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Livre - Page 152

  • L'enfant mystérieux

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    Avec Arnaud Rykner dans le silence blanc. Reading Rando (5)

    «Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe », écrit Jacques Audiberti, et c’est sans cesser de penser à un été désert, silencieux et blanc, au fond des chambres duquel on entendrait de cristallines voix d’enfants, que je marchais cet après-midi limpide en me remémorant les premières pages d’Enfants perdus, cinquième livre d’Arnaud Rykner dont l’image de couverture, signée Bernard Faucon, et la même limpidité des phrases développent une lente et lancinante rêverie dont le protagoniste muet est un garçon qui se sent muer, au sens profond du terme, comme si son corps donnait naissance à un autre corps confusément ressenti comme inhabitable, vers une vie pressentie invivable.

    Panopticon764.jpgD’emblée on entre dans une sorte de paix anxieuse au seuil de la grande maison vide, en bord de mer, entourée par un grand jardin, où arrivent d’abord l’homme et la femme ensemble, réunie une fois par année deux mois durant pour entourer les enfants et les écouter – ce sont de bonnes personnes à l’évidence -, puis le premier garçon arrive, qu’angoisse immédiatement « trop de joie » et dont le récit retrace le parcours d’enfant sensible et solitaire, qu’on remarque.
    Le silence de la neige et le silence de la mer sont comparables par le sentiment d’infini qu’ils dégagent, mais c’est par une cabane dans un arbre que, marchant le long de la forêt, m’ont surpris tant de souvenirs au moment où il est question, dans le roman d’une cabane toute semblable, où le garçon secret a établi son royaume que nul ne lui dispute d’ailleurs: « L’arbre, il le connaît bien. C’est le sien, celui où il habite quand il sent qu’il ne peut plus habiter en bas, avec eux, les autres ». Le silence de la neige, plus que celui de la mer, sauf à l’aube immobile, creuse une sorte de temps songeur dans le temps, et c’est précisément « loin de l’année » que les enfants se retrouvent pour jouer : jouer aux aveugles dans le brouillard d’une entrée maritime, jouer à la mort pour voir comment c’est, jouer à la guerre le temps de lancer quelques pétards, joués à être perdus en s’impatientant, S.O.S. venez-me-délivrer, que des sauveteurs surviennent.
    Panopticon736.jpgLe thème du livre – qu’on pourrait dire l’enfant et les sortilèges de la mort – n’est guère original, mais le ton, le rythme intérieur, la façon de restituer sans peser « la tristesse toujours possible des enfants », le développement des séquences dans une sorte de torpeur douce frangée de peur diffuse, mais sans peser une fois encore, où l’extrême clarté de l’expression file une sorte de rêverie amniotique, n’a laissé de me toucher par sa gravité et la lumière de ses mots, la puissance d’évocation de ses scènes ou de ses images – cette chaude baguette de pain que les gosses vont recevoir après la messe, ou la magie profonde d’un grenier où l’enfant va découvrir divers vestiges d’autres temps empoussiérés, dont un exemplaire de L’Enfant maudit de Balzac.
    Rien ici de la suavité factice d’une enfance idéalisée autour du mythe de l’innocence, mais le récit d’une sorte de fatal arrachement à la vie de l’enfant mystérieux, évoque par Ruysbroeck l’Admirable et qui m’a rappelé, dans le jour déclinant, ces mots de Juan Carlos Onetti : « Je me déplaçais parmi des corps et des voix sans perturber le chemin qu’ils s’étaient imposés, tenaces involontairement, oublieux de l’heure de leur mort et ignorant en outre que le temps n’existe pas. Mais je le savais, moi, depuis l’enfance, et je protégeais mon secret comme une maladie »…
    Or le garçon d’Enfants perdus ne pourra jamais dire «depuis l’enfance», puisqu’il choisit de faire exister le temps en s'immolant – et je voyais là-bas, sur la neige, comme une tache de sang bientôt évaporée…
    LireRykner.JPGArnaud Rykner. Enfants perdus. Le Rouergue, coll. la brune, 92p. Disponible en librairie dès janvier 2009.

    Images: Philip Seelen.

  • Ce que PEUR veut dire

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    Avec François Bon en partage. Reading Rando (4)

     

    Les verticale des anciennes pluies, scrutées de derrière la vitre dans l’impatience  de nos enfances, avant de partir loin, relaient dans Peur  les verticales des cordes urbaines entre lesquelles zigzaguent un saxo tâtonnant et un violon titubant, et quel rapport avec les verticales de roc et de glace ?

    Je dirai : paysage mental, murs de New York ou de l’Aiguille du Fou, souvenir des villes, paysages où transi d’angoisse  on lève la tête dans le matin glacial, Manhattan ou l’Aiguille du Trident  – ma seule PEUR panique un matin de roche rouge et de glace il y a juste vingt ans avec mon ami R. fracassé vingt jours après au Mont Dolent -, et voici :

    Que je repars ce matin avant l’aube, par grand beau se levant, avec  Peur de François Bon et de ses musiciens au walkman, prêt à gravir ce couloir d’effroi, un pas sur l’autre, entre les hauts piliers comme de gratte-ciels – On avait traversé des villes sans personne -, et la neige glacée crisse comme les instruments de Peur,  mais les crampons s’accrochent comme les tampons aux parois de verre des villes de fer et de béton :

    On progresse,  le couloir est à la fois paroi trouée de fenêtres comme les buildings hallucinés de Buzzati, et cela:

    Quand on ferme les yeux pour souffler, les verticales basculent et voici les ravines bleutées devenues allées de cimetière - Tu marchais dans la maison des Morts -, tout devient Labyrinthe aux yeux fermés un instant, tes morts te pèsent et te soupèsent puis tu entends une voix pure, peut-être le jeune poète de Rilke – Nous manquons d’invocations sorcières –, enfin tes yeux clairs se rouvrent  et retrouvent les horizons de plus en plus larges à mesure que tu montes vers le ciel grand ouvert, la PEUR aiguise les marches mais de la surmonter te sort de l’impasse et de là-haut tu vois mieux ce qui te manque et qui te manque, à qui tu manques  – Et comment on est venu on sait pas, et où tu vas t’en sais rien ? – mais  de moins en moins de PEUR tout en haut du couloir d’angoisse, à monter on surmonte la PEUR, et voici :

    Rando15.jpgL’arête atteinte, l’équilibre entre deux vertiges, étroite rue où danser – Là-bas murs et seringues, voilà pour manger, trajets tracés, tous les bruits du monde -, ici l’ouvert par delà l’obscur et l’indistinct :

    Vaincue la PEUR à  l’instant, dis-tu, au jour partagé, songeant à eux, mais qui t'attendent demain là-bas - l'angoisse et l'effroi retrouvés tôt l'aube…

     

    LirePeur.JPGCette divagation de rando suit les séquences lues (François Bon en diseur d’extrême sensibilité) de Peur, sur ses textes (cités ici en italiques)  et des compositions de Dominique Pifarély (au violon, sur de magnifiques variations), avec François Corneloup (sax baryton), Eric Groleau (batterie) et Thierry Balasse (électro-acoustique).

    Peur. 1 CD chez Poros éditions, 2008.

    Le texte intégral de Peur peut se télécharger sur internet : http//www.publie.net/peur/

    Image: peinture de Buzzati ainsi légendée: Quando la grande montagna all'improvviso diventa la nostra vita, la nostra città, la nostra vecchia casa, l'antica nostra tomba.

  • In petto

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    … C’est vrai que tu fais vieille peau et que t’es seule, mais si je te regarde bien je dirais que t’es pas pire que les cheffes de projet liftées, je te vois les traits d’un caractère de sanglier mais ça reste un caractère, et puis être seule je préfère, dans le TGV, et je n’ai de comptes rendre à personne, surtout pas au sieur photographe, là, qui se figure que je n’ai pas remarqué son manège - ce que je vois ça me regarde et l’image qu’il me vole n’a rien à voir…
    Image : Philip Seelen

  • Harold Pinter le résistant


    Le Prix Nobel de littérature 2005 avait consacré le plus grand dramaturge anglais vivant, dont le théâtre est marqué par uPinter.jpgn rire panique. Pinter vient de nous tirer sa dernière révérence.

    C’est un écrivain de théâtre et un personnage public unanimement respecté, en dépit de ses légendaires coups de gueule, qui fut consacré par l’Académie de Stockholm en la personne du dramaturge anglais Harold Pinter. Après le choix controversé de l’Autrichienne Elfriede Jelinek qui avait provoqué la démission bruyante d’un des leurs, les académiciens suédois ont soigné leur crédibilité en consacrant une œuvre théâtrale à la fois novatrice et mondialement reconnue, dont l’exigence éthique de l’auteur s’est également manifestée sans relâche sur le devant de la scène publique. Encore marqué par les stigmates d’une chimiothérapie, Sir Harold prit en effet la parole à Hyde Park, en février 2003, lors de la manifestation monstre contre la participation de l’Angleterre à l’intervention en Irak, déclarant par ailleurs dans un entretien : « Je craindrais fort, si je me tenais en face de Tony Blair, de lui cracher dans l’oeil ». Cela pour le style du personnage, qui a exorcisé son cancer en composant des poèmes empreints de la même rage… Mais Pinter, citoyen non aligné qui fut objecteur de conscience à dix-huit ans, et dramaturge aux thèmes explicitement politiques dans les années 80, est également un artiste accompli et l’inventeur d’une sorte d’infra-langage (ce qui se dit sous les mots, derrière les silences ou dans les formules les plus creuses en apparence) caractérisant ses « comédies de menace ».
    D’abord comédien sous le nom de David Daron, ce fils de tailleur juif vit sa première pièce montée en 1957, et c’est en 1960 que le succès lui vint avec Le gardien, Suivi par La collection (1961) et Le retour (1965), notamment. Depuis lors, Le gardien a fait le tour du monde. Par ailleurs, les cinéphiles se rappellent les trois films de Joseph Losey dont Pinter composa les scénarios : The Servant, Accident et Le messager. Pour le même Losey, Pinter conçut également une adaptation d’ A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui ne fut jamais tournée mais que Gallimard a publiée l’an dernier sous le titre Le Scénario Proust, parallèlement à l’édition conjointe de la première (La chambre) et de la dernière (Célébration) de ses pièces, séparées par quatre décennies mais restituant leur époque (la dèche matérielle et morale d’après 45, et le cynisme des yuppies d’aujourd’hui) avec la même acuité, le « vieux » Pinter étant peut-être plus radical que jamais quant à l’économie du langage.
    Souvent apparenté au théâtre de l’absurde, Harold Pinter apparaît plutôt, aujourd’hui, comme l’inventeur subtilement réaliste (saisissant aussi bien l’absurde de péripéties réelles) d’une dramaturgie tragi-comique déterminée par les conditions de la vie actuelle, où se trouve accentuée la terrible solitude de l’individu tendant « délibérément à esquiver la communication », selon les propres termes de l’écrivain. Moins porté au lyrisme métaphysique qu’un Samuel Beckett, et moins ouvertement violent qu’un Edward Bond, Pinter fait figure de résistant aussi sensible à la condition humaine qu’il paraît mal embouché. « Je ne cherche certainement pas l’universalité », conclut-il ainsi à sa façon : j’ai assez à faire pour écrire une foutue pièce »…

  • Le volcan et la rose

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    …Lucilius était tout à fait le genre amoureux transi, le passionné passionnel, l’exalté, le pulsionnel, mais à la fois romantique à ses heures, vraiment le type à faire des ravages dans les lycées de jeunes filles de Pompéi, et là vous voyez ce qu’il en reste: littéralement aplati et décapité - mais voyez la rose à peine déclose pour la mignonne qu’il s’en venait voir à la vesprée…
    Image : Philip Seelen

  • La mère et l'enfant

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    Avec Hafid Aggoune au bord du ciel. Lecture de rando (3)

    L’air avait une limpidité de cristal pur, cette fin de journée sur les hauts de Saint-Maurice en Agaune, et c’est avec émotion que je me suis rappelé l’évocation cruelle et douce à la fois, de l’épisode le plus marquant de son ( ?) enfance, que détaille Hafid Aggoune dans son dernier livre, Rêve 78, bref et dense récit des retrouvailles d’un gosse de 5 ans, longtemps séparé de sa mère, et de celle-ci, maltraitée par la vie et par ses hommes (son père et son conjoint), et qui revit positivement après qu'il lui a été permis de rejoindre son petit garçon.
    « Ma mère a quitté sa famille l’année de ses quinze ans. Elle était battue par son père, détestée de sa belle-mère. Au fil des années elle était devenue la bonne à tout faire de neuf demi-frères et demi-soeurs..."
    DSCN1523.JPGCe que j’aime bien, dans le processus de la lecture de rando, c’est qu’elle remet en somme un livre à distance et dans sa juste proportion avec l’univers environnant. Les hauts de Morcles, en dessus de Saint-Maurice, à peu près à 1600 mètres d’altitude, au debouché d’une longue route forestière sinueuse et très étroite bordée de fortifications militaires datant de la dernière guerre (toute la montagne est truffée de forts et de casernes souterraines) s’ouvrent soudain sur un paysage d’une grande majesté, dominé d’un côté par la Dent de Morcles et de l’autre par la Cime de l’Est avec, en arrière-fond, l’Aiguille verte et les Drus. Rando12.jpgCe décor contraste pour le moins avec le climat du récit d’Aggoune, mais après avoir chaussé mes raquettes et gravi une longue pente, jusque sur un promontoire, j’ai lu les phrases suivantes dans une disposition particulière qui en accentuait le relief.
    « Si mon enfance n’a pas été précisément heureuse, elle m’aura donné cette capacité essentielle de savoir me confronter au vide. Savoir rester seul à ce pont me fait penser à cet océan immense, pacifique en apparence, mais couvrant la moitié de la surface de la terre, profond et sombre comme les entrailles de Saint-Etienne »...
    Et cela aussi qui retentissait dans l’immense solitude de la montagne : « Certaines choses d’une vie s’écrivent avec les mots du silence. On ne les entend pas. Le monde les étouffe. On cherche éperdument. On écoute autre chose. Mais ces choses-là restent, attendent. Elles pourraient attendre une éternité et une nuit de plus ».
    Le petit garçon, fils d’ouvrier trop pauvre pour lui offrir des livres, est devenu écrivain comme l’auteur, et l’écriture compte dans sa résilience autant que ce qu’il a vécu avec sa mère dès ces retrouvailles, qu’il évoque aujourd’hui à trente ans de distance, à la veille de devenir père lui-même. Hervé Babel, protagoniste du récit est-il le double de Hafid Aggoune ? Peu importe à vrai dire... 
    Ce qui est sûr en revanche, c'est que Hafid Aggoune est un écrivain pour qui les mots ont une charge vitale, ceux des autres (« Chaque mot lu de certains écrivains a été cette main qui m’a éloigné du bord des gouffres ») autant que les siens. On s’en était avisé en lisant ses premiers livres, tel notamment Quelle nuit sommes-nous ?, paru en 2005. C'est aussi évident en l'occurrence.
    « L’écriture m’apprend à croire en nous », note encore Babel-Aggoune après avoir constaté que la littérature est comme une femme, comme une amante ou comme une mère, et ceci qui est sans doute frappé au sceau de l’expérience personnelle. « Seuls, les livres consolent de l’inconsolable ».
    Il aura fallu trente ans à Hervé Babel, protagoniste du récit, pour comprendre son père, lequel n’a jamais cru en lui, et lui pardonner. Cela me rappelle mon père en montagne, et ce jour de mes quatorze ans où, à un passage délicat d’une ascension, il me dit soudain : « Allez, maintenant, passe devant… »
    DSCN1522.JPGHeureux celui qui a été adoubé par son père. Mais heureux aussi celui qui retrouve son père manquant.
    Vers dix-sept heures, un 24 décembre en montagne, l’air fraîchit soudain et le jour décline. J’ai lu encore ces mots que j’avais souligné avant la descente, et j’ai fait un signe amical à l’écrivain, là-bas, je ne sais où - ciao compère, heureux Noël: « Quand je manque de courage, je pense toujours à ma mère marchant droit devant elle, vivante, née là sous la lueur d’un jour froid de ciel bleu miroir, l’une de ces journées d’hiver où cette couleur suffit à effacer du corps tous les martyres »…
    LireAggoune.JPGHafid Aggoune, Rêve 78. Joëlle Losfeld, 63p.
    Images JLK : 1) Cime de l’Est, 2) Dent de Morcles, 3) Canon à l’hibernation… 4) L'Aiguille verte et les Drus.

  • Lectures de Rando (1)

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    Par les hauteurs avec Philippe Sollers et Charles Dantzig


    Rousseau disait quelque part que « seul celui qui marche est apte au réel », et cela vaut même en montagne et même avec des raquettes et deux livres dans son sac en peau de chamois, sur la neige encore bien portante de la matinée.
    Or donc me voici reparti, pour une première mise en jambes que je m’étais promis d’assortir de deux arrêts, selon le principe de la Lecture de rando que j’inaugure par la même occasion Il faisait ce matin un temps à lire le nouveau Sollers, intitulé Les Voyageurs du temps et dont les cinquante premières pages s’inscrivent dans le droit fil d'Une vie divine, avec un narrateur qui ne se distingue de l’auteur que par un faufil de fiction (et encore) pour se concentrer sur des variations littéraires et philosophiques dans une langue fluide et rythmée à la fois. Le zeste de fiction nous transporte initialement dans un stand de tir parisien, tout près de son bureau de la NRF, où son chemin croise une agréable Viva, garde du corps aux divers sens du terme.
    J’avais fait un quart d’heure de raquettes, depuis le Parking des Lynx, lorsque je me suis trouvé face à une pancarte ordonnant, en cas d’avalanche,de prendre le chemin du bas. L’état des pentes me semblant plus mollissant que menaçant, j’ai pris le chemin des hauts jusqu’à un promontoire où j’ai repris ma lecture.
    Rando1.jpgDans les cent premières pages des Voyageurs du temps, Sollers parle de son corps, comme d’une espèce de double n’en faisant parfois qu’à sa tête (de nœud), puis il consacre de belles pages à l’antagonisme de la Bête (on dira pour faire court : le génie) et du Parasite, avant de bifurquer vers les irréguliers, de Kafka et Nietzsche à Rimbaud et Lautréamont via T.E. Lawrence. Dans la foulée, le roman s’est déjà transformé en soliloque tissé de phrases fringantes, mais c’est le moment de reprendre la rando.
    Rando2.jpgL’air est cristallin comme une page du grand Paon, l’azur cingle et le lac là-bas, immense fleuve immobile dans sa gaze de soie bleutée, a l'air de penser comme le dieu danse (mauvaise influence de Zarathoustra...) et comme Dantzig fait ses listes en dents de scie.
    J’ai naguère accablé les lecteurs de ce blog de citations des milles pages du Dictionnaire égoïste de la littérature française, paru en 2006. Je vais remettre ça avec les 700 pages de l’  Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, somme de listes dont la première (liste des cadeaux à réclamer au père Noël) devrait inclure le titre de ce livre-mulet enfilant perles sur trouvailles, avec des hauts et des bas certes, mais c'est le propre du livre où grappiller une foison d’observations-sensations-émotions que le lecteur prolonge avec les siennes propres.
    Listes des lieux, des villes, des « caressants ailleurs », Listes du beau & du chic ou du corps & du sexe, Listes des femmes comme on en voudrait dans sa famille ou des chansons de variétés tragiques, et cent et mille autres qui font de ce seul livre une épatante lecture de rando. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour...
    Philipe Sollers, Les voyageurs du temps. Gallimard, 243p.
    Charles Dantzig. Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Grasset, 790p.
    Les deux ouvrages seront en librairie en janvier 2009.

  • Un anarchisme fraternel

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    Fernand Melgar, auteur de La Forteresse, Léopard d'or 2008 à Locarno, personnalité culturelle de l'année à 24 Heures.  
    L’émotion que Fernand Melgar a récemment suscitée à Vallorbe, lors de la première projection publique offerte aux gens du lieu de La forteresse, son film consacré aux requérants d’asile du centre local vivement contesté par les Vallorbiers à sa création, a été, pour le réalisateur lausannois d’origine espagnole, un signe de reconnaissance inappréciable.

    «Moi qui ai toujours rêvé de m’intégrer dans ce pays, j’ai vécu la xénophobie des années Schwarzenbach comme une trahison. Je revois, aujourd’hui encore, cette valise que des mains inconnues avaient déposée devant notre porte, à Chavannes, pour nous signifier qu’il valait mieux nous en aller. Mon père, magasinier-chef chez Payot, était alors tout prêt à rentrer en Espagne. A l’école, un camarade m’avait lancé, sans le penser sans doute: «Rentre chez toi, sale étranger!» Et voici que, trente ans plus tard, mon film touche des gens d’ici, se sentant soudain proches des requérants à cause de ce que ceux-ci vivent dans leur chair, comme ils pourraient le vivre eux-mêmes…»

    Le respect humain, la liberté, le souci de la justice et de la dignité de toute personne: ces valeurs élémentaires, Fernand Melgar les tient de son père et de ses deux grands-pères, syndicalistes.

    «Tous deux étaient anarchistes», précise-t-il alors: «L’un était du genre tribun charismatique, et l’autre, spécialiste de la désinformation. Il me semble que mon travail relève de ces deux sources…»

    S’il n’a pas connu lui-même ses aïeux, Fernand Melgar n’en est pas moins né en milieu révolutionnaire, dans le quartier de la «petite Russie», à Tanger, où s’étaient réfugiés nombre d’opposants au franquisme. «L’un de mes grands-pères a disparu au cours de la guerre d’Espagne. L’autre, avant de rendre son dernier soupir, s’est exclamé en voyant un curé s’approcher de lui pour lui administrer les derniers sacrements: «Faites-le sortir immédiatement de cette chambre !»

    De ce creuset d’anticléricalisme libertaire, le père de Fernandino gardera la passion de l’acte citoyen: «Chez Payot, il traquait littéralement les employés pour les faire voter, et bien voter comme il l’entendait, alors que lui-même n’avait aucun droit civique…» Nul droit, non plus, de faire venir sa famille en Suisse, qui vécut donc en clandestinité les premiers temps de son établissement.

    Melgar9.jpg«Un enseignement décisif que m’ont transmis mon père et mes grands-pères, inspirés par un anarchisme qui n’exclut pas la plus grande rigueur morale, c’est le refus du dogmatisme», explique encore Fernand Melgar. «Dans mes films, ainsi, j’expose les faits et laisse ensuite chacun se faire une opinion.»

    Rien en effet de l’intellectuel donneur de leçons chez lui, qui n’a jamais aimé l’école et s’est bricolé une culture personnelle entre télévision et mouvement punk. «La télé a été ma mère adoptive. J’étais accro, entre autres, des reportages et des documentaires de Temps présent ou des Dossiers de l’écran.»

    S’il a cherché l’intégration dès son adolescence, au collège de Morges, en fréquentant de préférence ses camarades de bonne famille, c’est dans le creuset de Lôzane bouge que Melgar s’est rapproché des milieux «créatifs», à l’enseigne du cabaret Orwell et de la Dolce Vita, où il s’est initié à la vidéo expérimentale. Fils d’un grand lecteur, il se dit lui-même peu cultivé au sens classique.

    «Le premier film qui m’ait vraiment marqué, c’est Stalker d’Andreï Tarkovski, découvert au ciné-club du Corso, à Renens. Par ailleurs, la vidéo a été l’une de mes passions de l’époque, que j’ai partagée ensuite avec le groupe Climage, aux côtés d’Alex Mayenfisch et Stéphane Goël, notamment. Cette aventure collective de Climage a été, et continue d’être, une expérience fondamentale. Actuellement, je collabore à un projet de Stéphane Goël consacré aux tribunaux de prud’hommes: c’est la première fois qu’on peut entrer dans cet univers très révélateur de ce qui se passe dans notre société.»

    Et Fernand Melgar, là-dedans ? L’individu ? Le père blessé par la perte accidentelle d’un enfant en bas âge ? L’homme d’aujourd’hui ? «En fait, je préfère me livrer en parlant des autres. C’est ce qui m’intéresse dans le documentaire, qui représente à mes yeux les hautes plaines du cinéma, alors que la fiction est essentiellement urbaine et intimiste. Dans La forteresse , les thèmes de l’arrachement affectif ou culturel lié à l’exil, du fils manquant, des drames individuels en relation avec des désastres humanitaires, m’impliquent très personnellement. J’ai l’air de ne pas y être alors que je m’y investis profondément et à de multiples égards.»

    Portrait de Fernand Melgar: Christian Bozon

    Ce portrait a paru dans l'édition de 24Heures du 22 décembre.

  • Dimitri quinze ans après

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    Sur une alliance indestructible. Postface à la réédition de Personne déplacée, en Poche Suisse.


    Lorsque Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, m’a demandé, à l’automne 2007, quel livre j’aurais à cœur de voir figurer au sommaire de ce panorama référentiel de la littérature helvétique, l’idée de lui proposer la réédition de Personne déplacée m’est venue tout naturellement, tant il me semblait souhaitable qu’un nouveau public, aujourd’hui et demain, découvre ce livre qui fait date, je crois, dans l’histoire de l’édition et de la littérature romandes, et bien au-delà.
    La vie de Dimitri, et ce qu’on peut dire l’œuvre de Dimitri, auxquelles se confondent pour ainsi dire l’histoire et la vie de L’Age d’Homme, relèvent en effet d’une aventure qui dépasse les tribulations d’un individu particulier ou les anecdotes de la chronique littéraire. Comme aura pu le constater le lecteur de ces pages, une sorte d’aura poétique nimbe la parole même de Dimitri, comme d’un personnage de légende, et celle-ci relève de la littérature au sens le plus large, autant que de la vie de tous.
    Dans l’exemplaire de Personne déplacée que Dimitri m’a dédicacé au soir du 8 novembre 1986, jour de la saint Dimitri, notre ami m’écrivait notamment « Mon père portait sa main de sa poitrine vers moi et me disait faiblement : veliki savez (grande alliance). Je vous le renvoie ».
    Cette « grande alliance » signifie une filiation qui ne se manifeste pas que par le sang. On peut la concevoir en termes religieux, par la notion de « communion des saints » chère aux catholiques. Dans le sillage de Baudelaire, Georges Haldas parle de « société des êtres ». En ce qui concerne mes liens avec Dimitri et avec L’Age d’Homme, dont je me suis tenu éloigné pendant quinze ans, je la rapporte à ce lien indestructible, aussi indestructible à mes yeux que l’amitié vraie, qui court entre les âmes et les livres et constitue cette chaîne de questions et de réponses, de vœux et d’aveux, de culture et de civilisation que décrit John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature, traduits par Gérard Joulié à L’Age d’Homme. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais « voir Dieu », il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature ».
    En relisant Personne déplacée, je me suis demandé si ce livre serait encore possible aujourd’hui sous cette forme, et force m’a été de constater que non. J’ai relevé, dans mon préambule, que je partageais et contresignais, pour l’essentiel, les positions de mon interlocuteur, dans une sorte de symbiose. J’ajoutais ceci : « Question politique, je crois sa réflexion toute bonne, dont on découvrira d’ailleurs les fondements, liés plutôt à la métaphysique qu’aux certitudes partisanes ». Or les années qui ont suivi la publication de Personne déplacée ont marqué, pour Dimitri, le passage de la réflexion « platonique » à un engagement personnel obéissant bel et bien aux « certitudes partisanes ». Par la décision de son directeur, qui n’a pas disjoint son travail d’éditeur littéraire d’une activité militante à caractère politique, à l’enseigne de l’Institut serbe, L’Age d’Homme s’est trouvé impliqué dans une mêlée qui lui a valu bien des avanies. Or Dimitri a-t-il eu raison, lui qui m’expliquait, au fil de nos conversations, que la particularité des auteurs de L’Age d’Homme était de se trouver tous «à côté» de telle ou telle cause ou conviction ? N’aurait-il pas fait mieux de se tenir «à côté» de la cause serbe au lieu de la servir au premier rang ? Le lecteur se rappellera le chapitre Petite tête serbe avant de lui jeter la pierre…
    J’ai raconté jour après jour, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon (1993-1999), ce qui m’a progressivement éloigné de Dimitri, non sans un constant sentiment de déchirement. Dès le début des années 1990, l’impression de replonger dans Le Temps du mal, grand roman de guerre où Dobritsa Tchossitch décrit l’empoisonnement mental qu’a constitué la politique dans la société yougoslave, entre nazisme et communisme, avec cette espèce de passion furieuse qu’il dit le propre de sa nation - ce sentiment de croissante intoxication a fait que j’ai commencé de me sentir étranger auprès du plus cher de mes amis, dont les vitupérations se multipliaient tous azimuts. J’ai tenté de parler avec Dimitri, vainement, je lui ai écrits maintes lettres, toutes restées sans réponse : je ne lui en veux pas le moins du monde. Ma position d’ami très proche, et en même temps de journaliste dans un grand quotidien, ne facilitait pas non plus nos rapports. Ayant défendu la cause serbe tant que je le pouvais, il m’est apparu à un moment donné, après que le président Dobritsa Tchossitch (auteur de L’Age d’Homme) eut été écarté par Milosevic, que défendre Milos413123094.JPGevic, et demain Karadzic, par seule fidélité à Dimitri, m’obligerait à trahir ce que je ressentais au fond de moi. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Ce qui est sûr est que je n’aimais plus nos rencontres de plus en plus brèves, et moins encore nos veillées de plus en plus lourdes. Je suis donc parti et ne le regrette pas. Pas un instant je n’estime avoir trahi Dimitri. J’ai souvent repensé à la brouille « à mort » des frères Issakovitch, dans Migrations, cet inoubliable roman de Milos Tsernianski que nous sommes allés présenter en Serbie en compagnie de Dimitri, en 1987. Dans mon exemplaire de Personne déplacée, j’ai conservé comme une relique la photo de Dimitri sur les rives de la Drina, qui a comme on sait « les plus beaux cailloux du monde ». Cher chauvin de petite tête serbe. Cher barbare avéré. Personne déplacée, décidément.
    Dimitri ne m’a pas envoyé un mot quand ma mère est décédée. Pas bien. Je n’ai pas envoyé un mot à Dimitri quand j’ai appris son terrible accident. Pas bien non plus. Dimitri ne m’as fait un signe après les livres que je lui ai envoyés le supposant le premier à les devoir aimer. Mauvais point. Je n’ai plus défendu L’Age d’Homme avec la même passion que naguère. Autre mauvais point. Chacun de nous est probablement convaincu que ses griefs pèsent plus que ceux de l’autre, comme il en va de nous tous quand nous jouons les Issakovitch. C’est ainsi, puis un seul geste et tout est oublié : ce geste serait un livre. Le voici.
    Lorsque, quinze ans après m’être détourné de lui, je suis allé serrer la main de Dimitri, la joie de son regard, la lumière de son sourire, la reconnaissance qu’il éprouvait à l’idée de rééditer Personne déplacée, m’ont tenu lieu de nouvelle dédicace. Je vous la renvoie…

    A La Désirade, ce jeudi 10 avril 2008.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée - entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L'Age d'Homme, coll. Poche suisse. 

  • Un Yéhoshua, divers Christs...

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    Une série télévisée et trois livres interrogent la naissance et l’essence  du christianisme

     

    Cela commence par un conte à l’orientale enrichi de détails à travers les siècles (l’étoile, les mages, les bergers, le sapin), une histoire à dormir debout, mais qui a changé le monde. Deux mille ans après la naissance, dans une grotte ou une étable, quelque part en Galilée (le lieu exact est discuté), d’un poupon né d’une vierge (une hypothèse du Livre de Jean évangéliste le fait même sortir d’une oreille de Marie…) à l’improbable date du 25 décembre (solstice d’hiver marquant antérieurement la naissance du dieu romain Mithra voué lui aussi au salut de l’humanité), probablement quatre ans avant sa naissance homologuée par l’Histoire (le fameux roi Hérode étant mort en l’an zéro), le juif Yehoshua ben Yosef, alias Jésus, dit aussi Messie ou Christ, continue de vivre, et sous de multiples visages, parfois antagonistes : figure sacrificielle du Sauveur au message de paix, ou chef d’une guerre sainte auquel l’apôtre Luc attribue ces paroles : « quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence (Luc, 19, 77).

       Si le Da Vinci Code a fasciné des dizaines de millions de lecteurs, l’histoire de Jésus, qui a nourri vingt siècles de littérature et de civilisation, pour le meilleur et parfois pour la justification du pire, est bien plus intéressante. Pour l’illustrer: la série de L’Apocalypse, sur Arte, réalisée par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, et la publication de trois ouvrages captivants : Jésus sans Jésus, des mêmes Prieur et Mordillat scrutant la christianisation de l’Empire romain, Enquête sur Jésus, dialogue de Corrado Augias et de l’historien « bibliste» Mauro Pesce, sur le parcours terrestre de Jésus, qui a passionné le public italien, et enfin L’Homme religieux de l’écrivain romand Claude Frochaux revisitant, de manière très libre et décapante, voire sarcastique, les mythes et légendes mais aussi le génie propre du christianisme resitué dans la longue histoire du prodigieux imaginaire religieux de notre espèce.

    Que savons-nous, croyants ou non, des fondements de la religion chrétienne ? Jésus était-il lui-même chrétien ?  Quelle sorte de « royaume » annonçait Yehoshua et ne s’adressait-il pas qu’aux juifs, comme le suggèrent Prieur et Mordillat? Est-ce lui, et non Paul de Tarse, qui a fondé le christianisme ? Et que celui-ci apportait-il de nouveau ? Le Christ est-il réellement ressuscité ? Et si nous n’y croyons pas au sens strict, la valeur du christianisme se réduit-elle à zéro ?

    Dans un page d’ Être chrétien, le théologien suisse dissident Hans Küng, cité par Corrado Augias, s’interroge devant des siècles de peinture : « Quelle est la véritable image du Christ ? Est-ce le jeune homme imberbe, le bon pasteur de l’art paléochrétien des catacombes, ou le barbu triomphant, empereur cosmocratique de la tardive iconographie du culte impérial aulique, rigide, inaccessible, majestueux et menaçant sur fond doré d’éternité ? »

    Christ8.jpgChrist.JPGChessexPage4.JPGA ces images, on pourrait en ajouter mille autres, liées aux mille interprétations de ses paroles, comme il y a un Christ romain, un Christ catholique, des Christs du Nord et du Sud, un Christ des pays riches et des pays pauvres, le Christ des dictateurs et celui des croyants de bonne foi.  Claude Frochaux, agnostique déterministe, mais passionné par le phénomène du sacré, met en exergue l’initiateur d’un amour personnel absolu, visant l’humanité entière: « Aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés », c’est l’innovation la plus importante introduite dans l’histoire des religions ». (…) « Jésus a inventé l’air-mail, dans le premier sens du terme. L’e-mail connecté au ciel. On ne peut plus rien faire sans Lui »…     

     

    La religion n’est pas

    que ce que l’on croit…

     

    Tiraillé entre sa conviction que la Science peut tout expliquer, et son besoin fondamental de mettre un nom sur une blessure béante, l’homme, qui se sent plus qu’un animal, conscient de sa propre mort et cherchant un palliatif à son angoisse cosmique, a trouvé dans la religion un autre ciel que le ciel « physique », un autre lien avec le présumé créateur et ses semblables. Or la foi religieuse exclut-elle la connaissance ?

    « Je suis persuadé que la recherche historique ne compromet pas la foi, mais n’oblige pas non plus à croire », affirme Mauro Pesce, dont l’  Enquête sur Jésus enrichit  l’approche d’un Henri Guillemin (L’Affaire Jésus) ou d’un Gérald Messadié (L’homme qui devint Dieu »).

    Or, que dirait aujourd’hui le juif Yéhoshua ben Yosef, alias Jésus, de ce que l’Eglise a  fait de lui ? Prieur et Mordillat répondent en se fiant, justement, à la recherche, et c’est édifiant…  

    « L’histoire des religions est l’objet d’étude la plus fascinant qui soit », écrit Claude Frochaux, «c’est par et dans la religion que l’homme a révélé sa spécificité absolue». Cependant, au fil des siècles, un fossé de plus en plus profond s’est creusé entre connaissance et foi, science et religion. Tout serait simple s’il suffisait de constater les seuls faits ou de croire les seuls articles d’une foi universelle. Hélas l’affirmation d’une vérité exclusive, scientifique ou religieuse, n’est plus recevable. Mais comment ne pas voir, enfin, que l’homme coupé du religieux risque aussi de se couper de tout élan créateur, de tout modèle de beauté ou de bonté ?

     

    LirePrieur.jpgL’invention du

    christianisme

    « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue », écrivait Alfred Loisy, et c’est sur ce qui distingue la promesse « juive », du premier et l’expansion de la seconde, que se penchent les auteurs. On connaît déjà ceux-ci pour leurs deux séries télévisées Corpus Christi et L'Origine du christainisme, mettant à controbution de nombreux spécialistes du monde entier. On sait leur attention à la transition entre tradition juive et monothéisme chrétien, dont ils étudient ici l'émergence marginale dans l'Empire romain puis, avec Constantin, sa victoire politique au titre de religion d'Etat. L'ouvrage s'arrête longuement à l'Evangile selon saint Jean et à l'Apocalypse. Aux pages 228-2312, on y trouvera seize modulations de l'abasourdissement (supposé) de Jésus devant l'évolution du monde et l'interprétation de ses paroles - à lire et à méditer...

    Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Jésus sans Jésus. Seuil/Arte, 274p.

     

    LirePesce.JPGJésus tel

    qu’il fut

    Ce qu’on sait de Jésus tient en peu de lignes, alors que les témoignages et les interprétations prolifèrent. Un célèbre chroniqueur italien, très au fait de la tradition chrétienne et catholique, Corrado Augias, interroge Mauro Pesce, professeur d'histoire du christianisme à l'université de Bologne, au fil d'un dialogue clair, dense et très documenté, tout à fait accessible au plus large public. Le livre a cela de particulier qu'il ne montre aucun esprit de revanche dans ses aperçus les plus "démystificateurs", mais respire, pourrait-on dire, la bonne foi. Les introductions générales d'Augias sur chaque thème (Jésus juif, Jésus politique, Jésus thaumaturge, la virginité de Marie, la résurrection, la naissance d'une religion, le legs de Jésus, etc.) sont d'une remarquable clarté, et les éclarairages de Mauro Pesce d'un apport considérable et d'une constante équanimité.

    Corrado Augias et Mauro Pesce. Enquête sur Jésus. Rocher, 307p.

     

    LireFrochaux.JPGAu-delà de

    La religion

    Y a –t-il une vie spirituelle après l’extinction de la foi ? L’auteur en est convaincu, qui propose de redécouvrir le sens du sacré pour l’homme et les moyens de réenchanter le monde. Ecrivain et penseur autodidacte d''une grande originalité, Claude Frochaux pourrait être dit un iconoclaste des Lumières à la façon du fameux curé Meslier, dont il a parfois la virulence en plus agréablement  pince-sans-rire, mais son approche du phénomène religieux dépasse de beaucoup la polémique anticléricale. Déterministe et souvent réducteur dans ses développements, Frochaux reprend une thèse majeure de L'Homme seul, qui substitue le primat de la géographie à celui de l'Histoire en post-marxiste passionné d'anthropologie culturelle. Sa façon de relire l'histoire  de Jeanne d'Arc, et la construction du mythe, parallèlement à celle du Christ, et ses derniers chapitres sur le lien entre nature et religion, mais surtout entre religion et création artistique, est stimulante et devrait intéressant le croyant autant que le mécréant. Surtout, le ton de l'écrivain, mêlé d'humour et d'insolence, est unique...

    Claude Frochaux. L’Homme religieux. L’Age d’Homme, 226p.

     

    Ces  articles ont paru, en version émincée, dans l'édition de 24Heures du 20 décembre 2008.

      

  • Le homard en pince pour la vie

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    RÉCIT DE VIE Aimé Corbaz revient de l’enfer. Tout sourire, avec un témoignage d’une paradoxale pureté.
    « Je suis pédé, alcoolo et je vous emmerde », écrit Aimé Corbaz à mi-parcours d’un récit qui horrifiera probablement maintes braves gens, comme sa mère lorsqu’il lui avoua son homosexualité : « On aurait préféré que tu sois balayeur mais normal ». Et son père, après avoir envisagé un suicide collectif, un soir de Noël à « traditionnel règlement de comptes » : « Je n’ai pas de conseil à recevoir d’une tarlouze »…
    Or curieusement, et malgré la jaquette du livre un peu accrocheuse, c’est un récit qui touche à proportion de sa franchise crue, jusqu’au fond de l’abjection, et de son honnêteté sur fond de souffrance, que La peau du homard, dont le sous-titre, Confidences d’un alcoolo repenti, ne doit pas faire croire à une confession les yeux au ciel. Aimé Corbaz ne cesse d’être mordant jusqu’à la provocation (un « fichu cynisme » de défense), mais cette agressivité criseuse ne masque jamais vraiment les désarrois d’un tendre en manque d’amour. Le gentil Pascal (son prénom de naissance), quoique « choyé sans démesure », fils de flic et de femme au foyer, qui prend sa première cuite à la fanfare de Lausanne où il tient la trompette (la musique sera pour lui « un territoire ami et fidèle »), n’a rien au départ que d’ordinaire. S’il découvre le «bonheur indicible» de la jouissance homosexuelle à 17 ans, et se met bientôt à picoler, rien n’annonce l’enfer physique et psychique dans lequel il va se retrouver dans la quarantaine, parallèlement à son activité de journaliste. Sans rien épargner au lecteur des détails de sa déchéance, dans un milieu glauque ou défonce alcoolique et sexe vont de pair, Aimé Corbaz ne se complait pas pour autant dans le sordide. Son récit entremêle belles rencontres et déboires affectifs, et si sa première « croisade abstinente » ne dure que 4 mois, sa rechute vertigineuse sera ponctuée de beaux moments, jusqu’à la casse finale qui l’incitera au choix décisif « entre vivre et mourir », le 27 octobre 2003.
    Cette seconde naissance a préludé, pour Aimé Corbaz, à une nouvelle vie, souvent difficile au demeurant, et notamment assombrie par la découverte de sa séropositivité. Mais avec pas mal d’appuis amicaux, dont le docteur lausannois Raymond Abrezol et son assistante sophrologue, avec lesquels il découvrira une nouvelle spiritualité, notre « homard » (animal-symbole dont la dure carapace a le même rouge que le psoriasis tenace de l’auteur) s’est fait une peau ne « craignant plus les caresses de l’existence».
    Note optimiste finale: Aimé Corbaz, viré de son journal en 2007, y a vu l’occasion d’un rebond salutaire. Il est aujourd’hui thérapeute diplômé, offrant ses services à ceux qui en ont besoin. «Je me sens enfin vivant », écrit-il en conclusion. Chapeau bas…
    Aimé Corbaz. La peau du homard. Favre, 108p. Site de l’auteur : WWW.soifdevivre.ch

  • Triptyque pour Derrick

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    Hommage à l’adorable ringard

    La scène se passe un de ces étés derniers, aux arènes de Vérone. Le public, composé pour majorité de retraités allemands, finit de s’installer sur les gradins, lorsqu’une rumeur croissante les parcourt, signalant qu’IL vient d’apparaître dans cette loge d’honneur, tout là-bas. Mais qui ça ? Le Cavaliere en personne ? Que non pas : l’Inspecteur, notre cher Derrick. Alors l’assistance de se lever comme une seule et de gratifier le flic le plus ringard et le plus attachant du fenestron, après Maigret et Columbo, d’une longue Standing Ovation…
    Ringard, Derrick ? En apparence en tout cas : on ne fait pas mieux dans le genre pied plat petit-bourgeois, entre chef de bureau ou cadre supérieur moyen, disons : neutre. Ne buvant guère ni ne se droguant à vue, sans femme qui lui prépare le frichti de Maigret ni penchants culinaires comme le Chili de Columbo.
    Or c’est à proportion de cette neutralité à lunettes disgracieuses, imper trop bien repassé, stature de plantigrade colossalement mou, donc rassurant, que le cher Horst Tappert, rescapé de la famille Trapp (autre hit de notre enfance), est bel et bien devenu le troisième homme de la trinité angélique des séries policières, avec Maigret et Columbo, avant le Renard (qui vient de changer de visage, soit dit en passant) et très au-dessus de concurrents léchés à la française (Navarro ou Julie Lescaut), sans parler des pauvres Xperts.
    Le secret du succès de ces trois Zéros ? A l’opposé, précisément, des insipides Xperts technocrates : la pâte humaine. Non seulement de l’inspecteur, mais également de son ami Harry, plus qu’un seul faire-valoir, des personnages souvent très bien dessinés, qu’endossent des comédiens non moins typés, au service d’un scénario sérieusement filé, certes moins richement élaborés que ceux de Columbo, moins poreux aussi que ceux de Maigret, mais qui ne modulent pas moins une image de la société contemporaine avec plus de nuances et de surprises que les séries françaises si politiquement correctes et si lisses de facture…
    Contrairement aux épisodes de Julie Lescaut ou de Navarro, ceux de Derrick, autant que ceux de Columbo, peuvent se voir et se revoir. L’esthétique en est assez affreuse du point de vue visuel, le moralisme sentencieux de l’inspecteur bavarois souvent pesant, et pourtant on l’aime bien, Derrick, il découvre les turpitudes humaines avec autant d’étonnement indigné que le spectateur moyen, et sa façon d’agir, sans trop d’armes brandies – juste quand « ça craint » - avec son flair et son feeling (comme lorsque Peter Falk renifle son coupable dès son apparition) a tout pour satisfaire l’homme ordinaire en chacun de nous…



    Panopticon532.jpgDernière affaire

    …Non, ce pays n’est plus pour le vieil homme, avait conclu l’Inspecteur au terme de la dernière affaire de sa carrière de défenseur de l’ordre moral bavarois, la plus sordide à vrai dire, où l’Innocence s’était trouvée souillée de la plus vile façon, au cœur de la cité, par celui que les médias, dès le lendemain de son arrestantion, appelèrent le Pervers à la Hotte…




    Panopticon544.jpgLes Adieux

    …A la fin de la soirée d’adieux à l’Inspecteur, tous ses collègues de la Criminelle, Harry en tête, accompagnèrent leur vieil ami au seuil de la taverne d’où ils le virent s’éloigner seul, une dernière fois, en direction des Jardins du Margrave, or voici que, peu après sa disparition mélancolique au bout de l'allée, ce furent les traces de deux individus qu’ils avisèrent là-bas, et tout aussitôt les limiers de s'interroger: mais qui donc, Gopverdammi, accompagnait le patron vers l'Autre Monde - et qui d’autre pourrait jamais résoudre cette énigme que lui et lui seul, qui n’y était plus pour personne ?...

    Images : Philip Seelen

  • L’aube venant

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    Un mot de l’Abbé Zundel.

    Croire, je ne sais pas, mais vivre Dieu : plutôt ça. Pourtant le dire est difficile. Trop de malentendus en découlent. Pas envie d’être classé croyant. Eventuellement pratiquant, si j’allais plus souvent manger le Christ en douce, huguenot infiltré à l’Eucharistie, mais croyant ça demande plus, et plus j’ose pas, sainte Joséphine. Plutôt du genre des pouilleux se pressant dans son antichambre lausannois, à attendre une thune de l’Abbé Zundel - une thune et des mots qui font du bien.
    Or mon ami R., lui, croyait au sens le plus strict du Credo. Tous les dimanches à la messe. Et tous les soirs, cependant, dans ce que les belles âmes appellent les mauvais lieux. Tous les soirs à se défoncer de sexe. Et tous les dimanches à demander pardon aux Trois Personnes. Et voici qu’un jour, n’en pouvant plus, il va se confesser à l’Abbé Zundel, ne lui épargnant rien de ses péchés affreux, au moins dignes de l’Enfer pensait-il, mais l’Abbé : « Continue, petit »…
    Maurice Zundel est mort en 1975. Mon ami R., lui, a si bien continué qu’il a été rattrapé par la Bête une vingtaine d’années plus tard. Il ne s’y présenta pas seul, mais avec son compagnon de vie, épargné par la Bête, et qui choisit de se perfuser avec lui. A leurs proches, les deux compères laissèrent une lettre joyeuse. Et le père de D., personnage de l’Eglise darbyste, connu pour son austérité morale, de constater simplement à propos du sacrifice de son enfant : « Devant tant d’amour, on ne peut que s’incliner »…

    Quant à nous continuons, soeurs et frères, belles-soeurs et beaux-frères, tandis qu'Osez Joséphine tourne en boucle...Zundel2.jpg

  • Notes sous la neige

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    A La Désirade, ce jeudi 18 décembre. – La montagne était ce matin sous la neige, la montagne et le lac et ses lointains. Puis un ciel noir s’est levé sur l’immensité blanche, avec une sorte de gravité mystérieuse qui m’a rappelé le sombre et lancinant hiver 1956, à l’arrivée des réfugiés hongrois dans nos classes résonnant de socques et fumant de mitaines alignées sur les radiateurs bouillants.
    Or je retrouve ce matin mon cher vieux Thibon, dans L’Echelle de Jacob, comme un compagnon de route avec lequel j’aime être autant en accord qu’en désaccord, mon paléochristianisme se distinguant à bien des égards de son catholicisme pur et doux.

    A la question de savoir pourquoi il est chrétien, Gustave Thibon, au répond : « Parce que j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni moi-même – d’un être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu’en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultanément le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l’aventure humaine débouche sur autre chose qu’un creux désespoir, une creuse interrogation ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l’homme. Parce que j’ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre, et celle, plus grande encore, d’espérer dans l’éboulement et dans la mort.
    Parce que je suis, à la fois et indissolublement, réaliste et excessif. Parce que je veux m’abreuver d’excès sans renier l’ordre dans l’excès. Parce que le christianisme seul nous ouvre une région supérieure où tout ce qui, sur la terre, est considéré à juste titre comme scandaleux, insensé et destructeur (l’espérance aveugle, l’amour sans frein, la confiance dans la fécondité du mal unie au refus absolu du mal…) devient sagesse et vérité ; parce qu’il verse en nous un sang nouveau et si pur que sa température peut monter indéfiniment sans qu’il y ait fièvre. »
    A tout cela j’adhère, à cela près que mon paléochristianisme est moins exclusif que le catholicisme de tradition du cher Thibon, et de moins en moins. Je reconnais évidemment l’originalité absolue du christianisme, qui me fait ressentir le monde avec cet « amour sans frein » dont parle Thibon, et, plus profonde, cette « confiance dans la fécondité du mal unie au refus absolu du mal », mais pourquoi me fermerais-je pour autant aux autres traditions spirituelles ou aux remises en question les plus radicales ?
    Gustave Thibon, proche de Simone Weil, n’y est d’ailleurs pas fermé, qui écrit encore : « Si Dieu existait, de telles horreurs m’existeraient pas, m’a crié cet homme. – Mais si Dieu n’existait pas, si un ordre spirituel n’était pas immanent au monde, si le chaos régnait partout, il régnerait aussi dans ton âme, et tu ne t’indignerais pas. Ton scandale et ton angoisse en face de l’ordre violé rendent témoignage au créateur de cet ordre. Cette indignation qui te fait nier Dieu, elle est la voix même de Dieu en toi, la voix d’un Dieu trouble encore, impuissant et pressé. »
    On est loin, alors, du Dieu des certitudes, autant que des certitudes athées: « Différence entre un impie profond et un chrétien « ordinaire » : le premier ignore Dieu personnellement, le second connaît Dieu de nom »…

  • Robin des bars

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    …Moi la justice, je t’explique, c’est pas compliqué : je ramasse ce qu’il y a où il y a et j’arrose où il y a pas, c’est pas plus sorcier que ça et j’ai le Brother pour moi: il a dit comme ça les derniers seront les premiers et ce que tu files au plus pauvre c’est à moi que ça revient, donc j’anticipe, je prends, je donne et pour moi j’me garde juste de quoi rappeler que le scout est bon mais pas poire…
    Image : Philip Seelen

  • L’ami de notre ami

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    Destination Palestine, via Google Earth et Battuta

    Les lecteurs de ce blog qui ont eu la patience de lire la centaine de lettres échangées depuis mars 2008 par Pascal Janovjak, jeune auteur franco-slovaco-suisse établi à Ramallah, et le sieur JLK, auront relevé plusieurs mentions, par celui-là, d’un certain Nicolas, auteur d’un certain blog à l’enseigne de battuta.

    Les amis de nos amis ne sont pas forcément nos ennemis, en tout cas Pascal choisit bien les siens (je parle de ceux de Ramallah…), à en juger par la qualité de ce blog, que Nicolas lui-même présente en ces termes:

    Battuta est né un 28 janvier 2008, à Ramallah. Je vis en Palestine et compte bien y rester quelque temps encore. Dans l'encadré "Palestine: rencontres" j'aimerais continuer à partager toutes les émotions qui émanent de mes découvertes humaines.

    La Syrie sera l'objet d'exercices d'écriture, seul ou à plusieurs. Avec des amis nous essayons, phrase après phrase de "reconstruire" nos souvenirs et parler de ce pays, parce qu'il nous a touchés et qu'on n'en entend pas toujours que du bien. Tous ceux qui ont vécu, ou passé dans ce pays, peuvent participer à l'écriture de ce livre ouvert.

    L'Irak est un conflit majeur de notre temps, qui nous pose à tous des colles essentielles. Cet encadré est en chantier, l'idée est d'y discuter des films qui paraissent sur ce pays, mais aussi de répertorier des blogs ou sites particulièrement intéressants pour s'informer sur ce qui s'y passe.

    battuta se veut, disons, de moins en moins personnel, et de plus en plus collectif. Tout le monde est le bienvenu pour y participer.


    Dans l’immédiat, ne manquez pas de rendre visite à battuta: http://battuta.over-blog.com


     

  • Fulgurances poétiques

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      L’art suraigu de Pascal Janovjak

    C’est avec une prose inouïe que se pointe Pascal Janovjak dans son premier recueil intitulé Coléoptères, une première soixantaine de morceaux, suivis d’une quinzaine d’Elytres. J’entends par prose inouïe: jamais entendue, ni vue, ni lue même si elle rappelle ces prosateurs de l’inquiétante, cosmicomique étrangeté que furent un Henri Michaux ou un Alberto Savinio, pas loin non plus des conteurs minimalistes à la Brautigan ou Edoardo Berti, sans qu’il s’agisse ici d’influences manifestes, plutôt de parenté
    Par exemple je cite intégralement Le Train : « Gare. Le train s’en file, porté par les voix des morts. Traverse la très-ancienne plaine avec à bord un caillou noir qui vibre avec le grondement des machines, résonne avec les plaintes des profondeurs.
    « Les boiseries laquées du compartiment reflètent les lueurs des lampes, je n’aurais jamais dû accompagner R. dans sa fuite, un noir caillou dans mes doigts, un verre de vin tremblant sur la table.
    « De l’horizon déboule le train, passe devant une ancienne cahute de bois et se perd dans la nuit d’en face, disparaît des yeux du chat qui traverse doucement la voie chaude ».
    C’est étincelant , plastique en diable, tantôt plutôt sculpté dans la matière verbe et tantôt plutôt flûté les yeux fermés mélancoliquement murmuré ou silencieusement sifflé comme siffle silencieuse la salamandre chauffant au feu doux.
    Il y a là-dedans des merveilles, comme l’évocation des cheveux follets d'Emma dans L’orage flaubertien, et j’aime le tout bref Week-end, après le restaurant : « Elle est ressortie nettoyer la vitre arrière, c’est gentil, l’antibuée ne marche plus.
    « Et à travers le voile translucide du givre qu’elle gratte, je regarde sa silhouette ondulante se découvrir peu à peu – elle trouve toujours de nouveaux moyens de me séduire »...
    Ce sont des « fusées » poétiques qui tiennent du conte-goutte ou de l’haïku au premier regard, mais qui ont un pouvoir de « diffusion » dès qu’à l’image des fleurs de papier proustiennes fameuses on les immerge pour qu’elle s’ouvrent toutes grandes comme les pages d'un possible roman esquissé.
    J’y reviendrai. Dans l’immédiat, je note que ce petit livre très remarquable paraît à l’occasion des quinze ans des éditions Samizdat, à Genève, et qu’il est l’œuvre d’un auteur de 32 ans né à Bâle et qui vit aujourd’hui à Ramallah.
    On peut vivre à Ramallah et écrire aujourd’hui ceci, sous le titre de La Maison :
    « Tu te rappelles ces os que nous avons trouvés dans la forêt Tu disais que c’était un animal, moi j’essayais de te persuader du contraire, jusqu’à ce qu’affolée tu t’enfuies en pleurant. Ensuite tu racontais tout à Maman et j’étais privé de dessert.
    « Je suis retourné voir la maison. Il n’en reste plus grand-chose et la mauvaise herbe a tout recouvert ».
    f41589e913a631d9d231a0d14fcee9ba.jpgPascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève, 2007.

    Pascal nous signale que le poète Jalel El-Gharbi a commenté ces jours son livre sur son blog, Un site de poésie et de lumière intelligente, d'un passeur généreux, à recommander absolument: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/

  • Dantec speed'n'light


    Dantec8.jpg

    Un nouveau roman qui se la joue Sailor et Lula futuriste paramystique…
    Après les grandes machines conjecturales assez stupéfiantes que furent Cosmos incorporated (2005) et Grande Jonction (2006), Maurice G. Dantec a marqué des signes d’essoufflement avec Artefact (2007), et c’est avec une road story plus émincée encore, quoique bien filée, qu’il nous revient dans son livre à paraître au début de l’an prochain, intitulé Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute.
    Cela commence par un braquage dans une vieille poste de la région parisienne et la ligne de fuite de la narration suit la cavale d’un couple speedé à mort, porteur d’un neurovirus dangereux qui a cela de particulier de rendre plus « performant » et, plus précisément, de faire vivre des «états augmentés». Lui, fils de gauchiste rejetant son paternel, informaticien de formation et se rêvant flic-mercenaire, s’est retrouvé braqueur avec Karen, journaliste lausannoise (!) issue d'une famille de Tchèques victimes du nazisme-et-du-communisme et fan du saxophoniste déjanté Albert Ayler, massacré en 1970 à New York. La motivation finale de ce couple d’enfer semble de se retirer sur une île lointaine pour y jouir du fruit de ses divers braquages. On conviendra que c’est mince. C’est même fastidieux si l’on compte les paragraphes consacrés aux ruses du couple pour échapper à ses poursuivants et répartir son butin sur de multiples comptes. Quelques épisodes violents relanceront l’intérêt du lecteur friand d’arts martiaux divers, mais c’est sur un autre plan qu’on retrouve (un peu) Dantec, même s’il n’a plus l’air d’y croire tellement lui-même.
    Le plan en question recoupe, on s’en doute, les composantes spatio-temporelles de la réalité, les interférences entre matière et musique, science et mystique – ce genre de choses, n’est-ce pas ? Au passage, on aura appris que le neurovirus, dit de Schiron-Aldiss, déclenche «une appréhension nouvelle des phénomènes quantiques, probabilistes et relativistes ». Cela peut aider, mais pas toujours comme on verra. Narby.jpgDans la foulée, Dantec nous rappelle les travaux de l’anthropologue Jeremy Narby sur le serpent cosmique, grâce auxquels nous savons désormais comment le chaman qui est en nous peut connecter son ADN personnel à la grande hélice cosmique. Soit dit en passant, Jeremy, installé dans les hauts de Lausanne (!!), est un garçon charmant qui vous fait bien saluer...
    Quant à l’angéologie version Dantec, elle joue  ici sur quelques motifs narratifs à vrai dire resucés, avec la mission révélée à Karen, via les « états augmentés » du neurovirus, de sortir Albert Ayler de ses limbes pour le réintégrer dans sa « forme infinie ». Ayler2.jpgEn quelque sorte : le salut par le saxo et l’intercession féminine. Albert lui-même, avec son instrument, est chargé de sauver l’équipage de la station Mir en train de se crasher. Mais rien ne se fera sans l'aide de Karen et de son mec. On croit comprendre ensuite que le couple est «déjà mort», sans l’être vraiment, son sacrifice ayant permis aux cosmonautes de survivre et au saxophoniste de trouver son chemin vers l’au-delà. Serait-ce plus clair avec un peu de meth ou de downers ? Trop sérieux s'abstenir...
    Or, comme il s'agit  de faire un peu sérieux, justement il est précisé en fin de course que le braqueur camé qui nous a embarqués a lu quelques livres édifiants durant sa période d’isolement médico-sécuritaire: un peu de Jung-Freud-Reich, mais aussi de l’ethnologie aborigène, la Bible et le Pères de l’Eglise en multipack.
    Ainsi cette bédé pour ados «augmentés» débouche-t-elle finalement, téléologie à la Dantec oblige, sur cette révélation: La Révélation, justement, autrement dit l’Apocalype. Yes Lula, c’est là qu’on va et souplement, dans les blue sued shoes d’Elvis sur lesquelle faut pas marcher, sinon gare: destination Armageddon…
    Maurice G. Dantec. Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute. Albin Michel, 210p. En librairie le 8 janvier 2009.

  • Veillée des silencieux

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                                                  VI



    Ce n’est qu’en suivant le flux du temps qu’on le remonte: à l’instant ce que je vois se dessine sur le jour de la nuit de neige, la page nouvelle est un immémorial déroulé d’ordinateur dans les arborescences duquel je tâtonne comme à travers un dédale de maisons et de chambres et de placards et de cartons et de trésors planqués au fond de tiroirs secrets de commodes à pattes de Baba-Yaga.
    À la première heure du premier matin j’ai vu surgir la maison de nos enfances de dessous l’eau et la voici, au retour des aubes sans oiseaux, qui flotte dans la nuit de neige où mille voix oubliées affleurent le silence.
    Un jour de neige nouvelle se lève sur l’île du monde et voici converger, du fond de nos mémoires, les cortèges de silencieux que nous accueillerons pour les entendre dans le temps donné de ce théâtre de novembre où la lumière est tissée du silence très doux des cimetières. De la neige nous arrive ce lent murmure. Notre enfance bien vieille ce matin, selon les horloges, retrouve sur scène la grâce d’une espèce de recommencement que marquerait l’âme quintessenciée de nos jeunes années, et se pointent nos chers aïeux de tous les siècles et de tous les arbres à sagesse – voici le temps de reprendre le récit des silencieux.
    Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des diverses villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début de ce siècle-là, attirés par les lumières et l’idée nouvelle d’une Amérique prochaine ; ils se retrouveraient là comme naguère et jadis, timides ou conquérants, posant fièrement ou paraissant s’excuser d’être sur la photo.
    La maison de Grossvater est ce qu’il a pu récupérer de la débâcle de l’Emprunt russe à son retour d’Egypte préludant à la Grande Guerre : elle a trois étages et des locataires payant rubis sur l’ongle, selon son expression, un assez modeste loyer et qui le restera. Sa montée d’escalier sentira toujours la peinture de couleur vert sombre, couleur de gravité forestière et que je reconnais avec un mélange de reconnaissance et d’anxiété, comme chaque année de nos premières vacances où nos tantes Rosa et Flora vont nous régaler en dépit de l’austérité sentencieuse de la maison et du climat de ces lieux alémaniques. Nous gravirons toujours les 66 marches conduisant à l’appartement de Grossvater comme à travers une raide forêt, et là-haut une verrière 1900 à vitraux singularise, sans luxe mais avec élégance, juste ce qu’il faut, l’appartement des mère et père de notre mère et de leurs deux filles institutrices dans la trentaine - toutes deux vouées aux enfants tenus pour difficiles dont les pères, souvent, boivent le soir.
    Sur les hauts de Berg am See, la maison de Grossvater affirme un sûr droit de cité, sans ostentation bourgeoise pour autant. L’entresol est occupé par le facteur d’orgues Goldau. De son atelier montent des parfums de bois travaillé et de colle qui se mêlent à l’odeur sylvestre de la cage d’escalier. Un petit garage attenant permet de ranger les bicyclettes de nos balades vespérales. Un jardin entoure la maison, séparé du jardin voisin par une clôture de bois, comme toutes les clôtures de l’époque. L’immeuble voisin est à quelques mètres, ni trop ni trop peu, et le suivant, et le prochain, à distance régulière et semblant alignés au cordeau tout le long de la rue parcourue par un trolleybus bleu, jusqu’au couvent des Franciscains. Au premier et au deuxième étages habitent des voisins assimilables aux gens ordinaires : les Gantenbein (lui est maître de musique, elle mère au foyer, deux enfants aux études) au premier, et les Stiller (elle a été bibliothécaire, lui est retraité de l’administration) au deuxième, dans une proximité discrète ponctuée de quelques invitations à prendre le thé, sans plus. C’est la maison bien habitée par excellence, selon l’expression de notre mère-grand paternelle, laquelle semble pourtant manifester quelque réserve en affirmant comme ça, comme son fils aîné notre père, qu’on y sent le Nord. Et de fait, il y a quelque chose de sévère dans la maison de Grossvater qui nous effraie toujours un peu, les enfants, surtout la nuit quand on voit des ombres bouger au plafond de la mansarde.
    Moins austère est bel et bien la maison de notre grand-père, dit Mister President, cette villa La Pensée dont lui et notre mère-grand ne sont à vrai dire que locataires et qui sent pour sa part, en bordure du jardin aux volières de notre ville, le Sud que figurent ses ornements de pierre de taille et ses moulures de stuc, son toit de fer-blanc bleuté aux gouttières à gargouilles, la couleur rose de ses façades, la véranda aux vitraux style Grasset, de petits palmiers comme à Nice, des vasques à tritons dans son jardin, de romantiques soupentes propices aux étudiants russes et aux jeux des enfants qui se sont multipliés à foison dans le soulagement sexuel de la fin de la guerre.
    Dans les deux maisons se retrouvent des murs entiers de portraits, mais sans rien de la solennité des familles nobles ou nanties : ce sont les effigies de nos familles à tous les âges, et ce sont elles qui me reviennent à l’instant dans mon rêve éveillé, comme affleurant la nuit enneigée.
    D’abord on ne verrait aussi bien, sur le fond noir de ce matinal écran de nuit de neige, que des visages s’allumer de loin en loin comme des lampes, où l’on reconnaîtrait aussitôt le pur ovale à chignon serré de Grossmutter, la très digne mère de notre mère aux gestes doux et réservés - une vieille à la vénérable simplicité qu’eût aimé peindre un Memling dans les tons gris argentés d’une chair comme spiritualisée; et dans la même tonalité paraîtrait la face plus rurale d’un Grossvater à moustache bien peignée, lui aussi tout de dignité et de retenue. Puis Mister President surgirait à son tour en grand-père à lunettes de fonctionnaire retraité féru de lecture et plus débonnaire, aussi bonne pâte que notre mère-grand massive aux cheveux chenus de soie floche, force et bonté dans son visage de paysanne endimanchée - tous deux qu’aurait peints plutôt un Bonnard dans leur véranda ocellée de reflets orangés de jardin vers le soir, et l’initiale double paire de nos aïeux (quatre portraits dont le souvenir groupé a ressurgi, peut-être, de quelque album sauvé de tous nos déménagements) nous regarderait sans trembler, comme suspendue hors du temps et semblant se demander ce que diable je vais leur faire dire.

    Image: Philip Seelen

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Le sol et la sève

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    … La forêt s’était mise en marche à notre approche mais nous l’avons rattrapée au nord des territoires et l’avons prise dans nos filets, ne retenant ensuite que les jeunes sujets à jus ardent, pour le ravissement des hautes lignées du pays - c’est d’ailleurs à l’odeur qu’on reconnaît le Sapin de pure race aryenne digne d’une famille de noble sillage, au pied duquel chacun de nous puisse disposer les cadeaux qui prouvent sa foi et son attachement aux Vraies Valeurs…
    Image : Philip Seelen

  • Rêverie

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    …Même si j’ai l’air vachement stressée et pressée, dans la rue du matin, quand je cours à la boîte, je reste sur mon nuage, tu peux pas savoir ce que ça me ressource de flotter comme ça entre deux eaux tout en y allant dare-dare, et dans l’ascenseur encore, vingt-cinq étages, je vogue et je vague, mais dès que j’ai passé la porte de l’Entreprise, dès que je me retrouve en face de Lui, Le Con, qui m’appelle Mon Petit, comme tu sais, dès ce moment-là c’est le masque et le compte à rebours, en attendant la rue du soir…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui vivent hors du temps

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    Celui qui te fait comprendre que son temps est compté / Celle qui établit la courbe statistique des fréquences thématique des gravures de Rembrandt / Ceux qui répètent comme des andouilles blêmes que le temps ne fait rien à l’affaire / Celui qui estime qu’un miracle daté est une preuve de trop / Celle qui prétend avoir en elle une Horloge GMT qui suspend son vol durant l’Acte / Ceux qui se reconnaissent à cela qu’ils ont perdu leur montre sans le montrer / Celui qui estime que la maison close a son temps imparti / Celle qui estime avoir le droit de disposer du temps de ses domestiques pour leur enseigner la Bonne Parole / Ceux qui se sont retirés du temps pour s’aimer 24h. sur 24. / Celui qui vous confesse ses vilenies du 7 octobre dernier vers 2 heures du matin et vous en veut de ne pas obtenir la pareille / Celle qui reçoit imaginairement le souverain pontife Benoît XVI et lui fait remarquer qu’il retarde à tous égards sur le passé / Ceux qui n’ont jamais vu Dieu mais le tapotent à tout moment (prétendent-ils) du bout de leur canne d’aveugles / Celui qui lit Le livre de sable dans son bain de boue / Celle qui cite les Pères de l’Eglise pour en imposer à ses collègues de la Bibliothèque des Aînés / Celui qui dit non pour mieux dire oui / Celle qui couve l’oignon de son oncle Marcelin d’un regard indubitablement concupiscent, Ceux qui aiment bien leur vieille carcasse en dépit de sempiternels rhumatismes articulaires aggravés ces derniers temps par des accès de mélancolie liés au temps qui passe et à la disparition des loutres, etc.

    Peinture: Joseph Czapski, acryl sur toile.

  • Pensées de l’aube

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    A propos de Simone Weil et d’Albert Camus
    A La Désirade, ce lundi 8 décembre.
    - Il a fait ce matin une aube lustrale, limpide et tonique, toute belle et toute bonne à reprendre la lecture belle et bonne de deux ou trois livres non moins toniques et limpides, à commencer par L’Insoumise, bonne et belle défense et illustration de la personne et de l’œuvre de Simone Weil par Laure Adler.
    « Car, aujourd’hui, nous avons besoin de la pensée de Simone Weil, écrit Laure Adler, de sa clairvoyance, de son courage, de ses propositions pour réformer la société, de ses fulgurances, de ses questionnements, de son désir de réenchanter le monde ».
    Weil2.jpgC’est en cheminant « dans les pas » de Hannah Arendt que Laure Adler est revenue à Simone Weil dont elle avait lu, à l’adolescence, La pesanteur et la grâce. En 2007, pour documenter un hommage sur France Culture, elle se plongea dans l’immense chantier des Cahiers après avoir lu L’Enracinement, autre livre majeur.
    « Ce fut une véritable odyssée, un vertige.
    Cette fois-ci l’admiration se transformait en passion.
    Pourquoi est-elle si peu lue ?
    Pourquoi est-elle si peu connue ?
    Ce livre est un livre d’admiration qui se donne pour but d’agrandir le cercle des amoureux de Simone Weil ».

    Rien pour autant de l’hagiographie dans cet ouvrage immédiatement dense et passionnant, qui raconte Simone Weil en l’abordant par la fin, si l’on peut dire, dès la Noël 1942 où elle se retrouve à Londres, brûlant de se faire parachuter en France pour en découdre avec l’Ennemi, mais de plus en plus faible, malade et le cachant, approchant inexorablement cette grande vérité qu’elle sait à la mort. Mais c’est la formidable vitalité intérieure, et son goût aussi pour les bonnes choses de cette bonne femme drôlement allurée, niant apparemment sa féminité (c’est à vrai dire plus compliqué) pour mieux se donner à un amour total, que fait revivre Laure Adler en mêlant vie quotidienne et travail de fond, dans le monde et à sa table, à partir de L’Enracinement.
    A Simone Weil, avant d’ouvrir L’Insoumise, j’étais revenu derniers ces jours, par Albert Camus qui en a publié la première édition, à la redoutable Lettre à un religieux, livre du feu de Dieu qu’on pourrait dire le plus chrétien des livres conspuant l'Eglise.
    Rien de plus étranger au Christ, selon elle, que le catéchisme du Concile de Trente. « Car la vérité essentielle concernant Dieu, c’est qu’il est bon. Croire que Dieu peut ordonner aux hommes des actes atroces d’injustice et de cruauté, c’est la plus grande erreur qu’on puisse commettre à son égard ».
    Albert Camus, qui la cite souvent dans ses propres Carnets, devait boire du petit lait en lisant cette Lettre à un religieux, aussi sévère envers les Hébreux nationalistes et fermés à l’esprit de douceur, qui « ont eu pour idole, non du métal ou du bois, mais une race, une nation, chose tout aussi terrestre ».
    « Tout se passe comme si avec le temps on avait regardé non plus Jésus, mais l’Eglise comme étant Dieu incarné ici-bas. La métaphore du « Corps mystique » sert de pont entre les deux conceptions. Mais il y a une petite différence : c’est que le Christ était parfait, au lieu que l’Eglise est souillée de quantité de crimes ».
    Rien d’angélique là-dedans, pas plus que dans les appels de Camus à la « trêve civile » en Algérie, mais le seul et constant souci de revenir à une religion d’amour trahie par la conquête.
    C’est en quoi, notamment, je vois la réflexion de Simone Weil comme une pensée de l’aube, plus ardente, plus profonde, plus follement verticale que la « transcendance horizontale » de Camus. Mais de celui-ci, je viens de relire La Chute, qu’on pourrait dire la face sombre de l’homme contemporain, à laquelle Camus entreprit d’opposer la face matinale du Premier homme

    Weil1.jpgLaure Adler. L'Insoumise. Actes Sud, 271p.

  • Une écriture de survie


    Biolaz.JPGDeux milans sous les nuages, de Jean-Daniel Biolaz.

    « Le monde va mal », écrit Jean-Daniel Biolaz, « ce n’est pas la peine d’en rajouter. Nul besoin d’aller mal moi aussi. Au contraire, en m’efforçant de prêter attention à mon espace de jubilation, je veille à entretenir la petite flamme »…
    Or cette « petite flamme », vive et fragile à la fois, court tout au long de ce « journal des bords » que Jean-Daniel Biolaz, handicapé (il lutte depuis une quarantaine d’années contre la sclérose en plaques), tient ici jour après jour de 2004 à 2007, alternativement par dictée (en prévision du jour où il y sera contraint de force) et à la main, avec l’aide de sa femme Françoise qu’il sera obligé, en mai 2006, de quitter pour intégrer une institution spécialisée. Flamme de lumière et d’amour : lumière de la nature et de ses beautés, autant que de ses présences familières (la petite chatte Honorine) ou plus sauvages (milans ou corneilles), de ses heures et de ses saisons changeantes, amour des créatures et présence constante de la « princesse » partageant son existence depuis plus d’un quart de siècle.
    « L’ouvrage qui suit porte la griffe de mon existence physique », note Jean-Daniel Biolaz en préambule, précisant aussitôt: « Je ne m’identifie pourtant pas à mon handicap ». Celui-ci compte certes dans la dépendance où se trouve l’auteur de ce journal, au fil d’un quotidien souvent alourdi ou perturbé par moult « emmerdements », mais le lecteur retiendra surtout la « santé » de cette écriture de survie, l’auteur accueillant le monde et réfléchissant au sens de la vie, oscillant entre un moral « en porcelaine » et des bouffées de bonheur - comme tout le monde, serait-on tenté de dire. A cela près que les mots pour le dire, ici, sont lestés d’une nécessité de survie marquée au sceau de l’amour de sa compagne. Ainsi que le note Odile Cornuz en postface : « Cet amour debout, malgré tout, trouve ainsi son expression au détour d’une page : « Je te porte en moi comme tu me portes en toi /Et dans l’ensemble, on se porte bien »…
    Jean-Daniel Biolaz. Deux milans sous les nuages. Editions d’En Bas, 208p.

  • Ceux qui en ont vu d’autres

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    Celui qui va remplacer son épouse infidèle par un chihuahua / Celle qui entend des voix dans le Bois du Sourd / Ceux qui n’ont pas de secret pour leur jardinier créole / Celui qui se dit incapable de tuer une femme tout convaincu qu’il soit qu’elle n’a pas d’âme / Celle qui ne supporte pas les succès de sa mère au karaoké / Ceux qui résistent au fou-rire qui les menace d’éclater à l’approche de l’homme-toupie / Celui qui a fait de la luge avec Bashung en 1965 du côté du Ballon d’Alsace / Celle qui a été initiée à la calligraphie par un maître dont les gardes rouges ont coupé les mains / Ceux qui écrivent leurs poèmes en marchant et le disent volontiers à la radio ou à la télé sans qu’on le leur demande / Celui qui a une malle pleine d’inédits comme Fernando Pessoa (dit-il) / Celle qui estime que la griserie de l’acrobatie aérienne vaut l’écrasement final statistiquement très probable / Ceux qui ont été persécutés sous Ponce Pilate sans qu’on se souvienne d’eux / Celui qui a connu le voile noir dans son bombardier survolant la Cochinchine / Celle qui s’est jurée de ne plus envoyer de pyjamas de Noël à ses neveux ingrats / Ceux qui tâtonnent dans la nuit moite à la recherche d’un corps éventuel / Celui qui démarche ce qu’il appelle des vitamines de bonheur / Celle qui prétend qu’un paon n’a aucune conscience de lui-même en dépit de son apparente fierté à l’instant de faire la roue dans la cour de la porcherie du voisin bègue Marcelin / Ceux qui écrasent leur cigare dans les reste de l’omelette norvégienne en souriant à leurs hôtes pacsés à Noël dernier / Celui qui ne rêve même plus de pénétrer dans la rue morte à bord de l’auto à neuf places / Celle qui dit au beau Marco qu’il sera son butin de fin de soirée sans se douter qu’à minuit pile il se transformera en statue de pierre ponce / Ceux qui font du rollerskate sur les tuiles de vent du glacier d’Arolla / Celui que son beau-père a oublié sur une aire d’autoroute sans se rappeler dans quel Etat / Celle auquel l’éthéromane demande de ne pas le déranger dans son lait de brume / Ceux qui ont échangé leur sang au bord de la rivière aux écrevisses en 1955 et sont morts cinquante ans plus tard la même année et le même jour sans s'en douter, etc.

  • Rouge et noir de la passion

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    Angélique Ionatos à Lausanne

    Un mélange de sauvagerie et d’extrême raffinement, de sensualité et de sentiments sublimés, de force expressive et de poésie délicate marque l’art incomparable d’Angélique Ionatos, de retour au théâtre Kéber-Méleau (« le plus beau du monde », à son dire) pour deux programmes distincts.

    Le premier, Eros y Muerte, décline les nuances violemment contrastées de la passion amoureuse et des ombres de la mort. La chanteuse, d’une présence incandescente, y apparaît successivement dans une flamboyante rouge, puis en noir à rubans pourpres, accompagnée de trois musiciens en parfaite symbiose avec elle et sa guitare : César Striscio au bandonéon à touche latino, David Braccini et son violon aux accents tsiganes, et Claude Tchamtichian dont la contrebasse, lancinante ou percussive, suggère jusqu’à l’inexprimable…

    Ionatos4.jpgLe grand lyrisme est de partout et en consonance, comme l’illustre ici le « blues » profond, entre érotisme et élégie, d’une Angélique sans rien de diaphane, bien plutôt piaffante et craquante, tantôt enjôleuse et cajoleuse, tantôt incarnant la pasionaria qui rappelle que le printemps peut-être celui de l’amandier en fleurs (l’arbre en question étant féminin dans la langue grecque), mais aussi le décor tragique d’une exécution de résistant. 

    De Pablo Neruda (les si beaux poèmes de la Centaine amoureuse) à Kostis Palamas (le Victor Hugo grec évoquant notamment un chèvrefeuille érotique) ou Kostas Karyotakis (le noir Jour d’avril), en passant par Anna de Noailles et Léo Ferré, Angélique Ionatos transite d’une langue à l’autre avec la même grâce qu’elle change de rythme ou de couleur musicale.  

    Pour ceux qui auraient manqué ce premier récital (dont une partie est accessible en CD), un autre rendez-vous est à prendre avec Angélique Ionatos, en duo cette fois avec Katerina Fotinaki, pour une fusion de voix et de guitares, dans Comme un jardin la nuit, en compagnie des ombres lumineuses de Sappho et de Barbara, de Léo Ferré et de Panos Tountas, entre autres poètes grecs aimés :   « Pour l’amour de l’amour… des êtres, de la poésie, de la musique,
    de la langue grecque et de la française, leur amour n’ayant pas de frontière. »

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, Eros y Muerte, jusq’au 14 janvier ; Comme un jardin la nuit, du 17 au 21 décembre. Me-je 19h, ve-sa 20h30, di 17h30. Réservations : 41 21 625 84 29. cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 5 décembre 2008.

     

  • Dernières nouvelles du siècle

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    Où il est question de la dérive d’un jeune drogué et d’une barre de chocolat. Que la révolte gronde derrière les portes de la pauvreté. De l’étrange damnation frappant un innocent.


    «Est-ce que vous comprenez,
    est-ce que vous comprenez,
    mon bon monsieur, ce que ça veut dire,
    quand il n’y a plus nulle part où aller ?»

    Dostoïevski, Crime et châtiment


    Le jeune junkie en équilibre instable au bord d’un siège de la remorque de la ligne 7, un soir d’hiver.
    Les gens debout aux visages indifférents, dont chacun rumine une autre histoire.
    Ceux qui se demandent s’il vont faire un geste.
    Ceux qu’il empêche de passer.
    La femme bien mise que les cheveux crasseux du junkie font penser à son fils –

    Si j’osais encore,
    se dit-elle,
    si j’osais encore
    le prendre
    dans mes bras


    Le jeune homme au beau visage dont le frère est mort d’overdose.
    Ceux qui pousseraient le junkie avant de le piétiner.
    Ceux qui pensent qu’on n’a que ce qu’on mérite.
    Et le bruit sourd, tout à coup, de sa chute.
    Ce tas bleu sale au milieu du couloir et les angles vifs de ses membres comme désarticulés.
    Ceux qui l’enjambent pour gagner la sortie.
    Sa mère, quelque part, s’il a une mère (pense le jeune homme au beau visage, qui a vu son frère en manque à deux reprises: qui sait ce que c’est).

    Et ce qui se passe maintenant: le colosse d’âge indéfinissable, au visage mafflu d’enfant demeuré et au corps ballant d’obésité, monté dans la remorque à l’arrêt précédent, qui bute soudain sur le junkie.
    Le premier coup de pied qu’il donne dans les côtes de celui-ci.
    Ceux qui se détournent pour ne pas voir ça.
    Le regard, au contraire, du jeune homme au beau visage.
    Le second coup de pied de l’obèse à la bouche duquel mousse une sorte d’écume.
    La détermination animale avec laquelle l’obèse frappe une troisième fois le junkie, contraint de se replier de côté en râlant, puis qui relève la tête et découvre, avec un lointain effroi, la face baveuse de son persécuteur.
    La barre de chocolat entamée qui tombe de la poche du blouson maculé de boue du junkie, attirant aussitôt l’attention avide de l’obèse.
    Le lent mouvement du junkie de se relever.
    Ceux qui l’aident à ce moment-là - le jeune homme au beau visage et deux autres types genre quarantaine démocrate chrétienne.
    La force soudaine du jeune homme au beau visage qui se charge seul du junkie pantelant.
    Les mots confus que le junkie parvient à articuler à l’adresse du jeune homme au beau visage, qui dit alors,

    okay, ça va,
    je vais t’aider...


    Ceux que la scène émeut à présent.
    Ceux qui font le geste de soutenir les deux jeunes gens accrochés l’un à l’autre, qui se dirigent vers la sortie.
    Ceux qui en veulent maintenant à l’obèse, sans broncher pour autant.
    Ceux qui, dedans, estiment que l’incident est clos.
    Ceux, dehors, qui n’ont personne qui les attend.
    Ceux qu’attendent le reproche, les cris et les coups.
    Là-bas dans la neige, le junkie suppliant le jeune homme au beau visage de l’accompagner au Drop In.
    Le jeune homme au beau visage consultant sa montre, et qui hésite, car il est ce soir de garde à l’Institution.
    Pendant ce temps, dans la remorque du 7, le mouvement de l’obèse, semblant proche de tomber à son tour, et qui attrape soudain la barre de chocolat restée au sol après le départ des deux jeunes gens.
    Le geste animal avec lequel il porte aussitôt le chocolat souillé à sa bouche sous le regard de ceux qui s’impatientent de passer à table.
    La dame au visage poudré, coincée derrière un grand type en imper de cuir noir et qui a tout vu, mais qui ne trouve alors qu’un mot à murmurer,

    Seigneur...


    La dame au visage poudré qui fait du porte à porte avec sa patente de vendeuse de cartes de Noël aux jolis motifs faits main
    Ceux qui reconnaissent aussitôt son coup de sonnette et se claquemurent.
    Ceux qui reprochent au Portugais de la laisser entrer.
    Ceux qui pensent qu’elle est de mèche avec une bande.
    Ceux qu’indigne sa présence dans un immeuble bien habité.
    Ceux qui l’observent par le judas.
    Ceux qui lui ouvrent.
    Ceux (quelques-uns) qui lui ouvrent les bras.
    Sa méfiance cependant. Sa dignité. Son quant à soi.
    Sa dégaine de vendeuse de grand magasin, rayon mercerie (ce qu’elle était avant de perdre son emploi).
    Son odeur de poudre. Son odeur de propre. Son odeur de laque à cheveux bon marché. Son odeur de femme esseulée.
    Sa façon de s’asseoir tout au bord du siège qu’on lui avance et le regard rapide qui lui permet de jauger le client.
    Sa capacité d’adaptation à (presque) tous les cas.
    Ceux qui apprécient une visite.
    Ceux qui admirent ce qu’elle appelle son don, ou son cran (l’aide surtout du Seigneur, précise-t-elle)
    Ceux que le nom du Seigneur met en confiance.
    Ceux qu’il effraie à l’évidence (on ricane, on s’agite, on est hors de soi).
    Ceux qui lui font plus ou moins des avances.
    Ceux qui ont l’air d’avoir tout.
    Celui qui n’avait plus rien de rien: Le désespéré du septième, comme elle sans emploi, qui l’a fait entrer un soir dans sa carrée vide, et qu’elle a aidé à se bouger.
    La similitude de leur vie malgré l’écart des âges: la même enfance massacrée, l’alcool du père, l’épuisement de la mère - le lot ordinaire des mal lotis.
    Mais les idées positives qu’elle lui a données, et le conseil de chercher le Seigneur, le conseil de ne plus fumer.
    Leur premier goûter sur la table de verre ramassée sous le nez des Kosovars, le jour de ramassage des déchets encombrants.
    Ceux qui ont murmuré dès qu’ils ont vu la femme au visage poudré multiplier ses visites au désoeuvré du septième.
    Ceux qui sont allés raconter que tout cet ameublement, ce poste de télévision, cette installation stéréo, ces décorations que le désoeuvré du septième récupérait devant les immeubles des quartiers résidentiels, étaient sûrement volés.
    Ceux qui ont mis en garde la femme au visage poudré, et qu’elle a traités de pharisiens en invoquant le nom de Jésus.

    Ceux qui en ont conclu qu’elle avait une affaire avec le désoeuvré du septième.
    L’apostolat dont elle se sent investie depuis quelque temps.
    Le bagou qui lui vient quand elle voit ce qu’elle voit.
    Les images dont elle émaille son discours: Madame, Monsieur, la colère gronde derrière les portes de la grande pauvreté!

    Ce qu’elle doit dire.
    Ce qu’elle doit absolument dire.


    Mais son silence de l’autre soir.
    Son silence, alors qu’il eût fallu crier, son silence dans la remorque du 7, quand le débile à commencé de frapper le jeune drogué, et le seul mot, le seul nom qu’elle n’a fait que murmurer...


    L’enfant qui a tout saccagé la nuit dernière dans sa chambre de l’Institution.
    Ceux qui disent qu’il est habité par Satan.
    Ceux qui pensent à certaine solution.
    Ceux qui voient en lui le symbole de la déréliction de l’époque.
    Ceux qui l’aiment et ceux qui l’aident.
    Ceux qu’il aime et ne peut aider.
    Les lacérations, jusqu’au sang, marquant les bras du jeune homme au beau visage qui était de garde toute la nuit.
    L’exténuement du jeune homme au beau visage, comme s’il s’était battu avec l’Ange.
    L’enfant contemplant à présent la neige tombée sur les champs qui entourent l’Institution, les forêts proches et lointaines, les monts proches et lointains, le monde proche et lointain vibrant encore horriblement, malgré la neige, sous les pas obsédants du Monstre.
    L’enfant vidé lui aussi, dédoublé, qui sait qu’il pourrait se donner le monde et qui oublie un instant que jamais cela ne lui sera permis.
    L’enfant à qui rien n’est permis que fuir le Monstre ou se faire passer pour lui.
    L’enfant qui aimerait aimer le jeune homme au beau visage, et qui le traite de pute à con.
    La fatigue absolue du jeune homme au beau visage, et son refus non moins absolu d’abandonner l’enfant.
    Ceux qui planchent sur le cas depuis cinq ans.
    Ceux qui trouvent que c’est beaucoup d’argent claqué.
    La douceur extrême avec laquelle chacun s’exprime en colloque au moment d’aborder le dossier de l’enfant.
    La douceur extrême avec laquelle l’enfant essaie d’aimer ceux qui l’aiment, et le déchaînement soudain du Monstre fracassant le mur, jaillissant de l’écran, déchirant sa page d’écriture ou le menaçant de lui exploser la tête s’il s’avise de lui échapper.
    L’enfant, alors, qui ne se permet plus rien.
    L’enfant qui se défend de sourire. L’enfant persuadé que ce qu’il mange est excrément. L’enfant persuadé que le mal est en lui.
    Ceux qui, d’ailleurs, l’appellent la Créature du Mal.
    Ceux qui ont tenté de l’enlever à l’Institution afin de l’exorciser.
    Ceux qui diagnostiquent sa mort virtuelle.
    Ceux pour qui la vie perdrait toute saveur s’ils l’abandonnaient à sa démence.
    L’enfant qui murmure à présent à la fenêtre qu’il va refaire le monde en buée.
    Le jeune homme au beau visage souriant en silence.
    L’enfant esquissant des champs, des forêts, des plaines, des rivières, des nuées, mais tout se dissipant soudain en buée dans les larmes de l’enfant: le Monstre venant de réapparaître au fond du ciel qu’il s’est donné.
    Le jeune homme au beau visage déjà prêt à affronter la crise annoncée.
    L’enfant qui se redresse alors pour laisser le Monstre se déchaîner en lui.
    Ceux qui se battent en lui comme des chiens enragés.
    Ceux que la haine des maisons et des nations rassemble en lui.
    L’enfant de la discorde et de la violence.
    Ceux qui ne pensent plus. Ceux qui ne sentent plus. Ceux qui ne souffrent plus. Ceux que tout indiffère. Ceux que tout a dévastés. Ceux qui , jamais, n’ont rien osé. Ceux qui, jamais, n’ont rien payé. Ceux qui, jamais, n’ont rien aimé ni personne. Ceux qui n’ont rien donné. Ceux qui n’ont rien reçu. Ceux qui en ont trop vu. Ceux qui en ont trop bavé.

    Ceux qui n’ont plus nulle part où aller.

    Image: Amsterdam, 1971. Claude Paccaud.

  • Ceux qui ne parlent pas

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    Celui qui se tait par humilité / Celle qui craint la rumeur pour l’avoir endurée / Ceux qui n’ont pas été éduqués / Celui qui devait demander la permission de prendre la parole à la table familiale des De Preux / Celle que les confessions télévisées genre Delarue font gerber / Ceux qui avouent tout sans rien dire / Celui auquel quelques mots de son père tiennent toujours lieu de ligne de conduite / Celle qui se répand en insinuations qu’elle dément aussitôt après / Ceux qui n’écoutent jamais les autres que lorsqu’ils en sont flattés / Celui qui estime qu’on devrait revenir au port de la cravate au sens figuré / Celle qui ne comprend pas pourquoi son fils aîné lui a toujours dissimulé son drame perso / Ceux qui n’ont jamais trouvé l’occasion de parler à leur frère / Celui qui se livre volontiers à son coiffeur sauf s’il y a du monde / Celle qui se la joue invitée de Daniel Picouly dans son bain moussant / Ceux qui trouvent que même le silence parle trop, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Faitout de la lecture

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    A propos d’une escale lausannoise de François Bon et de ce qu’il en advint.
    Qu’y a-t-il de commun entre Walter Benjamin et le livre à venir, Francis Ponge et la meilleure manière de faire couper les jeunes au suicide, les caves de la Bibliothèque universitaire de Lausanne dans lesquelles on lit diverses indications topographiques et telle interjection : Déposez les fantômes !, Kafka et les débuts du cinéma, Baudelaire revenant des Indes et décidant de ne RIEN faire avant de découvrir le simultanéisme contemporain, Robert Walser visitant une exposition de peinture par le truchement d’une émission de radio, Kafka faisant l’acquisition de La Chartreuse de Parme, à Paris (séjour catastrophe à crise de furonculose aiguë) sans savoir un mot de la langue de Stendhal, le même Kafka relisant Don Quichotte comme le faisait Henry Brulard avant lui, Le retable des merveilles de Cervantès et La Guerre des Gaules, Flaubert écoutant la lecture du même Quichotte sur les genoux de son grand-père, l’unicorne de Pline et le rhinocéros de Dürer, la fable de la maman crapaud et de son petit récité par un jeune Tourangeau (prénom François) et Le livre de sable de Borges ?
    Rien en commun pour un spécialiste de littérature confiné dans sa strate de seiziémiste ou de dix-huitiémiste, et pour François Bon se livrant à l’impossible exercice de présenter sa bibliothèque idéale : tout ce qui aura mariné dans le faitout de sa cuisine littéraire personnelle, où l’évocation de l’origine de l’écriture peut se fondre-enchaîner, sur un écran portatif, avec sa dissolution en nébuleuse de lettres-sons-cris-soupirs soulignés par un riff puissant de Jimi Hendrix…
    Devant une centaine de personnes, hier soir à l’aula du Palais de Rumine - « folie » architecturale dalinienne digne de la gare de Perpignan (disons baroque mastoc néoflorentin, les plafonds de l’aula ruisselant des nudités néoclassiques du laborieux Rivier), l’auteur de Tumulte, récit-journal nocturne d’un écrivain-capteur vivant dans sa chair la mutation des signes, comme disait René Berger avant tout le monde, François Bon, donc, bondissant d’un thème à l’autre en désignant rameaux et nœuds et branches et racines et fleurs envolées d’un seul grand arbre ou d’une seule grande fresque (au fond de l’aula, retournez-vous), a relevé ce qui pourrait être une projection cartographique de sa pratique de la lecture, articulée à son écriture juste citée à la volée.Bon16.jpg
    Tout commence et tout finit avec le Quichotte, grand lecteur de romans de chevalerie dont Pierre Ménard tirerait aujourd’hui autant de resucées de polars. L’aimable assistance aura-t-elle suivi François Bon sur tous ses sentiers digressifs et saisi tous ses clins d’yeux allusifs ? Probablement pas, sans qu’on pût reprocher au « conférencier » de ne pas tenir son contrat. Certes il n’aura pas parlé de Proust, ni de Musil, ni de Céline, ni de Joyce ni de Ramuz (il serait obligé de prononcer Ramuse) ni de Dante, ni de Michaux ni de Mann, ni de Faulkner ni de Tolstoïevski, mais François Bon a cela de rare aujourd’hui, qu’avait un Charles-Albert Cingria à un degré d’élucidation à vrai dire plus cristallin: le sens du détail révélateur qui relie tous les points de la circonférence au même centre vivant.
    A la question solennelle et nécessaire : où va l’homme ? que nous nous posons tous, Alexandre Vialatte répondait : il va au bureau. Et qu’est-ce que la littérature ? C’est ce que vous êtes en train d’en faire en continuant de lire et d’écrire, les enfants, de Lascaux à Novarina (que François Bon allait faire lire ce matin aux gamins du Gymnase du Bugnon), de Walter Benjamin qui pressentait génialement de nouvelles formes de l’écrit et du lire en 1927 (merci au compère François de nous le rappeler) à Kafka griffonnant à sa pauvre table, entre ses sœurs emmerdeuses, dans la même position penchée que saint Augustin.
    Avant son escale lausannoise de lundi soir, je ne connaissais François Bon que par certains de ses livres (Tumulte surtout), son immense travail sur la toile et une lecture mémorable aux Petites Fugues de Besançon. Nous relie aussi l’amitié de Marius Daniel Popescu, dont il aime l’écriture incarnée, lequel Popescu lui fit d’ailleurs porter hier une fiole de blanc vaudois (Marius est ces jours à Bucarest pour la sortie de la traduction roumaine de La Symphonie du Loup). Or il nous importait, à l’un et à l’autre, de nous rencontrer tels que nous sommes. Et pourquoi donc ? Le virtuel ne nous suffit-il donc point ? La littérature aurait-elle besoin de s’incarner ?
    L’aventure est devant nous et nous la vivrons pleinement…

  • Esseulement

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    …Vous n’avez pas idée de ce que nous manquent les chiards quand ils ne sont plus là, pas seulement leurs petits derrières qui te glissent dessus, mais leurs cris de joie quand ils te retrouvent, la panique des plus mioches - c’est vrai quoi pour un deux-ans t’es quasiment la première sensation de foncer à l’abîme – et l’impatience de recommencer des plus crânes, et les mères et les pères et les nurses et les dragueurs de nurses qui te tournent autour comme des hélices, mais voilà qu’on se retrouve à l’abandon, ça va durer tout l’hiver à ne faire qu’espérer le retour des chiards…
    Image : Philip Seelen