Dans le TGV, ce jeudi soir 11 mai. – A l’instant nous traversons la Saône. Mais non : à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou bien à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.
A l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté Vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la Vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire dans laquelle Hitler éructa ses premiers discours… Et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… Puis voilà que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur de nouveau compagnonnage m’annonce la mort, la nuit passée, de son père…
Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même temps, un instant et me revient le sourire méfiant-songeur-mutin d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvons, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable nous félicite tous deux, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le maigre jus un peu méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en lointains bleutés…
Commentaires
Waaaah... C'est beau ! Et moi qui ne le vois que trois jours après... Je ne sais pas comment vous arrivez à faire tant de choses et voir tant de gens en une journée, avec les bonus en plus, style Cossery rien que ça... Je vous embrasse, Jean-Louis !