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Livre - Page 161

  • Butor lecteur du monde

    5700673.JPGGrand passeur d’une « petite histoire»

    Le nom de Michel Butor est trop strictement lié, pour beaucoup (et dans maintes histoires littéraires), au mouvement du Nouveau Roman qu’illustrèrent L’Emploi du temps et La modification, alors que plusieurs centaines de titres émaillent la bibliographie de ce grand lecteur du monde, bien plus poète et « plasticien » du verbe que romancier.

    Or c’est essentiellement en lecteur-écrivain que Michel Butor poursuit la captivante conversation que relance très discrètement (parfois même trop) Lucien Giraudo, amorcée par une première approche du livre en tant que support en évolution (surtout dans le DVD) et des diverses façons de découper une histoire en tranches et de l’éclairer, notamment par les recoupements de la littérature comparée.

    Le ton patelin, semblant hésiter dans son élocution mais pour moduler un discours d’autant plus précis et personnel, Michel Butor excelle dans la démarche consistant à « placer » les oeuvres dans leur contexte historique ou social, ou à mieux percevoir leur évolution du point de vue de la langue. De l’impossibilité, pour Chateaubriand, d’écrire encore des vers (alors qu’il est essentiellement poète), à l’importance du grand magasin à l’époque de Zola, entre cent autres exemples, en passant par la circulation en Europe des thèmes romantiques, nous voyons ainsi comment la littérature ne cesse d’être « brassée » par la société et ses avatars. Sur le ton de la conversation, qu’on aimerait parfois voir plus développée, ces entretiens supposent cependant une certaine connaissance préalable de la « grande » histoire littéraire, dont ils constituent un épatant complément. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent.

    Original par ses points de vue, Michel Butor l’est aussi par les morceaux qu’il lit (admirablement), comme le prodigieux passage du massacre du grand cerf, dans La légende de Saint Julien l’hospitalier de Flaubert, ou tel autre de Connaissance de l’Est de Claudel. Autre apport précieux : l’anthologie qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. A recommander, particulièrement, à l’automobiliste désireux de voyager en bonne compagnie.

    Michel Butor. Petite histoire de la littérature française. CarnetsNord. 5CD + 1 DVD + Anthologie de la littérature française, 145p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 8 avril 2008.

  • Magiciens de l'écart

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    Rose-Marie Pagnard et Jean-Marc Lovay déploient, aux marges du fantastique et de l’art brut, des univers dont la logique délirante rejoint nos sources populaires.

    littérature,poésie
    Depuis qu’il a commencé de rêver éveillé plume en main, en rédigeant d’abord une Epître aux Martiens entre deux joints et trois virées, qui lui valut illico le prix Georges-Nicole à vingt ans mais ne fut publié qu’en 2004,  Jean-Marc Lovay n’a cessé de refaire le monde à sa façon, en défaisant de plus en plus celui qui nous impose ses lois pour imposer celles de ses imaginations et de sa langue, celle-ci et celles-là s’engendrant mutuellement.

    Dans Les régions céréalières (Gallimard, 1977), de façon plus ample et plus construite qu’en son anarchisante épître initiatique nourrie de contre-culture d’époque, Lovay développa une fresque aux allures d’allégorie poético-politique rappelant les fables de Kafka et préfigurant celles d’Antoine Volodine, sans la profondeur de celui-là ni le discours critique de celui-ci, mais au fil d’une anti-logique personnelle qui allait, du Convoi du colonel Fürst à Asile d’Azur, entre dix autre titres, se délester de plus en plus des liaisons intelligibles, au profit des images proliférantes et des rythmes, des sonorités, des moulures et des tournures d’une écriture à la fois musicale et picturale, dont les mots évoquent plus qu’ils ne signifient. Poète plus que romancier, Lovay anime ses personnages comme le ferait un manipulateur malicieux de marionnettes oniriques; il y a chez lui d’un rejeton alpestre de  Michaux ou de Roussel; d’un orphelin de Rousseau largué au bord d’une autoroute, soignant sa mélancolie avec le vieux fonds d’humour et de sens esthétique des sculpteurs sur bois du Lötschental ou des découpeurs de frises en papier du pays d’En-Haut.

    littérature,poésie

     

    Réverbération serait alors ce balbutiement facétieusement  vengeur d’un illuminé écolo-bricolo de souche plus helvète qu’on ne croirait, enfui de toutes les églises dans sa chapelle de chaman des hauts gazons.

    La filiation romantique

    1207615992.JPGUn vénérable critique prétendait que l’essentiel de la littérature romande sortait de la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire  de Rousseau, mais beaucoup de nos écrivains ont également bu aux sources du romantisme allemand et de la tradition des contes, comme l’illustre à merveille l’œuvre de la Jurassienne Rose-Marie Pagnard, par ailleurs férue de magies nordiques.  

    La fascination qui se dégage de son dernier roman, Le conservatoire d’amour, tient d’ailleurs beaucoup au climat retrouvé des contes de notre enfance, avec le mélange de charme et de cruauté, de détails hyperréalistes et de glissements incessants du concret à l’abstrait ou de la poésie à l’effroi, de l’évanescent au trivial, du cocon familial à la scène de crime. La baguette magique de sa plume autorise la romancière à faire un château d’une maison en préfabriqué et de mêler, avec un humour cerné d’à-pics, les éléments apparemment abracadabrants, mais agencés dans une marqueterie narrative surfine, d’un roman initiatique à dormir debout, les yeux grands ouverts. Comment concilier la gestion d’une fabrique de lits (ressource ès Finance de la famille Gesualdo-Von Bock) et l’amour de la musique ?  La question se pose pour Gretel et Gretchen, jeunes filles-enfants choisissant d’enfreindre l’interdit paternel de s’inscrire au Conservatoire, qu’elles rejoignent après avoir fugué et où elles subiront diverses épreuves rappelant là encore les contes cryptés qui passionnent les émules du Dr Freud. Les sentiers du désir y recoupent à tout moment ceux des tabous du sexe et des sortilèges de la passion, où s’affrontent anges et démons sans qu’on sache toujours qui est qui, tel Hänsel oscillant entre l’objet d’amour incestueux et le rejeton d’un secret de famille. D’une écriture ensorcelante, les pages de Rose-Marie Pagnard ont un arrière-goût de pain d’épice peut-être dangereux pour la santé mentale des nains de jardin, mais leur étrange beauté rejoint celle de L’Institut Benjamenta de Robert Walser, sous le signe de la poésie et de l’exorcisme artiste.

    Jean-Marc Lovay, Réverbération. Zoé, 267p.

    Rose-Marie Pagnard, Le conservatoire d’amour. Le Rocher,  269p.     

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    Une autre Suisse

    La Suisse propre sur elle et bien ordonnée, terrienne d’origine et pragmatique de tradition, s’est toujours méfiée des artistes et des écrivains, ces « originaux ». Deux grands créateurs du XXe siècle, l’écrivain Robert Walser et le peintre Louis Soutter, ont pourtant marqué la littérature européenne et les arts plastiques de leurs traces à la fois hagardes et géniales, hors de tout académisme et à l’écart des modes - tous deux à la frontière de la norme sociale et de l’équilibre psychique. Or qu’ont-ils en commun et qu’ont-ils à nous dire ? Peut-être ce qu’on pourrait dire le Waldgang, ce chemin en forêt qui trace un réseau de sentiers entre passé et présent, villes et campagnes de cette Europe miniature que figure la Suisse. Des Grisons de Fleur Jaeggy au Jura de Zouc, ou du labyrinthe halluciné de Wölffli aux rhapsodies verbales de Peter Weber, une autre Suisse, tellurique et ingénue, sauvage et prodigue de poésie obscure ou fulgurante, ouvre des échappées à ce que Dürrenmatt disait, non sans provocation,  notre  prison sans barreaux…    

     

  • Rembrandt soleil de chair

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    Le dernier Greenaway, ou l’aura de l’immanence
    Rembrandt, comme Goya ou Velasquez, ne faisait pas de cadeaux à ceux qui le payaient pour être célébrés en grandes pompes pompières : il les arrangeait sur la toile comme ils étaient: vilains, vicieux, mafflus, bouffis, sournois, lippus, gros baiseurs et truies jouisseuses sous le manteau - de vraies horreurs magnifiques, cela du moins quant il peignait la société se disant bonne ou se croyant haute et défilant pour la galerie comme la milice amstellodamoise nocturne du fameux tableau dit La ronde de nuit (datant de 1642), qui figure à la fois une parade de coqs bourgeois et de frères humains filmés en nuit américaine - pour dramatiser un complot ? peu importe. Ce qui compte est la chair de tout ça et la construction de tout ça, aboutissement d’une traversée de la chair et d’une inexorable montée vers la composition. La chair sublimée existe évidemment chez Rembrandt, de Titus au Christ ou des autoportraits aux bouleversants vieillards, mais on n’est pas ici chez le Rembrandt transcendental: on campe  dans l’immanence, dans l’amour et la mort, puis la luxure et la mort, la société et son théâtre. Et puis c'est ici la lecture triviale d'un cinéaste frotté de sociologie soupçonneuse et de psychanalyse à la mords-moi... mais un peintre est là aussi, un artiste ma foi.
    La Ronde de nuit est un enchevêtrement prodigieux de compositions et de lumières que Peter Greenaway déconstruit à sa façon tout un film durant, avec des acteurs qu’il a préalablement plongés dans une solution d’huile et de miel et de foutre et d’or dont le secret de la formule initiale s’est évidemment perdu mais qui trouve ici un équivalent passable, en plus mou et en trop maniéré à mon goût ici et là. Greenaway n’est évidemment pas Rembrandt, mais celui-ci n’en est pas moins honoré par celui-là en dépit de ce que caquètent quelques fines bouches. De fait, tout Rembrandt n’est certes pas là, les moments où l’acteur (un Martin Freeman charnel et poudreux de lumière, d'une extraordinaire mobilité expressive) se met à dessiner sont aussi pénibles que lorsque l'Amadeus de Forman composait son Requiem à vue, mais l’ensemble est un vrai morceau de peinture cinématographique qu’on pourrait dire « par osmose », comme si Rembrandt peignait réellement contre nature – ce qu’il faisait évidemment.
    1014139089.jpgQu’est-ce que ce complot que Peter Greenaway évoque en s'efforçant de percer à jour cette scène des poseurs malcontents de l’artiste ? C’est la foire aux vanités des faux-culs mais plus encore que cela : c’est l’insupportable aveu de la chair guindée par l’uniforme, tellement plus obscène dans ses postures et ses falbalas que la scène d’un homme et d'une femme nus faisant l’amour à l’italienne. Il y a des petite bouches qui se tortillent et des critiques voyant là de l’obsession, du fantasme ou je ne sais quoi. Ils oublient la vieille increvable rabelaisienne et toute bonne santé des Flandres et la splendeur étalée de la chair ouverte, qui est autant d’une femme mûre que d’une carcasse de bœuf dont Goya, Soutine et Bacon perpétueront la boucherie, sublimée en l'occurrence par la « musique » que module ici une bande-son constituant une œuvre en elle-même... 

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  • Oblomov sans webcam

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    D’un jean-foutre batave et de la paresse sublime

    Les médias ont répercuté la nouvelle jusqu’à la dernière isba russe, sans qu’aucun moujik ne relève l’énormité, à croire qu’il n’y a plus de moujik. Les médias ont célébré comme un exploit l’initiative de ce glandeur néerlandais d’une vingtaine d’années qui a choisi, avec la triste complicité de sa mère, de ne plus faire que se vautrer sur son lit sous l’œil braqué de sa webcam, juste soucieux de ce que la chose lui rapporte de la thune. Car la thune s’aboule. Nos contemporains sont tombés si bas qu’ils y vont de leur thune pour sponsoriser le jeune imbécile ne faisant rien à journée faite qu’exhiber sa vacuité pantelante. Le boy ne paie même pas de sa personne, à l’image de milliers et de milliers de travailleurs du sexe sexuel qui, sous l’œil braqué de leur webcam, se flattent le pistil ou se pelotent le boudin. Non: ce nul ne fait vraiment rien que se faire de la thune pour rien, et voilà ce qui s’appelle vivre répètent les niaiseux envieux de partout qui voient là comme l’expression d’un génie singulier en matière de paresse lucrative. Un commentateur en veine de culture générale a même parlé d’un Oblomov hollandais, faisant allusion à ce personnage du roman éponyme d’Ivan Gontcharov, parangon merveilleux de la rêverie improductive et de l’indolence tendre, dont le dernier souci serait bien de profiter de son aimable vice. Lénine voyait en Oblomov l’incarnation du propriétaire terrien: c’est rappeler le manque total d'humour et de bonté du Führer bolchévique, tant il est vrai qu’Oblomov était pillé plus qu’il ne pillait et qu’il n’y avait rien chez lui du koulak abusif, ainsi qu’en convenaient ses moujiks, nos ancêtres à tous qui venons de la terre mère. 
    Or le moujik qui sommeille en chacun de nous ne saurait admettre qu’on rabaisse Oblomov en le comparent au jean-foutre batave : Oblomov est un être délicieux qui se serait choqué qu’on l’observât pour du rouble à ne rien faire, et plus encore à dormir, alors que son sommeil, ses rêves, ses longues stations sur son canapé, enveloppé de sa robe de chambre bleue piquetée d’étoiles comme un ciel - tout évoque chez lui la contemplation sage du monde et relève pour ainsi dire du sacré. Son ami allemand Stolz a beau le presser et le tarabuster pour qu’il se mette enfin au travail: c’est le travail qui le rejette comme un greffon malencontreux. Illia Illitch ne travaillera donc pas, mais il faut bien six cents pages à Gontcharov pour nous faire tourner autour de cet astre radieux, avec d'inoubliables pages sur la nostalgie de la campagne russe qui est aussi la nôtre, jusqu’à son mariage avec sa servante dont il est tombé amoureux... des bras plein de vigueur, aperçus dans un rayon heureux du soleil de Monsieur Dieu. Poésie d’Oblomov. Poésie de l’herbe qui repousse sur la tombe de ce bienheureux. Poésie de la sublime paresse d’Oblomov qui consiste à ne faire qu’accueillir le monde et le bénir sans aucun souci de ce que cela pourrait bien rapporter.
    1336542154.jpgIvan Gontcharov. Oblomov. Livre de poche Folio.

  • Israël dans la peau de l’Autre

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    Hôte d’honneur du Salon du Livre de Paris, le petit pays déploie une littérature à valeur parfois universelle, illustrée par la présence de 40 écrivains et par de nombreuses publications. Aperçu d’une présence pourtant controversée.

    « Pour notre plus grande joie et notre plus grand malheur, les contingences du réel exercent une profonde influence sur ce que nous écrivons », écrivait Natalia Ginzburg (1916-1991), qui savait de quoi elle parlait. Or citant lui-même la romancière italienne dont le mari fut assassiné par la Gestapo, David Grossman, figure de proue de la littérature et de l’intelligentsia israéliennes (au premier rang du mouvement La Paix maintenant, aux côtés d’Amos Oz et d’Avraham.B. Yehoshua), dont le fils, sergent de vingt ans, a été tué en août 2006 au Sud Liban, est également bien placé pour exprimer ce qu’il ressent, en tant qu’écrivain israélien, des « contingences du réel ».
    Stigmatisant notamment l’apathie, le cynisme et le désespoir que suscite un contexte de violence endémique et de chaos, Grossman déplore plus précisément « l’atrophie de la « surface » de l’âme au contact de ce monde féroce et oppressant qui nous entoure ; l’amoindrissement de notre aptitude, de notre volonté à nous identifier à la souffrance d’autrui, la suspension de tout jugement moral ».
    Evoquant les conséquences de la haine sur le langage, réduisant l’autre à l’ennemi et la complexité du réel à des stéréotypes de plus en plus étroits, David Grossman, dans un texte admirable intitulé Ecrire dans le noir, dernier de cinq essais venant de paraître, rend hommage à une littérature engagée au sens le plus large et le plus profond, qui ressaisit la réalité dans sa complexité et non seulement dans ses aspects politiques ou idéologiques : « En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine » (…) « Subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’« être la victime ou l’agresseur » en l’absence d’une troisième voie plus humaine» (…) « Quand j’écris, je redeviens une personne dont les différentes facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité ».
    Citoyen engagé, romancier à l’écoute de l’Autre, David Grossman incarne par excellence, tout comme un Amos Oz, les ambassade des bonnes volontés sans lesquelles rien ne se réglera jamais « en réalité ». Autant dire qu’ on espère que les écrivains israéliens ne feront pas, au Salon de Paris, les frais de la politique de leur pays dont beaucoup sont, par leurs dits et leurs écrits, les premiers critiques…
    David Grossman. Dans la peau de Gisela. Politique et création littéraire. Gallimard, 126p.


    Une littérature entre humour panique et réalisme noir

    La « troisième voie plus humaine» à laquelle fait allusion David Grossman est bel et bien ce qui rapproche, hors partis, mouvances et autres clivages de générations, la littérature israélienne actuelle, d’une impressionnante vitalité et dont le double mérite, nous semble-t-il, est de nous confronter à la réalité au-delà du seul « reportage », mais aussi par le truchement de formes et de tonalité nouvelles, où l’humour panique fait florès.
    En témoignent plusieurs auteurs, tels l’incisif et séduisant Etgar Keret (né en 1967, de retour avec les nouvelles de Pipelines, chez Actes Sud), Alona Kimhi (née en 1966, dont Suzanne la pleureuse et Lily la tigresse, chez Gallimard, mêlent également désarroi et mordant), ou encore Amir Gutfreund (né en 1963), illustrant plus puissamment la veine tragi-comique de cette nouvelle littérature. Remonter aux sources de la Shoah en commençant par mettre les rieurs de son côté : tel est le propos de la dérive vers l’horreur accomplie dans Les gens indispensables ne meurent jamais. D’un autre point de vue, plus intimiste, c’est, en marge de l’holocauste, un regard non moins émouvant qu’Aharon Appelfeld porte sur l’éducation sentimentale d’un adolescent dans La Chambre de Mariana.
    1663526845.jpgPlus  percutante que jamais, dans la récente satire carabinée de Textile, Orly Castel Bloom brosse le portrait au vitriol d’un quatuor familial sur fond de paranoïa, avec la mère millionnaire (elle dirige une fabrique de pyjamas réservée aux ultra-orthodoxes) succombant à sa huitième opération esthétique, le père inventeur planchant sur une tenue de haute sécurité à base de fils d’araignées, la fille écolo-superchic et le fils sniper à Tsahal rêvant d’ouvrir une école de paparazzi en Californie…
    Pour ce qui touche à la complexité israélienne, sur place ou dans le monde, deux romans récemment traduits nous semblent en refléter le formidable imbroglio, qui ajoutent, aux nombreux tableaux existants des auteurs de premier rang (tels Amos Oz ou Avraham B. Yehoshua), des touches acides liées à la standardisation mondiale des modes de vie et à une « lecture » plus directe et panoptique de la société.
    Dans Sur le vif, vaste roman-chronique de Michal Govrin (née en 1955), le magnifique personnage d’Ilana Tsouriel, type de femme libre déchirée entre le monde de son père pionnier de la nation, celui de son mari historien de la Shoah, et de son amant palestinien Saïd, incarne une de ces destinées « complexes » dont parle Grossman ; et de même Sayed Kashua (né en 1975), Arabe israélien exprime-t-il à son tour, dans Et il y eut un matin, paru à L’Olivier, la cohabitation des deux cultures au quotidien. Enfin, Eshkol Nevo (né en 1971) déploie lui aussi, avec Quatre maisons et un exil, une remarquable fresque romanesque travaillé par l'acualité, illustrant à la fois les antinomies irréductibles de la société israélienne et ses aspirations à la fameuse « troisième voie ».

    Amir Gutfreund, Les gens indispensables ne meurent jamais. Gallimard, 502p ; Aharon Appelfeld. La chambre de Mariana. L’Olivier, 274p. Orly Castel Bloom. Textile. Actes Sud, 282p ; Michal Govrin, Sur le vif. Sabine Weispieser, 474p ; Eshkol Nevo. Quatre maisons et un exil. Gallimard, 443p.

    Cet article a paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 11 mars 2008.

  • Que du roman

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    En lisant Vie et mort entre quatre rimes d’Amos Oz

    On sourit tout le temps à la lecture du dernier roman d’Amos Oz, qui fait penser un peu au mémorable Elizabeth Costello de J.M. Coetzee, notamment en cela qu’il interroge le sens et les pouvoirs de la fiction et jette, sur la figure du romancier lui-même, un regard nuancé d’humour et de dérision.
    Pourquoi écrivez-vous ? Ecrivez-vous à la main ou à la machine ? Pourquoi avez-vous quitté votre dernière épouse ? Vos écrits sont-ils tirée de la réalité réelle ou inventés, autobiographiques ou sans rapport avec vous-même ? Telles sont, entre autres exemples non moins stéréotypés, les questions auxquelles l’auteur, protagoniste du roman, sera censé répondre ce soir à l’occasion d’une rencontre littéraire où un spécialiste de la littérature décortiquera son œuvre avant qu’une jeune comédienne n’en lise quelques pages.
    En attendant de rejoindre le Centre culturel israélien où cela doit se passer, l’auteur s’attarde dans un bistrot où, tout aussitôt, la seule observation d’une serveuse en minijupe l’incite à la baptiser (Riki) et à lui prêter un premier amant (à seize ans, un certain Charlie, remplaçant du gardien de l’équipe de foot locale) et à inventer une Lucie avec laquelle ledit Charlie trompe bientôt Riki. Comme deux quinquas siègent à la table voisine, l’auteur leur trouve la dégaine de figures de roman noir, et voici Monsieur Léon et Shlomo Hogi prêts à l’usage imaginaire, avant qu’il ne rejoigne son public qui l’attend impatiemment.
    Durant la présentation de ses livres, qui lui valent les platitudes habituelles de la part du spécialiste en littérature chargé de la corvée, l’auteur continue de penser à Riki et Lucie tandis que plusieurs personnages de l’assistance le font « créer » le vieil Arnold Bartok que sa mère tyrannise, tel jeune poète tourmenté qui rêve de le rencontrer ou tel ex-prof teigneux qui estime la littérature israélienne contemporaine indigne de sa tâche éducative.
    Après la séance, c’est avec Rochale la comédienne, qu’il fascine à l’évidence, que l’auteur s’en va de par les rues, lui proposant de la raccompagner chez elle où l’attend Joselito, son chat. Après une certaine valse-hésitation, l’auteur prend congé, continue d’errer avec ses personnages de plus en plus présents, puis revient sous les fenêtres de Rochale… laquelle lui ouvrira ou ne lui ouvrira pas, selon les épisodes possibles de la suite du roman.
    Peu importe au demeurant le détail du « feuilleton », dont le contenu ne se borne pas évidemment aux « histoires » racontées mais introduit une réflexion sur la position du romancier, au sens de sa démarche personnelle, et à la portée du genre romanesque, instrument de connaissance phénoménologique, symphonie de mémoire (comme le sont plusieurs romans d’Amos Oz) ou « lettre à la petite cousine » selon l’expression de Céline.
    Le titre du roman, évoquant l’obscur recueil d’un poète dont on ne sait s’il vit encore, indique assez la perspective, non pas désabusée mais néanmoins lucide, par rapport aux prétentions exorbitantes de la Littérature, dans laquelle se situe l’Auteur par rapport à « l’auteur ». Tout cela dans une tonalité tchékhovienne et un climat qui rappelle un peu aussi, la province artiste tendrement gorillée par le Fellini des Vitelloni
    4b04da8035b2e16ad9d42ade9723637e.jpgAmos Oz. Vie et mort entre quatre rimes. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. Du monde entier, 131 p.

  • Soleil des adolescences

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    Ma voix d’ange a rejoint celle de Pilou. Parfois je me dis que je suis, en la perdant, mort un peu, et donc plus proche de Pilou, mais qu’en sais-je ? D’ailleurs Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi alors qu’Eva a effacé mon nom, moi vivant, de son petit agenda de future Miss Carambar ?

    Or un autre personnage, dans ces mêmes années, une espèce de rebut angélique lui aussi mais de la tribu maudite entre dans ma vie en la personne chiffonnée de notre petit voisin Céleste que sa mère frappe, qui l’a rejeté d’avant sa naissance, de son vrai nom Célestin au regard fuyant et au museau de fouine, toujours un peu gluant et dégoûtant, que son père méprise lui aussi et qui me regarde lire à distance, de la clôture du jardin des siens, et qui voudrait que je le regarde moi aussi, l’immobile crétin.

    Mais que se figure donc ce raton ? me dis-je tandis que je vole de par les airs sur les ailes du bouquin des bouquins que représente cet après-midi Vol à voile de Cendrars, que ne me fout-il la paix alors que le vent me porte tellement au-dessus de sa vie de résidu ? Et vais-je supporter longtemps ce regard appuyé de rogaton ? Qu’espère ce hère ? Ne voit-il pas que j’embrasse déjà le monde et que l’univers stellaire ne peut se soucier encore de sa destinée de mol étron binoclard – car Célestin, outre ses misères accumulées, est le plus miraud des chiards du quartier.

    N’empêche, et ce matin comme tous les jours que Dieu fait depuis celui qu’il a choisi pour se jeter sous le train, Célestin me regarde muettement et me juge et me jauge, Céleste me suit partout où je vais, le petit conard besiclard glisse sa main morveuse dans la mienne et s’interpose - tous les matins j’ai droit à ce regard de chiard qui ne me lâchera pas sans que je lui murmure un petit bonjour, lapin .

    De fait Célestin, quatre ans avant sa décision, martyr imbuvable de treize ans, d’un an donc mon puîné et sans un poil au triangle vif de son menton, a l’air d’une sorte de lièvre hirsute aux oreilles écartées et aux mouvements inattendus, soudains, sauvages, émouvants, comme si tout son être visible, gracile, fragile et vaguement débile appelât quiconque à le prendre dans ses bras pour le briser enfin complètement ou le couvrir au contraire de doux baisers.

    Mais qui serait gentil, dans le quartier, pour le fils chapardeur et menteur des Saurer, puisque aussi bien l’on sait que le vilain Célestin de c’te traînée de Marjorie, selon l’expression du père Maillefer, a chouravé du sucre d’orge à l’épicerie et qu’il ment comme il ment ?

    Mille millions de Céleste et de Camila  me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite, alors que la rage de mes quatorze ans, à lire Vipère au poing, me revient, à moi qui ai toujours refusé de jouer au jeu de la Gifle consistant, pour les chiards du quartier, à boucler Célestin dans un cercle de mains dont chacune le giflera, mais gentiment, doucement, tout en le poussant et le rejetant, se le poussant entre gars et se le repoussant jusqu’à le castagner vraiment…

    Qui étions-nous du vivant de Pilou et de Célestin, et quelle prière de l’Augustine lavera les chiards du quartier de leur péché mortel au Jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint celles de Célestin ?

    Mon tendre amour de petit chien. L’affreux regard du couple empoisonné par ce cadeau de ce con de Dieu. Chierie de s’occuper de cela dont tous se plaignent et qui, ça ne fait pas un pli, se camera vers quinze ans. Et les pieds plats du quartier de rabâcher l’amer constat qu’on récolte ce qu’on sème et patata de patates.

    Mais un jour, avec lui, Céleste et quelques sirènes, quelques ondins du quartier, aux bains publics, l’été, bien dans nos corps et nos cœurs, nous l’aurons pris avec nous, notre Célestin, juste une après-midi, avant que je ne le reçoive parfois en consultations personnelles dans mon cabinet de curiosités où ses yeux s’ouvriront tout grand au grand cycle de l’Univers créé.

    Cette après-midi nous aurons plongé, nagé, voyant d’abord Céleste en vilain caleçon et lunettes grelotter sur le ponton, puis je l’aurai défié, je l’aurai rejoint et pris par les nageoires, gigotant et protestant qu’il crawle moins bien qu’une soupière, et nos filles l’encadrent maintenant et le soutiennent, descendant un échelon après l’autre, et bientôt nous formons un cercle mais non pour le gifler et le violenter : bien plutôt pour lui montrer et lui démontrer chaque geste de la brasse croupion en profitant de l’asticoter et de le peloter, et voici que le caneton hideux canote à gestes saccadés, l’air effrayé puis heureux, radieux, de moins en moins affolé, me vrillant des clins d’yeux de reconnaissance éperdue, s’accrochant d’abord aux garçons puis aux filles, et tous de faire une espèce de ronde au soleil de nos adolescences.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: gouache de Friedrich Dürrenmatt

     

  • Les robes de l’âge

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    Grâce de La garde-robe d’Idelette de Bure Les compères Proust et Mallarmé eussent raffolé, sans doute, du petit livre de grand style qu’Idelette de Bure vient de publier à la seule gloire de ses parures et tournures, n’y faisant en effet que détailler ses toilettes d’un âge à l’autre, jusqu’à ces derniers mots admirables : « Une légère lumière fait chatoyer ma nuque douce, mes cheveux blancs lovés en chignon.

    Mais je ne vous fais plus face. Se peut-il qu’une petite honte m’envahisse ? Est-ce la petite tristesse des adieux ?

    Soyez indulgents envers l’éplorée.Ses pas sont dorénavant cassés et son jeu est gelé. Il n’y a plus de parures neuves pour la réchauffer. Voici son corps qui dit : Oh ? C’est fini ».

    Je pensais, toute proportion gardée évidemment, à la dernière déploration délicatement désespérée de La mort de Didon de Purcell en lisant ces derniers mots, dont la limpidité carnée se délivre de sa dernière bure pour diffondre la pure nonne sans tonsure dans l’ultime soie couvrant de son linceul sa nudité habillée pour l’éternité...Or c’est en gloire juvénile que ce chant gracieux s’amorce, dans une couleur qui est celle-là même de la fille de Gaïa : « De toutes les parures que nous avons portées, celle qui me fut la plus proche était couleur de terre. Une soie de Sienne froissée, coupée de biais : une jupoe au sol, un caraco croisé aux manches très amples. Autant que je m’en souvienne, une sorte de carapace japonaise, comme des ailes de steppe revêtues par une nonne de Gobi ». Et deux pages plus loin cette précision sur l’âge :

    « En vérité, cette soie couleur de Sienne était des langes exquis épousant mon corps petit, le berçant, le secourant. Je devais grandir, émerger de cette chrysalide orange, me dépouiller des ses luisances, de ses froissures. Ce fut ma parure préférée, dont trop vite je me défis. Vieillir, il fallait. Non plus la fée fauve ». Très Mallarmé comme on voit, genre divagation en surface profonde et verbe sculpté dans l’ambre à moires, très Proust aussi avec ses « phrases de taffetas » jamais trop évaporées ou précieuses pour autant, dans le ton mélancolique et tendre du Temps retrouvé.

    Idelette de Bure. La garde-robe ou les phrases de taffetas. Arléa, 87p.

  • Butor pour la route

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    Littérature en conversations automobiles

    Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
    Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD. On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.
    Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
    Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
    A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
    Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
    Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou  Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.
    Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou  Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littéraure…

  • Bukowski ou la grâce du dégueulasse

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    Retour sur la bio d’un affreux, sale et méchant poète, entre autres éclairages latéraux... 

    Son père était un sale type borné qui le battait, sa mère une méchante garce, ses jeunes années furent empoisonnées par la purulence de l’acné le complexant et l’isolant comme un paria : bref c’est sous les pires auspices que Charles Bukowski (1920-1994) fit ses débuts dans une vie où il ne cessa d’accumuler « un gros lot d’emmerdes », incessamment aggravé par un caractère de sanglier et une sorte de pureté dans la déchéance qui le fit toujours se comporter plus mal qu’on ne s’y attendait, même s’il ne viola pas tout à fait Catherine Paysan sur le plateau de Bernard Pivot ni ne chia vraiment dans les lieux branchés ou snobs qui s’ouvraient à lui. Or cet affreux personnage que l’alcool rendait encore plus méchant et sale qu’au naturel, était également une espèce d’écrivain et une sorte de poète, un écrivain « culte » comme on dit et un poète que d’aucuns dirent aussi important que William Blake, ce qui est aussi exagéré que faux. Mais le réduire à une nullité surfaite serait également injuste. Abstraction faite du mythe vivant et des séquelles de l’iconolâtrie d’époque, Charles Bulowski, dans la lignée de John Fante dont la découverte lui révéla les virtualités d’une poésie de la gadoue et du « vrai », a bel et bien laissé une œuvre, et considérable quoique inégale, dont la large partie autobiographique (mais aussi transposée que chez Céline, en nettement moins tenu quant à la musique et à l’inventivité verbale), autant que les nouvelles parfois étincelantes (disons une vingtaine de vrais joyaux dans un amoncèlement de choses excellentes ou de tout-venant vite fait sur le gaz) et les poèmes de plus en plus abondants, véritable ruissellement sur la fin, méritent plus qu’un regard condescendant ou qu'un engouement écervelé.
    Etait-il, pour autant, indispensable de consacrer 386 pages à cette « vie de fou », qui confirme absolument la rumeur selon laquelle le vieux dégueulasse l’était plus encore qu’il ne l’a dit lui-même ? A vrai dire le ton et la façon de cette chronique signée Howard Sounes plaident pour les grandes largeurs de ce récit plongeant immédiatement le lecteur dans le vif du sujet avec le récit d’une lecture publique, datant de 1972, au début de sa gloire dans l’underground californien, qui finit en imprécations et en injures comme à peu près toutes les interventions publiques de l’énergumène.
    Retraçant ensuite les tenants et l’évolution de cette vie longtemps mal barrée, l’auteur brosse son portrait en mouvement sur fond d’Amérique des marges, avant d’illustrer les accointances du poète « maudit » avec l’univers doré sur tranche de Hollywood (qu’il a lui-même décrit dans le récit éponyme), notamment dans ses relations avec un véritable ami, en la personne d’un certain Sean Penn, qui ne faillit lui casser la gueule qu’au soir où il se montra désobligeant à l’égard d’une certaine Madonna.
    Loin de se borner à de l’anecdote pipole, même si son livre en fourmille assez plaisamment, Howard Sounes s’attache également à l’évolution de l’œuvre et montre bien en quoi la poésie de Bukowski participe d’une sorte de rédemption, lacunaire mais réelle. Schubert dans le merdier, lumière très pure des choses ordinaires, proche parfois du lyrisme des poèmes de Carver, pas toujours faciles à traduire. Comme Verlaine filait de l’or pur dans sa propre abjection, « Hank » touche parfois à la grâce, souvent à l’émotion.

    De l’émotion :


    « …j’étais là à regarder passer
    les voitures dans la rue et je pensais
    ces veinards de fils de pute ne
    savent pas la chance qu’ils
    ont
    d’être niais et de pouvoir rouler au
    grand air
    pendant que je suis assis au bout de mon âge
    piégé
    rien qu’un visage à la fenêtre
    auquel personne n’a jamais
    prêté attention. »

    Et de la grâce :


    « et quand je pense qu’après ma mort,
    il y aura encore des jours pour les autres, d’autres jours,
    d’autres nuits,
    des chiens en maraude, des arbres tremblant dans
    le vent.
    Je ne laisserai pas grand-chose.
    Quelque chose à lire, peut-être.
    Un oignon sauvage sur la route
    écoeurée.
    Paris dans le noir ».


    1623343525.JPGBukowski à Apostrophes

    "Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C'était horrible... Je suis devenu dingue."

    (Extrait de l’entretien accordé par Charles Bukowski à Jean-François Duval en 1986)

    Howard Sounes. Charles Bukowski, une vie de fou. Le Rocher, 386p.

    Jean-François Duval. Buk et les beats. Michalon, 1998.

    A recommander aussi: la présentation du DVD consacré à Bukowski, assorti de séquences filmées où l'on entend la (belle) voix du malandrin: http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/search/label/Bukowski

  • Le corps obscur

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     ...Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il ? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux que je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps...

    Image: Philip Seelen

     

  • Vertiges du savoir

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    Sur Les livres que je n’ai pas écrits, de George Steiner (1)

    Si les livres que George Steiner regrette (plus ou moins) de n’avoir pas écrits ne sont que sept, le genre devrait occuper des centaines et des milliers de rayons de la Bibliothèque de Babel pour peu qu'on multiplie les sept livres présents par le nombre d’écrivains repentants depuis le nuit des temps.
    La vertigineuse rêverie commence d’ailleurs, ici, sous les meilleurs auspice, puisque le premier livre non écrit par l’auteur concerne un érudit monstrueux dont la bibliographie connue compte déjà 385 titres. Or combien de livres Joseph Needham se fût-il reproché de n’avoir pas écrits ?
    Ce qui est sûr c’est que la raison qui a empêché George Steiner d’écrire, dans les années 70, l’ouvrage consacré au fameux savant biologiste et sinologue, à l’invitation de l’éditeur de la collection Modern Masters, nous fait toucher illico à la faille d’un titan du savoir. C’est en effet pour un motif purement éthique (plus précisément éthico-politique) que le lien fut rompu à la première rencontre des deux hommes, après que Steiner eut sondé Needham sur les arguments qui, quelque temps plus tôt, avaient poussé le savant à déclarer en public sa conviction que les Américains pratiquaient la guerre bactériologique en Corée. Needham était-il scientifiquement convaincu de la chose ? Le seul doute du jeune homme provoqua la colère du grand homme, en dépit de son premier ravissement à l’idée d’entrer dans le panthéon des Maîtres Modernes, et jamais ils ne se revirent.
    C’est pourtant un projet de livre fascinant que George Steiner déploie ici en exposant le grand dessein de Joseph Needham, venu de la science dure et se redéployant tous azimuts dès qu’il amorce son grand œuvre dont l’entier comptera 30 volumes, sous le titre de Science and Civilisation in China.
    Le comparant à Voltaire et à Goethe, George Steiner illustre l’extraordinaire mélange de connaissances et d’intuitions de Needham, tout en posant quelques questions aussi gênantes que fondamentales. Pourquoi, ainsi, ce connaisseur parfait de la civilisation chinoise, qui voit en Mao le restaurateur d’une haute tradition interrompue des siècles durant, et qui a beaucoup voyagé dans la Chine contemporaine, s’aveugle-t-il à ce point sur les atrocités de la Révolution culturelle ? Et à quelles fins finales ce monument extravagant de savoir ?
    L’une des réponses de l'essayiste est particulièrement saisissante, qui rapproche les œuvres totalisantes de Needham et de Proust : «Science and Civilisation in China et la Recherche constituent, je crois, les deux plus grands gestes de remémoration, de reconstruction totale de la pensée, de l’imagination et de la forme modernes ». Par ailleurs, une échappée sur l’œcuménisme culturel et philosophico-religieux de Needham n’est pas moins éclairante. Needham: « Le taoïsme était religieux et politique; mais il était évidemment tout aussi puissamment magique, scientifique, démocratique et politiquement révolutionnaire ». Et Steiner de s’interroger : « Serait-ce le reflet de Needham dans un miroir ? »
    Comme toujours, George Steiner se montre aussi érudit que porté à la critique « fictionnaire » de l’érudition, au point qu’on se demande parfois si Joseph Needham n’est pas une invention de son cru, comme une créature de Nabokov ou de Borges ? Mais non, et Laurence Picken l’a corroboré: Joseph Needham est bel et bien l’auteur de « la plus grande entreprise jamais menée par un seul homme de synthèse historique et de communication entre les cultures ».
    Lirons-nous Needham pour autant ? Pour ma part, je m’en tiendrai paresseusement et définitivement à la Recherche en notant pourtant, sous la plume de George Steiner, cette réflexion qu’il rapporte au « processus de déploiement du style » et à « l’élaboration d’u ton distinctif » de Joseph Needham lui-même : « Toute œuvre d’0art, toute œuvre littéraire digne de ce nom aspire à engendrer le dessein qui lui est propre, cherche à boucler la boucle sur ses origines »…
    George Steiner, les Livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p.

  • Les feux de l’envie

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    En lisant Les livres que je n’ai pas écrits de George Steiner (2)

    « Je n’ai pas écrit mon étude sur Cecco d’Ascoli », conclut George Steiner à la fin du deuxième chapitre de ce livre, ajoutant : « Elle n’eût peut-être pas été sans intérêt. Mais le sujet m’était trop sensible ».
    Quel sujet ? La jalousie. L’envie qu’un auteur peut éprouver envers un autre qui lui est ouvertement préféré. Le ressentiment plus ou moins avoué, en outre, qu’un critique même suréminent peut ressentir à l’égard d’un « vrai » créateur. On a, de fait, beau savoir qu’un critique peut être plus intelligent, voire plus génial qu’un poète ou qu’un romancier : le fait est que seul ceux-ci sont considérés comme des « créateurs » plus ou moins « élus » ou égaux de Dieu.
    452509daee3edad6781e82593cd20536.jpgA la fin de ce chapitre aussi intéressant que troublant - sachant qui est George Steiner et ce qu’il a lui-même éprouvé quand tel ou tel voisin de bureau, à Cambridge, recevait LE téléphone de Stockholm, où les poètes et les romanciers ont toujours été préférés aux critiques par les académiciens chargés de décerner le Nobel de littérature -, l’essayiste évoque, avec un talent de vrai créateur soit dit en passant, ce qu’a dû être la mort sur le bûcher de Francesco Stabili, dit Cecco d’Ascoli, auteur de L’Acerba, mortifié sa vie durant par la grandeur de Dante alors qu’il était lui-même convaincu d’avoir écrit l’anti-Comédie, condamné pour d’autres motifs par l’Eglise à griller tout vif avec l’ensemble de ses livres, le 16 septembre 1327.
    « L’interprétation est essentielle, mais elle n’est pas la composition », relève humblement George Steiner, lecteur champion de l'herméneutique et du comparatisme s’il en fut. « On a dit que les grands critiques étaient plus rares que les grands écrivains », note-t-il comme pour se rassurer, mais la phrase d’après fait remonter le feu de la cuisinière en plein air : « Par leur style et le caractèpre novateur de leurs propositions, quelques critiques se sont rappochés de la littérature elle-même. Mais le fait fondamental demeure : des années-lumière séparent le poème ou la fiction voués à durer du meilleur des discours critiques ».
    Cela étant, et par les temps qui courent, on trouvera bien plus de profit et d’agrément à la lecture des Livres que je n’ai pas écrits de George Steiner, qu’à celle de la plupart des 666 romans parus la saison passée ou prochaine. Peut-être est-ce même le plus original, le plus « libre », le plus personnel de ses livres, aussi «créatif» sans doute que Le transport de A.H., et plus obscurément émouvant, notamment par le chapitre suivant, intitulé Les Langues d'Eros, où le vénérable érudit s’en va nous parler de cul. De cul nous parlera donc Steiner George dans le chapitre 3 des Livres que je n’ai pas écrits? Yes, Madam, et ça vaut le détour, mais ce sera pour plus tard...
    George Steiner. Les livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p.

  • Psaume du silence

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    Echos de Sylvie Germain, Etty Hillesum et Paul Celan.

    « Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. (…) Je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. Et il sera plus difficile de représenter ce silence, d’animer ce blanc, que de trouver des mots. Il s’agira de trouver un juste dosage entre le dit et le non-dit, un non-dit plus gros d’action que tous les mots que l’on peut tisser ensemble. (…) Chaque mot serait comme une pierre milliaire ou un petit tertre au long des chemins infiniment plats et étendus, de plaines infiniment vastes ». (1)

    ***

    « Loué sois-tu, Personne.
    Pour l’amour de toi nous voulons
    Fleurir.
    A ta
    Rencontre.

    Un rien
    étions-nous, sommes-nous resterons-
    Nous, fleurissant :
    La rose de Rien,
    De Personne ». (2)

    ***

    « Par-dessus, par-dessus les piquants de la rose des vents, par-dessus les pointes des barbelés de tous les camps, par-dessus les ronces du temps, par-dessus les couronnes d’épines lacérant le cœur des victimes – le psaume du silence.
    Le psaume du silence, composé d’une multitude de mots de pourpre : sang, et sueur de sang, et larmes de sang des victimes innombrables, ces roses de Rien, de Personne qui sans fin jonchent notre mémoire, écorchent notre conscience ». (3)

    Ces citations sont tirées 1) d’Une vie bouleversée, Journal 1941-1943 (Seuil, 1985), d’Etty Hillesum, et de 2) Strette de Paul Celan (Poésie/Gallimard, 1999), insérées dans 3) Les échos du silence de Sylvie Germain (Albin Michel, 2006)

    JLK : Lago delle streghe, huile sur toile, 2007.

  • Ceux qui vont de l'avant

    06f0b44865b4d02d915738d2f8dbfd4e.jpgCelui qui finit les phrases des autres / Celle qui injurie les téléphonistes / Ceux qui dérobent les ornements floraux / Celui qui se dit la réincarnation du Grand Cordelier / Celle qui mâche des crayons / Ceux qui sentent le vieux / Celui qui ne sort jamais sans son couteau suisse / Celle qui arbore des souliers verts / Ceux qui ne supportent pas les patois préalpins / Celui qui combat ses pellicules / Celle qui reprend son nom de jeune fille / Ceux qui prônent la circoncision généralisée / Celui qui bouscule les parallèles (dit-il) / Celle qui pense que les SMS sont cancérigènes / Ceux qui se douchent quand ils ont voyagé avec un Africain (disent-ils) / Celui qui boit les paroles de François Hollande / Celle qui pense que Jean Ferrat devrait se raser la moustache / Ceux qui savant Santiano d’Hughes Aufray par cœur / Celui qui ouvre les yeux sous l’eau / Celle qui bat la mesure en argumentant / Ceux qui espèrent que le prochain Saint Père sera latino / Celui qui se dit un sosie de Bourvil / Celle qui est jalouse des seins de sa fille coiffeuse / Ceux qui brûlent les lettres adressées à leur conjoint / Celui qui se vante de tuer des corneilles / Celle qui vise bas / Ceux qui n’iront jamais en Allemagne, etc.

  • L'aurore venant

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    Une femme:
    - Comment cela s'appelle-t-il quand le jour s'élève dans le froid, que tout paraît gâché, saccagé mais que pourtant l'air se respire?
    Electre:
    - Demande-le au mendiant, il le sait.
    Le mendiant:
    - Cela porte un très beau nom, femme, cela s'appelle l'aurore.

    (Jean Giraudoux, dans Electre)


    Il doit y avoir du mendiant en soi pour accueillir l'aurore.

    (Pierre Marguerat, pasteur à Saint-Jean)

  • Dans le fleuve du Temps

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     Schoorl, ce samedi 20 octobre. – La vieille angoisse d’avant l’aube m’avait repris devant la mer encore noyée dans le noir du nord, une bribe de phrase m’était revenue de la confusion d’un dernier rêve… Eh oui, quand on s’est adossé au fleuve du Temps… Je me suis alors rappelé où nous nous trouvions avec L. dont la mère s’était réfugiée sur une île proche dans une période difficile de sa vie, puis une première clarté s’est délayée dans l’obscur et, comme posées dans la brume, les bêtes en sommeil réapparurent de loin en loin, et le tableau d’une infinie douceur se recomposa tout entier comme un désert aux couleurs montant peu à peu, le vert blanchi de givre des polders, de loin en loin les éclats de miroir de l’eau gelée, là-bas les taches de rouille des petits étangs affleurant le brouillard d’où surgissaient à peine les ailes d’un moulin à l’ancienne, la ligne orangée du levant et le bleu laiteux de la grande toile pure de cette aube, tout proche maintenant ce cheval immense semblant scruter ces deux matinaux, ces flocons de laine des moutons de loin en loin, de temps à autre un vol d'oiseaux migrateurs s’arrachant au petit canal jouxtant le sentier spongieux, enfin cet inimaginable dromadaire bougeant lentement dans la lumière irréelle de ce nouveau jour où notre pas  s’accordait à celui du Temps…

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    La phrase « Eh oui, quand on s’est adossé au fleuve du Temps », est tirée du deuxième recit, All’estero, du recueil Vertiges, de W. G. Sebald  qui  m’a  accompagné durant ce voyage de Delft à Harlingen. 

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  • Ceux qui n’ont pas de badge

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    Celui qu’une perspective d’augmentation de 0,7% de son salaire d'employé au Service des Automobiles retient de se jeter par la fenêtre / Celle qui hésite à se faire une nouvelle estafilade sous le sein gauche / Ceux qui se frottent aux troncs de trembles dans la clarté lunaire / Celui qui fait la gueule lorsque lui apparaît enfin les reflets bleu pâle et violets de la glace de l’Alaska dont il rêvait depuis 1733 / Celle qui murmure à l’extrême bord du quai luisant de rosée où passera tout à l’heure le NightExpress / Ceux qui s’estiment lésés par les dernières décisions du Pouvoir Central en matière de zoomanie / Celui qui endosse sa tenue de camouflage d’ornithologue avec une sorte de jouissance guerrière / Celle qui brûle son bouquet de mariée devant le portrait de son père en tenue de champion de golf / Ceux qui se rappellent leur traversée du désert en 4x4 / Celui qui sait tout de l’histoire du sel / Celle qui voit partout des complots du sionisme international / Ceux qui se brossent les dents avec du sable / Celui qui révèle au public des Journées de Poésie de Wildheim qu’écrire un poème équivaut pour lui à se jeter du haut de la Tour de Fer / Celle qui pense que chaque caillou qu’elle ramasse au bord du fleuve contient une âme qu’il lui incombe de délivrer par quelque psalmodie dans la brume / Ceux qui poussent leurs épouses dévouées à la morosité par manque de romantisme et de sexe il faut bien le dire nom de bleu / Celui qui attendait Marion devant la vitrine de l’Heureuse Attente, rue de Rennes, sans se douter qu’elle venait de découvrir qu’il n’était pas le père / Celle qui estime qu’on ne peut pas prêter sa machine à coudre à une surnuméraire malgache / Ceux qui aperçoivent la deux-chevaux verte de leur période rose dans la lumière orange de l’automne lyonnais, etc.

    JLK: AutoFace I, huile sur toile, 2007. Photo Philippe Seelen.

  • Le silence de Grünewald

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    En lisant Comme la neige sur les Alpes, premier poème de D'après nature de W.G. Sebald

    Il s’agit de quelqu’un qui sent en lui cohabiter Hitler et le Christ. Plus exactement il peint « les cris, les vociférations, les gargouillements, les chuintements d’un spectacle pathologique, dont son art et lui-même, il le savait bien, faisaient partie.

     Ainsi continue le poème :

    « La posture de panique

    visible dans toutes les figures

    de l’œuvre de Grünewald, la tête renversée

    qui dégage la gorge et souvent expose le visage

    a une lumière aveuglante,

    est la manière paroxystique qu’ont les corps de dire que

    la nature ne connaît pas d’équilibre,

    mais enchaîne à l’aveuglette

    les expériences brutes,

    et comme un bricoleur insensé

    démantèle ce qu’elle vient à peine de créer. »

    et plus loin ceci encore :

    « L’oiseau noir qui dans son bec

    apporte sa collation à saint

    Antoine dans son coin de désert

    est peut-être celui au cœur de verre

    qui depuis toujours

    vole vers nous,

    celui dont un autre saint homme

    des derniers jours annonce

    qu’il chiera dans la mer,

    laquelle se mettra à bouillir et s’asséchera,

    et la terre tremblera et la grande cité

    à la tour de fer sera en flammes

    et le pape sera dans une barque

    et les ténèbres se feront et

    là où le coffret noir tombera,

    une poussière grise et jaune

    recouvrira le pays. »

    208968ab56e8b42a6330bf8d77c22d88.jpgAinsi roule le poème, dont la première pierre est un visage inconnu, le tien, le mien, celui de Grünewald ou celui de son ami peut-être amant Mathis Nithart, roulant d’un tableau l’autre, tantôt à petite moustache et tantôt auréolé, tout l’homme remplissant finalement le retable.

    Un certain jour de mai cinq mille paysans, hutus ou tutsis tudesques, se firent massacrer « dans l’étrange bataille de Frankenhausen », après quoi, ayant appris la nouvelle,  Grünewald ne sortit plus de chez lui.

    « Mais il entendit le bruit des yeux

    Qu’encore longtemps on continua de crever

    Entre le lac de Constance

    Et la forêt de Thuringe.

    Des semaines durant, en ces temps-là,

    Il porta un bandeau noir

    Sur le visage ».

    Or comment ne pas penser, à ce moment de scruter le temps, à Hölderlin se retirant du monde ?

    W.G. Sebald. D’après nature. Traduit (admirablement) de l’allemand par Sibylle Muller et patrick Charbonneau. Actes Sud, 88p.
  • Memento mori

     b9d4b19e7a2fa8939816b42c207bcb14.jpg

    Une lecture de Tandis que j'agonise 

    par Antonin Moeri

    Dès que je fus en âge de penser me vint l'idée que la mort était une question essentielle dans toute société dite humaine. En observant celle où j'ai choisi de vivre, je m'aperçois que ce phénomène ne fait pas partie intégrante de l'existence. Le positivisme forcené dans lequel nous nageons ordonne de considérer la mort comme un accident, dont il faudra impérativement et promptement effacer jusqu'à la moindre trace. Dans les familles où elle survient toutefois, le cadavre est aussitôt soustrait avec énergie aux regards des enfants, des adolescents et des adultes. Le seul rite autorisé par le collectif est le petit cortège qui se forme silencieusement à la sortie de la chapelle et que couronne, si l'on veut bien, une furtive poignée de main.

    Cette tendance à évacuer hystériquement la mort du jardin des délices terrestres, amoureusement entretenu par les hommes de bien, cette tendance est depuis longtemps perceptible aux Etats-Unis, puisque William Faulkner fit paraître, au début des années trente du siècle passé, un roman qu'il rédigea en six semaines dans une soute à charbon (où il devait gagner sa vie) et dans un état de rare exaltation. En lisant aujourd'hui Tandis que j'agonise, à l'heure où les best-sellers croulent de gentillesse, où les âmes idylliques descendent dans la rue pour réclamer l'abolition des cyclones et des raz-de-marée, en lisant ou relisant cette histoire racontée par quinze personnages, nous retrouvons l'allégresse que procure le roman quand le rire, l'ambivalence, l'ombre, le négatif, le louche, le grotesque et la cruauté en constituent la matière et que, précisément, la mort n'y est pas considérée comme un accident.

    Loin de là, puisqu'elle occupe, ici, toute la scène. C'est d'abord la construction du cercueil. Debout dans une litière de copeaux, un personnage ajuste deux planches. La mourante est adossée à un oreiller, la tête relevée, elle entend le tcheuc tcheuc de l'erminette. Elle voit par la fenêtre son fils clouer, raboter, scier. Elle le surveille pour qu'il ne lésine pas sur le bois. C'est elle qui a voulu que la boîte fût fabriquée par Cash, le charpentier boîteux comme Héphaïstos. C'est elle qui veut être enterrée à Jefferson, ville située à plusieurs journées de route. C'est elle qui choisira l'heure du trépas. Un cyclone se prépare. On est en plein mois de juillet. Sa fille, debout près d'elle, à moitié nue, agite l'air avec un éventail. Les membres de la tribu croient que la reine se relèvera.

    Le dernier soupir est mis en scène de manière cinématographique. On dirait du Kusturica. Celle qui ne remuait plus depuis dix jours se redresse tout à coup. Elle hurle d'une voix rauque Eh Cash! "Il lève les yeux vers la face décharnée qu'encadre la fenêtre. Il soulève la planche pour qu'elle puisse la voir". Elle se laisse retomber. Sa fille se met à vociférer, saisit le corps sans vie qu'elle secoue énergiquement. Puis elle tire la couverture jusqu'au menton. Le père lui ordonne d'aller préparer le souper, tout le monde étant affamé. Elle y va. Le lecteur sait qu'elle est enceinte de Lafe, le superbe ouvrier venu de la ville pour aider à la récolte du coton. "Devenir quelqu'un qui n'est pas seul est une chose terrible".

    Trois jours plus tard commence le voyage funéraire pour le géniteur et les cinq rejetons, dont l'un sera bientôt interné dans un asile de fous. Un autre suit le convoi à cheval, un somptueux cheval sauvage qu'il a gagné en défrichant, de nuit, le champ d'un voisin. L'odeur du cadavre en décomposition attire une nuée d'oiseaux rapaces. L'eau de la rivière ayant emporté le pont, les mules doivent descendre dans le courant qui les noiera. Pour raconter cette traversée épique, Faulkner focalise l'attention du lecteur sur les outils de charpentier que le fleuve emporte avec le cercueil. Les personnages ont alors une seule préoccupation: retrouver le rabot, la scie, l'aiguisoir, le marteau, le cordeau, l'équerre, la règle. Le spectacle que ces gens offrent, avec leur bouche bleuâtre, leur grelottement, leurs yeux dilatés par la panique, leurs gestes déments pour se maintenir en vie, ce spectacle à la fois inquiétant, grotesque et comique me rappelle les tableaux de Jérôme Bosch.

    Le benjamin de la famille est un gamin nommé Vardaman. Persuadé que sa mère est vivante, il colle son oreille contre le bois du cercueil posé sous un pommier. Il l'entend murmurer puis se tourner vers lui. Il est sûr qu'elle le regarde à travers la planche. C'est comme si Vardaman entendait la confession de sa mère qui, allongée dans sa boîte, avoue son délit dans une langue imagée et soutenue. Le péché le plus complet, elle l'a commis en offrant, au fond d'une forêt odorante, son corps frissonnant de volupté au pasteur de la région qui, par conséquent, sera le père de Jewel, l'intrépide cavalier dont se méfieront les autres membres de la tribu. Mais tout cela, Vardaman ne peut le comprendre, son esprit étant le jouet de peurs imprécises, de chimères vagues et de redoutables envies.

    Cette hallucinante odyssée permet évidemment au lecteur d'entrer dans la peau des personnages, de percevoir les choses, les scènes, les conflits, les gestes, les paroles et les mimiques de leur propre foyer de perception, de partager leurs émotions, leurs élans, leurs révoltes, leurs joies, leurs idées fixes. Elle permet surtout à Faulkner de mettre avec jubilation en scène les interminables obsèques d'une reine de légende, de renouer ainsi avec des récits ou des mythes antiques (Homère était un de ses auteurs préférés). Les pièces du puzzle que le lecteur est prié de reconstituer sont si habilement découpées qu'une simple lecture de délassement ne suffira pas... Peut-être est-ce le prix à payer pour retrouver sa place dans une maison où l'on sache encore vous parler de la mort en la réinscrivant dans les allées du jardin des délices.
    Le texte ci-dessus est inédit.

  • Au plaisir du poète


    François Augiéras versus Michel Onfray: la poésie contre le wellness philosophique.

     
    Le plaisir va-t-il devenir obligatoire ? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens ? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus vendeur de la France du poète Villepin ?
    Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et très lumineux écrivain au demeurant.
    J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre « les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées ». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes ». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative ».
    Chic n’est-ce pas : ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix de la philosophie: haro sur Platon et Plotin, sur l’Augustin et le Thomas si peu taquin ! Réjouissons-nous de re-jouir…
    Mais rien de réjouissant, à vrai dire,  ni moins encore de jouissif, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs, Michel Onfray, le rebelle (?) de naguère, est en train de virer pédant grave et massif. Demain c’est forcé : ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
    Surtout il y a cela : que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, qui me rappelle à l’instant qu’on approche de l’heure du culte.
    A l’heure du culte je lirai plutôt, avant de déblayer la putain de neige d’alentour, des phrases de François Augiéras. François Augiéras fut un vrai rebelle et jusques à la fin des fins dans sa grotte. François Augiéras faisait l’amour avec le monde en faisant l’amour avec un peu tout le monde, des jeunes filles, des jeunes garçons, des adultes consentants des trois sexes, des vieillards, des enfants, des chèvres, des nuages, surtout des mots. L’époque qui affiche les mots parce que la chose n’y est plus devrait brûler logiquement François Augiéras en même temps qu’elle se prépare à sanctifier puis à cloner Michel Onfray.
    « J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois », écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait m'épanouir de douleur bleue...
    Ce dimanche matin François Augiéras me raconte comment il va au petit bordel de la montagne « où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues », puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien.
    François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé « le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche : « Une carrière, disait-il, une colline ouverte au soleil levant. Ca et là des blocs immaculés, non pas un édifice, mais des pierres blanches mouillées de rosée sur l’herbe du printemps ».
    A l’instant l’herbe du printemps n’est qu’une promesse sous la neige candide, et François Augiéras repose en paix sous sa pierre elle aussi sous la neige là-bas de Dordogne, mais ses mots en troupeaux me vivifient comme la voix de Buddy Guy ce dimanche du Seigneur des agnelles : « J’allai plus loin, comme les jeunes filles en Israël qui gardent les troupeaux, un livre, un fusil à la main »…
    François Augiéras. Le voyage des morts. Grasset, Les Cahiers Rouges, 2006.

  • Notes panoptiques 2005, V

     Apocalypse3.gif

    On entre dans Cosmos incorporated comme dans un cauchemar éveillé avec la sensation de participer psychiquement et physiquement à la genèse d’un espace-temps et d’un personnage se construisant à vue. D’emblée on ressent la même oppression que dans les premières pages de 1984, à cela près que la surveillance n’est pas ici que du Dehors bigbrotherisé mais de partout, puisqu’on vous scanne jusqu’à l’ADN et qu’on vous manipule du Dedans par contrôle d’information.
       Le cauchemar a des dehors fascinants de film psychique hyperplastique, dont le début est une genèse en raccourci, lumière rouge et matière blanche, œil émergeant de la soupe originelle avec un iris scellant l’identité de l’Adam apparu dans le portique de contrôle, plus exactement prénommé Sergueï Diego Dimitrievitch, Plotkine de son nom, né en 2001 en Sibérie et en principe âgé de 56 ans mais en réalité deux fois plus jeune à la suite de deux cures de rajeunissement transgéniques. Tout cela qu’il apprend en même temps que le lecteur, et c’est la première belle idée du livre: que le premier personnage émerge du chaos (des «années noires» qui ont fait 500 millions de morts en quatre décennies) sans avoir connu jusque-là que la guerre et se découvrant pourtant des souvenirs d’enfance en Sibérie et ailleurs (il aurait donc vécu en Argentine?) avant de se rappeler sa première mission.
       Avec la première esquisse du personnage commence de se brosser une fresque spatio-temporelle assez saisissante, à la fois très maîtrisée dans les grandes largeurs et passionnante par les multiples observations qui la nourrissent. On est là dans une espèce de monde-fourmilière-cerveau où les hommes sont en train de se transformer en machines, à un point de l’Histoire où l’involution se concrétise à la fois par ce déficit de l’élément humain et par la dégringolade de la démographie, entre autres composantes du désastre généralisé, dont le «retournement» du progrès lui-même.
    Je n’en suis à l’instant qu’à la page 67, mais cela me semble très bien parti, très dense et dégageant une espèce de sombre beauté…

       °°°

       Aube35.jpgIl est cinq heures du matin en ce fuseau de l’Hémisphère nord et noir est l’encrier du monde dans lequel se prépare la chronique du profond Aujourd’hui. Tout à l’heure je secouerai Winnie qui va se pointer en grommelant et prononcera au premier rai de jour la phrase rituelle: «Encore une journée divine». En attendant je me rappelle les visions de catastrophe de ce livre que je lisais hier et que je vais continuer de lire tout à l’heure en me disant: foutaises, mais penser à cela tout le temps.

       °°°

       Il a fallu que je me sente les mains d’une mère, une aube pareille de l’automne 1982, il a fallu que je me prenne pour Gaïa accouchant d’une mortelle pour que, mec sans imagination jusque-là, je découvre la beauté de la vie et notre sort de mort à tous. Je savais certes déjà la beauté de la vie mais je n’avais pas eu la révélation de la mort en dépit de tous les morts que j’avais de mes yeux vus, et soudain un enfant m’avait enfanté en seconde naissance, et voilà que je découvrais ce lieu commun de toute éternité que nous sommes mortels et que c’est tout les jours, peut-être tout à l’heure et voici la divine journée.

       °°°

       Moi l’un me dit que nous allons vers la catastrophe, cependant que Moi l’autre sourit au jour qui vient. Moi l’un qui reste une espèce d’adolescent teigneux, genre Christ beatnik, voit l’Ange exterminateur se démantibuler au-dessus des pylônes en flammes, tandis que Moi l’autre, enfant et vieux sage à la fois, lui rétorque qu’il se fait du cinéma. Moi l’un le fils est en colère, comme tous les matins du monde les fils, tandis que Moi l’autre, le père du monde qui en a vu d’autres, s’apprête à entonner le Psaume du 23 septembre 2005 qui commencera par un solide café et des biscuits pour la route au chien Filou.
       Au programme de mes lectures ce sera Dantec et Shakespeare ou Proust par manière de contrepoison. Ce sera l’humour de la vie contre les visions hallucinées, ce sera la prairie d’à côté à faucher contre l’idée que la prairie sera vitrifiée l’an prochain, ce sera le regard doux du chien Filou et la tendre chair de Winnie contre les vitupérations du prophète. Oh le beau jour qui vient sur la mule du vieux Sam…

    Filou6.jpgQue pense le chien Filou du Grand Djihad? Pense-t-il que cette conjecture de Maurice G. Dantec ait plus de consistance que celle des hordes chinoises déboulant sur les collines de Meudon telle que la prophétisait Céline? Je me le demande, en cette matinée radieuse de votations démocratique sur la libre circulation des personnes, comme je me l’étais demandé en lisant Forteresse de Georges Panchard, où il était déjà question de la dévastation de l’Europe par une nouvelle croisade islamiste. Tout cela, cher Filou, ne relève-t-il pas du fantasme délirant?
       Le premier enseignement du chien Filou, au lendemain de son entrée dans notre maison, a été de me rappeler la force de la douceur, retenant la main qui frappe. Nous étions en balade dans les bois, je l’avais rappelé trois fois, il n’avait pas obéi, gamin qu’il était encore, donc je le frappai de ma canne ferrée lorsqu’il revint penaud, et alors il me fit cet œil noir de pacifiste: on ne frappe pas le chien Filou, disait cet œil. Sur quoi l’animal se ferma à toute négociation jusqu’au coucher, me préparant visiblement un chien de sa chienne. Le lendemain matin, aux aubes, une merde m’attendait au milieu de mon atelier, et Filou assis sur ses pattes me toisait avec ce message triomphal dans son regard de scottish ressentimental: «Je t’emmerde». C’était l’époque de la fin de la guerre balkanique, après les tueries de Bosnie et avant celles du Kosovo. Mes amis serbes me taxaient de fiote angélique, et moi je les emmerdais, prêt en somme à m’entendre avec Filou. Mais que pense donc Filou du Grand Djihad?

       °°°

       A l’instant Filou reluque la mésange Zoé qui lui picore ses croûtons, tandis que je lis Du Jihad à la Fitna de Gilles Kepel, dont Sophie m’a déchiffré l’inscription de couverture: «Il n’y a Dieu que Dieu, Mohammed est son prophète».
       Kepel.jpgAux dernières nouvelles, notre enfant ne semble pas sur la voie de porter le voile, mais c’est en somme à l’école de Filou qu’elle a appris elle aussi la force de la douceur (connaître pour mieux comprendre et discuter, voire disputer). Or que dit Gilles Képel?
    Qu’il y a Jihad et Jihad. Que la source du terme signifie effort, et d’abord dans la réalisation de la perfection individuelle. La dimension positive du jihad réside en cela qu’il «permet de se dépasser en tendant vers le Bien». Comme on le sait cependant, l’effort implique aussi la visée militaire et guerrière «pour étendre l’emprise de l’islam», qui peut aboutir à la discorde originelle de la fitna, liée aux débuts conflictuels de l’islam- la fitna désignant plus précisément la guerre à l’intérieur de l’isl, dès le schisme entre sunnites et chiites. Rappelant les composantes spécifiques de l’expansion de l’islam, Gille Kepel en illustre à la fois la dynamique, soumise à l’autorité des oulémas, et la transformation récente de cette instance de contrôle et de décision. «Le droit et la logique du déclenchement du jihad ont été déstabilisé par la révolution de l’information et c’est là ce qu va nous amener à la situation d’excès, de désordre, de terrorisme, que l’on connaît aujourd’hui». Et de montrer ensuite comment, niant l’histoire, les jihadistes contemporains s’efforcent de rejouer la geste du prophète en s’appuyant sur Internet «qui abolit l’histoire et l’espace». C’est dans les années 80, lors de la défaite de l’URSS en Afghanistan, que Gilles Kepel situe ce «bouleversement complet à proclamer le jihad», alors que commençaient de proliférer les guérillas-jihads initialement soutenues par les USA et qui se retourneraient bientôt contre ceux-ci.
       Ce que montre ensuite Kepel, à la lumière des événements d’Algérie notamment, c’est comment la société civile s’est désolidarisée des jihads des années 1990. A propos de cet échec, il cite le grand id
    éologue d’al-Qaida, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, lié à l’assasinat de Sadate puis devenu compagnon de Ben Laden en Afghanistan, qui publia en décembre 2001 un pamphlet dans un quotidien arabe de Londres où il affrmait: «Nous avons échoué à mobiliser les masses, nous n’avons pas réussi à faire comprendre notre mesage, les masses se sont détournées de nous et il faut que nous les réveillions par des opérations spectaculaires», ce qu’il appelle des «opérations martyres».
       Celles-ci suffiront-elles  à déclencher le Grand Djihad que prophétise Maurice G. Dan
    tec dans Cosmos incorporated? Je discerne un doute dans l’œil du chien Fellow. Va-t-on aujourd’hui, en Irak, vers un jihad qui va mobiliser les masses comme l’espère Zawahiri? Ou bien est-ce ceux qui sont contre ce jihad, relevant de la fitna, qui mobiliseront les sociétés civiles contre les fauteurs de violence?
       Le chien Filou se retient de se jeter sur la mésange Zoé, mais c’est avec la dernière détermination que je vais me lancer, tout soudain, dans mon projet d’extermination des dernières berces du
    Caucase au lait venimeux qui prolifèrent le long de notre chemin de pacifistes.

    Bosch (kuffer v2).jpgL’exergue de William Blake annonçait la couleur: «There is a Melancholy, O how lovely ‘tis, whose heaven is in the heavenly Mind, for she from heaven came, and where she goes heaven still doth follow her»… Et c’est ainsi qu’on parcourt un labyrinthe qu’on pressent initiatique au fur et à mesure que se précisent les signes et les symboles, comme sur un chemin de Damas, et l’on se rappelle aussi bien que Sergueï est soldat lui aussi, aux ordres de l’Ordre.
       Le seul nom de Blake évoque des visions, et c’est la dominante aussi de Cosmos incorporated, dont les tableaux successifs établissent une atmosphère poétique tout à fait particulière, dont l’écho porte au-delà de la seule tension de thriller futuriste. Cela pourrait faire kitsch ou toc, et d’autant plus que s’y greffent moult références au rock des années 80 que le lecteur n’«entend» pas forcément, et pourtant on avance là-dedans avec une curiosité croissante, comme happé par ce dédale spatio-mental envoûtant, produisant l’effet hyperréel des rêves. Le parcours de la Heavy Metal Valley, où s’entassent des millions de carcasses de voitures du siècle précédent, et dans lequel Sergueï découvre des reliques de culte chrétien, semble ainsi communiquer avec ses rêves, comme le feu de ceux-ci se prolonge dans l’hôtel Laïka où il découvre une post-adolescente en flammes qu’il vient d’apercevoir en songe. Or tout cela, qui pourrait être lourdement symbolique ou carrément insupportable, dans le genre chromo new age, dégage un réel mystère et une beauté crépusculaire réellement prenante.
       Au seuil de la deuxième partie de Cosmos incorporated, je suis à la fois perplexe et très intéressé par la suite de ce curieux roman, mêlant l’attrait apparent d’un récit de SF et, crescendo, l’enjeu d’un autre type de littérature à caractère symbolico-mystique. Dieu sait que le wagnérisme artistique, les pompes symbolistes à la Gustave Moreau, pis encore: la littérature de prétendus Grands Initiés ne m’ont jamais transporté, mais une fois encore je suis curieux de voir où nous conduit ce drôle d’apôtre de Dantec…

    °°°


       Vernet40.JPGLes mots sont une chose, mais la couleur me manque depuis quelque temps, et l’aquarelle n’est pas autre chose à mes yeux: c’est la couleur.
       C’est une énigme que la couleur. J’ai beau savoir qu’elle s’explique scientifiquement: je ressens tout autre chose, et qui n’a rien à voir avec la symbolique, la psychologie ou l’ésotérisme.
       Chez moi la couleur est une composante de l’affectivité et de l’Eros, c’est une manifestation dionysiaque, mais pas en aquarelle – ou rarement, car l’aquarelle telle que je la pratique est essentiellement apollinienne. Il y a cependant une aquarelle qu’on pourrait dire de fusion et qui rejoint alors l’huile la plus «érotique», ainsi que l’illustre le mieux, me semble-t-il, un Turner. Mais assez de mots: passons à la chose…

       °°°

       J’étais sur le point de laisser tomber. Dantec me semblait en train de se planter. A la page 264 j’ai lu cette phrase: «L’extension maximale du surpli dévoilé au «monde», l’expansion soudainement formatée de sa «conscience» au sein d’une matrice de signifiants ne surcodant plus qu’eux-mêmes, provoquaient en réaction une condensation infinie du point de rupture, c’est-à-dire le moment où tout dans son corps-esprit devenait point de rupture, le moment où le Néant-Être qu’elle était devenue faisait place à l’invasion globale du Monde, et de la souffrance – physique, psychique, absolue – qui lui est corrélative».
       Dantec14.jpgAllais-je donc avaler cette sorte de galimatias? Avant que je ne me décide à renvoyer Dantec à ses fumeuses cogitations, celles-ci se dissipaient soudain par un retournement du récit où tout, de la première partie du roman, allait prendre un sens nouveau, tandis que le voile se levait sur la genèse même et le projet du livre.
       On a dit que Faulkner consommait l’irruption de la tragédie grecque dans le roman noir. De la même façon, on pourrait dire que Cosmos incorporated marque la fusion du roman d’anticipation, de la contre-utopie et de la mystique judéo-chrétienne.
       Plus précisément on découvre, dans la seconde partie du roman, que celui-ci est né dans l’imagination fertile d’une jeune fille de feu tombée du ciel, née sur un Anneau orbital sis à 500 km de la terre, sérieusement instruite en matière de tradition théologique, autant que son frère est ferré en littérature, et qui a entrepris de créer un Golem avec la complicité momentanée d’un agent logiciel qu’elle baptise Métatron, ange gardien de Sergueï constituant la réplique futuriste du prophète biblique Enoch…

       °°°


       Un cuistre teigneux, probablement second couteau de la bande des «ramuziens» commis à la préparation des Œuvres complètes ou des deux volumes de La pléiade à paraître ces prochains jours, m’attaque dans le courrier des lecteurs de 24Heures, ne supportant pas que j’aie ironisé sur le caractère «scientifique» du Chantier Ramuz. On voit de mieux en mieux que ce qui importe le plus à ces gens-là n’est pas de défendre et d’illustrer une grande œuvre littéraire mais de se poser en spécialistes exclusifs de la chose, tels les Docteurs de la loi.
       Ramuz3.jpgJe me suis bien diverti, en lisant le quatrième volume de la monumentale Histoire de la littérature romande, dirigée par Roger Francillon, de constater que cet ouvrage à prétention «scientifique», précisément, dérivait autant que ceux des temps précédents dans le parti pris et les assertions arbitraires,
    voire parfois le règlement de compte, particulièrement sous la plume de jeunes auteurs imbus de scientificité.
       Pour ma part, je n’ai rien contre les écarts «subjectifs» de tel ou tel critique, mais que celui-ci se prévale de son autorité «scientifique» pour légitimer ses jugements me paraît fort de café. Cela me rappelle furieusement notre ami Alexandre Zinoviev, qui balayait toute la littérature russe contemporaine sous prétexte qu’elle n’était pas «scientifique», étant entendu que la sienne seule l’était. Or précisément, ce qui nous intéressait dans son œuvre était cela même qui échappait à la «science». Au reste on la vu dans l’évolution de son travail littéraire autant que dans ses jugements sur l’époque: lui qui se prétendait scientifiquement rigoureux a proféré tout et son contraire avant de s’enfoncer dans une spirale paranoïaque à mes yeux significative…

       °°°

       Dantec8.jpgOn va de surprise en surprise à la lecture de Cosmos incorporated, et je m’en étonne d’autant plus que je n’avais jamais mordu jusque-là à Dantec, qui me semblait trop touffu dans ses romans, trop mégalo dans son journal, vraiment trop tout. Mais j’ai dû mal lire: j’ai dû trop voir les défauts de sa prose à la masse, sans discerner vraiment le projet de chaque livre et la vision de l’olibrius, que je classais dans la classe des timbrés intéressants à la Philip K. Dick, parano à outrance et abusant de substances nocives.
       Or Cosmos incorporated correspond à ce que j’attends d’une nouvelle forme de narration, à la fois entée sur le Grand Récit des littératures et de la science dont parle Michel Serres, poreux au présent et pariant pour une possible écriture à venir, qui passe ici par la (ré) incarnation d’un personnage de notre monde déchu (genre tueur

     russe de téléfilm) en figure de héros vivant une «nouvelle enfance».
       Il y a du génie visionnaire à la Tarkovski et à la Burroughs dans l’exploration de la ville contaminée de Neon Park, à la fois dépotoir électrifié en surface et souterrain dostoïevskien, où Slotkine passe avant de repérer, au bord d’une rivière, une vieille voyante orphique fumeuse de pipe et le chien Balthazar qui «agit comme un chien» mais «parle comme un homme, au moment où les hommes se conduisent comme des porcs et parlent comme des machines».
       Ce livre me rappelle une injonction qui me tient lieu de vieille conviction de post-adolescence, résumée par le titre d’un roman de Miroslav Karleja lu dans ma vingtaine et intitulé Je ne joue plus. C’est cela qui arrive à Plotkine, à la fois à son corps défendant (il est choisi, désigné, inventé par Vivian) et de son libre choix assumé. Il sait maintenant qu’il doit trahir ce qu’il a été, «dépouiller le vieil homme» comme disait l’autre, reconnaissant la nécessité absolue de «la trahison de tout ce qui désintègre en permanence la liberté dans l’espace grand ouvert de la Métrastructure de Contrôle et de l’ensemble de ses rhizomes, mafieux, flicards, humanitaires, culturel, techniques». Quand on se sent pris dans ce filet on sort son poignard et ensuite seulement on peut écrire… Quand Dantec écrit qu’«amour et trahison du monde allaient de pair» et qu’il repère un «temps discret» courant de L’Aquinate et Leibniz à l’espace-temps d’un nouveau récit «en douce», tout cela censé marquer une «réunification poétique de l’être» en suivant la souple marche d’un chien, je balance un clin d’œil à mon compère Fellow et je souris aux anges…

    Dantec3.jpgIl est assez rare, par les temps qui courent, de se trouver en présence d’un génie créateur en activité (comme on le dirait d’un volcan), mais c’est exactement l’impression que me fait, en crescendo, la lecture de Cosmos incorporated, dont la réflexion que Dantec développe sur l’à-venir de l’humanité, sur le Mal qui la menace d’anéantissement et sur le mystère de l’Être, me paraît sans équivalent dans le roman contemporain. Ce livre peut donner l’impression d’un fumeux échafaudage de conjectures techno-scientifiques et de spéculations mystico-philosophiques, voire d’un indigeste brouet mêlant rogatons de contre-culture (de Burroughs aux Stooges), visions catastrophistes et relents de théologie patristique, dans le genre bric-à-brac new age, mais une lecture sérieuse révèle, je crois, un livre sérieux. Sans même parler de l’artefact, signalant une incroyable maestria dans la combinatoire narrative, c’est un livre qui danse en même temps qu’il pense, illustrant de manière presque ingénue (c’est le fait du genre investi, avec tout le décorum propre à la SF de haute volée, genre Greg Egan ou Philip K. Dick) une réflexion aux fondements sûr et des intuitions de véritable poète, au sens d’une poésie cristallisant tous les savoirs au cap extrême de l’Aporie.
       Sous le titre de Process, la troisième partie de Cosmos incorporated introduit le personnage de l’Homme-Machine, planqué dans le dôme sommital de l’Hôtel Laïka, sous la forme semi-apparente d’un spectre d’enfant doté de tous les sexes et de 99 noms virtuels, le 100e étant à deviner par le lecteur féru en démonologie… On peut y voir en effet l’incarnation du Non-être, qui n’a plus de sexualité, juste bon à l’assouvissement virtuel de son gardien pervers, ni de nom personnel, l’Enfant-Machine étant la métaphore de l’Innommé ou de ce que Maurice Blanchot appelait «l’indestructible infiniment détruit».
       Un chroniqueur distrait des Inrockuptibles a cru voir dans ce livre un illisible salmigondis: le contraire serait étonnant, s’agissant d’un roman qui jongle avec les dernières théories de la physique quantique et les intègre (le saut à la supercorde…) dans sa narration avec autant d’humour qu’il recycle à sa façon la théologie apophatique de Nicolas de Cues ou la controverse sur le monopsychisme opposant Thomas d’Aquin et Averroès…
       Or ce qui est assez éberluant là-dedans, c’est que la vision globale du livre est d’une cohérence que je dirais essentiellement poétique, où la réflexion basique sur l’aliénation de l’homme à la Métastructure-Machine se vit comme dans un roman de chevalerie christo-futuriste, avec les Gentils qu’on aime et les Méchants dont on espère la défaite – ce qui s’appellera bientôt «baiser la Métastructure». Jamais, depuis G.K. Chesterton, ou peut-être C.S. Lewis à un degré plus modeste, un auteur n’avait combiné ainsi la narration la plus «populaire» et la méditation la plus pure sous ses airs déjantés. J’en suis baba: je me pince. Mais non: je ne rêve pas: c’est écrit et c’est beau, cela pulse, cela vit.

    medium_Elephant_kuffer_v1_.jpgLes éléphants sont arrivés ce matin à Bellerive, sur la place du cirque jouxtant la plage fermée depuis peu. Ils étaient sept, encadrés de cornacs indiens, et cette apparition, au bord du lac embrumé, dans les premiers froids de la saison morte, m’a soudain rappelé l’évocation que Thomas Wolfe fait des petites aubes où, vendant son lot de journaux avant de se rendre à l’école, il assistait au montage du cirque dans sa petite ville d’Altamont, telle qu’on la trouve dans l’une des nouvelles de From Death to Morning (De la mort au matin), sous le titre de Circus at Dawn et commençant ainsi: «Thre were times un early autumn – in September – when the greater circuses would come to town – The Ringling Brothers, Robinson’s, and Barnum and Bailey shows, and when I was a route-boy on the morning paper, on those mornings when the circus would be coming in I would rush madly through my route in the cool and thrilling darkness that comes just before break of day, and then I would go back home and get my brother out of bed.»
    Wolfe.jpgCe souvenir du garçon courant chercher son frère à travers les ténèbres d’avant l’aube pour vivre avec lui l’arrivée des gens du cirque est immédiatement suivi d’une des ces scènes pleines de ce haut lyrisme mélancolique dont l’œuvre de Thomas Wolfe regorge: «Talking in low excited voices we would walk rapidly back toward town under the rustle of September leaves, in cool streets just grayed now with that still, that unearthly and magical first light of day which seems suddenly to re-discover the great earth out of darkness, so that the earth emerges with an awful, a glorious sculptural stillness, and one looks out with a feeling of joy and disbelief, as the first men on this earth must have done, for to see this happen is one of the things that men will remember out of life forever and think of as they die…»

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       L’arrivée des éléphants, ce matin, au milieu des voitures bloquées, n’avait rien de cette magie crépusculaire ni de cette grandeur muette, mais la présence d’une petite troupe d’enfants escortant les sept sages m’a fait sourire à l’idée que, dans une trentaine ou une quarantaine d’années, cette matinée revivrait peut-être dans quelques mémoires comme un moment sauvé de la grisaille des jours.

       Weyergans.jpgLa France aime toujours la littérature, écrire un livre semble plus que jamais y signaler un «supplément d’âme», et même le personnage de l’écrivain qui n’écrit pas - l’écrivain «empêché», comme on dit, y jouit d’une sorte de prestige, d’autant plus que toute Française ou tout Français se sent un peu dans ce cas, rêvant d’écrire un jour «son» roman et préparant, dans son bain, les réponses qu’elle ou il fera tantôt à Patrick Poivre d’Arvor ou à Guillaume Durand, après la parution de l’ouvrage rêvé chez Grasset. Chez Grasset justement vient de paraître le dernier roman longtemps «empêché» de François Weyergans, le type de l’écrivain en difficulté, à propos duquel ses proches ont toujours un peu peur (il est si fragile, le pôvchéri), et que Madame Public, quand elle lira enfin ce roman «que tout le monde attendait», n’aura de cesse de prendre dans ses bras pour le consoler.
       Dans Trois jours chez ma mère, François Weyergans explique comment François Weyergraf (son double romanesque, n’est-ce pas) n’arrive pas à écrire les divers romans (dont un qui parle de volcans) pour lesquels il a déjà reçu des à-valoir, et comment il est en train d’écrire Trois jours chez ma mère. Est-ce intéressant? Pas moins que la voisine qui vous explique comment apprêter le homard à la nage ou le voisin qui vous confie, sous l’effet d’alcools divers, que sa femme accoutume de le branler dans les trains. Cela fait-il un livre? Pas plus que la matière des chroniques de Bernard Frank en feraient des chroniques, sans le ton de Bernard Frank. Car François Weyergans a un ton. Et puis il a de l’humour, François Weyergans. Cela fait déjà deux bons points de plus qu’à Marc Levy, à cela près que celui-ci est mieux mal rasé que Weyergans et qu’il sait comme filer une intrigue combinant l’Amour, genre Love story, et le Drame, genre Urgences. Ainsi est-il douteux que Spielberg propose jamais à Weyergans de tirer un film de Trois jours chez ma mère. Celui-ci, en revanche, aura droit à une belle grande chronique de Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Obs, où un élégant parallèle sera tiré entre ce livre «tellement attendu» et le fameux Paludes de Gide, ce roman fameux d’un auteur en train d’écrire Paludes…
      

       °°°

       Je suis, pour ma part, en train d’écrire n’importe quoi du fait d’une putain d’insomnie. J’ai dû relancer le chauffage tout à l’heure sur la position Hiver. Mes femmes vont partir ce matin pour le Midi tandis que je resterai à la niche comme un bon chien avec mon compère Filou. Je vais passer trois jours avec mon chien. Trois jours avec mon chien: voilà le titre d’un roman dont l’écriture me demandera bien trois jours aussi…
      

       °°°

       J’étais en train de lire la fin de Cosmos incorporated en écoutant le Te deum d’Arvo Pärt, lorsque je suis tombé sur ces mots: «Vous savez bien que la mort n’existe pas». Le contexte du chapitre dans lequel ces mots sont prononcés, autant que le fait que ces mots constituent le titre exact (Que la mort n’existe pas) de la dernière partie de mon dernier ouvrage paru, Les passions partagées, où j’évoque les derniers jours et l’agonie de ma mère, tout cela m’a plongé dans un mélange de profonde mélancolie et de joie paradoxale qui imprègne aussi bien les cinquante dernières pages de ce livre complètement renversant où je lisais encore une page plus loin «l’Amour tue la Mort, l’Amour est capable de vous rendre insensible, non à lui-même mais à son antimonde, à ce qui n’est pas réel, et qui pourtant modèle la réalité du monde. Seul l’Amour est réel, pensait-il…»
       Et de fait, malgré les multiples «prodiges» que ploie et déploie la narration du roman de Dantec, qu’on pourrait dire une fiction nourrie de conjectures scientifiques plus encore que de la science fiction, c’est bel et bien de réalité qu’il s’agit là, en tout cas c’est ainsi que je le perçois, à la fois physiquement et métaphysiquement comme avec aucun autre écrivain à ce point d’incandescence et de vertige depuis Witkiewcicz, dont la vision du futur restait essentiellement mécaniste dans son catastrophisme, sans rien de la vision religieuse et mystique de Dantec.
       J’ai pensé, en lisant les déclarations de l’intempestif dans les journaux, que sa position spirituelle relevait de l’idéologie d’emprunt ou du plaquage de pacotille, mais il n’en est rien: c’est visiblement une espèce de converti sauvage qui emprunte autant au réalisme pur et dur de Thomas d’Aquin qu’à la vision en rupture de Giordano Bruno et à toutes sortes de visionnaires mystiques de l’Ancien Testament et des premiers siècles, via l’Apocalypse, pour fonder une approche de la réalité très nourrie aussi de culture scientifique et littéraire, sans parler de ses multiples références de fan de rock faisant paraître tout ce qui précède du pipeau folky.
    Or, il n’en est rien: ce livre se tient magnifiquement, tant au niveau de sa narration «triviale» qu’à celui de ses multiples résonances morales, poétiques ou téléologiques. Sa dernière partie, malgré sa vision catastrophiste que ma nature débonnaire refuse absolument d’admettre, est même bouleversante d’humanité, et notamment quand il parle de «la beauté intrinsèque que ne parvenaient pas à souiller les abominations de l’homme» ou, tout à la fin, à propos du «texte» à venir qu’il reste à chacun de nous à écrire «dans la clameur atroce des tueries et le vacarme tonitruant des foules livrées à elles-mêmes», quand il évoque une dernière voix sur Terre, «celle qui fait de chacun d’entre nous autre chose qu’une routine dans le programme, autre chose qu’une boîte dans un ensemble infini de boîtes, autre chose qu’une machine dans la mégamachine. Cette voix, c’est tout ce que l’humanité n’ose pas se dire, tout ce dont l’humain ne veut pas entendre parler, c’est-à-dire lui-même et ses atroces défaillances, ses immondes dysfonctionnements, sa monstruosité non assumée», cette voix qui est de l’origine et «qui permet au monde de se faire», cette voix censée se taire à la fin de Cosmos incorporated et dont la modulation dit précisément le contraire…

     

  • Ceux qui rêvent éveillés

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    Celui qui pense que la chiennerie actuelle n’a plus de limites / Celle qui se demande si son devoir de mère n’est pas aussi d’aider son fils à réaliser ses fantasmes / Ceux qui vendent des enfants péruviens aux couples stériles de la Rive dorée / Celui qui se fait mordre par un vison en cambriolant un appart de luxe / Celle qui s’est fait implanter une amulette du Grand Serpent Apophis dans ce qu’elle appelle son feuillage / Ceux qui aspirent à faire de leurs enfants des bêtes à concours / Celui qui est favorable à l’électrification du carillon de Bourg-Saint-Pierre / Celle qui estime qu’une femme de quarante ans est limite morte / Ceux qui boutent le feu aux poubelles de leurs voisins noirs / Celui qui envoie une vipère à son chef de bureau / Celle qui répand des bruist à propos du tenancier du tear-room Les Bleuets / Ceux qui collectionnent les produits écolos y compris les cabas écologiques de Carrefour / Celui qui offre des glaces à l’eau à l’ours à lunettes / Celle qui se flatte de ne jamais regarder Les Experts / Ceux qui rêvent d’un petit chalet ou d’une fermette même sans confort / Celui qui estime qu’une femme au courant de la Bourse est un plus / Celle qui fait du gringue aux jeunes démarcheurs par téléphone / Ceux qui déplorent qu’aucune photo du baby de Tom Cruise n’ait paru depuis trois mois / Celui qui rêve de jouer dans un film belge / Celle qui dépose ses germes sataniques dans les blogs / Ceux qui vivent dans la douleur quotidienne de l’enfant mort / Celui qui prétend avoir dansé le fox-trot avec Liz Taylor / Celle qui entreprend l’étude de l’hébreu pour se rapprocher de Nathan le sioniste de son club de badminton / Ceux qui refusent désormais tout produit israélien / Celui qui se dit le Michael Moore de Wuppertal / Celle qui ne porte que des bas couleur chair / Ceux qui ont échappé à un attentat sans s’en douter, etc.

    A Sète, croisement de rues. Photo JLK.

  • Ceux qui sont scotchés à leur écran

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    Celui qui croit que Be bop a Lula est l’hymne national brésilien / Celle qui menace la Vierge de manquer trois messes si Elle n’accorde pas la victoire aux Bleus / Ceux qui appellent nationalisme le patriotisme des autres et patriotisme leur nationalisme / Celui que Zidane a aidé à positiver dans sa vie de merde / Celle qui a offert le maillot du Brésil à son fils adoptif aveugle / Ceux qui crèvent les ballons des gosses du quartier qui tombent dans leur jardin privatif / Celui qui affirme que la sensation du gazon fraîchement arrosé relève de l’extase prénatale / Celle qui n’a jamais admis qu’on parle de ça à table / Ceux qui estiment que le foot est un vecteur d’aliénation identitaire pour les nations saines / Celui qui trouve une ressemblance saisissante entre Cafu et l’épicier du coin / Celle qui sait ce qu’il en est des accointances du docteur Fuentes et de Ronaldinho mais qui se la coincera ce soir au bar Copacabana en banlieue de Vesoul / Ceux qui se sont promis de casser du travelo au Bois en cas de victoire du Brésil / Celui qui descendra un pot de chimarrao à lui tout seul dès le coup d’envoi / Celle qui enfonce une aiguille dans la poupée-effigie de Makelele / Ceux qui trouvent que Domenech a l’air d’un corbeau / Celui qui connaît les résultats de tous les matchs disputés par l’équipe de France depuis 1953 / Celle qui reconnaît le fils des Leconte du Nouy dans le public de Francfort / Ceux qui zappent en attendant le premier but français / Celui qui voit en le jeu de football une métaphore de la théorie palingénésique des récurrences / Celle qui tape une gomme à son Adrien pendant que celui-ci engueule Zizou / Ceux qui écoutent Metallica à fond la caisse pour emmerder les footeux d’à côté, etc.

  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles pierres grises friables.
    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
    Les autres croient que j’ai changé, depuis le temps.
    Sur l’escalier de bois du quartier bohème,
    je me suis arrêté ce blême matin d’hiver,
    tant d’années après.
    C’est ici qu’à dix-huit ans je me croyais Verlaine.
    Je fumais de l’Amsterdamer sec à la gorge.
    Je me droguais au café serré.
    J’étais si malheureux, si tendre, si salaud.
    Je croyais que jamais tout ça ne finirait:
    le coeur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

    Maintenant que je sais, je me tais en songeant,
    et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

  • La rage du fils de personne

    medium_Vuilleme.jpg


    Avec Le fils du lendemain, paru sous pseudonyme, Jean-Bernard Vuillème donne le plus personnel ; existentiellement, le plus engagé et, littérairement, le plus accompli de ses livres.


    « Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, dans le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père », écrit Bernard Jean au début de ce récit lancé « à tombeau ouvert », puisque la destination du narrateur, fonçant sur la route, est le cimetière où repose son vrai père dont il a finalement découvert l’identité, obstinément camouflée par sa mère. Egalement occultée dans un premier temps, la véritable identité de l’auteur, écrivain romand au talent reconnu, ne pouvait à vrai dire le rester, son dévoilement faisant en quelque sorte partie du jeu de l’exorcisme et de la révélation dans ce qui est sans doute le meilleur livre de Jean-Bernard Vuillème.

    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - Je n’y ai pensé que lorsque que mon intuition a été confirmée dans les pipettes des analyses de sang alors que j’avais déjà plus de 45 ans. Dès ce moment, il m’a semblé que l’écrivain devait tenter de dire ce qu’il y a d’indicible dans une histoire de ce genre.

    - Son élaboration vous a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
    - La part autobiographique, évidemment importante, devait se limiter au thème de ce fils doutant dans sa chair de son origine biologique et bannir tout développement anecdotique. J’ai rencontré des problèmes de distanciation, beaucoup élagué, réécrit, restructuré. L’enjeu était avant tout littéraire, dans le « comment dire » et non dans le « que dire ».

    - Quelle place Le fils du lendemain tient-il dans l’ensemble de vos livres ?

    - Une place importante il me semble, parce que je crois que ma rage d’écrire, de devenir quelqu’un par l’écriture, trouve son origine dans cette histoire. J’ai voulu qu’il soit une sorte de synthèse entre l’intime et la fiction.

    - Pourquoi recourir à un pseudonyme, dont vous pouviez vous douter qu’il serait éventé ?

    - Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’est ingérable ! L’idée, c’était de protéger celui que j’appelle mon père des propos de café du Commerce, surtout dans la ville où il habite, et non de me cacher. Ensuite, ce pseudonyme fait partie du récit, il était pour ainsi dire naturel de le signer ainsi. Faire de son double prénom choisi par les parents son nom d’auteur en inversant les termes, signer autrement sans rien renier de ce qui vous constitue…

    - Ce livre vous a-t-il libéré?

    - Disons que je suis au clair quant à l’étranger que je sentais parfois s’agiter clandestinement dans ma chair et dans mon sang, sur la puissance des délires de ma mère et celle de ma propre intuition à débusquer le mensonge. Comment dire ? Je me sens aussi reconnaissant en tant qu’écrivain… Ecrire Le Fils du lendemain, c’était une épreuve, à la fois périlleuse et jouissive, dans une brèche de l’être, près du souffle, et il me semble que j’ai assez bien franchi ce cap…

    medium_Vuilleme3.JPGComme une seconde naissance

    Si la pilule du lendemain est censée « effacer » les traces indésirables de l’écart d’un soir, celui que Bernard Jean appelle « le fils du lendemain » pourrait être dit le fruit doublement illégitime d’un semblable repentir, puisque son père biologique, amant d’une femme mariée, a convaincu celle-ci de « couvrir » leur probable embryon par le truchement d’une seconde relation arrachée in extremis au mari avec lequel elle n’avait plus de rapports intimes depuis belle lurette.
    L’enfant Bernard Jean eût aimé, comme chacun, vivre en harmonie avec papa, maman et son grand frère Otto. Or non seulement il aura enduré, dès son plus jeune âge, les effets collatéraux de la guerre opposant ses parents, mais bientôt lui viendront l’intuition qu’« une phrase aussi rassurante que papa fume la pipe » ne fut qu’un leurre, et le soupçon d’abord confus, puis le doute lancinant et la découverte finale du secret de famille défendu par la mère avec une « sainte » véhémence dans le mensonge, longtemps encore après la mort du « vrai père ».
    Mais qui fut précisément le vrai père, du géniteur biologique lâchement disparu ou de celui qui l’a pour ainsi dire adopté ? En quoi cet Auguste Daniel Nebel (notez les initiales…) sur la tombe duquel le narrateur se rend en se repassant, non sans fureur légitime, le film de ses tribulations de mal-aimé, mérite-t-il le nom de père ? La question se pose évidemment, mais c’est bel et bien de ce nébuleux faux-jeton qu’il se sent le fils malgré la véritable amitié qu’il a développé avec son père Trellert (notez le palindrome…) contre lequel sa mère, jouant à tout coup les victimes et sombrant finalement dans la démence, n’aura cessé de le monter…
    Quête de la filiation, déniée et comme renouée par le jeu de l’aveu et de la fiction, ce livre de douleur et de rage compulsive s’élève, par delà le « récit de vie », au rang de la meilleure littérature, tant par son écriture cinglante et trépidante que par l’humour déjanté de l’auteur, notamment dans la seconde partie, avec la rencontre d’un illuminé raélien en veine de clonage - clown parmi d’autres sur cette Terre « où la vie peut être drôle, un moment »…
    Bernard Jean. Le fils du lendemain. Editions Zoé, 118p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 juin 2006.

  • Du côté de la vie

    Entretien avec Nancy Huston

    Contre les néantistes. Contre ceux qui rompent avec toute filiation, rejetant ascendance et descendance. Contre ceux qui exaltent le génie artistique d'essence masculine, au mépris de la chair bassement féminine. Contre les esthètes du suicide. Telles sont, schématiquement résumées, les positions de Professeurs de désespoir de Nancy Huston qui pose des questions essentielles sur les liens vivants et complexes de la vie et de l'art. De Schopenhauer à Thomas Bernhard, ou de Milan Kundera à Christine Angot, en passant par Imre Kertsez ou Elfriede Jelinek, la romancière-essayiste détaille les frustrations affectives, les tragédies ou les refoulements qui ont abouti à autant de visions du monde mortifères.


    - Quelle est la genèse de ce livre ?

    - L'un de ses points de départ est une expérience que font toutes les femmes dès leur enfance. Nous sommes censées nous identifier à un garçon en lisant Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, nous nous glissons dans tous les "nous" et les "on", un peu comme un Noir découvrant la littérature des Blancs. Puis nous constatons que nous n'étions pas vraiment inclues dans ce "nous". Un autre point de départ a été ma lecture de la poésie anglaise des XVIIIe et XIXe siècles: j'ai été frappée par la façon différente, chez les hommes et les femmes, de percevoir la mort et d'exprimer la peur de celle-ci. J'en suis venue à me demander si les hommes n'avaient pas plus peur de mourir que les femmes. Si je passe en revue les plus grandes poétesses, je constate que le thème de leur mort personnelle est absent. J'y ai réfléchi et bientôt a cristallisé ce thème du nihilisme, avec sa haine du corps, le refus des origines et de l'enfantement, ce mépris des masses et des nuances, cette sacralisation de l'écriture aussi...

    - Avez-vous connu, personnellement, la tentation du désespoir ?

    - Je sais très bien ce que c'est d'être une jeune fille anorexique, fragile, solitaire et brillante qui erre dans une grande ville avec des envies de suicide. Si la maternité m'a sauvée, ce n'est pas parce que les enfants sont mignons mais parce que de les voir se développer m’a appris que le postulat du nihilisme ne tient pas debout. Pour pouvoir dire "je...suis...seul", il faut avoir appris le langage et c'est avec d'autres qu'on le fait. Comme j'ai moi-même été abandonnée par ma mère, je ne savais pas vraiment ce que c'est d'être mère. J'ai dû l'apprendre comme une langue étrangère. En outre, il y aussi des morts qui m'ont aidé à sortir de cette pensée nihiliste. D'après celle-ci, la mort est une catastrophe. Or, en perdant des gens très proches, et même si je les regrette beaucoup, j'ai fait cette expérience enrichissante qu'ils continuaient de vivre en moi.

    - Quels critères ont dicté votre choix d'auteurs nihilistes ?

    - J'ai pensé à Agota Kristof, puis me suis dit, en la relisant, qu'elle n'était pas de ce clan, quoique son regard soit noir. Mais mes romans aussi sont assez sombres. Même chose pour J.M. Coetzee. Pourtant Elizabeth Costello contient d'extraordinaires inflexions de tendresse humaine. Il y avait aussi Sartre et Beauvoir. Celle-ci avait une horreur physique de l'enfantement et le couple a encouragé le mythe de l'auto-engendrement. Mais ce ne sont pas des néantistes. J’ai retenu ceux qui, dans la lignée de Schopenhauer, considèrent la vie comme une abomination, vomissent les mères et les femmes (Bernhard, Kundera, Houellebecq ), maudissent la paternité (Cioran, Kertesz, Jelinek, Angot), les enfants et la vie familiale (tous tant qu’ils sont). Par contraste, j’ai parlé aussi de deux rescapés de l’horreur nazie (Jean Améry et Charlotte Delbo) qui ne concluent pas au désespoir, et j’ai évoqué la façon dont Linda Lê s’arrache elle aussi à la noirceur absolue.

    - Vous affirmez, avec une crâne solennité frottée d’ironie, que l'homme et la femme sont différents...


    - L'idéologie dominante, de Beauvoir à Badinter, c'est qu'il n'y a pas de différence entre les sexes, ce qui revient à dire que les femmes devraient devenir des hommes. La femme a toujours été tenue pour muse ou inspiratrice, mais tout sauf créatrice, et ce n'est pas d’un instant à l’autre qu'elle va manipuler les symboles avec la même autorité. Cela étant, pour reprendre de vieux clichés qui ont du vrai, je crois que les hommes sont plus angoissés, plus seuls, dans la chaîne du vivant. Le fait de mettre au monde inscrit les femmes dans la filiation. L'oeuvre d'art est en revanche la trace qui signera le passage de l'homme. Pour ma part, quoique très attachée à l'art, à la musique et à la connaissance, je m'efforce de relativiser cette survalorisation de l'oeuvre qui aboutit à mépriser les gens doués pour la vie.

    - Pour autant, vous ne valorisez pas non plus le “quotidien” et la confession brute...

    - Je crois que le roman n'a pas pour fonction de révéler au public la vie privée de l'auteur ou d’exalter la platitude mais de transporter les gens et de repousser les murs de leur moi, de les agrandir en leur faisant découvrir le point de vue des autres. Typique à cet égard, un Houellebecq flatte la médiocrité et la bassesse à force de simplifications. A sa façon de réduire l’islam à une “connerie”, alors qu’il se prétend romancier, j’opposerai le livre de la veuve de Danny Pearl, décapité par les fanatiques, qui cherche, elle, à comprendre le monde islamique au lieu de le juger avec mépris. Romain Gary disait justement que “le côté inhumain fait partie de l’humain” et qu’il incombe au romancier d’en saisir les tenants et les aboutissants. Mais dire que tout est inhumain, ou que tout est de la merde, est absurde. A mes yeux, la vie n’est ni absurde ni pas absurde: elle est ce que les gens en font...



    Sous le signe du lien


    C’est un livre salutaire et très vivifiant que Professeurs de désespoir, qui s’inscrit dans le droit fil de l’évolution en constante expansion d’une romancière à l’admirable capacité d’empathie, comme l’illustrent Instruments de ténèbres, Dolce agonia ou Une adoration, notamment. Pour illustrer les vingt dernières années de cette trajectoire aux engagements non dogmatiques, un choix de textes vient de paraître simultanément sous le titre d’ Ames et corps dont le premier (Déracinement du savoir) est particulièrement éclairant.

    Quant à Professeurs de désespoir, précisons d’emblée qu’il n’est en rien un hymne à l’optimisme béat. Son propos n’est pas d’édulcorer le tragique de la condition humaine mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une inquiétante fascination.

    Pourquoi des intellectuels et des romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) et le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le mépris de sa communauté (Bernhard), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ou Thomas Bernhard (dans la méchanceté délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).
    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine “Déesse Suzy” que ses menstrues et ses grossesse empêcherait décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, “merveilleusement érotique et maternelle” devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston. Régal de malice à gros sabots qui fera se récrier les chantres du nihilisme de salon et autres vestales du littérairement correct.

    A relever enfin que les analyses percutantes de l’essayiste alternent avec de beaux interludes évoquant ses liens de femme et d’artiste avec la vie, la perte d’un ami, la complicité d’une sale gamine octogénaire, le souvenir de Romain Gary, les bonheurs et les blessures, un mari du genre admirable (Tzvetan Todorov), les livres et les gens. Beau geste de gratitude que ce livre, du côté de la vie...

    Nancy Huston. Professeurs de désespoir. Actes Sud, 380p.
    Nancy Huston, Ames et corps. Textes choisis (1981-2003) Leméac-Actes Sud, 255p.


    Un nouveau roman de Nancy Huston est annoncé aux éditions Actes Sud, à paraître à l'automne 2006.

  • Besoin de consolation

    L’auteur démasqué (21)
    Ce poème est extrait du recueil de Raymond Carver intitulé La vitesse foudroyante du passé, paru récemment aux édition de L'Olivier. Nul, finalement, de la tribu papou, n'a identifié l'auteur en dépit de multiples indices fournis par le jury international, sous l'expert contrôle du Dr Fellow. La suite du jeu se fera à proportions des ressources de perspicacité de la compagnie, visiblement amoindries par l'été venant 

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    La petite chambre

    Il y eut un grand règlement de comptes.
    Les mots volaient comme des pierres à travers les fenêtres.
    Elle hurlait, elle hurlait, comme l’Ange du Jugement.

    Puis le soleil jaillit et un sillage de fumée
    stria le ciel matinal.
    Dans le silence soudain, la petite chambre
    Se retrouva étrangement seule, tandis qu’il lui séchait ses larmes.
    Elle devint comme toutes les autres petites chambres sur terre
    que la lumière a de la peine à envahir.

    Des chambres où les gens hurlent et se blessent.
    Puis éprouvent douleur, ou solitude.
    Incertitude. Un besoin de consolation.

     

  • Le jouisseur et le déporté

    En (re) lisant Rudolf de Marian Pankowski 

    Par un bel après-midi d’été, sur la Grand-Place de Bruxelles, deux hommes font connaissance, qui ont pour point commun d’appartenir à la “gamme grisonnante” et de parler la même langue. D’un côté le narrateur: un Polonais quinquagénaire qui, tout comme l’auteur, a vécu le cauchemar d’un camp d’extermination avant de s’exiler en Belgique, où il est devenu professeur d’université. De l’autre, un Allemand septuagénaire, originaire de Lodz, et qui déclare aussitôt que la vie n’aura guère eu de bon pour lui que l’amour. Plus précisément: l’amour des garçons. Et d’exalter assez rudement cette forme de sensualité phallique.

    A cette célébration du plaisir égoïste, le Polonais oppose une attitude de moraliste, fondée sur le devoir de solidarité auquel nous devrions souscrire spontanément dans un monde ravagé par la souffrance. Face au cynisme apparent de son interlocuteur, il proclame son attachement résolu à “certains principes que les homme se sont transmis de siècles en siècles”. Et pour lui en imposer, le voici qui exhibe son matricule tatoué de détenu - tatouage de haine. Alors l’Allemand de se dépoitrailler pour lui faire voir, à son tour, le tatouage d’amour dont il a marqué sa propre chair.

    Pourtant nul ne va convaincre l’autre par des arguments, mais uniquement par son attitude, son attention amicale et la qualité de sa présence. Ainsi la rencontre de Rudolf ne donne-t-elle pas lieu à un débat, au sens où deux conceptions antinomique de l’amour s’affronteraient par exemple, mais à une sorte de dévoilement réciproque.

    Par tempérament, autant que par expérience, les deux personnages représentent deux grandes entités; Nature pour le vieil Allemand jouisseur, et Culture pour le professeur polonais. Mais rien, au demeurant, de réducteur chez Pankowski. Au commencement, tout paraît les séparer. Pourtant l’espèce de tendresse rugueuse qui se développe entre eux les engage à surmonter progressivement leurs préjugés, de sorte qu’un visage vivant et personnel se substitue bientôt, aux yeux du narrateur, au masque de l’inverti, tandis que celui-ci découvre, sous les dehors de l’humaniste pontifiant, un homme de coeur et un ami possible. Et puis, le professeur est à la fois un poète, “oiseleur expatrié” doté du pouvoir de restituer, par les mots, cet événement d’une vraie rencontre.

    Ce qui enchante de fait en premier lieu, chez l’auteur de Rudolf, c’est la précision surexacte de chaque mot, sa charge de sens pluriel et son aura, la puissance suggestive de chaque image. Dans un récit plein d’escaliers, Marian Pankowski taille et polit un cristal aux arêtes étincelantes dans les facettes duquel se lisent des messages chiffrés. Mais dans les strates du sens aussitôt lisible ou caché, et sous l’éclat chatoyant de la matière verbale, comme sous les reflets du plumage d’un geai (l’oiseau-fétiche de l’écrivain) ne cesse de se sentir la forte et chaude palpitation de la vie.

    Marian Pankowski, Rudolf, Editions L’Age d’Homme.

  • Une fenêtre sur le monde

    Ce blog voudrait être une fenêtre sur le monde. Une de plus. On ne ferait ici que noter ses impressions de lecture, et quand je dis "on" c'est parce que celui qui écrit en ligne n'est pas tout à fait le même que celui qui écrit pour lui; et quand je dis lecture, c'est en effet de livres qu'on parlerait, mais aussi de tout ce qui passe par les mots et par les rencontres et les voyages, autant dire: le livre du monde...

    Ce matin ma lumière s'est allumée à 5 heures dans la grande pente nocturne surplombant l'un des plus grands lacs d'Europe, en face des monts de Savoie, juste en face des lumières du casino d'Evian où une comtesse polonaise vient de claquer une grosse somme. Cela ne fait rien: elle a des réserves.

    A la fenêtre le jour se lève sur Le Château - ce nom désignant une montagne à créneaux qui rappelle ceux de Carcassonne, là-haut au bord du ciel, et là-bas le lac a des reflets vert pâle, comme ceux de mon encrier en forme d'étoile... 

    (A La Désirade, ce 18 juin 2005)