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  • Un bourreau très ordinaire

     

    A propos de Roman policier, d'Imre Kertesz

    Les lecteurs d’Imre Kertesz, consacré par le prix Nobel de littérature en 2002, se rappellent que cet écrivain hongrois eut à subir à la fois, en son enfance, les affres du totalitarisme nazi (dont il témoigne dans Etre sans destin) et, après son retour de Buchenwald, la coercition kafkaïenne de la société communiste, qu’il décrit puissamment dans Le refus.
    Le titre de ce Roman policier est à prendre au sens des Etats de la même nature, en l’occurrence latino-américain, alors que l’auteur y revient sur le thème de la contamination d’un quidam pas foncièrement criminel « dans l’âme » mais que la soumission aux ordres transforme à son tour en bourreau. De son premier métier de simple inspecteur, Antonio Martens passe en effet au rang de collaborateur de la police politique, aux côtés d’une brute antisémite du nom de Rodriguez et sous les ordres d’un certain Diaz, dans un service commis au traitement de « dossiers » impliquant le recours à la torture.
    Produite par l’avocat de Martens, en passe d’être jugé, la confession du tortionnaire « malgré lui » a cela de particulier que, sorti du contexte qui a fait de lui un criminel institutionnel, le protagoniste s’y décrit et s’y analyse avec une lucidité redoublée sur sa terrible « dérive ».

    Imre Kertesz. Roman policier. Actes Sud, 177p.

  • Butor instamatic

    Attention: chute d'anges (2)
    On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
    Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
    La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
    C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.   

  • Poésie de Michel Butor


    Le monde vu de l’Ecart
    Le nom de Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.
    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête  ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…
    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique  de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…
    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être, ce qu’elle est pourtant, tandis que la poésie de Dominique de Villepin, qui fait tout pour en avoir l’air, n’en est pas l’ombre d’un semblant.
    Or on lit, dans Passe et repasse, ces vers très peu villepiniens :

     « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…

    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :

    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours…

    Michel Butor. Seize lustres. Gallimard, 273p. 2006.

  • Centaures des dunes

     Houellebecq et les lemmings…
    Au Cap d’Agde. Cité du soleil, ce 26 mai. Michel Houellebecq a bien décrit, dans Les particules élémentaires, comment le quartier naturiste du Cap d’Agde, longtemps fréquenté par les très décents nudistes adeptes de la Vie Saine, s’est trouvé investi par une nouvelle population plus portée sur le sexe possiblement partagé, entre couples et gangs à bangs, dont le premier décor des ébats en plein air fut le revers des dunes avant que les exhibitions ne débordent sur la plage au vu de tout un chacun.
    Ces dernières années, en fidèles des lieux attachés à leurs vastes espaces de sable doux à fouler des heures durant et de ciel à l’avenant, nous aurons remarqué, pour notre part, ce spectacle étrange, relevant de l’éthologie humaine, de centaines de couples se rassemblant étroitement en un point précis des dunes pour se tenir là en groupes et en troupes, debout et ruisselant d’huile solaire à haute teneur de carotène, les corps le plus souvent ornés de chaînettes et de plaquettes, tatoués et piercés jusqu’aux endroits les plus délicats, stationnant à peu près immobiles et se regardant les uns les autres, plus hagards que souriant, comme paralysés par la même haletante attente d’on ne sait quoi, nous évoquant alors ces attroupements de manchots ou, plus exactement, du fait de leur silence assourdissant, de lemmings – et c’est d’ailleurs ainsi que nous les appelions jovialement en passant et en repassant…
    Or voici que, cette nouvelle année, une nouvelle créature a fait son apparition à la crête des dunes, sous l’apparence imposante d’un centaure piaffant, le plus souvent immobile lui aussi, puis fonçant dans telle ou telle direction et gesticulant alors ça et là.
    Telle est la police montée qui patrouille désormais les présumés nids de débauche du revers des dunes, tandis que diverses pancartes apposées aux passages obligés proclament la peine encourue par la moindre démonstration publique à caractère sexuel : de 1000 euros à l'ergastule…
    Les lemmings vont-ils disparaître pour autant ? Rien n’est moins sûr, et qui d’ailleurs le souhaiterait vraiment ? Notre voisine la Comtesse presque centenaire, naturiste de la première heure sur les dunes de la Baltique où elle fut courtisée par le peintre Edvard Munch dont je suis fou féru, résume notre philosophie commune par la formule « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », à chaque bestiole sa babiole…
    Et l’innocente Alina Reyes de conclure avec une grâce et un style qui manquent évidement à trop d’enfiévrés du sexe sans amour: « Et mes chairs sont des roses, mes mains des roses aux pétales de doigts, mes doigts un bouquet, chaque pulpe de mes doigts un bouton de rose qui va et vient et fait des rondes dans ma vallée de roses »…

  • Les enfants manipulés


    Du totalitarisme à la maison
    La manipulation des enfants, des adolescents et des jeunes gens, drillés et dressés contre leur milieu, est une arme redoutable des régimes totalitaires, dont les gardes rouges de la Révolution culturelle, célébrés ces jours pour leurs mémorables méfaits, furent le plus destructeur exemple après ceux des Jeunesses hitlériennes ou des Pionniers du communisme.
    Le romancier algérien Boualem Sansal me racontait récemment comment, dans les années 70-80, les enfants algériens furent eux aussi « montés » contre leurs parents, à l’enseigne de l’arabisation et de l’islamisation de l’Algérie, et c’est le même processus qu’imagine Philip Roth dans Le complot contre l’Amérique avec ce mouvement de jeunesse adapté à la mentalité étatsunienne, intitulé Des Gens Parmi d’Autres et consistant, pour les déjudaïser, à envoyer de jeunes Juifs ramasser le maïs et traire les vaches en compagnie des braves paysans du Kentucky, un peu comme les intellectuels étaient envoyés aux champs dans l’Albanie d’Ismaïl Kadaré.
    Diviser les plus proches pour régner, inscrire la méfiance et la délation au sein de la famille : telle est la tactique bien partagée des pouvoirs totalitaires, qui trouvent évidemment chez les enfants, les adolescents et les jeunes gens, une pâte fraîche à modeler – le bois tendre dont on fait des talibans purs et durs...

  • Philip Roth entre autofiction et roman


    Des faits à la forme

    C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
    La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
    Philip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
    Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
    Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
    Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’  Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
    Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
    C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde… 

  • Jelinek anti-missiles



    A propos de Bambiland

    Amorcé au début de la guerre en Irak, ce texte « panique » relève du contrefeu par sa manière même, qui consiste à mimer la violence pour en illustrer le délire meurtrier, quitte à friser la tautologie. Dire la totale confusion présidant à une agression « libératrice » et à une guerre se présentant « pour la paix » est en effet le propos d’Elfriede Jelinek, que son Nobel de littérature (en 2004) n’a décidément pas assagie, au contraire. Dans un flux de discours entremêlés et parfois difficiles à dissocier, la romancière-dramaturge-polémiste joue à la fois sur le gorillage des « news » médiatiques, des multiples et contradictoires témoignages affluant au jour le jour, des informations techniques sur le dernier top de l’armement et sur le rappel de telle guerre antique menée sur les mêmes lieux par les Perses.
    Qui parle ? Dans quel esprit délirant ce cauchemar se déroule-t-il ? « C’est une chose que je n’arrive toujours pas à m’enlever de la tête : ils sont donc vraiment tous morts, les sentiments, vraiment tous ? » Et les services de propagande de Jésus W. Bush de marteler : «Croyez en Dieu, maintenant, Dieu en général, ça ne peut que vous être bénéfique ». Et les missiles « de croisade et de justice » de pleuvoir sur un peuple qui, de toute façon, « n’a aucune notion du primat de la personne »…

    Elfriede Jelinek. Bambiland. Jacqueline Chambon, 119p.

  • Des illusions perdues


    Vie de Samuel Belet, chef –d’œuvre de Ramuz

    Charles Ferdinand Ramuz avait 35 ans lorsqu’il publia cette Vie de Samuel Belet, en 1913, peu après Aimé Pache peintre vaudois (1911). Depuis Aline, premier joyau et sombre merveille (1905), le jeune écrivain n’avait cessé d’affermir son art et d’élargir son spectre d’observation avec le non moins âpre et bouleversant Jean-Luc persécuté, suivi par Les circonstances de la vie, plus citadin et proche de Flaubert. L’expérience parisienne et le retour au pays, avec la décision d’y vivre et d’y inscrire son œuvre, imprègnent Aimé Pache et comptent aussi dans l’entreprise collective fondatrice des Cahiers vaudois, avant la cassure de la guerre. Adieu à beaucoup de personnages (en 1914) marquera la fin de la première période d’expansion du romancier qui évoluera, dès Le règne de l’esprit malin, en 1917, dans le sens d’une quête « verticale », surtout poétique et métaphysique.
    Dans cette Vie de Samuel Belet, le jeune Ramuz raconte l’apprentissage de la vie et de la ville (Paris à l’époque de la Commune) d’un jeune orphelin « placé » à 15 ans par son oncle chez un riche paysan dont un employé savoyard lui rend la vie dure. Entre une maîtresse de maison parvenue et un vieux domestique pieux, Samuel découvre la vie et, bientôt, l’amour, non sans tourments. Avec l’aide du « régent » Loup qui le prend en affection, il va tâcher aussi de s’instruire, mais c’est sur le tas, dans le tumulte de la vie qui le « mène » d’une épreuve à l’autre, jusqu’à Paris où il découvre les idées révolutionnaires, et dont il revient mûri, que Samuel Belet se trouvera lui-même.
    Dans la filiation réaliste de Balzac et Zola, mais très imbibé de fatalisme protestant, à l’enseigne du « tout est vanité » de l’Ecclésiaste, Vie de Samuel Belet nous touche toujours par la vibrante et profonde humanité de ses personnages et par l’intensité déchirante de certaines scènes (le suicide des jeunes amants, la mort de l’enfant, etc.) autant que par la poésie panthéiste qui ne cesse d’irradier le roman.
    C.F. Ramuz. Vie de Samuel Belet. Gallimard, coll. L’Imaginaire.

  • Le dandy s’encanaille


    L’auteur démasqué (18)

    L'auteur de cet extrait d'Hécate et ses chiens, paru en 1954 chez Flammarion, est Paul Morand. Joël l'a finalement identifié. Récidiviste notoire... 


    « Je m’étais tracé un plan d’inconduite et le suivais pas à pas. Sans précautions je m’enfonçais délibérément et jusqu’au cou dans la bourbe. J’avais fini par savoir fort bien comment m’y prendre, ayant acquis le coup d’œil du vieux renard. Mon endurcissement audacieux me faisait peur. Je n’allais plus à faux. Je jouais serré. J’agissais vite. Je ne restais pas longtemps sur le lieu de mes exploits et passais ailleurs. En des temps records, je savais choisir, séduire, gâter mes proies favorites, les immoler, passer à d’autres bons morceaux.
    Je me liai avec ces désoeuvrés cosmopolites qu’on rencontre partout, lords du spleen, usiniers nordiques aux mœurs flottantes comme leurs yachts, dames russes dont la religion seule était orthodoxe. Notre centre d’opération et de ravitaillement se trouvait dans le palais du correspondant de la plus grande agence américaine de presse (lequel devait mourir peu après. Assassiné), un palais de Mille et une Nuit, pavé d’albâtre.
    Je tremblais d’y fréquenter, sans pouvoir m’en empêcher. J’avais un goût chaque jour plus profond pour ce que les mauvaises mœurs apportent d’anxiété ; certaines poursuites crapuleuses me laissaient le cœur et l’estomac en suspens, comme le lecteur d’un feuilleton policier. Terrorisé par le scandale possible, je savourais cette angoisse. Déplaisir conscient, plaisir secret. La violence que je faisais à mon naturel honnête était sans doute la forme inversée de cette contrainte chère à tous les réformés. « Enfin, me disais-je, la fantaisie est entrée dans ma vie ! »

  • Le livre rêvé


    L’auteur démasqué (17)

    L'auteur de ce passage célébrissime du Temps retrouvé est évidemment Marcel Proust. Didier l'a identifié avant minuit. Récidiviste, il recevra donc deux livres par la petite poste. Il est en revanche exclu des trois tours prochains du jeu papou.

    « Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées pour montrer son volume, devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres monde et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l’oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’un de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un client l’opticien de C*** ; mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes».


  • Dans cette lumière volée



    L’auteur démasqué (16)

    Ce passage est un extrait du Passage, précisément, extrait du dernier livre d'Antoine Volodine, Nos animaux préférés, paru en janvier 2006 au Seuil. Personne n'a identifié cette prose pas vraiment typique, il est vrai, de la manière volodienne...

    « Si tout va bien, un ciel naîtra de la mer un quart d’heure après le rivage. Tu ne pourras plus avancer, tu devras te cacher dans le reste des vagues, c’est par l’intérieur des nuages que tu accéderas au reste des vagues. Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée de navires, dans la ruine du jour sans voyage et sans soleil. C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre, face au vent déjà décharné de ses souvenirs d’albatros, de mouettes rieuses, éteint. Face à ce vent qui aura abdiqué, tu adopteras la politique de l’épave, la stratégie de l’épave qui a tes faveurs depuis toujours ».

    (…)

    « Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumière volée ».

  • Putain d’amour caraïbe


    Les dollars des sables de Jean-Noël Pancrazi

    Les belles âmes moralement et politiquement correctes s’effaroucheront peut-être du fait que Jean-Noël Pancrazi, romancier français du meilleur style (l’Académie français a décerné son Grand Prix du roman à Tout est passé si vite, en 2003) raconte ici sans masque les amours tarifées qui l’unissent à un jeune métis marié de République dominicaine, disparaissant chaque nuit après l’effusion des corps et dont il ne connaît d’abord que le prénom de Noeli.
    Ce « roman », au titre à la fois poétique et ambigu, ne se réduit-il pas à l’esthétisante sublimation d’un épisode de tourisme sexuel ? Tel n’est pas le sentiment du lecteur sans préjugés, attendant de la littérature à la fois un aperçu des multiples aspects de la condition humaine et la ressaisie d’une expérience vécue par la transmutation d’une écriture personnelle. Autant d’éléments qui font précisément l’intérêt de ce livre dont la musique de la langue envoûte, avec ses phrases roulant comme des vagues sous le vent et l’évocation très physique du climat des Caraïbes.
    Si Jean-Noël Pancrazi rend nettement les occurrences terre à terre, voire sordides, gage en tout cas d’humiliations bien partagées, d’un « commerce » sexuel et affectif sur fond de pauvreté, son récit relève plutôt de l’amitié réelle et d’un amour quasi filial. Le romancier tend-il à enjoliver ou à magnifier l’espèce d’adoption à laquelle aboutit cette relation ? Rien en tout cas de convenu ou d’édulcoré dans la prise en compte de la réalité violente et souvent dangereuse, voire soumise à persécution officielle (la traque des homos à Cuba est évoquée au passage) des relations entretenues par le narrateur et ses semblables avec leurs amis respectifs et leur entourage. Reflet des rapports Nord-Sud, la prostitution occasionnelle des mecs fait ici figure d’ « extra » plus ou moins jovialement toléré, dans une société qui reste massivement machiste et homophobe. Autant dire qu’un climat de menace plane sur ce livre, que l’écriture crépusculaire de Jean-Noël Pancrazi restitue avec autant de lyrisme que d’intensité tragique au fil de certains épisodes.
    En fin de compte, c’est pourtant un sentiment d’authentique fraternité qui se dégage de ce récit aussi sensible que sensuel, diffusant un mélange de fataliste mélancolie et de tendresse blessée.

    Jean-Noël Pancrazi. Les dollars des sables. Gallimard, 169p.


  • La flamme et les cendres

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    Dans La gazelle tartare, Asa Lanova ressaisit la matière d’une existence marquée par la peur de vivre et la recherche de l’absolu, avec un mélange détonant de verve et de poésie

    A vingt ans, Maryse était une jeune danseuse lausannoise promise au plus bel avenir. Un premier rôle d’Ophélie, avec Maurice Béjart pour partenaire, marqua simultanément sa première panique. Fuyant un amour naissant, fuyant la danse, elle devint plus tard écrivain sous le nom d’Asa Lanova. Sept livres ont abouti à ce dernier récit d’une nouvelle profondeur, marqué par la solitude mélancolique et le deuil, mais aussi l’humour et quel sursaut de bonne vitalité.

    La sagesse des braves gens répète qu’on ne peut être et avoir été : que nul n’échappe à la loi du temps qui passe et qu’il est chimérique de croire à la jeunesse éternelle, sauf à pactiser avec le diable. Or, même à l’ère des oiseaux mazoutés, il reste des poètes rêvant à l’albatros bravant toutes les pesanteurs et des jeunes filles attendant le prince charmant à la fenêtre de leur tour HLM – et telle demeure la narratrice de La gazelle tartare en dépit d’une vie plutôt mouvementée dont témoignent, de La dernière migration (Régine Deforges, 1977) au Testament d’une mante religieuse (L’Aire, 1995) des livres marqués au sceau d’un érotisme entêtant, voire torride, mais nullement superficiel. Une constante traverse en effet les écrits sur feuillets bleus d’Asa Lanova, et c’est une sorte de panique frisant parfois le délire, à base de carence affective, d’incertitude, de peur de vivre (cette « gangrène de l’âme ») et de terreur de n’être pas à la hauteur. Son insomnie chronique la taraude plus que jamais au moment où elle entreprend ce nouveau récit, dont le déclencheur est le visionnement d’un film consacré à Maurice Béjart et, de fil en aiguille, le ressouvenir d’un bref amour de jeunesse qu’elle a fui comme elle fuira bientôt la danse où on lui promettait le plus bel avenir. Cette irruption de son passé de jeune fille en fleur coïncide avec une confrontation plus douloureuse, après des années éprouvantes de dérive en Egypte et de dèche en haute-Savoie, avec la décrépitude de sa mère frappée par la maladie d’Alzheimer. Amorcé dans le jardin retrouvé de son enfance, où son grand-père terrien l’initia aux beautés de la nature et où reposent les cendres de son père, le récit de La gazelle tartare va se développer en spirales narratives creusant alternativement dans le passé de Maryse (son vrai nom) et rejoignant le présent d’Asa, dans un brassage proustien où la « traque des mots », dont la romancière a la passion précise et parfois précieuse (le « charabia chéri » que lui reproche gentiment son mentor, le grand découvreur Georges Belmont, ami de Joyce), exprime cette « Force de vie » qu’entretiennent également la discipline ascétique de ses exercices quotidiens à la barre et ses soins de soeur franciscaine zoophile à sept chats flanqués d’une chienne du désert…

    L’univers d’Asa Lanova est apparemment un vrai souk, mais c’est vers une nouvelle simplicité dépouillée que nous conduit La gazelle tartare, au terme d’un récit tour à tour émouvant et burlesque, truculent à souhait lorsqu’elle évoque un séjour de cinq ans à Alexandrie, et très poignant par l’évocation de la fin de sa mère. Il y a chez elle un mélange de terrienne vaudoise et de mystique « allumée », de sauvageonne complice de la Vouivre et d’artiste retrouvant, chez ces grands vivants que furent Henry Miller ou Lawrence Durrell, la flamme pure, transfigurée par la littérature, d’une vie de bohème où plaisirs et « châtaignes » firent florès.
    Dès le départ de son récit, la figure magnifiée de « Satan », ainsi qu’elle surnomme Béjart en qui elle voit un « messager d’amour entre le monde et la Beauté », devient l’objet d’une rêverie obsessionnelle qu’un rendez-vous téléphonique fixe dans le temps et l’espace. Or verra-t-on, à l’automne, Tristan et Iseult se retrouver enfin pour finir leur vie sur un tardif canapé conjugal ? C’est ce qu’elle s’obstine à croire en invoquant l’ « éternel retour » et en se repassant Wagner sur son pick-up. L’intéressé, avec la tendresse des sages, lui objectera pourtant: « Je ne puis raccorder ce qui fut à ce que nous sommes devenus. Aussi, gardons intacte la beauté du souvenir… ».

    Au demeurant, il serait mesquin de voir en La gazelle tartare l’exploitation d’une « affaire » susceptible de publicité. S’il est certain que la narratrice croit vraiment qu’elle va retrouver cet amour de jeunesse, si fugace qu’il ait été, c’est qu’elle sait chez lui cette même Flamme inextinguible qu’elle désespère de trouver auprès de ses compagnons ordinaires. Avec la même candeur, et cette crédulité un peu « barjo » qui la fait se convertir un temps à l’islam et se frotter à l’occultisme, elle ne cesse de lorgner vers l’Infini, l’Eternel et l’Absolu, tout en gardant les pieds sur terre avec ce bon naturel et cette fougue vitale irriguant ses meilleures pages. C’est ainsi, au final, un livre plein d’amour et de mélancolie, mais aussi de courage et de drôlerie que La gazelle tartare, où l’inaccessible (désigné par l’expression arabe du titre) devient matière humaine par le miracle des mots.

    Asa Lanova. La gazelle tartare. Bernard Campiche éditeur, 268p.
    Le Prix Schiller vient d’être attribué à ce livre.





  • A la Grâce de Dieu


    L’auteur démasqué (15)

    Ce texte est tiré de La belle lurette, roman autobiographique d'Henri Calet. La seule désignation du nom de celui-ci est considérée comme suffisante, ce soir de pluie, par le jury unanime du jeu papou.  

    « Défense de laisser les enfants jouer dans les cours. Défense de mettre des oiseaux et des fleurs aux fenêtres. Défense de laisser circuler les chiens librement. Défense de laver le linge aux fontaines. Sous peine de congé immédiat. »
    Chaque bâtiment de la Cour de la Grâce de Dieu – je trouve l’appellation amusante – avait son panneau mural. Maman habitait une chambre du sixième étage, le dernier. Escalier K.
    Nous étions là des centaines entassés, grands et petits, dans nos puanteurs et sans fleurs, avec nos tares et sans oiseaux.
    Dans les couloirs mi-obscurs la senteur lourde de la merde était partout, et celle – plus insinuante – aigrelette de l’urine. Le dégoût s’étalait sur les murs… Merde… Merde… en grandes lettres ou en arabesques, et surtout aux chiottes, écrit du bout du doigt… Merde… Merde…
    C’est vrai, on en était pleins jusqu’à la gorge. Un enlisement et un étouffement lents.
    L’entrée de la cour était barrée par le regard oblique et raide du concierge : un vieillard assis qui avait une voix couverte, étrange, lointaine. Dans ce concierge, c’était un va-et-vient glaireux et il n’avait qu’à secouer son ventre replié sur ses cuisses pour qu’aussitôt les glaviots lui montassent aux lèvres. Il les mâchonnait longtemps avant de les cracher par le vasistas ».

  • Là-bas en enfance



    L’auteur démasqué (14)

    L'auteur de cet extrait d'Enfance est Nathalie Sarraute, que notre ami Bona a identifié sans peine.

    « Je suis assise près de maman dans une voiture fermée tirée par un cheval, nous cahotons sur une route poussiéreuse. Je tiens le plus près possible de la fenêtre un livre de la bibliothèque rose, j’essaie de lire malgré les secousses, malgré les objurgations de maman : « Arrête-toi maintenant, ça suffit, tu t’abîmes les yeux… »
    La Ville où nous nous rendons porte le nom de Kamenetz-Podolsk. Nous y passerons l’été chez mon oncle Gricha Chatounovski, celui des frères de maman qui est avocat.
    Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font « les beaux souvenirs d’enfance »…

  • L’herbe de Whitman



    L’auteur démasqué (13)

    Cet extrait de poème est tiré de la deuxième séquence d'Au tombeau d'Apollinaire, du poète américain Allen Ginsberg (1926-1997). Je l'ai tiré de l'excellente monographie consacrée au grand poète beatnik par Jacques Darras, dans la collection Poésie de Jean-Michel Place. Personne n'a découvert l'identité de cet auteur naguère "culte". Sic transit gloria mundi & Shame on you...


    « Ici à Paris je suis ton invité chère ombre amicale
    La main absente de Max Jacob
    Le jeune Picasso m’apportant un tube de Méditerranée
    Moi-même assistant au banquet rouge et vieux de Rousseau
    J’ai mangé son violon
    Merveilleuses fêtes au Bateau-Lavoir qui n’ont jamais été mentionnées
    Dans les livres scolaires d’Algérie
    Tzara au bois de Boulogne expliquant l’alchimie des couscous
    mitrailleurs
    Il pleure en me traduisant en suédois
    Elégant cravate mauve et pantalon noir
    Une douce et tendre barbe émerge de son visage comme la
    Mousse tapissant les murs de l’Anarchie
    Il parlait interminablement de ses querelles avec André Breton
    Un jour il l’aida à retailler sa moustache dorée
    Le vieux Blaise Cendrars m’a reçu dans son cabinet de travail
    Et à voix basse me parle de l’immense Sibérie
    Jacques Vaché me pria d’examiner sa terrible collection de pistolets
    Pauvre Cocteau attristé parle du merveilleux Radiguet d’antan
    A sa dernière pensée je me suis évanoui
    Rigaut avec une lettre d’introduction à la Mort
    Et Gide vanta le téléphone et d’autres remarquables inventions
    E principe nous étions d’accord bien qu’il baratinât sur
    Le linge de corps mauve
    Malgré cela il but au goulot de l’herbe de Whitman intrigué
    Par les amants qui se nomment Colorado
    Princes d’Amérique arrivant les bras chargés de shrapnels et
    De base-ball
    Oh Guillaume le monde si facile à combattre semblait si facile
    Savais-tu que les grands classiques politiques envahiraient
    Montparnasse
    Sans un seul brin de laurier prophétique pour verdir leurs
    fronts
    aucune pulsation verte dans leurs oreillers aucune feuille ne
    reste de leurs guerres – Maïakovski est arrivé et s’est révolté… »

    Ginsberg as youngster

  • Les instants grappillés

     

    Dans le TGV, ce jeudi soir 11 mai. – A l’instant nous traversons la Saône. Mais non : à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou bien à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.


    A l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté Vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la Vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire dans laquelle Hitler éructa ses premiers discours… Et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… Puis voilà que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur de nouveau compagnonnage m’annonce la mort, la nuit passée, de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même temps, un instant et me revient le sourire méfiant-songeur-mutin d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvons, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable nous félicite tous deux, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le maigre jus un peu méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en lointains bleutés…

  • Le contempteur déchiré

    Hommage à Alexandre Zinoviev

     

    L’auteur de L’Avenir radieux et des Hauteurs béantes est mort à Moscou. Ses livres avaient paru à Lausanne.
    C’est une figure à la fois éminente et paradoxale de l’opposition au communisme qui vient de disparaître en la personne d’Alexandre Zinovie, décédé mercredi soir à Moscou d’un cancer au cerveau, à l’âge de 83 ans. Zinoviev avait été, avec Les hauteurs béantes, l’un des satiristes les plus virulents et les plus originaux, de point de vue du gorillage de la langue de bois et de la pensée unique soviétiques, sans se rallier pour autant aux dissidents. Ainsi ne cessa-t-il de railler les positions d’un Soljenitsyne, qu’il avait surnommé le Père-le-Justice. Par la suite, loin de se réjouir de la perestroïka, il critiqua un Gorbatchev puis un Eltsine avec la même véhémence.  

    Pur produit de la société communiste, Alexandre Alexandrovitch Zinoviev était né en 1922 dans une famille d’ouvriers, avait accompli des études de philosophie et acquit, en tant que  logicien, une réputation mondiale. Sa science du discours et de ses distorsions, et son mépris-fascination pour l’idéologie  marquèrent profondément ses « romans » mimant, par leurs discours labyrinthiques, les tours et les détours de la dialectique kafkaïenne propre à Ivanbourg, sa ville-pays mythique. 

    Révélé en Occident par la parution aux éditions L’Age d’Homme, du dévastateur pamphlet-chronique intitulé Les hauteurs béantes, Alexandre Zinoviev fut déchu de sa nationalité en 1978 et s’exila, avec sa femme et sa fille, à Munich où il reprit son enseignement. Très lié à Vladimir Dimitrijevic, qui le défendit avec vaillance, Zinoviev publia encore L’Avenir radieux, peut-être son plus beau livre, moins touffu et plus accessible et humainement attachant que le précédent, et une quantité d’autres ouvrages prolongeant sa critique et l’étendant à l’Occident, auquel il ne s’adapta jamais. Pertinent et décapant dans sa « lecture » de la société et de la paranoïa soviétiques, dont il démontait les mécanismes de pensée et de comportement avec une lucidité aiguisant notre propre regard sur les faux semblants du monde occidental, Alexandre Zinoviev semble avoir été dérouté par l’effondrement du système qu’il fustigeait, auquel il prédisait une survie de mille ans…

    Revenu en Russie en 1999, il se rallia paradoxalement à la mouvance communiste contre les arrivistes du nouveau régime. La poignante et révélatrice autobiographie intitulée Les confession d’un homme en trop (reprise en poche Folio) éclaire bien la trajectoire de ce contempteur déchiré, à jamais fidèle aux gens simples dont il était le rejeton, à jamais hostile aux cyniques de tous bords, à jamais guéri de parier pour un avenir radieux, quitte à sombrer parfois dans un délire égocentrique ou une vision catastrophiste du monde. Eveilleur décisif à un moment d’aveuglement collectif, Zinoviev n’en laisse pas moins une trace forte dans la littérature contre-utopique de la fin du XXe siècle.


  • Godard fait son cinéma

    Rétrospective-exposition au Centre Pompidou

    L’hommage, à Paris, du Centre Pompidou au génial cinéaste est à la mesure de son œuvre inventive et explosive: avec une rétrospective intégrale de 140 films, l’avant-première du passionnant Vrai Faux passeport, une exposition « carte blanche » marquée par un clash retentissant,  et une avalanche de publications, livres et DVD confondus.

    Aujourd’hui s’ouvre à Beaubourg, institution parisienne de consécration s’il en est, une exposition qui aurait pu signifier l’entrée au musée de Jean-Luc Godard. Mais pas du tout : d’ailleurs Godard n’y sera pas. Point de dossier de presse pour en faciliter la présentation aux médias. Nulle interview possible en dépit de vagues promesses. Juste ce texte explicatif sur un panneau dérobé : « Le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d’exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d’après JLG, en raison de difficultés artistiques, techniques et financières qu’il présentait et de le remplacer par un autre projet antérieurement envisagé intitulé  Voyage(s) en utopie. JLG, 1946-2006. A la recherche d’un théorème perdu… »
    Or l’exposition, retirée des mains de son premier commissaire hautement qualifié, Dominique Païni, pour être confiée à Godard au titre de « carte blanche », fait-elle figure de manifestation « par défaut » ? La question, posée à la direction du Centre Pompidou, reste sans réponse. L’intéressé lui-même, on nous l’a dit et répété, ne désire pas non plus argumenter et ne répond pas plus que le Manitoba. Est-ce à dire que Jean-Luc Godard ne joue pas le jeu ? Mais quel jeu ?
    Telle est la question que pose, précisément, toute son œuvre de créateur en rupture avec les conventions et les certitudes. Plus précisément, son dernier film, Vrai faux passeport,  magnifique poème-bilan revisitant à la fois ses thèmes d’interrogation (les dieux, l’histoire, la torture, la liberté, l’enfance, la politique, l’éros, la défaite, etc.), présenté par lui à l’ouverture de la rétrospective à Beaubourg (le 24 avril dernier) et relancé en boucle dans son exposition, dit tout et bien plus que ce qu’il exprimera jamais en conférence de presse.
    Les éclats du réel
    Qu’est-ce qui nous touche vraiment ? Claire Chazal au TJ est-elle un meilleur « passeport pour le réel » que  Charlot en dictateur ? Que nous dit le cinéma de l’érotisme réel et de la mort ? De l’enfance confrontée aux ruines ? De la pauvreté ? Du miracle ? De la beauté ? De la torture ? Dans un collage d’une saisissante densité, jouant avec ironie sur l’obsession actuelle des jugements «bonus » ou « malus », Jean-Luc Godard revisite les scènes « immortelles » du cinéma, de Fritz Lang à Bresson ou du western à l’Italie de Scorsese, pour dire la réalité particulière du cinéma. On le croit provocateur gratuit : il est au contraire poète délicat, moraliste aimant la beauté, pamphlétaire par haine de la haine. Sous ses airs de plasticien déjanté ou d’écrivain en images, Godard n’a rien des complaisances de l’art branché. Son affaire essentielle est le cinéma et c’est ce qu’il fait à tous les sens du terme.
    Maisons et jardins
    Il ya  une folie suisse de Godard, comme de Zouc, de Zorn ou de Ziegler, qui oscille entre la petite histoire et la détresse du monde, la partie et le tout, le bon sens jardinier et la gestion de fortune des tyrans. Dans Notre musique, Godard évoquait une rivière qui est une image de paradis, genre la Venoge vers le lac. Mais cette image est aussitôt cisaillée  par des visions de guerre. Et tout Godard est là : dans le contrepoint perpétuel de ce qu’on pourrait dire l’horreur du monde et sa splendeur, l’innocence de la nature et les constructions de la culture. Godard le Candide (parodique) cultivateur rollois de géraniums, a stocké dans ses archives les pires images de la guerre d’Espagne et de la Résistance, de l’Algérie et du   Vietnam, de Palestine, de Sarajevo et de Grozny. Et comment jouer alors la star médiatique ?
    A l’exposition de Beaubourg, la Maison du monde occidental selon JLG intègre les films de guerre dans la chambre à coucher et les films X dans la salle à manger. Dans les plantes vertes guignent les téléviseurs. Des chaises-longues d’enfants s’embêtent devant les écrans. C’est le chaos du monde actuel. Jean-Luc Godard y trace pourtant une voie garante d’humanité…


    Jean-Luc Godard omniprésent
    MULTIPACK Du film au DVD en passant par le livre, l’hommage est pléthorique
    Malgré ses aspects peu académiques, l’hommage rendu par la France à Jean-Luc Godard est impressionant, qui va de l’ensemble des manifestations mises sur pied au Centre Pompidou à une quantité de publications. Le premier « monument » à signaler, aux éditions Gallimard, est le volume très abondamment illustré de ses Histoire(s) du cinéma qui fixe, par l’écrit et l’image, la lecture de « toutes les histoires » du cinéma se résumant à vrai dire à « une histoire seule », dans l’espace du monde actuel et les temps lointains et proches. Poème et discours, collage de mots et d’images, ce livre relève de la mise en scène unique, qui renvoie à la pensée en actes de Godard, cinéaste, poète, écrivain et plasticien.
    Autre somme mais documentaire : le référentiel Jean-Luc Godard/Documents, publié par le Centre Pompidou et constituant un recueil d’essais et de témoignages de valeur sur l’œuvre et ses multiples incidences actuelles. Cet indispensable document, à lui seul, suffit à réduire à du pipi de minet le « litige » lié à l’exposition.
    Aux éditions Gallimard également : signalons le tout récent volume de la collection Découvertes consacré à Jean-Luc Godard, signé François Nemer.
    A consulter aussi : le numéro d’avril des Cahiers du cinéma, consacré au thème Cinéma au musée et qui titre plus précisément : Godard occupe Beaubourg. Entre autres… 

    A l’affiche
    Paris. Centre Pompidou. Rétrospective intégrale : 140 films. 75 documents. Cinéma 1, Cinéma 2. Exposition : Voyage(s) en utopie. JLG , 1946-2006, A la recherche d’un théorème perdu. Jusqu’au 14 août. galerie sud. L’exposition est ouverte au public tous les jours de 11h à 21 h sauf le mardi.
    Renseignements. 00331/ 44 78 12 33. Www.centrepompidou.fr

    « Un homme/ rien qu’un homme/ et qui n’en vaut aucun /mais qu’aucuns ne valent »
    (Jean-Luc Godard)
     
       
     

  • Terre des livres


    L’auteur démasqué (12)

    L'auteur de ce poème, tiré de Récitatif, réédité avec Amen et La tourne dans la collection Poésie/Gallimard, est évidemment Jacques Réda, qui vient de publier un nouveau recueil de proses chez Gallimard, sous le titre de Ponts flottants. Stéphane M. est le douzième lauréat du jeu papou. L'innombrable tribu l'applaudit à tout rompre.

    Longtemps après l’arrachement des dernières fusées,
    Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
    Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
    Tout seuls sur la planète.
    Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les
    nôtres,
    Cherchant à voir encore,
    Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
    Sur la terre à nouveau muette ?
    Autant demander si la mer se souviendra du battement
    de nos jambes ; le vent,
    D’Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles.
    Ô belle au bois dormant,
    La lumière aura fui comme s’abaisse une paupière.
    Et le soleil ôtant son casque
    Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent plus.
    Nul n’entendra le bâton aveugle du poète
    Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté,
    Lui qui dans l’imparfait déjà heurte et nous a précédés
    Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
    Incrédules étoiles ».

  • Ô douce nuit

    L’Auteur démasqué (11)

    Ce fragment édifiant est extrait du livre à paraître d'Alina Reyes, Le carnet de Rrose. Un (ou une) karateka l'a identifié, ce qui est méritoire vu que le texte était inédit. Je reviendrai sur ce petit livre dense à la saveur de figue de barbarie.

    « Agenouillée devant son trésor, je suis une enfant devant le sapin de Noël, droit, luisant, et si joli, avec ses boules pleines de promesses. Dans mon cœur je prie papa Noël, j’espère avoir été assez gentille pour mériter mon cadeau. Je tire la langue, les yeux baissés, pour qu’il y dépose son hostie. Quand sa chair si délicate et odorante, sa peau si fine touchent mes papilles si sensibles, alors je le regarde dans les yeux et nous entrons vraiment en communion. Qui m’a donné cette bouche, Qui lui a donné cette tige qui s’y glisse, Qui nous a donné ces yeux humides et brillants ? Douce nuit, sainte nuit, laisse-moi toujours connaître l’union parfaite dans l’amour, et m’y fondre. »

  • Voyage au bout de nulle part

    Sur Le rendez-vous de Thessalonique de Nicolas Verdan, Prix Bibliomedia 2006.

    Les vrais romanciers ne sont pas légion dans la littérature romande actuelle, où la relève se fait en outre désirer, et c’est pourquoi le premier ouvrage de Nicolas Verdan, qui fixe d’emblée un espace proprement romanesque et développe, au fil d’une écriture précise, concrète et rapide, le récit des désarrois d’un quadragénaire de notre temps en pleine remise en question, nous intéresse et nous touche. Il y a de fait, dans Le rendez-vous de Thessalonique, l’écho d’un malaise d’époque lié au sentiment de l’insuffisance d’une existence protégée et par trop balisée, également perceptible dans Le pays de Carole, et, plus récemment, dans Ne pousse pas la rivière de Jacques-Etienne Bovard ou dans Vie sauvage de Philippe Rohr, avec des composantes propres à l’auteur dont la double origine helvétique et grecque fonde ici la recherche d’un « ailleurs » à coloration d’« Orient inconnu ».

    Jeune architecte fatigué de concevoir de confortables prisons pour clients dorés sur tranche, et non moins las de la plate vie qu’il partage, sexe pointé, avec une Luce par trop lisse, Lorenzo se trouve soudain ébranlé par la disparition non annoncée de son ami Themis, journaliste exerçant sur lui l’ascendant d’un grand frère, sur les traces duquel il va se lancer, lors même qu’une sentence du poète Cavafis, tirée de La Ville et notée dans un carnet de son mentor, retentit sourdement en lui : « Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers ».

    C’est en traversant la mer Adriatique, au demeurant, que Lorenzo va rallier, par Igoumenitsa et les montagnes couvertes de neige noire « comme de la cendre » du proche pays des aigles, la Grèce et Thessalonique, non sans être profondément troublé, dans son périple, par la rencontre réitérée de pauvres migrants en dérive dont les processions hagardes le hantent et qui partagent, croit-il, sa « folle espérance de l’ailleurs ». Au fil du récit, le lecteur appréciera déjà la qualité d’évocation du récit de Verdan, capable de restituer des atmosphères sans s’attarder à de fastidieuses descriptions. Un décor fruste, une lumière blafarde, un dialogue et vous êtes dans ce commissariat nocturne de Kozani, avant de vous retrouver dans tel hôtel décati de Thessalonique ou dans tel quartier gitan.

    On pense à La fuite de Monsieur Monde de Simenon, et à tant d’autres échappées des personnages du même auteur, dans ce roman du rejet de l’ennui et de la médiocrité, en quête d’on ne sait trop quoi. Naïf et lucide, Lorenzo semble flotter et couler à la fois, s’amusant ici dans un bar ou dans le lit d’une belle et poursuivant, inassouvi, sa quête au bout de nulle part, à la vive inquiétude d’amis désireux de le ramener du côté de la vie. Il y a chez, chez ce Werther sans âme sœur ni passion, un désespoir informulé assez typique de ce temps où les postures philosophiques d’un Meursault ou d’un Roquentin font figure un peu solennelles. Tout au plus se raccroche-t-il au partage mélancolique de la musique, au milieu d’amis d’un soir, et à l’évocation d’une « Grèce inviolée », avant de se fondre dans l’anonymat d’un quartier déshérité et de finir, après la rencontre d’une damnée de la terre (la Kurde Narmeen fuyant dans une autre direction) qu’il ne saurait accompagner, fracassé de la plus absurde façon sans se douter que son ami Themis, pour sa part, est revenu à bon port après une enquête difficile sur les migrants clandestins le justifiant à ses propres yeux.
    Mais qui est vraiment justifié ? A quoi rimait réellement l’amitié de Themis et Lorenzo ? Celui-ci aura-t-il jamais connu l’amour ? Themis ne se berce-t-il pas de lyrisme à bon marché en faisant sien le témoignage de Nouredine l’exilé ? Et qu’est-ce que ce « rêve de l’ailleurs » unissant finalement, sans qu’ils s’en doutent même, les deux amis ?

    Peu importent à vrai dire les réponses : ici ne compte que le chemin, dont l’intersection finale exclut l’apaisement. Le dernier mot du Rendez-vous de Thessalonique est laissé au « vent doux » qui souffle sur la « ville apaisée », et l’on pense là encore à L’étranger de Camus où la musique de la nature pallie le vide du ciel, à cela près que Nicolas Verdan ressent plus qu’il ne philosophe, composant son roman comme à tâtons et modulant telle désespérance existentielle sans savoir très bien, comme toute une génération du tournant de millénaire, d’où « tout ça » vient ni où « ça » va...

    Nicolas Verdan. Le rendez-vous de Thessalonique. Bernard Campiche, 109p.
    Référence: www.Campiche.ch


  • Le temps d’un dimanche


    De l’érotisme et de la vie justifiée

    A La Désirade, ce dimanche 7 mai. –Le ciel a ce matin l’air de porter le poids du monde sur ses épaules de plomb, et comme chaque jour un peu plus le réveil est à la confusion d’angoisses et d’appels, puis un café grande tasse, la fenêtre qui s’ouvre, les compères oiseaux, la table, l’encre verte et bonjour le monde.
    Rrose alors pour commencer, Rrose la tigrresse dont j’ai lu l’autre soir le Carnet et qui m’écrit ce matin un petit mot gentil, Rrose c’est à savoir Alina Reyes qui écrit ceci dans son Carnet de Rrose à paraître ces jours prochains : « Quand j’étais enfant, il y avait un vieux piano d’étude dans la pièce commune, chez nous. Tout le monde à la maison en jouait au passage, quoique sans savoir. Une nuit, il s’est mise à jouer tout seul. Je me suis levée, j’ai marché jusqu’à lui, fixant les touches blanches qui dans l’ombre s’abaissaient et se relevaient distinctement. Le phénomène a pris fin et je suis allée me recoucher. Personne ne s’était réveillé. Le lendemain, ma mère m’a dit que c’était tout simplement une souris qui se promenait sur les cordes, à l’intérieur. J’ai compris plus tard que là-dedans ça ressemblait à ma rrose, où un animal invisible fait chanter ma bouche-clavier ».
    Comme je l’écrivais à Alina, je suis un piètre client des rayons de littérature érotique, qui me barbe le plus souvent. Les pages les plus faibles du cher Henry Miller me semblent celles de cul, typiques d’un puritain qui se défoule, et à l’opposite celles d’un Sade m’ont toujours assommé, tant sa mécanique anti-catholique est froide, à laquelle je préfère celle, hyperkitsch, de Jean Genet faisant mousser ses tantes dans une prose où l’érotisme irradie bien au-delà du cul et des queues. C’est d’ailleurs ce que j’aime bien dans Le carnet de Rrose, qui déborde d’amour et pétille d’humour, dans un style qui étincèle, autant que celui de l’adorable Guibert et ses amants et ses mères-grands, évoquant une bonne baise sur le même ton que la dégustation d’une bonne pomme sur une terrasse ensoleilée. De fait, c’est à cela qu’il me semble qu’un écrivain devrait parvenir : à dégager l’érotisme du seul cul et à le faire irradier, de sorte à faire mieux l’amour au monde.
    A la fin du Carnet de Rrose, Alina Reyes tire le Christ du côté de Dionysos, et c’est là que nous nous séparons, comme je me sépare de Nietzsche et de Sollers, fidèle que je reste, puritain que je suis (j’emmerde le puritanisme mais je n’en suis pas moins puritain pour autant et nullement décidé à m’en soigner), et au Christ de la face sombre que Rozanov stigmatisait en l’aimant, figure iconique de la douleur et de la faiblesse, des humiliés et des offensés, à l’opposé cosmique d’une figure de désir.
    Le Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son « préféré » m’est complètement égal : la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.

    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin : méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).


    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?


    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…


    Enfin ce dimanche matin m’arrivent deux autres bons messages d’amis occultes, rencontrés à un coin de rue de la Cité virtuelle. Le premier se prénomme Hugues, dont j’avais pris un soir Le train des sables, sur le blog de l’Ornithorynque, et qui partage quelques-unes de mes passions avec une générosité bien rare par les temps qui courent. Le second n’a pas de nom déchiffrable, qui m’a envoyé cette nuit ce poème que je reproduis sans sa permission, le temps de ce dimanche, à la fin duquel il s’effacera tout seul. Ainsi de nos vies : juste le temps d’un dimanche.

    Vivre (Ikiru) est désormais disponible en 2 DVD Criterion avec, en complément un série de reportages très intéressants sur la carrière (60 ans de cinéma) et le travail de Kurosawa.
    Le carnet de Rrose, d’Alina Reyes, est à paraître le 15 mai chez Robert Laffont.


  • Une clairière bluesy

    Le miel poivré de Holly Williams
    Elle est toute jeune et très belle, mais un accident de la route tout récent, dont elle a été victime avec sa sœur, la cloue actuellement à Memphis, toutes les dates de sa tournée européenne étant tombées du même coup. Faute de la découvrir sur scène, on ne manquera de se consoler avec son dernier album qui fait figure de vraie révélation dans le genre blues-folky et, plus précisément, dans la chanson américaine à texte qui va de Joan Baez à Tracy Chapman, avec un mélange de douceur romantique jamais mièvre et une qualité d’écriture et des atmosphères tout à fait personnelles. Comme le fille de Johnny Cash, la blonde Holly a de qui tenir puisque son grand-père n’est autre que le légendaire Hank Williams, figure mythique de la country et du style honky tonk.
    Tout autre est celui de sa blonde petite-fille, dont les douze compositions réunies ici relèvent d’une veine plus intimiste et profonde, d’une simplicité comme voilée de mélancolie. La voix moelleuse de Holly Williams, les inflexions lancinantes de son interprétation (parfois soutenue au piano avec une parfaite délicatesse) et l’unité de ton de l’ensemble, échappant à la monotonie par la densité et le relief des textes, font de ce disque une sorte de clairière mélodieuse préservée du bruit du monde.
    Holly Williams. The Ones we never knew. Universal

  • Mausolée du King


    Un inédit de Philippe Testa

    Les visiteurs avancent à petits pas, écouteurs sur les oreilles, au rythme du commentaire de la bande audio. Ils regardent, hument et, malgré les interdictions, touchent parfois un meuble du bout des doigts, religieusement, avec crainte et déférence. Ils passent d’une pièce à l’autre selon l’ordre imposé par le sens de la visite, au sein d’un arc-en-ciel immobilisé de bleu cobalt frangé d’or, de blanc crème cassé de violet, de vert bouteille, de jaune vinyl, de lavabos avocat et de lampes-vitraux multicolores, d’une avalanche de moquettes posées partout, y compris sur le sol de la cuisine et au plafond de cette « jungle den », sorte d’Hawaï version magazine de décoration d’intérieur des années 70. Cette maison est devenue un salon d’exposition, un temple figé dans l’été de 1977.

    Si on excepte les touristes asiatiques, il n’y a pratiquement que des Blancs, pour la plupart âgés de plus de quarante ans ; quelques-uns portent un signe de reconnaissance qui montre leur appartenance à la communauté des fans de l’idole, leur adhésion à sa philosophie : pin’s, T-shirts, bagues « Taking Care of Business ». Ceux qui foulent à pas mesurés les moquettes aux couleurs trop soutenues de cette maison entretiennent souvent une relation spéciale avec le King défunt, une relation dont le degré d’intimité échappe au commun des mortels.
    J’avance au milieu de pèlerins, de membres d’une congrégation, sérieux, dévots, appliqués dans le rituel de la visite des lieux saints. Ils s’approchent au plus près de ce qu’il reste de cette divinité sacrifiée sur l’autel pharmaceutique, ce fils à sa maman angélique respectueux de son pays et de la hiérarchie militaire, cette petite frappe rapidement domestiquée et très vite sacralisée. A leurs yeux, Elvis forme une sorte de trinité à lui tout seul. Et c’est vrai qu’on finirait presque par sentir planer quelque chose dans l’air, quelque chose qui n’attendrait qu’une foi suffisante pour prendre forme. L’aura du King brille dans le reflet des rétines.
    Au sortir de la jungle room, je dépasse une femme toute bancale, asymétrique du haut de son boitillement. Elle a l’air de s’être fait larguer par son groupe. Elle a toujours ses écouteurs sur les oreilles et elle doit donc entendre les commentaires avant de voir les pièces. Ses vêtements, sa peau, son haleine sont ceux de quelqu’un qui a fumé et bu pendant plus de 24 heures d’affilée. En temps normal, c’est un parfum de faillite, mais là, son demi-sourire me fait douter de mes préjugés.

    La visite continue jusqu’au Meditation Garden. Le rythme des pas se ralentit. Les rares bribes de conversation se figent. J’ai encore le temps d’entendre une femme qu’une jupe plissée mi-longue rend complètement asexuée, murmurer à sa voisine :
    - Il y a que sa voix qui m’apaise. Elle me calme, elle me régénère et après, je me sens bien.
    L’autre hoche la tête d’un air parfaitement entendu. La première ajoute encore dans un souffle, le regard braqué sur l’avant-dernière plaque sombre :
    - Il y a que lui qui me fait rêver.
    Les visiteurs défilent devant les quatre tombes. Ils accordent un regard de politesse aux deux premières et à la quatrième, mais toute leur attention se focalise sur la troisième, celle d’Elvis Aaron Presley, mort un 16 août sur ses toilettes, son sang enrichi en alcaloïdes et en methaqualone. Les fans ont l’air tristes, mais certains paraissent presque soulagés, peut-être parce qu’ils doutaient de la réalité de la mort du Roi et que voir sa tombe rend les choses un peu plus crédibles. Tous ont des regards approbateurs pour les petits angelots, les bouquets de fleurs, les drapeaux américains et les ex-votos déposés autour de la stèle.

    La visite se termine dans la boutique souvenirs. L’entreprise Presley rentabilise la religiosité ambiante, contribue patiemment à sa recomposition et vend toute la panoplie de produits dérivés à l’effigie de la star. La femme qui boite est là, immobile devant un assortiment d’assiettes ornées d’un dessin d’Elvis période Las Vegas, combinaison blanche à petite cape et paillettes. Elle a toujours le même demi-sourire et je n’arrive toujours pas à voir à qui il est adressé.

    Ph.T.

    Ce texte inédit a paru dans le numéro 69 du Passe-Muraille, d’avril 2006.
    Philippe Testa est l’auteur de Far-West / Extrême-Orient, récit de voyage paru aux éditions Navarino.



  • La parade des intellos


    L’Auteur démasqué (10)

    Ce texte est extrait du recueil de Charles Bukowski intitulé Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, illustré par Robert Crumb et publié chez Grasset en 1999. Nul n'a résolu cette énigme, pourtant à la portée de n'importe quel traîne-patins...


    « Hummm… Je me sens quelque peu bizarroïde ce soir. Je pense à Maxime Gorki. Pourquoi ? Je l’ignore. Sinon qu’il me semble que Gorki n’a jamais existé. Alors que, pour d’autres écrivains, aucun doute, ils ont fait leur tour de piste. Tourgueniev ou D.H. Lawrence, par exemple. Dans le cas d’Hemingway, j’oscille entre la perplexité et la certitude. Certes, il est passé parmi nous, mais seulement par épisodes. Bon mais Gorki ? Il a écrit des choses fortes. Avant la Révolution. Mais tout de suite après il s’est affadi. Il n’avait plus grand-chose sur quoi planter ses crocs. A l’image des pacifistes qui ont besoin d’une guerre pour reprendre du poil de la bête. Ils sont quelques-uns comme ça à avoir fait la preuve de leur talent au cours de manifestations contre la guerre. Mais une fois qu’elles ont pris fin, ils se sont retrouvés sans emploi. Prenez la Guerre du Golfe, un groupe de romanciers et de poètes avait mijoté une grade manif contre Bush : discours et poèmes en ordre de marche. Ils étaient fins prêts. Mais, soudain voilà que la guerre s’arrête. La manif est reportée d’une semaine. Sauf qu’ils vont, dans l’entre-deux, s’empresser de déclarer forfait. Car une seule chose les avait motivés : parader en tête, Plastronner sur le devant de la scène. La guerre leur est nécessaire, Dans leur genre, ils me font penser à l’Indien qui danse pour que tombe la pluie. Moi aussi, je suis contre les guerres. Je l’ai été longtemps avant que le pacifisme devienne chicos, le must absolu, en un mot la propriété des intellos. Au fond, je subodore du louche sous le courage des neuf dixièmes de ces professionnels de l’anti-guerre comme je doute du bien-fondé de leur motivations. Entre Gorki et ces gens-là, quoi de commun ? Ne vous cassez pas la tête, ça n’en vaut pas la peine… »

    Bukowski au jacuzzi, vu par Crumb.

  • Si j'étais riche...

    L'Auteur démasqué (9)


    Cet extrait ravissant est évidemment tiré de L'Institut Benjamenta, de Robert Walser, disponible dans la collection L'Imaginaire de Gallimard, avec une préface de Marthe Robert. Bruno seul l'a identifié mais s'est abstenu de donner ici la réponse pour couper au délit d'initié gravement puni dans le jeu papou. Il recevra néanmoins un livre de la collection Harlquin propre à le distraire de trop sévères études à Bâle sur le Rhin.


    « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or ».

  • Les aubes nécessaires


    L’Auteur démasqué (8)

    Ce texte est extrait de Merci de Daniel Pennac, paru chez Gallimard en 2004. Joël a identifié l'Auteur, mais  comme il est récidiviste notoire, le jeu papou lui sera interdit pour trois tours. En revanche il recevra le livre promis. 

    « Ô le bonheur des petits matins quand l’idée vous fait jaillir du lit… Parce que ce n’est pas le coq qui vous réveille, ni le passage des poubelles… Ce n’est pas non plus la perspective du prix ou l’ambition de laisser une trace… C’est l’urgence de ce petit coup de burin auquel vous songiez en vous endormant… cette touche d’ocre rouge dans le coin droit de votre toile, là-haut… Voilà ce qui vous fait sauter du lit ! Le son entêtant d’une note qui promet l’harmonie… ce petit rien de plume, une virgule, peut-être, une simple virgule… une nuance essentielle… le minuscule de l’œuvre… trois fois rien… juste la nécessité… Dieu de Dieu, la beauté de ces aubes nécessaires, dans la maison qui dort… »

  • Le souk de la lecture

     

    Au 20e Salon du livre de Genève
     Le 20e Salon international du livre et de la presse de Genève a fermé hier ses portes sur un bilan qui conforte ses initiateurs, à commencer par Pierre-Marcel Favre, réjouissant également tous ceux qui sont attachés au livre, à l’écrit ou à l’échange sous ses multiples formes. Une fois de plus, des milliers de lecteurs de toute provenance sociale, de joyeux essaims de mômes piailleurs déboulant à l’enseigne de la  Bataille des livres (formidable incitation à la lecture qui se déploie sur toute l’année), des éditeurs et des auteurs ont afflué dans cette immense librairie-souk maintes fois critiquée par son agrégat baroque où bouquins et babioles, graves débats et animations bruyantes voisinent plus ou moins harmonieusement.
    Le Salon du livre de Genève n’a jamais été celui des « purs » lettrés, et d’ailleurs jamais il n’aurait survécu dans un concept aussi élitiste. En jouant sur la multiplicité des offres, toutes pourtant liées aux curiosités de la lecture et de la communication, de l’art et de la culture au sens le plus large, cette manifestation, qui a aussi su échapper au  style comices agricoles et touristiques de certains salons provinciaux de l’Hexagone, est parvenue à survivre vaille que vaille et même à s’améliorer, à certains égards, en attirant bon an mal an plus de 100.000 visiteurs.
    Cette vingtième édition s’inscrivait dans un contexte plutôt inquiétant pour les professionnels du livre, et notamment pour les libraires indépendants. Ceux-ci, faute de moyens, ont parfois considéré le Salon de Genève d’un œil défavorable, au point d’organiser certaine année un contre-salon en ville. Or voici que, signe des temps (40 librairies romandes ont disparu depuis 2001) le Cercle de la librairie et de l’édition genevois, rassemblant une quinzaine d’enseignes et soutenu par les instances officielles, a choisi de se présenter en force et de relancer, entre autres, le débat sur le prix réglementé du livre.
    Cette initiative ne devrait-elle pas inspirer une action plus concertée de l’ensemble des libraires romands ? C’est la question qu’on pouvait se poser aussi, intéressant alors les éditeurs et les auteurs de notre pays, en découvrant le travail remarquable qui se fait à l’enseigne du Centre régional du livre de Franche-Comté, hôte régional d’honneur.
    « Le salut est dans la culture », lit-on dans le dernier roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, dont une lettre ouverte plus récente à ses compatriotes (Poste restante : Alger, Gallimard 2006), vibrant plaidoyer anti-obscurantisme, serait interdit depuis peu par la censure algérienne. Ecrivain admirable, et d’un courage civique exemplaire, l’auteur de l’inoubliable Serment des barbares était à Genève avec quelques-uns de ses pairs, malgré l’opprobre officiel.
    Egalement de passage au Salon de Genève, la romancière iranienne Chahdortt Djavann rappelait que la lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres.
    On peut certes dauber sur la « décadence » de la culture actuelle, la littérature qui n’est plus « ça », les jeunes qui ne lisent plus ou la langue française qui f… le camp et autres litanies. Or l’agora que constitue le Salon du livre laisse entrevoir de multiples autres signes, à commencer par ceci : que le gout de lire, modeste curiosité ou passion vorace, a fait que des milliers de gens se sont déplacés, pour se rencontrer parfois, avant de repartir avec ce bien précieux qu’est un nouveau livre.


    « La lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres. »

  • Un vrai de vrai

    Rencontre de Boualem Sansal

    A La Désirade, ce lundi 1er mai. – C’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment mieux résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence probe et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai : voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, à propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera jamais pousser la barbe par opportunisme ni ne cautionnera jamais le mensonge ou l’injustice. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la Banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire ledit rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, qui nourrissent ses quatre romans, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de vraie conversation. Sur quoi je me réjouis de retranscrire notre long entretien, qui me semble substantiel, passionnant et non moins inquiétant pour l'avenir de l'Algérie, Boualem Sansal n'étant pas du genre à dorer la pilule.