trésor, un espace de jeu pour des gens qui veulent une culture-jouet, une industrie-jouet, un développement-jouet”. Quand on lui reproche de désigner la régression de certaines communautés, il répond en outre: “La condescendance se trouve chez ceux qui ne remarquent rien. Il faut être atrocement libéral pour ne pas être bouleversé par la détresse humaine. Quand on a vu la déchéance à un tel degré, on ne peut plus être le même”. Et revenant sur son Crépuscule sur l’Islam; voyage au pays des croyants, il constate enfin: “J’ai mieux compris la capacité humaine à se mentir et à se leurrer. J’ai perçu la tragédie de ces gens qui sont si mal équipés pour le XXe siècle, qui demeurent à des années-lumière du moment où ils pourront fabriquer les outils qu’ils ont fini par apprécier”.

    Est-ce à dire que sa vision se réduise à celle d’un “renégat” occidentalisé à outrance, et l’image d’un Naipaul méprisant les “barbares” est-elle fondée ? La vérité est évidemment beaucoup plus nuancée. L’image négative de l’écrivain procède d’ailleurs plus des attitudes de l’homme public, qui refuse que les médias le traitent “comme un joueur de cricket” et ne ménage ses critiques ni au monde littéraire ni aux clercs confinés, qu’à ses livres. Le vrai Naipaul n’a certes rien d’avenant au sens conventionnel, qui s’est blindé pour survivre. On le dit caractériel et même impossible, mais qu’en pensent ceux qui l’ont réellement approché ? C’est ce que nous découvrons à la lecture du récent recueil d’entretiens de Sir Vidia avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, et qui inclut son émouvante et très éclairante profession de foi de à Stockholm.

    Pour compléter le portrait qui s’en dégage, avec ses aspects désobligeants ou plus attachants, il faut lire enfin le tout dernier livre de V.S. Naipaul, revenu au roman et à son “moi indien”. De fait, La moitié d’un vie (Plon, 2002), module par la fiction l’une des dernières boucles du grand roman d’apprentissage que figure toute l’oeuvre. Le protagoniste, double romanesque de l’auteur, a fui le sous-continent indien pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années 50, où il mène une vie tumultueuse avant de trouve la rédemption affective auprès d’une femme, un peu comme Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne et en réinvestissant la “maison” de ses ancêtres.

    V.S.Naipaul est considéré, par les Britanniques, comme leur meilleur auteur vivant. Lui-même se défend pourtant d’être un maître à penser. Lorsqu’il affirme que “le style est essentiellement une affaire de réflexion”, il se distingue radicalement de l’idéologue qui plaquerait sa grille d’interprétation sur une réalité donnée. Au contraire, c’est par absorption, comme par osmose et transmutation, du fait noté à sa décantation pensée, et de la pensée à la musique de la langue, que le “style” de Naipaul “réfléchit”, dans un effort constant de décentrage. L’écrivain dit avoir toujours essayé de “voir comment les autres nous voient”. Or, la lecture de Naipaul nous aide non seulement à mieux voir le monde qui nous entoure, avec le regard nettoyé de l’étranger, mais également à mieux nous voir nous-mêmes.


    V.S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326p.
    V.S. Naipaul. La moitié d’une vie. Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux. Plon, “Feux croisés”, 2002, 232p.
    V.S. Naipaul. Comment je suis devenu écrivain. Traduit de l’anglais par Philippe Delamare. 10/18, 2002, 96p.

  • Varia 2000

    medium_Soutter20.JPG

    La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue: renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore: à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots.

    Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

    On voit partout, depuis quelque temps, des effigies de condamnés à mort rassemblés en série publicitaire par la firme Benetton. A vomir. Sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute le cynisme intolérable de la compassion lucrative.

    A la fois intéressé et frustré par L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre dont «tout le monde parle» et qui me semble passer à côté de l’essentiel, faute d’engagement de la part de l’auteur, pas assez romancier à mon goût, je veux dire: pas assez médium. Au bout de la lecture, on a presque l’impression de mieux comprendre l’assassin que ses victimes ou plus exactement on sent l’auteur plus proche de celui-là que de celles-ci. Surtout: cela manque de détails, de chair et de folie. A un moment donné, un vieux routier des prétoires, au procès, recommande à Carrère de bien regarder Romand, qui présente selon lui la figure d’un fou comme il n’en a jamais rencontré - on pourrait dire atteint de cette folie ordinaire que prophétisait Witkiewicz. Or l’écrivain ne fait pas du tout sentir cette folie, ni n’en remonte même la piste. D’une certaine manière, aussi, l’admiration que Romand voue au romancier paraît troubler celui-ci. La complicité qui s’établit entre eux dès lors que le tueur reprend contact avec lui après avoir lu La Classe de neige, a quelque chose d’assez gênant. Bref, c’était un sujet pour Dostoïevski, et le moins qu’on puisse dire est que l’auteur en reste assez loin…


    Café des Abattoirs. A la fenêtre ce camion portant l’inscription: Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face: L’Art de la viande.

    Café des Abattoirs ce matin: cette femme qui dit le petit roi qu’est Monsieur son fils et le grand con Monsieur son ex, avant de lâcher comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. En tout cas elle, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

    Assez touché par le film American beauty, mais exagéré d’en faire un chef-d’oeuvre. Divers types représentatifs de la middle-class américaine, et un bon portrait d’un quidam de notre temps. Pourtant c’est surtout la poésie élémentaire de certaines séquences qui m’a ému, liée précisément à la révélation de la beauté. Ainsi de la scène où le fils, apparemment maniaque et allumé, du militaire nazi, fait voir sa «plus belle vidéo» à la jeune fille qu’il drague: la simple danse, au pied d’un mur de brique orange, d’un sachet de plastique animé par le vent.

    medium_Egypte.jpgEn fin de matinée à Karnak, très vaste site assez chaotique qui donne une forte idée de l’effacement successif des règnes les uns par les autres. Ce qu’on appelle un champ de ruines. Au passage, sous le soleil de plomb, je relève le spectacle de la jeune Japonaise déchiffrant les hiéroglyphes et les transcrivant dans sa langue au milieu de compatriotes a l’air studieux. Ensuite nous nous retrouvons dans le souk arabe où nous nous gorgeons d’images de la rue populeuses et de senteurs fortes, de criailleries et de musiques de toute sorte. Tandis que nous nous restaurons sur la terrasse de Chez Omar, nous voyons défiler une procession de calèches du haut desquelles des touristes filment la rue de loin. Ce qui s’appelle «faire le souk». Pour notre part, après une longue station Chez Omar agrémentée de chansons de Dalida en allemand, nous nous attardons plusieurs heures chez Ashraf Al-Bôni, qui est à la fois instituteur et marchand de tapis. (Louxor, en février)

    Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.

    Repris ma lecture de Balzac. Dans La Fille aux yeux d’or, je trouve une analyse des deux sortes de jeunes gens parisiens en vue (ceux qui ont et donnent le ton, et ceux qui n’ont pas mais veulent avoir) qui reste tout à fait valable aujourd’hui.

    Comme disait je ne sais plus qui: on m’attaque, c’est donc que je commence à compter. Dérision, cependant, de tout ça.

    Seul à La Désirade. Le jardin réclame mes soins. Lui balance deux seaux de merde d’âne. Me suis plongé dans la nouvelle Anthologie de la poésie française de la Pléiade. Merveille immédiate du poème de Guillaume d’Aquitaine «sur le néant», écrit en dormant, à cheval.


    Fraîcheur du matin au parc Valency, jardin public au milieu de la ville, pleine de la rumeur de celle-ci, avec la tache orange des trolleybus qui file là-bas entre les massifs bien ordonnés.

    Passé cet après-midi chez Jean Pache, récemment opéré de son cancer de fumeur et de buveur, qui m’accueille assez gentiment dans sa vaste maison décatie sous les arbres, et ne cesse, après m’avoir offert son dernier livre, de tirer sur sa clope et de picoler.

    C’est un drôle de vieux grigou à la mise élégante qu’Albert Cossery, que j’ai retrouvé au Louisiane à l’heure dite, et avec lequel j’ai entamé la conversation (pas facile, car il est pour ainsi dire aphone) en attendant de rejoindre l’Emporio Armani où il déjeune quotidiennement. Mélange de malice et de fureur contre un peu tout (contre l’américanisation de Saint Germain-des-Prés, contre la télévision, contre les gens de la rue, contre les garçons de chez Armani quand nous nous y sommes pointés), il ne m’a pas dit grand-chose de plus, me glissant tout de même un petit papier, à un moment donné, sur lequel il avait écrit: Peut-on écouter un ministre sans rire?

    Place de Clichy. Brasserie Wepler. Commencé de lire les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et les lendemains qui déchantent de l’humanisme.

    Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette, Pralines (10F le sachet), bonbons fins, nougats et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose mon ami Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement, il pleuvote. (Paris, en mai)

    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

    Plus jamais je ne subirai la condescendance de quiconque.

    medium_Bloy2.jpgReplongé ce matin dans Sueur de sang de Léon Bloy. Chaque phrase saturée d’énergie et de furieux amour. Très bonne introduction de Pierre Glaudes, à vrai dire indispensable aujourd’hui. De fait, comment un lecteur baignant dans le climat actuel d’humanitarisme pourrait-il tolérer, sans explication, le souhait de Bloy d’une guerre «exterminatrice» sans laquelle rien n’a de sens, ou comprendre que l’imprécateur soit à la fois du côté des sans-grade et contre la «populace» de la Commune?

    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusion des sentiments.

    Il faut prendre soin de la vie: de la sienne, de celle des autres, de la vie elle-même sous tous ses aspects.

    Revenir au Sujet. Revenir à La Chose. Revenir aux objets d’une réflexion incarnée. Voilà la base du roman à venir.

    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

    medium_Dick.jpgIl y a des hommes sans défense devant la femme. C’est ce que montre, en tout cas, Philip K. Dick dans Confessions d’un barjo. La femme en question (Faye Hume, femme du petit entrepreneur Charley Hume dont elle considère tous les biens pour siens, surtout sa maison dans l’arrière-pays de San Francisco) est le type de l’amazone américaine nouveau style, qui refuse toute tâche féminine (elle envoie Charley acheter ses Tampax, ce qui aboutit à leur première scène violente du livre) et transforme ses maris en esclaves en se traitant elle-même de salope - à la fois une intellectuelle progressiste et une hystérique. Charley et le jeune Nat (dont Faye convoite la chair dès qu’elle le voit) incarnent respectivement, quant à eux, l’homme d’entreprise proche de la nature (il aime son cheval, ses moutons et sa basse-cour) et l’intellectuel cultivé mais assez immature et très impatient de faire des expériences. Tous les deux tombent dans le piège de la mante religieuse. Quant à Jack, le frère de Faye, il développe une autre forme de folie où cohabitent la lucidité et une jobardise mystique qui fut celle-là même de l’écrivain. Détail significatif rapporté par le préfacier: que Dick a vécu avec le modèle de Faye pendant cinq ans après avoir achevé son livre, lequel est resté quinze ans sans éditeur…

    Retrouver la constance du faire, l’obsession du faire tout le temps.

    Attention de ne pas retomber dans certain catastrophisme qui était le propre de nos conversations, à L’Age d’Homme, à la fin de mes relations avec Dimitri, de 1992 à 1994. Le monde va mal, comme toujours, et la lucidité nous commande de réagir. Mais ce que je voudrais, pour ma part, c’est éviter le prône et le discours prophétique univoque, au profit d’opinions modulées par des personnages, peut-être très contrastées (très pour ou très contre) mais aussi incarnées. Là est à mes yeux l’intérêt du roman

    Problème de la compétence. Un peu n’importe qui s’exprime désormais sur n’importe quoi. Vrai aussi dans la critique littéraire, où le bookchat devient une nouvelle norme.

    Fait ce rêve angoissant cette nuit, qui m’a communiqué le sentiment physique de la peur de mourir. C’était la guerre et je me trouvais enfermé avec un groupe d’homme dans une espèce de grange fermée autour de laquelle l’Ennemi avait pris position. A un moment donné, j’entendis distinctement l’ordre, donné d’une voix détachée, en français, d’abattre tel et tel, sans savoir exactement de qui il était question.

    La difficulté d’incorporer la réalité contemporaine dans un roman tient essentiellement, je crois, au type d’immersion que suppose celui-ci. L’échec (échec à mon sens) de beaucoup de romanciers tient à cela qu’ils en restent à une perception journalistique de la réalité. Aucun intérêt à mon sens. Plus intéressé, à vrai dire, par le journalisme honnête que par la romance documentée.

    Les squatters de Prélaz (dix pelés et un tondu) ont été délogés aujourd’hui par une véritable armada policière. Tout cela d’un ridicule achevé. Ridicule de l’Autorité, proportionnée au ridicule des prétendus révolutionnaires. (Lausanne, en juillet)

    Au début d’Ulysse, Stephen Dedalus parle de l’art irlandais comme d’«un miroir fêlé de bonne à tout faire.» Or ce que je me demande à l’instant, c’est à quoi l’on pourrait comparer l’art et la littérature romands d’aujourd’hui? A la morne rêverie d’un enseignant mal dans sa peau? Au reflet embué d’un(e) journaliste impatient de se bricoler une identité?

    medium_Nietzsche.jpgJ’ai lu Nietzsche pour la première fois vers dix-huit ans, puis je l’ai repris (Zarathoustra et Le Gai savoir) lors d’un voyage en Grèce, en 1970 je crois, en même temps qu’Au-dessous du volcan. Ne m’en restait rien à vrai dire. Et ce que j’y trouve à présent: tout nouveau pour moi.

    Le roman pratiqué comme un exercice constant de décentrage et de connaissance. La multiplication des points de vue comme enrichissement de la perception. Où les personnages seraient à la fois porteurs d’interrogations et de réponses contradictoires.

    Me détache de toute ambition autre que la plus haute, au sens du roman à faire.


    La pensée du roman ne cesse de m’habiter, nourrie de tout ce que je vis au jour le jour et même si je n’ai pratiquement rien écrit depuis plus d’une semaine. Tout me devient «bon pour le roman» et ma vie s’est à la fois recentrée et comme égayée. C’est cela même: je suis de nouveau gai. Voici la bonne nouvelle qui me fait reprendre à la fois distance et contenance. Toutes mes lectures et autres rencontres de ces prochains temps (hier encore, une très longue conversation avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, bientôt mes rendez-vous à Paris avec Michael Ondaatje et Ahmadou Kourouma), plus la fréquentation quotidienne de l’Amigo, plus ma vie avec mes beautés, tout cela devrait alimenter la même bonne source et la faire bouillonner. (A La Désirade, en septembre)

    Je suis impressionné, et même ému par la lecture de L’infini dans la paume de la main, le dialogue du moine bouddhiste Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Alors que les entretiens du catholique Jean Guitton et des frères Bogdanov m’avaient laissé perplexe, fleurant l’alliance contre nature, cet échange convainc au contraire de la proximité indéniable des intuitions du bouddhisme et des observations de la physique en ses derniers tâtons. Cette double approche de la réalité, de surcroît, m’aide à me libérer, personnellement, d’un long malentendu que je tâcherai d’élucider dans mon roman.

    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

    Le bouddhisme, selon Matthieu Ricard, tend d’une part à la recherche de la sérénité, par rapport à tout ce qui nous trouble et nous enténèbre, ainsi qu’à la pratique de la compassion, qui nous rappelle que le christianisme n’a rien inventé à cet égard. Je découvre en outre, ce matin, la nouvelle théorie des cordes, expliquée par Trinh Xuan Than et qui me parle aussitôt. Même si cela relève de la métaphysique, voire de la science fiction (rien ne peut en être vérifié expérimentalement, pour le moment, tant les dimensions des objets sont infinitésimaux, comparables à la taille d’un arbre par rapport à la taille de l’Univers), et pourtant quelque chose me séduit là, qui évoque une sorte de pure «musique» originelle.


    Je ne sais plus qui disait (je crois que c’est Enesco) que Jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

    La poésie saute une idée sur deux.

    Une fois de plus ma distinction de vieux bon sens terrien: ceux qui parlent et ceux qui font. Ma réponse à la rhétorique: cause toujours mon lapin, etc.

    Captivé par la lecture de la biographie intellectuelle de Nietzsche par Rüdiger Safranski. Sa façon de raconter l’élaboration de l’œuvre en suivant l’évolution de la vie est la meilleure que je connaisse dans le genre, si délicat s’agissant d’un philosophe. Par ailleurs m’apparaît de mieux en mieux le génie tragique, profondément vécu, jusqu’au fond du corps et au tréfonds de l’esprit, au fond des corps (jusqu’au fond du corps du caillou ou de l’amibe, du léopard ou de la vierge) de ce grand contempteur de l’illusion et du mensonge - ce grand démaquilleur.

    Ce que Nietzsche dit du respect de soi: la base d’une vraie mesure de la qualité. Attention, à cet égard, de ne plus jamais manifester aucun mépris à quiconque. Respecter les autres par respect de soi.
    Perplexe en revanche à l’égard de sa défiance envers la compassion ou la charité. Pas convaincu par sa vision d’une compassion masquant un désir de vengeance. Sûrement vrai dans certains cas, mais pas absolu du tout. Pas sûr qu’il ait assez vécu et rencontré assez de grands hommes (Wagner pas du tout un grand homme à mes yeux; mesquinerie de Wagner à son endroit, qui refusait de lire Humain, trop humain par crainte de constater un égarement du pauvre ami philosophe; mesquinerie proportionnée à sa boursouflure, si sensible dans sa musique grandiloquente…) pour en parler avec les nuances requises.

    Celui (celle, souvent) qui refuse toute controverse. Qui conclut, impatient de voir une conversation s’enflammer, à la masturbation intellectuelle. Tout effort d’intelligence ramené à de l’onanisme.

    Entendu Claude Frochaux hier soir à la radio. Le type du bavard touche-à-tout. Son livre, le monumental Homme seul, m’a certes beaucoup intéressé, mais relève tout de même de l’autodidactisme branlant. En tout cas, pas d’accord avec sa conclusion, selon laquelle la culture occidentale s’achèverait dans les années 60. S’il y a là-dedans du vrai, et qu’on a besoin de Cassandre pour réagir, j’ai l’impression que le manque de curiosité et de vitalité de l’auteur compte aussi pour beaucoup là-dedans. Et puis en l’entendant parler, me revient le sentiment qu’il m’a toujours donné, de l’insatiable amateur de parlote.

    Heidegger ne m’a jamais parlé, tandis que Nietzsche me saisit immédiatement et me touche, me secoue, parfois me contrarie, jamais ne me laisse indifférent ou ennuyé.

    Ces gens qui magnifient l’amitié pour mieux en camoufler toutes les compromissions et la médiocrité.

    Lydie Salvayre me parlait, à juste titre, de ceux-là qui pillent, dans le domaine de la création romanesque, qui pillent la vie sans se laisser traverser par elle. Pareil partout. Ceux-là qui ne pensent qu’à prendre. Pour qui tout doit rapporter. Plus du tout la notion de service ou de plaisir gratuit. Plus que le souci de l’effet (par l’image diffusée de soi) et du profit. Mentalité de rapaces et de spéculateurs.

    Terrible scène à la radio. Un reporter, à Gaza, vient de parler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et être heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Trois minutes après, sous les yeux du même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif: et voici les dernières nouvelles de la route, rien à signaler, etc.

    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait en somme l’intellectuel toujours mal fichu.

    Repris la lecture, cette nuit, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Très intéressé par de nouveaux détails, et toujours impressionné par la solidité et la vitalité, la beauté de cette langue si dénuée apparemment de génie.

    Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

    Le personnage dont les fausses dents se font la malle (mauvaise colle). Me rappelle Miss Lonelyhearts (le personnage qui a tant de prothèses qu’il ne sera bientôt plus qu’un automate) et mon Grossvater (les dents reposant dans leur verre, à la salle de bain), mon père et mon dentiste antisémite que je ne pouvais contredire, cloué que j’étais à ma chaise et la bouche pleine de ses putains d’instruments.

    Très belle préface de Marc Fumaroli à L’Art de la pointe de Baltasar Gracian. Evoque notamment ces oeuvres qui nous ont l’air de disparates (tels Les Essais de Montaigne, La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, ou les Notizen de Ludwig Hohl) et qui sont en réalité des synthèses-éclair.

    Plus je vois le caractère dérisoire de mes petits travaux par rapport au ballet des galaxies, et plus je me sens libre, responsable et soucieux de les accomplir.

    Je me dis in petto que je me trouve bien partout.

    Pense sans cesse à de nouveaux personnages et aux liaisons entre eux.

    Mes personnages comme autant de problèmes humains.

    Lire et relire Tchékhov.

    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

    Il y a à peu près trente ans que je suis venu à Amsterdam, dont je ne me souvenais d’à peu près rien sauf de l’ambiance enfumée (fumée de joints) du Paradiso et de l’aspect pittoresque des rues et des canaux. Je souris un peu en resongeant au garçon noué que j’étais alors, bourré de complexes et de préjugés, ne voyant guère les choses et souffrant de ne pas mieux vivre. En tout cas, quel chemin parcouru depuis lors… Et quel bonheur aussi de me retrouver ici avec mes beautés, quelle enrichissante présence aussitôt que celle du jeune Laurens, ami de Katia dont les diplômes en philosophie ne font pas un cuistre pour autant. Il m’effraie un peu, lors de notre première balade, par un début de monologue sur «sa» philosophie (il travaille sur les ruines de la métaphysique), puis je le sens plus proche en parcourant les salles du musée d’art moderne où je sens qu’il sent que je sens. Nous ressentons la même émotion devant un bœuf écorché de Soutine (il me parle de Rembrandt et je lui retrace la filière Goya-Soutine-Bacon) et le même rejet des œuvres tautologiques de la pauvre expo contemporaine de l’étage supérieur, avant la purification du regard que nous vaut le cher Van Gogh. Ensuite découvrons de vieux bistrots à la belle patine, où nous mangeons en continuant de parler dans le brouhaha des dîneurs (il me fait un tableau sans complaisance de la littérature néerlandaise), tandis que, de l’autre côté de la table, Julie et ma bonne amie forment une paire émouvante aux têtes reposant l’une contre l’autre, la mère et la fille au café brun à la flamande.

    Il pleut mouillé sur Amsterdam. Toute l’histoire de l’humanité résumée dans les autoportraits et les scènes gravées de Rembrandt. Très touché aussi par la musique tout intérieur de la Jeune fille à la lettre de Vermeer. L’incroyable matière de celui-ci, qu’on dirait la sublimation incarnée. Egalement remarqué le peu de motifs et l’infinité des reprises chez Rembrandt.

    Ne plus entretenir aucune agressivité non contrôlée, à l’égard de qui que ce soit. En revanche ne rien passer, ne rien jamais passer aux fâcheux.

    La télévision hollandaise aussi stupide que les autres. (Amsterdam, en octobre)

    Le Christ purifie et délivre, tandis que le diable disperse et défait.

    Voiler les miroirs.

    Il ne s’agit pas d’être sage ou pas sage: il s’agit de ne pas être dépendant.

    Très intéressé par Le dernier des Iroquois de Joseph O’Connor, qui a quelque chose d’un Werther punk. Toujours ce sens du détail et de l’humour des Irlandais, avec un mélange de détresse et d’humour gouailleur, de désespoir et d’énergie qui traverse les générations. Le petit héros (musicien accro des Sex Pistols débarquant à Londres avec l’intention de briller au ciel de la gloire) a vingt-cinq ans mais ses désarrois, ses phobies et ses élans sont tout pareils à ceux de n’importe quel individu à la dégaine moins branchée. La jeune fille sur laquelle il a vomi pendant la traversée, et qui l’engueule et le caresse en moins de deux («Elle le branla avant même de savoir son nom») est également un personnage de petite provinciale qui vibre de sensibilité sous son air un peu godiche.

    13h.30. Bulletin de France Info: on attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert», +++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris. (A La Désirade, en novembre)

    Ce que j’abhorre: les gens de lettres.

    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez, surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils de bourgeois. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

    medium_Ramuz.jpgRamuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.

    Repris, avec un bonheur immédiat, la lecture d’Alexis Zorba. Je ne me rappelais pas la profonde sagesse qui filtre de chaque ligne et donne leur résonance profonde à des tableaux si vivants, si savoureux et si sensuels - si sains de corps et d’esprit.

    L’aube pure, bleue et rose, que n’altère aucun nuage, se lève, du dernier jour de l’année, du siècle et du millénaire. Je me sens très serein, très au milieu de moi-même et de nouveau tout proche de ma bonne amie, au bord d’un nouveau cycle que j’espère fécond. (A La Désirade, ce 31 décembre)

  • La stratégie des rapaces

    Naomi.jpg


    Après No Logo, essai percutant sur l’empire des marques, Naomi Klein décrit la montée du « capitalisme du désastre », ou l’art de profiter des crises et des catastrophes à l’enseigne du néolibéralisme.

    Quoi de commun entre le coup d’Etat de Pinochet au Chili et les attentats du Worl Trade Center (les mêmes 11 septembre 1973 et 2001), le massacre des étudiants chinois sur la place Tiannanmen (1989) et le tsunami au Sri Lanka (2004), l’effondrement du communisme soviétique et le cyclone Katrina sur la Nouvelle-Orléans ? Rien apparemment, sauf ces « sauveteurs » d’un nouveau type, débarquant sur les lieux de désastres avec mission de reconstruire sur investissement. Pompiers ou prédateurs ? Agents de la paix et de la liberté, comme ils se présentèrent en Irak, spéculateurs cyniques ou bâilleurs de fonds intéressés, comme en Amérique latine, en Pologne ou au Liban ? A en croire Naomi Klein : agents d’un véritable « capitalisme du désastre », inspirés par l’idéologue pur et dur du néolibéralisme américain Milton Friedman, Prix Nobel d’économie en 1976 et théoricien d’un capitalisme libéré des entraves de l’Etat, des services publics et de toute politique freinant son expansion. Maître à penser des Chicago Boys de Pinochet et des faucons du gouvernement Bush, il influença notablement Margaret Thatcher et Ronald Reagan et fonda la « thérapie de choc ».
    « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements », affirmait Milton Friedman, dont le premier laboratoire fut le Chili en 1973, où le « traitement de choc » s’appliqua autant à l’économie, au seul profit des riches, qu’à la torture de milliers d’opposants. Sous l’étendard de la liberté économique et de la démocratie, la « thérapie de choc » s’appliquera le plus souvent contre les peuples. Même stratégie en cas de catastrophe naturelle : au lendemain du passage de l’ouragan Katrina sur la Nouvelle-Orléans, l’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville, Joseph Canizaro, constatait ainsi : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début ». De superbes occasions se présentent à nous ». Une razzia sur les logements sociaux et les écoles publiques, entre autres menées spéculatives réalisées au dam de la population, fut une de ces « superbes occasions » saluées le nonagénaire Friedman. Même opportunisme prédateur au lendemain du 11 septembre 2001, qui fit de la lutte contre le terrorisme « une entreprise presque entièrement à but lucratif », alors même que la stratégie du choc vise à privatiser le gouvernement.
    « Je ne dis pas que les régimes capitalistes sont par nature violents », écrit Naomi Klein, qui vise essentiellement le fondamentalisme corporatiste fusionnant politique et économie : « Il est tout à fait possible de mettre en place une économie de marché n’exigeant ni une telle brutalité ni une telle pureté idéologique » ; et de rappeler les réformes d’après la Grande Dépression, à l’enseigne d’une économie mixte et réglementée, assortie de freins et de contrepoids, dont la contre-révolution néolibérale a démantelé les équilibres et les acquis. Or ce qu’on découvre à la lecture de La Stratégie du choc, dont la concentration de faits documentés produit un effet tour à tour accablant et révoltant, c’est, reproduisant à l’inverse « l’axe du Mal » cher à George Bush, un courant de pensée sans âme, cyniquement axé sur le profit et le mépris de toute générosité et de tout respect des peuples et vdes individus, dont les échecs successifs ont également révélé un fonds de corruption, voire de criminalité. Ces taches marquent d’ailleurs son déclin, que Naomi Klein décrit en fin de volume en lui opposant quelques raisons (notamment en Amérique latine) de ne pas désespérer ni d'y voir une fatalité des sacro-saintes lois du marché....
    Naomi Klein. La stratégie du choc ; la montée d’un capitalisme du désastre. Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-.Martin et Paul Cagné Leméac/Actes Sud, 669p.

    LireNaomi.jpg

    Le pavé sous la plage

    Paranoïa de gauchiste ? Nouvel avatar de la théorie du complot appliquée à la mondialisation ? Pamphlet anti-américain à la Michael Moore comme d’aucuns l’ont prétendu ? De telles questions tiendront peut-être lieu de jugement a priori au lecteur estival effrayé par ce pavé rouge sang. Or celui-ci se lit, pardon pour le cliché, « comme un roman ». Dès le premier chapitre, le lecteur est transporté par la journaliste en Louisiane au lendemain de l’ouragan Katrina pour y rencontrer Jamar Perry, jeune sinistré choqué par le cynisme des nettoyeurs de La Nouvelle-Orléans. Zap ensuite à Bagdad, pour un zoom « vécu » sur la première tentative avortée du « traitement de choc » américain, puis au Sri Lanka où affluent les investisseurs ravis de transformer le littoral rasé en stations balnéaires de luxe, au dam des habitants. Une citation d’un ex-agent de la CIA recyclé à la tête d’une entreprise de sécurité, en Irak, résume la nouvelle donne du « capitalisme du désastre » après avoir décroché des contrats pour environs 100 millions de dollars : « La peur et le désordre nous ont admirablement servis ».
    Les faits priment dans cette chronique-enquête extrêmement nourrie et vérifiée (5o pages de notes) balayant une trentaine d’années et une dizaine de «désastres » emblématiques, alternant témoignages et réflexions, du bas en haut de l’échelle sociale. Le cœur de Naomi Klein bat à gauche, c’est évident, mais la droite honnête devrait s’indigner à l’unisson tant la stratégie du choc, après le mensonge du communisme, sue le faux, la rapine et la mort.

    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 1er juillet 2008

  • La Symphonie du Loup

     4e5e53ba26559163e9afdac9982d6a11.jpg

    Une chronique flamboyante de Marius Daniel Popescu

    Dès l’ouverture, limpide et poignante, de cette chronique polyphonique que constitue La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du « socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, Marius Daniel Popescu puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval martyrisé. En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine le motif tout de  douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » pacifié. Il y a comme une « chronique européenne » en raccourci dans ce grand récit alterné, profus et  généreux, qui brasse plusieurs cultures et les expériences de plusieurs générations, finalement ressaisi dans l’unité d’une langue-geste originale.

    Marius Daniel Popescu

    Marius Daniel Popescu, né à Craiova (Roumanie) en 1963, et établi à Lausanne depuis 1990, où il gagne sa vie en qualité de chauffeur de bus au Transports publics locaux, est à  la fois écrivain, poète et prosateur. Il a commencé de composer et de publier de la poésie dans son pays d’origine, où parurent quatre recueils. Son premier ouvrage de poèmes en langue française, intitulé 4 x 4, poèmes tout-terrains et publié par les éditions Antipodes, à Lausanne, fut suivi en 2004 par Arrêts déplacés, chez le même éditeur, qui obtint le prix Rilke 2006. Proche du quotidien par sa poésie, dans une veine rappelant parfois le lyrisme urbain d’un Raymond Carver ou d’un Charles Bukowski, Marius Daniel Popescu a lancé dès 2004 un journal dont il est le rédacteur unique, à l’enseigne du Persil, marqué par la même démarche lyrique et critique visant à la sacralisation des choses de la vie et à la lutte contre l’uniformisation.Bien présent dans la vie littéraire romande, par le truchement d’animations diverses (dans les prisons ou les écoles), de collaborations à des revues ou à divers médias, Marius Daniel Popescu publie aujourd'hui La symphonie du loup, première grande prose polyphonique brassant des thèmes autobiographiques fortement enracinés dans son expérience roumaine, avec le constant contrepoint de sa vie actuelle.

    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup,chez José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008.

    Photo JLK: le loup et Filou.

     

  • La déchirure à vue d’enfant

    1940036485.jpg

    A découvrir: My first Sony, de Benny Barbash

    Lauréat du Prix du Grand Public au Salon de Paris 2008 , l’auteur israélien Benny Barbash a déjà fait un tabac en Israël, en Italie et en Allemagne avec My first Sony, fresque tragi-comique d’une société déchirée, d’une verve irrésistible.

     La folie des hommes captée, sur le petit magnéto qu’il a reçu de son père, par un garçon de dix ans prénommé Yotam: tel est, en raccourci, le propos My first Sony, formidable roman choral de l’écrivain, dramaturge et scénariste israélien Benny Barbash.

     «La famille de Yotam cristallise le mal-être et les débats exacerbés de toute la société israélienne», nous explique Benny Barbash, venu à Paris avec les 39 autres écrivains israéliens présents au Salon du Livre. «L’idée du roman m’est venue par le fait que l’un de mes trois fils, ayant reçu le même «first Sony», passait son temps à tout enregistrer. Cette «oreille vierge», jouant sans cesse sur des associations, m’intéressait beaucoup, et j’ai écouté moi-même les enfants, je me suis intéressé à leur façon de parler pour la composition du roman. Par ailleurs, j’ai passé moi-même cinq ans de mon enfance en Argentine, qui m’ont beaucoup marqué.» L’Argentine de la dictature est en effet présente, dans My first Sony, par le personnage de la mère de Yotam, dont les positions d’extrême gauche se heurtent au nationalisme véhément du grand-père, autant qu’au fondamentalisme du frère de son mari, lequel penche plutôt pour le mouvement Shalom Akhshav (La Paix Maintenant) et la trompe plus souvent qu’à son tour. Or, plus on avance dans ce concert de voix d’abord familial, et plus le débats et les diatribes s’étendent à l’actualité puis à l’histoire d’Israël, remontant à la fondation de la nation par le grand-père émule de Menahem Begin, et brassant les voix de toutes les communautés.

    «La société israélienne est extrêmement hétérogène, dit à ce propos Benny Barbash. De plus, elle a subi plusieurs «divorces» internes que les écrivains reflètent. Jusqu’en 1967, ceux-ci étaient engagés de façon assez homogène. Après la guerre des Dix Jours, une première cassure s’est opérée, accentuée par la guerre du Liban »

    Marquant lui-même (il est né en 1951) le changement de mentalité des nouvelles générations, Benny Barbash a co-signé, en 1984, un film devenu «culte», intitulé Derrière les murs et dont l’acteur palestinien Mohammed Bakri a pu dire que «c’était la première fois qu’on allait si loin dans la remise en question d’Israël». Paradoxe significatif: le film reçut le Prix du meilleur scénario par le Centre du film israélien

      «La politique est omniprésente dans la société israélienne, remarquait Benny Barbash lors de son passage à Paris au dernier Salon du Livre, cela touche parfois à l’hystérie, mais cela s’explique par notre position de pays en état de siège permanent, où il est important de ne pas se taire ». Reste que la réalité captée sur le Sony de Yotam va bien au-delà des idéologies: dans la pleine pâte de la vie…

    1321382453.2.jpgBenny Barbash. My first Sony. Traduit de l’hébreu par Dominique Rotermund. Zulma, 475p

    Portrait de Benny Barbash: Raphaëlle Gaillarde / Gamma

  • Gustave Thibon pour la route

     

    Paint37.JPGSur la pensée incarnée et lumineuse de Gustave Thibon

    Un ami orthodoxe me disait, l'autre jour, à propos des temps qui courent, que le terrible est qu'il ne s’y trouvait plus de bon maître, à quoi j'ai répondu qu’en effet et que non: qu'il y en avait, que j'en ai un en tout cas, un bon maître et certes pas le seul, mais un tout bon: le bon Monsieur Thibon.

    Mais qui est Gustave Thibon ?

    Thibon.jpgDans sa préface à Diagnostics, publié en 1940 aux éditions Médicis, Gabriel Marcel présentait son ami, dit le paysan-philosophe, dans ce portrait retranscrit en partie par le Frère Maximilien-Marie du Sacré-Cœur à l’usage du forum du groupe Gustave Thibon, sur Facebook.

    " Qui est Gustave Thibon? Un religieux? ou plutôt un universitaire? un philosophe professionnel? un économiste? un médecin? Non point : c'est un paysan, au sens le plus précis du terme, un paysan qui, Dieu merci, est resté paysan ; qui n'a par conséquent jamais perdu le contact avec "ces vastes réserves de fraîcheur et de profondeur que créent dans l'âme la communion étroite avec la nature, la familiarité avec le silence, l'habitude des paisibles cadences, d'une activité accordée aux rythmes primordiaux de l'existence". Il appartient au fond à la même famille qu'un Pourrat ou un Roupnel, qui, fort heureusement, n'ont jamais rompu les liens qui les unissent à leur terre natale, au Livradois, à la Bourgogne. Tout de même, Roupnel est universitaire et même romancier ; Pourrat est romancier lui aussi. Je conçois mal que Gustave Thibon écrive jamais un ouvrage d'imagination, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il en serait incapable : rien ne saurait surpasser la saveur de ses récits lorsqu'il narre les faits et gestes de ses voisins. Ce qui est exceptionnel dans son cas, c'est qu'une jonction s'opère spontanément en cette âme, cette intelligence privilégiée entre l'expérience immédiate, celle des travaux journaliers, et la spéculation la plus haute, la vie mystique elle-même. Comment est-ce possible? J'avouerai sans ambages qu'à mes yeux une destinée comme celle-là s'enracine dans la métaphysique et défie toutes les explications que psychologues, sociologues, idéologues de tout acabit tenteraient d'en proposer. Bien plus, elle suffit à réfuter les prétentions absurdes qui recouvrent le sol avare et mal drainé d'une certaine impuissance universitaire. Au sens le plus fort du mot, Thibon est un autodidacte. Il n'a d'autre diplôme, à ma connaissance, que le certificat d'études primaires. De très bonne heure, il dut aider son père, vigneron des environs de Pont-Saint-Esprit. Mais il vint un moment où la passion du savoir s'abattit sur ce petit cultivateur ; et par chance, un de ses camarades qui avait hérité d'une bibliothèque la mit à sa disposition. Sans jamais délaisser son travail, il trouva moyen d'apprendre tout seul le latin à fond, le grec, l'allemand et les mathématiques, de lire les philosophes et les poètes : il sait des milliers de vers par coeur. Mais en même temps, par une libre démarche de son esprit, il accédait à la plénitude d'une foi catholique qui devait satisfaire toutes les aspirations de son intelligence, et non pas seulement une affectivité dont il s'est toujours méfié. Il y a plus étrange : de son aveu même, l'écrivain qui a exercé sur lui, peut-être avec Pascal, l'influence la plus profonde est probablement Nietzsche ; c'est trop peu dire : je suis enclin à penser que c'est Nietzsche qui l'a révélé à lui-même ; beaucoup d'aphorismes de Thibon sont essentiellement nietzschéens et par la forme et par l'élan, par le nisus intérieur.
    (...)
    En Nietzsche, c'est l'ascète, me semble-t-il, que Thibon admire par dessus-tout ; c'est d'une ascèse de l'esprit, de l'intelligence elle-même qu'il s'agit ici - celle par laquelle il nous est donné de combattre toutes les formes que peut présenter notre complaisance à nous-mêmes, de percer à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes dupes. Rien de plus nietzschéen qu'une certaine horreur de la fausse gravité, du faux tragique, des uniformes et des défroques dont nous nous affublons pour représenter ce qu'en réalité nous ne sommes point ; que le goût passionné d'une vibration éthérique de l'être qui évoque l'ivresse familière à ceux qui hantent les sommets. Bien qu'il faille se méfier de ces métaphores géographiques, de leur précision souvent fallacieuse, je dirais volontiers que l'Ardéchois Gustave Thibon rallie quelque part le chemin qui joint l'Engadine de Zarathoustra aux plages méditerranéennes - à Gênes ou à Sorrente - mais aussi à l'Espagne d'Unamuno (...)."

    Citations grappillées de Gustave Thibon

    «S'aimer, c'est avoir faim ensemble et non pas se dévorer l'un l'autre.»

    «On aime non dans la mesure où l'on possède mais dans la mesure où l'on attend.»
    L'ignorance étoilée


    «La foi consiste à ne jamais renier dans les ténèbres ce qu'on a entrevu dans la lumière.»


    «Il est malaisé de composer avec le monde sans se laisser décomposer par le monde.»
    L'ignorance étoilée


    «La société devient enfer dès qu'on veut en faire un paradis.»


    «C'est toujours un grand mal que de juger dépassé ce qui est irremplaçable.»
    L'équilibre et l'harmonie


    «L'homme ne sait pas ce qu'il veut, mais il sait très bien qu'il ne veut pas ce qu'il a.»
    L'ignorance étoilée

    «Les nations ont besoin de héros et de saints comme la pâte a besoin de levain.»

    «A droite, on dort A gauche, on rêve.»


    «Une amitié véritable, c'est celle qui repose avant tout sur la communion aux mêmes principes et à la poursuite d'un même idéal.»


    «Le premier devoir du philosophe est de dépoussiérer les vérités premières...»
    L'équilibre et l'harmonie

    «L'amour ne pèse pas, cette branche ne casse que si l'oiseau posé sur elle s'envole, "ce qui peut me briser, ce n'est pas que tu t'appuies trop sur moi, c'est que tu m'abandonnes."»


    «Toutes les chutes appellent la compassion et le pardon, sauf celles qui se déguisent en ascensions.»
    L'équilibre et l'harmonie

    «La fraternité n'a pas ici-bas de pire ennemi que l'égalité.»
    Diagnostics


    «Rien n'est plus vide qu'une âme encombrée.»

    «Le doute est un poison pour la conviction et un aliment pour la foi.»
    L'ignorance étoilée

    «On peut toujours apprendre ce qu'on ne sait pas, non ce qu'on croit savoir.»
    L'ignorance étoilée


    «La devise de notre monde contemporain c'est “omnia illico” (tout, tout de suite).»


    «L'amour commence par l'éblouissement d'une âme qui n'attendait rien et se clôt sur la déception d'un moi qui exige tout.

    «Qu'es-tu donc, toi qui m'aimes ? Le miroir où je me regarde ou l'abîme où je me perds ?»
    L'Ignorance étoilée


    «L'esprit philosophique consiste à préférer aux mensonges qui font vivre les vérités qui font mourir.»
    L'Ignorance étoilée


    «Le mensonge est un hommage à la vérité comme l'hypocrisie est un hommage à la vertu.»
    L'Ignorance étoilée


    «L'amour sans éternité s'appelle angoisse : l'éternité sans amour s'appelle enfer.»
    L'Ignorance étoilée


    «La difficulté de trouver l'aliment grandit en fonction de la pureté de la faim.»
    L'Ignorance étoilée


    «N'oublions pas que ce n'est pas le nombre et la longueur de ses branches, mais la profondeur et la santé de ses racines qui font la vigueur d'un arbre.»
    L'Equilibre et l'harmonie


    «Faire rêver les hommes est souvent le moyen le plus sûr de les tenir endormis - précisément parce que le rêve leur donne l'illusion d'être éveillés.»


    «Ce n'est pas la lumière qui manque à notre regard, c'est notre regard qui manque de lumière.»



    «Bien vieillir : gagner en transparence ce qu'on perd en couleur.»
    L'Ignorance étoilée


    «Chaque concession ne peut qu'affaiblir un peu celui qui la fait et offenser davantage celui qui l'obtient.»
    Diagnostics


    «Rien ne prédispose plus au conformisme que le manque de formation.»
    L'Équilibre et l'harmonie


    «Connaissez-vous beaucoup d'hommes qui attribuent leurs échecs à leur incapacité ?»
    L'Equilibre et l'harmonie


    «Ne se sentir heureux que par comparaison, c'est se condamner à n'être jamais vraiment heureux, car il faut toujours se démener pour rejoindre ou pour dépasser quelqu'un.»
    L'Equilibre et l'harmonie


    «Mal savoir ne vaut pas mieux que tout ignorer...»
    L'Equilibre et l'harmonie


    «Etre dans le vent : une ambition de feuille morte...»

    Image: JLK, L'olivier de Pézenas. Aquarelle, 2007.

  • Virée matinale

    3cd5969fc9d13fb8baba5debddb1af9e.jpg
     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La Dent de Jaman en une heure pile 
    De la baie de Montreux en levant les yeux, nombre d’étrangers croient y voir le Cervin, dont elle a vaguement le profil busqué. Rendant visite à Nabokov, Daniel Rondeau a fait de cette bévue un trait perdurable de son entretien publié en recueil. Le Maître n’a pas dû relire sa copie, ou a laissé la bourde par malice. Bref : ce n’est pas le Matterhorn qu’on voit là-haut, c’est la Dent de Jaman, et c’est sur celle-ci que j’ai jeté mon dévolu pour ma virée de ce matin, profitant de l’embellie.
    f26a8ea518ff40b6e7276fe27dd35cd3.jpgOn peut en gagner le pied à pied ou par le petit tortillard grimpant en grinçant aux proches Rochers de Naye, mais le mieux est la voiture. En une vingtaine de minutes, de Montreux, visant d’abord le palace perché néo-gothique de Caux, fief naguère du Réarmement Moral, on gagne ensuite les Hauts de Caux où François Nourissier a longtemps eu son nid d’aigle perso, puis le Col de Jaman dont Ramuz a tiré parti des brouillards dans une petite nouvelle mémorable, évoquant l’homme perdu dans l’univers vague et semé d'embûches qui est le nôtre.
    Mais il fait ce matin grand clair, et voici le Manoïre, restau de montagne tenu (notamment) par un Malien affable. Tout y dort encore à sept heures : on attaque donc aussitôt l’arête droite de la Dent un peu pataude en son flanc ouest, par une sente rocheuse passant devant les installations de captage d’oiseaux migrateurs, dont les filets ne sont pas tendus pour le moment. On monte ensuite dans la forêt, la sente devient vite vertigineuse : on découvre par un créneau la soudaine immensité bleue du lac et la farouche face sud où divers jeunes gens pleins d’avenir se sont abîmés, on franchit des dalles, on traverses des barres rocheuses, on atteint ainsi une épaule herbeuse (trente minutes se sont écoulées) d’où se découvrent les Alpes vaudoises et fribourgeoises découpées dans un velours bleu sombre et gris taupe.
    221591542b44ecceb6ac1bc2d1edde0d.jpgReste le dernier ressaut, qu’on remonte par un sentier pierreux praticable par temps sec mais assassin dès la première pluie, et c’est alors de tous côtés que s’ouvre la vue jusqu’au Mont-Blanc à l’Est, au crêtes rosées du Jura de l’autre côté, où se creuse la conque bleutée jusqu’à l’autre bout du Léman, et voici la Croix du sommet, on souffle, on titube, on s’efforce de ne pas faire le pas de côté qui mettrait un terme à cette évocation, on se boit une gorgée de thé à la vipère, on envoie un MMS aux êtres chers, et c’est déjà le moment de descendre car le ciel menace.
    7ddc5ff70b82d5e565f39d1c31eceafb.jpgMise en garde à celles et ceux que cette brève et grisante virée attirerait : qu’elle ne doit être envisagée que par temps absolument sec, par des marcheurs peu sujets au vertige et de bon pied montagnard. L’accès à l’épaule est facilitée par le train de Naye ou le chemins agrestes du flanc nord. Certains y débarquent en parapente, lancés d'on ne sait où,  avant de rebondir dans le précipice tandis que de placides moutons mâchonnent l’herbe visiblement al dente de l'Être Suprême...

    Photos JLK: vue du sommet, la face "à vaches", le lac vue du sommet, la croix sommitale.

  • Le feu sous la glace

    Entretien avec Amélie Nothomb.

    "Si vous n'aimez pas Amélie Nothomb, offrez ses livres à vos ennemis !"

    Bide critique et succès public ont marqué la parution, en automne dernier, d’Acide sulfurique, quatorzième livre d’Amélie Nothomb révélée, en 1992, par Hygiène de l’assassin. Jouant avec le feu, la romancière imaginait une émission de télé-réalité se déroulant dans un camp de concentration, avec mise à mort réelle des participants au « spectacle ». Scandaleux pour d’aucuns, ce roman illustrait, poussée à l’extrême, une forme d’abjection médiatique bien réelle pourtant, relançant une réflexion sur le mal qui court à travers toute l’œuvre de la romancière. Celle-ci paie-t-elle, de la part de la critique, un succès aussi insolent que celui d’un Michel Houellebecq ? Ce qui est sûr, c’est qu’il en faut plus pour démonter cette petite dame apparemment toute fragile et qu’on sent, au fil de la conversation, comme dans ses livres, pleine de ressources d’intelligence et de malice…
    - Quel regard portez-vous sur le monde en ce début de l’an 2006?
    - Comme tout un chacun, je regarde ce qui se passe dans le monde avec effroi. J’écris des livres qui participent de cet effroi, dans lesquels j’espère me tromper. Mais on a vu se développer ces derniers temps, en France et en Belgique notamment, des violences électriques et inextricables, dans lesquelles il m’a semblé que tout le monde avait tort, et dont il se dégage l’impression que nous vivons un recul de civilisation inquiétant, qui risque de se concrétiser par des éruptions de plus en plus importantes. Ce qui me révulse le plus tient à un véritable déferlement de vulgarité. Dans mon dernier livre, je traite le thème de la télé-réalité, où la vulgarité atteint des sommets. Je suis effrayée par le fait que, de plus en plus, tout le monde méprise tout le monde, aboutissant à une vulgarité cosmique. Il est certain que les atrocités commises par l’homme au XXe siècle expliquent ce mépris, mais celui-ci ne résout rien.
    - Si vous redeveniez Dieu, comme en votre petite enfance, que feriez-vous pour améliorer le monde?
    - A ma toute petite échelle, ce que j’essaie de faire est de propager le virus de la lecture, qui peut constituer une forme de salut. Si je peux y contribuer, ce sera déjà ça de pris à la barbarie…
    - Quel a été le déclencheur d’ Acide sulfurique?
    - Une énième conversation sur la télé-réalité, que je n’ai du reste jamais regardée. Une énième personne me disait qu’elle trouvait ça lamentable mais affirmait que cela lui permettait de voir combien les autres peuvent tomber bas. Je lui ai répondu que trouver de l’intérêt à voir les autres s’abaisser était une manière de s’abaisser soi-même, ça m’a mise hors de moi et l’idée du livre m’a littéralement assaillie. Je me rendais bien compte de la monstruosité de cette idée, mais le fait d’être enceinte d’un monstre n’est pas gratuit pour autant. Mon livre n’est pas un livre sur la shoah, mais ce que j’ai voulu exprimer se réfère au mépris absolu de l’humanité.
    - Comment le livre s’est il construit?
    - De manière fulgurante. A partir du moment où j’en suis tombée enceinte, les choses se sont agencées en cinq minutes. Cette confrontation du bien et du mal à travers les deux personnages de Zena et Pannonique, et la contamination de l’un par l’autre, m’ont vite semblé évidentes. Il est toujours miraculeux de trouver un nouveau gisement en soi, mais celui-ci, complètement inattendu, me fait encore subir ses conséquences. J’ai écrit ce livre entre le 18 mai et le 2 août 2004, et aujourd’hui encore je me sens comme vidée de mon sang. Ce livre a représenté une débauche d’énergie, mais autant d’exaltation extrême, je dois le reconnaître, que de souffrance. Même si l’histoire semblait loin de moi, j’avais l’impression de régler des enjeux très importants pour moi.
    - N’aviez-vous pas la crainte de blesser certaines gens qui ont subi l’horreur des camps?
    - Ceux qui se sont dits blessés n’étaient pas les victimes directes de la shoah. J’ai reçu des lettres de rescapés. La plus belle m’est venue d’un vieux monsieur de 92 ans, Jean Kaufmann de Lyon. Bien entendu, je prie pour qu’une telle horreur ne se produise jamais. Il y a une règle de la science fiction, paraît-il, qui veut qu’une prédiction ne s’avère jamais. Mais à ceux qui me reprochent d’avoir «exagéré», je réponds que je préfère ne pas attendre qu’il soit trop tard. On peut rappeler ceux qui se sont tus à propos de la déportation, arguant qu’ils ne savaient pas ce qu’il advenait des déportés. Je ne sais pas comment j’aurais réagi moi-même, mais le fait est que là commence la résistance. Et à ceux qui me reprochent de parler de cela parce que je ne suis pas d’origine juive, je réponds que c’est l’humanité qui est en question et pas telle ou telle communauté.
    - Faites-vous une différence entre vos romans relevant apparemment de la fiction, comme Les catilinaires, et vos récits plutôt autobiographiques, du genre de Biographie de la faim ou de Stupeur et tremblements?
    - J’en suis actuellement à la composition de mon cinquante-septième livre, dont je n’ai publié que ceux qui me semblaient susceptibles d’être «partagés» avec le lecteur. Hygiène de l’assassin était mon onzième roman, que j’ai écrit à 23 ans, après l’expérience catastrophique du Japon relatée dans Stupeur et tremblements. Jusque-là, l’idée de publier ne m’était jamais venue, ma seule ambition étant alors de vivre au Japon. L’échec du Japon a donc été suivi par la composition d’Hygiène de l’assassin, qui est peut-être l’exorcisme de cette humiliation, même s’il n’y paraît guère. Après quoi je me suis posé la question de savoir ce que j’allais faire de ma vie… Quant à la distinction entre écrits «fictifs» et «autofictifs», je ne la fais guère. Ce n’est pas parce qu’on raconte une histoire qu’on connaît déjà que celle-ci n’est pas infiniment mystérieuse. C’est ainsi huit années après les faits, en écrivant Stupeur et tremblements, que j’ai enfin compris ce qui m’étai arrivé dans cette entreprise. Une phrase de Virgina Woolf dit tout à ce propos: «Il ne s’est rien passé aussi longtemps qu’on ne l’a pas écrit»…
    - Prenez-vous des notes, et tenez-vous un journal?
    - Rien de tout cela. J’entraîne démesurément ma mémoire depuis que j’ai 13 ans et l’une des façons de l’entraîner est de ne jamais prendre de notes. La note est la perte de la mémoire.
    - Quel rapport entretenez-vous avec vos lecteurs?
    - Je lis tout et m’efforce de répondre à chacun. Je m’impose d’écrire un minimum de huit lettres par jour et malgré tout mon bureau ressemble à celui de Gaston Lagaffe avec des piles de courrier en retard. Cela va de l’adolescent qui me confie des choses très intimes au prêtre qui me livre des considérations d’une profondeur infinie.
    - Vous sentez-vous faire partie d’une famille littéraire?
    - Est-ce à moi d’en parler. Il est toujours difficile de se situer. Tout de même, par rapport aux écrivains russes qui me semblent «juger» beaucoup, je me sens plutôt proche de la sensibilité française qui assiste à des faits sans trop donner de jugement. A tort ou à raison je ne me sens pas aussi perverse qu’un écrivain japonais.
    - Quels auteurs on compté pour vous de façon majeure?
    - Il en est tellement, de Stendhal à Mishima, de Tacite à Diderot ou Marguerite Yourcenar… Durant mon adolescence, expatriée et totalement «larguée» il faut bien le dire, j’ai vécu au cœur des livres comme peu de mes semblables.
    - La lecture nourrit-elle l’écriture?
    - Bien sûr: j’ai mes besoins journaliers qui sont très importants. Certaines lectures de mon adolescence font partie de mon vécu autant que mon vécu.
    - Relisez-vous certains livres?
    - J’ai relu Les jeunes filles de Montherlant plus de cent fois, et La Chartreuse de Parme 64 fois. Ma fascination pour Les jeunes filles tient peut-être à une terrible paranoïa que j’avais par rapport à la féminité. Quand on risque de devenir une femme, cette lecture exacerbe ladite paranoïa pour en faire à la fois une jouissance et un effroi. «Est-ce que vraiment je vais devenir ça?» me suis-je demandée, sans savoir à vrai dire ce que je suis devenue… Quant à La chartreuse de Parme, je m’en suis détachée pour me lancer désormais dans Le rouge et le noir.
    - Quelle est l’importance chez vous de la source belge?
    - Sûrement très grande. Déjà par le fait d’une identité peu marquée, qui donne une certaine porosité, peut-être favorable au roman. Et puis, et surtout il y a le surréalisme. Dans mon imaginaire en tout cas, il est là.
    - Vous parlez de vos livres comme de vos enfants. Avez-vous jamais éprouvé le désir de maternité?
    - Cela ne m’a jamais effleuré.
    - Quel rapport entretenez-vous avec votre enfance?
    - Du point de vue des responsabilités, je suis totalement adulte. Mais si l’enfance est la première démarche de définition du monde, je continue alors de la vivre avec la même intensité.
    - Que diriez-vous à un enfant qui vous demanderait de définir Dieu?
    - Tout ce que je peux dire, c’est que si Dieu n’est pas en nous, il n’est pas. Donc je dirais à un enfant que la seule façon de le trouver est de le chercher en lui-même.
    - Qu’évoque pour vous le nom de Dieu ?
    - C’est un mystère et une présence intérieure que j’ai ressentie depuis toute petite. Mais… «ce dont on ne peut parler, il faut le taire».
    - En quel animal aimeriez-vous vous réincarner?
    - En cormoran. Parce qu’il est à la fois du ciel et de la mer. Mais j’insisterais, pour être un cormoran dont le cou ne soit pas bagué. Parce que je trouverais très vache de pêcher des poissons et de ne pouvoir les avaler…
    - Quelle est votre ville préférée?
    - Paris.
    - Votre tableau préféré?
    - Le jardin des délices de Jérôme Bosch.
    - Votre roman préféré?
    - Le rouge et le noir.
    - Votre film préféré ?
    - Vertigo d’Alfred Hitchcock
    - Votre philosophe?
    - Nietzsche. Le Nietzsche de La généalogie de la morale
    - Votre regret absolu?
    - D'être un néant musical.
    - Votre compositeur?
    - Schubert.
    - Votre souhait pour 2006?
    - Ne pas exploser. Je me sens toujours en danger de grande déflagration et d’un excès de tout…

    La version raccourcie de cet entretien, enregistré à Paris, a paru dans l’édition de 24Heures du 7 janvier 2006.

     

  • Ballade de la mal aimée

    Aude.jpg
    PREMIER ROMAN Au front de la relève française, Aude Walker, 28 ans fait son entrée en littérature avec un livre mordant et déchirant à la fois, d’une très belle écriture.

    Lorsque Lisa, serveuse à « cernes de panda » dans un hôtel parisien chic où elle joue les « sbires à limonadier », tombe un jour sur Vera, assise à la table 114 et qui, sans la regarder, lui commande une Grey-Goose-trois-glaçons-et-que-ça-saute, les six ans qu’elle a passés à essayer d’effacer ladite Vera, sa mère, de sa mémoire, lui sautent à la gorge alors que sa génitrice, très classe, lui balance successivement « C’est incroyable de te voir ici, ça fait si longtemps…», puis «Qu’est-ce que tu as changé. J’ai failli ne pas te reconnaître »…
    Lisa, vaguement mariée à Antoine, gentil garçon lisse qui ne sait rien du passé compliqué de sa conjointe, ressent un telle détresse et une telle rage en retrouvant par hasard celle qui l’a toujours humiliée en la gavant de cash sans lui donner rien de l’amour qu’elle attendait, lâche illico son emploi bidon et quitte nuitamment son attentionné compagnon pour entamer un retour à l’Origine (c’est aussi le surnom qu’elle donne à sa mère) que représente Black Lion, résidence de la tribu irlandaise friquée des McAllan dont le patriarche a établi la fortune en dessinant les plans des premiers ponts new yorkais. En bordure d’océan, sur la côte Est de l’Etat de New York, la propriété, flanquée d’une grange où le père de Lisa, le journaliste français Matthieu Duval, rangeait ses voitures de collection, est toujours habitée par Vera, qui va fêter son anniversaire, sa mère Trish, sa fille June d’un autre père, et Assan, son fils arabe d’un autre amant de passage, demi-frère de Lisa que celle-ci retrouve dans le grand vent fou de la plage voisine après qu’elle a passé sa première nuit dans le cabanon mythique de leur adolescence. C’est en ces lieux, notamment, qu’elle a vécu ses quinze ans de sauvageonne, entre jeux sexuels d’adolescents amoraux et parfois amoureux, quête d’un improbable Trésor sous-marin, dérives dans la drogue et bascule tragique du récit qui fait arrêt sur image à la mort d’un des « youngsters ». On pense alors à la jeunesse dorée de Moins que zéro de Bret Easton Ellis ou, plus encore, aux adolescente éperdus des films de Larry Clark. Mais Aude Walker a sa propre papatte, son univers et son vocabulaire à elle.
    Exorcisme romanesque du désamour maternel, gravure à l’acide d’un milieu pourri-gâté oscillant entre déprime et défonce (« Tox shootés au vide, les nantis vivent une éternelle crise de manque. C’est la croix des nantis »), chronique ravageuse des hypocrisies verrouillées par les conventions sociales et leurs bénédictions cléricales, frise de personnages magnifiquement silhouettés, ce récit très maîtrisé dans sa structure et d’une étonnante énergie dans sa modulation rythmique, révèle en effet un écrivain de race. Sans rien de mimétique du point de vue de l’écriture, la rage d’Aude Walker rappelle les récits d’enfance et d’adolescence d’un Thomas Bernhard (qu’elle cite dans ses remerciements, à côté d’Hubert Selby Jr), mais c’est par son ton personnel, son sens de l’image ou de la formule, sa verve et son humour, sa lucidité de vieille sorcière et sa grâce de jeune fée rockeuse et croqueuse (on sent aussi qu’elle aime Schubert) qu’Aude Walker en impose finalement avec ce premier Opus qui en appelle, souhaitons-le lui autant qu’à nous, bien d’autres…

    Aude Walker. Saloon. Denoël, 195p.


    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 23 août 2008.

  • Le Nothomb qu'on attendait

    Amélie7.JPG 

    Amélie souveraine dans Le fait du prince.
    Il y a toujours eu, dans les romans d’Amélie Nothomb, une pointe de génie, mêlée à un certain tout-venant de qualité variable, qui fait l’originalité indéniable de cet auteur que son immense succès dessert évidemment. Dès l’Hygiène de l’assassin, ce fait d’un génie propre, d’une folie propre, d’une complexion absolument originale m’avait paru évident, comme il me paraît évident chez un Pierre Gripari, à l’immense insuccès...
    Jamais cependant, il me semble, Amélie n’avait été aussi inspirée, et tout en légèreté, que dans Le fait du prince, son nouveau roman à paraître en septembre prochain, qui hante, pourrait-on dire, la profondeur de la surface chère à Oscar Wilde. C’est un roman d’une parfaite fluidité, qui m’évoque à la fois les romancières anglaises, du genre Ivy Compton-Burnett (pour le dialogue et le délire alerte) et Ronald Firbank (qui est une romancière délicieuse sous son masque d’homme distingué) ou le dandysme de certains post-futuristes italiens tels Bruno Corra ou Alberto Savinio, et je pensais aussi à certains écrit magiques de Cesar Aira en lisant Le fait du prince, qui tient à la fois du conte de fée et du polar hilare.
    C’est l’histoire, en somme, d’un Français de 39 ans fatigué de s’appeler Baptiste, assez médiocrement adapté à la mécanique des jours, à qui le hasard (ou la Providence, comme on veut) fait cadeau du prénom d’Olaf, riche et Suédois, après que le riche et suédois Olaf eut sonné chez lui pour y tomber mort après quelques instants, lui offrant sa vie en quelque sorte. Or cette vie continuant par le truchement de la jeune veuve d’Olaf, trouvée elle-même sur la rue et comme adoptée par le premier Olaf, la suite de l’histoire, baignant dans les champagnes de marque, réalisera non tant les bas fantasmes mais les hautes rêveries de « notre héros » et de celle qui le reçoit sans se douter qu’elle a déjà changé de mari... Vous suivez au fond de la classe ?
    Ce qui m’épate là-dedans est la qualité des phrases, ou plus exactement leur électricité, leur plasticité, le mélange détonant du songe et de la fiction qui font qu’elles font plaisir à l’œil et à l’esprit, même à l’âme qui est l’œil et l’esprit de dedans. Moi qui n’aime pas du tout le champagne, j’en redemande sous cette espèce sublimée de la rêverie narquoise et de la pensée imprévue. C’est cela : tout est imprévu, imprévisible et non convenu dans Le fait du prince. C’est le fait du prince de creuser un tunnel souterrain entre sa villa et la banque voisine quand il a besoin d’un peu de blé, le roman permet ça et pourquoi s’en priver si c’est pour dire autre chose ? On n’a pas assez vu qu’Amélie Nothomb disait le plus souvent autre chose, enfin: la critique établie ne l’a pas vu, que le succès dérange quand il n’est pas celui de Marc Levy qui, lui, ne dit jamais autre chose. Or le grand public, qui n’est pas la masse abrutie qu’on croit, est sensible à la pointe de Nothomb autant qu’à son humour. Celui-ci fait merveille dans Le fait du prince. C’est le fait du talent, il me semble, et peut-être d'autre chose encore…
    Amélie Nothomb. Le fait du prince. Albin Michel, 169p.

  • Notes de La Désirade

    medium_PaintJLK31.jpgJLK. Vufflens-la-ville. Huile sur toile, 2005.

    Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire: «Pour un quart d’heure de méditation - Espace Dieu, salle X.»


    Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.


    Bernanos: «L’homme de ce temps à la coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous».


    Je me suis réveillé avec un sentiment de frustration, à quatre heures du matin, après un rêve qui m’a fait rencontrer deux très beaux personnages imaginaires, le superbe Nicolas Fargo et son compère Haudincourt (noms trouvés par le rêve) tous deux vivant dans un univers d’amitié et de beauté où je me suis aussitôt trouvé chez moi. Avec Fargo, nous avons parlé de l’exposition que nous projetions de monter au Palais de La Malmeneur, consistant en une collection d’objets, dont un bel éléphant de cuir. Avec Haudincourt, c’est dans un univers parallèle que j’ai transité ensuite. Le cérémonieux notable, pensionné du royaume au titre de Marbatta (il ignorait la signification précise de sa fonction) m’a présenté ses tableaux et ses jouets animés en insistant sur la nécessité de divertir gratuitement les enfants au jour le jour, selon son expression.
    Sur quoi je me suis retrouvé les yeux ouverts dans un ruissellement de pluie de montagne en songeant à la jalousie que doit éprouver l’huître qui voit danser et parader les poissons des grands fonds, d’autant plus envieuse qu’elle ne voit rien du tout.


    Léon Bloy: «Tout homme est, en naissant, assorti d’un monstre».


    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe on ne sait comment. Parfois même certains jours, on meurt, physiquement ou psychiquement. Aujourd’hui j’ai perdu pas mal de temps, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.


    Très bel orage ce soir, avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Après quoi, comme après l’amour, dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.


    Sénèque: «C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité.»


    L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas en regardant par la fenêtre.


    Les vicieux nous détournent du vice (de l’imbécillité du vice) autant que les vertueux de la vertu.


    La femme-enfant que j'ai rencontrée dans le train, qui m'a suivi et avec laquelle j'ai dormi tout habillé, en automne 1970.


    Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.


    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.


    Mon premier amour impossible (à dix ans).


    Songer, dans nos rapports avec les autres, à ce que ceux-ci n’ont peut-être pas. Point d’énergie en réserve. Point d’enfants. Point de distance. Point de repères sociaux. Point de représentation d’eux-mêmes. Point d’appétit ou point de courage. Point de fantaisie ou point de suite dans les idées. Ainsi de suite.


    Smooth Sunday, snowy and bright. But feeling of illness. Maybe, some days, we are dying or having lost our soul. But what does it mean ? Perhaps this: lack of love.



    Ravissante image que celle de la petite fille (5 ans) assise en robe longue devant la maison et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis plusieurs jours.


    Comment les gens vivent-ils ? Comment font-ils pour supporter la vie, mais comment font-ils donc ?


    Réveillé ce matin tôt l’aube, dans un rêve mallarméen et de juvénile amour. Une voix disait: «Tout de suite on a vu que c’était vous le fiancé». Sur quoi me sont venus ces deux vers:

    Ma verte, ma vive, ma vulnérable
    Mon âme vocable, que ma vie délie


    Et sans peine aucune ensuite j’ai bondi de mon lit, et café, et vite aux mots!


    Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.


    Bataille: «Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété». Bataille encore: «Orestie / rosée du ciel /cornemuse de la vie».


    Cette espèce de silence distrait qui accueille une vérité dite.


    Francis Bacon: «Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence».


    Galien: «La nature est un feu artiste marchant sur une route vers la genèse, et tirant de lui-même l’énergie de son mouvement».


    Commentaire du pape Innocent à Velasquez, devant son portrait: «Trop vrai».


    La vie s’est déposée et les mots la revivifient. On croit avoir tout oublié, mais il n’en est rien. Ou plus exactement: on n’oublie rien de ce qui nous a réellement marqué - de ce qui nous a rendu plus réel.


    La table cosmopolite de la Pension Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de musique, dans les années 70.


    Le vieux philosophe des Escaliers du Marché, en vieille ville de Lausanne, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles.


    Le sourire d’enfant de l’enfant, comme éclairé de l’intérieur.


    Le décor de théâtre des murs de Sienne, la nuit, et le pas solitaire qui en peuple l’espace.


    La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a à peu près quarante ans de ça.


    Les tables aux têtes de porc alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon, cette année-là, à Sorrente.


    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.


    L’odeur des escargots dans les haies de l’asile des aveugles, juste après la pluie.


    Le ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme nous en 1961, l’été de la mort d’Hemingway et de Céline.


    Le couple classique de la mère très belle, et de son fils très beau, dans le train pour l’Italie.


    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils ont voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et au moment où ils ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué. Pensé à ce qu’ils ont osé. Penser à ce qu’ils ont pensé.


    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi, et tellement mieux que soi.


    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.


    Le premier corps étreint (toute la nuit).


    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.


    Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).


    Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).


    Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.


    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit: chips, chips, chips, hourrah!


    Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.


    Une folie comme la mienne se vit en douce, je ne veux pas dire sous le manteau mais plutôt sous cape, comme on rit.


    On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.


    Passer du miroir à la fenêtre.


    La pensée transforme.


    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.


    L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.


    L'esprit classe moyenne a tout acclimaté et tout aplati. La Suisse en représente l'accomplissement. Le nain de jardin en est l’emblème.

  • L'arrachement

    Bonnard02.jpg 

    J’avais déjà vécu plusieurs vies avant de m’installer vraiment à la Datcha, en dépit de l’opposition des objets de Galia, mais dès notre première soirée au Caveau des artistes, et plus encore durant notre première nuit à la Datcha, tout ce temps de ce début de coup de foudre nous nous étions reconnus dans notre rire commun et d’abord dans le sourire de nos yeux – tu as les yeux qui sourient, m’avait dit Galia dans la fumée du caveau, je lui avais fait la même observation, et que notre rire aussi se distinguait du rire de ses amis artistes, et ce même rire, et tout ce qui allait avec ce rire et le sourire qu’il contenait dans sa partie douce, tout ce qui acquiesçait au monde dans ce rire et ce sourire qui contenaient la connaissance de l’horreur de ce même monde, autant dire l’humour de notre rire et de notre sourire nous avaient révélés l’un l’autre, l’humour de nos façons de vivre l’un et l’autre, et l’histoire de Volodia que Galia ignorait et que je me gardai de justesse de lui raconter jusqu'au bout, lui évoquant à peine la terrible histoire du petit garçon jaloux, propre à l’intriguer au milieu de nos rires et de nos sourires - tout cela nous lia l’un à l’autre cette première nuit, avant que Galia ne me prie, à cause d’Aliocha, de rentrer chez moi, crainte de choquer l’enfant à son réveil de petit prince à sa matiouchka..

    Le don des larmes se pressentait dans le rire et le sourire de Galia, et sans doute était-ce à cela que tenait l’émotion que dégageait sa beauté, à ce mélange de lumière et d’ombre qui m’avait rappelé une deuxième fois, devant la porte fermée du petit garçon, au moment du clin d’œil complice que m’avait adressé Galia, l’atroce histoire de Volodia. Son petit garçon dormait derrière une porte couverte de dessins de maisons, Galia avait souri tout tendrement, et nous avions titubé à travers les couloirs et les étages de la Datcha que Galia tenait à me présenter après m’en avoir parlé comme du type même de la maison artiste dont elle avait toujours rêvé, et l’idée m’était alors venue que je cherchais moi aussi une maison et que peut-être la Datcha serait ma maison à moi aussi, mais une troisième fois le souvenir de l’histoire de Volodia me revint, que je faillis raconter à Galia au risque de tout gâcher, et comme un frisson de terreur me parcourut et me figea, puis tout ensuite ne fut plus que douceur.
    Sa plus grande douceur, cependant, Galia la réservait à son enfant et j’en fus averti dès notre première nuit: que j’entrais dans un cercle où l’enfant primerait quoi qu’il se passât entre nous, Aliocha étant le seul de ses amours à ne pas lui avoir été arraché jusque-là, mais elle ne voulait pas en dire plus, elle m’expliquerait plus tard quelle vie fracassée avait été la sienne, pour le moment elle n’aspirait qu’à se laisser couler, elle et moi l’enveloppant de mes bras, nous deux comme un seul arbre frappé d’un coup de foudre qui se transformait en esquif dans un grand tourbillon qui le faisait tournoyer dans le courant, et le piano de Fauré roulait sa vague et nos corps à la fois aiguisés et alanguis par tant de fumée et trop d’alcool, se cherchaient et se trouvaient plus ou moins dans la dernière obscurité, et la vague nous emportait dans une mêlée confuse et véhémente, nous nous étions tout dit et nous étions reconnus mais nous devions encore nous connaître jusqu’à la dernière extrémité avant que d’un coup, après trois sommeils, Galia me commande, chaude encore, de décamper avant le réveil de l’enfant…
    La rue en pente que je descendais en lévitant plus ou moins était la même que mon père-grand, dit le Président, empruntait tous les midi pour remonter de son jardin, et je me rappelai la pelisse de poil de chamelle de ma mère-grand en passant devant la villa La Pensée, et le souvenir d’Illia Illitch l’étudiant me traversait alors et je me sentais fort, je me sentais Maciste et Rambo, j’avais rencontré LA femme, de toute évidence Galia était la femme de ma vie, selon l’expression qui me vint dès ce matin-là, des objets de Galia je ferais mon affaire et mon affaire aussi d’ensorceler son angelot, ce matin-là la ville était comme transfigurée, tout à coup je n’étais plus seul mais bientôt trois plus le chat d’Aliocha, c’était la vie bonne que relançait l’amour toujours et la vague obscénité de cette odeur de femme dans mes cheveux et sur mes doigts me comblait d’un bonheur suave dont mon corps charnel et mortel redemandait, cependant c’est à l’idée de l’arrachement que je n’ai cessé de revenir et de revenir depuis ce matin-là, et jamais l’émouvante beauté de Galia, aujourd’hui de Ludmila, jamais leur douceur ne sera pure de cette ombre, jamais l’arrachement de Lioubov ne se détachera de la mémoire de nos plus tendres après-midi, jamais non plus le sourire enfin conquis d’Aliocha, le sourire matinal et complet de l’enfant ne sera pur du souvenir atroce de Volodia se tirant une balle dans le coeur pendant que sa mère se fait caresser par un militaire.
    Tout le temps que j’avais été militaire, ces années-là, j’avais lu Tchékhov. Je l’avais raconté à Galia dès le début de nos confidences, après qu’elle m’eut parlé du projet de Laszlo, et cela la fit éclater de son rire éclatant, dans la fumée du Caveau des artistes, de m’entendre lui narrer nos équipées par monts et vaux, tout alourdi, pour ce qui me concernait, des œuvres de Tchékhov dont je remplissais les poches de ma tenue de combat. Le doux et terrible Anton Pavlovicth, le sombre et tendre Tchékhov avait été mon désarmant frère d’armes des mois durant. Le bronze des soleils d’été et l’onction rageuse de la pluie sur les hauts gazons avaient marqué les vingt volumes vert pâle à liseré rouge des œuvres d’Anton Pavlovitch Tchékhov, tout en m’imprégnant de l’esprit de vérité et de compassion de l’auteur de La Cerisaie désormais livrée à la déconstruction du sieur Laszlo…
    TCHEKHOV.jpgMa connaissance indéniable de Tchékhov en avait imposé à Galia dès les premiers instants où elle me parla du projet de Laszlo, me voyant d’abord me rembrunir quand elle prononça le mot de déconstruction, puis s’éberluant de la violence de ma réaction, d’abord encouragée à me rejeter illico par ses amis artistes, puis se ravisant, me faisant parler, comprenant que j’aimais autant qu’elle celui-là même qu’elle chérissait entre tous les auteurs russes, autant que Schubert ou que Billie Holiday, et qu’en somme je disais tout haut ce qu’elle pensait elle aussi, à savoir que déconstruire La Cerisaie, selon le projet de Laszlo, pour faire apparaître les contradictions idéologiques patentes de l’auteur, petit- bourgeois en somme, donc potentiel ennemi de classe, selon l’expression de Laszlo, ne pourrait que détruire le subtilissime entrelacs de sentiments et de féroces constats dont l’essentiel revient à dire l’arrachement et l’attachement d’une femme, comprends-tu Galia, disais-je à Galia qui vivait elle-même La Cerisaie depuis quelque temps, et Galia me regardait avec émotion car mon élan la transportait à son tour et loin de ses amis artistes ou prétendus tels, oui c’est cela me répondait-elle, c’est exactement cela, c’est l’arrachement et l’attachement absolu que veut exprimer Anton Pavlovich, La Cerisaie c’est LA pièce de l’arrachement et de l’attachement , et nos genoux se touchaient sous la table basse du Caveau des artistes enfumé, c’est tout le drame, la tragédie de l’arrachement et de l’attachement aux choses et aux gens, aux lieux et aux temps auxquels on s’est attaché et qui nous sont arrachés que Tchékhov concentre là-dedans, et j’te jure que je l’ai vécu et que je le vivrai en jouant Lioubov Andreevna, ça tu peux me croire, maltchik, mais quel fou tu fais, tu es aussi fou que moi ou quoi ? Et je lui disais quelque chose comme : tu es celle seule, Galia, qui peut incarner Lioubov Andreevna, ça ne fait aucun doute, mais pas en jouant contre elle, tu es sans doute une Lioubov Andreevna, je le savais avant de te rencontrer par ce que m’a raconté Sacha de toi, et tout de suite je l’ai senti en découvrant ton rire et ton sourire : tu es réelle, tu es bien plus réelle que tous ceux qu’il il y a là, tu es mille fois plus réelle que moi qui sais du moins que je suis irréel, et ce n’est rien d’autre, La Cerisaie, que ça : c’est ce qui est réel, ce n’est pas l’aliénation que veut montrer Laszlo, ni l’annulation qu’il prétend déceler et montrer, Lioubov n’est pas plus aliénée qu’elle n’est portée à l’annulation de la réalité : Lioubov est réelle et perçoit, plus que les autres, et avec sa douceur, la pesanteur terrible de la réalité, c’est cela et rien d’autre que tu devrais incarner à mes yeux, et ce n’est pas en jouant contre Lioubov que tu seras Lioubov…

    Galia ne fut jamais Lioubov que dans la vie, la déconstruction de Laszlo se fit contre Galia, bientôt remplacée par une blonde anguleuse, mais notre pièce à nous, notre film à nous se déconstruisait au fil des semaines et je vivais à la fois avec une Lioubov souriante et une Galia de plus en plus à cran, que mon irréalité croissante excédait.
    Galia se jouait maintenant le cinéma du cinéma, elle était pressentie pour un rôle de mater dolorosa, mais je sentais que jamais elle n’aurait l’aplomb d’affronter une équipe de cinéma sans houspiller les uns ou les autres, l’affront de Laszlo l’avait transformée ces jours-là, qu’exacerbait mon irréalité croissante, et déjà le réalisateur Manfred Mauser, LE Mauser de Sentiments indélicats, l’Auteur par excellence du nouveau cinéma, qui avait séduit Galia à leur première rencontre, se montrait plus distant et plus froid après les premiers essais, et Galia m’accusait de lui porter malchance, Galia m’en voulait de me retirer de son jeu, Galia m’en voulait d’écrire ailleurs que sur la table qu’elle m’avait préparée et de ne jamais peindre à la Datcha, Galia me trouvait froid et distant, Galia me trouvait de plus en plus étranger disait-elle en commençant de monter les tours, mais je ne me laissais pas faire, je lui disais qu’elle exagérait, Galia me reprochait de ne pas la défendre, Galia me reprochait d’avoir monté Laszlo contre elle en lui serinant qu’elle était la Lioubov idéale, Galia me reprochait de ne l’avoir jamais défendue vraiment ni vraiment aimée, Galia se demandait si je n’étais pas plutôt pédé, Galia me reprochait maintenant de regarder trop tendrement son frère Sacha dont on ne savait trop ce qu’il était, Galia déconstruisait à mesure tout ce que nous n’avions pas vraiment construit en quelques semaines puis en quelques mois, et je m’en allais comme Albertine s’en va dans La Fugitive qu’elle était en train de lire, je me cassais pour respirer en forêt ou dans mon atelier du Vieux quartier, alors Galia revenait, j’avais quitté la Datcha après une nuit d’excès et le même soir elle entrait par la fenêtre de mon atelier et nous nous retrouvions comme jamais, puis Galia pleurait comme Lioubov dans La Cerisaie à tout moment, nous nous pleurions dans le gilet et nous nous retrouvions comme jamais, Galia avait écrit une lettre terrible à Mauser et j’avais relevé le saisissant talent de polémiste de Galia, tu es un foudre de guerre verbal lui avais-je dit, tu as la même force poétique à l’écrit que dans l’oral de ta vie, et elle avait éclaté de son rire le plus éclatant, tu me fais du bien m’avais dit Galia, tu as très bien vu que je ne vaudrais jamais rien sur une scène ou un plateau entourée de crevards, tu as toujours été sincère, il n’y a que toi qui m’ait dit ce que je me disais au fond à moi-même, nous ne vivrons jamais ensemble et maintenant je sais pourquoi, je sais que jamais nous ne pourrons vivre dans un temps partagé, je suis trop moi et tu es trop toi, ça n’ira pas, ça n’ira jamais, tu vas voir, ça va casser un de ces soirs, tu vas me dire que je suis folle et je ne le supporterais pas, tu casseras donc de la vaisselle, c’est écrit dans le marc de café et dans les lignes de ta main, et quelques jours plus tard la prédiction de Galia s’était avérée alors que Manfred Mauser venait de tenter de réparer les pots cassés : j’avais fracassé la vaisselle de Galia, Aliocha s’était pointé comme au cinéma et j’avais libéré Galia du poids que j’ajoutais au poids de sa vie en dépit de mon irréalité.
    C’était cela : j’étais irréel entre vingt et trente ans et je ne fis rien que d’irréel avant que de retrouver Ludmila, un soir dans un bar…

    (Ce fragment est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: Pierre Bonnard.

  • Notes à la volée

    57e5f4e26e61f054f150abe76213abd4.jpg

    On dit qu'il n'y a pas de miracle. C'est signe qu'on y est fermé ou qu'on n'en veut pas. Tandis que pour qui y aspire il n'y a, du matin au soir, que miracle.

    Chassés par le premier coup de vent de l'hiver, les enfants ont déserté l'île de sable au milieu des pelouses dont on entrevoit le cercle magique entre les colonnes du temple d'arbres, et plus on s'approche et plus s'exacerbe le sentiment que c'est de force qu'ils ont été arrachés à leurs jeux, sinon comment expliquer cet air d'après le désastre que montre la dune sinistrée, de laquelle affleure un pied de poupée aux ongles peints, et là-bas, parmi les feuilles mortes, cet outil de plastique rose que le petit terrassier aura sans doute abandonné à l'instant de fuir le cataclysme ?

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: « Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige ». (Marcel Proust).

    C’est peut-être dans la position de ces deux juifs méditant au pied de la Croix que je me reconnais le mieux aujourd’hui, touché par l’inquiétude du premier et la compassion de la seconde. Ce que Chestov appelle la « lutte contre les évidences » me semble toucher à la pointe d’un christianisme d’avant la théologie et d’avant les églises, à la fois opposé à l’épicurisme et à l’acceptation de la mort. Le Christ de Chestov échappe autant à Renan qu’à Nietzsche ou au pari de Pascal. Mais celui-ci est au coeur de La nuit de Gethsémani, le plus crucial des livres de Chestov. Quant à la sainte ouvrière, elle s’est elle-même crucifiée et représente par excellence, à mes yeux, cette conscience qui ne dormira plus « jusqu’à la fin du monde ». (Léon Chestov et Simone Weil)

    Je ne pratique pas la littérature comme une guerre mais comme une joie. Dès qu’on mêle la guerre (à savoir l’envie, la jalousie, l’arrivisme, la violence sous toutes ses formes) à la littérature, je décroche. Cependant il s’agit de rester en armes, car la littérature est bel et bien un combat.

    Je n’ai jamais su manœuvrer. Jamais su calculer ni ruser, et ne tiens pas à l’apprendre. Jamais je n’ai pensé stratégie, à aucun égard. Jamais je n’ai flatté pour avancer – d’ailleurs pas le sentiment d’avoir jamais avancé. Jamais non plus n’ai été capable de transiger en amitié. Mais à qui revient, je reviens. Tandis qu’à qui ne revient pas jamais je ne reviendrai.

    L’obsession d’être connecté risque de vous déconnecter de vous-même.

    La violence est du côté de celui qui fait le mort. Cette fausse douceur fait froid dans le dos.

    Aquarelle JLK: vers Donneloye

  • Défense de La possibilité d’une île

     

     Houellebecq9.jpg

    Dialogue schizo (3)

     

    Moi l’autre : Et tu dis que tu as aimé ce film débile ?

    Moi l’un : Débile, je ne sais pas mais c’est vrai que j’ai aimé.

    Moi l’autre : Mais il n’y a rien, là-dedans, c’est vide, pas de scénar, pas de personnages, pas de dialogue, pas de cinéma, foutaise ! Et c’est moche, en plus !

    Moi l’un : Ce n’est pas moche : c’est belge.

    Moi l’autre : Comment ça, belge ? Tu fumes du belge, maintenant ?

    Moi l’un : Tu ne t’en étais pas aperçu ? Nous vivons ensemble et tu ne t’es pas aperçu de mon goût pour le belge ? Ne me dis que tu n’aimes pas les Deschiens...

    Moi l’autre : C’est belge les Deschiens ? Première nouvelle !

    Moi l’un : C’est belge à outrance. Et dès les premières séquences du prêcheur en banlieue, le film est une merveille de belgitude. C’est-à-dire que c’est à la fois sinistre et irrésistible. Grotesque et délicieusement émouvant. Minable  à pleurer et néanmoins vrai. Ce prêcheur à camionnette, accompagné d’un accessoiriste incarné par un Jean-Pierre Malo à l’air plus ravagé que jamais, cette séance de propagande spiritualiste devant deux trois alcoolos et deux trois SDF dans un hangar pourri, tout ça est exactement ce qu’on peut éprouver, sous des apparences plus flatteuses, dans toutes les réunions de propagande spiritualisante. Souviens-toi de Billi Graham au stade olympique ?

    Moi l’autre : Tu trouves que ça a à voir ?

    Moi l’un. Je trouve que ça a très à voir. Avec le raccourci terrifiant de l’image, Houellebecq montre la misère spirituelle du chien humain qui mendie une chtite caresse. Et ce n’est qu’un début…

    Moi l’autre : Donc tu paries pour un Houellebecq surréaliste à la manière belge ? Un Buster Keaton des terrils ?

    Moi l’un : Pas du tout : j’y vois un réaliste. Un visionnaire de la nullardise. Tu te rappelles Cap d’Agde, les échangistes ?

    Houellebecq7.jpgMoi l’autre : Si je me rappelle !

    Moi l’un : Eh bien, c’est pareil. Houellebecq force un peu le trait, mais pas plus que Reiser en somme.

    Moi l’autre : Tu ne vas pas me dire que Reiser est belge ?

    Moi l’un : Reiser est belge au possible, et je ne me moque absolument pas des Belges, qui ont tout de même à leur actif C’est arrivé près de chez vous et Les convoyeurs attendent. Du cinéma, c’est vrai, bien plus élaboré que La possibilité d’une île. Mais du pur belge noir et blanc. Houellebecq y ajoute la couleur et l’horreur d’une espèce de Club Méd à Wellness pseudo-mystique…

    Moi l’autre : Bon, admettons le style Deschiens. Je n’y avais pas pensé, mais tu avoueras que le film reste mal fichu, décousu, nonsensique et finalement pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte, en somme ?

    Moi l’un : Ca ne raconte rien du tout. C’est comme un rêve : ça évoque, et je veux bien que tu entres ou pas. Mais ça n’est pas rien. Moi, j’ai été touché. Il y a là-dedans quelque chose de mélancolique et qui va, pourtant, vers une découverte, qui passe par l’image et la construction d’un espace, utérin d’abord, disons onirico-utérin, et ensuite cosmique.   

    Moi l’autre : Et quel rapport avec le livre ?

    Houellebecq8.jpgMoi l’un : Guère à mes yeux, à part ce sentiment très physique et métaphysique des limites de la vie, de l’extension et de la rétraction du temps, du comique insondablement dérisoire des menés festives de la crapule humaine (à Ibiza, c’est quand même d’une belgitude radieuse, entre Jeux sans frontières et Gala de Miss Suisse à la télé alémanique - c’est vraiment le bas bout du grotesque), et puis ça bifurque vers la nature et tout autre chose.

    Moi l’autre : Vers quoi donc ?

    Moi l’un : Vers la nature. Vers l’être-là de la nature. Vers l’être.

    Moi l’autre : Mais pourquoi pas de femmes ? Pourquoi ces zombies ? Pourquoi ce seul Belge taré et ces clones effarés ? Tu trouves ça passionnant ?

    Moi l’un : Pas du tout. Le film ne m’a pas du tout passionné. Mais il m’a touché. Une fois encore, c’est un film qui touche à l’être.

    Moi l’autre : Tu ne te prends pas la tête ?

    Moi l’un : Nullement compère, je le dis comme je le sens : c’est un film qui investit la clairière de l’être comme disait l’autre, et qui te le fait ressentir. Plus on avance, moins on a envie qu’il se passe quelque chose. Et pourtant il se passe quelque chose : on est au monde. Et s’il n’y a pas de femme, il y a le chien. Et l’on traverse  les ruines, dans ce paysage admirable, comme on traverserait les millénaires et les galaxies, et le chien te regarde avant de s’arrêter pour pisser. C’est grandiose…  

    Moi l’autre : Enfin, tu ne vas pas comparer ce fox à notre amie la femme ?

    Moi l’un : Dieu m’en garde : ce serait comparer Virgile, dans La Comédie de Dante, à Béatrice. Chacun son job…

    Moi l’autre : Non mais tu dérailles : Dante ! Tu ne vas pas comparer Houellebecq à Dante !

    Moi l’un : Eh, je serais curieux de voir l’adaptation de l’Enfer par l’amer Michel. Filmée avec une caméra de téléphone portable, cela pourrait donner quelque chose…

    Moi l’autre : Tu me fais marcher…

    Moi l’un : Je m’en voudrais. Mais allez, j’aimerais que tu retrouves l’humour qui me fait te supporter et te laisses aller à reconnaître, simplement, en quoi ce film apparemment mal foutu est parfaitement adapté, non pas au livre mais au génie très particulier de Michel Houellebecq.

    Moi l’autre : Génie, tu y vas de plus en plus fort !

    Moi l’un : Tu aimes Fellini ?

    Moi l’autre : Tu le sais bien : je suis fou de Fellini.

    Moi l’un : Et comment dit-on d’une scène qui est du pur Fellini.

    Moi l’autre : On la dit fellinienne.

    Moi l’un : Et voilà, c’est ça le génie, ma poule : Shakespearien, simenonien, tchékhovien, kafkaïen, houellebecquien. Non. Je ne compare pas Houellebecq à Shakespeare ou à Kafka, mais ce type a quelque chose d’unique, et c’est cela même qui fait de La possibilité d’une île un bric-à-brac de film absolument houellebecquien.

  • Ceux qui se font la 7 tous les matins

    Vernet20.JPG

    Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toi sans que cela te dérange le moins du monde / Celui qui nie toute responsabilité dans l’accident de chemin de fer miniature qui a coûté la vie à la chatte de Mademoiselle Mauduit / Celle qui envisage l’acquisition d’un lot de colibris / Ceux qui s’inscrivent au cours de mandarin de l’université de Malmö dès leur retour des J.O. / Celui qui aime rire au milieu des retraités plombés par une journée de scrabble / Celle qui adapte son sourire à chaque circonstance / Ceux qui se lavent tout le temps les mains / Celui qui te taxe de fasciste parce que tu refuses de traiter les Juifs de nazis avant la lettre / Celle qui n’arrive pas à caser le barbecue des Koller dans son organigramme d’arrière-été / Ceux qui lisent Confucius au bord de la piscine du Hilton Shangaï / Celui qui milite pour l’éradication des écureuils gris de Toronto / Celle qui écrit des romans de science fiction féministe / Ceux qui estiment que les Roms sont indignes de la nouvelle Europe / Celui qui positive malgré l’œil au beure noir qu’il a ramassé dans une boîte de motards gays / Celle qui s’estime la nouvelle Ophélie Winter de la ZUP Les Mouettes / Ceux qui estiment que le nouvel aumônier de la Maison des Jeunes ne devrait pas peloter en public le jeune Letton qui fait le ménage chez lui / Celui qui rêve d’un cabanon à Perth / Celle qui prend franchement le parti des Russes dans le conflit ossète / Ceux qui te font une scène parce que tu sors une Lucky Strike devant leurs enfants /Celui qui observait Michel Houellebecq dans la foule de Locarno en se demandant s’il allait l’accueillir sous son parapluie / Celle qui a demandé un autographe à Nanni Moretti qu’elle a oublié sur la terrasse de la Trattoria Da Luigi juste avant la pluie / Ceux qui fraternisent volontiers avec les gens connus qu’ils hèlent par leur prénom / Celui qui se rend compte de cela que la ministre est plus petiote qu’elle ne paraît à la télé / Celle qui crève l’écran mais ne paie pas de mine dans le lobby de l’hôtel La Palma / Ceux que l’Alzheimer menace sans qu’ils s’en doutent tandis qu’ils prennent l’apéro dans les jardins du Bella Vista, etc.

    Image: huile sur toile de Thierry Vernet.

  • La comédie selon Anne Fontaine

    Fontaine2.jpg

    Présenté à Locarno en première mondiale, La fille de Monaco, le dernier film de la réalisatrice française, pétille, non sans observations pertinentes sur le désir et ses ivresses, ses égarements et ses incidences sociales.
    D'aucuns réduisent la comédie, au cinéma ou au théâtre, à un sous-produit frivole, alors que le genre, frottant d'humour les tribulations humaines, nous a valu maintes merveilles, de Molière à Billy Wilder ou Dino Risi. Sans atteindre ces sommets, Anne Fontaine nous revient avec un film à la fois enjoué et mordant, dont l'apparent clinquant ne fait pas oublier l'angoisse de vieillir d'un brillant avocat ni ne flatte l'arrivisme cynique d'une Miss Météo en mal de gloriole.

      - Quelle idée de départ vous a-t-elle lancée dans l'écriture de La fille de Monaco?
      - Le sujet du film est le désir, que j'ai déjà exploré, auquel je tenais pourtant à revenir en développant un personnage qui ne serait pas un séducteur ordinaire mais un prédateur verbal: à la fois un type qui séduit les femmes par la parole et qui, par sa fonction sociale, est l'interprète de la vie des autres. La figure du brillant avocat s'imposait doublement...

      - A partir de quel moment avez-vous pensé à Fabrice Luchini?

      - Le visage de Fabrice, qui est un ami de longue date, m'a accompagné dès le tout début. Je voyais en effet un homme brillant mais fragile, et d'un âge propice au retour sur soi de la comédie, correspondant à une période où on a construit sa vie. Le premier couple que j'ai imaginé n'était pas un homme et une femme, mais de deux hommes: à côté du «cerveau» un peu chancelant dans son corps, je voulais un type granitique, et c'est ainsi qu'est apparu son garde du corps, incarné par Roschdy Zem, le gars «qui assure» en apparence et n'en a pas moins lui aussi une sensibilité qui se découvre. Le lien qui se développe entre eux tient à la fois de l'amour et du maternage... Il fallait en somme conjuguer «une vérité» et «une nature»...»

      - Et comment la «fille» vous est-elle apparue?

    - Je l'ai pas mal cherchée! Il me fallait une jeune femme qui fasse bien ressortir l'opacité du désir, d'une part, et qui pète de santé, si j'ose dire, qui «surplombe» le protagoniste au double sens du terme, étant physiquement plus grande et psychologiquement plus gonflée. Comme c'était la première fois que je traitais ce genre de personnage, j'ai eu de la peine. Sur quoi Fabrice Luchini m'a parlé de la présentatrice de la météo sur Canal+, qui pourrait convenir selon lui. J'ai un peu hésité, car Louise n'avait aucune formation de comédienne, puis elle m'a convaincue du fait qu'elle avait en elle ce mélange de présence sensuelle et de réserve, de rouerie et de tendresse, de bêtise triomphante et de féminité plus complexe...

      - Comment Fabrice Luchini a t-il abordé son personnage?

      En premier lieu, il a été troublé. Le personnage de Bertrand, au premier regard, ne correspond pas à l'image ordinaire qu'on se fait de lui, et pourtant il a cédé à mon insistance et pour donner, je crois, toutes les nuances comiques et émouvantes d'un vrai personnage de comédie.

      - Qu'est-ce pour vous qu'une comédie?

      - C'est, et je l'entendais bien ainsi, un divertissement, mais celle qui m'intéresse suppose un décalage, avec un fond de vérité et de gravité. Vous savez qu'un avocat engagé dans un grand procès cesse toute activité sexuelle. Or l'irruption de la superbe créature dans la vie de Maître Beauvois, alors qu'il doit se concentrer sur sa seule affaire, est un élément de comédie, comme celle de Christophe, le garde du corps, quand il prétend «sécuriser le territoire» d'un homme aspirant à se retrouver seul...

     - La fille de Monaco est également une charge sur l'arrivisme médiatique et la télé-réalité...

      - Là encore, la comédie joue sur le décalage entre ce que vit l'avocat, qui le bouscule très intimement, et l'utilisation que la jeune effrontée veut faire de lui pour devenir elle aussi une star. Le côté complètement artificiel de Monaco, genre Las Vegas méditerranéen, avec lequel contraste
    Fontaine.jpg