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  • D'îles en elles

    medium_Milce.jpg A propos d''Un archipel dans mon bain, de Jean-Euphèle Milcé

     

            Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-Euphèle Milcé sait dire beaucoup en peu de mots. Condenser : l’art du poète. La promesse de son premier roman, L’Alphabet des nuits, est tenue dans le second, Un archipel dans mon bain, autant par le choix des thèmes que par la qualité de l’écriture – cette recherche constante de la tournure nouvelle, de la phrase courte mais habitée, du mot juste, autant dans son sens que dans sa sonorité.        

    Evita se raconte au présent. À « quarante ans et quelques centimes », veuve d’un riche peintre « mort artiste et amoureux absolus », elle s’ennuie dans sa tristesse, en « un jour qui s’enroule méthodiquement dans mille aunes de chagrin ». Mais une courte lettre anonyme la force à avouer qu’elle a menti à propos de son passé. Non, elle n’a pas connu ses parents, qui ne possédaient certainement ni galerie à Londres, ni résidence secondaire en Grèce. Elle n’a pas de diplôme, n’a pas appris de métier. Et n’a vécu son enfance que « par saisons désaccordées ».

     

            En parallèle nous est contée l’arrivée à Genève de Marie Raymonde, jeune femme née sur l’île bretonne d’Ouessant, qui débarque « avec un embryon de rêve » dans cette « ville de nulle part, de nulle appartenance », puis galère dans un bistrot jusqu'à être engagée dans une douteuse « agence de mannequins ».

     

            Les chapitres développent en alternance ces deux histoires qui avancent ainsi côte à côte, jusqu’à se rejoindre, puisque l'on finit par comprendre que Marie Raymonde n'est personne d'autre qu'Evita, vingt ans plus tôt. 

            Retour au présent, où Evita, « déesse de la lubie », se cherche une île sur la carte du monde, un endroit où ranger son enfance et, peut-être, placer son futur. Et c’est Haïti qu’elle choisit – à moins que ce ne soit Haïti qui la choisisse. Elle quitte la maison de « ce village vaudois » où elle est arrivée après avoir changé de nom, quitte le jardin gigantesque, les amis de feu son mari, et elle s’envole de l’autre côté de l’Atlantique.

           C’est là que se déroule la deuxième partie du livre. En Haïti. On retrouve alors encore plus franchement ce regard sombre et cette langue attentive, inventive, qui dominaient dans le premier roman de l’auteur. Il y a cependant modulation, car contrairement à Assaël, le narrateur de L’Alphabet des nuits, Evita est Blanche, son passeport est français, et c’est une femme, ce qui change considérablement la manière d’appréhender le monde. Assaël était Haïtien, errait donc dans ses propres terres, nous en montrait les révoltes et les peurs intestines. Evita arrive de l’extérieur, elle découvre en même temps que nous « un pays à travers ses malheurs entrelacés ». Mais Port-au-Prince reste Port-au-Prince, un « espace qui a perdu son destin de capitale », une « ville déchue qui traverse ses jours et ses nuits sans véritable rancune », qui porte toujours « les traces d’une ancienne grandeur ». 

            À travers trois personnages (« l’ancêtre » d'Evita, « l’arrière-grand-oncle » et celui qui « aurait pu être le grand-père ») à peine plus qu’esquissés en de courts chapitres et que l’on sent pourtant bien vivants, Milcé développe une belle réflexion sur la filiation, la mémoire, l’histoire universelle dans laquelle se fondent les histoires personnelles, les déchirements et les renouements avec des passés plus ou moins ensevelis, et puis ce thème éternel de l’errance. « En réalité, la vraie histoire n’est que celle qui nous convient. Et le reste s’identifie à l’oubli. Au patrimoine. ». Trois hommes qui ont la double fonction d’éclairer chacun un certain pan de l’Histoire, et de nous mener à travers les siècles jusqu’à Evita, puis à sa fille. Ils sont les « racines voyageuses, avaleuses de kilomètres », ballottés entre deux îles – Ouessant et Haïti –, traversant inlassablement l’Océan écartelé « entre deux continents. Deux mondes ». La généalogie, cet art « de nouer ficelles, câbles, lignes de sisal, fils de nylon, cordes de chanvre entre eux », s’exprime ici dans ce qu’elle a de plus beau et fascinant – l’ancêtre et sa descendance écorchés au fil barbelé de l’histoire du monde, qui s’y accrochent quand même, malgré tout, parce qu’ils n’ont pas le choix. 

            L’île, c’est l’unité qui tente de se faire une place dans l’archipel impitoyable, c’est ce morceau de terre au milieu des eaux qui lutte pour ne pas s’effondrer ni se laisser engloutir, tout en se demandant quel est le volcan qui, jadis, l’a craché au monde. L’île, dans ce roman, c’est Ouessant, c’est Genève, c’est bien sûr Haïti, et puis c’est Marie Raymonde qui deviendra Evita, c’est la petite Gaëlle, sa fille… Toutes ces îles qui forment les « éléments épars d’une tentative d’espoir ».

     

    Bruno Pellegrino

    Jean-Euphèle Milcé, Un archipel dans mon bain, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages.

     

    Cet article est à paraître dans la dernière livraison du Passe-Muraille de juillet 2006.

  • Pourquoi je relis (souvent) André Hardellet

    medium_Hardellet2.jpgComment rencontre-t-on un écrivain ? Dans mon cas, ce fut par une photographie. Robert Doisneau venait de publier un livre de portraits de personnalités connues parmi lesquelles Jacques Prévert, à qui je vouais un culte tout particulier pour ses dialogues des Enfants du paradis et pour son recueil de poésie Paroles, classé pourtant parmi les poètes mineurs par mon professeur de lycée (contre qui je garde, depuis, une dent  toute particulière). Parmi ces portraits en mode mineur ou majeur, un seul m’était inconnu. De la droite de la photographie noir et blanc, un mec moustachu, cheveux courts, la cinquantaine, chemise sombre élégante, gauloise bleue allumée entre l’index et le majeur de la main droite, se penchait vers moi l’air de dire «  Eh, petit, tu ne me remets pas ? ». Intrigué, je suis allé consulter le dictionnaire qui m’a appris que le type goguenard qui semblait me dévisager, André Hardellet, était écrivain et qu’il avait publié des poèmes (les Chasseurs) et des romans (Le Seuil du jardin ; Lourdes, lentes… ; Le Parc des Archers). Comme à mon habitude (salut Jacques Roman !), j’ai tout acheté ce qui était encore disponible dans le commerce (bien peu de choses avant 1990) et ai mis mon libraire de deuxième main en chasse. Bien m’en a pris : celui-ci me trouvait coup sur coup tous les titres cités plus haut ainsi que Lady Long Solo, splendide évocation illustrée par Serge Bajan. Immédiatement, ce sont les Chasseurs qui m’ont conquis, peut-être aussi parce que la version en poche est illustrée d’un tableau de René Magritte que j’admire par-dessus tout. Je me suis retrouvé plongé dans un état de rêve éveillé, une sorte de temps retrouvé. D’ailleurs, Hardellet adore Proust (moi aussi) qu’il a lu, dit-il, comme un roman policier. Il rend d’ailleurs hommage à l’athlète de la chambre en liège à plusieurs reprises, par exemple en commençant précisément Lourdes, lentes… par la même phrase que celle du début de la Recherche. C’est d’ailleurs pour ce roman qu’il se fait traîner devant les tribunaux  sur plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille et se fait condamner (en 1973 !) pour outrages aux bonnes moeurs, malgré des témoins comme Julien Gracq ou le prince Murat. Plutôt que de s’offusquer d’un érotisme somme toute léger, un critique intelligent, comme Jean-Marc Rodrigues, y voit d’abord de nouvelles approches des territoires enchantés de l’innocence. Hardellet me sert souvent de guide, me parle de ses explorations de territoires interdits, envahis par les herbes folles où se perdent les jockeys de Magritte et que des chasseurs arpentent, dans une brume trompeuse. A ce propos, le début des années 90 m’a permis de lire, chez l’Arpenteur justement, l’œuvre complet de l’alchimiste Hardellet en 3 volumes. Un régal. J’y ai découvert Serge Gainsbourg en tueur de vieilles dames, Guy Béart et son Bal chez Temporel,  mais aussi des photos avec Albert Simonin (ah, relire Du mouron pour les petits oiseaux ou Le cave se rebiffe !), René Fallet et… un raton laveur.

    J’y ai, plus sérieusement, savouré toute une série d’œuvres poétiques que je ne connaissais pas comme L’Essuyeur de tempêtes, par exemple, qui regroupe des métiers, plus improbables les uns que les autres : L’expression « essuyer une tempête » remonte à la plus haute antiquité. (…). Mon grand-père Beaujolais-la-Pivoine n’essuyait pas les tempêtes à proprement parler ; il ne s’occupait généralement que des «  grains », des bourrasques modestes, mais il les traitait de la même manière. Une fois pourtant, entre Epineuil et Sainte-Agathe (j’avais sept ou huit ans), il me montra une tempête allongée sur une prairie et qu’il venait de « terminer ». Elle était tellement propre, briquée et transparente, que vous auriez juré qu’il n’y avait rien là, devant vous. J’écarquillais mes yeux d’enfant ; Beaujolais me dit : « Elle va r’partir, maint’nant, quasiment toute neuve ».

    Si je relis volontiers chaque texte de Hardellet, pour son climat d’écriture particulier, je reste toujours abasourdi par les trouvailles des Chasseurs, surtout dans son répertoire :

    Campagnol. Va-t’en le chercher dans les forêts de paille ou sur un tapis de Turquie.

    Saltimbanques. Crépusculaires, un doigt sur la bouche, ils connaissent le chemin du val et du bal.

    Croquemitaine. « Viens, lui dit-elle, tu dois subir ta punition. » Un ogre en laine, un épouvantail ambulant.

    Elle le conduisit dans le cabinet noir qui sentait l’encaustique et poussa le verrou. Elle ôta ses défroques, s’épanouit, délaça son odeur. Puis, lentement, avec précaution, elle guida sa main neuve.

    Il n’a jamais vu son visage – mais c’était la plus belle d’entre toutes. Et, depuis, il la cherche partout à tâtons.

    Alors, je m’en vais flâner dans des toiles comme l’Empire des lumières, le Domaine d’Arnheim ou celles de Paul Delvaux. Je rencontre Labrunie, Mac Orlan, Peter Ibbetson et je marche dans un Paris, vide soudain, à la recherche de découvertes inattendues. Je reviens ensuite dans notre monde, un peu étourdi, et, pour sur-vivre, j’essaie, parfois avec difficulté, de suivre les conseils que Lady Long Solo laissa un jour à André Hardellet, avec un bouquet de violettes, tellement sombres qu’elles en paraissaient noires : « Prends patience ». La lecture se poursuit…

     Jean Perrenoud

    Ce texte est à paraître dans la livraison du Passe-Muraille de juillet 2006, No70.

  • L’Afrique en ses confessions urbaines

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    Sur Verre cassé d’Alain Mabanckou

    Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, à tort ou à raison, entre deux grains de chapelets, rêvent d’une littérature francophone africaine moins balafrée. Les histoires d’enfants-soldats, les accouplements des esprits divers et des animaux sages à midi pile dans la savane, les machettes rouillées par le sang séché, la route sans borne des déplacés ont honorablement traversé un bon demi siècle.
    Pour combler le vide entre deux rentrées littéraires, pour légitimer la françafrique et les festivals de rédemption, aussi pour les besoins d’une politique éditoriale exotique et ghettoïsante, Continent Noir, l’Harmattan, Présence Africaine, entre autres, nous en ont gavé. Nous ont servi l’excellent et le pire. Reconnaissance et complaisance. Littérature et folklore. Grands livres et commerce.
    Sans crier à la rupture, une nouvelle génération d’écrivains africains nous propose, en toute fantaisie, la découverte d’une Afrique assumant, tant bien que mal, la redéfinition sauvage des espaces de regroupement des collectivités, de transmission des savoirs et de l’organisation utile du travail.
    Alain Mabanckou est sans doute actuellement l’écrivain africain le plus décomplexé. Vagabond de quarante ans, il est habité par trois continents. On le rencontre aussi à l’aise en Afrique d’où il vient (Congo-Brazaville), en France où il a fait une partie de ses études et travaillé un temps et aux Etats-Unis où il enseigne la littérature africaine.
    Son dernier roman Verre Cassé est un miracle à la fois naïf et maîtrisé.
    Un picoleur, grand raté et inconscient du verdict de la Société, accepte le mandat, à la bonne manière africaine, de consigner dans un cahier les déchéances et les déchirures d’une bande d’éclopés de la vie, clients du bar « le crédit a voyagé ». L’Afrique se présente dans son urbanité fantastique. Les chagrins immunisés qui nagent au dessus des flots d’alcool. Les prostituées qui monnayent l’affection, les déracinés, les refoulés de la France. Un sodomisé en prison oublie qu’il porte des couches depuis. Ca parle. Ca pisse derrière le comptoir. Ca pue. Le patron fait des affaires. La vie comme une tique malveillante s’accroche aux clients.
    Une ville congolaise crachote sans pudeur des intrigues de palais, défie le pouvoir des marabouts, coupe la parole au refoulé qui a imprimé des histoires et des photos de gens « sérieux » pour le compte de Paris-Match. On s’invite sans difficultés dans un monde de coups bas (familles déréglées, abus dans la fonction publique), de comptes à régler. Aujourd’hui. Demain.
    Verre cassé est une fête jusqu’au petit jour. Une beuverie désinhibée des convenances. Les voix fusent multiples, discontinues dans un débit diluvien. Et le lecteur se laisse emporter par les ragots, l’ironie, la malfaisance, les regrets et les projets. L’ambiance est joyeuse : « les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le contraire lorsqu’on est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à boire et à boire encore jusqu’à devenir le prisonnier des vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-même et du Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde que je répétais à mes élèves lorsque j’étais un homme pareil aux autres »
    Après Bleu-Blanc-Rouge, les Petits-Fils nègres de Vercingétorix et African Psycho, Alain Mabanckou rassure son lectorat avec Verre Cassé. La construction du texte est périlleuse. Ponctué qu’avec des virgules. Sans séparateurs de phrases. Des minuscules au début des paragraphes. Pourtant le texte se laisse lire du début à la fin.
    Malgré l’intention –trop perceptible- de mettre en évidence, dans le texte, la mémoire littéraire (en réalité, classique) du professeur de littérature qu’il est, Alain Mabanckou nous ouvre les portes d’un tout grand univers. Son écriture est juste, moderne et majeure. Verre Cassé est à lire en toutes saisons.
    Jean-Euphèle Milcé
    Alain Mabanckou. Verre Cassé, Seuil, Paris, 2005.

    Cet article est à paraître dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, no 70.

  • Guignol's band bis

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    A propos d’Entre les murs de François Bégaudeau

    On connaît l'antienne: l'école publique, en Europe, est un vaste chantier où les expériences les plus saugrenues sont encouragées au nom de... Les responsables sont fébriles. Après le laxisme, retour à l'autoritarisme. On crée des commissions pour rédiger des règlements: si la casquette n'est pas autorisée, le bandana le sera-t-il? Perplexité des intervenants. Si le mot clitoris est régulièrement tracé au feutre indélébile sur les pupitres, quelle stratégie adopter pour éradiquer cette mauvaise habitude? Y a des profs qui s'en foutent! hurle une débutante. Le principal la rassure: S'ils ne jouent pas le jeu, tu nous les signales, on leur fera comprendre!

    C'est exactement ce que pourrait raconter François Bégaudeau dans son dernier livre Entre les murs. Mais le pessimisme et le regard désabusé ne sont plus de mise. Le créneau a été pris trop souvent: Altschull, Barrot, Capel, Boutonnet, Kuntz, Milner, Michéa, Lurçat, Goyet... Tout le monde est au courant: on a cassé l'école républicaine, l'enseignement a été vidé de sa substance, l'horreur pédagogique a triomphé. Et pourtant, les ados continuent de fréquenter ces étranges lieux de vie, certains parents continuent d'assister à des réunions et de signer des carnets scolaires, les profs continuent d'évaluer le comportement des jeunes, d'écouter l'Autre, d'élever la voix, de corriger des textes argumentatifs. Des profs au crâne rasé, percings dans les sourcils et au bord des oreilles, jean déchiré, qui tombent en extase devant Matrix et Narnja, écoutent le même rap que leurs élèves, portent le même sweat que leurs élèves, sur lequel un vampire décrète Apocalypse now! Des profs qui, malgré la platitude de leurs propos et leur orthographe déficiente, se prennent très au sérieux. Voyons! Leur mission est d'éduquer! Souleymane, Youssouf, Djibril et Hadia ne savent pas pourquoi ils vont à l'école. Après que... suivi du subjonctif ou de l'indicatif? Peu leur chaut. Et pourtant... Quand Aïcha décide d'y aller, c'est toujours avec une heure de retard... Or Ming se prend au jeu: les temps du récit au passé, ça l'intéresse... Et dans la salle dite des maîtres, Gilles avale son second Lexomil, Elodie lit son horoscope dans un journal. Le principal affirme qu'il faut rentabiliser les heures de français. Il ouvre des pistes de réflexion. Il propose de changer les horaires fixés par son prédécesseur... On se croirait dans une farce... On imagine Céline mettant en scène cette bande de guignols: le perpétuel boudeur qui refuse de tomber sa capuche, celle qui va se plaindre de la dureté d'un prof auprès de la nouvelle psy, l'enseignante d'histoire bien fringuée qui fait la morale "avec une miette de pepito collée à la lèvre inférieure". Le vacarme, la gabegie, la difficile transmission du sens des mots, les acrobaties chaplinesques du pion se contorsionnant entre les cultures, les règles de grammaire, les races, les règles de vie, les droits de l'homme et les montagnes d'emmerdements, la componction compatissante du conseiller social faisant la collecte pour payer les frais d'enterrement du père de Salimata, les coups de pied de l'intendant dans la photocopieuse, le racisme anti-Blanc des enfants de victimes du colonialisme français, la "pétasse" qui lit La République offrent un matériau idéal pour construire un roman.

    Viens, on va regarder la télé! dit un père à sa fille qui se sent obligée de voir avec lui les tétons énormes, les cuisses qui s'ouvrent, le membre turgescent. Quant à Soumaya, elle préfère regarder la télé en Egypte, parce que là-bas,"on est tranquille, on n'a pas toujours la main sur la télécommande des fois qu' y aurait du sexe". Excellent sujet pour débattre, exprimer un désaccord, écouter l'Autre, transmettre des valeurs et produire, in fine, un texte argumentatif. Mais un récalcitrant casse l'ambiance. Il trouve que, le onze septembre, ils ont eu raison de planter les avions dans les tours. Alors là, trop c'est trop! Carnet de correspondance! Il est convoqué chez la psy. Elle aurait passé un contrat avec lui. Il ne devra plus dire... Et voilà que le sang a pissé. Souleymane a frappé un camarade. L'encapuchonné doit comparaître devant un conseil de discipline. L'éducatrice lui trouve des circonstances atténuantes: le père vient de...

    On l'aura compris, ce qui intéresse Bégaudeau, ce sont surtout les chaînes sonores qui se croisent dans ce lieu déterritorialisé qu'est l'école publique actuelle. Il scrute attentivement et passionnément une langue vivante qui s'articule au plus près des pulsions. Pour capter les ondes émotives, il transcrit les tics langagiers, les éructations et les mélodies dans son laboratoire, chambre d'échos où le lecteur perçoit les voix claires ou enrouées de Khoumba, Gibran et Jiajia, toutes ces affirmations maladroites, ces phrases syncopées et ces hoquets de rage voués à l'oubli, ce non-dit où prolifèrent les germes de ressentiment, d'aigreur, de haine et de violence... La meilleure posture à adopter devant ce sidérant lieu de vie ou hôpital de jour que les décideurs de Bruxelles nomment Ecole-Santé (sic) est sans doute celle de l'écrivain: montrer les choses avec précision et légèreté, ne pas les commenter. En cela, l'entreprise de Bégaudeau est parfaitement réussie.

    Antonin Moeri

    François Bégaudeau: Entre les murs.Editions Verticales 2006

    Ce texte est à paraître dans le numéro 70 du Passe-Muraille

    Photo: Hélène Tobler

     

  • Chippendale

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    Elles rient comme des folles paniquées et cela fait fondre mon tendre coeur de pro. Du coup je les rassure: ne vous méprenez point Madame Public, je ne suis pas la brute que vous imaginez, et c’est pourquoi je m’en vais vous en donner plus que votre content.

    Je suis le nu qui s’offre tout aux sinistrées que vous êtes. Non seulement vous aurez droit à la vue intégrale, mais au sentir, au palper, au goûter, je vais vous soulever de vos sièges et faire de votre assemblée d’inapaisées une seule vague ascendante.

    Nous n’aurons même pas besoin de dire les mots: je vous ..., vous me ..., je vous ferai ..., vous me ferez..., je vous la... dans le ... et vous me le ... dans la ...

    Naturellement votre peur m’excite, et mon état fait alors redoubler vos cris, mais ne craignez point la chose, ce n’est que le doigt d’un dieu bonne pâte, allez, on vous a fait la vie difficile, prenez donc, attrapez, tenez, serrez, faites ce qui vous botte !

  • Les esclaves de Troie



    Une arnaque hollywoodienne

    Partis pour la gloire, les « balèzes » Bulgares ferraillant dans les batailles de Troie estiment avoir été exploités. Krassimir Terzev leur donne la parole…

    Dure dure est parfois la condition de figurant : c’est ce qu’auront découvert 300 jeunes Bulgares sélectionnés pour constituer le noyau dur des guerriers dans le film Troie de Wolfgang Petersen, budgeté à 185 millions de dollars. Un tournage au Mexique, la perspective de côtoyer Brad Pitt et l’éventualité d’être remarqué: l’aventure faisait rêver, qui allait tourner au cauchemar.
    C’est cette désillusion qu’illustre Krassimir Terziev avec Battles of Troy, production helvético-bulgare combinant des témoignages recueillis en 2005 à Sofia, trois ans après le tournage, et des fragments de vidéos ou de photos captées sur place par les intéressés. Premier contraste avec les flamboyantes scènes de Troie : le côté artisanal, faute de moyens, de ce making of « clandestin » mais combien édifiant, dont les « acteurs » colorent l’amère leçon de bon naturel et d’humour gouailleur. « Tant de peine pour rien », lance l’un en se cherchant en vain dans les mêlées du film, mais tel autre s’y sera vu mourir deux fois (astuce de montage), alors que la plupart se disent déçus voire floués.
    Si l’expérience est connue des figurants de cinéma, celle que vivent les Bulgares, choisis pour leur forme physique et leurs têtes de Méditerranéens, est particulièrement humiliante. D’abord reçus en « tombeurs » craquants, ils apprendront bientôt qu’ils coûtent moins cher à la production que les chevaux (12 dollars par jour, jusqu’à une grève qui leur fait obtenir 22 dollars) avant de tâter de l’enfer du tournage. Entraînés par des militaires, ils passeront plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb (seuls les chevaux ont des tentes pour s’abriter), les plus fragiles perdant connaissance, illico remplacés. Plus rudes encore : les fameuses batailles, durant lesquelles les membres brisés seront légion, sans compter les combats hors-tournage entre Bulgares et Mexicains…
    Bref, sans relever de l’acte d’accusation, Battles of Troy n’en a pas moins valeur de témoignage drôle-acide sur certaines pratiques de l’empire hollywoodien, qui a ses « esclaves » à l’antique façon…

    Nyon. Festival Visions du réel. Battles of Troy. Europlex-Capitole 1, le 28 avril à 16h.30. Reprise le 29 avril au Capitole 2. Programme complet sur le site : www.visionsdureel.ch
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 27 avril.

  • Petite musique du soir

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    En lisant Le club des pantouflards de Christian Cotttet-Emard

    Je me demandais si j’aurais le temps, avant le match, de lire ce petit livre reçu ce matin, mais à peine l’ai-je commencé que la question valdinguait: le bouquin paru à l’enseigne de la collection Petite Nuit m’a bel et bien scotché. Ainsi sont les véritables écrivains, qui vous tiennent par le bout de la phrase et ne vous lâchent plus que vous ne les ayez lus jusqu’au bout.
    C’est au charme que Christian Cottet-Emard nous attrape : je l’avais ressenti une première fois dans un livre sentant bon la littérature, le réalisme magique des Italiens ou des Belges, quelque chose de peu français en tout cas, sauf le délié de la phrase et cette musique précise mais un peu voilée de nostalgie. Le grand variable était à vrai dire une espèce de roman-poème, entre le rêve et l’irréalité, et déjà le lyrisme mélancolique et la fantaisie inventive de l’auteur m’avaient séduit tout en douceur.
    Or on retrouve, avec sa neige lyonnaise, cette atmosphère dans Le club des pantouflards, d’une ligne pourtant plus claire et d’un humour plus enjoué à l’anglaise (on pense évidemment à Jerome K. Jerome et au Chesterton du Club des métiers bizarres), où tout semble s’arranger mais pour la perte du chômeur Effron Nuvem qu’a gravement compromis un notable en l’introduisant au club des pantouflards alors que, jusque-là, il se contentait de lire Gogol en savourant ses sardines portugaise Roses de France.
    On n’est pas loin de Vialatte non plus mais avec un ton qui n’est que de Cottet-Emard, autant que ses phrases et ses détails, ses malices et sa tendre attention aux choses et aux gens, aux saveurs et aux bonheurs que ménagent l’apéro Suze-cassis ou le cigare de fin de matinée.
    Tout à l’heure il y aura le match à la télé. J’espère sincèrement que la France se fera brosser par les Togolais. Je le dis en clignant de l’œil à l’ami Bona Mangangu, dont je parlerai demain du livre remarquable qu’il a publié de son côté, évoquant le pays de son enfance avec un lyrisme de vrai poète et une virulence d’amant déçu, dans une langue flamboyante et sans s’aveugler sur les douleurs de son cher Congo.
    D’un absurde l’autre, nous revoici, un quart d’heure avant le délire national et multi, chez Gogol « à Vaise et ailleurs », dans ce drôle de monde où se faire avaler sa carte de crédit par une machine suffit à vous priver d’identité. Nous autres, nous savons pourtant qui nous sommes, avec ou sans carte de crédit, nous les empantouflés de la vie…
    Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta, coll. Petite nuit, 73p.

  • Le dernier adieu

    medium_Roud0001.JPGL’Auteur démasqué (22)

    Cet extrait est tiré de Requiem de Gustave Roud, que personne n'a identifié.

    Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
    La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)

    Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.

    Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
    Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus.

  • Dans l'esprit de Zazie

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    Editrice responsable de l’originale collection littéraire de Buchet-Chastel, Pascale Gautier est également écrivain. Son dernier livre, Fol accès de gaîté, est un régal d’humour acidulé à la Queneau.

    Une édition littéraire de qualité peut-elle survivre à Paris hors des grandes maisons ? Constituer un nouveau catalogue affirmant une « patte » reconnaissable est-il encore possible ? Et la fonction de directeur littéraire peut-elle se concilier avec le travail de l’écrivain ? A ces trois questions, Pascale Gautier répond sans ostentation, à la fois par les livres qu’elle édite et par ceux qu’elle écrit. Si la littérature – lecture et écriture alternées – est une passion personnelle de longue date chez elle, dans une optique qui n’a jamais été académique, c’est en outre « sur le tas » qu’elle a appris son métier d’éditrice, à des enseignes plutôt « commerciales » puisqu’elle a passé, notamment, de Fixot au Rocher, où le premier critère de la (sur)production relevait de la rentabilité plus que de la qualité littéraire. Autant dire que se voir confier, au tournant de l’an 2000, la responsabilité d’une nouvelle collection de littérature dans une maison à la vénérable enseigne (Buchet-Chastel) mais en voie de complète restauration par la volonté d’une bonne fée… suissesse (Vera Michalski), aura représenté à la fois un beau cadeau et un sacré défi.« J’avais envie de défendre, à l’écart des modes et d’un certain maniérisme désincarné, une littérature qui soit à la fois savoureuse et de qualité, jouant sur l’esprit du conte et la fantaisie, l’imagination et la vitalité, l’insolence et les constructions originales, dans l’esprit de Raymond Queneau dont je me suis toujours sentie proche. »Saluant au passage la pleine liberté de choix que lui laisse Vera Michalski, Pascale Gautier souligne également la satisfaction que représente le fait de ne pas être harcelée en sorte de « faire du chiffre ». Dans la foulée, rappelons  que le nouveau Buchet-Chastel, comme les éditions Phébus et Noir sur Blanc, fleurons du groupe Libella que dirige Vera Michalski, bénéficient des  moyens personnels considérables de celle-ci (héritière de l’empire Hoffman-Laroche), qui prouve du moins qu’on peut être très riche et non moins attaché à la défense de la meilleure littérature.

    De fait, les connaisseurs auront tôt fait de reconnaître à la fois l’air de famille et la variété, mais surtout les  qualités de style propres aux écrivains découverts et défendus par Pascale Gautier dans sa collection vert pâle. « Nos auteurs sont souvent des raconteurs d’histoires autant que des amoureux de la langue française », poursuit-elle en citant au passage les noms de Joël Egloff, qu’elle a emmené avec elle en quittant Le Rocher et qui a décroché le Prix du Livre Inter en 2005 pour L’étourdissement, de Cookie Allez dont Le ventre du président ou La soupière  ont révélé un talent de romancière d’une grinçante malice à la Marcel Aymé, ou encore de Xavier Houssin, prosateur d’une étincelante âpreté, de Marie-Hélène Lafon dont Le soir du chien a été très remarqué et qui revient avec de vibratiles Organes, ou enfin de  Philippe Ségur, autre révélation de la collection avec sa superbe Poétique de l’égorgeur.  Plus récemment arrivé, Daniel de Roulet n’a certes pas donné, avec L’homme qui tombe, intéressant mais un peu mince, un roman aussi original que ceux de Ségur, pas plus que le « coup médiatique » de son Dimanche à la montagne n’annonce un virage sensationnaliste de la collection. Cela étant, avec un grain de sel et le clin d’œil de Zazie, l’éditrice ne va pas  cracher dans la soupe même si l’on sent bien, sous son front têtu, que l’obsession du grand tirage n’est pas sa priorité…

     

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    Une belle échappée

     

     

    Nom de Zeus quelle envolée ! Quel feuilleton carabiné sur l’écran de la page : quelle Odyssée chez les Dubout revisités façon Reiser ou Deschiens, quelle Iliade déjantée ! On rit on pleure, et dès l’exergue puisqu’on y apprend par l’auteur que ce « fol accès de gaîté » annoncé par le titre est la définition donnée, par le Petit dictionnaire des mots retrouvés, à la digne  et non moins redoutable pratique de l’hara-kiri japonais, rarement suivie d’un happy end Ici, tout au contraire, c’est sur fond de journée bleue que l’état de la cata s’envisage par le détail avec force péripéties joyeusement désespérées : et tous à la fin s’envoleront comme de gracieuses baudruches au ciel, évoquant autant de bons bedons gazeux à la Devos… Mais revenons sur terre en attendant, dans la foulée philosophe d’un Monsieur Ploute, issu de la résidence en banlieue des Bégonias et choisi pour une occulte Mission que le lecteur, en sa candeur, suppose bénéfique à l’Humanité. En chemin saluons une Armande Du Perron De La Première Manche, produit typique  genre Vieille France à chignon serré ; un Monsieur Félix qui n’en finit pas de perdre son chien Julien ; une jeune Agata à l’avenir sentimental prometteur; enfin, parmi bien d’autres, cet adorable Achille Ploute, fils du précédent à casque de poilu doublé d’un écouteur à musique qui, devant notre monde tel qu’il est, ne pense qu’à se faire la belle, au double sens qu’on verra. Passons sur mille autres détails et trouvailles cocasses, pour dire l’essentiel : que cet envol est d’abord celui d’une écriture à la fois élégante et follement rythmée, plus grave aussi qu’il n’y paraît, souriante en sa désespérance et brodant sur le vertige d’un trou noir (notre sort mortel) une délirante histoire à gamberger en rêvant, puis rebondir en turlutant au ciel épico-poétique de Zazie.

    Pascale Gautier. Fol accès de gaîté. Editions Joëlle Losfeld, 170p.      

     

     

     

  • Eros aux doigts de rose

    medium_Alina8.jpgEntretien avec Alina Reyes

    Alina Reyes, dont le talent fut révélé en 1988 par Le boucher, et qui a publié depuis lors plus d’une vingtaine d’autres ouvrages, conjugue l’érotisme et la littérature avec un bonheur rare, mélange de délicatesse hardie, de poésie et de malice aussi. Le dernier exemple, étincelant, nous en est donné par Le carnet de Rrose, petit livre de 69 séquences en 69 pages (si,si) très denses, parfois très crues mais néanmoins pleines de grâce. Echo d’une rencontre à Paris, dans la lumière de la place Saint-Sulpice.

    - Quel a été le déclencheur du Carnet de Rrose, et quelle place particulière ce livre tient-il dans la suite de vos écrits ?
    - De temps en temps, j'éprouve le désir d'écrire un livre purement érotique ; c'est le motif, comme on dit en peinture, qui m'inspire le mieux, me donne le plus de plaisir et pour lequel sans doute je suis le plus douée. J'étais très contente du précédent, Sept nuits, écrit en sept nuits dans une parfaite solitude comme je l'aime - cette fois-là je logeais dans des bureaux vides qu'un ami m'avait prêté à Paris, dormant sur le canapé parmi des tas d'ordinateurs éteints et sous une verrière qui laissait entrer tout le ciel. J'ai eu envie de refaire un livre très court, encore plus court, encore plus condensé, tout en trouvant une nouvelle formule pour m'approcher au plus près de la vérité. Rien n'est plus artistique et excitant, pour l'esprit comme pour le corps, que la simple vérité, mais c'est justement le plus difficile à atteindre. Pour l'érotisme en particulier les auteurs sont toujours tentés d'en « rajouter » beaucoup, multipliant les exploits ou les situations extraordinaires, le nombre de partenaires etc. Tout cela ne dit au final qu'une chose : la difficulté à jouir (ou à écrire, cela revient au même), qui entraîne à la surenchère ou bien à la destruction du sujet. Ce Carnet de Rrose est le livre qui m'a le plus coûté en vérité, c'est le seul d'ailleurs que je n'ai pas encore osé offrir à mes fils aînés. Il m'est arrivé d'être beaucoup plus obscène ou violente dans mes écrits, mais la fiction justifiait l'affaire. Ici on est dans un registre cru compensé par une très grande douceur, il n'empêche que c'est moi au plus près, d'où ma pudeur quand il s'agit d'offrir ce livre. Pourtant je l'aime encore mieux que le précédent : le désir désespéré de parvenir à peindre une rose, qui était celui de la narratrice de mon premier roman Le boucher, j'ai le sentiment de l'avoir assez bien satisfait, de sentir de près le parfum du réel.
    - Comment travaillez-vous ? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie ?
    - Toute la place. Je ne fais que ça, même si bien sûr à 99% du temps ça se passe dans ma tête. J'ai deux enfants à la maison, je dois donc m'adapter à leur rythme et au rythme scolaire pour trouver le temps du travail, c'est-à-dire du silence. J'y arrive assez bien, notamment en me réservant toutes mes soirées. Autant à Paris que dans ma grange des Pyrénées c'est ce dont j'ai besoin avant tout, silence et solitude.
    - Avez-vous le sentiment d’être « classée » dans le rayon érotique, et cela vous gêne-t-il ?
    - Oui bien sûr je suis "classée", c'est une tare du temps, tout doit être à sa place, c'est flagrant en librairie ou les rayons sont de plus en plus spécialisés. Autrefois on me trouvait au rayon de littérature générale, maintenant même mes livres de littérature générale sont au rayon érotique. D'un autre côté c'est un beau défi de penser : vous aurez beau faire, vous ne m'aurez pas, et je continue, plus que jamais, d'écrire à ma guise, dans tous les "rayons" à la fois, et puis vous allez voir ce que vous allez voir !
    - De quels auteurs vous sentez-vous proche ? Les auteurs érotiques vous intéressent-ils plus que d’autres ?
    - « Auteurs érotiques », cela n'a pas grand sens il me semble. La seule distinction qui me paraisse intéressante n'est pas celle des genres mais celle qui consiste à lire en se demandant ce qui est littéraire, et pourquoi, et ce qui ne l'est pas. Je suis une grande lectrice et depuis longtemps, souvent depuis l'adolescence, je vis avec Nietzsche, Rimbaud, Kafka, Artaud entre autres. Cette année j'ai été très admirative du dernier roman de Houellebecq, La possibilité d'une île, j'ai beaucoup aimé aussi les derniers livres de Haruki Murakami et de Bret Easton Ellis, entre autres. La littérature au niveau mondial se porte très bien, voilà la meilleure nouvelle.
    - Comment ressentez-vous l’érotisation actuelle à toutes les sauces, de la publicité aux médias, et le déferlement de pornographie qui s’observe notamment sur internet ?
    - Comme une raison supplémentaire de ne pas abandonner l'image de notre corps et de notre sexualité à l'industrie, à la publicité, au porno en général, ce serait dramatique. J'apporte ma pierre blanche comme je peux, en montrant autre chose, quelque chose qui comporte du sens et de l'amour, voire une possibilité de transcendance.
    - Qu’avez-vous essentiellement envie de transmettre, en tant qu’écrivain ?
    - La vérité, par le moyen de la poésie. Je n'y suis pas encore, mais j'y travaille. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus mensonger, face au mensonge de masse jamais nous n'avons eu autant besoin d'expressions de vérités personnelles. Ce seul objectif doit suffire à créer une oeuvre, avec tout ce qu'elle peut avoir de révolutionnaire tant sur un plan politique que sur un plan poétique. Je voudrais dire à chacun : vivez en esprit de poésie, et vous changerez, nous changerons le monde !
    - Quel rapport y a-t-il, selon vous, entre érotisme et sacré ?
    - Les deux sont indissociables. Et indissociés dans toutes les religions, d'ailleurs. L'érotisme c'est l'origine, et l'origine le sacré. Nous vivons un temps violemment déspiritualisé, les religions agonisent ou sont instrumentalisées par la politique, de même que les corps humains sont instrumentalisés par le commerce (publicité, industrie du porno, trafic d'êtres humains, industrie de la fringue et de la beauté), la technique (médecine, chirurgie esthétique, trafic d'organes), la politique (corps des sportifs et des kamikazes). La pornographie, c'est-à-dire la marchandise, est partout, mais en réalité il n'y a presque plus d'érotisme, parce que l'érotisme demande de l'esprit. Ce que nous pouvons nous offrir de mieux est gratuit, c'est la conquête de l'esprit et de l'amour.

    Parole d’origine

    L’idée géniale du r doublé, suavement roulé comme à la russe ou à l’orientale, mimant le rugissement d’un petit fauve tapi ou le ronflement d’un minuscule rotor (toutes images d’ailleurs à venir dans l’évocation de cette « mécanique d’une femme »), ce double r très doucement enragé suffit à distinguer le nom de Rrose, dont on lit ici le Carnet, de la fleur du poète. Comme les enfants naissent dans les roses, la rrose, elle, est ce qui fait naître ici l’écriture d’Alina Reyes, figure individualisée de L’origine du monde selon Courbet, sexe féminin vécu et dit comme est vécu et dit le sexe masculin assimilé à une tige.
    Si «tige » et « trésor » font plus joli que la b… et les c… ordinaires, Alina Reyes ne se gêne pas pour autant d’utiliser les mots requis pour dire son plaisir de se branler ou de branler ses huit jules sauf un, sa plus troublante passion platonique. Oui, le sexe, écrit et décrit tel qu’il est, reste cru. Mais rendu à lui-même il contient aussi toute la vie possible, et c’est la grandeur de ce petit Carnet de Rrose de l’illustrer avec une sensualité qui est d’abord celle d’un style parfait, puis avec une malice mutine, une gourmandise rabelaisienne au meilleur sens du terme, une tendresse aussi, une profondeur enfin qui s’ouvre à l’entière Création belle et bonne.

    Alina Reyes, Carnet de Rrose. Robert Laffont, 69p.
    A consulter aussi, son blog littéraire : http://amainsnues.hautetfort.com/


    Cette publication constitue la version complète de l’entretien paraissant dans 24Heures le 6 juin, avec un portrait de Florian Cella.

  • Rêverie parisienne



    On fait le tour du quartier et c’est un monde. De la mansarde d’à côté j’entends les vieux Russes blancs qui s’enguirlandent. Du fond de la rue montent les mélopées entêtantes du café maure. Aux soirs de fin de semaine on est à Rome ou à Barcelone. Cependant, chaque matinée, c’est la province et la Provence qu’on retrouve rue Legendre. Le libraire taciturne a des gestes de mandarin, mais les vrais Chinois du supermarché d’à côté ne s’inclinent même pas : ils ont acquis la même morgue que les Polonais de l’épicerie où je me fournis en Krupnik, la liqueur au miel de feu qui tue de bonheur. Plus loin, à la Butte-aux-Cailles, les basses maisons chaulées m’évoquent le Mexique assoupi. C’est là-bas qu’une fin d’après-midi, place Paul-Verlaine, j’ai commencé de lire Lumière d’août de Faulkner. Ainsi me suis-je retrouvé quelque part entre Alabama et Mississippi, et c’est alors qu’il s’est mis à pleuvoir en plein soleil. Je me trouvais hors du temps, il ne me semblait pas que je pleurais, mais tout pleurait en souriant, tout était trempé, mon livre et mes vêtements, tout était comme lavé et purifié.

  • Devos l’émerveillé


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    Hommage à l'ami public No1

    La gloire céleste vient de happer Raymond Devos pour sa dernière envolée. Tous ceux qui l’ont applaudi se rappellent la considérable et légère baudruche qu’il mimait, filant dans les nébuleuses, à la fois clown singeant les vanités humaines et bonhomme à cœur d’ange s’exerçant à la chute ascensionnelle, léger et mouvant comme une grosse bulle qu’une piqûre d’humour ramenait sur notre vieille Terre en imaginant, plus grinçant à sa douce façon, que la télévision avait enregistré son dernier soupir…
    On avait beau l’avoir vu et revu, dans un récital qui ne variait que par fines bribes d’une année à l’autre sans se répéter pour autant : Raymond Devos ragaillardissait chaque fois son ami public avec la même truculence, le même souffle de mammouth au cœur d’enfant, la même verve de jongleur du langage jouant avec les mots pour en éclairer les facettes et s’en étonner, ou nous confronter à l’étrangeté, à l’absurde, à la cocasserie surréaliste de tant d’expressions toutes faites, au fil de trouvailles à n’en plus finir qui faisaient de son feu d’artifice une féerie. « Si ma femme doit être veuve, j’aimerais mieux que ce soit de mon vivant », lançait-il ainsi. Ou bien : « Qui prête à rire n’est jamais sûr d’être remboursé »…
    Il y avait du clown de Fellini chez Devos, qui mettait une salle dans sa poche avec des clins d’yeux gros comme ça mais sans démagogie ni vulgarité. Avec trois fois rien, il créait une atmosphère, et c’était un monde. Un vibraphone, des bulles irisées, un trombone à surprises, un violon minuscule sortant de sa mère majuscule, un raton-laveur surgi de l’inventaire de Prévert et la magie agissait, qui relevait d’une poésie rare aujourd’hui chez les humoristes. Des plus médiatiques de ceux-ci, il se distinguait en n’abordant jamais deux thèmes de leur fond de commerce : la politique et le sexe. D’aucuns, à ce propos, trouvaient Devos trop gentil, par opposition au percutant Bedos. Or Raymond Devos n’était pas gentil : il était bon. Et de quel parti est donc la bonté ? La question paraissait incongrue dans le cas de Devos, qui n’avait rien pour autant de sucré ou de flatteur. Optimiste, il n’en accusait pas moins, dans les grosses valises qu’il avait sous les yeux, des traces de larmes versées sur le monde comme il va ou plutôt ne va pas. Mais ce pachyderme était un délicat, qui s’avançait sur un fil, avec un sens de l’équilibre qui signalait également un immense métier. De fait, son art de la suggestion était l’aboutissement d’une longue pratique où, à côté du travail sur le texte, le mime, la chanson, la manipulation d’instruments ou d’accessoires les plus variés contribuaient à l’aspect « polyphonique » de ses spectacles
    Il est important alors de rappeler que Raymond Devos, touilleur rabelaisien de la langue française, était Belge d’origine et, à ce titre, marqué par le surréalisme ambiant du plat pays de Brel. « J’aime à être pris en flagrant délire », déclarait-il comme aurait pu le faire un Michaux, génie belge d’une autre dimension mais qui partageait sa légèreté de Plume…

    Cet hommage a paru dans le quotidien 24Heures du 16 juin.
  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles pierres grises friables.
    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
    Les autres croient que j’ai changé, depuis le temps.
    Sur l’escalier de bois du quartier bohème,
    je me suis arrêté ce blême matin d’hiver,
    tant d’années après.
    C’est ici qu’à dix-huit ans je me croyais Verlaine.
    Je fumais de l’Amsterdamer sec à la gorge.
    Je me droguais au café serré.
    J’étais si malheureux, si tendre, si salaud.
    Je croyais que jamais tout ça ne finirait:
    le coeur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

    Maintenant que je sais, je me tais en songeant,
    et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

  • Au plus que présent

    medium_Bonnard25B0001.2.JPGA La Désirade, ce mercredi 14 juin. – Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf fois moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux enfants là-bas dans leur vies, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
    Tant à vivre au jour le jour. Tant à recevoir et à donner. Tant à lire et à écrire encore. Ce matin sur ma table : ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ».  Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Désert, déserts... Ou cette lettre de mon cher Bernard, en écho aux pages de mon roman en chantier, dont l’intelligence du cœur s’est retrempée au tréfonds de la souffrance et qui dispense tant de bonne lumière.
    Tant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie en ville et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
    Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaissant la joie simplement d’être là, vivant et présent…

  • Le dernier adieu

    medium_Masque.4.jpgL’auteur masqué (22)

    De quel auteur est cette prose? Celle ou celui qui le découvrira recevra un livre et un numéro gratuit du journal littéraire Le Passe-Muraille.

    Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
    La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)

    Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.

    Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
    Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus.

  • La rage du fils de personne

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    Avec Le fils du lendemain, paru sous pseudonyme, Jean-Bernard Vuillème donne le plus personnel ; existentiellement, le plus engagé et, littérairement, le plus accompli de ses livres.


    « Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, dans le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père », écrit Bernard Jean au début de ce récit lancé « à tombeau ouvert », puisque la destination du narrateur, fonçant sur la route, est le cimetière où repose son vrai père dont il a finalement découvert l’identité, obstinément camouflée par sa mère. Egalement occultée dans un premier temps, la véritable identité de l’auteur, écrivain romand au talent reconnu, ne pouvait à vrai dire le rester, son dévoilement faisant en quelque sorte partie du jeu de l’exorcisme et de la révélation dans ce qui est sans doute le meilleur livre de Jean-Bernard Vuillème.

    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - Je n’y ai pensé que lorsque que mon intuition a été confirmée dans les pipettes des analyses de sang alors que j’avais déjà plus de 45 ans. Dès ce moment, il m’a semblé que l’écrivain devait tenter de dire ce qu’il y a d’indicible dans une histoire de ce genre.

    - Son élaboration vous a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
    - La part autobiographique, évidemment importante, devait se limiter au thème de ce fils doutant dans sa chair de son origine biologique et bannir tout développement anecdotique. J’ai rencontré des problèmes de distanciation, beaucoup élagué, réécrit, restructuré. L’enjeu était avant tout littéraire, dans le « comment dire » et non dans le « que dire ».

    - Quelle place Le fils du lendemain tient-il dans l’ensemble de vos livres ?

    - Une place importante il me semble, parce que je crois que ma rage d’écrire, de devenir quelqu’un par l’écriture, trouve son origine dans cette histoire. J’ai voulu qu’il soit une sorte de synthèse entre l’intime et la fiction.

    - Pourquoi recourir à un pseudonyme, dont vous pouviez vous douter qu’il serait éventé ?

    - Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’est ingérable ! L’idée, c’était de protéger celui que j’appelle mon père des propos de café du Commerce, surtout dans la ville où il habite, et non de me cacher. Ensuite, ce pseudonyme fait partie du récit, il était pour ainsi dire naturel de le signer ainsi. Faire de son double prénom choisi par les parents son nom d’auteur en inversant les termes, signer autrement sans rien renier de ce qui vous constitue…

    - Ce livre vous a-t-il libéré?

    - Disons que je suis au clair quant à l’étranger que je sentais parfois s’agiter clandestinement dans ma chair et dans mon sang, sur la puissance des délires de ma mère et celle de ma propre intuition à débusquer le mensonge. Comment dire ? Je me sens aussi reconnaissant en tant qu’écrivain… Ecrire Le Fils du lendemain, c’était une épreuve, à la fois périlleuse et jouissive, dans une brèche de l’être, près du souffle, et il me semble que j’ai assez bien franchi ce cap…

    medium_Vuilleme3.JPGComme une seconde naissance

    Si la pilule du lendemain est censée « effacer » les traces indésirables de l’écart d’un soir, celui que Bernard Jean appelle « le fils du lendemain » pourrait être dit le fruit doublement illégitime d’un semblable repentir, puisque son père biologique, amant d’une femme mariée, a convaincu celle-ci de « couvrir » leur probable embryon par le truchement d’une seconde relation arrachée in extremis au mari avec lequel elle n’avait plus de rapports intimes depuis belle lurette.
    L’enfant Bernard Jean eût aimé, comme chacun, vivre en harmonie avec papa, maman et son grand frère Otto. Or non seulement il aura enduré, dès son plus jeune âge, les effets collatéraux de la guerre opposant ses parents, mais bientôt lui viendront l’intuition qu’« une phrase aussi rassurante que papa fume la pipe » ne fut qu’un leurre, et le soupçon d’abord confus, puis le doute lancinant et la découverte finale du secret de famille défendu par la mère avec une « sainte » véhémence dans le mensonge, longtemps encore après la mort du « vrai père ».
    Mais qui fut précisément le vrai père, du géniteur biologique lâchement disparu ou de celui qui l’a pour ainsi dire adopté ? En quoi cet Auguste Daniel Nebel (notez les initiales…) sur la tombe duquel le narrateur se rend en se repassant, non sans fureur légitime, le film de ses tribulations de mal-aimé, mérite-t-il le nom de père ? La question se pose évidemment, mais c’est bel et bien de ce nébuleux faux-jeton qu’il se sent le fils malgré la véritable amitié qu’il a développé avec son père Trellert (notez le palindrome…) contre lequel sa mère, jouant à tout coup les victimes et sombrant finalement dans la démence, n’aura cessé de le monter…
    Quête de la filiation, déniée et comme renouée par le jeu de l’aveu et de la fiction, ce livre de douleur et de rage compulsive s’élève, par delà le « récit de vie », au rang de la meilleure littérature, tant par son écriture cinglante et trépidante que par l’humour déjanté de l’auteur, notamment dans la seconde partie, avec la rencontre d’un illuminé raélien en veine de clonage - clown parmi d’autres sur cette Terre « où la vie peut être drôle, un moment »…
    Bernard Jean. Le fils du lendemain. Editions Zoé, 118p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 juin 2006.

  • Du côté de la vie

    Entretien avec Nancy Huston

    Contre les néantistes. Contre ceux qui rompent avec toute filiation, rejetant ascendance et descendance. Contre ceux qui exaltent le génie artistique d'essence masculine, au mépris de la chair bassement féminine. Contre les esthètes du suicide. Telles sont, schématiquement résumées, les positions de Professeurs de désespoir de Nancy Huston qui pose des questions essentielles sur les liens vivants et complexes de la vie et de l'art. De Schopenhauer à Thomas Bernhard, ou de Milan Kundera à Christine Angot, en passant par Imre Kertsez ou Elfriede Jelinek, la romancière-essayiste détaille les frustrations affectives, les tragédies ou les refoulements qui ont abouti à autant de visions du monde mortifères.


    - Quelle est la genèse de ce livre ?

    - L'un de ses points de départ est une expérience que font toutes les femmes dès leur enfance. Nous sommes censées nous identifier à un garçon en lisant Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, nous nous glissons dans tous les "nous" et les "on", un peu comme un Noir découvrant la littérature des Blancs. Puis nous constatons que nous n'étions pas vraiment inclues dans ce "nous". Un autre point de départ a été ma lecture de la poésie anglaise des XVIIIe et XIXe siècles: j'ai été frappée par la façon différente, chez les hommes et les femmes, de percevoir la mort et d'exprimer la peur de celle-ci. J'en suis venue à me demander si les hommes n'avaient pas plus peur de mourir que les femmes. Si je passe en revue les plus grandes poétesses, je constate que le thème de leur mort personnelle est absent. J'y ai réfléchi et bientôt a cristallisé ce thème du nihilisme, avec sa haine du corps, le refus des origines et de l'enfantement, ce mépris des masses et des nuances, cette sacralisation de l'écriture aussi...

    - Avez-vous connu, personnellement, la tentation du désespoir ?

    - Je sais très bien ce que c'est d'être une jeune fille anorexique, fragile, solitaire et brillante qui erre dans une grande ville avec des envies de suicide. Si la maternité m'a sauvée, ce n'est pas parce que les enfants sont mignons mais parce que de les voir se développer m’a appris que le postulat du nihilisme ne tient pas debout. Pour pouvoir dire "je...suis...seul", il faut avoir appris le langage et c'est avec d'autres qu'on le fait. Comme j'ai moi-même été abandonnée par ma mère, je ne savais pas vraiment ce que c'est d'être mère. J'ai dû l'apprendre comme une langue étrangère. En outre, il y aussi des morts qui m'ont aidé à sortir de cette pensée nihiliste. D'après celle-ci, la mort est une catastrophe. Or, en perdant des gens très proches, et même si je les regrette beaucoup, j'ai fait cette expérience enrichissante qu'ils continuaient de vivre en moi.

    - Quels critères ont dicté votre choix d'auteurs nihilistes ?

    - J'ai pensé à Agota Kristof, puis me suis dit, en la relisant, qu'elle n'était pas de ce clan, quoique son regard soit noir. Mais mes romans aussi sont assez sombres. Même chose pour J.M. Coetzee. Pourtant Elizabeth Costello contient d'extraordinaires inflexions de tendresse humaine. Il y avait aussi Sartre et Beauvoir. Celle-ci avait une horreur physique de l'enfantement et le couple a encouragé le mythe de l'auto-engendrement. Mais ce ne sont pas des néantistes. J’ai retenu ceux qui, dans la lignée de Schopenhauer, considèrent la vie comme une abomination, vomissent les mères et les femmes (Bernhard, Kundera, Houellebecq ), maudissent la paternité (Cioran, Kertesz, Jelinek, Angot), les enfants et la vie familiale (tous tant qu’ils sont). Par contraste, j’ai parlé aussi de deux rescapés de l’horreur nazie (Jean Améry et Charlotte Delbo) qui ne concluent pas au désespoir, et j’ai évoqué la façon dont Linda Lê s’arrache elle aussi à la noirceur absolue.

    - Vous affirmez, avec une crâne solennité frottée d’ironie, que l'homme et la femme sont différents...


    - L'idéologie dominante, de Beauvoir à Badinter, c'est qu'il n'y a pas de différence entre les sexes, ce qui revient à dire que les femmes devraient devenir des hommes. La femme a toujours été tenue pour muse ou inspiratrice, mais tout sauf créatrice, et ce n'est pas d’un instant à l’autre qu'elle va manipuler les symboles avec la même autorité. Cela étant, pour reprendre de vieux clichés qui ont du vrai, je crois que les hommes sont plus angoissés, plus seuls, dans la chaîne du vivant. Le fait de mettre au monde inscrit les femmes dans la filiation. L'oeuvre d'art est en revanche la trace qui signera le passage de l'homme. Pour ma part, quoique très attachée à l'art, à la musique et à la connaissance, je m'efforce de relativiser cette survalorisation de l'oeuvre qui aboutit à mépriser les gens doués pour la vie.

    - Pour autant, vous ne valorisez pas non plus le “quotidien” et la confession brute...

    - Je crois que le roman n'a pas pour fonction de révéler au public la vie privée de l'auteur ou d’exalter la platitude mais de transporter les gens et de repousser les murs de leur moi, de les agrandir en leur faisant découvrir le point de vue des autres. Typique à cet égard, un Houellebecq flatte la médiocrité et la bassesse à force de simplifications. A sa façon de réduire l’islam à une “connerie”, alors qu’il se prétend romancier, j’opposerai le livre de la veuve de Danny Pearl, décapité par les fanatiques, qui cherche, elle, à comprendre le monde islamique au lieu de le juger avec mépris. Romain Gary disait justement que “le côté inhumain fait partie de l’humain” et qu’il incombe au romancier d’en saisir les tenants et les aboutissants. Mais dire que tout est inhumain, ou que tout est de la merde, est absurde. A mes yeux, la vie n’est ni absurde ni pas absurde: elle est ce que les gens en font...



    Sous le signe du lien


    C’est un livre salutaire et très vivifiant que Professeurs de désespoir, qui s’inscrit dans le droit fil de l’évolution en constante expansion d’une romancière à l’admirable capacité d’empathie, comme l’illustrent Instruments de ténèbres, Dolce agonia ou Une adoration, notamment. Pour illustrer les vingt dernières années de cette trajectoire aux engagements non dogmatiques, un choix de textes vient de paraître simultanément sous le titre d’ Ames et corps dont le premier (Déracinement du savoir) est particulièrement éclairant.

    Quant à Professeurs de désespoir, précisons d’emblée qu’il n’est en rien un hymne à l’optimisme béat. Son propos n’est pas d’édulcorer le tragique de la condition humaine mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une inquiétante fascination.

    Pourquoi des intellectuels et des romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) et le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le mépris de sa communauté (Bernhard), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ou Thomas Bernhard (dans la méchanceté délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).
    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine “Déesse Suzy” que ses menstrues et ses grossesse empêcherait décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, “merveilleusement érotique et maternelle” devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston. Régal de malice à gros sabots qui fera se récrier les chantres du nihilisme de salon et autres vestales du littérairement correct.

    A relever enfin que les analyses percutantes de l’essayiste alternent avec de beaux interludes évoquant ses liens de femme et d’artiste avec la vie, la perte d’un ami, la complicité d’une sale gamine octogénaire, le souvenir de Romain Gary, les bonheurs et les blessures, un mari du genre admirable (Tzvetan Todorov), les livres et les gens. Beau geste de gratitude que ce livre, du côté de la vie...

    Nancy Huston. Professeurs de désespoir. Actes Sud, 380p.
    Nancy Huston, Ames et corps. Textes choisis (1981-2003) Leméac-Actes Sud, 255p.


    Un nouveau roman de Nancy Huston est annoncé aux éditions Actes Sud, à paraître à l'automne 2006.

  • Besoin de consolation

    L’auteur démasqué (21)
    Ce poème est extrait du recueil de Raymond Carver intitulé La vitesse foudroyante du passé, paru récemment aux édition de L'Olivier. Nul, finalement, de la tribu papou, n'a identifié l'auteur en dépit de multiples indices fournis par le jury international, sous l'expert contrôle du Dr Fellow. La suite du jeu se fera à proportions des ressources de perspicacité de la compagnie, visiblement amoindries par l'été venant 

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    La petite chambre

    Il y eut un grand règlement de comptes.
    Les mots volaient comme des pierres à travers les fenêtres.
    Elle hurlait, elle hurlait, comme l’Ange du Jugement.

    Puis le soleil jaillit et un sillage de fumée
    stria le ciel matinal.
    Dans le silence soudain, la petite chambre
    Se retrouva étrangement seule, tandis qu’il lui séchait ses larmes.
    Elle devint comme toutes les autres petites chambres sur terre
    que la lumière a de la peine à envahir.

    Des chambres où les gens hurlent et se blessent.
    Puis éprouvent douleur, ou solitude.
    Incertitude. Un besoin de consolation.

     

  • Les voix de la nuit




    L’auteur démasqué (20)


    Ces poèmes sont très évidemment tirés de l'oeuvre magnifique du poète grec Constantin Cavafy, ou Cavafis selon les traducteurs... Fred a (enfin) identifié celui-ci pour sauver l'honneur gravement menacé de la tribu papou.

    VOIX

    Voix sublimes et bien-aimées
    De ceux qui sont morts, ou de ceux
    Qui sont perdus pour nous comme s’ils étaient morts.

    Parfois, elles nous parlent en rêve ;
    Parfois, dans la pensée, le cerveau les entend.

    Et avec elles résonnent, pour un instant,
    Les accents de la première poésie de notre vie –
    Comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.


    LA VILLE

    Tu as dit : « J’irai par une autre terre, j’irai par une autre mer.
    Il se trouvera bien une autre ville, meilleure que celle-ci.
    Chaque effort que je fais est condamné d’avance ;
    et mon cœur – tel un mort- y gît enseveli.
    Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme ?
    Où que mes yeux se tournent, où que se pose mon regard,
    Je vois se profiler ici les noirs décombres de ma vie
    dont après tant d’années je ne fais que ruines et gâchis. »

    Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers.
    La ville te suivra partout. Tu traîneras
    dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers ;
    C’est dans ces mêmes maisons que blanchiront tes cheveux.
    Toujours à cette ville tu aboutiras. Et pour ailleurs – n’y compte pas –
    il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire.
    Pas d’autre vie : en la ruinant ici,
    dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.

  • Haine de la poésie



    L’Auteur démasqué (19)

    Ce texte est extrait d'une prose du poète Franck Venaille, intitulée Haine de la poésie et datant de 1979. Je l'ai tiré de la monographie, assortie d'une anthologie, que François Boodaert à consacrée à Venaille sous le titre de Je revendique tous les droits, parue à l'enseigne de Jeanmichelplace/poésie en 2005. Personne n'a identifié ce texte d'un poète trop souvent inaperçu quoique des plus remarquables, à (re)découvrir assurément.  

     

    « Comme arrachées d’un livre voici des feuilles, des pages, voici la part féminine des mots qui m’entourent. Qui parle ? D’où vient cette voix ? Et qui se cache derrière ce visage ? Je le sais à peine. Ne connais pas son nom. C’est une silhouette, un homme, quelqu’un que l’on rencontre, que l’on croise et sur lequel jamais on ne se retourne : des phrases, comme arrachées à un livre.
    On ne sait rien de lui. Simplement je peux vous dire que l’été dernier on le voyait au Café Armandie chaque fin d’après-midi venir s’asseoir à une table de la terrasse où il se reposait. Souvent il portait sa main droite à la hauteur de sa vésicule. Un tic. Peut-être autre chose. A ceux qui s’étonnaient de la fréquence de ce geste il répondait simplement « j’ai mal parce que j’écris ».
    Je ne connais pas son nom. Mais je sais qu’il travaille régulièrement à son bureau. Il s’entoure de livres. Il se protège avec des livres. Lorsqu’il va mal il ferme la porte de cette pièce, de ce lieu de fiction, et s’en va dans les rues maudissant l’écriture. Puis il revient. S’installe à sa place et demande pardon : comme arrachées d’un livre.
    Un livre. Tenez. Kierkegaard raconte qu’étant enfant il demandait parfois à son père l’autorisation de sortir. Le vieil homme refusait, lui offrait cependant de le prendre par la main et de faire une promenade en parcourant en tous sens le parquet de la pièce. Alors, tout en marchant, le père décrivait – passants, voitures, fruits des étalages – tout ce qu’ils voyaient et saluait ses connaissances. Il semblait à l’enfant qu’au cours de la promenade le monde sortait du néant, que son père était Dieu et lui-même son favori… »

  • L’enfance de l’art

    Butor et les clichés (3)
    Un poète qui se prenait au sérieux, au début du XXe siècle, décida de tordre le cou à la rhétorique. Cela partait sûrement d’un bon sentiment et ne manqua pas, non plus, de faire le lit d’un nouvelle convention langagière . Ainsi en a-t-il été de la chasse aux clichés.
    A la fin du même XXe siècle, rares furent les poètes qui osaient encore célébrer la bluette printanière ou le joyeux sentier, et telle ou tel qui se fussent permis d’intituler leur poème Vers l’été pour l’amorcer avec ces vers :
    « Les nuages se séparent
    avec regrets
    Les plaques de neige se fendillent
    pour laisser perler un torrent »,
    eussent  été montrés du doigt comme de probables ringards. Non, décidément, un poète ne pouvait pas écrire cela à la fin du XXe siècle :
    «Une à une
    dans les stations de ski
    les remontées mécaniques
    se taisent
    «Les cascades
    par contre
    font éclater leurs fanfares »…
    Michel Butor ose écrire « par contre » dans un poème. Il est un peu gonflé, Michel Butor, qui ose écrire dans Vers l’été :
    « Le sentier a décidé
    De nous faire une surprise
    Non seulement l’échappée
    Sur des cimes encore neigeuses
    Mais le faufilement d’une couleuvre »…

    N’est-ce pas la niaiserie même ? Non ce ne l’est pas : ce lait fleure l’enfance de l’art. Cela fleure l’aigre petit lait d’une enfance à l’époque du Front populaire.

    Le troisième (1936) du recueil de Seize lustres renvoie en effet aux cours de récréation de l’écolier de dix ans et telle image en découle malicieusement :
    « Le grand-père ingénieux
    installe un petit moulin
    à aubes
    dans une rigole »
    Moulin à paroles…