Michel Houellebecq et Alessandro Baricco au Festival de Locarno
On les dit, tous deux, auteurs « phares », et voici qu’ils présenteront, à la même enseigne du Festival de Locarno, en août prochain (du 6 au 16), leurs premiers films d’auteurs. La littérature sera d’ailleurs très présente à la 61e édition du festival de la découverte cinématographique, puisque les soirs magiques de la Piazza Grande s’ouvriront avec la projection de Brideshead revisited, de Julian Jarrold, d’après le merveilleux roman d’Evelyn Waugh, avec Emma Thomson, suivi de Choke de Clark Gregg, d’après un roman de Chuck Palahniuk, avec Anjelica Huston. Dans la foulée, on précisera que celle-ci sera présente à Locarno pour y recevoir l’Excellence Award et y donner (le 9 août) une Masterclass.
Quant à Michel Houellebecq, c’est avec l’adaptation de La possibilité d’une île qu’il fera, en première mondiale, l’événement de la section Play Forward, observatoire privilégié des expérimentations contemporaines.
C’est enfin sur la Piazza Grande que nous découvrirons la première réalisation de l’écrivain italien Alessandro Baricco, qui a mené une sorte d’enquête-fiction, avec Lezione 21, autour de la Neuvième Symphonie de Beethoven, avec Noah Taylor et John Hurt.
Plus d’infos : Locarno, du 6 au 16 août. WWW.pardo.ch
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Ils font leur cinéma
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Ceux qui vivent aux Oiseaux
Celui qui connaît le nom des fleurs venimeuses, selon son expression / Celle qui épie son voisin le Belge bègue / Ceux qui n’ouvrent jamais la porte au pasteur de la paroisse protestante des Oiseaux et environs / Celui qui a gagné un lapin vivant à la tombola des aveugles / Celle qui ne supporte pas le remplaçant boiteux du laitier Jolidon / Ceux qui crèvent les ballons qui tombent dans leur jardin privatif / Celui dont la fille regarde un peu trop le cantonnier Massart / Celle qui rêve de se faire faire une permanente pour son entrée au club de tricot Les Joyeuses Aiguilles / Ceux qui estiment que le fils socialiste de l’instituteur Chevreau ferait bien d’aller voir à Moscou / Celui qui affirme que la gelée de coings de sa sœur Marthe vaut une mention dans le journal de la paroisse catholique / Celle qui trouve un peu d’acidité dans la gelée de coings de Marthe Lepoil / Ceux qui ont subi les leçons de solfège de Mademoiselle Lepoil / Celui qui s’est fait gifler par Marthe quand il lui a demandé à la fin de sa leçon de solfège ce qu’était au juste un 69 / Celle qui a assisté aux derniers instants du regretté président de la Fanfare des Oiseaux / Ceux qui prétendent que la femme de l’ouvrier Duflon reçoit tous les après-midi / Celui qui a juré de faire la peau du clebs de la salutiste / Celle qui estime que Gary Cooper avec des yeux pareils ne peut pas ne pas être croyant et pratiquant / Ceux qui se sont connus à la projection de La Loi du Seigneur / Celui qui était placeur au Colisée quand Marthe Lepoil a mordu l’Espagnol qui lui caressait le genou gauche / Celle qui a épousé l’Espagnol mordu par la suppléante du conseiller de paroisse Miauton / Ceux qui ne manquaient jamais la pièce policière du lundi / Celui qui a perdu sa montre Rolex dans le petit bois jouxtant l’ancien lazaret / Celle qui a perdu sa virginité à peu près au même endroit / Ceux qui sont déçus d’apprendre que le comédien qui incarne l’inspecteur Durtal à la radio vit avec le chef comptable d’une fabrique de boissons gazeuses / Celle qui fait la lessive du bruiteur des pièces policières du lundi soir qu’elle considère comme son fils adoptif pour des raisons que le facteur Verge d’or a de bonnes raisons de connaître / Ceux qui ne juraient en 1957 que par le Disque préféré de l’auditeur, etc.Image: Alain Cavalier, Le filmeur.
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Guillebaud l’éclaireur
Une nouvelle synthèse stimulante du « reporter d’idées », Le commencement d’un monde.
Venu du journalisme de terrain, Jean-Claude Guillebaud à entrepris, depuis 1995, un vaste travail de « reporter d’idées », plus précisément une enquête sur le désarroi contemporain amorcée avec La Trahison des lumières et consacrée, au Salon du livre de Genève, par le Prix Jean-Jacques Rousseau. Ont suivi La Tyrannie du plaisir, prix Renaudot 1998, La Refondation du monde, Le principe d’humanité, prix européen de l’essai, Le goût de l’avenir et La force de conviction. Après la profession de foi de Comment je suis redevenu chrétien, ce disciple de Jacques Ellul nous revient avec une nouvelle grande synthèse parachevant son « enquête » .Lecture intégrale (1)
- Message personnel : note que les trois ans qu’il a passés sur ce livre, lectures et composition, l’ont changé profondément.
- Au départ se trouvait alarmé par l’immensité des changements en train de se faire dans le monde, les risques d’un écroulement et d’un « désordre immaîtrisable ».
- Lui était difficile de concevoir qu’à l’engloutissement puisse succéder un surgissement
- Or c’est de cela que va traiter ce livre.
- Dit qu’il a appris à surmonter « cette vaine obstination à vouloir recycler sans cesse des concepts, des repères, des préjugés qui n’ont plus de pertinence ».
- Exactement ma position actuelle.
- Relève l’irruption du monde dans notre monde. « Le dehors est arrivé chez nous ».
- Et cela on pour la Suisse d’aujourd’hui : « Nulle barricade, nulle douane, nulle gendarmerie ne nous protégera bien longtemps de ce rendez-vous. Que nous le voulions ou non, nous serons pluriels et métis. Il nous reste à en tirer parti, sans démagogie et sans xénophobie ».
- Mais cette interrogation ressurgit : savoir si nos certitudes égalitaristes, laïques, progressistes, individualistes, raisonnables, critiques, ne sont pas le dernier avatar d’une arrogance judéo-chrétienne réformatée ?
- Invoque alors le partage réel et réciproque de valeurs à défendre.
- Introduction : la fortune d’une idée fausse.
- Exergue de Georges Bernanos, tirée du Crépuscule des vieux : Je me représente assez le Diable sous les traits d’un idéaliste qui baptise de noms évangéliques, à l’usage des nigauds, les forces obscures qui mettront demain l’univers à feu et à sang »
- Depuis une quinzaine d’année, l’idée du « choc des civilisation », introduite par Samuel Huntington, fait florès.
- Nouvelle grille de lecture du monde, pour beaucoup, dont les Américains néo-conservateurs.
- Immédiatement décriée comme faux paradigme, mais tenace.
- Pourquoi le succès de cette théorie ? En quoi n’est-elle pas pertinente ?
- Rappelle le départ de la chose : un article dans Foreign affairs, à l’été 1993.
- Annonçant des conflits d’un type nouveau après celui des blocs Est-Ouest.
- Huntington dénombre sept « civilisations » différentes : Occidentale, slavo-orthodoxe, musulmane, chinoise, japonaise, hindoue et africaine.
- L’époque marque cette pensée. Huntington relève que « le sang coule sur toutes les frontières de l’islam ».
- Explique l’explosion de la Yougoslavie par l’appartenance, soumise artificiellement par le communisme, des trois nations, Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques musulmans.
- Les thèses de Huntington sont fondées à divers égards, mais…
- Rappelle six arguments : la longue maturation des civilisations, plus consistantes que les idéologies ; le rapprochement, et donc l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes ; l’effacement du national sous l’effet de la mondialisation économique, favorisant les replis identitaires ou religieux ; la faiblesse de l’Occident encourageant un tropisme de rivalité ; le caractère irréductible et non négociable des rivalités identitaires.
- Caractère sombre, prophétique, voire apocalyptique de ces thèses.
- Rappelle celles de Spengler dans Le déclin de l’Occident.
- Huntington prétend que c’est dans le sentiment de la différence que la violence prend sa source. Différence= violence.
- D’après JCB, cette corrélation n’est pas pertinente.
- Les thèses de SH ont subi des attaques violentes.
- On lui reproche de sous-estimer le rôle persistant de l’Etat-nation.
- SH a une vision fixiste de sept civilisations (Spengler en comptait huit…) alors que Braudel insistait plutôt sur leur fluidité évolutive.
- Daryush Shayegan montre le caractère inter-dépendant des civilisations.
- JCB rappelle que la majorité des conflits du XXe et du XXIe siècle ont lieu à l’intérieur des frontières et nons pas entre « civilisations ».
- Amartya Sen reproche à Huntington de donner une caution académique à des croyances grossières.
- Giuseppe Sacco parle d’ »appel aux armes » et de « spot publicitaire ». (p.21)
- JCB relie les « textes de combat » de Huntington à l’idéologie américaine du « containment » de Truman, et au maccarthysme.
- Il s’agit d’une défense de l’Occident à tous crins, préludant à la dénonciation de l’« axe du mal », selon l’expression forgée par David Frum.
- « L’image que laisse entrevoir Huntington est bien celle d’un Occident libéral littéralement assiégé par des « civilisations » plus ou moins barbares.
- SH insiste sur la « haine de l’Amérique ».
- Fait significatif : la « civilisation » occidentale est la seule qu’il ne typologise pas…
- Amartya Sen souligne le fait que l’Occident joue toujours un rôle dans la destruction des droits et des libertés dans les autres pays.
- Comment la thèse de SH rejaillit au lendemain du 11 septembre.
- Compare les conséquences des attentats à celles du sac de Rome par les wisigoths, le 24 août 410.
- Rome au Ve siècle est comparable, par son influence, à New York en 2001.
- Cite les pages de Saint Augustin, dans La cité de Dieu, sur le viol des Romaines.
- Rappelle la particularité culturelle des Wisigoths, ralliés à l’arianisme.
- Les reproches de Ben Laden aux Occidentaux (« Ce sont les Américains qui ont commencé… ») font écho aux admonestations de saint Augustin : Rome a « subi la coutume de la guerre qu’elle avait, durant des siècles, imposée à d’autres peuples ».
- Revient à la théorie du choc des civilisations, remise en vogue au lendemain des attentats.
- Pour JCB, « si la violence menace, ce n’est pas parce que les « différences » se renforcent mais, au contraire, parce que la « ressemblance » progresse.
- Cite La condition politique de Marcel Gauchet (p.33)
- Se réfère à la « rivalité mimétique » observée par René Goirard.
- Cite Samir Frangié : « L’Occident envoie à l’Orient arabe des signes contradictoires. Il lui demande de l’imiter, de suivre sa voie et, en même temps, le lui interdit ».
- Cite explicitement René Girard dans Celui par qui le scandale arrive (2001).
- « Ce type d’analyse des relations internationales et cette description de la rencontre des cultures, dans sa complexité inaugurale, me paraissent à la fois plus justes et plus féconds que la présentation rudimentaire d’un « choc » des différences ou, pire, la désignation effarée de nouveaux « barbares » qui assiégeraient l’Occident.
- Souligne les « influences croisées » et autres « contaminations réciproques » qui fondent les nouvelles relations entre nations et civilisations.
- « Ce mouvement prodigieux permet que naissent des « formes » anthropologiques nouvelles, annonçant une transformation de la modernité par métissage. (p.35)
Chapitre 2. Quatre siècles d’hégémonie.
- Pas plus que le choc, la notion de dialogue des cultures n’est pertinente.
- Les civilisations seraient plutôt moment, séquences de l’Histoire.
- La séquence occidentale privilégiée courrait sur quatre siècles.
- Avec une prétention affirmée, et reconnue, à l’universalisme.
- Un «centre organisateur » indéniable.
- Mais l’Occident, aussi, comme «libérateur qui opprime », « civilisateur qui massacre », « humaniste qui asservit ».
- Toutes les civilisations en ont été marquées, y compris la Chine et l’Inde.
- Comment le « délabrement de l’Occident », selon la formule de Castoriadis, est-il survenu ?
- « L’Occident a fini par incarner la midernité elle-même ».
- Liberté, démocratie, science, technique, culture, progrès humain.
- Cela s’est fait à partir du XVIe.
- Jusqu’à la Renaissance, d’autres civilisations étaient plus avancées.
- En Chine, en Inde, dans l’empire byzantin, dans la civilisation arabe.
- Mais à partir du XVIe, l’Europe décolle, tandis que la Chine et l’islam se figent.
- L’histoire humaine s’occidentalise.
- Or ce qui fait la différence n’est ni la technique ni l’économie, ni la géographie : c’est la culture.
- Qui se fonde sur les bases du Moyen Age européen.
- Pour David Landes, « l’une des sociétés les plus inventives de l’Histoire ».
- Où l’héritage de la philosophie critique grecque est prépondérant.
- Les Chinois ont développé des techniques remarquables, sans en tirer parti – à raison peut-être ?
- Souligne alors la « fonction fécondante » du judéo-christianisme.
- Du prophétisme juif au messianisme chrétien, démythification du réel et sortie du religieux archaïque (décrite par René Girard).
- Le catholicisme participe à l’essor des sciences expérimentales, plus qu’on ne croit.
- Le protestantisme développe l’individualisme.
- La confluence des héritages grec et judéo-chrétien transforme le rapport au réel et l’universalise.
- « Quoi de plus universel que les mathématiques ?
- Selon Marcel Gauchet : « premier noyau ».
- Nouvelle légitimité politique, en outre.
- Rabbin Jonathan Sacks : « L’Europe disposait d’un atout que les Chinois n’avaient pas : l’éthique judéo-chrétienne ».
- L’hégémonie culturelle de l’Occident ne saurait donc se réduire à une supériorité technologique ou économique de colonisateur.
- Rappelle l’arrivée des jésuites en Chine au XVIIe.
- Liang Shming en relève l’apport décisif.
- Mais souligne aussi la « dérive perverse » qui suivit.
- Relève la nature prométhéenne de la culture occidentale (p.55).
- Sa dynamique en mouvement, par opposition au statisme chinois et au nihilisme indien.
- Mais pour Liang Shuming, ces trois courants ne sont pas étanches les uns aux autres.
- En appelle à un confucianisme revivifié, et pense que l’Occident pourrait y gagner lui aussi.
- Rappelle comment la Chine a redécouvert l’Occident au début du XXe, via le Japon de la période Meiji.
- Rappelle le rôle de la mission Iwakura (1871-1873) où le Japon s’est documenté à fond sur l’Occident.
- A partir de quoi la réforme de la religion d’Etat s’est faite sur un modèle christiano-monarchique.
- Rappelle en outre l’influence des penseurs occidentaux (Russell et Dewey, notamment) sur les jeune intellectuels chinois des années 20.
- Tout cela pour illustrer le métissage des civilisations japonaise et chinoise, contre la vision de Huntington.
- Passe ensuite au sous-continent indien.
- Mêmes observations sur l’influence de l’Occident sur l’Inde à travers les siècles.
- Puis cite l’exemple du Mexique, autant que du Brésil.
- Cite Octavio Paz et les particularités, les limites aussi, du « génie créole », et les impasses côté politique.
- Le Mexique inclassable en terme de « civilisation ».
- Résume enfin la « marque » occidentale.
- Une influence planétaire, massive, fondatrice.
- Dont on a cru pouvoir importer tel ou tel aspect (technologique surtout) en faisant l’économie de ce qui la fon de.
- Illusoire.
- Jean-Pierre Dupuy : « Loin d’être neutre, la science porte en elle un projet, elle est l’accomplissement d’une métaphysique, d’autant que le positivisme spontané des scientifiques leur fait croire qu’ils se sont affranchis de toute métaphysique ».
- Cite la synthèse de Pierre Legendre, dans La Balafre.
- Du romano-christianisme de l’Occident, où les fondements juridiques et éthiques prédominent.
- Jacques Derrida et la « mondio-latinisation » développe le même genre d’observation sur la « marque » occidentale. (p.73)
- Ainsi les rejets de l’Occident procéderont-ils de crises nourries par celui-ci…
- (A suivre)
Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Seuil, 390p. En librairie le 24 août. -
L’enfant déçu
L’aurore aux doigts de rose de ce matin du jour de ma naissance a traversé le temps. Par elle je rejoins le matin de la naissance de l’enfant à venir, mais c’est à présent de l’enfant déçu qu’il s’agit, qu’ils ont appelé l’enfant déchu, au sens des anges aux ailes brûlées, mais est-ce qu’on sait et qui est-on pour juger l’enfant revenu des orgies que son père accueille ? Est-ce qu’on sait ce qui s’est réellement passé ? Où le frère a-t-il erré ? Qui est resté pur d’entre les purs en traversant les bauges et qui, sous le masque du vertueux, a-t-il laissé son cœur se racornir et sécher ? Œdipe chemine toujours mais vers quelle destinée ? Qui le libérera jamais de quelle fatalité tandis que les pharmaciens font leurs comptes derrière les canapés ? Je est un autre dont nous ne voyons que l’ombre de l’ombre de lumière. Mais encore ? Quels fantômes aurions-nous été sans cet accès au mot CLAIRIÈRE ? Quelles histoires aurons-nous inventé pour ne pas voir CELA qui résume ce matin l’état du monde ?
Je me retourne ainsi sur les allées des années et je révise tous mes constats. Il y suffit d’une neuve attention et tout revit. Tout ce qui a été nous attendait. Comme une brise légère nous ramène les voix, les bruits, le son du quartier à travers les saisons, la source et le pré.
Il y a plusieurs jours dans le jour, me disais-je déjà en roulant, à la veille de nos vingt ans, dans la deux-chevaux que nous partagions avec mon compère Tobias le grand, le premier de mes amis uniques, destination la Pologne communiste où nous attendait l’ami nageur et la petite amie de Tobias, et cette évidence m’ouvre à l’instant de nouveaux mondes dans le monde : qu’il y a plusieurs heures dans une heure et plusieurs vies dans cet instant d’une vie que manifeste l’ébranlement extatique de deux corps en fusion, le sperme et l’océan.
Nous avions alors des jeans et dans nos bagages des Levi’s griffés pour nos amis polonais, nous étions légers, nous avions l’air à la coule dans nos jeans et nos bagages regorgeaient de cadeaux américains pour les Polonais vivant la sociale-espérance, nous découvrions l’odeur de grand pays de l’Allemagne et nous évoquions les camps avec des airs sombres en nous promettant de faire pèlerinage au sanctuaire de mémoire, la nuit était arrivée à l’approche de la première frontière et je sentais quelque chose se préparer qui me fit me taire longtemps, mon compère Tobias me zyeutant de biais l’air plus ou moins inquiet, craignant mes humeurs fantasques et s’attendant toujours plus ou moins à quelque esclandre de ma part, moi souvent trop dur avec lui, que je trouvais trop mou, moi pas toujours gentil avec ce grand flagada au regard de pantelant plantigrade si sérieux quand je me jouais plus ou moins de tout, le verbe et le pied plus déliés que les siens, je faisais comme souvent le crack jusqu’à cet instant où j’ai pressenti là-bas, au fond de la nuit boche, quelque chose qui nous attendait et nous rapprochait l’un de l’autre, et l’instant se ramassa soudain à l’apparition du premier mirador, et dans l’instant de le noter je me retrouve là, il y a quarante ans de ça, à côté de Tobias qui secoue lui aussi la tête, tous les deux saisis soudain par CELA qui dit la réalité réelle: ces miradors en enfilade et ce grillage de cage cloué au ciel noir et ces gueules de Vopos et ce froid soudain nous signifiant la réalité réelle du monde réel, et j’entends nettement alors, à travers les années, le double silence des deux petits crevés dans leurs jeans, chacun nanti de sa carte de la Jeunesse léniniste, et les voix sèches des Vopos qui nous somment de sortir de notre clou d’occase d’étudiants à la con.
Mais ne reconnaissent-ils pas les camarades que nous sommes, ces types qui nous fouillent à fond dans la lumière crue de leur poste à l’air militaire devant lequel nos affaires s’étalent de façon pour ainsi dire obscène, tant de paires de jeans et de foulards fantaisie et de disques américains, leurs mains de mecs fatigués sur Night in white satin, leurs mains de prolos d’Etat sur le premier 45 tours des Everly Brothers ? Or nous voyons qu’ils cherchent autre chose, et voici leurs mains alors sur deux flacons de Chanel vaguement contre-révolutionnaires à mes yeux mais qu’ils considèrent avec une sorte d’attention hargneuse, puis sur trois fiasques de Johnny Walker qui les font se regarder et nous regarder d’une manière plus insistante encore qui engage le bon Tobias à me regarder puis à les regarder avant de leur en proposer une, ainsi l’affaire est-elle réglée et, de l’autre côté du pont, ce sont des Polonais tout souriants qui nous accueillent, rient de notre carcasse qu’ils baptisent illico Brzydula, le tacot, avant de nous souhaiter bonne route, et me retournant je revois cette inimaginable muraille de fer qui cisaille là-haut le ciel noir, et comme la route s’est rétrécie d’une Allemagne à l’autre voici qu’elle se déglingue et se défonce - tout à l’heure je vais retrouver ma Jazz automatic dans le parking souterrain d’à côté et me reviennent les images des enfants polonais saluant Brzydula-le-tacot dans les villages perdus de Silésie, il y a tant d’années dans le moindre instant, tant de connections, tant d’images en surimpression dans la séquence de cette matinée éternelle, et cet autre jour, au sanctuaire de mémoire, il n’y eut plus de mots pour dire quoi que ce fût, mais tant de mots en nous, tant d’images se percutant en nous, notre envie de nous envoyer en l’air tandis que nous baissions les yeux, nos amis Polonais si radieusement accueillants dans leur logement de sociale-espérance déçue où ils se serraient à trois par carrée, nos déhanchements de garçons-filles occidentaux aux bagouzes de fortiches et aux cheveux de filles-garçons, et je revois là-bas, se levant dans les fumées de Silésie, ces monceaux d’objets et de cheveux et de dents…
Il y a quelque chose d’une tristesse éternelle dans ces tas de vêtements d’enfants et de jouets arrachés aux enfants et de dentiers arrachés aux aïeux des enfants et de chaussures d’enfants qui s’empilent et s’empilent derrière les parois de verres du sanctuaire de mémoire, je marche ce matin dans ma petite capitale estivale jouissant de sa jouissive amnésie, je me rappelle exactement ma sidération, c’est cela, je suis sidéré, nous sommes sidérés mon ami et moi : nous avons vingt ans dans le sanctuaire de l’Atroce et nous sommes traversés de pulsions et de sentiments alors que nous devrions tomber à genoux et prier chacun son Dieu, mon compère pense à sa compétition de nage papillon et je suis jaloux de penser que ce soir il fera peut-être l’amour pour la première fois avec sa Jadwiga crawleuse elle aussi, nous avons chaud malgré la saison, dans la cour du sanctuaire de mémoire se débitent des beignets gluants et nous en achetons au lieu de nous agenouiller, puis les doigts encore gluants de beignets nous découvrons les cheveux emmêlés de tous ceux qui ont été tondus et gazés, il y a là des monceaux de cheveux, constatons-nous, il y a là des cheveux tombés du ciel comme tombaient mes boucles de cheveux chez le coiffeur du quartier des Oiseaux, tous ces cheveux ont été rasés en quelques instants par un coiffeur juif reconnaissant peut-être sa mère ou sa fille dans celles qu’il rase avant le gaz, les têtes juives ne sont pas dignes d’être rasées par un coiffeur aryen, les cheveux sont muets mais c’est un long murmure qui émane de ces monceaux de cheveux, et je pleure en finissant mes beignets suavement répugnants, cette matinée de nos vingt ans me pèse tant d'années après, cette matinée continue de me faire chanceler, il y a là des cheveux de filles et de garçons de vingt ans qui se sont déshabillés, je ne sais s’ils savent ce qui les attend mais Dieu ne peut pas entendre le murmure de leurs cheveux sans baisser les yeux.
C’est de ce moment-là, de ces moments-là, de cet effroi que me revient le premier sentiment de tout le froid passé et la prescience de ce que sera le froid qui viendra.
A la fin de cette éternelle matinée de nos seize à vingt ans, je commence à peine d’accueillir ce que nous avons été, petits crevés, ce que j’ai été que j’ai rejeté pendant toutes ces années, ce que j’ai fait contre ceux qui m’aimaient, mon tribunal contre le leur, ce que j’aimais que j’aurai rejeté pendant toutes ces années, et moi l’autre n’en finissant pas de juger moi l’un, je me laisse porter par mon pas ondulant sous sa propre vague dans cette fin de matinée ensoleillée et cette lumière enveloppe ma pensée et ma reconnaissance, je pourrais aller cette fin de matinée sur quelques tombes, mais il me faudrait des ailes et saurais-je seulement les retrouver dans les allées, tant d’années après ? et qu’ai-je d’ailleurs à me dérouter quand je les sais en moi, ces tombes, ces allées de cimetières, ces puits de larmes du sanctuaire de mémoire, et ce lent pardon de tous vers lequel me porte une fois encore la voix de mon oncle Stanislas, cet ange de mon invention qui me rassemble à l’instant en rassemblant toutes les voix de ceux que j’ai aimés et désaimés et que j’accueille dans cette lumière de nos seize à vingt ans, c’est la révolution murmurait moi l’un cette année-là devant un tas de pavés que la même lumière de midi sculptait, au Quartier latin, et moi l’autre rétorquait : foutaise, ou nous étions nus dans nos cheveux à nous étreindre et c’était la liberté, se réjouissait moi l’un, tandis que moi l’autre n’en pouvait plus de ne savoir qui aimer dans ce tas de corps jouisseurs qui s’empilaient à travers les années, je marche à l’instant avec tous ceux que j’ai été et toutes celles et tous ceux que j’ai aimés, j’ai seize ans et je me prends pour Alexis Zorba, nous avions vingt ans et nous étions nus sur le sable de Lesbos à lire Ainsi parlait Zarathoustra, nous étions la jeunesse du monde et le monde nous appartenait, notre tribunal imposerait bientôt l’universelle accolade, cela ne faisait pas un pli et mon oncle Stanislas ne cessait de nous encourager : continuez petits, mais nous pleurions, nous nous agacions, nos groupes fusionnaient ou se désintégraient, nous en avions assez les uns des autres comme moi l’autre et moi l’un se désaccordaient au nom de l’universelle HARMONIE, Merline m’évoquait La Voie sur fond de raga, nous nous enlacions dans les algues et nos corps se fondaient dans l’universelle HARMONIE, les groupes devenaient sectes et des sectes naissaient tant et plus d’Élus, moi l’autre aux yeux de Merline était ainsi l’Élu du moment, que moi l’un raillait, mais tout cela n’était qu’un instant de nos vies dans lequel foisonnaient les instants contraires, tout serait écrit ensuite et tout serait à réécrire cependant sous la dictée de chaque autre instant, et voici que les mots de ce temps me viennent tout autrement encore en cette fin de matinée éternelle.
(Ce texte est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)
Peinture: Zoran Music -
Vampires de la camorra
Une plongée saisissante dans les guerres à l’italienne
« Je suis né en terre de camorra, l’endroit d’Europe qui compte le plus de morts par assassinat, là où la violence est le plus liée aux affaires et où rien n’a de valeur s’il ne génère pas le pouvoir », écrit le jeune (né en 1979) journaliste d’investigation Roberto Saviano, dont l’ouvrage a fait l’objet d’un film à découvrir bientôt, et qui vit actuellement sous protection policière. Le contenu de Gomorra est en effet aussi explosif qu’instructif, qui nous révèle l’incroyable emprise, sur toute une société, des clans du crime organisé, à Naples et en Campanie, mais également bien au-delà. A la différence d’une enquête journalistique classique, ce récit témoigne d’une immersion biographique dans le milieu décrit avec une familiarité et une vivacité qui vont de pair avec le besoin du jeune observateur d’exorciser un mal à la fois local et mondial (maints points communs y apparaissant entre le Clan mafieux et l’Entreprise néolibérale), question de survie, « la seule chose qui permet de sentir qu’on est encore un homme digne de respirer ». Du fonctionnement du Système aux guerres implacables entre clans, des ateliers de contrefaçons de marques au commerce des armes et de la drogue, de l’exploitation des enfants (baby-dealers) à celle des femmes, en passant par les métastases du cancer à l’Est, l’aperçu, très incarné, brassant la langue, est saisissant.
Roberto Saviano. Gomorra ; dans l’empire de la camorra. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud. Gallimard, 356p. -
Jeux olympiques de dupes
COUAC Un amateur de sport prône l’abolition pure et simple
Olivier Villepreux n’y va pas par quatre chemin à la veille des Jeux de Pékin, relançant selon lui une parodie hypocrite de célébration, par la jeunesse du monde, de « l’amitié entre les peuples ». L’auteur de Feue la flamme n’est pas précisément un ronchon mal dans sa peau : fils d’un célèbre international de rugby, lui-même journaliste sportif à Libération, auteur d’un Larousse du rugby, on sent l’amoureux déçu dans le pamphlétaire de Feue la flamme, dont les 109 pages virulentes s’achèvent sur ces propos carabinés : « Les Jeux participent à la négation de la nature et au mépèris de l’espèce humaine »…
Si l’ouverture est franco-française, avec le rappel du débat pour l’élection présidentielle de 2007, entre un Nicolas Sarkozy « favorable aux Jeux » et une Ségolène Royal se tortillant un peu réclamant « des pressions sur la Chine » sans boycott pour autant, le botteur verbal en vient vite au fait que « la Chine est un pays liberticide, en pleine croissance, courtisée pour sa main-d’œuvre asservie et ses débouchés économiques », et que «les jeux Olympiques consacrent sa prise de pouvoir sur l’économie mondiale ». Or Olivier Villepreux ne s’en prend pas qu’aux éditions les plus controversées des J.O. de Berlin à Moscou : c’est l’institution dès ses débuts, frappée d’équivoque et d’hypocrisie, qu’il remet en cause avant d’en appeler à leur suppression.
Olivier Villepreux. Feue la flamme ; pour en finir avec les J.O. Gallimard, 109p.
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Le mur dans les têtes
IMPASSE Un « nouvel historien » israélien critique les faucons.
Si son esprit de guerrier n’était pas actuellement en veilleuse, Ariel Sharon rugirait à la lecture des pages qui lui sont consacrées dans cette vaste fresque reconstituant, dès la naissance d’Israël, le 14 mai 1948, après un rappel des fondements du sionisme, et jusqu’à l’épilogue tout à fait contemporain, six décennies de relations entre Israël et le monde arabe. Sharon, qui récusa lui-même les « nouveaux historiens » dont fait partie Avi Shlaim (né en 1945 à Bagdad), est en effet présenté comme l’un des fauteurs principaux de l’ «unilatéralisme», ennemi juré de la paix qui, entre autres mesures violentes, engagea la construction de la « barrière de sécurité » aux allures de mur d’apartheid. Or l’idée dudit mur à toute une histoire, remontant initialement à un article datant de 1923 et signé par Zeev Jabotinsky (1880-1940), nationaliste juif et père spirituel de la droite israélienne, qui estimait la coexistence des Arabes et des Juifs de Palestine possible, à long terme, mais seulement « après l’édification d’une muraille imprenable ». Or il s’agissait d’une mesure de protection provisoire liée à une reconnaissance implicite de l’entité nationale palestinienne. Le mur, métaphore et réalité, court ainsi à travers cet ouvrage extrêmement bien documenté, cartes et références à l’appui, où le dilemme d’Israël (« il peut avoir la terre ou la paix. Pas les deux»…) ne sera résolu, selon l’auteur, que par la coexistence de deux Etats.
Avi Shalam. Le mur de fer ; Israël et le monde arabe. Traduit de l’anglais par Odile Demange. Buchet-Chastel, 757p.
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Votre attention s'il vous plaît
Contre le nihilisme des non-lecteurs. Yann Apperry et Sylvie Germain en point de mire...
De noirs constats ont été établis ces derniers temps, relatifs à l’état de la littérature française, faisant échos à de non moins noirs constats, établis à l’étranger, relatifs au déclin de la culture française. Paris n’est plus le centre du monde littéraire : belle découverte, n’est-ce pas, mais encore ? De quoi parle-t-on: d’orgueil national ou de réalité ? Est-il vrai qu’il ne s’écrive plus rien d’intéressant en France et en français ? Et le déclin de la littérature n’est-il qu’une affaire française ? Pas un grand écrivain en France actuelle ? Et en Italie s’il vous plaît ? En Allemagne ? En Europe ? Aux Etats-Unis ? Et quelle sorte de grandeur ? Pour quelle sorte de société ?
L’année littéraire 2008 a commencé en beauté avec la parution de La route de Cormac McCarthy. Formidable écrivain sans doute, mais à la hauteur de Faulkner ? On aura relevé l’extraordinaire succès de librairie, aux Etats-Unis, de ce roman, dont le moins qu’on puisse dire pourtant est qu’il n’a rien de séduisant pour le grand public, travaillé par des questions relevant de la haute poésie métaphysique. Or suffit-il de remarquer qu’il a été littéralement « boosté » par la célèbre Oprah Winfrey, pour rabaisser sa qualité intrinsèque ? Et comment juger, rétrospectivement, de l’engouement pour Les Bienveillantes ? Littérairement nul ont conclu d’aucuns, souvent par simple réaction à la faveur populaire, et sans le lire. Or on s’extasie d’un côté, on élit un nouveau génie par semaine, puis on dégomme de l’autre, on consomme, on vomit - et comment équilibrer son jugement ?
Le monde est-il en voie de décomposition ou de recomposition ? La littérature, actuellement sans grande ambition trop souvent ni massive relève, va-t-elle disparaître ou rejaillir comme en d’autres temps ? Et d’ailleurs, regarde-t-on assez ce qui se passe ? Ne manque-t-on pas, terriblement, d’attention et de générosité ? Lisez-vous seulement, vous qui prétendez que plus rien n’est à découvrir ?
Nous recevons ces jours, nous autres lecteurs de métier, les premiers sacs de livres à paraître cet automne. Or voici que j’ai commencé, déjà, le nouveau roman de Yann Apperry, Terre sans maître. Très bonne impression immédiate : belle écriture, récit très plastique tenu et soutenu, thème sérieux: je ne vous dis que ça pour le moment de cette fable poético-politique qu’on situe illico dans le sillage de Buzzati ou d’Agota Kristof. Et voilà se pointer Sylvie Germain avec L’Inaperçu...Vous dites, bonnets de nuit que vous êtes, qu’il n’y a plus rien de rien à lire de ce qui s'écrit par les temps qui courent ? Allons allons, allez: lisez plutôt...
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L'autre part de Calvin
HISTOIRE-FICTION Dans son premier roman, Nicolas Buri fait revivre le réformateur et son époque, de Rabelais au bûcher de Michel Servet, avec une belle maîtrise du montage «cinématographique», doublée d'une écriture en verve.
Au nom de Calvin est attaché, de nos jours, le cliché du rabat-joie par excellence. Même s'il y a du vrai dans cette image qui a lesté le protestantisme romand de son poids, Calvin ne se borne pas aux séquelles moralisantes du calvinisme perpétué par de graves pasteurs. N'oublions pas le grand dessein d'un esprit frondeur qui défia les pouvoirs au nom d'une réforme spirituelle et temporelle radicale, ni le formidable écrivain. Or le double mérite de Nicolas Buri, qui s'est toujours passionné pour les religions (dont il a étudié l'histoire, parallèlement à des études de droit) est d'incarner le personnage (c'est Calvin qui parle) et son époque sans trop simplifier, tout en développant un récit aussi elliptique qu'efficace, clair et vif, captivant de bout en bout, marqué surtout par un ton personnel et une espèce de gouaille (plutôt Grottes que Tranchées genevoises...) et ne se privant pas de mêler réalité historique et fiction.
Exemples: François Rabelais n'a pas vraiment «pété au nez» du jeune Calvin débarquant chez les «sorbonnicoles», mais sa présence récurrente n'est pas gratuite. Calvin n'a pas rencontré Luther «pour de vrai», mais l'épisode colle à la dramaturgie du récit, et le terrifiant inquisiteur Trithème Segarella, qui livre les parties «sacrées» des hérétiques aux dents de sa chienne Alicia, relève également de l'invention, illustrant du moins la violence de l'époque, comme la peste répandue par intention maligne (historique...) censée faire ici des papistes les inventeurs d'une arme de destruction massive à venir...
Autres licences de romancier: le traumatisme initial de Calvin «naissant» à 6 ans à la mort de sa mère aimée, l'aversion que lui inspire un père cupide dont il reniera le nom (Cauvain) devant son lit de mort, le génie et le courage précoces qu'il manifeste contre les puissants au nom d'un Dieu qu'il s'impatiente de mieux connaître et de servir au lieu de s'en servir, fondent autant de scènes d'une chronique animée, où le tragique et le burlesque se mêlent comme sur une bande dessinée d'époque, en bois gravé à rehauts de couleurs.
«J'ai toujours été passionné par le théâtre», explique Nicolas Buri, qui a lui-même une expérience de scénariste, notamment pour Jacob Berger et Claude Champion. C'est d'ailleurs au pied du mur des Réformateurs, aux Bastions, que l'idée initiale d'un film sur Calvin lui est venue avec le metteur en scène Dominic Noble.
D'une écriture puisant au vivier verbal de l'époque, où les traités des reliques et du scandale de Calvin lui-même, autant que Rabelais et la «parlure» populaire, font florès, Pierre de scandale réserve une part notable aux combats de «l'élu» prophétique contre les libertins genevois (Ami Perrin) et autres athées, tel Jacques Gruet dont le procès précède celui, d'une autre portée, de Michel Servet. Si Castellion, autre grand contradicteur de Calvin, n'est pas au casting, Nicolas Buri renvoie le lecteur aux ouvrages plus doctes que le sien, passionnant divertissement au demeurant.Nicolas Buri, Pierre de scandale. Editions d'autre part, 225p.
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Petit dèje
Son plaisir est de les troubler quand ils se pointent avec l’énorme plateau.
Elle s’est rafraîchie avant de se recoucher, et le désordre de ses cheveux est une invite.
Alban connaît exactement ses préférences, mais le jeu consiste aussi à jouer de surprise. Avant-hier par exemple ce coquin lui a envoyé l’horrible Portugais fessu dont rien ne laissait supposer les qualités qu’il la força à reconnaître, jetée sur le fauteuil crapaud et prise à la hussarde. Or, même n’ayant rien à se faire pardonner, le facétieux concierge estima juste, le lendemain, de lui réserver les jumeaux lettons, qui font le croque-monsieur comme personne et sont par conséquent très demandés.
Ce qui la désole dans la vie est que le petit dèje ne puisse se prolonger tout le jour. D’un autre point de vue, elle se dit que c’est un bon commencement avant que de se mettre aux affaires.
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Le temps suspendu d’une image
Une visite à Robert Doisneau
La première image de notre rencontre est celle de ce poulbot d’une dizaine d’années, dans cette banlieue de Montrouge, appuyé à un mur de brique brun sang-de-bœuf caillé et qui vendait de minuscules bouquets de jonquilles. Alors je me suis dit qu’on approchait...
Quelques pas au-delà, place Jules-Ferry, c’était tout un rassemblement de maraîchères, de fripiers et de fleuristes sous le petit soleil risquant un premier clin d’œil de printemps dans les branches dessinées à l’encre de Chine sur fond de ciel bleu-blanc-rose à la Dufy.
J’étais donc déjà dans son univers quand Robert Doisneau, l’imagier par excellence de l’âme de Paris, m’a fait entrer dans son atelier où il n’a pas tardé à me parler de ses balades avec Cendrars et Prévert ou de ses visites au vieil Utrillo et à Léautaud, l’Alceste de Fontenay-aux-Roses.
« La première photo que j’ai faite était d’un tas de pavés, me raconte-t-il en évoquant son apprentissage chez Estienne, et ce qui est rigolo c’est que ces derniers jours, vers le Théâtre-Français, j’ai retrouvé de ces pavés bien gros qui ne sont pas de la sorte qu’on lance sur les CRS mais d’une taille plus noble et qui accrochent si bien la lumière… »
Quand je l’interroge sur ce qui l’a poussé vers la photographie, Doisneau me répond que c’est à la fois la curiosité et la timidité: « On parle toujours du chasseur d’images, mais je crois qu’on est plutôt traqué par l’image qu’on a envie de faire, et que ça donne du culot. Même timide, on se fourre dans les situations les plus audacieuses, avec ce bizarre désir d’arrêter le temps, et cette espèce de panique qui vous prend à l’idée que tout va disparaître… »
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Hitler en Amazonie
Cela se passe dans la jungle amazonienne, où un groupe de nazis vient de débusquer un vieil homme. Hitler en personne. “Pris vivant et au fin fond de l’enfer”. Sur quoi l’incroyable nouvelle est diffusée en code, mais aussitôt interceptée, déchiffrée et répercutée de services en services secrets. Stupéfaction. Perplexité. Que faire ?
Pour les chasseurs, c’est alors un long calvaire, durant lequel il s’agira de prendre le plus grand soin du “vieux salopard”. Transport sacré. “Comme l’Arche”. Mais ensuite, comment juger Hitler ? Comment empêcher que le monde ne se le réapproprie ? Et quelle peine lui infliger ? C’est ce que se demandent ces émigrants “hors de la vie”. Et l’un d’imaginer d’extrêmes tortures, l’autre de lâcher plutôt le vieillard en Israël, libre mais contraint d’y mendier son pain, un autre encore affirmant qu’Hitler ne mourra qu’à la mort du dernier Juif. Et c’est l’amorce du grand thème du livre, associant la destinée du “peuple du mot” à celle d’A.H. qui “lui aussi a fait sonner les mots plus fort que la vie” avec son éloquence sans pareille - et n’est-ce pas de la doctrine du peuple élu qu’Hitler a tiré son idée maîtresse ?
“Mon racisme ne fut qu’une parodie du vôtre, qu’une avide imitation. Mais qu’est-ce qu’un Reich de mille ans comparé à l’éternelle Sion ?” Ces derniers mots, Hitler les adresse à ses chasseurs lorsque ceux-ci, finalement, décident de le juger eux-mêmes en présence de l’Indien Teku, “visiteur de l’Eden” qui ne voit à vrai dire, en le vieux monstre, qu’un vénérable Ancien... Et le plaidoyer d’Hitler de se poursuivre, implacable, sans une once de mauvaise conscience. Contre le Dieu sanguinaire de l’Ancien testament. Contre “l’appel au sacrifice mielleux” du Christ. Contre le “rabbi Marx et sa clique”. Pour clamer enfin: “Par trois fois, le Juif nous a soumis au chantage de la transcendance. Par trois fois, son bacille de la perfection a empoisonné notre sang et notre matière grise”.
Mais déjà vrombissent les hélicoptères, du côté de la vie. Où se précipitent ces aventuriers minables, qui vont négocier les premières photos du revenant. Où les politiciens aux mains propres en appellent à la cour de Strasbourg. Où ce juriste allemand, dans son bureau feutré, se demande gravement si tout cela “fut vraiment important”...
(En lisant Le transport de A.H. de George Steiner) -
Simenon citoyen du monde
Jeune Rastignac belge las des mondanités parisiennes, Simenon se fait, de 1931 à 1935 et entre 1945 et 1946, reporter au long cours à la rencontre de l’«homme nu». Au scalpel de son regard s’ajoute le témoignage de ses photos.Si Georges Simenon parcourut le monde en tous sens, de la France profonde aux quatre coins de l’Europe, de l’Amérique à la Russie soviétique et de l’Afrique à Tahiti, il ne fut jamais un écrivain voyageur au sens où on l’entend de nos jours. C’est ce qui ressort clairement de la passionnante anthologie de reportages du jeune Simenon que Benoît Denis, directeur du Centre d’études Georges Simenon de Liège, a montée comme un grand film à thème, présentée et commentée avec autant de pertinence chaleureuse que d’objectivité lucide, dans la collection Voyager avec… dont chaque volume supplémentaire fait éclater les nouveaux clichés du voyage plus ou moins moutonnier.
Georges Simenon est un immense voyageur immobile, pourrait-on dire, à la fois curieux et lucide, impatient de voir les choses et les gens, aux antipodes du baroudeur romantique, convaincu que l’aventure n’a plus cours à l’ère des voyages organisés.
«J’ai horreur de l’observation», remarque-t-il même, non sans provocation, alors que rien ne lui échappe; mais plus que d’observation, c’est plutôt d’osmose qu’il faut parler à son propos: poreux comme personne, il sent les choses et les gens plus qu’il ne les détaille ou les «pense». Ce qui intéresse Simenon n’est pas la «merveille» du monde d’un poète à la Cendrars, ou le récit «épique» à la Kessel, ni non plus le reportage-témoignage documenté d’un Albert Londres. Dès son premier périple de six mois sur les canaux de France profonde, en 1928, qui fournira une mine d’observations au romancier futur, ce sont les gens ordinaires qu’il approchera au jour le jour.
Dès 1930, l’écrivain (indépendant mais déjà en vue) va financer des voyages de plus en plus importants en écoulant ses reportages entre quotidiens et magazines. Ses Escales nordiques (1931) paraîtront ainsi dans Le petit journal, que suivront, à un rythme effréné, L’heure du nègre (1932) et Europe 33, dans Voilà, Peuples qui ont faim (pays de l’Est et Russie soviétique), en 23 livraisons dans Le jour, ou encore Mare nostrum ou la Méditerranée en goélette (1934), dans Marianne, et L’Amérique en auto (1946), dans France-Soir. Ceci entre beaucoup d’autres séries de reportages, dont Benoît Denis caractérise utilement la «manière», le style (faussement naïf) et les obsessions récurrentes, de l’agonie d’un certain monde (d’une certaine France) à la recherche d’un humanisme universel, sans oublier son goût pour les bas-fonds, la vérité de la rue, le commerce de la femme…
Le Simenon voyageur est essentiellement romancier. La posture du reporter, privilégiant le détail et l’anecdote, exclut la pose de celui qui en sait plus. Sa découverte de l’Amérique des années pauvres ou de la calamiteuse vie quotidienne dans les pays de l’empire communiste n’est pas d’un idéologue mais d’un homme curieux de vérité, à qui «on ne la fait pas».
Sans poser au vertueux, souvent sarcastique, il montre le colonialisme en Afrique autant que la calamiteuse arriération du «nègre», la?morgue capitaliste en Amérique, la terreur latente et la famine en URSS.
Ne lui importent que les constats et les faits portant sur l’état de tel pays ou le sort de tel individu. La différence l’intéresse moins que la ressemblance et plus il va, plus il voit partout le même homme, qu’il appellera l’«homme nu». Celui-ci sera le personnage omniprésent de ses romans non-Maigret, qu’il commence d’ailleurs à publier au début des années 1930 en passant chez Gallimard.
Nourris de ses pérégrinations, ces «romans de l’homme» seront irradiés par une profonde empathie humaine, alors que ses reportages sont d’un témoin plus «objectif», critique voire polémique. Benoît Denis est le guide avisé de ce voyage «à travers Simenon», à vivre par tous les temps d’un été à crachin…
Georges Simenon, Les obsessions du voyageur. Textes choisis et commentés par Benoît Denis. La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec…, 313p. -
Le Bateau-Livre torpillé
Défendre Frédéric Ferney, c'est défendre la littérature
Ainsi que nous l’apprend notre camarade blogueur Eric Poindron, à l’enseigne du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/), la meilleure émission littéraire de la télévision française disparaîtra des grilles de la prochaine rentrée. La nouvelle est à la fois triste et révoltante, comme il est triste et révoltant, depuis des années, de voir le sort de plus en plus minable réservé à la littérature et aux livres sur la chaîne publique de la Télévision romande; comme il est triste et révoltant de constater, depuis le début de cet admirable nouveau siècle, la disparition de plus de 40 libraires indépendantes en Suisse romande, victimes (notamment) du combat que se livrent deux grandes entreprise françaises sur notre territoire, à l’enseigne de la Fnac et de la chaîne Payot.
La décision frappant Le Bateau-Livre est-elle irrévocable ? Ce serait une abdication de plus au nom de saint Audimat, et une perte considérable pour les lecteurs. De fait, cette belle et sympathique émission, dont l’animateur a su instaurer un climat de confiance et d’attention aux livres et aux écrivains, avec des vraies discussions qui n’étaient pas pour autant des prises de tête, évitant le jargon et la cuistrerie, n’était pas suivie qu’en France, mais dans toute la francophonie, jusqu’aux derniers vallons de Suisse profonde où l’on dit que l’on lit. Inutile de préciser que le vallon de Villard, où se trouve La Désirade, était l’un des ports préalpins du Bateau-livre, où le nom de Frédéric Ferney sonnait comme celui d’un ami du livre et des auteurs. Les trois ânes de La Désirade, nommés respectivement Hemingway (dont la fin de L'Adieu aux armes évoque ces lieux), Nabokov (qui y chassa l'Argus azuré de son souple filet) et Nourissier (dont le chalet de Caux est tout voisin), seraient d'ailleurs ravis de voir se pointer notre jovial confrère en ces lieux. Bel entretien en perspective, au bord du ciel...Bref : Eric Poindron invite chacun des lecteurs de ce blog à déposer, dans son Cabinet de curiosités, un message de soutien au timonier maltraité du Bateau-Livre. Ne laissons pas faire : défendre la Bateau-livre, c’est défendre tous les passeurs de littérature. C’est défendre la littérature elle-même. Taxer Frédéric Ferney d’élitisme relève d’une vieille stupidité démagogique que les zélateurs paresseux de saint Audimat nous ressortent, alors même qu’ils s’agenouillent en troupeau docile devant l’élitisme absolu du Sport et de la Phynance. Aidons, si cela se peut encore, le Bateau-Livre à survivre ou revivre. Et toute reconnaissance soit manifestée à Frédéric Ferney. Ce qu'attendant, voici copie de sa lettre adressée au début de ce mois, à Nicolas Sarkozy, grand lecteur s'il en est...Paris, le 4 juin 2008
Monsieur le Président et cher Nicolas Sarkozy,
La direction de France-Télévisions vient de m’annoncer que « Le Bateau-Livre », l’émission littéraire que j’anime sur France 5 depuis février 1996, est supprimée de la grille de rentrée. Aucune explication ne m’a encore été donnée.
Si j’ose vous écrire, c’est que l’enjeu de cette décision dépasse mon cas personnel. C’est aussi par fidélité à la mémoire d’un ami commun : Jean-Michel Gaillard, qui a été pour moi jusqu’à sa mort un proche conseiller et qui a été aussi le vôtre.
Jean-Michel, qui a entre autres dirigé Antenne 2, était un homme courageux et lucide. Il pensait que le service public faisait fausse route en imitant les modèles de la télévision commerciale et en voulant rivaliser avec eux. Il aimait à citer cette prédiction : « Ils vendront jusqu’à la corde qui servira à les pendre » et s’amusait qu’elle soit si actuelle, étant de Karl Marx. Nous avions en tous cas la même conviction : si l’audience est un résultat, ce n’est pas un objectif. Pas le seul en tous cas, pas à n’importe quel prix. Pas plus que le succès d’un écrivain ne se limite au nombre de livres vendus, ni celui d’un chef d’état aux sondages qui lui sont favorables.
La culture qui, en France, forme un lien plus solide que la race ou la religion, est en crise. Le service public doit répondre à cette crise qui menace la démocratie. C’est pourquoi, moi qui n’ai pas voté pour vous, j’ai aimé votre discours radical sur la nécessaire redéfinition des missions du service public, lors de l’installation de la « Commission Copé ».
Avec Jean-Michel Gaillard, nous pensions qu’une émission littéraire ne doit pas être un numéro de cirque : il faut à la fois respecter les auteurs et plaire au public ; il faut informer et instruire, transmettre des plaisirs et des valeurs, sans exclure personne, notamment les plus jeunes. Je le pense toujours. Si la télévision s’adresse à tout le monde, pourquoi faudrait-il renoncer à cette exigence et abandonner les téléspectateurs les plus ardents parce qu’ils sont minoritaires? Mon ambition : faire découvrir de nouveaux auteurs en leur donnant la parole. Notre combat, car c’en est un : ne pas céder à la facilité du divertissement pur et du people. (Un écrivain ne se réduit pas à son personnage). Eviter la parodie et le style guignol qui prolifèrent. Donner l’envie de lire, car rien n’est plus utile à l’accomplissement de l’individu et du citoyen.
Certains m’accusent d’être trop élitaire. J’assume : « Elitaire pour tous ». Une valeur, ce n’est pas ce qui est ; c’est ce qui doit être. Cela signifie qu’on est prêt à se battre pour la défendre sans être sûr de gagner : seul le combat existe. La télévision publique est-elle encore le lieu de ce combat ? Y a-t-il encore une place pour la littérature à l’antenne ? Ou bien sommes-nous condamnés à ces émissions dites « culturelles » où le livre n’est qu’un prétexte et un alibi ? C’est la question qui est posée aujourd’hui et que je vous pose, Monsieur le Président.
Beaucoup de gens pensent que ce combat est désespéré. Peut-être. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mener avec courage jusqu’au bout, à rebours de la mode du temps et sans céder à la dictature de l’audimat. Est-ce encore possible sur France-Télévisions ?
En espérant que j’aurai réussi à vous alerter sur une question qui encore une fois excède largement celle de mon avenir personnel, et en sachant que nous sommes à la veille de grands bouleversements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Frédéric Ferney
P.S. « Le Bateau-Livre » réunit environ 180 000 fidèles qui sont devant leur poste le dimanche matin à 8h45 ( ! ) sur France 5, sans compter les audiences du câble, de l’ADSL et de la TNT ( le jeudi soir) ni celles des rediffusions sur TV5. C’est aussi l’une des émissions les moins chères du PAF.
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Le secret de chair
L’Enlacement, admirable, de François Emmanuel
Après l’inoubliable polyphonie vocale de Regarde la mer, qui reste l’un des rares vrais bonheur de lecture de l’an dernier, François Emmanuel nous revient avec un petit roman non moins admirable de texture et de musicalité, certes plus intimiste et plus âpre, plus douloureux aussi et plus tendu, dont on se demande où il va basculer quand il se dénoue de façon à la fois déchirante et finalement apaisante, qui nous fait passer d’un lien surtendu à une relation relevant d’un amour qu’on pourrait dire d’au-delà de l’amour, délivré de l’angoisse crucifiante.
Est-ce la lumière du moment, dans cette salle du musée viennois du Belvédère, ou la seule vision de la grand toile à l’érotisme tourmenté de L’Enlacement d’Egon Schiele qui fait s’effondrer soudain cette femme gracieuse visitant le musée avec un ami de son mari – un écrivain en lequel elle a reconnu une âme proche -, lequel vient l’aider à se relever pour s’entendre dire « ah, c’est vous » au moment même où se noue entre eux un lien qu’il pressent vertigineux. Et de fait, Anna Carla Longhi n’aura de cesse de revoir l’écrivain dont les lectures publiques l’ont troublée, alors qu’elle vit pour la première fois l’accession à une forme de « temps éternel », avec la sensation d’être guidée. Or à l’instant même où le lecteur se prend à songer à Virginia Woolf, à laquelle la phrase limpide et liquide, ondoyante et mélodieuse, toute par vagues, de François Emmanuel, s’apparente à l’évidence, voici que la citation directe de La promenade au phare relance la narration. Sur quoi la médiation d’une voix et d’une écriture devient, comme dans la lecture mimétique de Paolo et Francesca, le lieu et le lien d’une rencontre très délicate, à la fois très fragile et très intense – parfois au fin bord de l’hystérie, dont on se demande bientôt à quoi elle rime quand, par une sorte de transfert où l’écrit de l’homme reçoit le secret de la femme blessée en sa fraîche jeunesse et le raconte, tout s’éclaire par-dessous, si l’on ose dire, libérant l’affreux secret et la pauvre honte, par delà le désir.
Quelle tempête indicible a soulevé la tempête suspendue de L’Enlacement aux draps à dents de scie et aux corps de naufragés, si tant est que ce soit la scène du tableau et pas ses seules couleurs ou les chairs barbelées, l’évidence exacerbée du sexe, ou « l’irruption de la lumière » en ce jour qu’elle dit plus tard « le jour de l’éblouissement " ?
Nulle réponse évidemment, au terme de ce livre modulé en grande douceur, petit livre aux grands espaces de silence et de présence, coulé dans une écriture comme il en est presque plus à entendre…
EMMANUEL François. L’Enlacement. Seuil, 88p.
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Nivat de père en fille
PASSEURS Deux livres importants, Vivre en Russe et Bagdad, zone rouge, contribuent à surmonter les murs de l’incompréhension. Avec la même passion de communiquer.
Le père, fils de prof, a découvert la Russie en Auvergne à seize ans. La fille a suivi la «pente russe» de ses parents avant de se tracer une voie personnelle. Tous deux sont d’insatiables curieux. Rien du spécialiste confiné chez le père. Rien de l’agitation de surface chez la fille. Chacun, à sa façon, agit en passeur : Georges Nivat en explorateur de la langue, de la littérature, de la terre, des hommes et de l’âme russes ; Anne, en risque-tout du reportage dans les zones à haut risque, pour qu’on n’oublie pas les victimes de la folie des hommes en Tchétchénie, en Afghanistan ou en Irak. Chacun à son rythme, mais aussi profondément engagés l’un que l’autre, le père et la fille nous entraînent dans une quête de vérité et de sens lestée du même amour des gens et de la vie.
Vivre en Russe relève de la grande traversée où Georges Nivat raconte, plus personnellement que d’ordinaire, l’histoire de sa passion pour la Russie et les Russes, de l’époque de Pasternak (qu’il aima comme « une sorte de père) à celle de Poutine, qu’il juge moins sévèrement que beaucoup d’Occidentaux. Le « roman » commence dans un antre de relieur en chambre, à Clermont-Ferrand, où l’exilé Georges Nikitine, ancien combattant de l’armée blanche, lui fait entendre la musique de cette langue dont il s’émerveillera des ressources particulières dans une page d’anthologie. C’est que la langue est consubstantiellement liée à ce qu’on dit « l’âme russe », cliché sentimental pour beaucoup mais réalité néanmoins, complexe et souvent contradictoire, que le Nivat « philosophe » va éclairer en citant trois « caractères» signalé par son maître Pierre Pascal: « solidarité » d’abord, « indétermination » (à bas de fatalisme, paresse et résignation) dans un sens plus négatif et « tendance vers l’absolu ». Plus en profondeur, Nivat éclairera ensuite la notion-clef de « sobornost », grand concept russe désignant une sorte d’unanimisme spirituel, pour distinguer l’esprit russe de la mentalité occidental. Cependant, loin de toute simplification, c’est pour une Russie «européenne» que plaidera Nivat au fil de ces pages, en proposant du pays actuel un tableau foisonnant et nuancé.
De son premier séjour à Moscou où, dans une bohème artiste vivifiante mais toujours assombrie par le souvenir des camps, il fréquenta la famille de Pasternak avant d’être expulsé en août 1960, à la fin de l’URSS qu’il vécut comme un « bonheur personnel », Georges Nivat a «vécu» la Russie dans tous ses états. Traducteur et biographe de Soljenitsyne (dont il reste distant à certains égards), interlocuteur privilégié d’Alexandre Zinoviev (que son catastrophisme n’a jamais convaincu) et de Vassili Grossman, entre cent autres écrivains et jusqu’aux plus jeunes, Nivat fait éclater les catégories du commentaire littéraire ou esthétique en incluant la culture russe de la base au sommet, du détail « quotidien » aux grands courants sociaux ou spirituels, du cinéma d’Alexandre Sokourov aux accointances des Bienveillantes et de Vie et destin, de Nabokov à Volkoff. Son « être russe » procède alors d’une seconde patrie qui multiplie son « être français » dans une optique universaliste qui reste très centrée. Son inoubliable première traduction, avec Jacques Catteau, du Pétersbourg d’Andrei Biély, parue en 1967 à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme dont il fut l’un des sourciers majeurs, et Vivre en Russe, à la même enseigne, marquent deux dates d’un parcours et d’une œuvre de « lecteur du monde » souvent inaperçus en nos murs. Or l’un des mérites de Georges Nivat et d’avoir aidé à renverser les murs…
La « fille courage »
A Bagdad, des murs s’érigent aujourd’hui de manière démente, symboles d’une situation qu’Anne Nivat, mère d’un petit garçon que l’écrivain Olivier Rolin qualifie de « femme la plus gonflée que j’aie jamais connue », est allée observer en « zone rouge» durant deux séjours en 2007. Vivant chez l’habitant, voilée, impatiente d’aller partout, la journaliste se raconte en deuxième personne («tout t’intéresse ! »), non du tout pour se mettre en avant mais pour mieux « objectiver » sa situation dédoublée de femme « infiltrée » qui s’expose malgré sa peur et veut informer en dépit de l’indifférence ou du fatalisme. Il en résulte bien plus qu’un reportage : un relevé d’immersion grouillant de détails sur la vie au ralenti des Bagdadis, entre désespoir (ce jeune antiquaire survivant dans la poussière) et détermination (ce frère dominicain dont trente-six collègues ont été massacrés), sous une chape de peur et d’insécurité croissante. Collection de faits exacts et de témoignages précieux, le dernier livre d’Anne Nivat est à lire absolument lui aussi.
Georges Nivat. Vivre en Russe. L’Age d’Homme, 480p.
Anne Nivat, Bagdad zone rouge. Fayard, 279p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 juin 2008
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Un romancier d’avenir
Romain Gary à redécouvrir…
Ce serait l’histoire d’un homme fou de la vie et ne la supportant pas telle qu'elle est, qui aurait voulu ne mourir jamais et qui se suicida d’un coup de revolver. Ce serait l’histoire d’un homme venu de nulle part, dont l’enfance baigna dans la culture d’un peuple exterminé pendant qu’il combattait lui-même l’Ange des ténèbres, et qui vécut plusieurs vies en une pour en tirer des fables à n’en plus finir.
Tel était Romain Kacew, devenu Gary, puis Emile Ajar : Protée écrivain du XXe siècle réinventant des mythes dans une langue accessible à tous, intervenant à égale distance de la gauche et de la droite mais engagé dans l’absolu de son œuvre : interrogeant le mal dans l’homme, le sens de la vie et ce qu’elle deviendrait sans un grand changement en chacun. Naïf apparemment aux yeux des beaux esprits, jamais dupe des modes intellectuelles, Romain Gary poursuivait une méditation incarnée sur l’humanité du XXe siècle, avec la Shoah et les retombées de la guerre nucléaire pour horizon.
Son premier livre, Education européenne, illustrait la Résistance, à la fois polonaise et universelle, et une nouvelle culture à réiventer. Par la suite, à l’image d’un Hemingway européen, pas loin non plus d’un Malraux, ce grand vivant de la race des conquérants bâtit une œuvre pétrie de sang et d’émotion, à l’écart de ce qu’on a dit la modernité, dans la masse et l’énergie d’une saga picaresque. Hélas, ce dont les « élites » intellectuelle ne se sont pas assez avisées de son vivant, le blessant profondément, c’est que Romain Gary était aussi un visionnaire et, dans sa vie autant que dans son œuvre, un médium du drame vécu par l’homme du XXe siècle, entre nihilisme et convictions nouvelles.
La contradiction incarnée
Or voici que, 25 ans après le suicide de Romain Gary, de multiples signes témoignent de sa survie et plus encore : du regain de signification de son œuvre, autant que de celle d’Emile Ajar, son complément réduit, à l’époque, à une péripétie médiatique, alors qu’il représente un double essentiel, symbole vivant des contradictions vécues par l’écrivain, ainsi qu’en témoigne le génial Pseudo aussi mal compris du public que de la critique…
Pour redécouvrir Romain Gary et Emile Ajar, un très éclairant Cahier de L’Herne vient de paraître, rassemblant des études (notamment de Paul Audi, François Bondy, Nancy Huston ou Pierre-Emmanuel Dauzat), quantité de témoignages (l’affaire Ajar racontée par Michel Cournot) et nombre de textes de Gary lui-même et autres entretiens. Parallèlement paraissent les articles et essais de Gary, sous le beau titre de L’Affaire homme, et un recueil de nouvelles dont la première qu’il a publiée, sous le titre de L’orage.
Dans le dernier roman d’Emile Ajar, L’angoisse du roi Salomon, Romain Gary nous envoya l’un de ses messagers les plus tonifiants, merveilleux vieillard s’acharnant à compenser le mal commis au su et au vu d’un Dieu apparemment indifférent. Le thème du messianisme est en effet central chez Gary, impliquant ce qu’il disait « la fin de l’impossible » : non pas l’utopie mais l’avènement d’un homme plus humain. Or, s’il n’a pas survécu lui-même à ce vœu, son œuvre demeure, à lire et relire pour changer l’avenir…
Romain Gary. Cahier de L’Herne, 362p.
L’orage, nouvelles, L’Herne, 215p.
L’affaire Homme, Folio, 354p.Sur Romain Gary:
Paul Audi, La fin de l’impossible. Bourgois, 120p.
Philosophe au langage accessible, Paul Audi rend ici un hommage très personnel à Romain Gary, en lequel il voit le garant créatif d’une nouvelle forme de liberté.Fabrice Larat, Un itinéraire européen. Georg, 187p.
Humaniste anti-nationaliste, Romain Gary impressionna Denis de Rougemont avec son Education européenne. Ce livre éclaire sa conception non conventionnelle d’une Europe des cultures. -
L’ogre
Quand il nous attrape dans la forêt, nous surprend d’abord la rapidité de sa détente d’animal sauvage. Les contes le représentent souvent comme un grand empêtré, mais il en va de l’ogre comme du loup à l’instant de bondir sur sa proie.
Ensuite seulement vient la douceur, non moins surprenante, de sa pince, puis de sa paume et de son giron velu.
Nous étions ce matin une poignée de bambins dans le décolleté de sa chemise de forestier, où la sueur pleuvait; et d’emblée sa voix moelleuse a calmé nos tremblements de lapereaux. C’était amusant de l’entendre nous supplier de ne pas le chatouiller ainsi, même il alla jusqu’à glousser lorsque le plus hardi d’entre nous s’en vint à lui mordiller un téton; mais alors apparut la masure dans la clairière et nous parvint, enivrant, le fumet du pot-au-feu où tout à l’heure l’ogre nous jetterait tout vifs.
Nous qui n’avons jamais humé que l’odeur rance de la misère, nous croyons découvrir l’odeur du paradis lorsque l’ogre enfin nous dépose, dans sa cuisine où flotte le relent divin, sur la grasse planche où flamboient les couteaux. Cela non plus n’est pas assez connu des conteurs: que l’ogre, dans l’apprêt de ses viandes, soit un être d’une si prévenante délicatesse.
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Apories sensibles du sens
Découverte de Cvetko Lainovic
« Son vide apparent est la vie pleine », écrit Vladimir Dimitrijevic à propos des aphorismes et de la quinzaine de très singuliers dessins qu’il a publiés de Cvetko Lainovic, sous un titre on ne peut plus explicite : Honte des mots. Les uns, autant que les autres, aphorismes et dessins, expriment en effet l’inexprimable et, pour le lecteur, suggèrent plus qu’il ne disent l’inouï, l’inconcevable, l’aporie tremblante, la vision les yeux fermés.
« Ainsi, il ne reste que le verbe, l’essentiel, la ligne. La blancheur de ses dessins est tumultueuse, mais seulement dans l’œil de celui qui regarde », écrit encore Dimitrijevic, « c’est ainsi que j’ai subi la première vision de son art. J’ai lu, non, je me suis approprié ces aphorismes verticaux comme des météorites qui chutent. Inattendus ! »
Par exemple : «Les mots viennent du ciel, et les idées d’une insuffisance de rire ». Ou ceci : « Les horreurs ont leurs racines dans les idées claires ». Ou encore : « Je suis convaincu que la ligne que je piétine ressent une douleur ». Ou encore : « Toute pensée a son mort ». Ou encore : « La beauté se sépare de la vérité au moment où tu deviens sûr de l’une des deux ». Ou encore : « Les animaux sont beaux car ils ne perçoivent pas le temps ». Ou encore : « La beauté prend exemple sur la disparition ». Ou encore : »Les mots protègent le ciel contre nous ». Ou encore : « L’art fait que les vides souffrent moins ». Ou encore : « La peinture a été créée selon le principe suivant : l’oubli irradie ». Ou encore : « L’art et la femme représentent l’exception à toute vérité ». Ou encore : « On supporte le mieux l’inexistence ».
Mais la citation sélective mutile, il faudrait tout citer, ou plutôt il faut avoir ce petit livre à tout moment à portée de main et le remplir de points d’exclamation ou d’interrogation. Traits verbaux ou picturaux fulgurent, qu’on a honte de commenter. « Et le même trait fulgurant comme lame passant sur la peau fait naître les hennissements de l’étalon, la solitude du monastère, Moïse, les natures mortes, les balais, les saints », quelque part entre un Matisse en transe et le graffiteur du Mur aux énigmes…
Cvetko Lainovic. Honte des mots. Aphorismes. Traduit du serbe par Dejan M. Babic. L’Age d’Homme, 62p.
Dessins de Cvetko Lainovic : L’écuyère; Le Christ; L’entrée à Jérusalem.
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Bouillon de multiculture
La littérature suisse est un biotope quadrilingue foisonnant mais mal défendu. La revue ViceVersa propose un nouveau lien traversant et pose un début de constat. Pourrait mieux faire...
Le grand public sait désormais, avec le soutien d’un ministre militant (Pascal Couchepin) et de ses deux bras armés (Jean-Frédéric Jauslin et Nicolas Bideau) que le cinéma suisse existe et qu’il lui arrive d’être populaire et de qualité. L’évidence était vieille comme Tanner au moins, mais le marketing actuel consiste à dire et répéter les choses connues jusqu’elles soient reconnues.
Or qu’en est-il de la littérature suisse ? Que dit la littérature sur la réalité de ce pays ? Son regard est-il plus ou moins pertinent que celui de notre cinéma ? Est-il vrai que la nouvelle génération soit dépolitisée et que faut-il en déduire ? La production littéraire des quatre cultures a-t-elle une tonalité générale ou des caractères spécifiques ? Qui lit « nos » auteurs ? Lesquels sont traduits ? Comment sont-ils présentés dans les médias de leur aire linguistique et des autres régions ? Editeurs et auteurs se défendent-ils comme il en va des gens de cinéma ? Et la politique du livre en Suisse est-elle cohérente ?
A ces questions générales, c’est par des états-généraux de la littérature en Suisse qu’il faudrait répondre en rassemblant tous les intéressés. Or une telle concertation semble peu probable à vue de nez, et le relever nous ramène à ce qui est : une peau de chagrin à beaucoup d’égards, surtout du côté des passeurs.
Dire, comme on a dit que la Suisse n’existe pas, que la littérature suisse n’existe pas, est une imbécillité. Il y a beaucoup d’auteurs intéressants en Suisse, l’édition y reste un fleuron de notre culture, et l’état de la lecture dans notre pays est moins inquiétant qu’ailleurs. Le problème est plutôt affaire de visibilité et de transmission, dans la relation entre le livre et le public, sur fond de consommation de masse et de course à l’audimat. Du moins est-ce le constat qui se dégage des aperçus que propose la deuxième livraison de la revue d’échanges littéraires Viceversa littérature, proposant notamment un panorama de l’année littéraire 2007 et une enquête sur la critique littéraire dans les médias.
Dédaignée à la télévision (un peu moins au Tessin qu’en Suisse romande et alémanique), plutôt bien défendue en revanche sur nos chaînes de radio et même dans nos journaux, la production littéraire suisse pâtit d’un net déficit du point de vue de la traduction, notamment « intra muros ». De manière générale, les quatre régions linguistiques communiquent peu. A quelques « stars » près (une Agota Kristof, un Martin Suter), les meilleurs auteurs et les œuvres les plus marquantes mettent des années à être traduits ou reconnus entre Confédérés. Alors que les Journées de Soleure rassemblent la profession et le public, les journées littéraires de Soleure se bornent à des lectures ou les Romands occupent un strapontin. Quant à la fondation Pro Helvetia, qui subventionne plus qu’elle ne propose quoi que ce soit de globalement constructif, elle reflète assez l’atomisation actuelle de toutes les énergies. Pour pallier celle-ci, l’initiative de Viceversa littérature est certes louable, mais encore trop limitée à un public d’initiés. Du moins pourrait-on espérer qu’elle incite les auteurs (en leurs sociétés) et les éditeurs à se décider enfin à montrer qu’ils existent, quitte à faire du cinéma…Trois perles de multicultureUn garçon parfait, d’Alain Claude Sulzer. Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann. Jacqueline Chambon, 241p.
Tant par son climat que par sa thématique de l’amour à sens unique, ce très beau roman imprégné de mélancolie ne tarde à rappeler Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro ou La mort à Venise de Thomas Mann, dont la figure apparaît incidemment en l’occurrence. Ernest, le narrateur quinquagénaire dont le service impeccable, au Grand Hôtel de Giessbach, consiste à se rendre personnellement transparent, apparaît sous un autre jour au lecteur à la réception d’une lettre d’Amérique lui venant, après des années de silence, d’un jeune collègue qu’il a initié à la perfection tout en partageant des jeux nocturnes moins policés. S’il a vraiment aimé Jakob, celui-ci lui a prêté son corps comme à bien d’autres, en gigolo narcissique. Passons sur les détails, d’ailleurs traités sans forcer le trait. Mais l’émotion va crescendo. Dans une forme toute classique, un brin surannée, le romancier bâlois nous enchante cependant par la musique songeuse de son écriture, fort bien rendue en notre langue.
Szuzsanna Gahse. Livre de bord. Version bilingue. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher. Editions d’En Bas,
Les littératures suisses ont accueilli, ces dernières décennies, des auteurs remarquables émargeant à diverses cultures, liés aux migrations économiques ou au refuge politique. Szuszanna Hahse arrivée de Budapest (où elle est née en 1946) à Vienne, avec la vague des réfugiés de 1956, et transitant ensuite d’Autriche en Allemagne, puis en Suisse où elle a été nommée « observatrice de la ville de Zoug » en 1993, en est un exemple significatif, dont l’oeuvre germanophone (prose, poésie, essais, théâtre, traductions de grands auteurs hongrois) est aussi considérable et primée que méconnue en terre francophone. Les thèmes de la migration, du déracinement et des dérives d’une langue à l’autre sont traités, par cet esprit vif à la plume acérée, de façon très originale où les lieux investis, les paysages, les éléments, les gens animent une sorte de théâtre géographique étonnant, Dans un Livre de bord lucernois, une Petite topographie instable et un récit lausannois intitulé Pierre, plus surprenant encore, nous découvrons un regard décentré et révélateur sur notre univers proche, d’un apport substantiel.
Remo Fasani. L’éternité d’un instant. Traduit de l’italien par Christian Viredaz. Préface de Philippe Jaccottet. Samizdat, 142p.
Philippe Jaccottet n’est pas du genre à tempêter, et c’est pourtant d’une « négligence scandaleuse » qu’il parle à propos de la méconnaissance à peu près complète dont souffre l’œuvre poétique, selon lui majeure, du poète tessinois Remo Fasani, pourtant établi depuis une quarantaine d’années en Suisse romande, chargé de la chaire de langue et de littérature italienne à l’Université de Neuchâtel de 1962 à 1985; et Jaccottet de préciser, dans son amicale introduction à cette très dense et très limpide anthologie groupant chronologiquement, de 1944 à 199, un choix de poèmes tirés de cinq recueils, que Remo Fasani est un « poète de la grande solitude » manifestant une « attention presque religieuse » au monde, dont nous pourrions ajouter que les poèmes nous transportent à la fois hors du temps et au cœur du temps, avec quelque chose de la pureté cristalline des poètes-peintres chinois : « Une lumière de vin/brûle sur le fil des neiges / un frisson sur les roches est suspendu », et de fait, l’instant de ce Soir alpestre se dilate aux dimensions d’une éternité pressentie. La guerre est cependant présente en filigrane, un homme dans une nuit qui se nomme Fasani et se déclare à la fois « citoyen du monde » et « en exil », un homme essentiel pourrait-on dire qui nous parle d’une voix intime, proche et nimbée du silence d’un sourire de Bouddha, sereine et détachée apparemment, mais dont chaque mot est d’un cristal que le temps a taillé patiemment.
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Astres compères en La Pléiade
Claude Lévi-Strauss et André Breton au panthéon de l'édition française
Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton prirent le chemin de l'exil sur le même bateau à destination de la Martinique, «une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot», dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes tropiques, sous les traits d'un voyageur «fort mal à l'aise sur cette galère», précisant que, «vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu»...
Claude Lévi-Strauss, qui deviendra l'un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l'Académie française, n'était alors qu'un jeune ethnologue «américaniste» revenu de deux expéditions chez les Indiens Bororo et au Mato Grosso avec ses premières collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de «pape» du surréalisme, taxé d'«agitateur dangereux» par la France de Pétain. Une même passion pour l'art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) rapprocha les deux hommes.
Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, dernier des sept livres (choisis par Lévi-Strauss lui-même) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposa d'emblée. Grosso modo, Breton y défend le «spontanéisme» de l'art, jusqu'au document brut, tandis que Lévi-Strauss, plus classique, rappelle l'importance de l'élaboration «secondaire» de l'oeuvre. Plus tard, L'art magique de Breton suscitera d'autres objections vives de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les oeuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l'homme par la littérature et les arts. Tous deux sont des «bricoleurs» de génie pratiquant le collage. Tous deux font éclater les cloisons séparant genres et disciplines.
Dans sa remarquable préface aux OEuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que «l'étude de l'homme est, par essence, littérature», pas au sens du «beau style» mais à celui d'un approfondissement de la connaissance qui «exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques», à laquelle l'anthropologie peut être d'un grand apport.
Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, «une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes tropiques, d'un ton souvent très direct et d'une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la conclusion notamment, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l'anthropologue dans la filière classique d'un Montaigne, avec une déférence envers le monde et «l'homme nu» tranchant sur l'avidité contemporaine... «Oubliant» les textes scientifiques les plus ardus, ses OEuvres réunies ici visent le public cultivé non spécialisé.
Avec Tristes Tropiques, La pensée sauvage, les trois «petites mythologiques» (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit «humaniste modeste» a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder écouter lire marque le point de fusion du savant et de l'artiste.
Claude Lévi-Strauss, OEuvres. Préface de Vincent Debaene; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2062 p.
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Palme à un livre
A propos d’Entre les murs, le livre...
Des dialogues carabinés constituent la matière en fusion d’Entre les murs, où François Bégaudeau ressaisit les relations exacerbées qu’entretiennent un prof de français de classes d’un quartier populaire de Paris (dans le XIXe), ses élèves et les autres profs de la salle des maîtres, en pêle-mêle de mots et de gestes, de signaux expressifs de toute sorte (jusqu’aux inscriptions-logos-acronymes des t-shirts), tout cela puissamment signifiant et significatif aussi bien.
Dans un débat public, François Bégaudeau parlait de la notion, fondamentale selon lui, de respect, et mutuel, qu’il s’efforce de concrétiser dans sa propre pratique de prof au prix d’une bagarre de chaque instant, de chaque mot, de chaque regard et de chaque geste, douce et dure bagarre dont l’écrivain transcrit les moindres signes dans Entre les murs, avec l’enjeu, et mutuel là encore, d’une vraie reconnaissance.
Tel est, de fait, le mot-clé de tout ça, et qui éclaire évidemment l’actuel conflit mahousse secouant salubrement la France : la reconnaissance de ce que je suis et de ce que tu es, de ce que je m’efforce tant bien que mal de faire et que j’aimerais que tu reconnaisses, de ce que tu m’apportes et que tu attends que je reconnaisse, ainsi de suite.
C’est un livre violent et hyper-attentif, mais tendre aussi, plein d’amitié rude et d’aveux pas faciles, de netteté et d’honnêteté, de souci de tout saisir de bonne foi jusque dans les élans de mauvaise foi de part et d’autre, de lassitude-envie-de-tout-envoyer-foutre et de bon vouloir qu’Entre les murs, qui relève en outre du tour de force littéraire, captant à la fois la novlangue des temps qui courent et ses bordures gestuelles ou comportementales - tout le dit et le non-dit que les oreilles des murs et leurs yeux enregistrent sismographiquement entre deux sonneries…
François Bégaudeau. Entre les murs. Verticales, 2006. Ce livre a obtenu le premier Prix France Culture-Télérama, et constitue la base du film de Laurent Cantet qui vient d'obtenir la Palme d'or du Festival de Cannes. -
A la venvole
Notes au jour le jour
Plus on avance en âge et plus les choses nous apparaissent avec netteté. Mais c’est aussi un exercice à relancer chaque jour. Cela se cultive et s’améliore possiblement à chaque instant. Question d’attention.Pense à tout moment à René Girard en observant le comportement de mes semblables. Le mimétisme est partout. Partout cette course rivale sous l’effet de l’envie et de la jalousie, partout cette montée aux extrêmes. Toujours plus le sentiment que le monde actuel tourne à l’asile de fous. Attention pourtant à ne pas céder à la pente catastrophiste.
Mis le nez ce matin dans cette Bible d’hôtel. Tout à coup me saisit l’énormité de cette chose : le Verbe.A la fois intéressé et rebuté, parfois, par la lecture du dernier livre d’Annie Ernaux, intitulé Les Années et constituant une espèce de double chronique d’une vie de femme, depuis 1940, et de l’époque vécue par la suite des générations dans un monde en rapide changement. Ce qui me hérisse là-dedans, qui me rappelle tous mes amis profs de gauche d’une certaine époque, c’est une façon de s’en remettre, dans sa vie, à l’état de la politique et pour ainsi dire : à l’Etat. Elle le dit d’ailleurs à un moment donné, comme s’il s’agissait d’un personnage important : « l’Etat s’éloigne de nous », avec le ton d’une petite fille abandonnée. Il y a là quelque chose qui m’échappe absolument, autant que la notion même de génération.
Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je le matin en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation par laisser-aller, par paresse ou par ennui. L’esprit d’enfance, c’est à savoir l’esprit de gravité et de conséquence, me tient lieu de raison et de sagesse, de boussole et d’horizon radieux. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant je suis menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Diablerie. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur et l’AntiSystème.
«L’importance d’être tenu, d’avoir été tenu, dans les bras des autres. » (dans une lettre de N.H.)Que répondre aux mots de la haine ? En ce qui me concerne, je me sens complètement désarmé devant les mots de la haine. Ou plus exactement : la vie m’a désarmé. Je me souviens évidemment du temps où je criais parfois, moi aussi, à l’époque où tous criaient. Au moindre désaccord : on criait. Et souvent on pleurait aussi : on pleurait après avoir crié. Mais très tôt j’ai ressenti, aussi, le fait que je criais pour moi et pas du tout pour la Cause dont il était question. Les mots de la haine qui me venaient, comme ceux qui venaient à tous, nous éloignaient de ladite Cause bien plus qu’ils ne signifiaient notre désir sincère de la servir.
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Heureux comme Ulysse
Blaise Hofmann décroche le prix littéraire Nicolas Bouvier 2008.
Nicolas Bouvier serait content : après avoir couronné Nullarbor, magnifique récit de voyage d’un jeune auteur français du nom de David Fauquemberg, le prix qui honore sa mémoire échoit, cette année, à un autre trentenaire, romand cette fois, en la personne de Blaise Hofmann, pour son récit intitulé Estive, paru chez Zoé en 2007. Fruit du partenariat associant le festival Etonnants voyageurs, à Saint-Malo (dont le festival se déroule du 10 au 12 mai) et la Direction générale de l’aviation civile, le prix littéraire Nicolas Bouvier est doté d’une bourse de 15.000 euros. Cette distinction «récompense l’auteur d’un récit, d’un roman, de nouvelles, dont le style est soutenu par les envies de l’ailleurs, de la rencontre du monde, prolongeant l’esprit de l’œuvre de Nicolas Bouvier ». Le jury du prix 2008, présidé par Alain Dugrand, lui-même grand voyageur, est composé d’auteurs « nomades » reconnus tels Alain Borer, Gilles Lapouge, Pascal Dibie, Björn Larsson, et Alain Velter, ainsi que de Pierre Starobinski. Le prix sera remis à Blaise Hofmann ce dimanche à Saint Malo. A relever que certains des concurrents de notre compatriote relevaient du premier rang en matière littéraire, qu’il s’agisse de Colum McCann (Yoli) ou de Simon Leys (Le bonheur des petits poissons), en passant par Jean-Luc Coatalem (Il faut se quitter déjà) et Michèle Lesbre (Le canapé rouge).
Les lecteurs de 24Heures connaissent déjà Blaise Hofmann (né à Morges en 1978), dont les chroniques égyptiennes s’égrènent régulièrement sur son blog (bhofmann.blog.24heures.ch) à l’enseigne générale de Notre mer : un tour de Méditerranée. Très vivants, marquées par la curiosité du voyageur et ses nombreuses rencontres, mais aussi par un ton personnel et l’art de mêler information et émotion, ces croquis de voyage sont d’un écrivain de trempe, en constante et heureuse évolution, comme en témoigne d’ailleurs Estive, où le voyageur au long cours (passé auparavant par la Russie, le Vietnam, l’Afghanistan, et la banlieue de Blondy au titre de blogueur) se fait berger de mots en transhumance dans une vallée métaphorique aux multiples horizons. Ainsi est le vrai voyage : rapprochant le lointain et attentif à l’« exotisme » du tout proche, tout à fait dans le sillage en somme de Bouvier... -
Correspondances
…J’oublie les noms, j’oublie les lieux et les heures, on n’est plus ici qu’un regard qui passe et qui accueille en passant, qui observe et qui aime, car observer c’est aimer disait quelqu’un d’autre qu’on aime, on note en passant, on passe sans se demander pourquoi tel événement de couleur ou d’assemblage, tel présent en devenir, telle chose que je vois ne m’appartient plus mais devient chose vue par tous notée dans la solitude et le silence de ce bord de canal ou la multitude et la rumeur de ce bar de nulle part...
Images : Fabien Clairefond , Canal St Martin, quai de Valmy, aquarelle, 21x27cm ; JLK, Au bord de l’Hérault, aquarelle ; Fabien Clairefond, Femme en vert, aquarelle ; Thierry Vernet, La tenancière du Schiedam, huile sur toile, 1988, 116x73cm.
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Tandem d'enfer
WANTED PHILIPPE RAHMY & FRANCOIS BON
Dans le cadre de sa saison nomade, la MLG (association pour une Maison de la
littérature à Genève) est au Mamco le mercredi 14 mai. Elle y accueillera
deux membres fondateurs du site littéraire remue.net: le poète et vidéaste
suisse Philippe Rahmy et l’écrivain-performer François Bon.
Pour ouvrir cette soirée littéraire, Philippe Rahmy présentera en slam, lecture
et vidéo-livre, des extraits de son dernier ouvrage Demeure le corps, chant
d’exécration. Puis François Bon lui succèdera dans une performance voix et
ordinateur intitulée Bob Dylan, histoires vraies, regroupant des musiques rares,
des zooms sur la langue et la poésie, des extraits de son livre Bob Dylan, une
biographie, des explorations parlées, pour un portrait d’artiste au cœur de
toutes les tensions d’une époque.
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Le poète Philippe Rahmy (Genève 1965) est atteint de la maladie des os de
verre et son entreprise littéraire s'attache à "questionner son corps malade dont
l'aventure n'est pas sans lien avec les tumultes du monde". Il est l'auteur de deux
ouvrages qui ont reçu un très bel accueil: Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Demeure le corps, chant d’exécration (Cheyne, 2007).
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Depuis la sortie de son premier roman Sortie d'usine en 1982 aux éditions de
minuit, François Bon (1953) a publié une trentaine d'ouvrages. En 2007 est sorti
Bob Dylan, une biographie chez Albin Michel, où l'auteur y poursuit son
investigation sur des grandes légendes musicales, après sa biogrpahie consacrée
aux Rolling Stones. En écrivant sur le dieu vivant du folk, "masque obscur de nous-même", François Bon postule qu'avant tout "c'est sur soi-même qu'on recherche".
Mercredi 14 mai 2008, dès 19h, entrée libre
Une soirée organisée par la Maison de la littérature à Genève
19h: Philippe Rahmy, Demeure le corps, chant d’exécration
20h30: François Bon, Bob Dylan, histoires vraies
Présentation par Sandrine Fabbri (MLG).MAMCO, Musée d'art moderne et contemporain, Genève
10, rue des Vieux-Grenadiers
CH - 1205 Genève
Tél. + 41 22 320 61 22
Fax. + 41 22 781 56 81
www.mamco.ch -
Des livres qui sauvent
Lettres par-dessus le mur (30)
Ramallah, ce 6 mai 2008, après-midi.Cher JLK,
J'achève la lecture des Villes invisibles d'Italo Calvino. Je l'avais choisi parce que Qaïs – dont je t'avais esquissé bien trop rapidement la biographie - m'avait confié que c'était sa lecture de prison, son unique livre. Je me suis demandé comme ça ce qu'on pouvait lire en prison, alors mes parents m'ont apporté Le Città Invisibili. Je n'ai jamais demandé à Qaïs par quel hasard il avait eu accès à ce livre-là, et pas un autre. Sûrement le hasard n'avait-il rien à voir là-dedans, en le parcourant je cherchais le sens, le pourquoi de ce livre, dans cette situation-là, parce qu'il doit y avoir un sens : un homme seul, dans une cellule, et un livre, il faut qu'il y ait une correspondance, même si elle est invisible à tout autre que lui.
Le lien ici est évident : Le Città Invisibili, c'est le récit de ce que tout homme regrette, lorsqu'il est privé de sa liberté. Marco Polo raconte au Grand Khan les villes qu'il a vues, en parcourant son empire, et Qaïs du fond de sa cellule était le Grand Khan, chevelu et barbu comme un empereur Mongol, et chaque jour le Vénitien lui racontait ses voyages, les plaines et les cités, la vie des hommes, hors les murs du grand palais, et dans les yeux bleus et fatigués de Qaïs, l'homme le plus puissant et le plus riche du monde, s'étalaient les lacs et brillaient les tours, les murailles et les toits de ces mondes impossibles, et chacune de ces villes porte le nom d'une femme, et le Grand Qaïs tombait amoureux de chacune, tour à tour, et sa cellule froide était un harem comme personne n'en a jamais connu.
Autre histoire de lecture salvatrice, celle de Mahmoud Abou Hashhash, autre ami écrivain. Voici ce qu'il raconte, au début de la seconde Intifada, lors du siège de Ramallah, quand il était prisonnier du couvre-feu :
« Parce qu'ils ont pris position sur les immeubles voisins et transformé les lieux en QG militaire, j'ai été contraint de repérer les points faibles de mon appartement. J'ai découvert que la cuisine est un lieu dangereux : sa fenêtre donne sur leurs canons. Se servir une tasse de café ou de thé est donc devenu une opération périlleuse. Il y a une bonbonne de gaz sur le petit balcon de la cuisine : à plusieurs reprises, je l'ai soulevée et secouée pour m'assurer qu'elle était bien vide. Car, si une balle perdue l'atteignait, personne n'en réchapperait. Les deux chambres à coucher sont également mal situées. Elles sont toutes les deux du même côté. Il y a une troisième chambre, mais elle donne sur la route principale et sur le terrain au nord duquel se trouve la colonie Pesagot. Quant au salon, il est impraticable sinon pour une « danse avec les balles ». Il donne juste en face du bunker où les soldats, et leur automitrailleuse, ont pris leurs aises depuis ce fameux jour. Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort. »
Ces lignes sont tirées de Ramallah mon amour, traduit de l'arabe et publié aux éditions Galaade, que je te recommande chaleureusement. Sous la forme d'une longue lettre adressée à la femme qu'il aime, Mahmoud parle de sa ville :
« Elle est illusion de liberté, de connaissance et d'accomplissement. Elle reste belle et tentatrice, grâce à ses habitants mais aussi à ses étrangers qui, très vite, demandent à en être citoyens. Ils obtiennent rapidement ce droit, car ici personne n'est étranger.
Nous y vivons l'amour et la haine, la liberté et l'emprisonnement, la défaite et la gloire en un seul soupir (…) Nul ne la traverse sans avoir le cœur transpercé et scindé en deux. Quai de vagabonds peuplé de touristes devenus résidents et de résidents devenus touristes. Nous lui faisons porter plus qu'elle ne peut supporter, nos péchés et nos espoirs ; nous l'alourdissons en nous reposant sur elle, tendre et fraîche, petite comme une promenade du soir, grande par ses rêves, comme une adolescente.
Je la préfère enveloppée de brume telle une femme sortant du hammam. J'aime ses rues pénétrées par ma seule présence, lorsque les contours de ses maisons deviennent vagues et que la nuit confère un sentiment de sécurité à ses habitants. J'éprouve alors la griserie d'un homme à qui toute la ville appartiendrait. .»
Mahmoud a mon âge, nous nous ressemblons, je crois, il m'a accueilli dans sa ville par ces quelques mots que je signerais volontiers, tant ils reflètent mes propres sentiments.
Demain nous partons à Amman, d'où nous prendrons l'avion pour le Bangladesh. J'ai vécu deux années magiques, à Amman, je ne l'ai pas revue depuis huit ans, je l'ai trompée plusieurs fois. Je me demande comment elle m'accueillera, cette ville-là, et si elle m'est restée fidèle.
Pascal
PS. Yallah, je m'en vais préparer nos valises, nous partons à l'aube demain, nos chers amis de l'autre côté du mur ferment la frontière jordanienne à 10 heures du matin... frontière qui se trouve pourtant de ce côté-ci du mur, mais nos amis sont sur tous les fronts et toutes les frontières, comme tu sais. Experts en portes, serrures et cadenas.
A La Désirade, ce 6 mai, soir.
Cher Pascal,
C’est une détenue qui demande à l’animatrice du club de lecture d’une Maion d’arrêt de femmes : « A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? » La femme est prostrée, elle a tué quelqu’un, tandis que l’animatrice, romancière connue, n’a jamais pris la vie à qui que ce soit, sauf dans ses romans. Les autres détenues attendent sa réponse.
«Le silence se prolonge, écrit Nancy Huston, et je sens un gouffre s’ouvrir entre elles et moi car il n’y a pas de doute, leur réalité est plus incroyable que la mienne. Se bousculent dans mon esprit des scènes possibles de leur incroyable réalité, scènes de sang, de couteaux, de revolvers, de cris, de hurlements, de drogue, de coups, de désordre, de pauvreté, d’angoisse, de mauvaises nuits, de cauchemars, d’0alcoolisme, de viol, de désespoir, de confusion ». Et la romancière de se demander et de se répéter : « Que dire ». Pourrait-elle dire qu’on invente des histoires « pour donner une forme à la réalité ? » Cela ne la satisfait pas : « Ce serait absurdement insuffisant, blessant d’insuffisance, et de suffisance aussi, ce n’est certainement pas la bonne réponse, or cette femme veut désespérément une réponse. Alors je cherche… »
Et ce qu’elle trouve, Nancy Huston le consigne dans une sorte d’archipel de réflexions sur la naissance du sens et le sens de la fiction, notre besoin de raconter et avant cela notre besoin de nommer les choses, d’exprimer nos sensations premières et d’exorciser nos peurs, d’expliquer et d’interpréter, d’inventer des mythes et des fables, de faire dialoguer l’humanité qu’il y a en nous et d’en raconter l’histoire par de petits romans ou de grands récits. Cela s’intitulant L’espèce fabulatrice, en librairie ces jours. Je te raconterai la suite quand je l’aurai lu et que tu te pointeras à La Désirade…
En attendant, ce que tu m’écris sur les livres qui sauvent me touche, me rappelant un épisode personnel. Je devais avoir dans la vingtaine finissante et j’allais très mal. Plus aucun goût de vivre, déception sur déception, réellement dégoûté et je me trouvais là, dans ma carrée solitaire, venant de dire ma terrible tristesse à mon ami Dimitri, avant d’interrompre notre téléphone. Or cette nuit-là, il me le révéla plus tard, Dimitri ressortit de chez lui et s’en fut faire le guet du côté d’un certain pont aux suicidés…
Or, entretemps, un geste, au hasard, m’avait fait ouvrir un livre qu’il y avait là, n’importe lequel, sur un tas : Le rêve de l’escalier de Dino Buzzati. De sombres nouvelles, pour la plupart, dont celle qui raconte ce rêve que je faisais, à cette époque, de manière obsessionnelle. L’escalier qu’on monte et qui se dérobe, les marches qui lâchent ou qui s’espacent affreusement, le mur qui devient paroi de montagne bordé de précipice, et la terreur froide, le vertige à la fois physique et méta, enfin tout ça, et je lisais, et je me sentais reprendre goût à la vie, un conteur avait fait de ma mélancolie une série d’histoires étranges, le chaos qu’il y avait en moi reprenait sens et beauté, j’avais vécu ces temps-là des choses parfois plus incroyables que celle je lisais là-dedans, mais cela n’avait pas la moindre importance : tout à coup je revivais grâce à ce petit bouquin de rien du tout.
Mon ami Dimitri a été sauvé, lui, au tréfonds de la désespérance de l’exilé, à son arrivée en Suisse, en trouvant, dans une vitrine de librairie, à Neuchâtel, La nuit de Gethsémani de Léon Chestov, qui devint pour moi, bien des années après, l’un de mes philosophes préférés, et le reste à jamais. Et chacun, je l’imagine, doit avoir en secret un nom cristallisant sa reconnaissance. Raconte encore Marco Polo. Ancora una storia Messer Calvino…
Quant aux lignes de ton ami de Ramallah, elles m’ont fait venir les larmes aux yeux : « Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort… »
Cela m’a rappelé mes veilles de garde, où je ne risquais pour ma part que de me tirer dans le pied en oubliant, une fois de plus, d’assurer mon flingue. Mais il faisait froid, c’était en haute montagne et je devais surveiller la frontière où ne manquerait de surgir bientôt le Rouge et son couteau entre les dents. Mais j’avais Tchékhov avec moi. Ma tenue d’assaut étant pourvue de nombreuses poches, plusieurs d’entre elles contenaient la suite des récits d’Anton Pavlovitch, dont j’enchaînais la lecture. Nukl besoin de lutter contre le sommeil quand on lit L’Envie de dormir, sombre merveille… J’en conserve un souvenir aussi précis et reconnaissant que de découvrir, à dix-sept ans, la musique incomparable des vers de Lorca...
Mahmoud Abou Hashhash. Ramallah mon amour. Editions Galaade.
Nancy Huston. L’Espèce fabulatrice. Actes Sud 2008, 197p. -
Au bord de la nuit
... J'ai rêvé cette cette nuit que la jeune fille blanche dormait sur un quai, par terre, et que, désirant lui montrer le lever du soleil au bord du lac, je la prenais dans mes bras à l’arrivée du train et y montais, tandis qu’une voix off à l’accent autrichien commentait : la prétendue jeune fille blanche endormie est le sujet lui-même rêvant, et le lac est la mère, et le lever du soleil est l’éveil du père, ça ne fait pas un pli… et lorsque, le train arrivant, je pris la jeune fille blanche dans mes bras pour y monter, la voix continuait : le train est la préfiguration de la menace paternelle, il figure à l'évidence le membre érigé dont le sujet est privé par l'acte de porter son double narcissique… puis la jeune nfille blanche s’éveillant tandis que le disque blanc apparaissait au Levant, la voix commentait encore en allemand pesant tandis que je murmurai : j’ai rêvé que tu étais endormie sur le quai, j’avais envie de voir se lever le soleil avec toi, je t’ai prise dans mes bras, tu ne t’es pas réveillée, je suis monté dans le train, les gens étaient baba, au bord du lac il y avait un silence doux et tu t’es réveillée pile au moment où les premiers rayons effleuraient la crête enneigée des Monts de la nuit, et chaque mot que je te disais te faisait sourire…
Image: Philip Seelen.
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Une passion partagée
Rencontre virtuelle de Fabien Clairefond et Alexandre Rosa
A La Désirade, ce 29 avril. – Je ne sais de plus tonifiant événement qu’une rencontre, j’entends : la vraie rencontre prodigue de passions partagées, comme je la vis tous les jours avec Pascal Janovjak, que je n’ai jamais rencontré que par nos lettres ; et je me le répétais hier matin en découvrant les dessins et les peintures de Fabien Clairefond, grâce auquel j’ai découvert hier soir les dessins et les peintures d’Alexandre Rosa, son ami si j’ai bien compris. Je suis réellement fou de peinture, ou plus exactement disons que je l’ai dans la peau depuis l’âge de quatorze ans, d’abord par les murs d’Utrillo et les blancs de Cézanne, puis à travers Soutine et Bonnard, jusqu’à De Staël et Bacon. Mais il est bien rare que cette passion se nourrisse d’œuvres d’aujourd’hui, à part Lucian Freud et quelques autres dont Fabienne Verdier, ou plus encore Joseph Czapski et Thierry Vernet, qui furent des amis. Or plus on va et moins je ne trouve à vibrer dans le fatras de ce qu’on appelle l’art contemporain, qui me semble pour majorité du recyclage ou de la décoration, tout une agitation conceptuelle et toute une gesticulation multimondaine ou multimondiale. Mais le silence de la peinture ? La vitesse de la peinture ? Le sexe plein d’âme de la peinture ? La pensée et le bond mystérieux de la peinture ? Eh bien je les ai retrouvés hier matin, en filigrane, chez Fabien Clairefond qu’il m’a semblé reconnaître ou connaître depuis longtemps, dans le temps hors du temps de Dürer et de Corot, ou de Delacroix et de Cézanne, et hier soir chez Alexandre Rosa dont la peinture, couleurs et compositions, puissance organique et lyrisme flamboyant, m’a immédiatement saisi. Le plus étonnant étant finalement que je ne connais l’un et l’autre, depuis hier, que par l’Internet, véhicule de toutes les abjections et de rares moment de grâce, comme celui de rencontrer virtuellement deux jeunes artistes selon mon goût…
Pour plus d'infos sur Fabien Clairefond et Alexandre Rosa: http://dessins-peintures-fabien.over-blog.net/
http://alexandre-rosa-dessins-peintures.over-blog.com/
Peintures d'Alexandre Rosa: Alentours de Reims, huile sur toile, 33x46, 2007; Au Parc, huile sur bois, 50-60cm, 2007; Immeubles vers le canal Saint-Martin. Huile sur carton, 2003
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Au bonheur du jour
Le regard de Fabien Clairefond
A La Désirade, ce lundi 28 avril. – Il y avait ce matin, sur les montagnes et le lac, une lumière rare, nimbée d’une sorte de dorure bleutée et comme ombrée de l’intérieur par une fusion de bruns roux et de verts mauves, que j’ai eu la stupéfaction de retrouver, quelques instants plus tard, en découvrant les aquarelles et les peintures du jeune peintre Fabien Clairefond, lequel m’avait hier gratifié de quelques compliments pour mes propres paysages. Une révérence pour l’autre alors ? Bien plus que cela : le sentiment très rare, mais immédiat, comme à fleur de peau (on sait que l’âme est à fleur de peau), de reconnaître quelqu’un, comme je l'ai vécu le plus intensément deux fois, la première en découvrant la peinture de Joseph Czapski, laquelle me lava pour ainsi dire le regard, puis en suivant l’évolution de Thierry Vernet, des années durant. Une troisième fois, de manière plus sporadique, j’éprouvai cette proximité en voyant mon ami F. laver ses aquarelles, comme cette année-là dans les cafés de Vienne, dont l’aquarelle de Fabien Clairefond intitulé La tablée de café me rappelle immédiatement la lumière et la structure.
Dans la foulée, je retrouve immédiatement, dans l’évocation par Fabien des toits de Belleville au crépuscule, les toits de Bellevile au crépuscule de mon ami Thierry ou, dans les esquisses de Fabien, scènes de bistrots, personnages ou paysages, les esquisses de paysages, de personnages ou de scènes de bistrots de notre ami Czapski.
Il n’est pas de plus grand bonheur, pour qui aime écrire ou peindre, que de découvrir une nouvelle écriture ou un nouvel art. C’est mon bonheur de ce matin.Pour découvrir les travaux de Fabien Clairefond: http://dessins-peintures-fabien.over-blog.net/
Images: Fabien Clairefond: 1) Auriol, rochers le matin, crayon et aquarelle, 15-15cm; 2) Tablée au café, aquarelle, 13x18cm. Fin de journée à Bellevillle, huile, 2006.
Thierry Vernet: Crépuscule à Belleville. Huile sur toile.