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Livre - Page 154

  • Les succès du bouche-à-oreille

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    Gallay.jpgDe L'élégance du hérisson de Muriel Barbery aux Déferlantes de Claudie Gallay

    Le cinquième roman de Claudie Gallay, 47 ans, fut le succès de l’été. Rien pourtant du « pavé de plage » dans Les déferlantes, âpre et beau roman d’atmosphère et d’émotion où il pleut beaucoup sur une humanité cabossée. Inspirée par Le gardien de phare aime trop les oiseaux, du cher Prévert, cette histoire du bout du monde, dans les bourrasques marines d’un phare au large des côtes du Cotentin, brasse amours blessées et secrets de famille, sur fond de province taiseuse, avec une lancinante intensité.
    Sans rien d’accrocheur, le roman de Claudie Gallay a passé cet été le cap des 100.000 exemplaires et ses droits ont été acquis par TF1 international pour une éventuelle adaptation àl’écran, entre autres traductions. Pour les éditions du Rouergue, certes déjà connues et estimées pour leur catalogue jeunesse, c’est le plus grand succès enregistré en une vingtaine d’années – la maison a été fondée en 1986 par Danielle Dastugue. Cette bonne fortune rappelle, évidemment, les débuts fracassants d’Anna Gavalda avec les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part (1.885.000 exemplaires à ce jour), publié à l’enseigne très littéraire, voire confidentielle, du Dilettante, auquel elle est d’ailleurs restée fidèle.
    Gavalda4.jpgIl peut donc y avoir une vie, pour un bon livre, malgré les ravageuses déferlantes ( !) des rentrées successives, d’où n’émergent que quelques « élus » promus à grand fracas par la machine médiatique parisienne, le plus souvent sous le label des maisons les plus puissantes.
    Or le succès de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, paru en 2006 chez Gallimard, s’est lui aussi confirmé à travers mois et année à l’écart de l’instance de consécration parisienne des prix littéraires et des médias. Autant que Les déferlantes de Claudie Gallay, mais dans une tout autre tonalité, frottée de malice et de fine culture, ce dialogue d’une concierge philosophe et d’une ado suicidaire a connu le succès le plus inattendu (ayant franchi cet été le cap du million d’exemplaires ) grâce surtout au bouche-à-oreille, où le rôle des libraires, et des bibliothécaires aussi, paraît essentiel.
    Le réseau des passeurs
    A cet égard, il est intéressant de relever l’importance, dans le relais du bouche-à-oreille, de passeurs passionnés qui pallient la massification croissante des circuits médiatiques en matière culturelle, sans oublier aussi les groupes de lecteurs eux-mêmes, rassemblés en cercles actifs.
    En marge des succès jouant sur des ressorts éprouvés (romans d’amour ou d’action bien ficelés, comme chez Marc Levy ou Stephen King, thèmes en vogue comme l’ésotérisme revisité par un Da Vinci Code, succès de genre tel le roman historique ou le récit de vie), le lecteurs professionnels proches du public, tels les libraires ou les bibliothécaires, ont probablement été pour beaucoup dans ces autres grands succès du bouche-à-oreille que furent Matin brun de Franck Pavloff, chez le tout petit éditeur Cheyne, Inconnu à cette adresse de Kressman Taylor ou, plus récemment, Mal de pierres de Milena Agus, passé inaperçu lors de sa parution initiale en Italie et redécouvert après son succès en France et en francophonie par les canaux évoqué ici du bouche-à-oreille…

    Est-ce à dire que le succès obtenu par le bouche à oreille soit forcément garant de bonne littérature ? Nullement. Mais celle-ci, dans une société littéraire en voie d'atomisation, voire de disparition, est-elle mieux défendue par les critiques et autres gens de médias que par les libraires et le peuple des lecteurs ? Le débat est ouvert... 

  • Nostalgie

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    …Ce que j’apprécie évidemment dans la grande ville, mon cher oncle, ce sont les occasions quotidiennes de rencontres au plus haut niveau, qui ne seraient guère envisageables au village, mais il n’est pas de jour où je ne songe avec quelque pincement au coeur à nos amis du Café des Mésanges et à nos si chaleureuses fins de soirées de la Fanfare des Gais Compagnons...
    Image : Philip Seelen

  • Découvertes du Médicis 2008

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    LITTERATURE La distinction la plus « pointue » à Jean-Marie Blas de Roblès.
    C’est à l’une des découvertes littéraire avérées de cette rentrée 2008, Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, publié chez Zulma, qu’a été décerné le Prix Médicis 2008, la double voix de la présidente du jury, Anne Wiazemksy, ayant fait la décision après un quatrième tour à égalité avec Jean-Paul Enthoven et sa très parisienne chronique de Ce que nous avons de meilleur, publiée chez Grasset. Ordinairement considéré comme le plus « littéraire » des grands prix de l’automne, ce Médicis 2008 a le double mérite de consacrer un roman ambitieux rappelant les constructions labyrinthiques des auteurs sud-américains (on pense à Borges et à Cortazar) et de récompenser aussi le travail exigeant des éditions Zulma. Dans la foulée, on peut rappeler que l’ouvrage a déjà été distingué par le jury du prix Giono, le prix du meilleur roman de la Fnac et qu’il fait partie des quatre derniers papables du Goncourt…
    LireBlas.jpgRoman « monstre » à multiples enchâssements et mises en abymes ou en miroirs, ce pavé de près de 800 pages conjugue les attraits du roman d’aventures et le goût profus des cabinets de curiosités, l’érudition la plus délirante et la spéculation philosophique. Son fil rouge module la « rencontre » d’un certain Eléazard von Wogau, correspondant de presse relégué au fin fond du Nordeste brésilien et subissant le contrecoup d’une rupture amoureuse, et de l’extravagant jésuite Athanase Kircher, figure du XVIIe dont le protagoniste reçoit la biographie inédite, rédigée en 1690. « Maître des cent arts », égyptologue et vulcanologue avant l’heure, Kircher fut également l’inventeur de la lanterne magique et un esprit curieux de tout. Difficile à résumer, ce roman profus, mais assez limpide d’expression, combine diverses autres lignes narratives faisant intervenir une archéologue en mission dans la jungle du Mato Grosso, l’étudiante paumée Moéma et Nelson le môme des favelas, notamment…
    LireSulzer.jpgSulzer2.jpgQuant au Médicis «étranger », il honore un beau roman du Bâlois Alain Claude Sulzer, Un garçon parfait, traduit chez un autre éditeur de qualité à l’enseigne de Jacqueline Chambon. D’une tonalité plus intimiste et d’une ligne plus classique, ce récit mélancolique d’un vieux maître d’hôtel se rappelant la liaison homosexuelle intense et cuisante qu’il a entretenue, à l’époque du nazisme montant, à Giessbach, avec un gigolo également prisé d’un vieil écrivain rappelant Thomas Mann, a fait un tabac dans les pays germanophones et constitue l’une des belles lectures de cette année. A noter enfin que le prix Médicis de l’essai couronne Warhol spirit de Cécile Ghilbert, paru chez Grasset.

  • Ceux qui parient pour l’espoir

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    Celui qui aime les gens ordinaires / Celle qui rebaptise ses tortues Malia et Sasha / Ceux qui vont repeindre la devanture de leur salon de coiffure en l’honneur du Nouveau Président auquel ils s’identifient en tant que métèques amateurs de basketball supporters du club de l’université d’Oregon / Celui qui avait pointé les vers de Nostradamus annonçant La Baraka de Barack / Celle qui a réalisé un buste d’Obama en résine teintée mais pas trop / Ceux qui estiment qu’Armageddon est compromise avec ce Black probablement séropositif / Celui qui va recommencer à fumer sans états d’âme / Celle qui habillera ses filles Molly et Dolly à l’imitation de la First Lady pour le Bal de la paroisse évangélique de South Atlanta / Ceux qui se demandent si les démocrates vont enfin purger le parc municipal des écureuils gris / Celui qui est resté devant son téléviseur à écran plasma la nuit durant pour pouvoir dire à ses enfants « j’y étais » / Celle qui a enregistré la première déclaration de Barack pour se la repasser à tête reposée / Ceux qui sont amis avec Michelle Obama sur Facebook sans se douter que sous ce nom se cachent deux jumelles texanes fans de Dolly Parton / Celui qui n’enlèvera pas le poster de McCain de la porte de son garage d'auxiliaire des pompiers de Macon (Georgia) / Celle qui avait écrit un si beau poème à l’éloge de Sarah Palin / Ceux qui ont fait une liste de revendications à adresser à la Maison Blanche au nom des Républicains Déçus / Celui qui se rappelle une promesse non tenue de Barack alors qu’ils fréquentaient la même école de Punahou d'Hawaï / Celle qui a obtenu le désamiantage d’un local social grâce à l’appui de ce sacré battant de Barack / Ceux qui estiment que le futur hôte de la Maison Blanche a une chance sur deux de ne pas être assassiné / Celui qui insinue que la mère d’Obama aurait également couché avec le frère de son ex / Celle qui croit fondamentalement à la bonne foi des deux tiers de l’humanité voire plus / Ceux qui estiment que John McCain eût mieux fait de se choisir une Sarah Palin mulâtre, Celui qui lit Histoire d’O à Bamako / Celle qui envoie un SMS à Oprah Winfrey pour lui dire que sans son soutien ce freluquet ne passait pas la rampe / Ceux qui n’ont pas trouvé le temps de voter, etc.

  • La saga des juifs helvètes

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    Avec Melnitz, de Charles Lewinsky, le roman familial devient universel. Prix du meilleur roman étranger.

     

    RENCONTRE Un grand roman juif et un grand roman suisse : best seller dans les pays germanophones et aux Pays-Bas, ce livre foisonnant, émouvant et passionnant, constitue l’une des plus belles lectures de la rentrée. L’auteur, rencontré à Zurich, parle, en artisan, de ce magnifique ouvrage.

    Le lecteur sait-il que, jusqu’en 1869, les Juifs n’avaient le droit de vivre, en Suisse que dans deux localités d’Argovie, Endlingen et Lengnau ? S’il l’ignorait, comme le soussigné, il découvrira  bien d’autres faits méconnus de notre histoire dans Melnitz, qui n’a rien pour autant d’un « roman historique» ni d’un document sur la condition des Juifs en Suisse. La merveilleuse frise de personnages qui s’y déploie, certes très typée par ses traditions, ses rites et sa langue savoureusement pimentée de yiddish, ne se borne en rien à une tribu fermée. De la guerre de 1870 à la Shoah, l’Histoire avec une grande hache marque ce grand roman de l’intimité familiale ouvert sur l’Europe et le monde.

    -          La famille de Melnitz est-elle inspirée par la vôtre ?

    -          Pas du tout. Bien entendu, de nombreux détails se rapportent à mon observation personnelle, mais mes personnages sont purement imaginaires. J’ai grandi dans une famille de la moyenne bourgeoisie dont une partie était très orthodoxe. Pour celle-ci, par exemple, le théâtre représentait le diable. Comme les Meijer du livre, nous vivions les rites et les fêtes juifs selon la tradition, et la famille reste à mes yeux le premier groupe d’appartenance, mais les choses ont changé depuis lors.   

    -          Votre roman fourmille d’histoires. Y avait-il des conteurs dans votre famille ?

    -          Non, les miens ne m’ont guère raconté d’histoires. Mais j’ai commencé de lire très tôt tout ce qui me tombait sous la main. D’abord omnivore et sans goût, j’ai été heureusement influencé, vers l’âge de 14 ans, par un prof qui m’a donné des tas de livres à lire en me faisant croire que je l’aidais à constituer la bibliothèque. C’est ainsi que j’ai accédé à la vraie littérature, découvrant Hemingway et tant d’autres bons auteurs.

    -          Et l’écriture ?

    -          Je l’ai toujours pratiquée de pair avec la lecture, et cela n’a jamais tari, dans tous les genres. J’ai écrit ma première tragédie à 8 ans. Quand ma première pièce a été jouée, j’avais 16 ans, et dès 14 ans je m’étais mis à fréquenter le théâtre avec frénésie.

    -          Vous envisagiez alors une carrière d’écrivain ?

    -          Sûrement pas ! Pour une famille comme la mienne, ce n’était pas sérieux. Mais j’ai bientôt pris mes distances et décidé, après mes études, de me lancer dans la dramaturgie et la mise en scène. Du théâtre, j’ai ensuite passé à la télévision, où je me suis retrouvé à la tête du département variétés, presque sur un malentendu. A cette époque, j’ai énormément écrit dans le genre du feuilleton et de la sitcom, parallèlement à des sketches et des chansons. Puis, d’un jour à l’autre, j’ai décidé de quitter ce « poste à vie » pour ne plus me consacrer qu’à l’écriture.

    -          Quelle a été la genèse de Melnitz ?

    -          C’est une longue histoire, que j’ai portée pendant des années. Un premier projet se concentrait sur l’entre-deux-guerres, puis il m’est apparu qu’on devait remonter plus haut, au temps où les Juifs étaient pour ainsi dire assignés à résidence.

    -          Le roman se subdivise en cinq chapitres datés : 1871, 1893, 1913, 1937, 1945…

    -          Ces unités de temps correspondent à la première ouverture de la « cage », en 1870, avec l’arrivée des Français, tolérés pour des raisons économiques ; à la gifle de la votation populaire interdisant l’abattage rituel, en 1893 ; à l’afflux des Juifs de l’Est, en 1913 ; aux persécutions du nazisme, à la veille de la guerre ; enfin aux lendemains de la shoah.

    -          Comment les personnages vous apparaissent-ils ?  

    -           Je n’en ai pas la moindre idée ! Pas plus que je ne connais d’avance les péripéties du roman. Ce que je dois savoir pour commencer, c’est le début, la fin et le « style » du livre, Pour Melnitz, ainsi, je savais qu’il s’inspirerait du roman réaliste du XIXe siècle. Plus que du roman juif contemporain qu’on a évoqué, je me sens proche de Flaubert… Par ailleurs, plus qu’un roman juif, je crois que Melnitz est un roman suisse. J’y ai travaillé quatre ans durant, comme un artisan. S’il y a de l’art là-dedans, c’est au lecteur de le dire.

    -          D’où vient l’oncle Melnitz ?

    -          C’est un personnage dont ma grand-mère m’a parlé quand j’avais 8 ans : un homme au passé tragique, grande figure de Hollywood qui avait débarqué à Leipzig, où elle habitait, pour lui annoncer qu’elle devait fuir l’Allemagne où se préparaient de terribles événements…

    -          A quoi travaillez-vous aujourd’hui ?

    -          Je prépare la sortie de mon nouveau livre, un recueil de nouvelles qui n’a rien à voir avec  Melnitz, de pure fantaisie !

    -          Que représente Melnitz par rapport à vos autres livres ?

    -          C’est d’abord le roman qui m’a offert, pour mes 60 ans, de devenir, contre toute attente, best seller ! Plus sérieusement, c’est  un livre de la mémoire. Le problème du peuple juif est d’ailleurs là : dans ce trop-plein de mémoire…

     

     

    La mémoire de l’immortel Juif errant

     

    Dès sa première phrase, « Après sa mort, il revenait. Toujours », reprise au terme de l’incantation du dernier chapitre marquant le retour de l’immortel juif errant des enfers de la shoah, Melnitz est traversé par le double courant de la comédie et de la tragédie. Evoquant les  innombrables histoires qu’à la fin du roman, comme des nuées d’âmes murmurantes, pourraient raconter les disparus, le vieil oncle déclare son amour à  « ce pays où l’on se plaint de la faim quand le chocolat vient à manquer» et nous lance, lui qui sait tout et ne permettra à personne d’oublier : « Profitez de la vie. (…) Vous avez eu de la chance, ici, en Suisse »...   

    L’oncle Melnitz, âme omniprésente du roman surgissant à tout moment, les a tous connus, tous observés et conseillés, tous aimés et morigénés, les Meijer des quatre générations qui se succèdent ici, du marchand de bestiaux Salomon, figure patriarcale du Juif en voie d’intégration à Endlingen, au jeune docteur Arthur Meijer qui se fera humilier et tabasser par les nazis au moment de sauver celle qui deviendra sa femme.

    Marqué par les événements du monde et la sempiternelle défiance envers les juifs, le roman nous touche par la capacité médiumnique de l’auteur à incarner des personnages. D’inoubliables figures de femmes (dont les deux demi-sœurs ennemies-amies Mimi et Hannele) de non moins fringants « fondateurs », tels les tailleurs Janki Meijer et Zalman Kamionker, et leurs descendants (le converti François Mejer ou les futurs martyrs), animent cette chronique familiale savoureuse et superbement orchestrée, dont la traductrice Léa Marcou (en dépit de quelques broutilles) rend l’essentiel de la musique et du rythme. Plein de vie et de poésie, restituant en nuances une cohabitation délicate parfois entachée de violence ou d’abjection, ce roman au déchirant épilogue prend la meilleure place dans une mémoire qui déborde largement la communauté juive.

     

    Charles Lewinsky, Melnitz. Traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 776p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 15 septembre 2008.

     

    A lire dans Le Nouvel Observateur: la belle présentation de Mona Ozouf, qui parle d'un livre "bouleversant"

     

     

     

     

  • Fournier papa blessé

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    PRIX FEMINA 

    Roman-exorcisme déjà plébiscité par le public, Où on va papa ? justement récompensé.

    Bien connu pour une vingtaine de livres souvent marqués au sceau d’un humour doucement grinçant, du Pense-bêtes de Saint-François d’Assise à l’autobiographique Il a jamais tué personne mon papa, en passant par Le petit Meaulnes et ses récentes Histoires pour distraire ma psy, Jean-Louis Fournier, ancien complice de Pierre Desproges sur La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, a créé la surprise de cette rentrée littéraire avec un roman-récit d’une tonalité plus grave puisqu’il y est question de son parcours de père aux côtés de Mathieu et Thomas, ses deux garçons nés avec un lourd handicap moteur et cérébral et ne pouvant communiquer qu’en « lutin », selon l’expression de leur père fantaisiste…

    Loin d’édulcorer le mélange d’accablement et de révolte qui l’a frappé, l’auteur d’Où on va papa ?, paru chez Stock, trouve les mots justes, sourire jaune en coin, pour dire ce qui a été vécu, notamment sous le regard souvent cruel des autres,  avec ces enfants  « différents » qui ont « de la paille dans la tête » et dont l’un, Mathieu, mourra « droit » à quinze ans après qu’on aura tenté de l’opérer pour le redresser. Et Fournier, déchirant, de préciser que c'est « aussi triste que la mort d'un enfant normal»…

    Tendre et terrible, le livre de Jean-Louis Fournier, fort bien accueilli par la critique, fait déjà un véritable tabac en librairie, ayant passé largement le cap des 100.000 exemplaires et sans doute promis à un succès hors norme. Les jurés du Goncourt doubleront-ils la mise ? Modeste, l’auteur déclarait l’autre soir à la télévision que sa présence parmi les papables de deux grands prix, et plus encore le plébiscite du public, suffisait à le combler.

    L’émotion est également au menu du prix Femina « étranger », attribué à Chaos calme (paru chez Grasset), vaste roman tenant du tour de force en cela qu’il ne s’y passe rien que d’intérieur dans la tête de son protagoniste, riche et pimpant homme d’affaires soudain terrassé par la mort de sa femme et reportant, sur sa fille, tout son désarroi. Déjà gratifié du prestigieux prix Strega en Italie, adapté au cinéma par Antonio Grimaldi avec Nanni Moretti dans le premier rôle, le livre de Veronesi est certainement l’une des meilleures lectures de l’été dernier. Enfin. Notons que c’est au comédien Denis Podalydès qu’est revenu le prix Femina de l’essai pour Voix off, paru au Mercure de France, suite élégante de variations autobiographiques ou le comédien se montre aussi à l’aise à l’écrit qu’à l’oral…

  • Lampes de la mémoire

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    Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier de musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier de musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.
    Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?
    Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union - elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.
    J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier de musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier de musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.

    Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.
    Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir même, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune le façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.
    L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L., la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côté, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.
    Sous la lampe le visage de ta mère dont l'absence te pèse jusqu'au sommeil. Laisse venir à toi, dormeuse, les enfants lumineux de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra, par vos yeux, cette émouvante beauté.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, pp. 156-157)

    Image: Lever du jour à Schoorl, 2007. Photo JLK.

  • Ceux qui se retrouvent en Zone Risque

    Panopticon179.jpgCelui qui use de la liste comme d’un moulin à prière / Celle qui craint que l’énumération du monde n’aboutisse à un relativisme dissolvant / Ceux qui se demandent à quoi riment ces litanies absurdes / Celui qui retombe en enfance à chaque fois que la neige s’annonce par la clarté d’avant l’aube / Celle qui écoute Le Banquet du vœu 1454 en songeant à ce que fut la vie de son père mort dans la nuit / Ceux qui se sont construits des châteaux de mots en Espagne /  Celui que la bonté inattendue de ses semblables surprendra toujours / Celle qui a banni le mot confiance de son vocabulaire / Ceux à qui l’on explique qu’ils ne sont plus bienvenus sur le territoire national / Celui qui te prend les mains avant de fondre en larmes / Celle qui a résolu d’accueillir son oncle Marc à sa sortie de taule / Ceux qui se sont rencontrés au parloir du pénitencier et ont refait leur vie à l’insu de leurs taulards respectifs / Celui qui se rappelle les paroles de toutes les chansons des Chats sauvages et d’abord celle qui dit comme ça que les filles te rendent marteau / Celle qui tapine pour offrir des études supérieures de secrétariat si possible de direction à sa fille Louloute / Ceux qui considèrent que les Anciens avaient raison de considérer la Lune comme le foie mélancolique du monde / Celui qui court à la mer et plonge sept fois la tête dans les flots / Celle qui se considère comme la réincarnation de la Reine de la Nuit à l’agacement manifeste de Fernande l’organisatrice du Jeu de Rôle des anciens du ski-club / Ceux qui recapitalisent leur banque d’émotions /Celui qui se demande dans quelle mesure son optimisme procède de l’état de meurtre / Celle qui voit l’avenir de sa carrière de gestionnaire évoluer sous le signe du MALUS / Ceux qui ont mal à leur portefeuille d’actions / Celui qui fut toujours infoutu de se soucier le moins du monde d’économie / Celle que la seule idée de mettre de l’argent de côté fait gerber (dit-elle) / Ceux qui avaient à cœur de s’acquitter de leur dû rubis sur l’ongle (disent-ils) au temps qu’ils  situent dans le temps, etc.  

     

    Si vous détestez ces listes, infligez-en la lecture à vos ennemis: Http://Publie.net

    Image: Philip Seelen

     

  • De la Forme Pure

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    …Vous savez comme moi que nous vivons positivement l’Ère du Signe et que tout, autour de nous, littéralement, fait signe, au sens deleuzien de l’expression, mais il y a signe et signe (possiblement exposé au sens parasite) et ce que je voudrais alors relever, à l’approche du travail de Jérémie Lesieur-Alliot sur la signalétique urbaine, tient à ce que j’oserai dire, de manière provocatrice et peut-être même subversive aux yeux de certains, une manière d’enjambement quantique excluant toute forme de sens qui fasse menace au Signe pur…
    Image : Philip Seelen

  • Coupe sombre


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    … Je voulais savoir absolument ce qu’il y avait là-dedans, mais pas du tout le VOIR, je n’en suis plus aux curiosités scientifiques de mes douze ans où je scannais des cerveaux de scorpions, non, c’est le palimpseste de la mémoire du CORPS que j’entendais modéliser en termes synchroniques où la musique retrouvée de mes années sensibles se déconstruirait par le MOT à MOT de ce qu’on pourrait dire la recollection proustienne de leur ÂME, enfin quelque chose comme ça…

    Image : Philip Seelen

  • De la sainte journée

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    Alors comme il en va, tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.
    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.
    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expresion.
    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.
    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?
    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?
    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.
    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.
    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    Toute la sainte journée nous avons donc raconté aux enfants, et aux enfants de nos enfants, le faire de nos pères et de nos pères, le savoir-faire appris et transmis de lignées en lignées à travers les villages et les paysages du pays, et sur les photos sépias c’était le défilé des visages et des regards dont chacun de nous gardait quelque chose, et les années et les siècles défilaient sur les photos sépias des travaux à l’ancienne des gens de la terre - celui-ci ce doit être l’Alfred au Rodolphe, vois-tu ces mains, elles en ont vu, nous avait dit notre mère-grand, et celui-là tout courbe et fourbe c’est le tout mauvais sujet placé chez le grand-oncle Sigismond, on l’appelait James, va savoir pourquoi, mais ce qu’il nous en a fait voir, et celle-ci, tiens, c’est la Rosa de la Fanny des hauts de l’Essart, regardez-moi ces fins doigts de couturière, est-il bien étonnant qu’elle ait travaillé à l’atelier du 21 de la rue Cambon, chez Mademoiselle Bonheur, ce devait être en 1911 et là, je saute, nous voici, le Président et moi devant les pyramides d’Egypte, à la veille de la Grande Guerre, et cette autre paire est celle de la Grossmutter et du Grossvater, qu’on dirait en tenues de soirée à l’orée du désert.
    L’émouvante beauté des mains de notre mère-grand préparant sa confiture de coings. L’émouvante beauté des cheminots fiérots de l’équipe de la première traversée du Gotthard, dont votre bisaïeul, qui en a dirigé le train, n’est autre que ce géant sourcilleux à solennelle casquette. Le travail du facteur d’orgues auquel le père de notre mère, à Berg am See, avait loué un atelier dont nul d’entre nous jamais n’oubliera l’odeur de copeaux et de colle à bois. Le travail de Grossvater au Royal du Caire. L’émouvante beauté du vieil homme retiré de tout, déçu d’autant mais le taisant, ne se plaignant jamais que de la cherté des choses, penché le soir sur la table de la Stube et lisant quelque épisode de l’Ancien Testament. Le travail de nos tantes institutrices. L’émouvante beauté de nos tantes nous faisant visiter la Petite et la Grande Ecole, vides en ces temps de vacances mais fleurant cette odeur que vous aussi, enfants, aurez humée dès le premier jour, à vous faire tituber de quelle douce panique. L’émouvante beauté des objets orphelins, me rappelant la mort de Pilou. Pilou travaillant : rien n’existant plus que Pilou écrivant.
    Tout est sale et dégoûtant, nous objecte-t-on pourtant à tout moment, les enfants, et vous aussi le constatez et le répétez : que tout semble gâché, pourri, foutu, gâté, fichu. D’ailleurs votre bisaïeul Grossvater, que vous voyez là lors de sa dernière promenade, en ferait une maladie ; lui que la seule idée d’une dette faisait gronder et tempêter, les menées des raiders et des traders lui eussent paru les dernières manifestations de la déchéance en ce pays de rigueur et d’honnêteté que, d’Egypte, avant la Grande Guerre, il fut contraint de regagner par la faute de l’Emprunt Russe, ce premier signe de l’effondrement de ses valeurs et de tout un monde bientôt englouti.
    Or vous nous avez, enfants, appris tellement, que je ne me lasserai pas de vous raconter mes histoires à rester debout, moralisant et pontifiant comme une vieille peau, vous ressortant nos albums et vous assommant comme, à longueur de dimanches, nous auront assommés le Président et Grossvater, et Grossmutter et notre mère-grand et toute la smala des oncles et des tantes, à compulser leurs collections de fleurs séchées et de dents de requin, tous tant qu’ils sont ils nous auront dit, les premiers, de regarder, et voyez, enfants, si perdu et perclus que soit le monde, regardez le crépuscule de ce dimanche soir - jamais vous ne le reverrez, mais de le voir à l’instant vous le fera raconter comme, à vous raconter le monde depuis que vous vous y êtes pointés, nous l’avons pour ainsi dire ressuscité en nous tel que demain vous le ressusciterez pour les petits paumés de ce monde péricliteux et désespéreux.
    Foutredieu les enfants : souffrez que nous sortions de nos gonds, l’oncle Stanislas et moi. Regardez-vous, beauté du monde. Et regardez, là-bas, les enfants qui n’ont rien, regardez les humiliés et les piétinés que les raiders et les traders spolient et affament - regardez-les dans la lumière de ce dimanche, les enfants, ces enfants-là sont le sel de la terre tandis que les morts-vivants comptabilisent leurs Bonus de damnés.
    Le jour cède à la nuit mais nos lampes resteront allumées, les enfants, nos lampes douces de rêveurs allumés.


    (Extrait de L’Enfant prodigue. Pp.152-155)

    Lucienne K: vue de la Désirade.

  • Les matinaux

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    Pour Philip

    Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ?
    On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ?
    Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé.
    Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque.
    Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora.
    Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée…


    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier, pp. 150-151)

    Image: Georges Haldas avant l'aube. Photo Slobodan Despot.

  • Coiffé gagnant

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    Image : Philip Seelen

  • CELA

    DSCN0855.JPGMais que CELA signifie-t-il donc, se demandait le petit Ivan, que le grand Ivan raillait en objectant qu’on fait bien mieux de ne pas se poser de questions si l’on veut aller de l’avant, selon son expression. CELA ne nous regarde pas, affirmait le grand Ivan, et le petit Ivan se taisait en constatant que le grand Ivan était plus écouté que lui dans les villages et les villes. Le grand Ivan était, de toute évidence, de la race des bâtisseurs de villages et de villes, le grand Ivan n’était pas de ceux qui bâtissent sur le sable, le grand Ivan ferait son chemin, disait-on dans les villages et les villes en considérant de plus en plus le petit Ivan comme un doux rêveur juste bon à bâtir des châteaux en Espagne, comme ils disaient, et le grand Ivan lui demandait, insistant encore avec une sorte d’inquiétude qui n’échappait pas au petit Ivan, à quoi bon chercher midi à quatorze heures ?

    Or, le temps de CELA est exactement celui qui fait coïncider midi et quatorze heures, me dis-je ce matin en scrutant le noir de la neige d’avant l’aube. Je ne vois rien mais je vois. Je ne vois que du noir mais je sens la neige comme une taie blanche dans la nuit de  l’aveugle. La neige ajoute au silence d’avant l’aube, le silence de la neige est infini comme le silence et la neige noire du mot CELA en me rappelant ma vie de questions, et je vois là-bas mon frère secouer la tête, et mon père secoue la tête, et la plupart de mes oncles secouent la tête en se demandant à quoi bon se prendre la tête de cette façon,  mais je n’en ferai jamais qu’à ma tête et d’ailleurs mon oncle Stanislas m’y encourage comme m’y encouragent mon grand-père paternel, dit le Président, et feu mon ami Lesage, et la mère de Ludmila et l’oncle Fellow et tous ceux qui n’en finissent pas de soumettre le monde à la question, d’ailleurs mon frère a recommencé de  me parler, et mon père et mes oncles me parlent et se parlent entre eux, nous nous retrouvons dans la villa Le Pensée, il y a tant d’années de ça, et tous se parlent et continuent de se parler dans le silence absolu de ce matin noir où vient d’affleurer le bleu d’acier prussien du lac au-dessus duquel apparaissent peu à peu les bois noirs des monts noirs aux corniches argentées sous le ciel noir.

    CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux. Dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?

    Tu me disais, tas de cendres, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un COPS et c’est le tien, ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand Ivan que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, tas de cendres, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA.

    Qu’est-ce diable que CELA? Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés.

    Le ciel est ce matin de cendre et je m’en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l’enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait comme des braises, comme autant de noms retrouvés.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

    Image JLK: ce qu'on voit ce matin noir de la Désirade enneigée.

  • Une irradiante détresse

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    Imre Kertesz à Paris


    Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flamboyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le «bonheur sans fard» des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua «les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge» ?

    Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut-lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspiration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi «naturel» que de recevoir des coups de son tortionnaire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un «effet de Larsen» fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre «cyclope féminin se nourrissant de bruits», à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du «socialisme goulasch» ?

    Nous nous posions ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’«espèces d’usines» dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur «douceâtre» et «en quelque sorte gluante» ?

    Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils nous venaient «naturellement» à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute «professionnelle» ou «mondaine» qu’elle fût, cette «conférence de presse» signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un «must» médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.

    Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui-ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’extasiait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue; et nous revint la remarque incroyable du jeune protagoniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime «fini», le voici qui entend «la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée: je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration». Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le réviso dans son coin) pleins de reconnaissance pour le «héros du jour»; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleusement» revivifié leur langue commune.

    Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout. En l’occurrence, cependant , les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919.» Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est «un résistant», cette consécration ? A quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. «J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années», a-t-il ajouté. «Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski».

    Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux «plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. «J’ai été chargé d’un fardeau», a-t-il précisé, «que je dois transmettre au lecteur». Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante «naïveté» du protagoniste de son chef-d’oeuvre, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde. Enfin, comme nous l’interrogions personnellement sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son oeuvre, Imre Kertesz nous a confié que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. «C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré»...

    LE CHEF-D’OEUVRE

    Etre sans destin n’est pas un livre anti-fasciste ni un réquisitoire documenté sur les camps de concentration: c’est un roman de formation, ou plutôt de «déformation», le récit candide d’un garçon qui, a quinze ans, a été (gentiment) prié de descendre d’un autobus, pour se retrouver bientôt avec une petite foule d’autres jeunes gens, puis dans une grande foule de juifs de tous âges. Après trois jours à Auschwitz, où il voit ses compagnons de voyage partir en fumée, il se retrouve à Buchenwald où il va devenir, en quelques mois, un cadavre vivant. Sur un ton préfigurant celui du film de Roberto Begnini, ce livre (1975), infiniment troublant par son humour, déjoue toute tentative de réduire le déporté à son rôle de pure victime innocente qui doit absolument renaître et donc oublier. Sali par le destin, Kertesz dépose sur notre front la même tache humaine.

    Imre Kertesz. Etre sans destin. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 366p.

    LE ROMAN DE LA NEGATION
    Des années après la composition de son premier livre, un écrivain survivant à l’écart en alternant traductions et comédies médiocres, se rappelle les circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’édition, à Budapest, lui ont refusé son ouvrage jugé «un peu amer» ou «de mauvais goût», incapable de «donner une expression artistique» à un sujet pourtant «terrible et bouleversant». D’une écriture singeant violemment le réalisme socialiste, ce livre aussi singulier que le premier, mais plus hirsute, constitue l’exorcisme du second choc traumatique vécu par nombre de déportés, et une méditation bouleversante sur la Shoah vue avec le recul des années. Dans sa seconde partie, revenu du fond de son désarroi, l’écrivain brosse un tableau ravageur du socialisme réel à la manière hongroise. Telle étant la pièce centrale (1988) de la trilogie de l’«absence de destin».

    Imre Kertesz. Le Refus. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 348p.

    LITANIE DU REFUS
    Troisième élément du même triptyque, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas résonne comme un long cri de révolte et de désespoir, immédiatement lancé au ciel sous la forme d’un «non» radical et sans appel, ensuite modulé comme une plainte relevant tour à tour de la douleur la plus vive et d’une colère cosmique rappelant celle de Job. Empruntant son titre à la fameuse oraison funèbre de la tradition juive, ce livre extraordinairement tendu, de structure très savante, est simultanément un roman et un poème d’une puissante amplitude émotionnelle. Jouant sur d’incessantes reprises thématiques et musicales, cet ouvrage d’imprécateur (1990) est lui aussi un exorcisme littéraire de la «vie invivable» que la déporté à choisi de vivre sans retrancher rien de ce qui a été ni de ce qui continue d’être, mais en refusant de donner une vie de plus à la vie.

    Imre Kertesz. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 158p.

    JOURNAL DE NOTRE TEMPS
    Au lendemain de l’effondrement du communisme, en 1991, Kertesz vit une nouvelle période de désarroi personnel tandis que ceux qui, pendant des décennies, ont pratiqué la langue de bois, se justifient pour mieux rebondir dans la nouvelle société «libérée». Avec une lucidité qu’aiguise chaque jour la lecture de Wittgenstein, dont il est en train de traduire les Remarques mêlées, Kertesz note que «la leçon qu’on peut en tirer est que ces hommes ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus.». Tout au long de ces pages tissées de réflexions et de lectures, de rencontres et d’observations, qui le voient voyager de Vienne à Leipzig ou de Munich à Berlin, Kertesz ressaisit le présent avec une merveilleuse qualité de présence, à jamais dédoublé cependant en face sombre.

    Imre Kertesz, Un autre. Chronique d’une métamorphose. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 150p.

    Portrait d'Imre Kertsez: Horst Tappe

  • Le tabou des vaincus

    Berlin5.jpgW.G. Sebald et la mémoire allemande


    Quel rapport particulier peut-il bien y avoir entre la littérature et la guerre aérienne ? Cette question nous replonge dans la terrible période vécue par le peuple allemand à la fin de la Second Guerre mondiale, marquée par le déchaînement apocalyptique du feu du ciel sur les grandes villes, correspondant à un véritable plan d'anéantissement. A elle seule, la Royal Air Force largua un million de tonnes de bombes sur le territoire allemand au cours de quatre cent mille vols, coûtant la vie à près de six cent mille victimes civiles. Si ce programme de destruction massive souleva de virulentes polémiques, ce fut ... en Grande-Bretagne, où le caractère « moralement indéfendable » et « contraire au droit de la guerre » d'attaques visant essentiellement des civils fut opposé à une stratégie par ailleurs non productive et coûteuse à tous égards (les pertes anglaises étant évidemment considérables), relevant finalement d'une sorte de « justice suprême ».
    On sait mieux aujourd'hui quelles inimaginables souffrances furent vécues par la population des villes allemandes, souvent brûlées vives, et pourtant rares furent les témoignages de ceux qui en réchappèrent, notamment sous forme d'écrits. Loin de se trouver incorporée dans la mémoire collective, la destruction a été remplacée par l'exaltation de la reconstruction, comme si la mauvaise conscience trouvait un apaisement dans l'entretien de ce tabou.

    Né en 1944, W. G. Sebald a longuement enquêté sur les raisons et les composantes de la conspiration du silence qui a marqué le temps de son enfance « idyllique », qu'il documente et analyse dans une suite de chapitres dont certains feront se dresser les cheveux sur la tête du lecteur. C'est qu'à son habitude Sebald nourrit sa recherche de la vérité de faits avérés, en deçà ou au-delà de toute « littérature ».
    Rappelant que trois ou quatre écrivains seulement, tels Heinrich Böll dans Le silence de l'ange (qui ne parut cependant qu'en 1992 !), Hermann Kasack dans La ville au delà du fleuve ou Arno Schmidt dans ses Scènes de la vie d'un faune, sauvèrent l'honneur de leur corporation, l'essayiste montre néanmoins à quel point ces livres traduisent eux aussi la difficulté de cette prise en compte de la réalité, également très tardive ou marginale chez les historiens. Sans poser au juste pour autant, Sebald illustre une fois de plus ce que peut être, malgré tout, l'honneur de la littérature.

    W. G. Sebald. De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 153 pp.


    Dresde45.JPGDans l’inferno de Gomorrha

    Mon père arriva au mois de juillet à Hambourg pour un congé de deux semaines. Il était avec nous au moment des pires bombardements. Je me souviens comme si c’était hier de ces moments terribles. Les quatre bombardements qui ont le plus dévasté notre ville pendant toute la guerre ont commencé le 24 juillet 1943. Celui du 27 juillet fut le plus violent. Des tapis de toutes sortes de bombes, entre autres au phosphore, furent lâchés sur tous les quartiers de la ville dont une grande partie fut anéantie. Nous étions assis dans notre abri avec quelques voisins. Je connaissais bien les sifflements des bombes et je savais juger si la bombe était tombée à proximité. Le bruit ajouté des bombes et des canons anti-aériens devenait infernal. Nous étions saisis d’un sentiment de fin du monde et nous nous sommes tous couchés par terre, prêts à mourir. Mon père avait pris ma main. Subitement, nous entendîmes des cris à la porte restée ouverte: “Votre maison brûle !” Alors la mort fut oubliée, mon père monta les escaliers à toute vitesse et, avec les gens venus de l’extérieur, il grimpa au grenier pour éteindre le feu causé par une bombe incendiaire. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas une bombe au phosphore que l’on ne peut éteindre avec de l’eau, mais seulement avec du sable. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à pleurer d’émotion. J’avais onze ans.

    Le temps de ce mois de juillet était splendide, beau et chaud. Mais le lendemain matin, le ciel était gris-noir, on ne voyait plus le soleil. Toute la ville de Hambourg semblait en flammes. Plus tard, nous avons appris que la stratégie des Anglais, développée par leur maréchal Arthur Harris, visait à créer un véritable ouragan de feu en employant des bombes incendiaire, des bombes au phosphore et des mines aériennes pour réduire ainsi toute la ville en cendres. La même méthode, qui provoque un embrasement généralisé, a été pratiquée contre bon nombre de villes allemandes. L’opération Gomorrha contre Hambourg (fin juillet 1943) a tué 50.000 personnes environ, étouffées ou brûlées vives. Ce fourneau de 1000 degrés a laissé des cadavres gros comme des pains. Ceux qui ont réussi à s’enfuir sous le feu devaient parfois fouler des morceaux humains collés dans l’asphalte ramolli par le feu. Le pilote britannique Richard Mayce a décrit ce feu comme l’Inferno de Dante. Il est devenu pacifiste après cette expérience. Par ailleurs, lorsque les équipes de sauvetage ont commencé leur travail après l’arrêt des incendies, elles ont été horrifiées. Des gens, pour se sauver, avaient sauté dans l’eau bouillante des canaux ! Les dizaines de milliers de morts qui se trouvaient dans les ruines avaient attiré des rats, des vers et des myriades de grosses mouches. Les autorités ont dû faire le maximum pour éviter une épidémie.

    Pour revenir aux événements près de chez nous, nous étions complètement sous le choc. Au bout de notre rue, une ferme a reçu des bombes au phosphore. Elle a entièrement brûlé avec tout le bétail. Les gens ont pu se sauver. Une autre maison a brûlé et, dans une rue voisine, plusieurs maisons ont été soufflées par des mines aériennes. Une file interminable de gens avec des valises ou de petits chariots fuyaient la ville. Certains avaient des brûlures de phosphore aux bras, aux jambes ou au visage. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, aucun soldat. Je regardais ce défilé. Soudain, l’idée m’est venue que nous avions beaucoup de pêches dans notre jardin. J’ai demandé à mon père si je pouvais en distribuer à ces pauvres gens. Mon père a acquiescé. Les gens étaient traumatisés et désespérés. Ils disaient à peine merci. Ma mère se trouvait dans un coin sur un fauteuil en gémissant que son coeur lui faisait mal. J’ai eu très peur.

    Gerda L’Eplattenier

    Nota bene: Ce texte, extrait de souvenirs personnels, m’a été envoyé par Gerda L’Eplattenier à la suite de la parution de l’article ci-dessus consacré à Une destruction, paru dans les colonnes de 24 Heures. Née à Hambourg et âgée de sept ans lorsque la guerre a commencé, cette Allemande établie en Suisse romande confirme l’impossibilité de parler de la destruction des villes allemandes jusque dans les années récentes.

  • Salzbourg sous les bombes

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    Une page de L’Origine, de Thomas Bernhard
    En relisant L’Origine de Thomas Bernhard, et plus précisément l’évocation des bombardements de Salzbourg en 1944, on voit mieux comment l’exagération, chez cet écrivain de l’outrance, tend à une sorte de vérité poétique d’épopée, un peu comme chez Céline – et je pense plus précisément à la fuite de celui-ci à travers l’Allemagne et au fabuleux épisode de la traversée des ruines de Hanovre dans la chronique de Nord.
    Quant à TB, sa remémoration des foules se pressant dans les galeries souterraines n’est pas moins saisissante, avec le même genre de montées en crescendo aboutissant à des visions faites pour s’imprimer dans la mémoire du lecteur : «Dans les galeries elles-mêmes, où la plupart avaient déjà leurs places par droit héréditaire, c’était toujours les mêmes qui étaient ensemble, les gens avaient formé des groupes, ces centaines de groupes étaient assis tant bien que mal sur le sol pierreux durant des heures et maintes fois, quand l’air manquait et quand les gens s’évanouissaient par rangées entières tous se mettaient à crier puis il se refaisait souvent aussi un tel silence que l’on croyait que ces milliers de gens dans les galeries étaient déjà morts. Sur de longues tables de bois disposées pour cet usage on étendait les gens évanouis avant qu’on les traîne hors des galeries et il me souvient encore des nombreux corps de femmes entièrement nus sur ces tables que les secouristes, hommes et femmes, massaient et que trps souvent nous-mêmes massions sous leur direction pour les maintenir en vie. Toute cette société des galeries, pâle, affamée et promise à la mort était de jour en jour et de nuit en nuit plus fantomatique. Accroupie dans les galeries, dans une obscurité uniquement remplie d’angoisse et sans aucun espoir, cette société promise à la mort parlait par surcroît toujours de la mort et de rien d’autre. Toutes les terreurs de la guerre dont ils avaient eu connaissances et qu’ils avaient personnellement vécues, des milliers de messages de mort arrivés de toutes les directions, de toute l’Allemagne et de toute l’Europe étaient discutés par tous dans ces galeries avec une grande insistance. Pendant qu’ils étaient assis dans ces galeries, ils répandaient librement dans l’obscurité qui régnait ici leur conviction de la ruine de l’Allemagne, de l’évolution toujours plus marquée du présent vers la catastrophe mondiale la plus grande qu’il y avait jamais eu et ils ne s’interrompaient que totalement épuisés… »

  • Lettera amorosa

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    … Je reviens à mon écritoire, Lucinda bien aimée, pour vous dire une fois de plus, au milieu des ruines dont nous ne désespérons plus tout à fait d’être bientôt relevés par quelque faveur du Ciel, dans quelques jours peut-être le saurons-nous ? combien la seule évocation de vos yeux doux et de votre prénom, irradiant quelle lumière, suffit à m’apaiser au retour des Opérations…

    Image : Philip Seelen

  • Poésie à quat'sous

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    …Leur plan ultime est de nous couper les ailes, à nous autres poètes, ils n’ont jamais supporté nos déambulations rêveuses, ils tolèrent de moins en moins nos merveilleux caprices et nos fantaisies, la seule idée que nous puissions voler par-dessus les toits alors qu’ils restent claquemurés dans leurs bureaux, les insupporte -  mais comment ne pas les plaindre à l’instant de nous envoler ?

    Image : Philip Seelen

  • Transsubstantiation

            

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     Le Christ mort de Holbein est un cadavre jaunâtre tirant sur le vert à barbiche de fil de fer, mais je n’y perçois aucun ricanement de l’artiste. Cela va-t-il ressusciter nom de Dieu ? Oui, cela ressuscite à l’instant. A l’instant je ressens, sur ma peau, la beauté de cette horreur. Le diable enrage, et moi je me sens plein de vie éternelle.

     

  • Lamento

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    … Et le soir venant, voyez-vous, Monsieur Dieu, je rentre à la maison, je suis bien fatigué, voyez-vous, j’ai tracé mon sillon, j’ai travaillé à la sueur de mon front, enfin j’ai fait ce que j’ai pu, on me dit que je suis fait du rocher dont on fait les statues mais c’est du charre: y a que vous, qui avez inventé la maladie de la pierre, qui pouvez imaginer ce que c’est nom de Dieu…

    Image : Philip Seelen

  • Grand Seigneur

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    …Tu crois que je t’ai pas remarqué, le type à la visière, tu crois que j’ai pas remarqué ton manège, comment tu m’as visé, de loin et de près, comment tu m’as cadré, sans te douter que le Black il a des yeux partout, et comment tu t’es dit, je le sais, parce que le Black il en sait un bout, comment tu t’es dit : le Black de dos, le Symbole, la Story, mais allez, mec, c'est dimanche, vas-y, shoote-moi ce Black sur un Mur, je te la fais gratos…
    Image : Philip Seelen

  • Transparence

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    ...Je vous ai proposé de nous rencontrer les trois, cette fois, pour que ce soit enfin clair entre nous, pas comme les autres fois, avec l’un ou l’autre, là maintenant vous vous connaissez, vous vous voyez enfin, y a plus de questions ni de sous-entendus, et là j’en profite pour vous dire une fois de plus combien je vous aime définitivement les deux et pas l'un plus que l'autre, donc voilà, nous trois y a plus de problème ou quoi ?…
    Image : Philip Seelen

  • Opération Lézard


    Jollien4.jpgClin d'oeil matinal, à travers le brouillard, à l'ami Alexandre Jollien...

    Je riais sous cape ce matin en me rappelant l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça: Opération Lézard. Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme de l’Opération Lézard. De fait, c’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est: à savoir un clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap.

    D'où j'écris à l'instant, je n'ai qu'à me pencher un peu pour distinguer, tout là-bas entre les lambeaux de brouillard, au bord du lac, à La Tour-de-Peilz, ce coin de table éclairé sur lequel travaille Alexandre. Or il doit être en train de penser, puisque voici se dissiper les nuées confuses. Et pour chasser tout à fait la purée de poix: Opération Lézard !

  • Ceux qui observent les migrations

     

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     Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur / Celui qui note sur ses bretelles les prénoms de ses nouvelles conquêtes / Celle qui n’a plus disséqué de goitreux après 1957 / Ceux qui lisent De l’amour avec la nouvelle prof eurasienne / Celui qui prétend que son rapport à la finitude a changé depuis que Gilberte est entrée dans sa vie / Celle que le besoin de se réinitialiser (selon son expression) contraint à changer souvent de partenaire et de voiture / Ceux qui citent par cœur les articles qu’ils ont publiés il y a tant d’années déjà / Celui qui se croit toujours le meilleur coup de la paroisse / Celle qui sait que ce n’est plus lui mais le nouveau pasteur / Ceux qui s’agglutinent dans le bar gay sans se douter que le détonateur de la bombe qu’un employé homophobe de la mairie y a déposée a finalement merdé / Celui qui estime que Vienne n’a jamais su reconnaître son talent de violoniste du fait de son origine sénégalaise / Celle qu’une émotion enfantine a saisie à la découverte du Chardonneret de Carel Fabritius / Ceux qui négocient le prix d’un ange de bois polychrome de la fin du XVIIe avec un marchand ignare que leur excès d’intérêt pour cette bricole commence d’intriguer un max / Celui qui se peint les ongles en vert en souvenir d’Andy Warhol / Celle qui écoute L’Amérique de Joe Dassin dans son studio mal chauffé du Quartier rouge / Ceux qui ont l’intention de dynamiter la nouvelle éolienne de leurs voisins Van Wetering dont les journaux ont trop parlé, etc.

    Carel Fabritius, Le Chardonneret. Mauritshuis, La Haye.

     

  • Les dents de la nuit

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    Pour Philippe Rahmy


    Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et cruelle ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la cruelle nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait en souriant le méchant Dieu.
    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu s’ingéniait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.

    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans le Grand Livre de la Santé de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire souriant et cruel, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…
    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit parfait dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que telles sont les Voies du Seigneur.
    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de la voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je saurais sans le savoir : je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur l’arête de mes dents du crétacé de Laurasia, bien après que les mers se furent retirées, nous laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…
    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris encore : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché...

    (Ce texte est extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
    Les citations en italiques sont tirées du livre de Philippe Rahmy, Demeure le corps. Cheyne, 2007
    Image: Dessin à la plume de Louis Soutter.

  • Loterie

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    … Qui pouvait prévoir, tu peux me dire, qui aurait pu s’imaginer, en la voyant comme ça, la belle Aurore, fraîche comme une rose, vraiment la jolie blonde et mensurée top, vocation mannequin à vingt piges - ça faisait pas un pli et voilà que, d’un jour à l’autre, voilà que ça lui tombe dessus sans crier gare : LUPUS, rien que le nom c’est l’horreur, Lupus érythémateux, ça craint, surtout qu’y en a 40 sur 100.000 et que c’est pour elle, Aurore, enfin je t’esplique juste que c’est pour ça que plus personne la voit…

    Image : Philip Seelen

  • La soupe aux mots

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    De Babar à Babouchka, d’Aleph à Zanskar, de l’Abaca de Manille à la Zwanze ou au gaz Zyklon, nous avons écumé tous les alphabets, l’enfant et nous, et tous les enfants venus ensuite, et les îles et les ailes tournoyant dans l’Univers en vertu consécutive du premier geste de l’universel Bing et de son compère Bang frappant de concert sur le non moins universel GONG.
    Le mot GONG rayonnait. Le mot GONG irradiait à travers l’eau du Temps, dirai-je plus pompeusement. L’infinie vibration ondulatoire et corpusculaire du mot GONG me ramenait à la maison sous l’eau de mon enfance, et le grand entonnoir du Temps m’avalait et je devenais cette onde infinie que le mot GONG faisait capter, tant d’année après, par l’enfant amusée, médusée qui, dans leur bain, disait Bing à sa sœur lui répondant doucement Bang.
    Dans le bain des enfants nous avons retrouvé tous les mots. Il n’y a qu’une eau dans le mot DIEU que personne n’a jamais vu et que nul, par conséquent, n’écrira jamais, sauf pour de semblant, comme on dit, théologisais-je dans le bain des enfants. Ce nom quelque peu mystérieux de DIEU, disais-je aux enfants, ce nom sans prénom, vous ne le regarderez pas plus que le soleil dans le ciel, mais regardez bien le mot SOLEIL et le mot CIEL que le magicien des dictionnaires ne cesse de faire se transformer en SONNE ou en SUN ou en CIELO, en HIMMEL ou en SOLE, et cent autres mots soleillent dans le ciel constellé des dictionnaires, et le mot DIEU peut-être regardé, mais prenez garde au nom de Dieu qui contient toute notre eau sacrée, disais-je aux enfants médusées.
    Votre théologie sent le fagot à plein nez, m’avait dit Monsieur Lesage qui préférait, quant à lui, se tenir à distance de celui qu’il tenait pour un être surtout mauvais, fauteur de guerres et de cancers - vous arrangez le Tyran à votre convenance, mais je vous aime bien pour cela même, vous le refaites à notre ressemblance, pour un peu votre Dieu réformé prendrait un peu de nos guerres et de nos cancers sur Lui, mais ne lui demandez pas de rendez-vous pour moi, abstenez-vous, j’en reste là, vous en fumez une ?

    Or nous étions restés, dans le bain des enfants, nous étions restés à sonder les mots quelque temps. Le mot LAC et le mot LUNE. Le mot OCEAN. Le mot CONTINENT. Ce que je leur montrais, de nos genoux affleurant l’eau, que j’appelais les Monts de la Lune. Les îles des nez de la mère et du père affleurant le lagon écumant de savon: alors le mot HUTTE, le mot COCOTIER. Un doigt remontait sur une cuisse émergée et c’était Robinson se sentant bien seul, et voici que Vendredi le rejoignait, surgi d’une cuisse voisine, et l’on riait et batifolait, mais l’heure tournait, l’eau refroidissait, on allait devoir se coucher proclamait la mère incessamment prévenante.
    Alors, après que la mère s’était retirée, comme la mer se retire après la marée, Le mot PERE, le mot CORPS, le mot MYSTERE se trouvaient possiblement évoqués le temps d’une autre expédition de par les îles variées. Aux enfants petites, dans leur bain, le corps du père ne celait aucun mystère, n’était ce bestiau-là dans sa forêt, quand elles n’en avaient pas, n’ayant elles qu’une fente de tirelire: comme leur mère elles appelaient ça le pistolet, qu’elles n’avaient pas, mais ce corps de père sans mystère, ce corps tellement envahissant n’avait fait que passer dans leur eau et leurs mots avec lesquels il était tellement mieux de jouer seules, à écouter sous l’eau le gong évoquant le mot CŒUR et le mot SANG dont il fallait se détourner vite pour des mots plus rigolos.
    Les mots POUPOUNE et FOUFOUNE. Les mots qui vous laissent le bec dans l’eau : l’exclamation Au secours je me noie, le mot AÏE, tu me piques, les mots mouillés de GRENOUILLE, et je te saute dessus, ou de PAPOUILLE, mais tu me pinces, c’est triché - le mot PANIQUE aussi quand le requin annoncé par la voix du père incorrigible (grondait la mère) surgissait des grands fonds dans l’eau du bain des écervelées, alors je ne joue plus, alors le mot DEJA, le mot SCHLUSS de la grand-mère - les mots de la fin du bain préludant à la fin de tout, se diront plus tard les enfants se rappelant ces déchirants instants de s’arracher au Jeu, et c’étaient alors suppliques et répliques, et les fines sirènes entortillées comme des anguilles se trouvaient happées, enveloppées, séchées et talquées, prêtes à être mangées toutes crues par l’Ogre à baisers.
    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: Gravure d'Armand Desarzens.

  • Le mot DANSE

     

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    Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, quelque soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser.

    Je serais Isadora et je danserais et danserais, semblaient alors dire tous les gestes et les mouvements de l’enfant à sa danse, seule là-bas sur le haut gazon et sans voir qu’elle était vue, sans s’en soucier nullement d’ailleurs, toute à sa danse, gracieuse et rieuse, tout à son geste et à son mouvement de danser et danser.

    Isadora1.jpgOr ce geste et ce mouvement, je le revis à présent les yeux fermés dans la brume du jour se levant, ce geste et ce mouvement de cette première danse de l’enfant sont l’émanation même de la geste en mouvement de l’enfance et tout commence de tournoyer, dans le geste et le mouvement du temps, et me revient toute la grâce de cette après-midi dans l’absolue fraîcheur de l’été sous les glaciers dont les eaux tombées du ciel semblent se répandre sur les épaules des prairies suspendues, me revient toute l’émouvante beauté de cette enfant qui danse quasi nue et trouve, invente, se plie et se déplie dans la lumière intemporelle de cette après-midi d’innocence – et le soir, pour la première fois, le soir la petite dans son cahier de mots, la petite écrira le mot DANSE.

    Or à cet instant-là, tandis qu’elle dansait et dansait sur la pelouse, toute grâce et presque nue, l’homme et la femme, plus que nus ceux-là, la regardaient et dansaient et dansaient sans être vus, dansaient en houle et en foule de gestes et de mouvements, et le soir le père guiderait la main de l’enfant pour écrire le mot DANSE qui contient la chose, et la mère, peut-être, contiendrait depuis ce jour un nouvel enfant dont le père conduirait, peut-être, un jour, la main pour écrire le mot CHANT - un jour elles seraient deux enfants à danser et la mère et le père revivraient, tant d’années après , cette danse infinie de la geste d’enfance. 

       Brume13.jpgLes arbres, ce matin, étaient comme autant de danseuses en foule dans la brume soyeuse des derniers feux d’arrière-automne, mais c’est sans mélancolie aucune que je me suis repassé ces autres séquences heureuses de nos enfances et des enfances de nos pères et mères, de tout ce qui danse au monde dans le tournoiement des gestes et des mouvements de nos enfances et de nos adolescence et des enfances et des adolescences de nos mères et pères et de leurs mères et pères et voici que les miteux et les marmiteux du quartier de nos enfances se sont mis à danser à leur tour, voici les boiteux qui se sont mis à danser en faisant tournoyer leurs béquilles, voici les bigleux qui se sont mis à cingler la brume de leurs cannes blanche pour y voir enfin tout ce monde qui danse, et le grand Ivan s’avance au bras de sa nouvelle fiancée, et le petit Ivan le singe en dansant avec sa sœur puînée, tout se met à tourner, les défunts se relèvent de dessous le gazon et se mettent à danser et danser,  voici que mon pauvre Pilou nous rejoint sur le grand pré et se met à tournoyer dans la chemise trop grande pour lui qui lui fait des sortes d’ailes de zoulou, allez bandes de pédés, comme il disait le filou, tous les pelés du quartier, à votre tour d’inviter l’Augustine et de la faire danser et danser, et je retrouve à l’instant la main de mon enfant dans la mienne, et j’inscris le mot DANSE, et le mot s’ouvre comme la brume ce matin s’ouvre sur ces arbre semblant danser dans le flou, danse de mots et de morts nous rejoignant à l’instant sur le papier où le mot CHANT à son tour s’ouvre, et toutes les mélodies de nos enfances et de nos adolescence affluent alors et se mêlent, il n’y a plus ce matin qu’une musique au monde et dans les branches des Indiens et des Nègres et des Chinois et des Gentils et des Nuls de partout, tous chantent et dansent dans le silence absolu de cette brume de l’aube où le seul mot de DANSE m’a rendu cette après-midi d’été éternelle où notre enfant petite et nue dansait seule dans la soie de l’air - il faut tout à l’heure que je lui balance un SMS où je n’inscrirai que le mot DANSE, et à sa sœur puînée aussi pour pas l'enjalouser, à sa mère dans la foulée et ça nous délivrera de ce monde lourd de ces jours, voici la danse et la transe d’humanité, bande de crevés, suffit de vous déhancher et de vous déjanter dans la foulée des jolies filles-fleurs de l’été qui jamais ne passera, promis-juré, suffit d’y croire et de vous faire légers, voici l’Afrique et l’Amérique de nos enfances tatouées, allez, galopants, galopez carrousels de notre enfance à caramels.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)     

     

  • Le retour du refoulé

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    …Non Monsieur le Président, il ne s’agit en aucun cas d’une nouvelle manifestation de l’Axe du Mal, la seule explication du phénomène tient aux conséquences de l’effet de serre sur la rétraction du manteau provoquant la chute de la masse magmatique et la formation de caldeiras dont remonte ce qu’on appelle le Cerveau du Volcan, oui Monsieur le Président, c’est exactement ce que nous vous avions annoncé à Kyoto, affirmatif Monsieur le Président: la fécondité de la Nation est désormais menacée, non Monsieur le Président, cette image inappropriée ne sera pas transmise aux médias, oui Monsieur le Président, nous la Classons X…
    Image : Philip Seelen