A propos d’une escale lausannoise de François Bon et de ce qu’il en advint.
Qu’y a-t-il de commun entre Walter Benjamin et le livre à venir, Francis Ponge et la meilleure manière de faire couper les jeunes au suicide, les caves de la Bibliothèque universitaire de Lausanne dans lesquelles on lit diverses indications topographiques et telle interjection : Déposez les fantômes !, Kafka et les débuts du cinéma, Baudelaire revenant des Indes et décidant de ne RIEN faire avant de découvrir le simultanéisme contemporain, Robert Walser visitant une exposition de peinture par le truchement d’une émission de radio, Kafka faisant l’acquisition de La Chartreuse de Parme, à Paris (séjour catastrophe à crise de furonculose aiguë) sans savoir un mot de la langue de Stendhal, le même Kafka relisant Don Quichotte comme le faisait Henry Brulard avant lui, Le retable des merveilles de Cervantès et La Guerre des Gaules, Flaubert écoutant la lecture du même Quichotte sur les genoux de son grand-père, l’unicorne de Pline et le rhinocéros de Dürer, la fable de la maman crapaud et de son petit récité par un jeune Tourangeau (prénom François) et Le livre de sable de Borges ?
Rien en commun pour un spécialiste de littérature confiné dans sa strate de seiziémiste ou de dix-huitiémiste, et pour François Bon se livrant à l’impossible exercice de présenter sa bibliothèque idéale : tout ce qui aura mariné dans le faitout de sa cuisine littéraire personnelle, où l’évocation de l’origine de l’écriture peut se fondre-enchaîner, sur un écran portatif, avec sa dissolution en nébuleuse de lettres-sons-cris-soupirs soulignés par un riff puissant de Jimi Hendrix…
Devant une centaine de personnes, hier soir à l’aula du Palais de Rumine - « folie » architecturale dalinienne digne de la gare de Perpignan (disons baroque mastoc néoflorentin, les plafonds de l’aula ruisselant des nudités néoclassiques du laborieux Rivier), l’auteur de Tumulte, récit-journal nocturne d’un écrivain-capteur vivant dans sa chair la mutation des signes, comme disait René Berger avant tout le monde, François Bon, donc, bondissant d’un thème à l’autre en désignant rameaux et nœuds et branches et racines et fleurs envolées d’un seul grand arbre ou d’une seule grande fresque (au fond de l’aula, retournez-vous), a relevé ce qui pourrait être une projection cartographique de sa pratique de la lecture, articulée à son écriture juste citée à la volée.
Tout commence et tout finit avec le Quichotte, grand lecteur de romans de chevalerie dont Pierre Ménard tirerait aujourd’hui autant de resucées de polars. L’aimable assistance aura-t-elle suivi François Bon sur tous ses sentiers digressifs et saisi tous ses clins d’yeux allusifs ? Probablement pas, sans qu’on pût reprocher au « conférencier » de ne pas tenir son contrat. Certes il n’aura pas parlé de Proust, ni de Musil, ni de Céline, ni de Joyce ni de Ramuz (il serait obligé de prononcer Ramuse) ni de Dante, ni de Michaux ni de Mann, ni de Faulkner ni de Tolstoïevski, mais François Bon a cela de rare aujourd’hui, qu’avait un Charles-Albert Cingria à un degré d’élucidation à vrai dire plus cristallin: le sens du détail révélateur qui relie tous les points de la circonférence au même centre vivant.
A la question solennelle et nécessaire : où va l’homme ? que nous nous posons tous, Alexandre Vialatte répondait : il va au bureau. Et qu’est-ce que la littérature ? C’est ce que vous êtes en train d’en faire en continuant de lire et d’écrire, les enfants, de Lascaux à Novarina (que François Bon allait faire lire ce matin aux gamins du Gymnase du Bugnon), de Walter Benjamin qui pressentait génialement de nouvelles formes de l’écrit et du lire en 1927 (merci au compère François de nous le rappeler) à Kafka griffonnant à sa pauvre table, entre ses sœurs emmerdeuses, dans la même position penchée que saint Augustin.
Avant son escale lausannoise de lundi soir, je ne connaissais François Bon que par certains de ses livres (Tumulte surtout), son immense travail sur la toile et une lecture mémorable aux Petites Fugues de Besançon. Nous relie aussi l’amitié de Marius Daniel Popescu, dont il aime l’écriture incarnée, lequel Popescu lui fit d’ailleurs porter hier une fiole de blanc vaudois (Marius est ces jours à Bucarest pour la sortie de la traduction roumaine de La Symphonie du Loup). Or il nous importait, à l’un et à l’autre, de nous rencontrer tels que nous sommes. Et pourquoi donc ? Le virtuel ne nous suffit-il donc point ? La littérature aurait-elle besoin de s’incarner ?
L’aventure est devant nous et nous la vivrons pleinement…
Commentaires
Je savais que je manquais un grand moment! ("le sens du détail révélateur qui relie tous les points de la circonférence au même centre vivant." ... pfouh! Wouah!)
Le virtuel ne suffit pas, ne suffira jamais, ne remplace rien, ne nous nourrit pas! Il nous permet d'échanger, tout au plus, mais ensuite il faut se voir!
Mais oui! Mais oui! Mais oui!
Vous faites pas de mouron Frédéric: vous êtes tellement centré qu'y a pas trop de souci: le merle dicte...
no comment... mais je n'aurais pas dit Ramuz comme je m'amuse, quand même, j'ai appris ! je regrette juste de pas avoir fini par Paul Valet, que j'avais apporté exprès pour http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article971 - et c'était bien après, malgré le quiproquo Lyrique
On se réfère à TiersLivre où François est toujours en avant de lui et de nous, et d'eux... maintenant il danse avec Paul Valet, hier c'était avec Gherasim Luca et ça y va...
Lorsqu'elle se réveilla un matin, la littérature se trouva métamorphosée en un monstrueux cafard.
Elle se regarda dans le miroir de son écran à cristaux liquides et se demanda: ces tentacules, sont-elles les pales d'un moulin à vent? Ces ailes sont-elles celles d'un sanatorium grison? Ces pattes sont-elles celles d'un promeneur biennois, d'un Taugenichts émerveillé?
Puis elle ouvrit sa boîte électronique et découvrit un message de son père: "Vains Dieux", lui disait-il, "tu vas manquer la messe".
Le bonjour matinal à Nicolas. De nos hauteurs enneigées (Cully y a juste coupé), le lac a tout à fait l'air qu'évoque la petite fille en demandant à son père pourquoi l'on l'appelle le Lac Clément...
Cher JLK
A propos de sociabilité : Vous écrivez "sous le regard de Dieu" . D'autres plumitifs préfèrent écrire "sous le regard de l'Autre". Le Premier n'a pas besoin d'exister pour être, le second (vous, moi) se doit d'exister pour être . Cependant, le meilleur d'un auteur reste dans ses écrits: tout contact avec un créateur le diminue, le ramène, peu ou prou, à la triviale condition humaine
Eh Rodrigue, mon sentiment n'est pas du tout aussi tranché que le vôtre, mais chacun ressent la présence de l'autre, avec ou sans Majuscule, selon sa culture et sa complexion personnelle, il n'y a aucune règle en la matière ni vérité dernière à ce niveau-là et tout est fort bien comme ça. De toute façon, le terme de sociabilité me semble vraiment trop étroit pour le type de relations que j'évoque en l'occurrence.