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Livre - Page 156

  • Une irradiante détresse

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    Imre Kertesz à Paris


    Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flamboyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le «bonheur sans fard» des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua «les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge» ?

    Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut-lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspiration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi «naturel» que de recevoir des coups de son tortionnaire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un «effet de Larsen» fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre «cyclope féminin se nourrissant de bruits», à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du «socialisme goulasch» ?

    Nous nous posions ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’«espèces d’usines» dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur «douceâtre» et «en quelque sorte gluante» ?

    Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils nous venaient «naturellement» à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute «professionnelle» ou «mondaine» qu’elle fût, cette «conférence de presse» signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un «must» médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.

    Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui-ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’extasiait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue; et nous revint la remarque incroyable du jeune protagoniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime «fini», le voici qui entend «la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée: je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration». Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le réviso dans son coin) pleins de reconnaissance pour le «héros du jour»; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleusement» revivifié leur langue commune.

    Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout. En l’occurrence, cependant , les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919.» Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est «un résistant», cette consécration ? A quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. «J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années», a-t-il ajouté. «Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski».

    Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux «plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. «J’ai été chargé d’un fardeau», a-t-il précisé, «que je dois transmettre au lecteur». Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante «naïveté» du protagoniste de son chef-d’oeuvre, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde. Enfin, comme nous l’interrogions personnellement sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son oeuvre, Imre Kertesz nous a confié que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. «C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré»...

    LE CHEF-D’OEUVRE

    Etre sans destin n’est pas un livre anti-fasciste ni un réquisitoire documenté sur les camps de concentration: c’est un roman de formation, ou plutôt de «déformation», le récit candide d’un garçon qui, a quinze ans, a été (gentiment) prié de descendre d’un autobus, pour se retrouver bientôt avec une petite foule d’autres jeunes gens, puis dans une grande foule de juifs de tous âges. Après trois jours à Auschwitz, où il voit ses compagnons de voyage partir en fumée, il se retrouve à Buchenwald où il va devenir, en quelques mois, un cadavre vivant. Sur un ton préfigurant celui du film de Roberto Begnini, ce livre (1975), infiniment troublant par son humour, déjoue toute tentative de réduire le déporté à son rôle de pure victime innocente qui doit absolument renaître et donc oublier. Sali par le destin, Kertesz dépose sur notre front la même tache humaine.

    Imre Kertesz. Etre sans destin. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 366p.

    LE ROMAN DE LA NEGATION
    Des années après la composition de son premier livre, un écrivain survivant à l’écart en alternant traductions et comédies médiocres, se rappelle les circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’édition, à Budapest, lui ont refusé son ouvrage jugé «un peu amer» ou «de mauvais goût», incapable de «donner une expression artistique» à un sujet pourtant «terrible et bouleversant». D’une écriture singeant violemment le réalisme socialiste, ce livre aussi singulier que le premier, mais plus hirsute, constitue l’exorcisme du second choc traumatique vécu par nombre de déportés, et une méditation bouleversante sur la Shoah vue avec le recul des années. Dans sa seconde partie, revenu du fond de son désarroi, l’écrivain brosse un tableau ravageur du socialisme réel à la manière hongroise. Telle étant la pièce centrale (1988) de la trilogie de l’«absence de destin».

    Imre Kertesz. Le Refus. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 348p.

    LITANIE DU REFUS
    Troisième élément du même triptyque, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas résonne comme un long cri de révolte et de désespoir, immédiatement lancé au ciel sous la forme d’un «non» radical et sans appel, ensuite modulé comme une plainte relevant tour à tour de la douleur la plus vive et d’une colère cosmique rappelant celle de Job. Empruntant son titre à la fameuse oraison funèbre de la tradition juive, ce livre extraordinairement tendu, de structure très savante, est simultanément un roman et un poème d’une puissante amplitude émotionnelle. Jouant sur d’incessantes reprises thématiques et musicales, cet ouvrage d’imprécateur (1990) est lui aussi un exorcisme littéraire de la «vie invivable» que la déporté à choisi de vivre sans retrancher rien de ce qui a été ni de ce qui continue d’être, mais en refusant de donner une vie de plus à la vie.

    Imre Kertesz. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 158p.

    JOURNAL DE NOTRE TEMPS
    Au lendemain de l’effondrement du communisme, en 1991, Kertesz vit une nouvelle période de désarroi personnel tandis que ceux qui, pendant des décennies, ont pratiqué la langue de bois, se justifient pour mieux rebondir dans la nouvelle société «libérée». Avec une lucidité qu’aiguise chaque jour la lecture de Wittgenstein, dont il est en train de traduire les Remarques mêlées, Kertesz note que «la leçon qu’on peut en tirer est que ces hommes ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus.». Tout au long de ces pages tissées de réflexions et de lectures, de rencontres et d’observations, qui le voient voyager de Vienne à Leipzig ou de Munich à Berlin, Kertesz ressaisit le présent avec une merveilleuse qualité de présence, à jamais dédoublé cependant en face sombre.

    Imre Kertesz, Un autre. Chronique d’une métamorphose. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 150p.

    Portrait d'Imre Kertsez: Horst Tappe

  • Le tabou des vaincus

    Berlin5.jpgW.G. Sebald et la mémoire allemande


    Quel rapport particulier peut-il bien y avoir entre la littérature et la guerre aérienne ? Cette question nous replonge dans la terrible période vécue par le peuple allemand à la fin de la Second Guerre mondiale, marquée par le déchaînement apocalyptique du feu du ciel sur les grandes villes, correspondant à un véritable plan d'anéantissement. A elle seule, la Royal Air Force largua un million de tonnes de bombes sur le territoire allemand au cours de quatre cent mille vols, coûtant la vie à près de six cent mille victimes civiles. Si ce programme de destruction massive souleva de virulentes polémiques, ce fut ... en Grande-Bretagne, où le caractère « moralement indéfendable » et « contraire au droit de la guerre » d'attaques visant essentiellement des civils fut opposé à une stratégie par ailleurs non productive et coûteuse à tous égards (les pertes anglaises étant évidemment considérables), relevant finalement d'une sorte de « justice suprême ».
    On sait mieux aujourd'hui quelles inimaginables souffrances furent vécues par la population des villes allemandes, souvent brûlées vives, et pourtant rares furent les témoignages de ceux qui en réchappèrent, notamment sous forme d'écrits. Loin de se trouver incorporée dans la mémoire collective, la destruction a été remplacée par l'exaltation de la reconstruction, comme si la mauvaise conscience trouvait un apaisement dans l'entretien de ce tabou.

    Né en 1944, W. G. Sebald a longuement enquêté sur les raisons et les composantes de la conspiration du silence qui a marqué le temps de son enfance « idyllique », qu'il documente et analyse dans une suite de chapitres dont certains feront se dresser les cheveux sur la tête du lecteur. C'est qu'à son habitude Sebald nourrit sa recherche de la vérité de faits avérés, en deçà ou au-delà de toute « littérature ».
    Rappelant que trois ou quatre écrivains seulement, tels Heinrich Böll dans Le silence de l'ange (qui ne parut cependant qu'en 1992 !), Hermann Kasack dans La ville au delà du fleuve ou Arno Schmidt dans ses Scènes de la vie d'un faune, sauvèrent l'honneur de leur corporation, l'essayiste montre néanmoins à quel point ces livres traduisent eux aussi la difficulté de cette prise en compte de la réalité, également très tardive ou marginale chez les historiens. Sans poser au juste pour autant, Sebald illustre une fois de plus ce que peut être, malgré tout, l'honneur de la littérature.

    W. G. Sebald. De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 153 pp.


    Dresde45.JPGDans l’inferno de Gomorrha

    Mon père arriva au mois de juillet à Hambourg pour un congé de deux semaines. Il était avec nous au moment des pires bombardements. Je me souviens comme si c’était hier de ces moments terribles. Les quatre bombardements qui ont le plus dévasté notre ville pendant toute la guerre ont commencé le 24 juillet 1943. Celui du 27 juillet fut le plus violent. Des tapis de toutes sortes de bombes, entre autres au phosphore, furent lâchés sur tous les quartiers de la ville dont une grande partie fut anéantie. Nous étions assis dans notre abri avec quelques voisins. Je connaissais bien les sifflements des bombes et je savais juger si la bombe était tombée à proximité. Le bruit ajouté des bombes et des canons anti-aériens devenait infernal. Nous étions saisis d’un sentiment de fin du monde et nous nous sommes tous couchés par terre, prêts à mourir. Mon père avait pris ma main. Subitement, nous entendîmes des cris à la porte restée ouverte: “Votre maison brûle !” Alors la mort fut oubliée, mon père monta les escaliers à toute vitesse et, avec les gens venus de l’extérieur, il grimpa au grenier pour éteindre le feu causé par une bombe incendiaire. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas une bombe au phosphore que l’on ne peut éteindre avec de l’eau, mais seulement avec du sable. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à pleurer d’émotion. J’avais onze ans.

    Le temps de ce mois de juillet était splendide, beau et chaud. Mais le lendemain matin, le ciel était gris-noir, on ne voyait plus le soleil. Toute la ville de Hambourg semblait en flammes. Plus tard, nous avons appris que la stratégie des Anglais, développée par leur maréchal Arthur Harris, visait à créer un véritable ouragan de feu en employant des bombes incendiaire, des bombes au phosphore et des mines aériennes pour réduire ainsi toute la ville en cendres. La même méthode, qui provoque un embrasement généralisé, a été pratiquée contre bon nombre de villes allemandes. L’opération Gomorrha contre Hambourg (fin juillet 1943) a tué 50.000 personnes environ, étouffées ou brûlées vives. Ce fourneau de 1000 degrés a laissé des cadavres gros comme des pains. Ceux qui ont réussi à s’enfuir sous le feu devaient parfois fouler des morceaux humains collés dans l’asphalte ramolli par le feu. Le pilote britannique Richard Mayce a décrit ce feu comme l’Inferno de Dante. Il est devenu pacifiste après cette expérience. Par ailleurs, lorsque les équipes de sauvetage ont commencé leur travail après l’arrêt des incendies, elles ont été horrifiées. Des gens, pour se sauver, avaient sauté dans l’eau bouillante des canaux ! Les dizaines de milliers de morts qui se trouvaient dans les ruines avaient attiré des rats, des vers et des myriades de grosses mouches. Les autorités ont dû faire le maximum pour éviter une épidémie.

    Pour revenir aux événements près de chez nous, nous étions complètement sous le choc. Au bout de notre rue, une ferme a reçu des bombes au phosphore. Elle a entièrement brûlé avec tout le bétail. Les gens ont pu se sauver. Une autre maison a brûlé et, dans une rue voisine, plusieurs maisons ont été soufflées par des mines aériennes. Une file interminable de gens avec des valises ou de petits chariots fuyaient la ville. Certains avaient des brûlures de phosphore aux bras, aux jambes ou au visage. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, aucun soldat. Je regardais ce défilé. Soudain, l’idée m’est venue que nous avions beaucoup de pêches dans notre jardin. J’ai demandé à mon père si je pouvais en distribuer à ces pauvres gens. Mon père a acquiescé. Les gens étaient traumatisés et désespérés. Ils disaient à peine merci. Ma mère se trouvait dans un coin sur un fauteuil en gémissant que son coeur lui faisait mal. J’ai eu très peur.

    Gerda L’Eplattenier

    Nota bene: Ce texte, extrait de souvenirs personnels, m’a été envoyé par Gerda L’Eplattenier à la suite de la parution de l’article ci-dessus consacré à Une destruction, paru dans les colonnes de 24 Heures. Née à Hambourg et âgée de sept ans lorsque la guerre a commencé, cette Allemande établie en Suisse romande confirme l’impossibilité de parler de la destruction des villes allemandes jusque dans les années récentes.

  • Salzbourg sous les bombes

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    Une page de L’Origine, de Thomas Bernhard
    En relisant L’Origine de Thomas Bernhard, et plus précisément l’évocation des bombardements de Salzbourg en 1944, on voit mieux comment l’exagération, chez cet écrivain de l’outrance, tend à une sorte de vérité poétique d’épopée, un peu comme chez Céline – et je pense plus précisément à la fuite de celui-ci à travers l’Allemagne et au fabuleux épisode de la traversée des ruines de Hanovre dans la chronique de Nord.
    Quant à TB, sa remémoration des foules se pressant dans les galeries souterraines n’est pas moins saisissante, avec le même genre de montées en crescendo aboutissant à des visions faites pour s’imprimer dans la mémoire du lecteur : «Dans les galeries elles-mêmes, où la plupart avaient déjà leurs places par droit héréditaire, c’était toujours les mêmes qui étaient ensemble, les gens avaient formé des groupes, ces centaines de groupes étaient assis tant bien que mal sur le sol pierreux durant des heures et maintes fois, quand l’air manquait et quand les gens s’évanouissaient par rangées entières tous se mettaient à crier puis il se refaisait souvent aussi un tel silence que l’on croyait que ces milliers de gens dans les galeries étaient déjà morts. Sur de longues tables de bois disposées pour cet usage on étendait les gens évanouis avant qu’on les traîne hors des galeries et il me souvient encore des nombreux corps de femmes entièrement nus sur ces tables que les secouristes, hommes et femmes, massaient et que trps souvent nous-mêmes massions sous leur direction pour les maintenir en vie. Toute cette société des galeries, pâle, affamée et promise à la mort était de jour en jour et de nuit en nuit plus fantomatique. Accroupie dans les galeries, dans une obscurité uniquement remplie d’angoisse et sans aucun espoir, cette société promise à la mort parlait par surcroît toujours de la mort et de rien d’autre. Toutes les terreurs de la guerre dont ils avaient eu connaissances et qu’ils avaient personnellement vécues, des milliers de messages de mort arrivés de toutes les directions, de toute l’Allemagne et de toute l’Europe étaient discutés par tous dans ces galeries avec une grande insistance. Pendant qu’ils étaient assis dans ces galeries, ils répandaient librement dans l’obscurité qui régnait ici leur conviction de la ruine de l’Allemagne, de l’évolution toujours plus marquée du présent vers la catastrophe mondiale la plus grande qu’il y avait jamais eu et ils ne s’interrompaient que totalement épuisés… »

  • Lettera amorosa

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    … Je reviens à mon écritoire, Lucinda bien aimée, pour vous dire une fois de plus, au milieu des ruines dont nous ne désespérons plus tout à fait d’être bientôt relevés par quelque faveur du Ciel, dans quelques jours peut-être le saurons-nous ? combien la seule évocation de vos yeux doux et de votre prénom, irradiant quelle lumière, suffit à m’apaiser au retour des Opérations…

    Image : Philip Seelen

  • Poésie à quat'sous

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    …Leur plan ultime est de nous couper les ailes, à nous autres poètes, ils n’ont jamais supporté nos déambulations rêveuses, ils tolèrent de moins en moins nos merveilleux caprices et nos fantaisies, la seule idée que nous puissions voler par-dessus les toits alors qu’ils restent claquemurés dans leurs bureaux, les insupporte -  mais comment ne pas les plaindre à l’instant de nous envoler ?

    Image : Philip Seelen

  • Transsubstantiation

            

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     Le Christ mort de Holbein est un cadavre jaunâtre tirant sur le vert à barbiche de fil de fer, mais je n’y perçois aucun ricanement de l’artiste. Cela va-t-il ressusciter nom de Dieu ? Oui, cela ressuscite à l’instant. A l’instant je ressens, sur ma peau, la beauté de cette horreur. Le diable enrage, et moi je me sens plein de vie éternelle.

     

  • Lamento

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    … Et le soir venant, voyez-vous, Monsieur Dieu, je rentre à la maison, je suis bien fatigué, voyez-vous, j’ai tracé mon sillon, j’ai travaillé à la sueur de mon front, enfin j’ai fait ce que j’ai pu, on me dit que je suis fait du rocher dont on fait les statues mais c’est du charre: y a que vous, qui avez inventé la maladie de la pierre, qui pouvez imaginer ce que c’est nom de Dieu…

    Image : Philip Seelen

  • Grand Seigneur

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    …Tu crois que je t’ai pas remarqué, le type à la visière, tu crois que j’ai pas remarqué ton manège, comment tu m’as visé, de loin et de près, comment tu m’as cadré, sans te douter que le Black il a des yeux partout, et comment tu t’es dit, je le sais, parce que le Black il en sait un bout, comment tu t’es dit : le Black de dos, le Symbole, la Story, mais allez, mec, c'est dimanche, vas-y, shoote-moi ce Black sur un Mur, je te la fais gratos…
    Image : Philip Seelen

  • Transparence

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    ...Je vous ai proposé de nous rencontrer les trois, cette fois, pour que ce soit enfin clair entre nous, pas comme les autres fois, avec l’un ou l’autre, là maintenant vous vous connaissez, vous vous voyez enfin, y a plus de questions ni de sous-entendus, et là j’en profite pour vous dire une fois de plus combien je vous aime définitivement les deux et pas l'un plus que l'autre, donc voilà, nous trois y a plus de problème ou quoi ?…
    Image : Philip Seelen

  • Opération Lézard


    Jollien4.jpgClin d'oeil matinal, à travers le brouillard, à l'ami Alexandre Jollien...

    Je riais sous cape ce matin en me rappelant l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça: Opération Lézard. Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme de l’Opération Lézard. De fait, c’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est: à savoir un clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap.

    D'où j'écris à l'instant, je n'ai qu'à me pencher un peu pour distinguer, tout là-bas entre les lambeaux de brouillard, au bord du lac, à La Tour-de-Peilz, ce coin de table éclairé sur lequel travaille Alexandre. Or il doit être en train de penser, puisque voici se dissiper les nuées confuses. Et pour chasser tout à fait la purée de poix: Opération Lézard !

  • Ceux qui observent les migrations

     

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     Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur / Celui qui note sur ses bretelles les prénoms de ses nouvelles conquêtes / Celle qui n’a plus disséqué de goitreux après 1957 / Ceux qui lisent De l’amour avec la nouvelle prof eurasienne / Celui qui prétend que son rapport à la finitude a changé depuis que Gilberte est entrée dans sa vie / Celle que le besoin de se réinitialiser (selon son expression) contraint à changer souvent de partenaire et de voiture / Ceux qui citent par cœur les articles qu’ils ont publiés il y a tant d’années déjà / Celui qui se croit toujours le meilleur coup de la paroisse / Celle qui sait que ce n’est plus lui mais le nouveau pasteur / Ceux qui s’agglutinent dans le bar gay sans se douter que le détonateur de la bombe qu’un employé homophobe de la mairie y a déposée a finalement merdé / Celui qui estime que Vienne n’a jamais su reconnaître son talent de violoniste du fait de son origine sénégalaise / Celle qu’une émotion enfantine a saisie à la découverte du Chardonneret de Carel Fabritius / Ceux qui négocient le prix d’un ange de bois polychrome de la fin du XVIIe avec un marchand ignare que leur excès d’intérêt pour cette bricole commence d’intriguer un max / Celui qui se peint les ongles en vert en souvenir d’Andy Warhol / Celle qui écoute L’Amérique de Joe Dassin dans son studio mal chauffé du Quartier rouge / Ceux qui ont l’intention de dynamiter la nouvelle éolienne de leurs voisins Van Wetering dont les journaux ont trop parlé, etc.

    Carel Fabritius, Le Chardonneret. Mauritshuis, La Haye.

     

  • Les dents de la nuit

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    Pour Philippe Rahmy


    Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et cruelle ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la cruelle nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait en souriant le méchant Dieu.
    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu s’ingéniait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.

    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans le Grand Livre de la Santé de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire souriant et cruel, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…
    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit parfait dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que telles sont les Voies du Seigneur.
    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de la voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je saurais sans le savoir : je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur l’arête de mes dents du crétacé de Laurasia, bien après que les mers se furent retirées, nous laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…
    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris encore : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché...

    (Ce texte est extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
    Les citations en italiques sont tirées du livre de Philippe Rahmy, Demeure le corps. Cheyne, 2007
    Image: Dessin à la plume de Louis Soutter.

  • Loterie

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    … Qui pouvait prévoir, tu peux me dire, qui aurait pu s’imaginer, en la voyant comme ça, la belle Aurore, fraîche comme une rose, vraiment la jolie blonde et mensurée top, vocation mannequin à vingt piges - ça faisait pas un pli et voilà que, d’un jour à l’autre, voilà que ça lui tombe dessus sans crier gare : LUPUS, rien que le nom c’est l’horreur, Lupus érythémateux, ça craint, surtout qu’y en a 40 sur 100.000 et que c’est pour elle, Aurore, enfin je t’esplique juste que c’est pour ça que plus personne la voit…

    Image : Philip Seelen

  • La soupe aux mots

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    De Babar à Babouchka, d’Aleph à Zanskar, de l’Abaca de Manille à la Zwanze ou au gaz Zyklon, nous avons écumé tous les alphabets, l’enfant et nous, et tous les enfants venus ensuite, et les îles et les ailes tournoyant dans l’Univers en vertu consécutive du premier geste de l’universel Bing et de son compère Bang frappant de concert sur le non moins universel GONG.
    Le mot GONG rayonnait. Le mot GONG irradiait à travers l’eau du Temps, dirai-je plus pompeusement. L’infinie vibration ondulatoire et corpusculaire du mot GONG me ramenait à la maison sous l’eau de mon enfance, et le grand entonnoir du Temps m’avalait et je devenais cette onde infinie que le mot GONG faisait capter, tant d’année après, par l’enfant amusée, médusée qui, dans leur bain, disait Bing à sa sœur lui répondant doucement Bang.
    Dans le bain des enfants nous avons retrouvé tous les mots. Il n’y a qu’une eau dans le mot DIEU que personne n’a jamais vu et que nul, par conséquent, n’écrira jamais, sauf pour de semblant, comme on dit, théologisais-je dans le bain des enfants. Ce nom quelque peu mystérieux de DIEU, disais-je aux enfants, ce nom sans prénom, vous ne le regarderez pas plus que le soleil dans le ciel, mais regardez bien le mot SOLEIL et le mot CIEL que le magicien des dictionnaires ne cesse de faire se transformer en SONNE ou en SUN ou en CIELO, en HIMMEL ou en SOLE, et cent autres mots soleillent dans le ciel constellé des dictionnaires, et le mot DIEU peut-être regardé, mais prenez garde au nom de Dieu qui contient toute notre eau sacrée, disais-je aux enfants médusées.
    Votre théologie sent le fagot à plein nez, m’avait dit Monsieur Lesage qui préférait, quant à lui, se tenir à distance de celui qu’il tenait pour un être surtout mauvais, fauteur de guerres et de cancers - vous arrangez le Tyran à votre convenance, mais je vous aime bien pour cela même, vous le refaites à notre ressemblance, pour un peu votre Dieu réformé prendrait un peu de nos guerres et de nos cancers sur Lui, mais ne lui demandez pas de rendez-vous pour moi, abstenez-vous, j’en reste là, vous en fumez une ?

    Or nous étions restés, dans le bain des enfants, nous étions restés à sonder les mots quelque temps. Le mot LAC et le mot LUNE. Le mot OCEAN. Le mot CONTINENT. Ce que je leur montrais, de nos genoux affleurant l’eau, que j’appelais les Monts de la Lune. Les îles des nez de la mère et du père affleurant le lagon écumant de savon: alors le mot HUTTE, le mot COCOTIER. Un doigt remontait sur une cuisse émergée et c’était Robinson se sentant bien seul, et voici que Vendredi le rejoignait, surgi d’une cuisse voisine, et l’on riait et batifolait, mais l’heure tournait, l’eau refroidissait, on allait devoir se coucher proclamait la mère incessamment prévenante.
    Alors, après que la mère s’était retirée, comme la mer se retire après la marée, Le mot PERE, le mot CORPS, le mot MYSTERE se trouvaient possiblement évoqués le temps d’une autre expédition de par les îles variées. Aux enfants petites, dans leur bain, le corps du père ne celait aucun mystère, n’était ce bestiau-là dans sa forêt, quand elles n’en avaient pas, n’ayant elles qu’une fente de tirelire: comme leur mère elles appelaient ça le pistolet, qu’elles n’avaient pas, mais ce corps de père sans mystère, ce corps tellement envahissant n’avait fait que passer dans leur eau et leurs mots avec lesquels il était tellement mieux de jouer seules, à écouter sous l’eau le gong évoquant le mot CŒUR et le mot SANG dont il fallait se détourner vite pour des mots plus rigolos.
    Les mots POUPOUNE et FOUFOUNE. Les mots qui vous laissent le bec dans l’eau : l’exclamation Au secours je me noie, le mot AÏE, tu me piques, les mots mouillés de GRENOUILLE, et je te saute dessus, ou de PAPOUILLE, mais tu me pinces, c’est triché - le mot PANIQUE aussi quand le requin annoncé par la voix du père incorrigible (grondait la mère) surgissait des grands fonds dans l’eau du bain des écervelées, alors je ne joue plus, alors le mot DEJA, le mot SCHLUSS de la grand-mère - les mots de la fin du bain préludant à la fin de tout, se diront plus tard les enfants se rappelant ces déchirants instants de s’arracher au Jeu, et c’étaient alors suppliques et répliques, et les fines sirènes entortillées comme des anguilles se trouvaient happées, enveloppées, séchées et talquées, prêtes à être mangées toutes crues par l’Ogre à baisers.
    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: Gravure d'Armand Desarzens.

  • Le mot DANSE

     

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    Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, quelque soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser.

    Je serais Isadora et je danserais et danserais, semblaient alors dire tous les gestes et les mouvements de l’enfant à sa danse, seule là-bas sur le haut gazon et sans voir qu’elle était vue, sans s’en soucier nullement d’ailleurs, toute à sa danse, gracieuse et rieuse, tout à son geste et à son mouvement de danser et danser.

    Isadora1.jpgOr ce geste et ce mouvement, je le revis à présent les yeux fermés dans la brume du jour se levant, ce geste et ce mouvement de cette première danse de l’enfant sont l’émanation même de la geste en mouvement de l’enfance et tout commence de tournoyer, dans le geste et le mouvement du temps, et me revient toute la grâce de cette après-midi dans l’absolue fraîcheur de l’été sous les glaciers dont les eaux tombées du ciel semblent se répandre sur les épaules des prairies suspendues, me revient toute l’émouvante beauté de cette enfant qui danse quasi nue et trouve, invente, se plie et se déplie dans la lumière intemporelle de cette après-midi d’innocence – et le soir, pour la première fois, le soir la petite dans son cahier de mots, la petite écrira le mot DANSE.

    Or à cet instant-là, tandis qu’elle dansait et dansait sur la pelouse, toute grâce et presque nue, l’homme et la femme, plus que nus ceux-là, la regardaient et dansaient et dansaient sans être vus, dansaient en houle et en foule de gestes et de mouvements, et le soir le père guiderait la main de l’enfant pour écrire le mot DANSE qui contient la chose, et la mère, peut-être, contiendrait depuis ce jour un nouvel enfant dont le père conduirait, peut-être, un jour, la main pour écrire le mot CHANT - un jour elles seraient deux enfants à danser et la mère et le père revivraient, tant d’années après , cette danse infinie de la geste d’enfance. 

       Brume13.jpgLes arbres, ce matin, étaient comme autant de danseuses en foule dans la brume soyeuse des derniers feux d’arrière-automne, mais c’est sans mélancolie aucune que je me suis repassé ces autres séquences heureuses de nos enfances et des enfances de nos pères et mères, de tout ce qui danse au monde dans le tournoiement des gestes et des mouvements de nos enfances et de nos adolescence et des enfances et des adolescences de nos mères et pères et de leurs mères et pères et voici que les miteux et les marmiteux du quartier de nos enfances se sont mis à danser à leur tour, voici les boiteux qui se sont mis à danser en faisant tournoyer leurs béquilles, voici les bigleux qui se sont mis à cingler la brume de leurs cannes blanche pour y voir enfin tout ce monde qui danse, et le grand Ivan s’avance au bras de sa nouvelle fiancée, et le petit Ivan le singe en dansant avec sa sœur puînée, tout se met à tourner, les défunts se relèvent de dessous le gazon et se mettent à danser et danser,  voici que mon pauvre Pilou nous rejoint sur le grand pré et se met à tournoyer dans la chemise trop grande pour lui qui lui fait des sortes d’ailes de zoulou, allez bandes de pédés, comme il disait le filou, tous les pelés du quartier, à votre tour d’inviter l’Augustine et de la faire danser et danser, et je retrouve à l’instant la main de mon enfant dans la mienne, et j’inscris le mot DANSE, et le mot s’ouvre comme la brume ce matin s’ouvre sur ces arbre semblant danser dans le flou, danse de mots et de morts nous rejoignant à l’instant sur le papier où le mot CHANT à son tour s’ouvre, et toutes les mélodies de nos enfances et de nos adolescence affluent alors et se mêlent, il n’y a plus ce matin qu’une musique au monde et dans les branches des Indiens et des Nègres et des Chinois et des Gentils et des Nuls de partout, tous chantent et dansent dans le silence absolu de cette brume de l’aube où le seul mot de DANSE m’a rendu cette après-midi d’été éternelle où notre enfant petite et nue dansait seule dans la soie de l’air - il faut tout à l’heure que je lui balance un SMS où je n’inscrirai que le mot DANSE, et à sa sœur puînée aussi pour pas l'enjalouser, à sa mère dans la foulée et ça nous délivrera de ce monde lourd de ces jours, voici la danse et la transe d’humanité, bande de crevés, suffit de vous déhancher et de vous déjanter dans la foulée des jolies filles-fleurs de l’été qui jamais ne passera, promis-juré, suffit d’y croire et de vous faire légers, voici l’Afrique et l’Amérique de nos enfances tatouées, allez, galopants, galopez carrousels de notre enfance à caramels.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)     

     

  • Le retour du refoulé

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    …Non Monsieur le Président, il ne s’agit en aucun cas d’une nouvelle manifestation de l’Axe du Mal, la seule explication du phénomène tient aux conséquences de l’effet de serre sur la rétraction du manteau provoquant la chute de la masse magmatique et la formation de caldeiras dont remonte ce qu’on appelle le Cerveau du Volcan, oui Monsieur le Président, c’est exactement ce que nous vous avions annoncé à Kyoto, affirmatif Monsieur le Président: la fécondité de la Nation est désormais menacée, non Monsieur le Président, cette image inappropriée ne sera pas transmise aux médias, oui Monsieur le Président, nous la Classons X…
    Image : Philip Seelen

  • Recyclage

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    … D’ailleurs y a pas que de tes vieilleries de gosse de riche que tu peux tirer un max de thune, y a tout le reste, vraiment tout, t’as pas idée de ce qui fait pisser le dinar, par exemple tes souvenirs de môme dans ta famille de bourges, tu vas pas me dire que tu veux retenir quoi que ce soit de tout ça, donc tu te pointes sur E-Bay et là t’es sûre, ma chère, de faire grimper l’enchère…

    Image: Philippe Seelen

  • Ceux qui font de l’ingérence de fortune

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    Celui qui parle développement durable et roule 4x4 / Celle qui se dit maintenant gérante d’infortune / Ceux qui affirment que les lois du marché ne sont pas incompatibles avec l’intervention citoyenne de l’Etat en cas de crise systémique / Celui qui rappelle que le fait de polluer est la marque de notre appropriation légitime du matériel naturel / Celle qui recycle ses déchets dans la rivière la plus proche / Ceux qui prônent le retour à une économie de guerre / Celui qui s’est établi aux îles Caïmans dont on lui a recommandé le climat favorable en matière fiscale / Celle qui reproche à son fils Hervé-Gaëtan d’afficher une tête de perdant  alors que Dieu a sauvé  la banque familiale de toutes les séquelles de l’athéisme contemporain / Ceux qui font partie des 100 millions d’Européens gagnant moins de 700 euros par mois / Celui qui demande  à sa plus vieille et sa plus onéreuse maîtresse de renoncer à se faire lifter avant les prochaines nouvelles de la Bourse / Celle qui pallie le stress de l’Entreprise en s’inscrivant à un cours de relaxation érotique chez un gourou postbaba / Ceux qui estiment (sans le dire) que la Crise mondiale  est un superdéfi (top secret)  à relever pour ceux qui comme eux ont toujours pratiqué la stratégie du choc, etc.

    Image: Richard Aeschlimann, Occident. Encre de Chine, 1973.

  • Drame


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    ... Vous constatez là une mise en espace/temps de l’Image qui est rythmiquement scandée et dramatisée par cette triple diagonale qu’on a vu dans le premier Hitchcock et qu’on retrouvera dans le cinéma japonais, pensez aux polars de Kurosawa, mais le coup de génie de ce cadrage réside dans l’imperceptible décalage du regard du tireur et de l’angle du tir - et vous aurez une pensée pour le modèle qui s’est crashé dans son hélico juste après le shooting, mais ça c’est de l’anecdote…

    Image: Philip Seelen

  • Le Rapport

     

    Panopticon22.jpg… La victime était assise sur le siège arrière droit de la Limo et lisait le dernier James Lee Burke en fumant des Lucky’s, de temps à autre elle jetait un regard inquiet vers Percy, le chauffeur censé l’emmener downtown sur l’ordre du Balafré, alors qu’on avait passé le pont sur le fleuve et que les banlieues se clairsemaient sur fond de neige sale et de ciel bas, ensuite on ne voit pas très bien ce qui a pu se passer entre Killer Joe, l’homme de main du Balafré, et la victime, après que Stony s’est arrêté sur le terrain vague, mais on déduira scientifiquement que le sort de la victime s’est joué à cet instant précis (vers 23:07 GMT) comme l’a établi notre Service au vu de cette seule trace…

    Image: Philip Seelen

     

     

  • La méthode douce

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    …Depuis quelques temps elles mordent à mort, faut vraiment faire hyper gaffe, à force de les appeler stars du printemps on en a fait des vaniteuses vindicatives et c’est à pleines mâchoires qu’elles attaquent de leurs crocs aiguisés comme des couteaux, on a eu de terribles dégâts collatéraux dans certaines cliniques et autres centres funéraires non sécurisés, et ça s’aggrave quand les médias s'en mêlent alors que là, tu vois, tu y vas tout en douceur et tu lui parles, tu l’appelles par son prénom, tu lui dis Miranda, ma chérie, ou Ballerina ma jolie, et ça ne fait pas un pli : tu la vois redevenir la jeune fille en fleur batave qu’elle a toujours été au fond, tout à fait bien élevée, propre sur elle et conne comme un sabot…

    Image : Philip Seelen

  • Le temps du Jeu

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    Il a suffi d’une petite paire de ciseaux de plastique bleu pour enfant pour faire éclater le premier rire de l’enfant. L’enfant est devenu Quelqu’un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile ou les oreilles de lapin ou les oreilles d’âne. Ces ciseaux de plastique bleu se trouvaient là quand le père est revenu de voyage, comme le lui rappelait Ludmila hier soir après le cinéma, où ils sont allés voir L’Enfant, elle pour la première fois, lui pour la énième - tu revenais juste de voyage et tu as pris ces ciseaux de plastique bleu posés à côté du futur nécessaire de couture de Mademoiselle Cécile, et tu lui as montré le bec de canard en faisant coin-coin et ça l’a fait éclater de rire pour la première fois.
    Jusque-là, l’enfant n’avait jamais vu aucun canard de si près, n’était celui de plastique jaune de sa baignoire, mais sans doute avait-elle déjà entendu le coin-coin des canards du fermier voisin, là-bas à l’impasse des Philosophes où elle avait passé ses premières semaines d’hiver, emmaillotée comme une poupée russe et roulant déjà ses yeux en bille de loto, ressemblant alors passablement au ministre français Raymond Barre. Or c’était le semblant de canard, et pas le vrai, c’était le jeu de faire coin-coin qui avait fait éclater l’enfant de rire, un vrai canard l’eût peut-être épouvantée à ce moment-là tandis que la seule évocation du canard, assorti du coin-coin réglementaire, la seule imitation du bec de canard avait déclenché ce premier rire auquel j’avais repensé la veille au soir, les larmes encore aux yeux, mais des larmes de joie, après les larmes amères et consolantes à la fois de la dernière séquence de L’Enfant.
    L’Enfant
    raconte cette affreuse histoire d’un enfant vendu par désespoir dans un monde où le rire et les larmes ont le même goût d’amertume, mais L’Enfant raconte aussi l’émouvante beauté de l’homme perdu qui revient et de l’amour perdu qui revient, L’Enfant dit tout l’affreux du monde qu’un seul éclat de rire d’un enfant voyant un canard bleu suffit à égayer un instant, comme un éclat de joie sous le ciel bas, et ce premier rire de Quelqu’un va se répéter sous le ciel de tous les jours et voici Mademoiselle Cécile faire à son tour les oreilles de lama et le bec de pingouin.

    Le jeu serait de jouer, mais tu ne te contenterais pas de jouer à jouer : tu jouerais, tu serais le jeu, vous seriez le jeu, le jeu serait le jeu lui-même, il n’y aurait plus de temps que celui du Jeu.
    C’est alors que tout se joue et se noue. Plus tard ils te parleront de principe de réalité, mais ce ne sera qu’une ruse pour déjouer le sérieux du Jeu : tu le sais. Tu sais que le premier rire de l’enfant t’ouvre un paradis où tout ce qui semble semblant est à vrai dire vrai. Tu sais que l’ombre au mur d’un crocodile ou d’un loup n’est qu’une ombre au mur de crocodile et de loup, mais que ta peur est réelle. Tu sais que la mort est réelle depuis que l’Enfant t’a été révélé, ou plus exactement : tu sais que la vie seule est réelle, avant et après la mort.
    Dans la chambre du monde, le cercle de la mère et du père et de l’enfant seul ou nombreux forme le cercle du Jeu où le temps semble arrêté sans l’être, où rien ne semble compter alors que tout compte, et le jeu de ce matin sera de renommer les choses et de les classer par ordre d’importance, selon les seules règles du Jeu.
    Du premier éclat de rire au premier mot, du premier pas à la danse autour de la chambre bientôt élargie aux dimensions du monde, des premiers effrois de DEDANS aux premiers élans jetant l’enfant vers ce DEHORS obscur et merveilleux où l’on ne sait pas encore que rien ne sera plus, APRÈS qu’on y aura accédé, comme AVANT, de la première LETTRE au premier MOT, des bras de la mère aux petits pas du père te donnant la main, tout ne sera plus jamais qu’évocation et que retour, tous les matins, à ce rond de lumière de la chambre où de la cour ou de l’aire de terre ou de sable ou de poussière du premier jeu qui vous a vu, l’un pour l’autre, devenir Quelqu’un.
    Il n’est pas de plus émouvante beauté que celle du rire et de la première consolation de l’Enfant. Il n’est pas de temps plus important que celui qui se joue à l’instant. Il n’est pas de moment plus sérieux que celui du Jeu.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: page d'un Album de Friedrich Dürrenmatt, colorié pour ses enfants.

     

  • Le rire de l'enfant

    L'Enfant noir.jpgAlors j’ai tout laissé venir, et tout est revenu. J’étais là, tout con, dans cette espèce de premier matin du monde que me rappelait le chaos de mon atelier où j’avais laissé tout s’amonceler depuis tant de temps et de jours et d'années et de siècles aussi, je dormais encore à moitié et tout soudain j’ai tout lâché, et du coup tout s’est lâché, et c’est alors que m’est revenu le premier rire de l’enfant.

    On dit que cela ne se peint pas, mais c’est à voir. On dit que le Seigneur ne rit pas, mais cela aussi est à voir et revoir. En fait, tout est à voir et à revoir, et c’est à cela que je vais m’efforcer ces jours et ces années dans mon atelier bordélique et d’abord en tâchant de raconter comme on a pleuré, Ludmila et moi, au tout premier rire de l’enfant.

    On croit qu’on est rien. On croit qu’y a plus rien, depuis que les valeurs tombent dans les cités d’affaires. On ne croit même plus à l'indice du Nasdaq: c'est dire. Le Nasdaq est en chute libre, murmure-t-on ce matin dans les cités d’affaires, je l’entends jusque dans mon atelier, et cela me rappelle le temps où, contre le Seigneur et mon père et les pères de mes pères, je vociférais ma rage de constater qu’il n’y a rien qui vaille au monde, et moins que rien: que tout s’est empilé pour rien, qui a été cramé pour rien dans les camps de l’enfer; et me rappelant ma rage de vingt ans je suis fier de mon erreur de vingt ans mais de cette rage je fais aujourd’hui du petit bois auquel je fous le feu de ma joie, car je le sais maintenant: je le sais qu’on n’est pas rien depuis que l’enfant s’est marrée, et que le Seigneur se marre.

    Le rire de l’enfant est comme une étincelle en pleine mer amère de tous  les chagrins du monde, et tout à coup la marée monte, ça fait chialer les niais que nous sommes, Ludmila et moi, mais c'est chialer de joie et voilà le travail : ce sera de raconter ça. Tu prends ça dans ton atelier, mec, tu prends tout ce que tu croyais qu’allait pas, tu prends tout ce que tu croyais moins que rien à tes vingt ans d’indomptable bon à rien et cette idée foutue que c’est rien tu la répares. Tu n’as plus que ce qui te reste de vie pour tout réparer de ce qui compte, et voilà bien ton compte : voilà ta dette à éponger, et là tu prends ton éponge parce que ça va gicler dans ton atelier.

    Là je vais balancer une marée d’ombre et de terres, de Sienne et de partout s’il le faut, parce que je veux que ce que je croyais rien tienne sur quelque chose, blanc de zinc et blanc de chine et sang et sperme et sable et chaux vive de baptistère et de cimetière, faut vraiment que ça tienne, mec, sur cette putain de toile de lin de rien.

    Le rire de l’enfant est la preuve qu’on n’est pas rien : qu’on est Quelqu’un. C’est par ce rire que l’enfant est devenue Quelqu’un. Il y a avant et après ce rire, comme il y a avant et après le Seigneur. Avant ce rire de l’enfant, celle-ci était l’Enfant à majuscule, elle était tous les enfants aux mêmes museaux ou à peu près, tous les enfants qui chient et roupillent et nous empêchent de roupiller et nous font, il faut le dire objectivement, pas mal chier, elle était tout ce qu’ils sont à l’instant présent de par le monde, gavés ou affamés de par le monde, tous les enfants qui hurlent et pullulent de par le monde, tous les enfants qu’on dorlote ou massacre et qui n’ont, objectivement, pas la même valeur selon l’indice du Nasdaq, sauf aux yeux du Seigneur qui les met tous dans le même panier - avant donc ce premier rire de l’enfant, celle-ci n’était pas encore ce Quelqu’un qui fait qu’aucun enfant, qu’on le dorlote ou qu’on l’affame, n’est comparable à aucun autre.

    Je noterai ça dans le regard de l’enfant, quand le moment viendra. Le rire de l’enfant se lira dans le regard unique de l’enfant que je vais m’efforcer de peindre.  Cet enfant ne sera pas notre seul bien. Le petit Titus ébouriffé n’est pas que du seul Rembrandt non plus. L’enfant que je peindrai pourrait être aussi cet enfant noir à la fleur de pureté que je retrouve  ce matin dans le fatras de mes papiers, tombé de je ne sais quel ciel, fils de je ne sais quel père de quel désert, créature de je ne sais quel Seigneur. C’est cela même : le rire de l’enfant tombe du ciel, comme la joie du Seigneur me tombe du ciel ce matin dans le chaos de mon atelier. De tous les enfants noirs ou verts à fleurs blanches ou bleues, de tous les enfants bleus à fleurs noires ou jaunes je vais tâcher, je vais essayer, je vais m’efforcer de peindre le rire.

      Tout me revient à l’instant avec précision. Mon tableau se jettera, comme le premier sperme, avec l’innocence de ce qui est donné de la terre ou du ciel, mais je l’aurai pensé sans y penser, je l’aurai voulu sans le vouloir, ce sera comme s’il nous était donné.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: L'enfant noir. Peinture de Louay Khayyali (Syrie). Reproduit dans Claude Michel Cluny: des figures et des masques, de Jalel El-Gharbi, aux éditions La Différence, Photo Raymond Collet. Pour plus de précisions: http://www.babelmed.net

    Et pour rencontrer Jalel ce matin: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com

     

  • Rapine

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    … Non mais dis pas ça ! – Puisque je te dis qu’elle l’a fait, je l’ai vue, pas plus tard qu’hier au lever du jour - Mademoiselle Lepic, la conseillère de paroisse,la Dame de Vertu s'il en est ? – Que je te dis, elle-même en personne, et plusieurs fois, là, tu vois le trou gros comme ça, c’est là qu’il planque ses réserves… - Et tu dis qu’elle lui pique tout et que ça fait plusieurs fois ? – Tout je sais pas, mais elle remplit la poche de son tablier, ça c’est sûr – Et ça rime à quoi ce délire ? – Je sais pas moi : frustration, compulsion, compensation, tout ça… - Et l’écureuil il dit quoi ? – Alors ça va lui demander…

    Image: Philip Seelen

  • Le Maître

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    … Ils croient encore que je me planque dans une grotte des montagnes d’Afghanistan, ces nuls, ils restent tous persuadés que j’ai toujours cette barbe à la con de l'image que je fais diffuser sur les vidéos, pas un n’a pensé que j’étais là ce jour-là, comme Néron devant Rome en feu, et que je jubilais, et que j’y suis plus que jamais…

    Image : Philip Seelen

  • Révélations de l'Enfant

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    V

     

                Cette aube était celle d’une nouvelle vie, nous l’avons vécue ainsi, l’Oncle Fellow et moi, pendant que Ludmila voguait encore dans sa nacelle d'anesthésie, nous l’avons ressenti dans la lumière de ce matin d’automne, tout dans l’ouverture  du ciel annonçait une vie nouvelle et nous nous taisions sans penser que le pire pourrait arriver aussi, le ciel naissait tandis que nous roulions à travers les prés, le futur oncle de l’enfant se taisait contre son habitude de personnage ouvert et disert que l’enfant, la première, appellerait plus tard l’Oncle Fellow à sa sortie de taule, lui et moi nous nous sentions portés par la montée silencieuse et radieuse à la fois de ce jour où la naissance de l’enfant se trouvait à vrai dire programmée par Opération, c’était plus sûr nous avait-on dit, nous avons aujourd’hui les moyens d’aider la nature, nous avait dit le chirurgien qui avait précisé que l’enfant naîtrait à telle heure précise, et pourtant la poésie y était, une folle poésie présidait à notre contemplation silencieuse de ce jour immense qui se levait et qui a continué de se lever à la naissance du deuxième enfant, dans une autre ville, et qui se lève tous les jours pour accueillir l’enfant qui vient.

    À ce lieu commun de l’enfant qui vient et du père croyant vivre l’Événement absolu, dès l’aube de ce jour, cependant, s’est associé cette espèce d’effroi dont je n’ai parlé à qui que ce soit sur le moment, et qui m’a saisi dès que, l’oncle Fellow et moi ayant revêtu nos tenues vertes et nos calots blancs de Martiens, nous fûmes en mesure de voir enfin l’Enfant et de le recevoir quelques instants, d’abord le Père évidemment.

    Et le Père est là, dans la plus inimaginable confusion jamais éprouvée de sa vie, le Père est là devant la Vie, et c’est la Mort qu’il voit : c’est tout de suite la Mort qu’il voit dans ce palpitant souriceau violet enrobé de cette espèce de terre chocolatée, c’est la mort possible de l’enfant s’il la lâche sur le dallage, c’est la mort assurée de l’enfant s’ils se met à la secouer pour manifester la joie qu’il éprouve depuis l’apparition de cette vie issue de leur deux vies, avec Ludmila, et des dizaines et des centaines et des milliers de vie de leurs deux généalogies, et c’est aussi sa mort à lui qu’il voit soudain lui apparaître, le Père jusque-là plus ou moins enfant demeuré, cette tête-en-l’air de père toujours à rêver plus ou moins, ce père qui n’en a pas l’air avec son air plus ou moins bohème demeuré, sans cravate et en jean délavé, voici que l’Enfant lui apparaît comme le messager de sa propre disparition, voici la première révélation de l’Enfant.

    Si la première révélation de l’Enfant me tient lieu pour ainsi dire de faire-part avant terme, je le prendrai avec tout l’humour mutique dont je suis capable en de telles circonstances, sans en parler évidemment  à Ludmila qui émerge peu à peu des vapes et n’a que faire de mes tremblements métaphysiques ou pseudos, mais surtout ressaisi, transporté par le sentiment que je deviens réel en me reconnaissant enfin mortel, ah la fameuse découverte : le Père déclaré, qui signe le récépissé de cette vie nouvelle, reconnaît enfin que ses jours sont comptés…

    On a donc reçu l’enfant des mains des soignants, comme on dit, on a donné le premier bain, comme on dit aussi, tout ce qu’on était  supposé faire, comme pour tant de gens ordinaires, a été fait au cours de cette fameuse journée après laquelle rien ne serait jamais comme avant, me suis-je dit in petto sans en parler à quiconque, tandis que l’oncle Fellow procédait à divers achats de première nécessité, comme on dit encore, selon les ordres de Ludmila dûment ressuscitée, son précieux bien serré sur son giron, l’air modestement triomphant.

    Retour à la case Réel, me dirai-je à travers les années en revivant ce matin-là. Retour aux choses de la vie. Retour aux gens ordinaires. Et cet autre matin d’automne, après tant d’années, à la veille peut-être de voir l’Enfant enfanter, c’est par le détail que je m’apprête à dénombrer les révélations de l’Enfant. Il n’y a que le détail de réel. Il n’y a de réel que le détail et la nuance. Il n’y a de réel que l’attention au détail et à la nuance qui distingue ce détail de cet autre détail. Il n’y a de poésie réelle que celle qui englobe tous les détails et les nuances avec la plus constante attention.

     

    La fin de l’éternelle matinée de l’enfant  à son premier jour fut essentiellement à sa gloire et à celle de la mère au modeste triomphe, douloureuse encore, encore un peu dans les vapes mais  au sourire d’une si émouvante beauté qu’on dirait que nul autre enfant n’est jamais venu au monde que celui-ci ;  et de fait, c’est l’évidence apparue au père et à l’oncle déjà: que l’Enfant est parfait et qu’il n’y en a point d’autre au monde. Après quoi l’enfant a été retiré à l’oncle et au père qui sont allés vaquer aux tâches de première nécessité, à commencer par l’annonce au monde entier de la naissance d’un Enfant parfait, et tout aussitôt l’enfant a perdu sa majuscule à l’annonce au monde de son prénom, et la mère s’est réveillée à qui l’on a confié son premier enfant qu’elle a mis quelques instants à identifier, se trouvant encore dans les vapes, et qu’elle a pris cependant contre elle pour entendre aussitôt ce souffle ajouté au battement qu’elle sentait en elle et qui maintenant se poursuit hors d’elle, ce souffle qu’elle perçoit à peine mais qui lui semble surpuissant, et ce battement qu’elle ne ressent plus à elle mais à l’enfant qui est là, qu’elle appelle pour la première fois par son prénom en la baptisant de larmes qu’elle ravale aussitôt non sans vérifier que personne ne la voit chialer comme une madeleine, mais elle leur a dit de la laisser tranquille un moment et maintenant c’est entre elles que ça se passe, ils ont voulu nous séparer, ils ont essayé de t’arracher à moi, ils ont manigancé mais je te tiens, elle s’accroche à son enfant dont elle se dit encore confusément que ce n’est peut-être pas le sien, puis elle rit dans ses larmes et, pour la première fois, elle voit son enfant qui est déjà bien lavée, mais par d’autres mains, tout emmaillotée mais par d’autres mains et Dieu que cela lui fait mal encore, ce couteau dans le ventre et ce buisson d’épines, et combien elle aimerait dormir encore après avoir endormi ce petit machin qui la regarde sans la regarder…

    C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant à traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et Parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.

     

    Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce d’aveuglante volupté, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante  un musicien au cœur mêmement mélancolique que le farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?

    Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage, je vois Ludmila incarner un instant la Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère et l’enfant dont l’émouvante beauté s’éprouve dans le silence velouté de ce nouveau jour.

    A présent tu peux y aller, que je me dis. A présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. A présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos - et là c’est comme si c’était fait.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

  • Le Don

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    … Je m’appelais encore Paquito quand j’ai connu Paulo Coelho, t’sais, l’écrivain, à l’époque il était encore rocker mais il te sortait déjà de ces pensées mystiques, tu sentais qu’il allait s’envoler celui-là, bref, juste après que Mama Lucia m’a transmis le Don, je demande à voir les mains de Paulo et là qu’est-ce que je vois, je te le donne en mille : $$$ ! Eh bien, depuis ce jour, tu me crois tu me crois pas, chaque fois que Paulo passe par chez nous: c’est $$$ ! pour sa Paquita…

    Image : Philip Seelen

  • Un rêve

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    A propos de La possibilité d'une île. Note retrouvée. 

    J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup je me trouvais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique: «Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-grâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent vent du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent».
    Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore «C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, /Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…», je lus encore au vol «Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace», enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne: «Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île»…
    A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi. Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés de l’aube de l’humanité au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant: «Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles».

    Peinture JLK. La Punta, acryl sur panneau, 1996.

  • LA rencontre

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    … Ce qui est proprement extraordinaire dans notre histoire, Jean-Amédée, qui me fait y voir un Signe du ciel, c’est qu’à nous deux, tous deux stewards et gays évangélistes, mais au service de compagnies sans rapports entre elles, moi sur les grandes lignes et toi sur le réseau intérieur, il nous ait été donné de nous rencontrer et plus : de nous reconnaître sur ce télésiège de Courchevel où rien au monde ne permettait de supposer LA rencontre...

    Image: Philip Seelen

  • Le poids du monde

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    Notes sur Peter Handke

    Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: “Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis”. Or, je me sens à la fois attiré et révulsé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: “Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort”, pour se trouver banalisée aussitôt après: “On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas”.
    Et tout ce “travail littéraire” d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon.

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

    En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, à la fois doux et glacés, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke, comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait en effet la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner comme une buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: “Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois”. Ou encore: “Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit”. Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: “Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça”.