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L’enfant déçu

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L’aurore aux doigts de rose de ce matin du jour de ma naissance a traversé le temps. Par elle je rejoins le matin de la naissance de l’enfant à venir, mais c’est à présent de l’enfant déçu qu’il s’agit, qu’ils ont appelé l’enfant déchu, au sens des anges aux ailes brûlées, mais est-ce qu’on sait et qui est-on pour juger l’enfant revenu des orgies que son père accueille ? Est-ce qu’on sait ce qui s’est réellement passé ? Où le frère a-t-il erré ? Qui est resté pur d’entre les purs en traversant les bauges et qui, sous le masque du vertueux, a-t-il laissé son cœur se racornir et sécher ? Œdipe chemine toujours mais vers quelle destinée ? Qui le libérera jamais de quelle fatalité tandis que les pharmaciens font leurs comptes derrière les canapés ? Je est un autre dont nous ne voyons que l’ombre de l’ombre de lumière. Mais encore ? Quels fantômes aurions-nous été sans cet accès au mot CLAIRIÈRE ? Quelles histoires aurons-nous inventé pour ne pas voir CELA qui résume ce matin l’état du monde ?
Je me retourne ainsi sur les allées des années et je révise tous mes constats. Il y suffit d’une neuve attention et tout revit. Tout ce qui a été nous attendait. Comme une brise légère nous ramène les voix, les bruits, le son du quartier à travers les saisons, la source et le pré.
Il y a plusieurs jours dans le jour, me disais-je déjà en roulant, à la veille de nos vingt ans, dans la deux-chevaux que nous partagions avec mon compère Tobias le grand, le premier de mes amis uniques, destination la Pologne communiste où nous attendait l’ami nageur et la petite amie de Tobias, et cette évidence m’ouvre à l’instant de nouveaux mondes dans le monde : qu’il y a plusieurs heures dans une heure et plusieurs vies dans cet instant d’une vie que manifeste l’ébranlement extatique de deux corps en fusion, le sperme et l’océan.
Nous avions alors des jeans et dans nos bagages des Levi’s griffés pour nos amis polonais, nous étions légers, nous avions l’air à la coule dans nos jeans et nos bagages regorgeaient de cadeaux américains pour les Polonais vivant la sociale-espérance, nous découvrions l’odeur de grand pays de l’Allemagne et nous évoquions les camps avec des airs sombres en nous promettant de faire pèlerinage au sanctuaire de mémoire, la nuit était arrivée à l’approche de la première frontière et je sentais quelque chose se préparer qui me fit me taire longtemps, mon compère Tobias me zyeutant de biais l’air plus ou moins inquiet, craignant mes humeurs fantasques et s’attendant toujours plus ou moins à quelque esclandre de ma part, moi souvent trop dur avec lui, que je trouvais trop mou, moi pas toujours gentil avec ce grand flagada au regard de pantelant plantigrade si sérieux quand je me jouais plus ou moins de tout, le verbe et le pied plus déliés que les siens, je faisais comme souvent le crack jusqu’à cet instant où j’ai pressenti là-bas, au fond de la nuit boche, quelque chose qui nous attendait et nous rapprochait l’un de l’autre, et l’instant se ramassa soudain à l’apparition du premier mirador, et dans l’instant de le noter je me retrouve là, il y a quarante ans de ça, à côté de Tobias qui secoue lui aussi la tête, tous les deux saisis soudain par CELA qui dit la réalité réelle: ces miradors en enfilade et ce grillage de cage cloué au ciel noir et ces gueules de Vopos et ce froid soudain nous signifiant la réalité réelle du monde réel, et j’entends nettement alors, à travers les années, le double silence des deux petits crevés dans leurs jeans, chacun nanti de sa carte de la Jeunesse léniniste, et les voix sèches des Vopos qui nous somment de sortir de notre clou d’occase d’étudiants à la con.
Mais ne reconnaissent-ils pas les camarades que nous sommes, ces types qui nous fouillent à fond dans la lumière crue de leur poste à l’air militaire devant lequel nos affaires s’étalent de façon pour ainsi dire obscène, tant de paires de jeans et de foulards fantaisie et de disques américains, leurs mains de mecs fatigués sur Night in white satin, leurs mains de prolos d’Etat sur le premier 45 tours des Everly Brothers ? Or nous voyons qu’ils cherchent autre chose, et voici leurs mains alors sur deux flacons de Chanel vaguement contre-révolutionnaires à mes yeux mais qu’ils considèrent avec une sorte d’attention hargneuse, puis sur trois fiasques de Johnny Walker qui les font se regarder et nous regarder d’une manière plus insistante encore qui engage le bon Tobias à me regarder puis à les regarder avant de leur en proposer une, ainsi l’affaire est-elle réglée et, de l’autre côté du pont, ce sont des Polonais tout souriants qui nous accueillent, rient de notre carcasse qu’ils baptisent illico Brzydula, le tacot, avant de nous souhaiter bonne route, et me retournant je revois cette inimaginable muraille de fer qui cisaille là-haut le ciel noir, et comme la route s’est rétrécie d’une Allemagne à l’autre voici qu’elle se déglingue et se défonce - tout à l’heure je vais retrouver ma Jazz automatic dans le parking souterrain d’à côté et me reviennent les images des enfants polonais saluant Brzydula-le-tacot dans les villages perdus de Silésie, il y a tant d’années dans le moindre instant, tant de connections, tant d’images en surimpression dans la séquence de cette matinée éternelle, et cet autre jour, au sanctuaire de  mémoire, il n’y eut plus de mots pour dire quoi que ce fût, mais tant de mots en nous, tant d’images se percutant en nous, notre envie de nous envoyer en l’air tandis que nous baissions les yeux, nos amis Polonais si radieusement accueillants dans leur logement de sociale-espérance déçue où ils se serraient à trois par carrée, nos déhanchements de garçons-filles occidentaux aux bagouzes de fortiches et aux cheveux de filles-garçons, et je revois là-bas, se levant dans les fumées de Silésie, ces monceaux d’objets et de cheveux et de dents…

Il y a quelque chose d’une tristesse éternelle dans ces tas de vêtements d’enfants et de jouets arrachés aux enfants et de dentiers arrachés aux aïeux des enfants et de chaussures d’enfants qui s’empilent et s’empilent derrière les parois de verres du sanctuaire de mémoire, je marche ce matin dans ma petite capitale estivale jouissant de sa jouissive amnésie, je me rappelle exactement ma sidération, c’est cela, je suis sidéré, nous sommes sidérés mon ami et moi : nous avons vingt ans dans le sanctuaire de l’Atroce et nous sommes traversés de pulsions et de sentiments alors que nous devrions tomber à genoux et prier chacun son Dieu, mon compère pense à sa compétition de nage papillon et je suis jaloux de penser que ce soir il fera peut-être l’amour pour la première fois avec sa Jadwiga crawleuse elle aussi, nous avons chaud malgré la saison, dans la cour du sanctuaire de mémoire se débitent des beignets gluants et nous en achetons au lieu de nous agenouiller, puis les doigts encore gluants de beignets nous découvrons les cheveux emmêlés de tous ceux qui ont été tondus et gazés, il y a là des monceaux de cheveux, constatons-nous, il y a là des cheveux tombés du ciel comme tombaient mes boucles de cheveux chez le coiffeur du quartier des Oiseaux, tous ces cheveux ont été rasés en quelques instants par un coiffeur juif reconnaissant peut-être sa mère ou sa fille dans celles qu’il rase avant le gaz, les têtes juives ne sont pas dignes d’être rasées par un coiffeur aryen, les cheveux sont muets mais c’est un long murmure qui émane de ces monceaux de cheveux, et je pleure en finissant mes beignets suavement répugnants, cette matinée de nos vingt ans me pèse tant d'années après, cette matinée continue de me faire chanceler, il y a là des cheveux de filles et de garçons de vingt ans qui se sont déshabillés, je ne sais s’ils savent ce qui les attend mais Dieu ne peut pas entendre le murmure de leurs cheveux sans baisser les yeux.
C’est de ce moment-là, de ces moments-là, de cet effroi que me revient le premier sentiment de tout le froid passé et la prescience de ce que sera le froid qui viendra.

A la fin de cette éternelle matinée de nos seize à vingt ans, je commence à peine d’accueillir ce que nous avons été, petits crevés, ce que j’ai été que j’ai rejeté pendant toutes ces années, ce que j’ai fait contre ceux qui m’aimaient, mon tribunal contre le leur, ce que j’aimais que j’aurai rejeté pendant toutes ces années, et moi l’autre n’en finissant pas de juger moi l’un, je me laisse porter par mon pas ondulant sous sa propre vague dans cette fin de matinée ensoleillée et cette lumière enveloppe ma pensée et ma reconnaissance, je pourrais aller cette fin de matinée sur quelques tombes, mais il me faudrait des ailes et saurais-je seulement les retrouver dans les allées, tant d’années après ? et qu’ai-je d’ailleurs à me dérouter quand je les sais en moi, ces tombes, ces allées de cimetières, ces puits de larmes du sanctuaire de mémoire, et ce lent pardon de tous vers lequel me porte une fois encore la voix de mon oncle Stanislas, cet ange de mon invention qui me rassemble à l’instant en rassemblant toutes les voix de ceux que j’ai aimés et désaimés et que j’accueille dans cette lumière de nos seize à vingt ans, c’est la révolution murmurait moi l’un cette année-là devant un tas de pavés que la même lumière de midi sculptait, au Quartier latin, et moi l’autre rétorquait : foutaise, ou nous étions nus dans nos cheveux à nous étreindre et c’était la liberté, se réjouissait moi l’un, tandis que moi l’autre n’en pouvait plus de ne savoir qui aimer dans ce tas de corps jouisseurs qui s’empilaient à travers les années, je marche à l’instant avec tous ceux que j’ai été et toutes celles et tous ceux que j’ai aimés, j’ai seize ans et je me prends pour Alexis Zorba, nous avions vingt ans et nous étions nus sur le sable de Lesbos à lire Ainsi parlait Zarathoustra, nous étions la jeunesse du monde et le monde nous appartenait, notre tribunal imposerait bientôt l’universelle accolade, cela ne faisait pas un pli et mon oncle Stanislas ne cessait de nous encourager : continuez petits, mais nous pleurions, nous nous agacions, nos groupes fusionnaient ou se désintégraient, nous en avions assez les uns des autres comme moi l’autre et moi l’un se désaccordaient au nom de l’universelle HARMONIE, Merline m’évoquait La Voie sur fond de raga, nous nous enlacions dans les algues et nos corps se fondaient dans l’universelle HARMONIE, les groupes devenaient sectes et des sectes naissaient tant et plus d’Élus, moi l’autre aux yeux de Merline était ainsi l’Élu du moment, que moi l’un raillait, mais tout cela n’était qu’un instant de nos vies dans lequel foisonnaient les instants contraires, tout serait écrit ensuite et tout serait à réécrire cependant sous la dictée de chaque autre instant, et voici que les mots de ce temps me viennent tout autrement encore en cette fin de matinée éternelle.
(Ce texte est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

Peinture: Zoran Music

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