Dernières nouvelles de Bret Easton Ellis
Que sont devenus les jeunes paumés de Moins que zéro ? Lesquels ont survécu à la drogue, au Sida ou au spleen de la Cité des Anges ? C’est ce que nous apprendrons, en américain dans le texte, au tournant de l’an 2010, en découvrant le nouveau roman de Bret Easton Ellis, d’ores et déjà intitulé Imperial Bedrooms.
Après l’autobiographie fictive de Lunar Park, et la fresque grinçante de Glamourama, le ci-devant « enfant terrible de la littérature américaine », selon l’expression du New York Times qui mérite aujourd’hui un petit correctif puisque le jeune auteur passe le cap des 44 ans, celui-ci affirme que ce prochain roman pourrait marquer, aussi, son chant du cygne.
Ce qui est sûr, c’est que les personnages de Moins que zéro, son premier roman minimaliste paru en 1985 (il avait à peine plus de vingt ans), à commencer par Clay, l’étudiant de retour à Los Angeles pour les vacances de fin d’années, où il va de défonce en défonce, ont eux aussi vingt-cinq ans de plus (même les personnages de romans vieillissent, paraît-il) et c’est à savoir ce qu’ils sont devenus que s’est intéressé l’écrivain.
D’où tiens-je ces renseignements de seconde main ?
D’un exemplaire, grand ouvert à la page 53, de l’édition du Corriere della Sera du jeudi 27 mars, reposant sur un des bancs de la Via dell’Amor, fine corniche piétonne reliant les villages de Manarola et de Riomaggiore, dans le site des Cinque Terre fort prisé par les jeunes Américains à backpackers…
Sous la plume glamourameuse d’Alessandra Farkas, correspondante du quotidien lombard à New York, l’on y apprend également que Bret a fini par pardonner à son père d’avoir été un nul (comme le laissait entendre Lunar Park et maintes autres pages) et que sa mort l’a moins secoué que celle du jeune sculpteur Michael Wade Kaplan, « peut-être le plus grand amour de sa vie ». Passons sur quelques détails relatifs à la vie privée de l’écrivain, entre autres potins du gotha littéraire américain, (Bret correspond tous les jours par mails avec Jay McInerney qui a été l’un des premiers à défendre American Psycho contre la curée de l’époque) pour relever cette observation qu’il fait à propos de ce fameux brûlot : « Une allégorie de mon enfance dans une famille parfaite d’apparence, sous la surface de laquelle couvaient alcoolisme, folie et abus sexuels... »
Pour ceux qui ont apprécié The Informers, ses premières nouvelles traduites sous le titre discutable de Zombies, et constituant l’un des meilleurs livres de Bret Easton Ellis, la dame du Corriere précise que l’adaptation cinématographique du recueil est la seule (sur une demi-douzaine) à laquelle ait participé l’auteur, avec un casting d'enfer (Winona Ryder, Kim Basinger, Mickey Rourke et Chris Isaak, notamment) et qu’on devrait la découvrir bientôt…
Livre - Page 159
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Le retour des zéros
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Les secrets de Palestine
C’est un livre secret que Palestine de Hubert Haddad, un livre prenant et mystérieux, un livre qu’il incombe au lecteur d’ouvrir, au sens fort. Palestine n’est pas un livre fermé ni même hermétique : c’est une rose serrée dans sa concentration songeuse comme un poème de Rilke, ou une fleur de papier comme celle de Proust qu’il suffit d’immerger pour qu’elle s’ouvre ; et de même Palestine s’ouvre-t-il à qui s’immerge dans ses pages.
Cham est une « bleusaille », un tout jeune homme dont on ne saura pas grand-chose si ce n’est qu’il a quelque part un frère peintre malade de solitude. Les hasards de sa naissance et des frontières humaines font que Cham, qu’on pressent de souche arabe, porte l’uniforme de l’armée israélienne et qu’il a ses amis à Jérusalem. Lorsque, s’apprêtant à partir en permission, il est retenu par l’adjudant Tzvi pour une dernière ronde, il ne se doute pas que celle-ci va le confronter à une réalité qu’il n’aspire qu’à fuir pour vivre comme un jeune homme et qui porte un nom : Palestine, où d’emblée on le sait et le sent : « la mort rôde ».
Le destin fond sur Cham comme un rapace, s’engouffre pour ainsi dire dans la vie de Cham par le trou minuscule au front de l’adjudant Tzvi, tandis qu’un commando surgit de la nuit, qu’il tire et se fait blesser et traverser par « la douleur à tête d’aspic ».
La lecture de Palestine doit se faire à une lenteur inversement proportionnelle à sa vitesse, comme celle d’un poème de Rilke ou d’une page de Proust. A trois pages du début Cham est déjà pris au piège dans une espèce de cave, au coté de l’assaillant qu’il a blessé et sur le cadavre duquel il s’endort. Qui était cet homme crevé ? On croit comprendre que le commando craint le Hamas autant que le Fatah et que Tsahal, autant dire que c’est à n’y rien comprendre, mais ce n’est qu’un début, après quoi le commando, sans avoir le temps de liquider Cham, se fait liquider, Cham perdant connaissance pour se retrouver nu dans un lit propre, veillé par une Palestinienne aveugle et un toubib, bientôt relayé par une jeune femme du nom de Falastin, la fille de la vieille aveugle, qui vient de se faire caillasser sur un chemin. Tandis que sa mère la soigne, Falastin se rappelle la mort de son père, dirigeant d’un front démocratique, dans un attentat auquel elle a miraculeusement échappé, éclaboussée cependant par le sang de celui qu’elle aimait autant que son frère Nessim, partisan d’une Palestine binationale… Nessim auquel ce type nu ressemble si étrangement. Nessim qui servira de « couverture » à Cham qu’il s’agira de planquer après l’avoir soigné.
Le mystère de Palestine tient aussi à cela que ce livre lutte contre les évidences, selon l’expression chère à Chestov : cela signifiant que nulle explication n’en épuise le multiple sens.
Fuyant par les collines en direction d’Hébron, Cham-Nessim et Falastin se retrouvent dans ce piège à ciel ouvert qu’est la Palestine quadrillée de murs et de check-points, qui inspire à Falastin des réflexions incisives (p.45) sur l’arbitraire et l’illégalité établie. Mais au discours politique, Falastin préfère, comme l’auteur, celui du conte et de la fable, telle celle du nabi et de l’oiseau (p.56). Et là aussi réside le mystère de ce rêve éveillé hyperréaliste et poétique à la fois : dans cette contiguïté de la tragédie et de la poésie, du coup de feu et des lavis aquarellés de terre sainte…
Retour au drame dans une planque ménagée par un vieux photographe qui a bien connu le père de Nessim, où Cham fait la connaissance d’Omar, islamiste impatient de se faire exploser dans une foule « sioniste ». Or Cham ne pense qu’à Falastin. A laquelle on revient pour faire la connaissance de Layla, tante de celle-là, prof et intellectuelle engagée dont le mari, lui aussi résistant à la montée aux extrêmes de la violence, croupit pour lors en prison. Le lendemain matin, alors que le gardien de la maison de Layla est arrêté, Falastin l’est aussi après avoir pris sa défense, mais le major Mazeltof ne tardera à la libérer non sans lui avouer qu’il a envie de rendre les armes tant la guerre le dégoûte. Et l’auteur de préciser à propos de Falastin : « D’avoir touché un jour aux secrets, avec sur les lèvres un goût de cervelle humaine, l’avait rendue inapte à tout jugement »…
A la contiguïté de l’horreur et de la beauté (l’écriture de Hubert Haddad réussissant aussi bien le mélange de l’évocation sensible ou sensuelle et du récit aux saillantes aspérités) s’ajoute la frise nuancée des personnages traînant avec eux leur bazar de mémoire, comme le photographe Manastir dans sa boutique, soudain saccagée par un commando israélien, ou le petit infirme Moha qui aide Nessim-Cham à retrouver sa route.
Réunis et planqués dans la même pièce, Falastin et Nessim passent ensemble une nuit à parler et se rapprocher encore, sur un seul lit, sans que rien ne soit dit de ce qui s’y passe, étant entendu que dire qu’il ne s’y passe « rien » ne signifie rien en l’occurrence tant il passe entre eux de sentiments – et toute cette vie qui les unit et les sépare, notamment leur vision de l’avenir de la Palestine, pleine d’espoir confiant chez elle, plutôt désespérée à ses yeux à lui…
La fin du livre semble donner raison à Cham-Nessim, qui ne cesse de fuir en pensée mais que Falastin ramène bientôt au cœur du drame collectif vécu par la Palestine, devant la maison rasée de sa mère, survivant cependant sous les décombres, mais que la nuit achèvera. Chaos de tout cela. Falastin ayant disparu avec sa mère emportée en ambulance, fuyant en camionnette au côté d’un sioniste effréné, Nessim-Cham va redevenir Cham lorsque, envoyé par Omar chez un activiste palestinien spécialisé, au milieu des ses machines à coudre Singer, dans l’appareillage des kamikazes, l’homme lui remettra un nouveau passeport… à son nom même. La boucle refermée, qu’adviendra-il du protagoniste censé se faire sauter au milieu d’un chœur de mômes israéliens ? Là encore, « rien » n’est dit du dernier geste de Cham, quand bien même le geste serait accompli.
Nulle ambiguïté pour autant dans la conclusion de Palestine, dont le mystère réfracte la complexité d’un imbroglio historico-politique autant qu’il traduit la complexité humaine et le secret des êtres. A cet égard, Hubert Haddad, en romancier, participe du même effort de compréhension et de pacification qui marque les œuvres de Mahmoud Darwich ou de David Grossman et Amos Oz, entre autres hommes de bonne volonté…
Hubert Haddas, Palestine. Zulma, 152p. -
Au Magasin de l’Univers
Le Labyrinthe de lecture hyperinteractive inventé par Hubert Haddad se multiplie merveilleusement dans son Nouveau Nouveau Magasin d'Ecriture. Mea culpa sur une découverte tardive, et propos d’un formidable écrivain.
On a beau se croire un lecteur attentif : on passe, et plus souvent qu’à son tour, à côté d’œuvres importantes en train de se faire, et c’est ce qui m’est arrivé avec plusieurs auteurs contemporains auxquels j’ai « raccroché » tardivement alors que je constatais que ce qu’ils avaient à me dire était important. C’est ainsi que j’ai découvert tardivement les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes, avec La mort de Carlos Gardel, dont j’ai tout lu ensuite « à rebours », de même que c’est après Dolce agonia seulement que j’ai commencé de lire Nancy Huston, par le truchement de laquelle je me suis également rendu compte que j’avais quasiment ignoré, à tort, l’oeuvre de Romain Gary.
De la même façon, même si l’existence de Hubert Haddad m’était évidemment connue, dont j’avais lu Meurtre sur L’île des marins fidèles, La condition magique, Le Camp du bandit mauresque et de la Bragora et les très révélateurs essais littéraires réunis dans Les scaphandriers de la rosée, ce n’est que récemment, avec le Nouveau Magasin d’écriture, et, d’une manière plus ardente et urgente, avec Palestine, que l’extraordinaire engagement existentiel et poétique de cet auteur m’est apparu.
Cette évidence, nourrie par une œuvre aussi dense (une cinquantaine de titres) et multiple que mal aperçue par les temps qui courent, m’a donné envie de rencontrer l’écrivain et de lui consacrer les pages d’ouverture du journal littéraire Le Passe-Muraille, modeste contribution à une défense et illustration très-nécessaire.
Je reviendrai sur ma lecture, en plein cours, du Nouveau Nouveau Magasin d’écriture. Dans l’immédiat, cependant, j’aimerais partager le bonheur de lire les propos qui suivent.
Des rues de Ménilmontant à la Bibliothèque de Babel
Il n’y a pas à le cacher : même si nous sommes rencontrés récemment à Paris, cet entretien a été rédigé par Hubert Haddad. Aux sept questions que je lui ai soumises, il a répondu comme suit. Qu’y ajouter ? sinon que c’est un beau cadeau qu’il nous a fait là…
- D'où venez-vous Hubert Haddad ?
- Sans doute d'une désignation pronominale résonnant dans un abîme, sur fond d'exil glacial. Les premières images qui me viennent sont les rues humides de Ménilmontant, l'hiver, et cette odeur de fumée rabattue et de misère du vieux Paris: j'avais tout oublié du soleil de Tunis. Je me demande si l'amnésie qui frappe souvent mes personnages ne vient pas de là, de ma stupeur d'enfant de quatre ou cinq ans jeté dans un monde sans secours. Mes parents n'avaient rien, ils s'isolaient dans leur mémoire faite d'arabité et de judaïsme. Nous vivions dans l'extrême dénuement, à quatre puis à cinq dans un taudis d'une pièce cuisine. Une nostalgie sans repère me travaillait, mêlée d'angoisse, d'un fond d'exclusion que je ne pouvais m'expliquer.
- Quelles expériences fondatrices vous ont-elles révélé à vous-même ?
- La première à cinq ans, un jeu avec mon frère aîné Michel, un duel à l'arc sur le terre-plein du boulevard Ménilmontant après le marché. On s'était fabriqué nos armes avec les roseaux des caisses abandonnées par les poissonniers. J'ai reçu une flèche dans l'œil gauche et je me souviens comme d'un voyage dans une dimension insoupçonnée le masque d'anesthésie, à l'hôpital. J'ai dû rester conscient trop longtemps, toucher à quelque seuil. Subir un décollement d'âme, comme on parle de décollement de la rétine. La seconde à 22 ans, rue Pastourelle où j'habitais. C'est pour moi l'expérience fondamentale dont parle René Daumal dans un texte sur l'Évidence absurde. Je ne connaissais pas Daumal alors, mais en le lisant plus tard, j'ai compris aussitôt l'identité absolue de l'expérience. Que chacun au demeurant fera au moins une fois à l'instant du désassujettissement, de la mort, à l'instant de tous les instants, quand toutes les mémoires, tous les univers se rassemblent pour disparaître en un éclair qui figure de manière adamantine la totalité. À côté de cela, il y a eu les rencontres bien sûr, les amours et les deuils dont on ressort mûri, blessé, changé. Mais la réduction à l'être nu, c'est-à-dire au savoir bègue, sans mots, qui laisse son ombre fantasque sur toute chose, c'est rue Pastourelle que je l'ai vécue.
- Henry James parlait du "cercle magique de la fiction". Que cela signifie-t-il pour vous et comment le vivez-vous ?
- Le romancier dès sa première fiction entre dans une aventure intérieure redoutable car il trace autour de lui une arène qui ne cessera de s'agrandir sans jamais perdre son caractère de cercle enchanté convoquant à jamais, avec les déplacements, les déformations et les condensations du songe, les mêmes figures emblématiques, monstres et doubles venues des origines individuelles et historiques, traumatiques et génésiaques. Il y a là comme un parcours, un jeu de l'oie initiatique, une danse de Thésée devant le minotaure, au gré bien sûr du degré d'implication de l'écrivain. L'écriture de fiction vous change au même endroit tourbillonnaire du fleuve. J'ai commencé par des histoires morbides et emportées, comme Un Rêve de glace, la Cène ou les Grands Pays Muets, après un premier récit relatant sur le mode fictionnel l'expérience de la rue Pastourelle (Armelle ou l'éternel retour), puis à force de fouailler les entrailles de l'inconscient, j'ai pu resurgir dans la réalité commune en ludion surchauffé et me pencher sur l'actuel, la guerre d'Algérie par exemple (Les Derniers Jours d'un homme heureux), les conflits du Moyen-Orient aujourd'hui (avec Palestine). Mais le cercle magique de la fiction, c'est surtout la provocation permanente à transgresser les conventions du réalisme d'époque, seule façon de se projeter dans cette surréalité qui fonde toute vie conséquente: nous sommes captifs d'un miracle mutable à l'infini, mais secrètement, par les chemins abyssaux de l'imaginaire dont tout ce qui est humain procède, depuis la pyramide de Kheops jusqu'à la théorie des supercordes.
- Dans quelle filiation littéraire ou poétique vous situez-vous ?
- D'emblée vers quinze ans, Pascal, Baudelaire, Lautréamont, Poe m'ont envoûté, sauvé à demi du désastre de la rue. La poésie pour moi fut vraiment nourricière dans le désert où j'étais. Cela grâce à Michel, mon frère aîné aventureux, qui déjà dessinait et peignait, achetait des livres, s'affrontait comme un damné à la loi archaïque du père. Moi, je m'isolais dehors, en modeste fugueur, trouvant dans l'école buissonnière l'espace pour lire et écrire. Les Hauts de Hurle-vent, le Loup des steppes, la Nausée furent mes premières découvertes avec Gide en précepteur de fortune et Homère en ancêtre fondateur . Puis très vite Mallarmé, les présocratiques, Apollinaire et Milosz, les surréalistes, Breton après Chateaubriand. Stendhal et Dostoïevski. J'évitais longtemps ce qui me ressemblait le plus par une sorte d'instinct, craignant à juste titre la lecture palimpseste, avec Nerval et Daumal surtout. Plus tard mon œuvre de fiction, dramatique ou romanesque, s'emparera de maints auteurs de prédilection: Racine (Le Rat et le Cygne), D. H. Lawrence et Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes), Renato Descartes (La Condition magique) H.G.Wells (Visite au musée du temps), Thomas De Quincey (Le Robot mélancolique), Shakespeare (Loin de Wittenberg) entre autres. En fait, outre la poésie fondatrice, ma filiation littéraire fut anarchique et arborescente, toujours en état de mutation, ce que reflètent assez des livres comme l'Univers , roman dictionnaire, et le Nouveau Magasin d'écriture complété depuis peu par un Nouveau Nouveau magasin d'écriture.
- Comment vivez-vous le rapport avec le Magasin. Que signifie-t-il et comment le remplissez-vous ?
- Le Magasin, c'est ma pauvre tête d'autodidacte roulant jour et nuit entre les rayonnages de la bibliothèque de Babel. J'ai l'impression à la fois exaltante et effrayante que je pourrais ne plus m'arrêter de multiplier les circuits analogiques, de provoquer les découvertes, les croisements d'imaginaires. L'analogie universelle dont parle Edgar Poe dans Euréka est le secret adamantin de l'espace symbolique et des langages, je m'y attache en forcené ludique dans ces ouvrages, comme pour me défaire sans remords des mille fictions que je n'aurais jamais le temps d'écrire.
- Que signifie pour vous le mot "exil" ? Comment vivez-vous la société ? Que cherchez-vous dans la compagnie des enfants et des laissés pour compte ? Et qu'y trouvez-vous ?
- L'exil, je l'ai connu enfant, mais sans référent, dans l'oubli de la traversée et de l'ailleurs, avec seulement le sentiment d'une grande lumière et de parfums perdus. Après l'expérience de la rue Pastourelle (que j'évoque dans un court récit, Les Indes de la mémoire, en clôture de La Vitesse de la lumière), le sentiment d'exil m'a envahi de la manière la plus intense, au sens platonicien: j'avais touché aux secrets ineffables, à l'impossible, et je revenais à moi, à ce moi pétri de ténèbres comme un aveugle de naissance après l'éblouissement qu'il ne saurait décrire. Mais l'exil est notre lot de créature de vent, la symbolisation y contraint: nous ne savons que nommer indéfiniment un contact perdu et cette distance en soi constitutive de l'humain (et que le soufi ou le cabaliste tente avec un succès mitigé de résorber) est en même temps sa grandeur et sa perdition. Le temps est l'étoffe même de cette relégation. Quelque chose d'absolument libre et salvateur a lieu pourtant à chaque instant perdu, hors de l'encéphalogramme plat des discours phatiques, comme si nous étions tous des bêtes obscures rampant sous un arbre de foudre et que chaque éclair soudain pourrait restituer au secret de l'univers, à la pure verticalité d'un savoir qui ne supporte aucune répétition. Cependant tout ce que je raconte là est d'ordre intime, à usage poétique ou secret. Dès lors que je rencontre les gens, amis ou inconnus, dans mes pérégrinations d'animateur d'atelier d'écriture par exemple, je n'ai qu'un objectif, aider chacun à dépasser les censures et les peurs réductrices, les handicaps de la formation, amener à prendre conscience que le langage n'est pas quelque chose d'hostile, d'extérieur à soi, mais qu'il est au contraire constitutif de l'individu, que nous sommes tous langage et qu'il s'agit de naître à lui, de naître à soi. Que toute la culture du monde ne suffit pas à séparer substantiellement l'analphabète de l'érudit, parce que la culture qui est tout n'est pourtant qu'une nuance entre toi et moi, nuance suffisante pour élever l'humain dans le règne mystérieux de l'inachevé, du temps, du salut.
- Que raconte votre oeuvre au plus profond ? Comment en évoqueriez-vous la basse continue ?
- Une persévérance musicale, je crois, aujourd'hui, une sorte de hantise. On pourrait arrêter après telle découverte ou tel accomplissement, arrêter d'écrire ou de malmener son piano, mais pourquoi le musicien cesserait-il de jouer une fois le concert donné? Et puis j'explore de livre en livre le sens de cet éloignement, toujours au bord de l'aventure extrême. Je voudrais aujourd'hui incliner cette tragédie de la connaissance du côté de la méditation. La sérénité, une fois le dépouillement accompli, ne vous garde certes pas des affres de l'incarnation, de la maladie et de la solitude. A travers l'art méandreux, je voudrais décanter encore et encore le secret qui m'habite et qu'il m'est douloureusement impossible de communiquer autrement. C'est là, un peu comme dans la musique baroque, la basse continue qui rythme les contrastes du récit au poème ou à l'essai dans mon travail. Un fond mélodique chiffré de métaphores.
(Cet entretien constitue l’un des éléments du dossier consacré à Hubert Haddad dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No74. Commandes à Passe-muraille.admin@citycable.ch)
Hubert Haddad. Le Nouveau Nouveau Magasin d'écriture. Editions Zulma, 634p.
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Couleurs du noir
Notes sur un coin de table au Festival de Locarno
Ce n’est pas un propos bien original, ni paradoxal non plus, que d’évoquer les couleurs du noir : le peintre Soulages les a fait chanter à l'inifni et, au cinéma, elles se distribuent également selon le regard de chacun, avec toutes les nuances du blanc, du « gris suprême » de Renoir aux ciels plombés verts lessivés de la vidéo…
Un âpre et beau film québecois de la composition internationale, Elle veut le chaos, signé Denis Côté, joue admirablement sur la puissance expressive du noir et blanc, rappelant à la fois les épures photographiques d’un Walker Evans, dans les campagnes américaines de la Grande Dépression, et les films noirs de la même époque. Tant par ses cadrages « silencieux » que par la dramatisation saisissante de certains plans, le réalisateur canadien nous plonge dans un climat d’inquiétante étrangeté que d'autres couleurs que celles du noir dilueraient.
Sur la Piazza Grande, l’an dernier, c’est en hommage à ses premiers émois de cinéphile que Samuel Benchetrit usait du noir et blanc, en multipliant les citations de Carné, de Truffaut ou de Clouzot, et Jarmush était à la cafétéria. Dans la foulée, mais avec sa propre palette, Lionel Baier fait à son tour, sans l’acidité des gravures d’un Félix Vallotton, mais avec la même grâce érotique des courbes, jouer le noir et blanc dans Un autre homme.
Questions subsidiaires : que devient le noir dans les films en couleurs ? Et le blanc ? Et de quelles couleurs sont nos souvenirs ? Couleurs des Enfants du paradis ? Noir et blanc de Pierrot le fou ?
Images: Elle veut le chaos, de Denis Côté, et Un autre homme de Lionel Baier
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Baricco kitsch et toc
FESTIVAL DE LOCARNO Le premier film du célèbre écrivain italien, Lezione 21, a soumis la Piazza Grande à un cours pseudo-fellinien d’une cuistrerie rare…
Annoncé en grande pompe, et réunissant les noms très « vendeurs » de Beethoven, d’Alessandro Baricco et de John Hurt, le premier film de l’auteur de Soie, Novecento : pianiste ou Océan mer, pour ne citer que les titres les plus fameux de ce best-seller international, était évidemment très attendu. Que ce contempteur affirmé des Barbares (titre du recueil de ses chroniques dans La Repubblica), rompu eux techniques variées de la narration (il a fondé un célèbre atelier d’écriture à Turin) et doté d’une solide formation musicale, revisite la Neuvième Symphonie de Beethoven par le truchement d’un musicologue anglais excentrique, avait de quoi stimuler toutes les curiosités. Allait-on revivre le double bonheur musical et cinématographique de La flûte enchantée de Bergman ou, un degré en dessous, de l’Amadeus de Forman ? Hélas, cette Lezione 21 saisit au contraire par sa lourdeur didactique et, bien pire du point de vue du cinéma, par son indigence pseudo-baroque et la pseudo-modernité de son propos, convoquant les pires poncifs pseudo-poétiques, genre sous-Fellini délayé dans la pottermania.
L’argument de cette Lezione 21, dévelopant les thèses d’un certain professeur Mondrian Killroy (John Hurt), et fondant la « déconstruction » de la Neuvième Symphonie au regard des dernière années de Beethoven, revient à présenter l’œuvre comme une vengeance, une performance à base de ressentiment, un dernier «coup» assené par le compositeur aux abois confronté à l’incompréhension des autres et à son propre « vide », à la surdité et à la vieillesse. Nulle vraie beauté dans la Neuvième, au dire de l’extravagant Killroy, pour qui la fameuse Ode à la joie ne reflète aucune allégresse vécue (!) mais le seul « rêve de joie » d’un vieillard qui aurait perdu toute légèreté en ses dernières années.
Si la thèse se discute évidemment, qui entend démystifier une œuvre devenue «culte» - avec son chœur ressassé jusqu’au la nausée pour symboliser la fraternité voire l’urgence de « positiver » les jours de mauvais temps… -, sa modulation dément en revanche toute originalité et toute réelle invention formelle du point de vue de l’écriture cinématographique. D’un cliché à l’autre, l’on se dit, avec accablement, que bientôt Baricco va nous planter un voilier dans la forêt enneigée pour symboliser l’envol de la symphonie sous le souffle du génie créateur, et crac : voici le voilier du kitsch surgir dans la forêt supertoc…
Dès la première image de Lezione 21, on patine à la surface d’un cliché romantique, qui va se pailleter et se démultiplier en trouvailles d’une rare trivialité, feux d’artifice compris, tandis que les élèves du professeur s’encanaillent avec la même démagogie, entre bowling et bordel. Rien ne sera trop accrocheur dans ce récit aux images constamment flatteuses, juste ponctuées de citations de la Neuvième pour relancer la machine tournant à vide. Tout cela manquant absolument de cœur. Et quant à la joie, on n’en rêve même pas…
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Houellebecq en son île
Il suffit de se plonger dans la lecture de La possibilité d'une île pour oublier complètement, après un quart d'heure de lecture, le tapage et le clabaudage qui ont précédé la parution de ce livre. Tel est, en effet, le miracle de la vraie littérature que de nous transporter dans un monde parallèle à la fois imaginaire et tout aussi réel pourtant, plus signifiant en tout cas que la réalité brute. C'est d'ailleurs le propos même de La possibilité d'une île que de nous faire réfléchir à ce que nous vivons, en nous en donnant une image aux traits décalés, forcés, parfois même dérangeants ou insupportables par leurs grimaces. Or, le protagoniste contemporain de ce roman est justement un grimacier: un bouffon, un de ces humoristes médiatiques auxquels il est aujourd'hui permis, par exorcisme, de dire tout haut ce que pensent ou ressentent tout bas les « braves gens », dans les limites récemment rappelées par l'affaire Dieudonné.
Mise en abyme
Personnage de roman, Daniel 1 ira d'ailleurs beaucoup plus loin que Dieudonné dans la provocation, fort de la constatation que « l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité », faisant alors fortune en alignant les spectacles grinçants, puis les films à tendance porno, puis le porno à tendance violente, non sans rester d'une lucidité douloureuse. Car Daniel 1, tout cynique qu'il paraisse, est une espèce d'enfant du siècle clairvoyant, sans préjugés, curieux de tout, mais également mélancolique. Si le vibrionnant Jamel Debbouze le taxe de « mec hypercool », c'est sans se douter que Daniel 1, comme Michel Houellebecq, auquel il ressemble évidemment, lit Balzac et Schopenhauer, se passionne pour la signification profonde de l'évolution des mœurs de notre drôle d'espèce et scrute sur lui-même les effets du vieillissement, passant d'une femme chérie qui se flétrit à une jeune beauté dont il tombe éperdument amoureux à l'approche de la cinquantaine …
Le récit de vie de Daniel 1, qui vécut à notre époque, constitue le gros morceau de La possibilité d'une île, alternant avec celui de Daniel 25, clone du premier et vivant dans un très lointain futur, où la vie des néohumains, cloîtrés dans des périmètres protégés, se poursuit à l'écart des derniers représentants de notre espèce, réduits à la sauvagerie et s'entre-dévorant dans les détritus. Entre Daniel 1 et Daniel 25, de grandes mutations ont eu lieu, de la Première Diminution, consommant la fonte des glaces, au Grand Assèchement, entre autres catastrophes, et la néohumanité a beaucoup évolué elle aussi, abandonnant le rire à un moment donné et les larmes un peu plus tard (à l'époque de Daniel 9), seul l'amour des chiens demeurant intact …
Tout cela relève de la sciencefiction, mais l'intérêt du roman de Michel Houellebecq tient à l'intrusion, dans la SF, de l'observation intimiste (avec les histoires d'amour d'Isabelle et d'Esther), de la vie végétative et du débat sur les fins humaines, à égale distance de Pascal et des visionnaires kitsch du New Age … Aussi, La possibilité d'une île est un tableau remarquable des mœurs de notre temps, de la fabrication d'un journal de nymphettes à la production d'un snuff-movie, (film érotique avec mise à mort réelle) en passant par les joyeusetés de l'art branché et la mise sur orbite d'un gourou de mondiale influence. A cet égard. Michel Houellebecq rejoint les grands observateurs de l'époque, tels Philip Roth ou J. M. Coetzee …
Surtout et plus que jamais: Houellebecq achoppe à la déprime contemporaine, à l'affrontement du mâle et de la femelle, à la terreur du vieillissement dans une société de plus en plus axée sur la compétition et l'élimination des faibles. Son bouffon a la liberté d'exprimer des situations proprement révoltantes et si réelles pourtant. Passionné de science, le romancier nourrit en outre son ouvrage d'observations sur les neurosciences ou la génétique qui n'ont rien de pédant.
Très réjouissant aussi: que l'humour de Michel Houellebecq soit comme apaisé, ses personnages infiniment plus nuancés dans leurs modulations (à commencer par les femmes) et son écriture, retrouvant la santé d ' Extension du domaine de la lutte, en plus ample et plus affirmé, d'un écrivain majeur. Ni Flaubert ni Céline, car il ne travaille pas dans la ciselure ou la fine musique, mais plutôt dans la filière Balzac-Zola pour l'observation et l'énergie « électrique » de la phrase, également du côté des Anglo-Saxons portés sur la conjecture, Philip K. Dick ou J. M. Ballard. Déprimant disent certains ? Pas du tout à nos yeux: stimulant au possible ! Passionnant jusque dans les sujets de désaccord !
Michel Houellebecq. La possibilité d'une île. Fayard, 485 pp.Cet article a paru dans les colonnes de 24 Heures le 1er septembre 2005.
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Houellebecq visionnaire
Première mondiale de La possibilité d'une île
Les monts boisés surplombant Locarno avaient quelque chose, tout à l’heure, d’intensément péruvien. Dans le ciel bleu jade, un extravagant cumulus rose foncé se nuançait d’or en fusion du côté du couchant. A nos pieds, le noir de l’asphalte suggérait la planète de nulle part dont nous sortions après avoir vu La possibilité d’une île dont les dernières séquences, réunissant un néo-humain, son chien Fox et une beauté noire, évoquent le monde d’après toutes les destructions, à l’aube d’une vie nouvelle - et surgit alors le grand beau bus jaune du retour à la réalité…
Comme lorsqu’on sort de certaines expositions de peinture, notre regard est comme lavé à la fin du premier film de Michel Houellebecq. Sûrement pas l’œuvre d’un grand cinéaste, mais celle d’une espèce de visionnaire de son propre univers, comme s’il projetait son roman en images oniriques, grand labyrinthe dont l’entrée se fait par la voie de la dérision et qui débouche sur le splendeur restituée de la plus sauvage nature aux vestiges immémoriaux de culture humaine : Locarno Machu Pichu !
Le film « tiré » de La possibilité d’une île a-t-il beaucoup à voir avec le plus beau livre de Michel Houellebecq ? Oui et non. Une étrangeté absolue s’y mêle immédiatement à toutes les formes de quête du bonheur et d’immortalité à la petite semaine. Mais rien d’un film de science fiction à effets. Point de sexe. Point de spéculations. Une espèce de rêve éveillé qui va vers la beauté hallucinante du réel. Le chien Fox en est le très tendre guide…
Festival international de Locarno, samedi 9 août, La Sala, 21h.
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Lionel Baier mêle satire et sensualité
Seul ouvrage suisse en compétition internationale au Festival de Locarno, Un autre homme, le nouveau film du réalisateur lausannois, miracle de créativité tous azimuts, marque une nouvelle avancée, avec des acteurs remarquables. Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma a-t-il manqué le coche !
Les locaux de la rédaction de 24Heures sont parfois hantés par de drôles de gens. On y a vu, ainsi, les pieds sur la table de son bureau, une certaine Rosa, critique de cinéma du genre snob qui-tue-qui-pue, incarnée par la douce et belle Natacha Koutchoumov, formidable dans ce rôle à contre-emploi d’Un autre homme, dernier film de Lionel Baier. Celui-ci, pas vraiment du genre à s’excuser de l’implication (fictive) peu flatteuse de notre journal, lui a cependant réservé la primeur d’une avant-vision.
Une partie de la critique incendiera peut-être Lionel Baier pour lui apprendre à stigmatiser ses pratiques, sa morgue occasionnelle et son éthique. Mais l’amour du cinéma devrait faire passer l’amère pilule, car à l’évidence d’une écriture originale (déjà plus qu’évidente dans les films précédents de l’auteur, notamment Garçon stupide et Comme des voleurs), s’ajoute ici les qualités multiples d’une forme « en fusion » où la fluidité parfaite de la narration va de pair avec la « musique » des plans et les « mouvements » de la bande sonore, la beauté moelleuse du noir et blanc – aussi lyrique dans son approche de la nature qu’à la caresse des visages et des corps – la justesse aussi d’un dialogue (signé Baier comme la caméra !) à peu près sans faille.
Le pouvoir de la critique
Du point de vue de l’observation sociale et psychologique, Un autre homme, qui capte les phénomènes de rivalité mimétique liés à l’arrivisme social et/où à la guerre des sexes, est déjà passionnant. Bien plus qu’au dénigrement facile de l’activité critique, Baier s’applique à saisir le mécanismes de mise en valeur personnelle, de séduction ou d’exclusion, qui accompagnent une activité « créatrice » garante d’un certain pouvoir. Avec son bagage de docte médiéviste, François Robin (Robin Harsch, tout à fait excellent), dont l’amie Christine (Elodie Weber, également épatante) est enseignante à la Vallée de Joux, se pointe dans le journal local pour y «piger ». On lui propose les renards écrasés: la chronique cinématographique lui semble plus « classe ». Snob à sa façon, « attendant son heure », il ne tient aucun compte du public (moins encore de l’exploitante du seul cinéma du coin) et multiplie les jugements sans appel. Débarquant à Lausanne où il accédera aux « visions de presse », Robin va passer de la terre à terre Christine, que ses prétentions n’éblouissent guère, à la très chic Rosa, qui l’humilie tout en faisant de lui sa chose. Une scène érotique très réussie, où le garçon se fait littéralement «mener par le sac » au moyen de baguettes chinoises, illustre un rapport de force qui se retrouve dans une émission de radio et une interview avec LA star (Bulle Ogier), mais le plus étonnant du film est qu’il joue à la fois sur la satire et l’émotion , la cruauté et la sensualité (l’ombre de Félix Vallotton, érotomane puritain, se faufile entre les corps), le noir des desseins humains et la blancheur de la neige ou de la chair…
Baier-Bideau et les Panini
Un autre homme a tant intéressé Frédéric Maire qu’il l’a inscrit dans la compétition internationale du Festival de Locarno – seule présence suisse. Nicolas Bideau, pour sa part, n’avait pas été convaincu par le projet. Ainsi a-t-il refusé, avec ses experts, de soutenir ce film à petit budget (enrviron 350.000 francs), dont pas une mention n’est faite par ailleurs dans la brochure promotionnelle imitant le style des Panini et publiée à l’occasion du Festival. Renseignement prix : c’est le cinéaste lui-même qui a refusé de se prêter à cette opération marketing, selon lui « hideuse».
A Locarno : Un autre homme de Lionel Baier, 9 août, FEVI, 16h.15
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Nanni Moretti ou la comédie engagée
FESTIVAL DE LOCARNO L’hommage au grand réalisateur italien marquera la 61e édition, qui s’ouvre aujourd’hui. Rétrospective de l’oeuvre d’un homme-orchestre, polémiste et poète. Qui dit «je » au nom de tous…
Nanni Moretti passera le cap de ses 55 ans le 19 août prochain, trois jours après la clôture du Festival de Locarno, qui l’aura honoré assez naturellement. L’ « esprit de Locarno » se retrouve en effet dans l’acuité de sa perception du monde actuel, l’originalité constamment inventive de ses films, à la fois engagés et non dogmatiques, mêlant vices publics et vie privée, ou vice versa… Tant par sa façon de travailler, en équipes restreintes et sur budgets modestes, que par son implication personnelle aux titres multiples de scénariste et de réalisateur, de producteur et d’acteur (on se rappelle sa prestation dans le mémorable Padre padrone des frères Taviani, et « son » dernier film à découvrir, Chaos Calmo d’Antonello Grimaldi, le voit co-signer le scénario et tenir le rôle principal) ), et plus encore par son implication très personnelle dans ses films, Nanni Moretti fait figure de franc-tireur dont la liberté de mouvement et la poésie personnelle fascinent plus d’un jeune réalisateur, comme un Alain Cavalier ou un Jean-Luc Godard, dans un rapport plus ouvert avec le public. Le meilleur test en sera, sans doute, la projection sur la Piazza Grande (le 13 août) de cette merveille que représente Palombella rossa (1989), entre autres étapes marquantes, de Je suis un autarcique (1976), son premier long métrage,à La chambre du fils (palme d’or à Cannes en 2001), en passant par le non moins remarquable Journal intime (1994), autre illustration magistrale de cette façon unique, chez Moretti, de passer de son drame personnel (la lutte contre le cancer à cette époque, ou le désarroi politique) à la condition de tous.
« Je ne veux plus hurler contre les autres, je ne suis pas résigné, j'ai compris qu'ils sont comme ils décident d'être et non pas comme je désire qu'ils soient », déclarait déjà Moretti à l’époque du premier épisode du feuilleton Berlusconi, et ces propos correspondent mieux encore à l’Italie actuelle, où Le caïman (2006), évocation pourtant mordante des années de la «Casta», la nouvelle société dirigeant pourrie de privilèges, n’a pas fait de grande vagues.
Mais l’impact direct, au sens du militantisme à courte vue, est-il un critère pour juger de cette œuvre artistiquement et existentiellement si engagée ? «Je suis de gauche et ce qui m'intéresse, c'est d'ironiser sur la gauche, de la critiquer, de la stigmatiser», déclarait-t-il précisément, et son recours à la comédie, comme chez Fellini ou Dino Risi, n’a jamais été un recul par rapport à ses idées. « Je déteste les films politiques! Je les détestais déjà dans les années 70! C’est toujours le moment de réaliser une comédie!» s’exclame l’un des personnages du Caïman, film implicitement politique au demeurant. L’ironie de Nanni Moretti est bien là, qui sait si bien faire rimer comédie avec Italie…
A la rétrospective des films réalisés par Nanni Moretti ou de ceux auxquels il a participés, s’ajouteront la présentation d’une dizaine de documents-entretiens filmés sur son travail, dont le long métrage que lui a consacré André S. Labarthe, la publication d’un livre en coédition avec les Cahiers du Cinéma, et une exposition (au Museo Casorella) documentant le travail du réalisateur, lequel sera présent lui-même dès le 14 août.
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Face de bouc
Faits d’été : FaceBook chronophage. Sur les pannes de blogs selon François Bon. Salamalec à l'énergumène.
Moi l’autre : - Et qu’est-ce que t’as contre François Bon ?
Moi l’un : - J’ai qu’il me chronocroque.
Moi l’autre : - Comment ça ?
Moi l’un : - Déjà qu’après le Passouline je me suis enferré dans ce blog 24Heures sur 24 au point de me contraindre à faire mes papiers pour 24Heures à la 25e. Et maintenant face de bouc ! A cause de ma bonne amie encore qui vient de s'y pointer et m'a filé le virus...
Moi l’autre : - Face de quoi.
Moi l’un : FaceBook ça s’appelle. Le sommet de la montre ! Le miam-miam universel de l’ami-ami. Des gens qui se pointent genre Hamlet à l’écran et qui te demandent comme ça : veux-tu être ou ne pas être ami avec myself ?. Plus on sera d’Yorick plus ça craindra pas. Tu vois ça ?
Moi l’autre : - C’est comme Mythique pour les ados ?
Moi l’un : - Meetic ça s’écrit. Disons que ça se veut un cran au-dessus. Pour beaucoup ça se chantera J’ai des relations mondaines… A qui aura le plus d’amis. Et devine combien le François du Rab Nasier en aligne ?
Moi l’autre : - Au moins une centaine, Bon comme il est…
Moi l’un : - Tu rêves : près de mille.
Moi l’autre : Ah oui, c’est comme les Américains. Vous avez combien d’amis ? Près de mille. Bon. Et l’amitié c’est quoi ?
Moi l’un : - C’est là que ça devient compliqué. C’est comme le furet : ça court ça court et ça prend un temps fou pour la trouver…
Moi l’autre : - Et t’es devenu l’ami de François Bon ?
Moi l’un : - C’est ce qui est marqué sur Face de bouc, comme il l’appelle. Mais je ne l’ai vu qu’une fois, de loin. Grand moment d’ailleurs. Il disait Rabelais à Besançon, aux Petite fugues. Enfin tu connais ma timidité: j'ai pas osé l'aborder...
Moi l’autre : - Et ses livres ?
Moi l’un : - Je les ai découverts sporadiquement, et seulement quelqu’uns, dès Sortie d’usine. J’ai toujours respecté, mais sans en écrire une ligne, me semble-t-il, durant des années. Comme de Richard Millet que je respectais aussi un max, dans un ton très différent. Aussi, je trouvais que Bon manquait un peu de corps et de rondeur. Je le trouvais si sérieux, aussi, ce garçon. Si littéraire. Si parfaitement maîtrisé. J’eusse aimé qu’il se prît parfois les pieds dans le tapis. Et puis j'étais très occupé par les domaines romand-slave-anglo-saxon et tutti quanti. Et puis je l’ai senti plus proche, Bon: j’ai raffolé de Tumulte. Faut dire que j’avais commencé à bloguer grave et que Tumulte vit cela à sa façon très intensément: l’écriture immédiate et synchrone, l’abeille élecronique à multidons d’ubiquité. Et puis Rabelais. Et, bien entendu, son fantastique travail de coach et de passeur. Bref et sans lui cirer les pompes : THE François Bon, qui écrivait tout à l’heure sur son site ou ses blogs que les blogs se vident de leurs lecteurs, en été, comme les rues de Dijon ou de Payerne, que c’en est une pitié… Mais après tout tant mieux, gargamelon, pasque c’est déjà neuf heures et que j’ai encore deux pages de mon manus à recopier. Allez, il me lâche les baskettes, ce bon Monsieur Bon ?
Moi l’autre : - Et c’est quoi, l’adresse de ton Face de bouc ?
Moi l’un : - Quoi, tu vas pas me dire que ça t’intéresse, toi !
Moi l’autre : - Mais pas du tout du tout, c’est juste pour nos amis… -
Le dernier Angot
Dialogues schizos (2)
Moi l’autre : - Et là, tu fais quoi ?
Moi l’un : - Là, tu vois, je lis le dernier Angot.Moi l’autre : - Tu fais ça, toi, tu lis René Girard et le dernier Angot ? C’est le grand écart, ou quoi ? Ou c’est par snobisme ?
Moi l’un : - Par snobisme en tout cas pas. Parce qui si ça me rase, je laisse tomber vite fait, tu sais. Et par rapport à Girard, je ne vois pas la contradiction. Parce qu'il y a plein de mimétisme, chez Angot. Elle est mimétique à outrance, et ce qu’elle raconte est saturé du mimétisme du monde actuel…
Moi l’autre : - Tu m’en diras tant. Et qu’est-ce qu’elle raconte, là ?
Moi l’un : - Là, à la page 47, elle est en train de se faire lécher par Doc Gynéco dont elle vient de constater, à leur première rencontre, qu’ils rient « pareil ». Cela me plaît assez parce que c’est comme ça que je reconnais les gens que j’aime : c’est qu’on « rit pareil ».
Moi l’autre : - Et Doc Gynéco, c’est quoi, c’est qui ?
Moi l’un : - Jamais entendu parler ? C’est un chanteur, j’crois, un rappeur ou quelque chose comme ça, qui a soutenu Sarkozy dans sa campagne.
Moi l’autre : - Un pipole, quoi. Et tu te mets à brouter de ça ?
Moi l’un : - Ecoute, Christine Angot rencontre ce type au Salon du livre de Brive, elle se retrouve avec les gens de sa maison d’édition dans une boîte le soir, et là il y a ce Doc Gynéco que tous les littéraires ont l’air de mépriser, et voilà qu’au moment des slows le personnage l’invite et que le slow est bon. Tu ne vas quand même pas manquer un bon slow. Tu te rappelles le premier slow que tu as dansé à douze ans dans la cave de Georges V., à ta première surpatte du quartier des Oiseaux ?
Moi l’autre : - T’en finiras pas de m’étonner. Mais quoi de littéraire là-dedans ?
Moi l’un : - En fait Le marché des amants est un peu moins littéraire, dans le sens littérature littéraire, que Quitter la ville ou que Les désaxés, mais il me semble, à quelques maniérismes près, que c’est de la meilleure littérature, au sens que j’entends, disons dans la transparence et la fusion du mot et de la chose, de la simplicité et du naturel, évidemment très recomposés, qui rappelle un peu le tout premier livre d’Angot, Vu du ciel, avec quelques vies en plus… Ce qui me bluffe aussi, c’est son art du dialogue et sa façon de rendre l’émiettement du quotidien et de la communication. Bon, tu me laisses lire ?
Moi l’autre : - Tu vas passer tout notre dimanche sur Angot ?
Moi l’un : - Mais non ma vieille, je vais recopier mes notes sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud, qui dit des choses passionnantes sur l’implication des écrivains dans le monde postcolonial, et puis on a encore 1000 bouquins à classer, et j’ai deux papiers à finir avant demain pendant que tu gambergeras sur la question de nos fins dernières, pervers que tu es, enfin notre chère moitié ne manquera pas, dans l’après-midi, de nous suggérer une baignade au lagon voisin… Cela te convient genre travaux forcés ? -
Devenir ce feu
Sensation très forte certains matins, qu'un jour de feu s'ouvre, écrire ce feu devient ce feu !
Raymond Alcovère
http://raymondalcovere.hautetfort.com/
Image: Fabienne Verdier
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Les Feux
Sous les ponts ou dans la steppe, il suffit d’un peu de chaleur pour se réconforter.
L’âme des corps, en outre, est comme révélée à la flamme vivante. Les tenancières sérieuses n’auraient jamais toléré le néon ou le chauffage central. Inversement, on voit mal ce qui égalerait le désir montant avec le feu.
Bref, même les plus crades et les plus brutaux ressentent la chose, et c’est alors comme un silence religieux qui se fait sous les ponts et les yourtes.
Les corps sont extraordinairement jeunes dans ces espèces de cavernes où se confondent à présent les râles de la flambée et du plaisir.
Ce sont des îles de lumière dans la nuit et l’on y voit danser des ombres nues. Puis ça boume à travers l’espace avec des soubresauts de locomotives lancées à plein régime. Tel étant, yes sir, le feu du sexe dans l’Univers. -
Romands en force à Locarno
Lionel Baier et Fernand Melgar en compétition. Superbes retours de Dominique de Rivaz et Georges Schwizgebel. Denis Rabaglia sur la Piazza Grande. Et la dernière relève aux Léopards de Demain. Bonds et rebonds annoncés !La 61 édition du Festival international du film de Locarno (du 6 au 16 août prochains) s’annonce bien, et notamment pour le cinéma romand. Trois longs métrages en première mondiale : c’est ce que nous proposent Lionel Baier, avec Un autre homme, magistrale avancée lyrique et critique du plus doué de nos auteurs ; Fernand Melgar, abordant le thème actuel cucial de l’immigration dans La Forteresse ; et Dominique de Rivaz, au mieux de son inspiration elle aussi avec les anges fracassés de Luftbusiness. A chacun d’eux j’ai soumis les trois les mêmes questions.
- Qu'est-ce qui caractérise votre nouveau film ?
Lionel Baier : - Un autre homme raconte le parcours d’un imposteur. François Robin (Robin Harsch), le héros du film, s’immisce dans un milieu qu’il ne connaît pas et dont il ne maîtrise pas les codes. Grâce au désir qu’une femme (Natacha Koutchoumov) va lui porter, il va les acquérir, parfois à ses dépens. La thématique de l’apprentissage était déjà présente dans mes autres films. Le miracle du cinéma, c’est d’assister à l’évolution de quelqu’un sur très peu de temps, souvent moins de deux heures. J’adore plonger mes personnages dans un univers qui leur échappe, de parier sur leur intelligence et de voir comment ils apprennent et du coup, se dévoilent. Un autre homme diffère de mes autres films par sa forme. Noir et blanc, absence totale du réalisateur, ce dernier long métrage est aussi plus sec, moins baroque que Garçon stupide ou Comme des voleurs. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir signé mon film le plus personnel. Non pas que je renie les deux autres, bien au contraire, mais peut-être que film après film, je combats ma timidité naturelle, que le public me fait moins peur et que je me sens prêt à lui dire des choses dans le creux de l’oreille. C’était aussi l’occasion de filmer à nouveau Natacha Koutchoumov, de la faire jouer à rebours de ce que nous avions fait ensemble sur les deux films précédents. Ce n’est plus la bonne copine ou la sœur attentive, mais une journaliste perverse obsédée par son désir. Ce qu’elle me donne dans ce film est très rare et je suis très fier de l’avoir attrapé. « Un autre homme » met en scène un nouveau corps : celui d’un homme, celui de Robin Harsch. J’aime sa virilité mise à mal par les courbes de Natacha. L’aspect visuel du film ainsi que son sujet viennent des gravures de Félix Vallotton et d’un roman dont il est l’auteur : La vie meurtrière. J’ai essayé humblement d’être aussi sec et sensuel à la fois que lui.
Dominique de Rivaz : - Luftbusiness est une histoire d’air : d’air guitare et d’enchères virtuelles sur eBay. Dans une grande ville européenne imaginaire, trois jeunes sans travail décident de se vendre eux-mêmes sur le Net. Le trio squatte une serre abandonnée, un lieu particulier où le ciel et la terre, le sacré et le profane, se rencontrent. Luftbusiness (Lifes for Sale) est un film suisse, mais avant tout un film européen. Comme dans Mein Name ist Bach on y parle l’allemand et comme à Berlin aujourd’hui, un allemand mâtiné de tous les accents du monde : Filou (Tòmas Lemarquis, le héros du film Noi Albinoï), nous régale avec ses sonorités… islandaises. Luftbusiness : une fable au futur proche, qui pose la question de plus en plus actuelle : a-t-on le droit d’expérimenter sur soi tout et n’importe quoi ?
Fernand Melgar : - Comme fils de saisonnier et enfant ayant connu la clandestinité, j'ai réalisé plusieurs documentaires sur le thème de l'immigration. Avec La forteresse, fait exceptionnel, une caméra a pu filmer sans restriction le tri quotidien d'êtres humains qui s'opère dans un des cinq centres de procédure pour requérant d'asile en Suisse, celui de Vallorbe. Les négociations avec l'Office fédéral des migrations ont été très longues, mais ce qui est à souligner, c'est que les protagonistes ont tous accepté de témoigner à visage découvert. Je salue leur courage car certains requérants risquent leur vie dans leur pays et ce n'est pas évident pour les fonctionnaires fédéraux chargés des auditions d'appliquer la loi la plus dure d'Europe en matière d'asile.
Ma démarche reste la même que pour mes films précédents: pas d'interview ni de commentaire explicatif, mais une vision personnelle de la réalité où je mêle tendresse, humour et tragédie. J'aime aller vers l'autre, placer la caméra à hauteur d'homme et capter la puissance du réel. Avec un thème aussi sensible que l'asile, je n'ai pas voulu porter de jugement à la va-vite. La question n'est pas d'être pour ou contre, mais de réfléchir autrement. Je suis très touché que la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, en charge de ce dossier, ait souhaité voir ce film et sera présente à la première à Locarno.
- Que représente pour vous le Festival de Locarno, d'une manière générale, et qu'en attendez-vous de particulier pour votre film ?
Lionel Baier : - Locarno est le premier festival de film que j’ai rencontré dans ma vie. J’avais alors 15 ans. Ce fut pour moi un des chocs les plus importants de ma cinéphilie. J’y ai découvert Gregg Araki, Stephen Dwoskin, Jacques Rivette, Daniel Schmid, Haroun Farocki, ou Michel Soutter . J’encourage toute personne qui veut faire du cinéma à se rendre à Locarno, à participer aux discussions après le film, aux tables ouvertes. C’est une summer academy de haute qualité.
Depuis 1991, j’y retourne toutes les années. J’ai eu l’occasion de participer à de nombreux festivals à travers le monde et je pense sincèrement que Locarno est le plus intéressant. La richesse et l’éclectisme du programme, la présence des auteurs et des critiques, la qualité du public, la Piazza Grande, autant d’éléments qui font de Locarno un moment d’exception. D’ailleurs, quand on se balade autour du monde pour présenter ses films, on se rend compte de la popularité de ce festival. C’est souvent la seule chose que les cinéastes étrangers connaissent de notre pays. Avec Freddy Buache, peut-être ! Et la présence de Nanni Moretti, la présentation de l’intégralité de son œuvre lors de cette 61e édition est un cadeau formidable. C’est tout bonnement un des cinéastes les plus importants de notre époque qui sera présent pour parler de son travail.Après avoir dit cela, vous pouvez bien imaginer que je suis très fier que « un autre homme » soit en compétition internationale. Je suis très impatient de donner le film au public locarnais, même si la presse suisse a pour habitude d’être assez dure avec les films nationaux en compétition. Mais c’est la règle du jeu. Il faut l’accepter ou changer de métier.
D’un point de vue économique, la sélection à Locarno est aussi la possibilité pour le vendeur international du film de faire des affaires, de nouer des contacts avec des acheteurs potentiels. Pour les distributeurs français et suisses, c’est l’occasion de donner une réelle visibilité au film avant sa sortie en salle. Locarno est aussi un endroit où l’on fait des affaires, où l’on rencontre les sélectionneurs d’autres festivals, où l’on échange avec des collègues. En ma qualité de responsable du département cinéma de l’écal, c’est aussi le moment de voir les courts métrages issus d’autres écoles ou de rencontrer des réalisateurs que j’inviterai à Lausanne pour venir parler de leur travail aux étudiants.
Et puis, j’ai bien l’intention d’inviter toute ma petite équipe à manger du risotto et des glaces au yaourt.
Dominique de Rivaz : - Le 12 août à Locarno aura lieu la Première mondiale : c’est la première fois que Luftbusiness va se confronter au public, un public cent pour cent cinéphile, un public auquel seront mêlés journalistes, membres des commissions suisses du cinéma, amis… Un peu l’épreuve du feu. Tous mes films précédents, Aélia, Le Jour du Bain (Prix Léopard de demain), Mein Name ist Bach (Prix du Cinéma suisse 2004), ont été projetés à l’occasion de ce Festival : Locarno est une plateforme essentielle pour la diffusion de nos films.
Fernand Melgar : - Je vais à Locarno depuis plus de 20 ans et j'y ai mes plus beaux souvenirs de cinéma. Présenter son film en première mondiale dans une salle de 3500 personnes est un privilège hors du commun pour un cinéaste. Le public y est cinéphile, curieux et exigeant. Normal quand on s'enferme en plein jour dans une salle obscure alors que les nombreuses terrasses vous tendent les bras et que les eaux claires de la Maggia vous invitent à une baignade rafraichissante! Les débats après les projections sont passionnés et la presse étrangère est très présente. Pour un documentaire de cinéma comme La Forteresse, on ne peut pas rêver mieux.
Comment le cinéma suisse vous semble-t-il se porter et se développer ? Y décelez-vous des talents nouveaux ?Lionel Baier: - Compte tenu de sa spécificité nationale (3 cultures différentes), des moyens qui lui sont attribués annuellement et de la concurrence étasunienne féroce, le cinéma suisse se porte plutôt bien. En tout cas, il peut revendiquer une diversité salvatrice. Documentaires, films grands publics, films d’art et d’essai, animations, cette diversification de son offre lui permet de s’oxygéner régulièrement. Nous comparons notre production annuelle à la France alors que celle-ci fait un peu figure d’exception dans le paysage européen. Mais en regard du Portugal, de l’Irlande, de la Pologne ou même de l’Italie, je trouve que notre cinéma évolue dans un contexte économique plutôt sain. Les télévisions nationales travaillent en bonne intelligence avec la branche, ce qui est exceptionnel. Les créateurs historiques continuent de filmer et de rencontrer le public (Jacqueline Veuve, Fredi M. Murer ) alors que la nouvelle génération s’installe et prend ses marques (Haupt, Staka, Meier, Steiner). Je ne suis pas en train de vous dire que le cinéma suisse vit son apothéose, je pense qu’il travaille et construit sur des bases plutôt saines. Il est en pleine ascension et il y aura encore des passages de corniches difficiles.
A l’Office fédérale de la culture, on est en plein délire foucaldien. On est passé d’une politique du encourager soutenir à un régime qui pense surveiller et punir ! On distribue les bons et les mauvais points, on contrôle et on se méfie. Alors, pour tenir ce programme, il faut régulièrement crier au feu et jouer au pompier dans la foulée. Je n’ai jamais vu une administration culturelle dépenser autant d’énergie à vouloir trouver les clés de la réussite là où tout le monde a déjà cherché : les acteurs, le scénario, la promotion. Si cela ne coûtait pas si cher, ça en serait presque cocasse. Alors que si on étudie l’histoire du cinéma, on se rend compte que le renouvellement vient toujours des auteurs, qu’ils soient producteurs, réalisateurs, ou studio. Que ce soit les jeunes turcs des cahiers qui font éclore la nouvelle vague, en passant par Spielberg, Coppola et consorts qui révolutionnent les studios américains ou la movida espagnol qui accouche d’ Almodovar. Et autres mauvaises nouvelles pour nos fonctionnaires bernois : cela prend du temps et dépasse le temps d’un mandat politique.
En voyant la qualité et l’inventivité des films qui sortent d’écoles, que ce soit à Lausanne ou à Zürich, je ne me fais pas de soucis pour les lendemains chantants du cinéma suisse.À condition qu’on lui donne les moyens et qu’on ne dégoûte pas les futurs réalisateurs et producteurs avec une bureaucratie toute puissante.
Dominique de Rivaz : Depuis plus de dix ans, tout en étant domiciliée en Suisse, je travaille à l’étranger : Mein Name ist Bach a été tourné en Allemagne, Luftbusiness au Luxembourg… Je dois donc « rattraper » les films suisses dès leur sortie en DVD ou leur sortie en Allemagne. Cette distance me fait porter sur le cinéma suisse un regard plein de curiosité, de disponibilité et d’émotion, ce que l’on éprouve lorsque l’on rencontre des amis chers à l’étranger ! Oui, le cinéma suisse actuel est pétillant et surprenant, bref, il vit, et ceci malgré des moyens financiers limités qui obligent constamment les cinéastes à faire des coupes dans leurs rêves et leurs visions.
Fernand Melgar : - Le cinéma suisse n'a jamais fait autant parler de lui. Tant mieux! Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma, secoue le cocotier de l'establishment et provoque des débats salutaires. A l'étranger, il se démène pour nous faire une place. C'est un bon ambassadeur. Il rêve d'une industrie de cinéma prospère, moi aussi. Mais il ne doit pas oublier que les cinéastes suisses sont avant tout des artisans. Nos films sont des petites mécaniques de précision manufacturées qui prennent du temps à se faire. Notre savoir-faire dans le documentaire est reconnu et apprécié dans le monde entier. Il faut faire attention de ne pas galvauder ce "Swissmade".
J'ai beaucoup aimé Icebergs le premier court-métrage de fiction du lausannois Germinal Roaux. C'est un garçon discret bourré de talent qui fait souffler du vent frais dans les voiles du cinéma suisse…Le cinéma sera celui des auteurs
Jamais on n’a autant parlé de cinéma suisse sur la place publique. L’effet Bideau ? Le mérite de l’Office fédéral de la culture ? En partie. « Et tant mieux ! », s’exclame Fernand Melgar, Prix du cinéma suisse en 2006 avec Exit. Or le nouveau film du documentariste lausannois, intitulé La forteresse et réalisé à Vallorbe dans le centre pour requérants d’asile, sera présenté à Locarno la semaine prochaine en première mondiale en présence de la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf. Bel exemple de « cinéma du réel » qui draine un public de plus en plus large, comme Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron ou Grounding de Michael Steiner.
Deux autres nouvelles fictions, fortement ancrées dans la société contemporaine, marqueront la vitalité du cinéma romand à Locarno. Avec Luftbusiness (qu’on pourrait traduire par commerce virtuel) de Dominique de Rivaz, superbe fable d’aujourd’hui traitant de la survie de trois exclus qui vendent leur sang, leur sperme, puis, sur Internet, leur âme ; et avec Un autre homme de Lionel Baier, portrait percutant d’un jeune provincial rêvant de percer dans la critique de cinéma et qui se heurte au snobisme et au cynisme d’un milieu où la culture sert (aussi) à séduire ou à écraser…
Avec très peu de moyens (300.0000 francs, budget dérisoire pour une fiction), l’auteur lausannois, sans doute le plus doué de nos cinéastes, fait la pige à Nicolas Bideau qui dit attendre de lui une « grosse machine ». Mais est-ce au fonctionnaire de dire au créateur ce qu’il doit faire ? Le résultat est là : une œuvre fraîche et belle, percutante, émouvant, insolente, vivante ! Et dans le domaine non moins créatif de l’animation, Georges Schwizgebel répond lui aussi par un « geste » ciné-pictural brillantissime, intitulé Retouches et qui sera projeté le 12 août, journée du cinéma suisse, sur la Piazza Grande, avec la comédie grand public de Denis Rabaglia, Marcello Marcello. Populaire et de qualité ? Pourquoi pas ?
Est-ce dire que le cinéma suisse ou romand culmine au pinacle ? Nullement. Mais il avance, il « bosse », grâce aussi à la « bande à Bideau», pour peu qu’elle ne mélange pas les rôles. On aura vite vu, de fait, les limites du « cinéma » des fonctionnaires. Et Locarno sera l’occasion renouvelée, en confrontation avec le monde entier, de voir que le cinéma appartient à ceux qui le font. L’immense Nanni Moretti et Amos Gitaï, entre autres créateurs de partout, en donneront la mesure à un public à qui on ne la fait pas…
Cet éditorial et les textes ci-dessus ont paru, émincés, dans l'édition de 24Heures du 2 août 2008.
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De Dieu le nom de Nom
A propos de Dieu, le Nom, aux oreilles de l’être-là.
On me demande, non sans gravité pressante, de préciser qui est Dieu quand je dis que j’écris sous le regard de Dieu. Les lecteurs de ce blog savent qu’il n’est point dans ma nature de me dérober à la gravité pressante de répondre en toute sincérité, donc je réponds ce soir qui est Dieu pour moi qui me regarde Le regarder. J’eusse pu figurer une autre image du Nom. Mais nom de Nom: que non. Parbleu ce soir Dieu est Olympe. Non pas Zeus de l’Olympe mais Dieu paisible au jardin du monde et tout à l’écoute, sans masque ni visage, le Dieu qui est, à longues oreilles de feutre doux, le Dieu qui porte son fils au jour dit de la Pâque. L’être suprêmement, donc, frère âne, qui est Celui qui suis (dit-Il)...Image JLK: Olympe au pré.
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La relève d'un brave
A La Désirade, ce 29 juillet. – Le jour se lève sur le grand lac bleu sombre, le ciel est ce matin lourd d’orages mais c’est tout réconforté, après le noir de l’éveil et quelques clics, que je reviens (virtuellement) de Ramallah où mon occulte ami Nicolas (les amis de nos amis étant virtuellement nos amis, et c’est grâce à Pascal que j’ai découvert ce Nicolas-là) m’a fait ce grand bonheur, une fois de plus, de constater que ça continue. Un clic pour s’en convaincre : http://battuta.over-blog.com
Pas mal des gens de ma génération tirent l’échelle derrière eux en prétendant qu’il n’y a plus rien qui se fasse de bel et de bon aujourd’hui, la jeunesse se réduisant à un conglomérat vaseux de consommateurs hébétés, et cette posture me révolte. Or il suffit de lire le bref récit intitulé Le petit ange d’Hébron, publié hier par Nicolas, ou son texte prolongeant, à partir des abjectes images d’Abu Ghraïb, où le soldat devient photographe ( !), la réflexion de Susan Sontag sur l’ambivalence de la photographie, dans ses représentations de la guerre ou de la violence, pour retrouver la fraternité agissante de ce que Baudelaire appelait la « société des êtres ». Merci Nicolas, salve Battuta !
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Sortir du noir
Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté ; et ce mot me sauve alors : ce mot de beauté.
Aussi, ces carnets m’aident à me retrouver, chaque jour après l’autre, c’est le bout de bois flotté à quoi je m’accroche pour ne pas sombrer.
Sa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. La poésie est un acte.
A l’aube ce froid
coule sa menace.
On ne sait
si c’est avant ou après.
Le mal rôde,
il a tous les noms,
nulle part et partout.
Tout est dispersé.
Seule,
tu respires à mes côtés ;
seul
ce souffle
nous anime.
JLK: Grammont à l'aube. Huile sur toile, 2005. -
Une émouvante beauté
De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arrachée à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de ce foutu après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?
Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.
La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre: sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve - c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.
Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au coeur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue - mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…
A la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière: c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.
C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi…
Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Maciste à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Maciste et Rambo, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka.
Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible - et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?
De Merline, en revanche, je ne me rappelle que nos après-midi : il n’y a entre nous que des après-midi à découvrir nos corps dans la claire forêt, et comme une musique de clavecin me fait croire à un jeu de poupées, et c’est cela précisément : nous jouons à la poupée avec nos corps, et Merline me raconte le Petit et le Grand Véhicule.
Nous sillonnons l’arrière-pays en side-car, je sifflote comme le merle à sa Merline, elle me regarde par en-dessous, enveloppée dans le plaid de poil de chamelle que m’a offert ma mère-grand sévère lorsque le Président m’a offert son vieux side-car, ma mère-grand sévère s’ombragerait d’apprendre que son plaid de poil de chamelle nous servira de couche dans la forêt, mais on n’y pense pas sur le moment, Merline me regarde comme une levrette son Afghan, à la fois soumise et toute au nouveau jeu qu’elle découvre en faisant la soumise pour mieux dominer son Afghan, nous filons comme des nuages effilés dans un ciel bleu typique de cette fin des années soixante qu’on pourrait dire le début de nos années bohèmes, Merline prépare plus ou moins son bac et moi l’un écrit plus ou moins ses premiers papiers sur les livres que lit moi l’autre, mais notre vie est ailleurs, notre vraie vie est l’après-midi, je ne me sens pas plus plumassier qu’elle ne se sent bachotière, elle qui se dit en recherche et n’a de cesse de m’entraîner sur La Voie en quête de La Quête, elle qui voit partout des Signes et voudrait me faire lire Les Quatre Sens de La Vie, elle qui boit le miel de mon être en fermant les yeux, comme Galia ferme les yeux et comme toute émouvante beauté ferme les yeux quand elle se sent monter à fleur de ciel ; et nous jouons, avec Merline, sans voir passer les heures, comme nous avons joué toute notre enfance aux Oiseaux, quand elle n’était que la sœur puînée de sa sœur Laurence, ma sage camarade de catéchisme, à nous éterniser avec toute la bande du quartier, les soirées d’avant les grandes vacances. Avec Merline tout était jeu et cela pourrait durer encore. Malgré l’océan. Malgré son compagnon hindou. Malgré ses cheveux blancs teints de la couleur d’ambre de son clavecin : juste pour jouer une après-midi entière. Avec Merline nous étions faits pour couler avec le Titanic en jouant ou pour en réchapper comme en nous jouant du naufrage, comme nous nous sommes joués de tous les naufrages, elle par la musique et moi, jusqu’à cette après-midi, dans la seule présence songeuse de Ludmila.
Or jouer, Galia en rêvait, mais Galia était trop Galia pour jouer. A la table des théâtreux Galia jouait à jouer, de même qu’elle jouait à jouer notre pièce en guettant mon jugement sur son jeu, qu’elle récusait cependant d’avance, car je n’avais pas à juger son jeu, avait-elle décidé un premier jour sans après-midi, avais-je compris sans même y penser. Dès lors qu’il n’y aurait plus d’après-midi je n’étais plus en mesure de la juger, avais-je compris sans la moindre explication.
Tout le temps que nous avions joué sans y penser, nos premières après-midi à ne rien faire que nous aimer de toutes les façons que les amants bohèmes s’inventent à découvrir ensemble tout ce qu’ils aiment en écoutant Fauré ou Chet Baker, les souvenirs de ma famille sépia et les siens de ses aïeux boyards, nos passions croisées de Schubert et Céline ou de Soutine et Lady Day, notre paresse immense et ta tristesse si gaie, toi qui me disais que ma gaîté celait un puits de larmes, nos enfances effrayées et pareilles, au retrait d’un cœur trop sensible, notre effrayante lucidité et ta façon d’en jouer – tout ce temps-là s’était comme évaporé lorsque Galia, pour la première fois, m’avait demandé ce que je faisais de mes après-midi depuis quelque temps qu’elle travaillait à la table, me reprochant, timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, mes hésitations et mes amis, me reprochant de trop hésiter décidément ou de ne pas acclamer assez ses amis à elle, et me revenaient alors, comme une prescience ressurgie de ce qui nous attendait en réalité, les premières réticences des objets de Galia.
Pas touche, avaient commencé de me murmurer les objets de Galia, bas les pattes, ne vous croyez pas chez vous - mais nous étions assez ivres ce premier soir-là, non seulement émus mais assez givrés, aussi la mise en garde des objets de Galia ne m’avait guère inquiété, pourtant leur avertissement s’était bel et bien inscrit quelque part, et dès le lendemain matin, tout étourdi et repu de caresses que je fusse, la même mise en garde des objets de Galia s’était répétée, que je m’étais efforcé d’ignorer, tout à nos effusions et à la conviction que bientôt ils m’accueilleraient, comme tout à l’heure ne pouvait manquer de m’accueillir le petit Aliocha, Galia le prenant sur elle, mais finalement rien n’y avait fait : les objets de Galia ne m’avaient jamais accueilli depuis lors, par plus qu’Aliocha ne m’avait jamais admis dans son retrait à lui…(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier).
Image: Edvard Munch, La broche.
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Marketing de rentrée
ÉDITION Rumeurs, effets d’annonce et autres objets de promotion se multiplient avant la déferlante d’automne (676 romans) où Amélie Nothomb, Michel Houellebecq, Christine Angot et Catherine Millet seront « têtes de gondoles ». Aperçu des manœuvres tactiques. Intéressant ? Dérisoire ? Commerce !
La chose s’intitule L’Automne romanesque. Un vrai livre. Presque 200 pages, illustrées de (belles) photos d’auteurs. 4000 exemplaires dont le public ne verra rien : destinés aux seuls passeurs du livre, libraires et gens de médias. Signé Grasset : rentrée 2008. Bel outil de marketing de rentrée avec présentation de 14 auteurs (12 français), qui détaillent leur ouvrage suivi d’un généreux extrait. La Rolls du genre pour véhiculer Yann Apperry, le jeune auteur « qui monte », avec Terre sans maître, Véronique Olmi, elle aussi bien lancée, dans La promenade des Russes, l’incontournable Elie Wiesel (Le cas Sonderberg) et Charles Lewinsky dont Melnitz, ici traduit, a été dit en Allemagne « un Cent ans de solitude suisse ». Bel effet d’annonce !
Or la redoutable patronne de Flammarion, Teresa Cremisi, n’est pas en reste, qui joue sur la rumeur confidentielle distillée en 2007 avant la parution de La possibilité d’une île, de Michel Houellebecq (qui en sort le film cette année, coup double !) en annonçant un «roman inédit» de son auteur « culte ». De la même façon, la parlote médiatico-blogueuse a d’ores et déjà répercuté l’affriolante nouvelle échappée des bureaux de Bernard Comment, patron de la collection Fiction & Cie au Seuil : que le nouveau roman de Christine Angot, Le marché des amants, traiterait des amours de la dame et de Doc Gynéco…
Christine Angot, Michel Houellebecq ou encore Catherine Millet, avec un nouvel épisode autobiographique annoncé, , chez Flammarion ont-ils besoin d’une publicité supplémentaire pour conquérir les « têtes de gondoles » ? Le contre-exemple serait une Amélie Nothomb, qui « fera » ses 200.000 exemplaires sans dopage particulier, et d’autant que Le fait du prince, déjà « tasté » par le soussigné, est un excellent cru de la « star » d’Albin Michel. Disons alors que, pour entretenir la rumeur avant d’occuper le « terrain », bien des éditeurs envoient désormais des épreuves reliées aux libraires et aux critiques, ou préparent de vrais « coups médiatiques » dont le modèle du genre fut celui de l’an dernier « sur » Les Bienveillantes.
Cela étant, ce marketing «en amont» n’est pas forcément prescripteur. Les libraires, autant que les lecteurs professionnels, et plus encore le public, « risquent » aussi bien de modifier la donne, comme il en a été avec L’élégance du hérisson de Muriel Barbéry, nullement « boosté » à la source et jouant depuis deux ans le « long-seller»… Et la vraie littérature se borne-t-elle à des chiffres ?
Quoi qu’il en soit, que l’on préfère les valeurs sûres blanchies sous le harnais (Doris Lessing, Prix Nobel, avec Alfred et Emily, chez Flammarion) ou les francs-tireurs originaux (Philippe Ségur avec Vacance au pays perdu, chez Buchet-Chastel), la rentrée d’automne reste essentiellement à découvrir pièces en mains. Des premiers arrivages, en dehors des titres déjà cités, on retiendra aussi le nouveau roman d’Olivier Rolin, au Seuil, combinant aventures exotiques et digressions artistiques (autour de Manet) dans Un chasseur de lions, huit nouvelles d’Alice Munro, l’une des écrivaines américaines les plus remarquables du moment, parues sous le titre de Fugitives à L’Olivier, ou, à l’enseigne de Noir sur Blanc, associant les talents (pour le dessin) de Lea Lund et de Frédéric Pajak, L’Etrange beauté du monde…
Des chiffres et des titres
Statistiques : LivresHebdo annonce 676 romans (-7% par rapport à la rentrée d’automne 2007). 466 romans français et 91 premiers romans. 210 romans étrangers. Une quinzaine de titres seulement disposent d’un tirage initial de 50.000 ex. Amélie Nothomb « part » sur 200.000 ex.
Retours attendus : Sylvie Germain (Paradis conjugal) chez Albin Michel, Jean Echenoz (Courir ) chez Minuit, Laurent Gaudé (La porte des enfers) chez Actes Sud, Marie Nimier (Les inséparables) chez Gallimard, Jean-Paul Dubois (Les accommodements raisonnables) à L’Olivier, Alain Fleischer (Prolongations) chez Gallimard. Rayon « étranger » : Ismaïl Kadaré chez Fayard (L’accident), Thomas Pynchon (très attendu) au Seuil (Contre-jour), William T.Vollman (Poor people) chez Actes Sud, Richard Ford (L’état des lieux) à L’Olivier.
Rayon Mademoiselle : Colombe Schneck (Val-de-Grâce), chez Stock, Aude Walker (Saloon) chez Denoël.
Surprises : Michel Le Bris, essayiste et directeur du Festival Etonnants voyageurs, avec un roman, La beauté du monde, chez Grasset; et ce livre qui pourrait réellement faire date : Zone de Matthias Enard, chez Actes Sud.
Hors course: Dans l'immédiat une recommandation aux fous de mots et de poésie pensante et sensitive: Apnée de René Ehni. Une fine merveille. Le génie d'un style sans pareil et une espèce de Requiem joyeux, dédié à Dominique Bourgois, en mémoire de son défunt époux Christian, grand éditeur à tiroirs secrets qu'on entr'ouvre ici; en mémoire aussi de Maurice Béjart, par raccroc amical. C'est délirant et hypertinent, fluide et surprenant à tout bout de phrase. Et c'est publié, normal, chez Bourgois !
Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du samedi 26 juillet 2008
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Partis en douce
Gaston Compère et Jacques Izoard, écrivains wallons majeurs, viennent de disparaître.
La littérature francophone de Belgique vient de subir deux grandes pertes. De fait, deux de ses meilleurs écrivains-poètes se sont éteints ces derniers jours: Gaston Compère le 14 juillet, à l’âge de 83 ans, de maladie, et Jacques Izoard, samedi dernier, d’une crise cardiaque. Tous deux étaient des « purs », dont les œuvres s’étaient bâties avec une égale, généreuse abondance, et un égal rayonnement auprès des amateurs de vraie littérature.
Gaston Compère, aussi respecté de ses pairs que discret, laisse une œuvre considérable où la poésie et le théâtre dominent, malgré son recours à tous les genres. Né en 1924 à Conjoux, attaché à sa région du Condroz (entre Ardennes et Meuse), il était docteur en philologie romane de l'Université de Liège, et fut également un compositeur notable. «Je n'ai jamais écrit que pour le plaisir d'écrire et rendre plaisantes les journées dont le ciel me gratifie », écrivait-il en décriant du même coup le bruit et les vanités sociales. Auteur d’une thèse sur Maeterlinck, il partageait l’attitude qu’il trouva à celui-ci en le visitant en 1948 : « Il ne disait rien et regardait la mer". Essentiellement poète, alchimiste de la langue, Gaston Compère fut aussi romancier (son Portrait d’un roi dépossédé décrocha le prestigieux Prix Rossel en 1978) et dramaturge. Il avait obtenu en 1988, pour l'ensemble de son œuvre, le Grand Prix international d'expression française.
Plus proche de la cité, le poète liégois Jacques Izoard, qui reçut en 1979 le prix de poésie de l’Académie Mallarmé pour Vêtu, dévêtu, libre, était un passeur de poésie très aimé autant qu’une des grandes voix de la francophonie contemporaine, dont les œuvres complètes ont été réunies en deux volumes (plus de 1800 pages !) à La Différence. Inspirateur de l’Ecole de Liège, Jacques Izoard (Delmotte de son vrai nom) était charnellement ancré dans sa Wallonie natale (il était né en 1936 à Liège) dont il brassait la langue sans esprit régionaliste, en quête d’universalité.
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Ceux qui campent à Ramallah
Nicolas Battuta http://battuta.over-blog.com/ dixit...
Ceux qui pensent pouvoir passer leur mort en vacances / Ceux qui emmènent un cercueil en roulant à tombeau ouvert / Ceux qui s'aperçoivent qu'un mort peut faire des petits / Ceux qui donnent la fessée à un veuve en veille / Ceux à qui la Camarde n'a jamais pardonné / Et ceux qui veulent mourir pour des idées, d'accord, mais de mort lente, etc.
Image JLK: café à Sète
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Ils font leur cinéma
Michel Houellebecq et Alessandro Baricco au Festival de Locarno
On les dit, tous deux, auteurs « phares », et voici qu’ils présenteront, à la même enseigne du Festival de Locarno, en août prochain (du 6 au 16), leurs premiers films d’auteurs. La littérature sera d’ailleurs très présente à la 61e édition du festival de la découverte cinématographique, puisque les soirs magiques de la Piazza Grande s’ouvriront avec la projection de Brideshead revisited, de Julian Jarrold, d’après le merveilleux roman d’Evelyn Waugh, avec Emma Thomson, suivi de Choke de Clark Gregg, d’après un roman de Chuck Palahniuk, avec Anjelica Huston. Dans la foulée, on précisera que celle-ci sera présente à Locarno pour y recevoir l’Excellence Award et y donner (le 9 août) une Masterclass.
Quant à Michel Houellebecq, c’est avec l’adaptation de La possibilité d’une île qu’il fera, en première mondiale, l’événement de la section Play Forward, observatoire privilégié des expérimentations contemporaines.
C’est enfin sur la Piazza Grande que nous découvrirons la première réalisation de l’écrivain italien Alessandro Baricco, qui a mené une sorte d’enquête-fiction, avec Lezione 21, autour de la Neuvième Symphonie de Beethoven, avec Noah Taylor et John Hurt.
Plus d’infos : Locarno, du 6 au 16 août. WWW.pardo.ch -
Ceux qui vivent aux Oiseaux
Celui qui connaît le nom des fleurs venimeuses, selon son expression / Celle qui épie son voisin le Belge bègue / Ceux qui n’ouvrent jamais la porte au pasteur de la paroisse protestante des Oiseaux et environs / Celui qui a gagné un lapin vivant à la tombola des aveugles / Celle qui ne supporte pas le remplaçant boiteux du laitier Jolidon / Ceux qui crèvent les ballons qui tombent dans leur jardin privatif / Celui dont la fille regarde un peu trop le cantonnier Massart / Celle qui rêve de se faire faire une permanente pour son entrée au club de tricot Les Joyeuses Aiguilles / Ceux qui estiment que le fils socialiste de l’instituteur Chevreau ferait bien d’aller voir à Moscou / Celui qui affirme que la gelée de coings de sa sœur Marthe vaut une mention dans le journal de la paroisse catholique / Celle qui trouve un peu d’acidité dans la gelée de coings de Marthe Lepoil / Ceux qui ont subi les leçons de solfège de Mademoiselle Lepoil / Celui qui s’est fait gifler par Marthe quand il lui a demandé à la fin de sa leçon de solfège ce qu’était au juste un 69 / Celle qui a assisté aux derniers instants du regretté président de la Fanfare des Oiseaux / Ceux qui prétendent que la femme de l’ouvrier Duflon reçoit tous les après-midi / Celui qui a juré de faire la peau du clebs de la salutiste / Celle qui estime que Gary Cooper avec des yeux pareils ne peut pas ne pas être croyant et pratiquant / Ceux qui se sont connus à la projection de La Loi du Seigneur / Celui qui était placeur au Colisée quand Marthe Lepoil a mordu l’Espagnol qui lui caressait le genou gauche / Celle qui a épousé l’Espagnol mordu par la suppléante du conseiller de paroisse Miauton / Ceux qui ne manquaient jamais la pièce policière du lundi / Celui qui a perdu sa montre Rolex dans le petit bois jouxtant l’ancien lazaret / Celle qui a perdu sa virginité à peu près au même endroit / Ceux qui sont déçus d’apprendre que le comédien qui incarne l’inspecteur Durtal à la radio vit avec le chef comptable d’une fabrique de boissons gazeuses / Celle qui fait la lessive du bruiteur des pièces policières du lundi soir qu’elle considère comme son fils adoptif pour des raisons que le facteur Verge d’or a de bonnes raisons de connaître / Ceux qui ne juraient en 1957 que par le Disque préféré de l’auditeur, etc.Image: Alain Cavalier, Le filmeur.
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Guillebaud l’éclaireur
Une nouvelle synthèse stimulante du « reporter d’idées », Le commencement d’un monde.
Venu du journalisme de terrain, Jean-Claude Guillebaud à entrepris, depuis 1995, un vaste travail de « reporter d’idées », plus précisément une enquête sur le désarroi contemporain amorcée avec La Trahison des lumières et consacrée, au Salon du livre de Genève, par le Prix Jean-Jacques Rousseau. Ont suivi La Tyrannie du plaisir, prix Renaudot 1998, La Refondation du monde, Le principe d’humanité, prix européen de l’essai, Le goût de l’avenir et La force de conviction. Après la profession de foi de Comment je suis redevenu chrétien, ce disciple de Jacques Ellul nous revient avec une nouvelle grande synthèse parachevant son « enquête » .Lecture intégrale (1)
- Message personnel : note que les trois ans qu’il a passés sur ce livre, lectures et composition, l’ont changé profondément.
- Au départ se trouvait alarmé par l’immensité des changements en train de se faire dans le monde, les risques d’un écroulement et d’un « désordre immaîtrisable ».
- Lui était difficile de concevoir qu’à l’engloutissement puisse succéder un surgissement
- Or c’est de cela que va traiter ce livre.
- Dit qu’il a appris à surmonter « cette vaine obstination à vouloir recycler sans cesse des concepts, des repères, des préjugés qui n’ont plus de pertinence ».
- Exactement ma position actuelle.
- Relève l’irruption du monde dans notre monde. « Le dehors est arrivé chez nous ».
- Et cela on pour la Suisse d’aujourd’hui : « Nulle barricade, nulle douane, nulle gendarmerie ne nous protégera bien longtemps de ce rendez-vous. Que nous le voulions ou non, nous serons pluriels et métis. Il nous reste à en tirer parti, sans démagogie et sans xénophobie ».
- Mais cette interrogation ressurgit : savoir si nos certitudes égalitaristes, laïques, progressistes, individualistes, raisonnables, critiques, ne sont pas le dernier avatar d’une arrogance judéo-chrétienne réformatée ?
- Invoque alors le partage réel et réciproque de valeurs à défendre.
- Introduction : la fortune d’une idée fausse.
- Exergue de Georges Bernanos, tirée du Crépuscule des vieux : Je me représente assez le Diable sous les traits d’un idéaliste qui baptise de noms évangéliques, à l’usage des nigauds, les forces obscures qui mettront demain l’univers à feu et à sang »
- Depuis une quinzaine d’année, l’idée du « choc des civilisation », introduite par Samuel Huntington, fait florès.
- Nouvelle grille de lecture du monde, pour beaucoup, dont les Américains néo-conservateurs.
- Immédiatement décriée comme faux paradigme, mais tenace.
- Pourquoi le succès de cette théorie ? En quoi n’est-elle pas pertinente ?
- Rappelle le départ de la chose : un article dans Foreign affairs, à l’été 1993.
- Annonçant des conflits d’un type nouveau après celui des blocs Est-Ouest.
- Huntington dénombre sept « civilisations » différentes : Occidentale, slavo-orthodoxe, musulmane, chinoise, japonaise, hindoue et africaine.
- L’époque marque cette pensée. Huntington relève que « le sang coule sur toutes les frontières de l’islam ».
- Explique l’explosion de la Yougoslavie par l’appartenance, soumise artificiellement par le communisme, des trois nations, Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques musulmans.
- Les thèses de Huntington sont fondées à divers égards, mais…
- Rappelle six arguments : la longue maturation des civilisations, plus consistantes que les idéologies ; le rapprochement, et donc l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes ; l’effacement du national sous l’effet de la mondialisation économique, favorisant les replis identitaires ou religieux ; la faiblesse de l’Occident encourageant un tropisme de rivalité ; le caractère irréductible et non négociable des rivalités identitaires.
- Caractère sombre, prophétique, voire apocalyptique de ces thèses.
- Rappelle celles de Spengler dans Le déclin de l’Occident.
- Huntington prétend que c’est dans le sentiment de la différence que la violence prend sa source. Différence= violence.
- D’après JCB, cette corrélation n’est pas pertinente.
- Les thèses de SH ont subi des attaques violentes.
- On lui reproche de sous-estimer le rôle persistant de l’Etat-nation.
- SH a une vision fixiste de sept civilisations (Spengler en comptait huit…) alors que Braudel insistait plutôt sur leur fluidité évolutive.
- Daryush Shayegan montre le caractère inter-dépendant des civilisations.
- JCB rappelle que la majorité des conflits du XXe et du XXIe siècle ont lieu à l’intérieur des frontières et nons pas entre « civilisations ».
- Amartya Sen reproche à Huntington de donner une caution académique à des croyances grossières.
- Giuseppe Sacco parle d’ »appel aux armes » et de « spot publicitaire ». (p.21)
- JCB relie les « textes de combat » de Huntington à l’idéologie américaine du « containment » de Truman, et au maccarthysme.
- Il s’agit d’une défense de l’Occident à tous crins, préludant à la dénonciation de l’« axe du mal », selon l’expression forgée par David Frum.
- « L’image que laisse entrevoir Huntington est bien celle d’un Occident libéral littéralement assiégé par des « civilisations » plus ou moins barbares.
- SH insiste sur la « haine de l’Amérique ».
- Fait significatif : la « civilisation » occidentale est la seule qu’il ne typologise pas…
- Amartya Sen souligne le fait que l’Occident joue toujours un rôle dans la destruction des droits et des libertés dans les autres pays.
- Comment la thèse de SH rejaillit au lendemain du 11 septembre.
- Compare les conséquences des attentats à celles du sac de Rome par les wisigoths, le 24 août 410.
- Rome au Ve siècle est comparable, par son influence, à New York en 2001.
- Cite les pages de Saint Augustin, dans La cité de Dieu, sur le viol des Romaines.
- Rappelle la particularité culturelle des Wisigoths, ralliés à l’arianisme.
- Les reproches de Ben Laden aux Occidentaux (« Ce sont les Américains qui ont commencé… ») font écho aux admonestations de saint Augustin : Rome a « subi la coutume de la guerre qu’elle avait, durant des siècles, imposée à d’autres peuples ».
- Revient à la théorie du choc des civilisations, remise en vogue au lendemain des attentats.
- Pour JCB, « si la violence menace, ce n’est pas parce que les « différences » se renforcent mais, au contraire, parce que la « ressemblance » progresse.
- Cite La condition politique de Marcel Gauchet (p.33)
- Se réfère à la « rivalité mimétique » observée par René Goirard.
- Cite Samir Frangié : « L’Occident envoie à l’Orient arabe des signes contradictoires. Il lui demande de l’imiter, de suivre sa voie et, en même temps, le lui interdit ».
- Cite explicitement René Girard dans Celui par qui le scandale arrive (2001).
- « Ce type d’analyse des relations internationales et cette description de la rencontre des cultures, dans sa complexité inaugurale, me paraissent à la fois plus justes et plus féconds que la présentation rudimentaire d’un « choc » des différences ou, pire, la désignation effarée de nouveaux « barbares » qui assiégeraient l’Occident.
- Souligne les « influences croisées » et autres « contaminations réciproques » qui fondent les nouvelles relations entre nations et civilisations.
- « Ce mouvement prodigieux permet que naissent des « formes » anthropologiques nouvelles, annonçant une transformation de la modernité par métissage. (p.35)
Chapitre 2. Quatre siècles d’hégémonie.
- Pas plus que le choc, la notion de dialogue des cultures n’est pertinente.
- Les civilisations seraient plutôt moment, séquences de l’Histoire.
- La séquence occidentale privilégiée courrait sur quatre siècles.
- Avec une prétention affirmée, et reconnue, à l’universalisme.
- Un «centre organisateur » indéniable.
- Mais l’Occident, aussi, comme «libérateur qui opprime », « civilisateur qui massacre », « humaniste qui asservit ».
- Toutes les civilisations en ont été marquées, y compris la Chine et l’Inde.
- Comment le « délabrement de l’Occident », selon la formule de Castoriadis, est-il survenu ?
- « L’Occident a fini par incarner la midernité elle-même ».
- Liberté, démocratie, science, technique, culture, progrès humain.
- Cela s’est fait à partir du XVIe.
- Jusqu’à la Renaissance, d’autres civilisations étaient plus avancées.
- En Chine, en Inde, dans l’empire byzantin, dans la civilisation arabe.
- Mais à partir du XVIe, l’Europe décolle, tandis que la Chine et l’islam se figent.
- L’histoire humaine s’occidentalise.
- Or ce qui fait la différence n’est ni la technique ni l’économie, ni la géographie : c’est la culture.
- Qui se fonde sur les bases du Moyen Age européen.
- Pour David Landes, « l’une des sociétés les plus inventives de l’Histoire ».
- Où l’héritage de la philosophie critique grecque est prépondérant.
- Les Chinois ont développé des techniques remarquables, sans en tirer parti – à raison peut-être ?
- Souligne alors la « fonction fécondante » du judéo-christianisme.
- Du prophétisme juif au messianisme chrétien, démythification du réel et sortie du religieux archaïque (décrite par René Girard).
- Le catholicisme participe à l’essor des sciences expérimentales, plus qu’on ne croit.
- Le protestantisme développe l’individualisme.
- La confluence des héritages grec et judéo-chrétien transforme le rapport au réel et l’universalise.
- « Quoi de plus universel que les mathématiques ?
- Selon Marcel Gauchet : « premier noyau ».
- Nouvelle légitimité politique, en outre.
- Rabbin Jonathan Sacks : « L’Europe disposait d’un atout que les Chinois n’avaient pas : l’éthique judéo-chrétienne ».
- L’hégémonie culturelle de l’Occident ne saurait donc se réduire à une supériorité technologique ou économique de colonisateur.
- Rappelle l’arrivée des jésuites en Chine au XVIIe.
- Liang Shming en relève l’apport décisif.
- Mais souligne aussi la « dérive perverse » qui suivit.
- Relève la nature prométhéenne de la culture occidentale (p.55).
- Sa dynamique en mouvement, par opposition au statisme chinois et au nihilisme indien.
- Mais pour Liang Shuming, ces trois courants ne sont pas étanches les uns aux autres.
- En appelle à un confucianisme revivifié, et pense que l’Occident pourrait y gagner lui aussi.
- Rappelle comment la Chine a redécouvert l’Occident au début du XXe, via le Japon de la période Meiji.
- Rappelle le rôle de la mission Iwakura (1871-1873) où le Japon s’est documenté à fond sur l’Occident.
- A partir de quoi la réforme de la religion d’Etat s’est faite sur un modèle christiano-monarchique.
- Rappelle en outre l’influence des penseurs occidentaux (Russell et Dewey, notamment) sur les jeune intellectuels chinois des années 20.
- Tout cela pour illustrer le métissage des civilisations japonaise et chinoise, contre la vision de Huntington.
- Passe ensuite au sous-continent indien.
- Mêmes observations sur l’influence de l’Occident sur l’Inde à travers les siècles.
- Puis cite l’exemple du Mexique, autant que du Brésil.
- Cite Octavio Paz et les particularités, les limites aussi, du « génie créole », et les impasses côté politique.
- Le Mexique inclassable en terme de « civilisation ».
- Résume enfin la « marque » occidentale.
- Une influence planétaire, massive, fondatrice.
- Dont on a cru pouvoir importer tel ou tel aspect (technologique surtout) en faisant l’économie de ce qui la fon de.
- Illusoire.
- Jean-Pierre Dupuy : « Loin d’être neutre, la science porte en elle un projet, elle est l’accomplissement d’une métaphysique, d’autant que le positivisme spontané des scientifiques leur fait croire qu’ils se sont affranchis de toute métaphysique ».
- Cite la synthèse de Pierre Legendre, dans La Balafre.
- Du romano-christianisme de l’Occident, où les fondements juridiques et éthiques prédominent.
- Jacques Derrida et la « mondio-latinisation » développe le même genre d’observation sur la « marque » occidentale. (p.73)
- Ainsi les rejets de l’Occident procéderont-ils de crises nourries par celui-ci…
- (A suivre)
Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Seuil, 390p. En librairie le 24 août. -
L’enfant déçu
L’aurore aux doigts de rose de ce matin du jour de ma naissance a traversé le temps. Par elle je rejoins le matin de la naissance de l’enfant à venir, mais c’est à présent de l’enfant déçu qu’il s’agit, qu’ils ont appelé l’enfant déchu, au sens des anges aux ailes brûlées, mais est-ce qu’on sait et qui est-on pour juger l’enfant revenu des orgies que son père accueille ? Est-ce qu’on sait ce qui s’est réellement passé ? Où le frère a-t-il erré ? Qui est resté pur d’entre les purs en traversant les bauges et qui, sous le masque du vertueux, a-t-il laissé son cœur se racornir et sécher ? Œdipe chemine toujours mais vers quelle destinée ? Qui le libérera jamais de quelle fatalité tandis que les pharmaciens font leurs comptes derrière les canapés ? Je est un autre dont nous ne voyons que l’ombre de l’ombre de lumière. Mais encore ? Quels fantômes aurions-nous été sans cet accès au mot CLAIRIÈRE ? Quelles histoires aurons-nous inventé pour ne pas voir CELA qui résume ce matin l’état du monde ?
Je me retourne ainsi sur les allées des années et je révise tous mes constats. Il y suffit d’une neuve attention et tout revit. Tout ce qui a été nous attendait. Comme une brise légère nous ramène les voix, les bruits, le son du quartier à travers les saisons, la source et le pré.
Il y a plusieurs jours dans le jour, me disais-je déjà en roulant, à la veille de nos vingt ans, dans la deux-chevaux que nous partagions avec mon compère Tobias le grand, le premier de mes amis uniques, destination la Pologne communiste où nous attendait l’ami nageur et la petite amie de Tobias, et cette évidence m’ouvre à l’instant de nouveaux mondes dans le monde : qu’il y a plusieurs heures dans une heure et plusieurs vies dans cet instant d’une vie que manifeste l’ébranlement extatique de deux corps en fusion, le sperme et l’océan.
Nous avions alors des jeans et dans nos bagages des Levi’s griffés pour nos amis polonais, nous étions légers, nous avions l’air à la coule dans nos jeans et nos bagages regorgeaient de cadeaux américains pour les Polonais vivant la sociale-espérance, nous découvrions l’odeur de grand pays de l’Allemagne et nous évoquions les camps avec des airs sombres en nous promettant de faire pèlerinage au sanctuaire de mémoire, la nuit était arrivée à l’approche de la première frontière et je sentais quelque chose se préparer qui me fit me taire longtemps, mon compère Tobias me zyeutant de biais l’air plus ou moins inquiet, craignant mes humeurs fantasques et s’attendant toujours plus ou moins à quelque esclandre de ma part, moi souvent trop dur avec lui, que je trouvais trop mou, moi pas toujours gentil avec ce grand flagada au regard de pantelant plantigrade si sérieux quand je me jouais plus ou moins de tout, le verbe et le pied plus déliés que les siens, je faisais comme souvent le crack jusqu’à cet instant où j’ai pressenti là-bas, au fond de la nuit boche, quelque chose qui nous attendait et nous rapprochait l’un de l’autre, et l’instant se ramassa soudain à l’apparition du premier mirador, et dans l’instant de le noter je me retrouve là, il y a quarante ans de ça, à côté de Tobias qui secoue lui aussi la tête, tous les deux saisis soudain par CELA qui dit la réalité réelle: ces miradors en enfilade et ce grillage de cage cloué au ciel noir et ces gueules de Vopos et ce froid soudain nous signifiant la réalité réelle du monde réel, et j’entends nettement alors, à travers les années, le double silence des deux petits crevés dans leurs jeans, chacun nanti de sa carte de la Jeunesse léniniste, et les voix sèches des Vopos qui nous somment de sortir de notre clou d’occase d’étudiants à la con.
Mais ne reconnaissent-ils pas les camarades que nous sommes, ces types qui nous fouillent à fond dans la lumière crue de leur poste à l’air militaire devant lequel nos affaires s’étalent de façon pour ainsi dire obscène, tant de paires de jeans et de foulards fantaisie et de disques américains, leurs mains de mecs fatigués sur Night in white satin, leurs mains de prolos d’Etat sur le premier 45 tours des Everly Brothers ? Or nous voyons qu’ils cherchent autre chose, et voici leurs mains alors sur deux flacons de Chanel vaguement contre-révolutionnaires à mes yeux mais qu’ils considèrent avec une sorte d’attention hargneuse, puis sur trois fiasques de Johnny Walker qui les font se regarder et nous regarder d’une manière plus insistante encore qui engage le bon Tobias à me regarder puis à les regarder avant de leur en proposer une, ainsi l’affaire est-elle réglée et, de l’autre côté du pont, ce sont des Polonais tout souriants qui nous accueillent, rient de notre carcasse qu’ils baptisent illico Brzydula, le tacot, avant de nous souhaiter bonne route, et me retournant je revois cette inimaginable muraille de fer qui cisaille là-haut le ciel noir, et comme la route s’est rétrécie d’une Allemagne à l’autre voici qu’elle se déglingue et se défonce - tout à l’heure je vais retrouver ma Jazz automatic dans le parking souterrain d’à côté et me reviennent les images des enfants polonais saluant Brzydula-le-tacot dans les villages perdus de Silésie, il y a tant d’années dans le moindre instant, tant de connections, tant d’images en surimpression dans la séquence de cette matinée éternelle, et cet autre jour, au sanctuaire de mémoire, il n’y eut plus de mots pour dire quoi que ce fût, mais tant de mots en nous, tant d’images se percutant en nous, notre envie de nous envoyer en l’air tandis que nous baissions les yeux, nos amis Polonais si radieusement accueillants dans leur logement de sociale-espérance déçue où ils se serraient à trois par carrée, nos déhanchements de garçons-filles occidentaux aux bagouzes de fortiches et aux cheveux de filles-garçons, et je revois là-bas, se levant dans les fumées de Silésie, ces monceaux d’objets et de cheveux et de dents…
Il y a quelque chose d’une tristesse éternelle dans ces tas de vêtements d’enfants et de jouets arrachés aux enfants et de dentiers arrachés aux aïeux des enfants et de chaussures d’enfants qui s’empilent et s’empilent derrière les parois de verres du sanctuaire de mémoire, je marche ce matin dans ma petite capitale estivale jouissant de sa jouissive amnésie, je me rappelle exactement ma sidération, c’est cela, je suis sidéré, nous sommes sidérés mon ami et moi : nous avons vingt ans dans le sanctuaire de l’Atroce et nous sommes traversés de pulsions et de sentiments alors que nous devrions tomber à genoux et prier chacun son Dieu, mon compère pense à sa compétition de nage papillon et je suis jaloux de penser que ce soir il fera peut-être l’amour pour la première fois avec sa Jadwiga crawleuse elle aussi, nous avons chaud malgré la saison, dans la cour du sanctuaire de mémoire se débitent des beignets gluants et nous en achetons au lieu de nous agenouiller, puis les doigts encore gluants de beignets nous découvrons les cheveux emmêlés de tous ceux qui ont été tondus et gazés, il y a là des monceaux de cheveux, constatons-nous, il y a là des cheveux tombés du ciel comme tombaient mes boucles de cheveux chez le coiffeur du quartier des Oiseaux, tous ces cheveux ont été rasés en quelques instants par un coiffeur juif reconnaissant peut-être sa mère ou sa fille dans celles qu’il rase avant le gaz, les têtes juives ne sont pas dignes d’être rasées par un coiffeur aryen, les cheveux sont muets mais c’est un long murmure qui émane de ces monceaux de cheveux, et je pleure en finissant mes beignets suavement répugnants, cette matinée de nos vingt ans me pèse tant d'années après, cette matinée continue de me faire chanceler, il y a là des cheveux de filles et de garçons de vingt ans qui se sont déshabillés, je ne sais s’ils savent ce qui les attend mais Dieu ne peut pas entendre le murmure de leurs cheveux sans baisser les yeux.
C’est de ce moment-là, de ces moments-là, de cet effroi que me revient le premier sentiment de tout le froid passé et la prescience de ce que sera le froid qui viendra.
A la fin de cette éternelle matinée de nos seize à vingt ans, je commence à peine d’accueillir ce que nous avons été, petits crevés, ce que j’ai été que j’ai rejeté pendant toutes ces années, ce que j’ai fait contre ceux qui m’aimaient, mon tribunal contre le leur, ce que j’aimais que j’aurai rejeté pendant toutes ces années, et moi l’autre n’en finissant pas de juger moi l’un, je me laisse porter par mon pas ondulant sous sa propre vague dans cette fin de matinée ensoleillée et cette lumière enveloppe ma pensée et ma reconnaissance, je pourrais aller cette fin de matinée sur quelques tombes, mais il me faudrait des ailes et saurais-je seulement les retrouver dans les allées, tant d’années après ? et qu’ai-je d’ailleurs à me dérouter quand je les sais en moi, ces tombes, ces allées de cimetières, ces puits de larmes du sanctuaire de mémoire, et ce lent pardon de tous vers lequel me porte une fois encore la voix de mon oncle Stanislas, cet ange de mon invention qui me rassemble à l’instant en rassemblant toutes les voix de ceux que j’ai aimés et désaimés et que j’accueille dans cette lumière de nos seize à vingt ans, c’est la révolution murmurait moi l’un cette année-là devant un tas de pavés que la même lumière de midi sculptait, au Quartier latin, et moi l’autre rétorquait : foutaise, ou nous étions nus dans nos cheveux à nous étreindre et c’était la liberté, se réjouissait moi l’un, tandis que moi l’autre n’en pouvait plus de ne savoir qui aimer dans ce tas de corps jouisseurs qui s’empilaient à travers les années, je marche à l’instant avec tous ceux que j’ai été et toutes celles et tous ceux que j’ai aimés, j’ai seize ans et je me prends pour Alexis Zorba, nous avions vingt ans et nous étions nus sur le sable de Lesbos à lire Ainsi parlait Zarathoustra, nous étions la jeunesse du monde et le monde nous appartenait, notre tribunal imposerait bientôt l’universelle accolade, cela ne faisait pas un pli et mon oncle Stanislas ne cessait de nous encourager : continuez petits, mais nous pleurions, nous nous agacions, nos groupes fusionnaient ou se désintégraient, nous en avions assez les uns des autres comme moi l’autre et moi l’un se désaccordaient au nom de l’universelle HARMONIE, Merline m’évoquait La Voie sur fond de raga, nous nous enlacions dans les algues et nos corps se fondaient dans l’universelle HARMONIE, les groupes devenaient sectes et des sectes naissaient tant et plus d’Élus, moi l’autre aux yeux de Merline était ainsi l’Élu du moment, que moi l’un raillait, mais tout cela n’était qu’un instant de nos vies dans lequel foisonnaient les instants contraires, tout serait écrit ensuite et tout serait à réécrire cependant sous la dictée de chaque autre instant, et voici que les mots de ce temps me viennent tout autrement encore en cette fin de matinée éternelle.
(Ce texte est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)
Peinture: Zoran Music -
Vampires de la camorra
Une plongée saisissante dans les guerres à l’italienne
« Je suis né en terre de camorra, l’endroit d’Europe qui compte le plus de morts par assassinat, là où la violence est le plus liée aux affaires et où rien n’a de valeur s’il ne génère pas le pouvoir », écrit le jeune (né en 1979) journaliste d’investigation Roberto Saviano, dont l’ouvrage a fait l’objet d’un film à découvrir bientôt, et qui vit actuellement sous protection policière. Le contenu de Gomorra est en effet aussi explosif qu’instructif, qui nous révèle l’incroyable emprise, sur toute une société, des clans du crime organisé, à Naples et en Campanie, mais également bien au-delà. A la différence d’une enquête journalistique classique, ce récit témoigne d’une immersion biographique dans le milieu décrit avec une familiarité et une vivacité qui vont de pair avec le besoin du jeune observateur d’exorciser un mal à la fois local et mondial (maints points communs y apparaissant entre le Clan mafieux et l’Entreprise néolibérale), question de survie, « la seule chose qui permet de sentir qu’on est encore un homme digne de respirer ». Du fonctionnement du Système aux guerres implacables entre clans, des ateliers de contrefaçons de marques au commerce des armes et de la drogue, de l’exploitation des enfants (baby-dealers) à celle des femmes, en passant par les métastases du cancer à l’Est, l’aperçu, très incarné, brassant la langue, est saisissant.
Roberto Saviano. Gomorra ; dans l’empire de la camorra. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud. Gallimard, 356p. -
Jeux olympiques de dupes
COUAC Un amateur de sport prône l’abolition pure et simple
Olivier Villepreux n’y va pas par quatre chemin à la veille des Jeux de Pékin, relançant selon lui une parodie hypocrite de célébration, par la jeunesse du monde, de « l’amitié entre les peuples ». L’auteur de Feue la flamme n’est pas précisément un ronchon mal dans sa peau : fils d’un célèbre international de rugby, lui-même journaliste sportif à Libération, auteur d’un Larousse du rugby, on sent l’amoureux déçu dans le pamphlétaire de Feue la flamme, dont les 109 pages virulentes s’achèvent sur ces propos carabinés : « Les Jeux participent à la négation de la nature et au mépèris de l’espèce humaine »…
Si l’ouverture est franco-française, avec le rappel du débat pour l’élection présidentielle de 2007, entre un Nicolas Sarkozy « favorable aux Jeux » et une Ségolène Royal se tortillant un peu réclamant « des pressions sur la Chine » sans boycott pour autant, le botteur verbal en vient vite au fait que « la Chine est un pays liberticide, en pleine croissance, courtisée pour sa main-d’œuvre asservie et ses débouchés économiques », et que «les jeux Olympiques consacrent sa prise de pouvoir sur l’économie mondiale ». Or Olivier Villepreux ne s’en prend pas qu’aux éditions les plus controversées des J.O. de Berlin à Moscou : c’est l’institution dès ses débuts, frappée d’équivoque et d’hypocrisie, qu’il remet en cause avant d’en appeler à leur suppression.
Olivier Villepreux. Feue la flamme ; pour en finir avec les J.O. Gallimard, 109p.
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Le mur dans les têtes
IMPASSE Un « nouvel historien » israélien critique les faucons.
Si son esprit de guerrier n’était pas actuellement en veilleuse, Ariel Sharon rugirait à la lecture des pages qui lui sont consacrées dans cette vaste fresque reconstituant, dès la naissance d’Israël, le 14 mai 1948, après un rappel des fondements du sionisme, et jusqu’à l’épilogue tout à fait contemporain, six décennies de relations entre Israël et le monde arabe. Sharon, qui récusa lui-même les « nouveaux historiens » dont fait partie Avi Shlaim (né en 1945 à Bagdad), est en effet présenté comme l’un des fauteurs principaux de l’ «unilatéralisme», ennemi juré de la paix qui, entre autres mesures violentes, engagea la construction de la « barrière de sécurité » aux allures de mur d’apartheid. Or l’idée dudit mur à toute une histoire, remontant initialement à un article datant de 1923 et signé par Zeev Jabotinsky (1880-1940), nationaliste juif et père spirituel de la droite israélienne, qui estimait la coexistence des Arabes et des Juifs de Palestine possible, à long terme, mais seulement « après l’édification d’une muraille imprenable ». Or il s’agissait d’une mesure de protection provisoire liée à une reconnaissance implicite de l’entité nationale palestinienne. Le mur, métaphore et réalité, court ainsi à travers cet ouvrage extrêmement bien documenté, cartes et références à l’appui, où le dilemme d’Israël (« il peut avoir la terre ou la paix. Pas les deux»…) ne sera résolu, selon l’auteur, que par la coexistence de deux Etats.
Avi Shalam. Le mur de fer ; Israël et le monde arabe. Traduit de l’anglais par Odile Demange. Buchet-Chastel, 757p.
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Votre attention s'il vous plaît
Contre le nihilisme des non-lecteurs. Yann Apperry et Sylvie Germain en point de mire...
De noirs constats ont été établis ces derniers temps, relatifs à l’état de la littérature française, faisant échos à de non moins noirs constats, établis à l’étranger, relatifs au déclin de la culture française. Paris n’est plus le centre du monde littéraire : belle découverte, n’est-ce pas, mais encore ? De quoi parle-t-on: d’orgueil national ou de réalité ? Est-il vrai qu’il ne s’écrive plus rien d’intéressant en France et en français ? Et le déclin de la littérature n’est-il qu’une affaire française ? Pas un grand écrivain en France actuelle ? Et en Italie s’il vous plaît ? En Allemagne ? En Europe ? Aux Etats-Unis ? Et quelle sorte de grandeur ? Pour quelle sorte de société ?
L’année littéraire 2008 a commencé en beauté avec la parution de La route de Cormac McCarthy. Formidable écrivain sans doute, mais à la hauteur de Faulkner ? On aura relevé l’extraordinaire succès de librairie, aux Etats-Unis, de ce roman, dont le moins qu’on puisse dire pourtant est qu’il n’a rien de séduisant pour le grand public, travaillé par des questions relevant de la haute poésie métaphysique. Or suffit-il de remarquer qu’il a été littéralement « boosté » par la célèbre Oprah Winfrey, pour rabaisser sa qualité intrinsèque ? Et comment juger, rétrospectivement, de l’engouement pour Les Bienveillantes ? Littérairement nul ont conclu d’aucuns, souvent par simple réaction à la faveur populaire, et sans le lire. Or on s’extasie d’un côté, on élit un nouveau génie par semaine, puis on dégomme de l’autre, on consomme, on vomit - et comment équilibrer son jugement ?
Le monde est-il en voie de décomposition ou de recomposition ? La littérature, actuellement sans grande ambition trop souvent ni massive relève, va-t-elle disparaître ou rejaillir comme en d’autres temps ? Et d’ailleurs, regarde-t-on assez ce qui se passe ? Ne manque-t-on pas, terriblement, d’attention et de générosité ? Lisez-vous seulement, vous qui prétendez que plus rien n’est à découvrir ?
Nous recevons ces jours, nous autres lecteurs de métier, les premiers sacs de livres à paraître cet automne. Or voici que j’ai commencé, déjà, le nouveau roman de Yann Apperry, Terre sans maître. Très bonne impression immédiate : belle écriture, récit très plastique tenu et soutenu, thème sérieux: je ne vous dis que ça pour le moment de cette fable poético-politique qu’on situe illico dans le sillage de Buzzati ou d’Agota Kristof. Et voilà se pointer Sylvie Germain avec L’Inaperçu...Vous dites, bonnets de nuit que vous êtes, qu’il n’y a plus rien de rien à lire de ce qui s'écrit par les temps qui courent ? Allons allons, allez: lisez plutôt...
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L'autre part de Calvin
HISTOIRE-FICTION Dans son premier roman, Nicolas Buri fait revivre le réformateur et son époque, de Rabelais au bûcher de Michel Servet, avec une belle maîtrise du montage «cinématographique», doublée d'une écriture en verve.
Au nom de Calvin est attaché, de nos jours, le cliché du rabat-joie par excellence. Même s'il y a du vrai dans cette image qui a lesté le protestantisme romand de son poids, Calvin ne se borne pas aux séquelles moralisantes du calvinisme perpétué par de graves pasteurs. N'oublions pas le grand dessein d'un esprit frondeur qui défia les pouvoirs au nom d'une réforme spirituelle et temporelle radicale, ni le formidable écrivain. Or le double mérite de Nicolas Buri, qui s'est toujours passionné pour les religions (dont il a étudié l'histoire, parallèlement à des études de droit) est d'incarner le personnage (c'est Calvin qui parle) et son époque sans trop simplifier, tout en développant un récit aussi elliptique qu'efficace, clair et vif, captivant de bout en bout, marqué surtout par un ton personnel et une espèce de gouaille (plutôt Grottes que Tranchées genevoises...) et ne se privant pas de mêler réalité historique et fiction.
Exemples: François Rabelais n'a pas vraiment «pété au nez» du jeune Calvin débarquant chez les «sorbonnicoles», mais sa présence récurrente n'est pas gratuite. Calvin n'a pas rencontré Luther «pour de vrai», mais l'épisode colle à la dramaturgie du récit, et le terrifiant inquisiteur Trithème Segarella, qui livre les parties «sacrées» des hérétiques aux dents de sa chienne Alicia, relève également de l'invention, illustrant du moins la violence de l'époque, comme la peste répandue par intention maligne (historique...) censée faire ici des papistes les inventeurs d'une arme de destruction massive à venir...
Autres licences de romancier: le traumatisme initial de Calvin «naissant» à 6 ans à la mort de sa mère aimée, l'aversion que lui inspire un père cupide dont il reniera le nom (Cauvain) devant son lit de mort, le génie et le courage précoces qu'il manifeste contre les puissants au nom d'un Dieu qu'il s'impatiente de mieux connaître et de servir au lieu de s'en servir, fondent autant de scènes d'une chronique animée, où le tragique et le burlesque se mêlent comme sur une bande dessinée d'époque, en bois gravé à rehauts de couleurs.
«J'ai toujours été passionné par le théâtre», explique Nicolas Buri, qui a lui-même une expérience de scénariste, notamment pour Jacob Berger et Claude Champion. C'est d'ailleurs au pied du mur des Réformateurs, aux Bastions, que l'idée initiale d'un film sur Calvin lui est venue avec le metteur en scène Dominic Noble.
D'une écriture puisant au vivier verbal de l'époque, où les traités des reliques et du scandale de Calvin lui-même, autant que Rabelais et la «parlure» populaire, font florès, Pierre de scandale réserve une part notable aux combats de «l'élu» prophétique contre les libertins genevois (Ami Perrin) et autres athées, tel Jacques Gruet dont le procès précède celui, d'une autre portée, de Michel Servet. Si Castellion, autre grand contradicteur de Calvin, n'est pas au casting, Nicolas Buri renvoie le lecteur aux ouvrages plus doctes que le sien, passionnant divertissement au demeurant.Nicolas Buri, Pierre de scandale. Editions d'autre part, 225p.