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Rechercher : Ramon Gomez de la Serna

  • Failles de la destinée

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    Le dernier roman de Nancy Huston
    Le sentiment de ne pas connaître les êtres qui nous sont les plus proches touche parfois au vertige, et ce peut être une des vertus du roman d’éclairer ces gouffres qui séparent les membres d’une même famille rassemblés sur telle photo de groupe. Or le nouveau roman de Nancy Huston pourrait être comparé à une série de portraits d’enfants issus de diverses époques, deux garçons et deux filles en l’occurrence, tous âgés de six ans, et qui, en commençant de parler l’un après l’autre, raconteraient en somme, avec celle de leur famille, l’histoire du XXe siècle. Telle en effet la « contrainte » de ce roman composé de quatre monologues successifs : que chacun des narrateurs s’exprime au même âge, le premier (Sol) en 2004, le deuxième (Randall, père du précédent) en 1982, la troisième (Sadie, mère de Randall) en 1962 et la quatrième (Christina, mère de Sadie) en 1944. Une telle construction, comme celle des mémorables Variations Goldberg, pourrait fleurer l’artifice, mais c’est tout le talent de Nancy Huston de faire alterner ces quatre voix en les individualisant à merveille pour donner finalement, comme en perspective cavalière, l’impression d’un vaste concert-conversation qui se tiendrait dans l’espace temporel d’un demi-siècle.
    Tremblement du temps
    Le trouble croissant qui se dégage de ce roman tient au fait que, dès le monologue de Sol, petit génie autoproclamé de l’ère Bush auquel on allongerait volontiers une claque, chaque personnage va nous sembler de tous les âges et confronter le lecteur à tous les avatars de sa propre destinée. Ainsi y a–t-il déjà de l’adulte très con chez Sol, que sa mère choie avec des attentions d’adolescente pouponnant son Mec-barbie, alors que la vieille Kristina, arrière-grand-mère de Sol, a des airs de sale gamine en dépit d’un long passé compliqué et d’une carrière de grande artiste. Or il résulte, de ce tremblement des âges dans le temps de chacun, inséré dans le tremblement du temps de l’époque, une saisissante impression mêlée de fragilité et de force, comme lorsqu’on tient un nouveau-né entre ses mains ou qu’on caresse la main d’un vieillard.
    Non l’absurde, mais l’aléatoire
    Le sentiment profond qui se dégage d’un roman est souvent plus important que l’« histoire », et c’est ce qui nous semble caractériser particulièrement les livres de Nancy Huston, même si l’histoire que chaque personnage raconte ici, modifiant la précédente en la complétant, est évidemment très importante. Le petit Sol, en 2004, se voit en Héros de l’Amérique du cow-boy Bush, mais un grain de beauté signale peut-être sa faille, tout en le reliant à sa bisaïeule, blonde enfant volée par les nazis soixante ans plus tôt. Son père Randall, à défaut de briller en Irak, « assure » comme il peut dans sa boîte de robotique, avant que son récit nous transporte en Israël à l’époque de Sabra et Chatila, parce que sa mère Sadie, pour compenser une blessure qu’elle révélera dans le chapitre suivant, a fait de la Shoah son obsédante Cause. Et d’une ligne de faille à l’autre, quatre générations remonteront à une improbable « origine », où nul idéologue de la race ou des religions n’y retrouvera ses petits…
    Est-ce à dire alors que l’identité de chacun ne relève que d’un bricolage artificiel, ou que la filiation ne soit qu’une fiction de plus ? Tel n’est pas le sentiment, une fois encore, qui se dégage de ce dévoilement progressif d’une famille humaine tissée de ressemblances et de différences, traversée par ce qu’on est tenté de dire simplement, en fin de compte « la vie » - le souffle de la vie que l’écriture de Nancy Huston déploie si magnifiquement dans tous ses mouvements et sa fraîcheur tonique.
    Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 heures  du mardi 26 septembre 2006. 

  • Le rêve de Lena


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    Lena refait volontiers le voyage de Louxor avec les bonnes dames, le diligent Adalbert lui ayant remis, selon les volontés de la défunte, le vormidable ordinateur qu’il acquit naguère avec l’argent de Marieke, dont il lui a patiemment expliqué l’usage.
    Son projet de se raconter ne s’est pas concrétisé pour autant, en revanche elle est tout à fait capable d’utiliser la messagerie de l’appareil, elle fait désormais ses comptes au moyen de celui-ci, via l’Internet qui lui permet en outre de se commander du pain de poire et autres denrées, enfin plus sensationnel encore: de voter et de surfer.
    Lena écrit ainsi chaque semaine à ses amis de Calgary, qui lui ont promis de lui rendre visite à la fin de l’année pour un dernier pèlerinage à Berg am See dont les vestiges de l’hôtel sont voués à la démolition.
    Les larmes lui viennent souvent aux yeux lorsque, voyant défiler les images de l’aube vaporeuse sur le Nil, des monts sacrés de la Vallée des Rois, des statues énigmatiques ou des petits cireurs de chaussures qui les poursuivaient en piaillant, du Pavillon des Bleuets ou de leurs amis américains, elle se rappelle leur choli trio. Elle sourit, aussi, en se rappelant la calèche ou la tchaktchouka que Clara n’avait pu terminer, sur la terrasse à l’enseigne de Chez Omar, tant elle craignait, avait-elle prétendu sous l’effet probable du vin rouge qu’avait commandé cette viveuse de Marieke, que tant d’épices épicées l’accablent de coupables Désirs…
    Lena ne s’était pas senti la force, à la mort de Marieke, de faire le voyage, mais elle avait pleuré cette vormidable amie, autant que l’avait chagrinée la mort de sa sœur Clara.


    Ce fut en inscrivant, un dimanche matin, le nom de Samoa sur son moteur de recherche, que Lena découvrit pourquoi, peut-être, ce bonheur-là ne lui avait pas été accordé.
    Le jeune homme en paréo dont elle gardait, pour elle, le souvenir ardent, cet Adam des Samoa qu’elle avait brièvement rencontré lors d’un voyage dans l’archipel auquel l’avait invité le Docteur Benjamin, ce garçon si doux et intelligent, si beau, si rayonnant de bonté qui l’avait accompagnée trois jours durant avant de lui présenter les siens, cet innocent de l’innocent Jardin, et le Désir qu’il avait suscité et qu’elle n’avait pas osé consommer, tout ce charme s’était soudain évanoui devant les images multipliant l’illusion de ce paradis de paillotes préfabriquées où le bonheur s’achetait désormais comme partout ailleurs.
    Finalement, se disait Lena, finalement je ne crois pas que j’aie à regretter cela. Finalement je me vois mal ne rien faire qu’être heureuse sous les cocotiers. Finalement je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été.


    Lena se réjouit toujours de nos visites, ne répondant plus guère aux invitations trop lointaines, qui la fatiguent un peu beaucoup trop vielmal, dit-elle; ainsi n’a-t-elle plus séjourné dans l’Hacienda depuis plus d’une année et craint-elle que ce soit pour jamais, arguant du fait qu’elle baisse décidément, selon son expression. Mais Anna fait parfois le voyage avec son Hidalgo, se réjouissant de la réjouir.
    Et moi aussi je me réjouis de la réjouir.
    A chaque nouveau rendez-vous elle est là-bas, au bout du quai, punkt au train de midi.
    Le temps de l’apercevoir je pense alors à ma mère et à la pauvre Greta dont le romancier n’a presque rien dit, ce rat, alors que la vie de Greta est un roman en soi, un peu triste et qui finit en douleur.
    Mais qui étais-tu donc, p’tite Greta que j’ai vue si menue dans ton cercueil de poupée? Et toi ma p’tite Clara, qui étais-tu, toute pomponnée dans le tien, l’air un peu d’une princesse inca?
    Nous allons et venons: avec Lena les pas se font, à chaque fois, un peu plus lents et plus comptés, mais cessera-t-on jamais de se réjouir?
    Tout à l’heure nous avons bien ri: une fois de plus nous avons parlé de quand le boa mange l’âne.
    Je vais me retourner pour la dernière fois. Elle est là tout au bout du quai. Elle est un peu plus cassée que la dernière fois mais je la vois sourire encore. Il me semble que ce sera pour toujours qu’elle nous sourit ainsi. Elle se réjouit déjà de nous revoir et nous aussi cela nous met en joie.

    La Désirade, ce 3 septembre 2006.

    Cette séquence constitue le dernier chapitre du roman Les bonnes dames, à paraître en octobre 2006 chez Bernard Campiche. 

    Les Saintes.  Aquarelle de Frédérique Noir.

  • Le souffle de la vie

            

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        A La Désirade, ce 3 septembre 2006. – Minuit n’aura pas passé, ce jour d’achever Les bonnes dames, petit roman tendre et grave qui fait en somme le pendant, sur le grand âge, au Pain de coucou évoquant nos enfances et surtout la genèse d’une vision poétique, sans que j’entreprenne ici la transcription de mes carnets 2000-2006, représentant plus de mille pages dactylographiées et desquelles je vais garder la substantifique moelle quotidienne, à peu près une trentaine de pages par année, pour y ajouter les moments significatifs de mes lectures du monde, livres et rencontres, voyages, etc. Après la publication, en 2000, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993-1999 sans insertion aucune, l’original de mes notes se trouvant juste élagué, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (1973-1992), où j’ai développé une forme plus complexe, nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse, la part faite à mes lectures étant alors beaucoup plus importante, je vais poursuivre assez naturellement dans ce volume, que j’intitule Le souffle de la vie, parce que c’est cela en effet qu’il m’importe de faire sentir dans ces pages, l’alternance de notes prises au jour le jour, arrimant la lecture aux faits saillants ou menus de mon actualité, et la reprise plus ou moins développée de mes lectures, dans une forme encore renouvelée par rapport aux deux premiers volumes, où l’écriture très rapide, liée à la pratique du blog, amènera quelque chose il me semble. Ce qui est sûr, c’est que mon écriture, dans ces carnets, poursuit un mouvement intime de plus en plus naturel, proche de celui du Rozanov des Feuilles tombées, consistant à capter les moindres bribes, soupirs, exclamations, chutes et rechutes, remontées, nuits et jours de notre vraie vie, qui est parfois le contraire de ce que pompeusement, littérairement on appelle La Vraie Vie.

     

  • Voyage au bout de Céline

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    Le Dictionnaire Céline de Philippe Alméras

    Si l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline figure désormais dans la Bibliothèque de la Pléiade, où ses pamphlets scandaleux seront également réédités, l'écrivain reste un maudit de la littérature contemporaine, à juste titre. Loin de disculper l'antisémite et le collabo, l'auteur du Dictionnaire Céline fournit toutes les pièces nécessaires à un jugement en connaissance de cause.
    Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter l'ignoble pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou
    Guignol's band.
    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.
    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type (mais certes pas que cela), un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

    medium_Celine4.jpgC'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.
    Comme un labyrinthe
    Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnamedium_Celine_kuffer_v1_.jpgges historiques ou imaginés par l'écrivain.
    A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à l'audience »), etc.
    Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.
    Que de la musique ...
    Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'Epuration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? Avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…
    Philippe Alméras. Dictionnaire C éline. Plon, 879 pp.


    medium_Celine5.2.jpgAbécédaire célinien

    AU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)
    ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»
    CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)
    ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»
    JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
    (L'Ecole des cadavres)
    MEIN KAMPF « Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »
    RACE «La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)
    RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)
    SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)
    VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. »

  • La Rolls de Kipling

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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (2)
    Nous sommes tous un peu fils de Kipling, les garçons. Tous nous avons un peu de Mowgli, un peu de Kim, un peu du fils de Kipling en nous, ce pauvre John à qui était destiné le poème universellement connu grâce auquel nous savons désormais comment devenir un homme, mes frères, If…
    Un vrai père, et de sa nation, que Pierre Assouline fait errer à bord de sa Rolls Duchess après la disparition de son fils de dix-huit ans, probablement à la bataille de Loos, fin septembre 1915, mais jamais il n’en sera sûr, même s’il parvient à faire graver le nom de John Kipling sur une pierre tombale au lieu du seul « known unto God ».
    Notre époque d’égalitarisme et de ressentiment voudrait ignorer la douleur des riches, et d’autant plus qu’il s’agit ici d’un réac colonialiste, fauteur de guerre et y poussant son John bigleux et mal fichu qui se pique de n’avoir jamais lu les livres du paternel. Kipling lui-même ne se lâchera pas d’un bouton de col : dignité virile oblige, mais sa détresse n’en est pas moindre, qui va se traduire par ses mots éparpillés sur des stèles en terre de France : « Ses Epitaphes de guerre resteront gravées dans les marbres. Son fils y est partout, dans les lignes, entre les lignes, derrière les lignes ». En quelques mots personnels poignants, Pierre Assouline fait écho à la peine de Kipling en évoquant celle de son propre père brisé par la mort de son fils aîné. Frères humains devant l'arbre arraché. Alors la Rolls, la gloire, l’Empire, les principes, les boutons, tout ça se trouve balayé tandis que ne restent dans le vent du bord de mer que les mots de My Boy Jack :
    Avez-vous des nouvelles de mon fils Jack ?
    Pas à cette marée.
    Quand croyez-vous qu’il reviendra ?
    Pas avec ce vent qui souffle, et pas à cette marée…

    Eclats de biographie : une trentaine de pages et c’est un portrait de l'homme nu à fines touches qui se dessine, un style et une attitude devant la vie, des éclats de lecture qui renvoient à l’œuvre et à un roman oublié des frères Jean et Jérôme Tharaud, Dingley l’illustre écrivain, dont la scène capitale préfigure ce que Kipling, modèle du roman, vivra quelques années plus tard. Ainsi les auteurs évoquent-ils la douleur de Dingley, retour des combats du Transvaal qu’il a exaltés, devant la mort de son jeune fils tombé malade en son absence : « Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent pas ».

  • Du charme et de la magie

    medium_Barnes.JPGYesterday comes, d'Ilene Barnes

    Sur la pochette de son nouveau disque, la grande (1m.88) Ilene Barnes porte un plastron d’armure médiévale qui lui donne un air d’amazone guerrière contrastant avec la sensualité féminine de sa pause, et les mêmes éléments antinomiques de douceur et de force se retrouvent autant dans sa voix de contralto oscillant entre l’aigu et le grave, le velours et la stridence, que dans le climat musical tout à fait singulier de cette chanteuse américaine.
    Trois ans après Time, déjà très remarqué, les douze compositions de Yesterday comes charment par la suavité crépusculaire de leur atmosphère, qui n’a rien pour autant de diluée ou de fade. Amorcée tout en douceur, sur une ponctuation rythmique dont la monotonie incantatoire a quelque chose d’envoûtant, la balade se poursuit tantôt sur le ton de la romance soul rappelant de loin Nina Simone (notamment dans Day Dream ou Yesterday comes), avec des caresses qui peuvent griffer subtilement (comme dans le crescendo de Wolves cry), et tantôt dans des registres variés, entre les flamboiements lancinants à l’orientale (Blind folded), la modulation répétitive (Turtle’s song), le soupir bluesy à la Lady Day (My eyes are blue) le swing plus jazzy (Dandylion) ou des accents soudain vifs à la Tracy Chapman (The Riddle), verbe et musique fusionnant à tout coup dans une sorte de magie.
    Ilene Barnes. Yesterday Comes. Nektar. En concert ce soir à Lausanne, aux Docks.

  • Les voix de la nuit

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    Avant de s’endormir les bonnes dames se repassent le film de cette journée super en se reprochant de n’avoir pas dit ceci ou cela, mais parfois elles oublient quoi (surtout Marieke) et puis elles se disent qu’elles le diront la prochaine fois, si prochaine fois il y a.
    Lena se réjouit de rentrer chez elle. Ce n’est pas qu’elle se soit ennuyée un instant en Alberta où elle a été reçue comme sa Majesté la reine d’Angleterre, selon l’expression d’un des mails qu’a rédigé pour elle la très attentionnée Alma, mais les Benjamin n’ont pas d’enfants et donc point non plus de petits-enfants et ça lui manque toujours un peu, à Lena, les petits-enfants des autres.
    A l’instant, justement, Clara pense à tout ce que Lena a donné à leurs enfants et leurs petits-enfants, tout en essayant de se représenter ce qu’a pu être cette vie plus ou moins sacrifiée, tant il est vrai que Lena se sera toujours dévouée toute sa vie à telle ou telle cause, non sans prendre la vie du bon côté, comme on dit, et Clara conclut une fois de plus en se disant que Lena est en somme une bonne nature, contrairement à leur sœur aînée qui était tellement plus tourmentée - leur sœur Greta dont le souvenir la tourmente elle-même toujours un peu sans qu’elle n’ait rien à vrai dire à se reprocher, du moins est-ce ce que Paul- Louis n’aura cessé de lui seriner, lui qui ne supportait plus ce qu’il appelait les manigances de Greta en ses dernières années…
    Une question que se pose à l’instant Clara lui revient malgré son envie de dormir et c’est la question de la privation : Greta n’a-t-elle pas trop souffert de la privation, j’entends du manque d’amour (tout au moins à ce qu’elle suppose, mais elle en est quasi certaine) et de ne s’être jamais confiée pour se libérer, en tout cas à elle pas plus qu’à Lena.
    Paul-Louis semblait avoir de la peine à le concevoir : qu’une femme puisse souffrir de la privation au point d’en devenir pénible, même déplaisante et de l’énerver à la fin : ta sœur est une vieille pénible, disait-il sur son lit de grand malade, ta sœur se montre vraiment déplaisante à ton égard - mais ce que ta sœur peut être tuante
    Paul-Louis n’aimait pas parler de ces choses, mais on sentait bien que c’était cela même qu’il entendait : qu’il avait manqué à Greta de tenir un homme dans ses bras. On le sentait contrarié dès qu’il en était question, comme il était gêné chaque fois qu’elle-même avait essayé d’en parler pour ce qui les concernait, mais c’était comme ça, même s’il était également agacé par ce que sa mère à lui disait de ces choses en les appelant avec humeur ces saletés
    C’est le premier des Trois Tourments de Clara, avec sa sœur Greta et son fils Walter, que de n’avoir pu parler de ces choses du vivant de Paul-Louis, et même avec ses filles d’une génération qui s’est libérée elle n’a pas osé, mais au moins cette chère Marieke, elle, l’a écoutée et l’a pris sans se moquer ni dramatiser, juste ce qu’il fallait, sans réponse pour autant mais au moins ce qui devait être dit l’a été.

    Accoudée à la rambarde de la galerie de bois gardant la chaleur de la journée, Marieke en chemise de nuit et en cheveux resonge aux aveux de Clara en se disant en même temps qu’elle aimerait bien rencontrer Lena quand elle reviendra du Canada anglais : cette Lena qui est restée si gaie à ce que sa sœur lui a dit, mais sait-on ce que signifie la gaieté ? se demande aussi Marieke.
    Ce qu’elle aimerait comprendre avant de s’en aller, se dit Marieke, ce qu’elle aimerait comprendre à la fin des fins, ce qu’elle aspire un peu plus chaque jour à comprendre, c’est : justement comprendre…
    L’emmerdant c’est qu’elle ne se sent pas à la hauteur.
    Ce sont les termes exacts de sa cogitation nocturne dans le vent doux : l’emmerdant. Jamais Clara ne parlerait comme ça, on est d’accord, et moins encore Lena. Mais Marieke pense bel et bien : l’emmerdant, et en constatant cette verdeur de langage chez elle, elle se demande : merde, mais d’où ça me vient-il nom de Dieu ? Et les images-réponses affluent alors, qui éclipsent l’image-question sur laquelle elle voulait concentrer son mental.
    Ce langage est celui de l’atelier de ses amis de la bohème d’Amsterdam entre-deux-guerres, où l’Art était la Question, l’Art et le Sens de la Vie, l’Art et le Grand Pourquoi ou le Quoi faire ? Et Marieke se le rappelle avec mélancolie : quelque chose a été coupé à ce moment-là…
    Et merde aussi, safran de malheur, putain de foc, lançait le Capitaine en mâchant sa Gitane papier maïs sous le vent. Ou m’emmerde pas, scandaient son frère le manchot et son fils le taulard. Nains de jardin et compagnie, on les emmerde ! chantaient-ils de concert à leurs fêtes du petit clan ou aux grandes soupes qu’elle préparait pour les militants aux veillées d’armes ou eux lendemains de leurs Actions de Masse.
    Tout cela la fait sourire à présent : toutes leurs motivations et ce qu’elles cachaient souvent, les petits capitalistes en puissance dans les menées des prétendus grands militants, le profit dévié, les envies masquées, tout ce petit tas de caca, elle pourrait mettre des noms mais elle n’a plus l’âge de ces choses et puis juger, tu sais…
    Or Clara rétorquait : quand même, ne pas juger, ne pas juger… il faut malgré tout qu’on distingue ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas, d’ailleurs c’est sûrement ça qui leur à fait perdre la boule à un moment donné (elle pense à leurs deux fils malandrins), c’est de ne plus savoir, et presque tout le monde est aujourd’hui comme ça, où est le HAUT et où est le BAS.
    Les tribulations de son fils aîné ont cependant laissé comme une béance dans ce besoin chez Clara de s’appuyer à des certitudes. De cela elle ne parle pas, mais la nuit recueille sa pensée et la transmet, que Lena et Marieke entendent d’une façon ou d’une autre.
    C’est comme dans un roman, se dit Clara en pensant à son autre fils qui écrit et qui lui parle parfois de ça, la nuit serait comme un roman : j’ouvre la fenêtre et j’essaie de le rejoindre, mais je n’y arrive qu’en le laissant parler. J’ai trop longtemps parlé à Paul-Louis sans le laisser en placer une, jusqu’au moment où, je ne sais comment, cela m’est apparu : que lui aussi voulait me parler, et c’est ainsi que je me suis tue et qu’il a parlé et que nous nous sommes retrouvés, comme dans un roman. Parce que tu peux dire ce que tu veux : quand on te l’a enlevé, quand celui qui a été ta moitié t’est arraché tu restes amputé et ça ce n’est pas inventé.
    Quant à son fils aîné, Clara déplore qu’ils ne soient jamais vraiment retrouvés, d’ailleurs elle a consacré à ce Tourment les pages les plus désemparées du Cahier noir

    Lena les a vus passer les uns après les autres. Elle se trouvait en somme à l’autre bout de ce lien qui nous tient ensemble, et c’était à elle, dans son dernier emploi, qu’il incombait de conclure, leur tenant la main tandis que le fil se coupait, en tout cas ceux qui n’avaient plus personne.
    Lena pourrait dire elle-même qu’elle sait ce que ça représente de n’avoir personne, mais elle le prend surtout pour les autres.
    En Alberta la nuit lui semble plus grande que dans sa ville natale de Lucerne, sur la colline d’où elle voit les montagnes et le lac de cristal, mais la plus grande nuit qu’elle se rappelle a été celle de son premier emploi sur les hauts de Berg am See, d’où il lui semblait flotter au milieu des étoiles.
    C’est l’heure de la sieste à Calgary, tandis que Clara, et cette chère Marieke qu’elle ne connaît pas encore vraiment, viennent à peine de s’enfoncer dans l’obscurité, et la nostalgie de Lena la porte à remonter le cours du temps : se retrouver à vingt ans avec les petits enfants de sa première classe d’orphelins de guerre, là-haut sur la montagne, dans la fraîcheur des prairies où, tôt l’aube, elle aimait surprendre les lapins de lune, comme elle les appelait au dam de sa sœur aînée, laquelle la traitait d’affabulatrice écervelée.
    Clara a raison quand elle dit que sa bonne nature lui permet de prendre les choses du bon côté, mais ce n’est pas qu’une question de nature, car elle n’ignore pas ce qui ne va pas, mais elle préfère ne pas en parler, j’entends : ne pas s’en parler à elle-même, c’est une affaire de principe, on ne se plaint pas de crainte d’ajouter à ce qui cloche dans le monde.
    Il y a en elle une secouriste et, dans l’équipement de celle-ci, une espèce de sourire qui ne la quitte pas. Marieke a raison de se poser la question de sa gaieté, car Jean qui rit tient la main de Jean qui pleure. Il y a en elle un puits de larmes, mais personne n’est censé le savoir : d’où le sourire, dans la pleine conscience de la détresse des petits. Voilà ce qu’elle se rappelle de ses premières années : la peine des orphelins, et leur sourire, qui l’ont marquée à vie et l’ont poussée à rendre service. Elle dirait ça de sa vie en toute modestie et simplicité : j’ai tâché de rendre service, mais à vrai dire c’était tout naturel, c’était sa nature d’être émue par le pauvre sourire de Benjy, au milieu des pauvres sourires des orphelins qui lui ont été confiés à Berg am See, c’était son travail et son bonheur aussi de participer un tout petit peu à la réparation des dégâts de guerre, c’était sa chance aussi peut-être puisque Benjy est devenu le docteur Benjamin, qui lui a fait rencontrer Alma et que leurs retrouvailles ont été si belles.
    Alma se dit plutôt bouddhiste mais ça ne la dérange pas autrement : c’est une artiste et qui a voué sa propre vie à l’idéal de la musique en rappelant volontiers à ses élèves que chacun d’eux est « capable du ciel ».
    Par ailleurs, la gaîté que Lena sent en elle est peut-être un don, elle ne sait pas, mais peut-être aussi affaire de tenue, se dit-elle souvent en pensant à la mère de sa mère sur la grande photo de famille toujours en bonne place chez sa sœur Clara. Ces gens-là, se dit-elle, n’étaient pas de la haute société, mais quelle tenue ils avaient, quelle affirmation tranquille de ce qu’ils étaient.
    Bien entendu, Lena n’est pas tombée de la dernière pluie : elle est plus ou moins au courant des penchants et des tourments de chacune et chacun, sur la photo, et puis on ne passe pas la moitié de sa vie dans la cour des miracles des orphelins ou des rejetons de soiffards et autres miséreux sans se forger une image nuancée de la détresse humaine.
    Sa sœur Greta s’indignait saintement contre le Vice, mais sans doute son propre tourment la portait-elle à s’ériger en juge, alors que Lena n’aura cessé, au fil de ses pérégrinations, de constater la difficulté de juger.
    Que serais-je si j’étais née, comme la petite Nina, dans une famille de sept enfants dont le père buvait pour supporter la perte de son travail (c’était en 1935) et battait sa femme exténuée, qui est morte l’année où Nina s’est retrouvée sur le pavé et dans les mauvais lieux du Niederdorf ?
    Par la fenêtre ouverte Lena distinguait maintenant un livre oublié sur le muret de la pergola des Benjamin, et elle pensa : ne pas savoir lire, ne pas avoir été aimé, ne jamais entendre un bon conseil, ne se rappeler aucun beau geste, ne voir devant soi que des murs sales et n’entendre que des cris…


    On entend des cris à l’autre bout de la nuit, dans les bas quartiers du monde, et pourtant c’est ici que ça se passe, constate Clara qui se rappelle la remarque de son romancier de fils devant la photo de famille, quand elle lui a fait observer que les personnages étaient si présents qu’il ne leur manquait que la parole, et lui : « Mais ils parlent ! Tu ne les entends pas ? »
    A l’instant c’est le défilé des visages sur l’écran de l’insomnie, et de toutes les époques à la fois, au gré des ressemblances et de ses sentiments.
    Sa mère est là qui la regarde, sa mère et la mère de sa mère, tous ils la regardent avec l’air de lui dire : tu es seule et nous sommes tous, mais le tendre colosse qui les domine, son grand-oncle le chercheur d’or au visage d’archange qui les surplombe de sa carrure de lutteur semble ajouter en aparté que tous tant qu’ils sont, tous au ciel malgré leurs péchés, tous ils sont là pour veiller sur elle.
    Parfois elle ne sait plus que penser de cette histoire de ciel, mais l’enfant angélique à petite houppe blonde que fut leur premier garçon, ce fils devenu très lourd à la cinquantaine et redevenu très léger à son brusque déclin, cet elfe du portrait encadré sur son mur des consolations, selon l’expression de son autre fils, cet innocent et son Paul-Louis se liguent pour lui faire penser que non : que cela ne se peut pas, qu’on ne peut pas se trouver ainsi séparés à jamais, que ce n’est pas vrai, que ça ne peut pas être permis.
    Mais ce ciel où est-il donc ? C’est ce qu’elle a demandé au pasteur Amédée à l’époque où elle cherchait encore Paul-Louis quand elle se réveillait en proie à son Tourment, et la réponse qu’Amédée lui fit, que le ciel était dans son cœur à elle, ne l’a pas tout à fait satisfaite sur le moment, car elle se tourmentait encore à l’idée qu’avec la mort de son cœur à elle Paul-Louis disparaîtrait à tout jamais, sur quoi le bien nommé Amédée l’a rassurée en lui affirmant que leurs cœurs à tous deux se rejoindraient dans cet autre ciel qu’est le cœur de l’Amour éternel.
    Mettons, s’était-elle alors dit : admettons. Elle a douté, mais elle admet. C’est en elle qu’il y a le manque et c’est par là qu’elle chutait et rechutait, Amédée ou pas, et pas d’Amour éternel pour la rassurer : le cauchemar la reprenait.
    Où est le cœur d’un corps qui tombe ? était la question de ce maudit rêve, dont le Cahier noir de cette période est plein.
    Elle l’avait noté : la sensation de perdre pied, dans le rêve, devenait sentiment, et ce n’était plus seulement son corps qui perdait pied, mais son cœur tombait avec, et l’amour de sa vie.
    Tantôt c’était dans une tour dont l’escalier se désagrégeait sous ses pas alors qu’elle allait rejoindre son conjoint en train de fumer là-haut sa Parisienne ; et tantôt un abrupt aux vires et aux prises cédant l’une après l’autre et l’angoisse de la chute la réveillait alors pour l’acculer à cet autre vertige d’être réveillée.
    Pourtant elle a fait du chemin depuis lors, et cette journée marquera peut-être un nouveau tournant, se dit-elle à l’instant. Elle voudrait le croire, et vouloir croire est déjà croire un peu mieux que ne pas croire. Et la pensée de Marieke, qui dit ne pas croire, l’aide néanmoins à repiquer.
    Il ne faut pas se laisser rattraper par le noir, se répète-t-elle. Tu dois t’accrocher. Il faut, tu dois : mais c’est là du vocabulaire militaire, lui objecteront Marieke et son fils qui écrit, mais elle n’y peut rien : elle est comme ça et ce n’est pas demain qu’on la changera.
    C’est d’ailleurs ce que lui dit et seriné sa fille puînée, qui lui répond du tac au tac alors que, sur la photo d’elle qu’il y a là, la petite fille bouclée semblait de la meilleure composition qui se puisse imaginer.
    Et Marieke de prendre le parti de la rebelle : mais tu as du bol qu’elle te tienne tête, au moins c’est un caractère et la preuve qu’elle tient à sa liberté. Ne me dis pas que tu préférerais une brebis bénie oui-oui…
    Or Clara en sourit bel et bien, et de la fronde de sa petite dernière qui a passé la cinquantaine, c’est pourtant vrai, et des pointes de Marieke qui lui font plutôt du bien. De fait cela la détend : même que l’expression relax, Max lui revient du fils aîné de sa fille puînée, que ses cousins appellent le Gourou.
    L’adorable Gourou : sur sa photo lui aussi, le petit bout de chou fait bien peigné, mais aujourd’hui quel air d’apôtre en sandales à chevelure de Jésus et aux yeux clairs comme une eau de rivière, enfin quelle irradiante bonté et cette si tranquille opposition à toute manière de conformité – alors comment ne pas l’aimer lui aussi ?
    Peut-être était-ce cela, finalement, l’amour éternel ? Peut-être ne lui demandait-on rien d’autre que d’aimer l’amour tel qu’il se manifestait autour d’elle ?
    Avec le sommeil Clara s’éloignait peu à peu, cependant, de la berge des visages. Il lui semblait flotter au-dessus d’elle-même. Comme une paix se répandait en elle, et comme une lumière sous ses yeux fermés.

    Je suis hier et je connais demain songe la dormeuse dont les doigts continuent de filer au fil de l’eau, et Marieke n’a plus de nom à l’instant d’entrevoir les Masques : elle se sent prête à la pesée ; il n’est que de garder le fil en main et le reste est leur affaire.
    Une fois de plus elle se reproche de ne pas connaître la profondeur de l’eau, mais les Masques pourvoiront, songe-t-elle maintenant qu’elle les a bel et bien entrevus ; ce qu’elle sait ou qu’elle devine est que l’heure de la simplicité lui est annoncé par le fil de prémonition et qu’à celui-ci le fil de mémoire ajoute la pleine conscience que ce qui a été sera, sous son nom propre.
    Masque Soleil est debout sur sa barque qui s’éloigne vers l’Ouest, poussé par Masque Temps que l’exténuement du jour ne suffit pas à ralentir d’une nanoseconde.
    Les images que déploie Masque Fantaisie, toutes liées pour l’instant à l’eau, la ramènent fatalement à ces eaux sombres qu’elle n’en finit pas de scruter.
    Le fleuve est celui de son enfance et c’est dans ses eaux que sa mère s’est jetée. Voilà qui est dit : ce sera donc écrit ; c’est un secret qu’elle porte en elle depuis son adolescence et c’est de ce poids qu’on la délivrera, du poids de ce pourquoi qu’elle n’a cessé de traîner, ce lancinant pourquoi dont le fil de mémoire n’a jamais cessé de lui meurtrir les doigts, cet indémêlable pourquoi.
    Or, à la pesée de Masque Vérité, elle sait maintenant que ce poids sera le premier à lui être compté et retiré, et rien que d’y penser la soulage.

    Les voix de la nuit ne sont parfois que des murmures indistincts, parfois aussi des bribes dénuées de sens, mais c’est le job du romancier de capter celles qui ajoutent à la compréhension de son histoire à dormir debout, puis de les noter le plus clairement possible.
    Une voix n’en finit pas de répéter très doucement « Mère, pourquoi m’as-tu abandonnée ? », que le roulement du fleuve, comme d’un train derrière les levées des berges, submerge sans l’engloutir jamais, et cette béance permet de mieux saisir l’origine des silences de Marieke.
    Aucun des petits crevés que sont les hommes, selon son jugement de jeune femme trahie et de mère prête à tous les pardons, n’a creusé en elle un tel abîme, mais jamais l’enfant n’a jugé la Criminelle, comme l’appelaient les Sœurs de la Pitié, qu’elle n’a jamais nommée elle-même que l’Affligée, sans pouvoir arracher le clou du pourquoi de ses entrailles.
    Les Sœurs de la Pitié papotaient à n’en plus finir en dépit de leur vœu de silence, et cela donnait plus de force encore à l’enfant : je suis seule et vous êtes toutes, le Seigneur soit avec vous, moi je ne comprends pas, murmurait-elle aux lisières du sommeil et sa petite main cherchait celle qui battait follement à la surface de l’eau.
    Or Clara, dans un de ces éclairs de lucidité qui lui venaient par l’insomnie, n’était pas loin de deviner que Marieke cherchait autre chose de l’autre côté de l’eau.
    Une même confiance en la vie reliait cependant les bonnes dames, et cette même capacité terre à terre de considérer les objets pour ce qu’ils sont, la chose et son mystère.
    D'ailleurs, un aspect du rêve captivant le romancier est précisément ce côté terre à terre, lesté de réalité et prodigue d’effets comiques, et cette idée d’Egypte, ainsi, venue de Clara et lancée un peu au hasard, que Marieke avait accueillie avec un rugissement de satisfaction, et qui sûrement emballerait Lena dès qu’on la lui proposerait, cette idée serait le nouvel objet, la folie du moment qui les ferait rêver - et plus encore si ça se trouvait, qui donnerait enfin sa ligne de fond à la deuxième partie du roman.

    Ce serait mon dernier voyage, se dira Marieke en émergeant de son léger sommeil, dans cet espace-temps de l’éveil si propice aux imaginations voyageuses, mais pour l’instant elle pionce encore, voyant son fils en Bouddha baigneur, sa fille en paysanne russe défrichant un champ de ronces pour y semer ses achillées boréales, les jumelles jouant en quatre mains sur l’harmonium qu’elle n’a jamais eu les moyens de leur acheter mais dont elle rêve assez souvent, résurgence probable d’une petite église de l’arrière-pays où elle aimait à retrouver le Capitaine au tout début de leur flirt, l’année d’Hiroshima.
    Après Caracas en 1981, se rappelle Clara, la neige le matin et le soir le sapin de Noël en plastique au milieu des gommiers et des bananiers, c’est l’Egypte que nous voulions faire avec Paul-Louis, et plus tard la Chine si sa santé donnait le tour.
    La retraite anticipée de son conjoint malade, enfin délivré de son emploi d’inspecteur de sinistres à La vie assurée, leur a permis de découvrir le monde après tant d’années à se serrer la ceinture, selon l’expression de Clara, et c’est ainsi qu’ils ont fait la Grèce et la Tunisie en basse saison, le châteaux de la Loire et la route romantique d’Allemagne du Sud, l’île Maurice où ils eurent à subir la grossièreté d’un groupe d’Anglais, l’Espagne et le Portugal une autre année, le Tyrol une autre année encore, et Vienne où Lena les avait rejoints.
    C’est à Vienne que Paul-Louis, Clara se le rappelle maintenant, avait évoqué une première fois la Vallée des Rois et son désir de voir les colosses de Memnon, à l’occasion ; ce qui tentait également Lena, autant pour les fleurs du bord du Nil que par souci de visiter les Trésors de l’Humanité.
    Paul-Louis disait souvent, avec sa modestie prudente : à l’occasion, et Clara ne l’en aimait que plus, convaincue que ce qui nous est donné n’est pas dû et qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Mais aussi, ce rêve d’Egypte l’avait revisitée à la faveur d’un récent documentaire à la télé, dont les images lui avaient rappelé les cauchemars du début de son deuil.
    Une jeune égyptologue avait parlé, dans le reportage, de la chrysalide de la momie, de laquelle s’envole le papillon de l’âme du défunt, et cette image avait saisi Clara, qui recoupait précisément la vision d’un des rêves obsessionnels dont elle avait consigné la description dans son Cahier noir.
    Clara ne voyait pas trop à quoi tout ça rimait, n’osant trop en parler à Ludmila, qu’elle savait pourtant assez familière de l’Egypte ancienne, mais l’immédiate réceptivité de Marieke à ce sujet, ce même après-midi, lui avait rendu confiance et peut-être était-ce, une chose en appelant une autre, cette implication très intime qui lui avait inspiré l’idée de telle équipée égyptienne ?
    De ce séjour à Vienne, et d’une conversation animée à Grinzing, dont le vin doré les avait un peu éméchés, date le rêve de Lena qui lui a suggéré l’idée que le fil de la vie, loin d’être coupé par la mort, se renoue et rebondit comme un lapin de lune.
    Clara et Paul-Louis avaient été étonnés, même un peu émerveillés, l’alcool aidant, d’entendre Lena leur parler des lapins de lune qu'elle allait guetter tôt l’aube au début des années de guerre, sur les hauteurs de Berg am See où elle avait décroché son premier poste, et l’on avait ensuite parlé de ce qu’il y a après, qui restait assez vague à ce qu’elle se rappelait, seuls les lapins bleus restant très présents à sa mémoire.
    Jamais Lena n’a voulu creuser : elle a préféré les savoir en elle, libres et bondissants, jolis, mutins, imprévisibles. Elle aurait pu le demander au savant docteur Benjamin qui avait été psychiatre avant de se consacrer entièrement à la musique, mais elle a finalement gardé son petit secret, comme celui du jeune homme des îles Samoa.
    La vie rebondit ainsi en dépit de nos rhumatismes et de l’encrassement de nos artères, songe Lena qui vient de relire, après un petit somme, le chapitre final de Vie de Samuel Belet du romancier welche Ramuz que lui a offert son neveu qui écrit.
    Elle lit ces mots qui la rendent à la fois triste et gaie, parce qu’ils sont vrais. Samuel a vécu. Il a vu du pays, comme on dit. Il regrette seulement de n’avoir pas su aimer assez ou au bon moment, alors que lui-même est entré dans la vie par la petite porte, comme beaucoup des orphelins dont elle s’est occupée ; il regrette d’avoir été rejeté par sa première amoureuse et, ensuite, de n’avoir pas été accepté par l’enfant de la veuve qu’il a épousée sans trop l’aimer, mais ce qu’il écrit tout à la fin dans son cahier, après le récit de la mort de sa pauvre femme et celle de son pauvre garçon, Lena le lit et le relit en pensant évidemment à sa propre vie : « Car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort, ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde, dans quoi tout est contenu, et rien n’en sort jamais, et rien n’y est détruit ; c’est un degré de plus, il faut encore le franchir ; mais on voit devant soi se lever ce visage, qui est le visage de Dieu. Lui aussi, j’ai appris à l’aimer et à le connaître ; je sais qu’il est tout et qu’il est partout ».
    Lena pense aux Indiennes aussi, à propos de Marieke qu’elle n’a rencontrée que deux ou trois fois mais qui lui a parlé de la sagesse des tribus de la Prairie, pour lesquelles la terre est une mère et les rivières le sang de leurs ancêtres. Alma et Benjy sont également très attirés par cette façon de voir et d’aimer la vie, qui rejoint en somme celle de Ramuz : que tout est contenu dans la même Image, que tous les êtres sont reliés.
    C’est d’ailleurs dans le même esprit que la voyageuse, depuis le temps de Berg am See et partout où elle a séjourné, aux quatre coins du monde, n’a cessé de compléter son herbier dont elle aime feuilleter les cahiers chaque fois qu’elle se retrouve seule dans la maison sur la colline.

    Elles l’ont appelé la femme du vent parce que Marieke a raconté aux jumelles que le dernier amant à la caresser était le vent, mais par elles s’entendent aussi toutes les nanas de cousinage, qui se retrouvent de temps à autre en petit gang.
    Clara cuisine l’aînée de son aîné, la plus fidèle au scrabble, mais actuellement aux Maldives avec son trader napolitain, à roucouler probablement O sole mio sur quelque atoll, et Valentine la renseigne volontiers. Ainsi Clara fantasme-t-elle un peu à l’instant sur cette histoire de caresses en regrettant de n’avoir pas eu de cousines avec lesquelles jaboter.
    Les filles en fleur sont tellement plus décontractées que celles de sa génération, mais attention : elle voit bien que tout ne tourne pas forcément comme sur des roulettes et que les problèmes restent les problèmes.
    A l’approche du jour, après que l’insomnie blanche a soudain cédé à la coulée du sommeil, Clara se sent plus réceptive qu’à aucun moment de la journée, avec des poussées de panique mais des embellies aussi, et de plus en plus, en tout cas depuis ses retrouvailles d’avec Marieke, qui lui font soudain oublier que le temps est le temps et qu’il va falloir s’activer comme à l’accoutumée, parce qu’elle ce n’est pas le vent qui va l’aider ce matin.
    Clara pourrait être un peu jalouse de l’image si romantique ou romanesque que les cousines se font de Marieke, et pourtant non : Clara n’est pas jalouse. Elle estime malgré tout qu’elle a reçu tout ce qu’elle pouvait espérer, et que ce qui lui a été repris sera repris à tous, ma fi : c’est la vie. Comme Paul-Louis le disait à propos de sa maladie quand elle repartait après des mois de semblant de rémission : c’est la vie.
    Et chacun son style, se disait-elle aussi à l’instant, en se rappelant que Paul-Louis ne pouvait dormir qu’en pyjama, alors que la plupart des cousines, ainsi que le lui avait révélé Valentine, dormaient en t-shirt.
    Cette histoire de vent lui rappelait, cependant, que jamais, dans sa famille, quiconque n’aurait eu l’idée d’aller nu sur une plage ou, pour les femmes, de dormir dans une autre tenue que la bonne vieille chemise de nuit. Mais à propos : dans quel vêtement les squaws dormaient-elles ? Et de quelle étoffe pouvait bien être la chemise de nuit de Marieke ?

    A l’instant précis, éveillée elle aussi, Marieke se livrait, dans la chemise de coton XLL que Ludmila lui avait ramené du Midi, aux exercices de yoga-stretching qu’elle faisait tous les matins sur les conseils de son fils.
    La souplesse est une manière d’être, répétait-elle volontiers aux jumelles en luttant contre ses propres rigidités, et le fait est que l’exercice l’avait aidée à se conserver à tous égards, physique et mental, et ce malgré tout le bazar des artères encrassées et des questions non résolues qu’elle aurait encore aimé travailler, selon son expression.
    Cette histoire d’âme d’un côté, qui est pure, et de corps impur de l’autre, disait-elle également aux jumelles, parce que toute son éducation chez les Sœurs de la Pitié en avait été saturée, tout ça c’est de la pensée-cervelle que vous ne trouvez pas dans la Nature, et c’est ça que les Indiens nous rappellent, nom de bleu : que la chair et le vent, la terre et les rivières ont partie liée.
    Pour autant, pas plus que Clara ou Lena, Marieke ne rejetait l’idée que l’âme survivrait au corps, à cela près qu’elle se disait parfois que tout était corps et que l’âme était comme un souffle, et parfois au contraire que tout était âme et que le corps n’en était que la partie visible et sensible. Mais voyait-on vraiment le corps ? Et l’âme était-elle réellement invisible ?


    Deux des bonnes dames émergeaient ainsi de la nuit, tandis que la troisième allait s’y enfoncer tout à l’heure. Or Lena venait d’éclater de rire en relisant, dans le récit de Samuel Belet, le passage lié au Robinson suisse et sa remarque ingénue : « Je me passionnais surtout pour quand le boa mange l’âne ».
    C’était cela la vie, se disait Lena : c’est se passionner pour quand le boa mange l’âne.
    Et sous l’effet de l’effet papillon, que la licence poétique de la fiction permet de recycler, il est loisible aussi de penser que le rire de Lena, le boa et l’âne, ont à voir dans la gaîté matinale de Clara et Marieke, qui ont pour point commun d’avoir lu le Robinson suisse à leurs enfants.
    Vous allez me dessiner le boa qui mange l’âne, ordonne l’instituteur Dieu Le Père à sa classe Humanité, et les cancres sont les plus rapides à s’exécuter.
    Le boa mange donc l’âne dont l’âme coupera cependant aux dents du crocodile, car nulle part il n’est dit qu’une âme d’âne ait à subir la pesée.
    Les ânes du bord du Nil, à l’instant où deux bonnes dames saluent la lumière diaphane du nouveau jour tandis que la troisième se remplit de la douceur du soir, se découpent en fines silhouettes que ne fait même pas trembler le tremblement du Temps.
    Les ânes furent et seront, partie du décor que les bonnes dames prendront bientôt en photo sans s’en rendre compte, juste émerveillées par les felouques du bord du Nil, et par les felouquiers grimpant pieds nus aux palmiers.
    De fait cette idée d’Egypte fait s’activer Clara avec une neuve énergie, elle qui a déjà aéré et tendu son lit au carré et se demande maintenant s’il est convenable, à cette heure, de proposer à Lena cette folie…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la première partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Les cabossés de la vie

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    Entretien avec Jean-Stéphane Bron, à propo de Mon frère se marie.

    Après le « carton » du Génie helvétique (105.000 entrées en Suisse), Jean-Stéphane Bron passe du documentaire à la fiction avec un film porté par de grands acteurs (Jean-Luc Bideau formidable, et Aurore Clément à la pointe incandescente de son talent, notamment), où la comédie va de pair avec l’émotion. Thème de Mon frère se marie : le « cinéma » qu’une famille fracassée se joue en feignant la bonne entente le temps du mariage de Vinh, le fils adoptif d’origine vietnamienne, qui a tenu à faire venir du Vietnam sa mère biologique, catholique pratiquante et attachée aux traditions familiales. De sourires forcés en coups de gueule, et de couacs en accès de violence, de nouvelles relations s’établissent sur les décombres…
    - Quel a été le déclencheur de cette histoire de famille ? Votre vécu personnel ?
    - En partie seulement. Il est vrai que j’ai un frère d’origine vietnamienne, arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans avec les boat people, et accueilli par mes parents. Vrai aussi que ceux-ci ont divorcé. Mais là s’arrêtent les éléments autobiographiques. L’essentiel du film est une fiction qui invite les gens à se projeter eux-mêmes plus qu’à s’intéresser à ma petite histoire. Chacun des personnages du film est la facette d’une blessure ou d’une solitude, dont l’ensemble forme un tout, un « corps », plus précisément une famille. Or ce qui m’intéresse n’est pas la célébration de la famille en tant que telle : c’est l’essai de chacun de faire un pas vers l’autre, pour reconstituer une sorte de communauté des âmes. Le thème fondamental du film est en effet la réparation. Quant au passage à la fiction, il doit beaucoup aussi aux personnages, que je voulais très incarnés, et donc aux acteurs qui prendraient en charge leurs cabosses.
    - Pourquoi le choix de Jean-Luc Bideau ?
    - J’ai pensé à lui tout de suite, d’abord parce qu’il a le potentiel d’un immense acteur, ensuite à cause de sa façon, à la fois adroite et maladroite, d’habiter son corps, qui me semblait correspondre à ce personnage de père massif, pesant et fragilisé, à l’heure des bilans. On connaît le génie comique de Bideau, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait en l’occurrence. Contre son personnage naturellement expansif, je lui ai demandé d’incarner un type plus réservé, plus intérieur, plus chiffonné, plus à vif, ce qu’il a fait avec un talent incroyable.
    - Avec Aurore Clément, vous faisiez appel à une personnalité tout autre…
    - Je tenais précisément à l’intervention d’acteurs de « familles » hétérogènes. Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on vit sa dramaturgie personnelle sur le même rythme, et c’est ce que je voulais souligner avec des comédiens aussi différents que Cyril Troley ou Delphine Chuillot. Aurore Clément, avec son mystère et son extrême sensibilité, s’est identifiée à son personnage en se mettant, parfois, dans des états « limites ». D’ailleurs tous les comédiens se sont engagés avec une intensité parfois extrême, où leur propre vécu entrait en résonance avec celui de leur personnage. Chacun m’a semblé jouer le jeu jusqu’à se mettre personnellement en danger. J’ai d’ailleurs beaucoup retravaillé le dialogue et les scènes en cours de tournage. Celui-ci a été très éprouvant pour eux, je crois.
    - Pourquoi, plus précisément ?
    - Parce que je traque la vérité du personnage. Comme avec les « acteurs » parlementaires, dans Le génie helvétique, il m’arrive, pour trouver le mot et le ton justes, de multiplier les prises jusqu’à dix, quinze fois, pour obtenir la scène qui sonne vrai. Or les comédiens pros, habitués à travailler avec un texte en main, sont déstabilisés quand celui-ci se réduit à des bribes. Avec les acteurs vietnamiens, qui ne parlaient pas un mot de français, cette économie d’un langage sans mots, réduit à l’expression du visage et du corps, allait de soi, mais avec ceux qui sont habitués à se reposer sur un texte, c’était une autre affaire. A certains moments, j’ai eu l’impression qu’ils me prenaient pour un dingue, avant de se résoudre à me faire confiance. Toujours est-il qu’ils se sont tous engagés avec une totale sincérité et qu’au final ils se trouvent, me semble-t-il, plutôt bons (rires)…
    - Un élément nouveau, dans Mon frère se marie, est le comique…
    - C’est un comique de catastrophe, si j’ose dire, qui s’imposait pour détendre l’atmosphère, et parce que le rire est un langage qui réunit. Je tenais en outre, abordant des situations plutôt graves, mais pas trop désespérées quand même, à garder une certaine légèreté, sans prendre trop de distance pour autant. Comme mes autres films, celui-ci raconte l’histoire de gens qui vivent quelque chose ensemble, avant de se retrouver seuls, ici dans la scène finale devant le Cervin sous un ciel couvert, quasiment silencieuse. Quelque chose s’est passé. Chacun a fait son bilan et se retrouve pour la photo de groupe, sous l’objectif de la mère vietnamienne, qui les réunit et les renvoie en souriant à leur solitude et à leur liberté, tout restant finalement ouvert…


     

    Pots cassés à réparer

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    Une comédie douce-acide sur fond de déglingue On pense à la fois à L’invitation de Claude Goretta, en plus funambulesque, et à Festen de Thomas Vinterberg, en moins glauque, à la vision du nouveau film de Jean-Stéphane Bron, dont le format (Cinémascope) se prête aussi bien au plans serrés sur la solitude de tel personnage qu’aux scènes de groupe. Ponctué de grands moments « choraux », le film joue, dans une forme dédoublée, sur la mise en théâtre d’une famille éclatée, réunie par un « metteur en scène » de bonne volonté, le fils Jacques (Cyril Bioley, incisif en sa fragilité), à l’occasion du mariage de son frère Vinh (Quoc Dung Nguyen) avec une jeune Alémanique (Michèle Rorhbach), auquel est invitée la mère vietnamienne du marié (Man Thu, magnifique de sensibilité hiératique) et un certain Oncle Dac (Than An, cocasse à souhait). A préciser que la situation sera surtout délicate pour Claire la mère (Aurore Clément) et Michel le père (Jean-Luc Bideau), dont les chemins ont divergé dans la douleur et la rancœur, ainsi que pour Catherine la sœur (Delphine Chuillot, au jeu exacerbé comme il convient), tous trois à cran au moment de se retrouver.  Parallèlement à la suite des grandes séquences (le premier repas des deux familles, la cérémonie à l’église, la noce à la vietnamienne dans l’usine en faillite du père, l’excursion finale à Zermatt), Jacques réalise une série d’entretiens en plan-fixe avec les protagonistes, qui commentent les tenants et les aboutissants de la « pièce » avec une distance et un sourire inscrivant le récit dans la chronique familiale. De la vie de chacun des personnages, comme il en allait du Génie helvétique, l’on sait finalement assez peu, alors même que tous sont dessinés, par le réalisateur et ses comédiens, avec une précision et une justesse d’expression et d’émotion quasiment sans faille. Les cassures de la vie, le choc des cultures, les malentendus personnels, la crise de la soixantaine, d’autres thèmes encore tissent cette comédie mordante et tendre à la fois, ancrée dans la Suisse et le monde d’aujourd’hui. Sept ans après la présentation de Connu de nos services sur la Piazza Grande, le talent de Jean-Stéphane Bron, marqué au sceau de l’empathie et d’une intelligence incarnée, se confirme aujourd’hui avec Mon frère se marie.   

    Sortie suisse en automne.

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  • Le temps de lire

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    Ou comment le trouver…
    La lecture de Grande Jonction de Maurice G. Dantec est-elle du temps perdu, et lire 800 pages pose-t-il un problème de temps ? La question revient à mes yeux à se demander quand on aura le temps de se poser des questions, justement, quand le temps de jouer à la marelle, quand le temps de s’attarder sous un ciel d’été ?
    Grande Jonction de Maurice G. Dantec est un ciel d’été l’hiver et constellé de questions. C’est une prodigieuse conjecture, qui fait réfléchir à la limite de toute conjecture. C’est un roman parascientifique et parareligieux, mais ce n’est pas du tout cela qui m’y scotche. Ce qui m’y accroche page après page est son étrange beauté et son étrange, ingénue bonté. J’en suis à la page 301, je vais faire l’effort de recopier toutes mes notes (ça ça prend un bordel de temps), je vais essayer d’expliquer (de m’expliquer) de quoi il retourne exactement, et j’écouterai Neil Young pendant ce temps, que Dantec dit de « colérique mélancolie ». Il y a d’ailleurs, dans ce nouveau livre, de magnifiques pages sur le rock, qui laissent loin derrière les chapitres de Bret Easton Ellis au même propos. Dantec, en effet, est capable avec la même ingénuité de parler des quatre Aspects de la Bête, selon la tradition ésotérique, et du salut par le rock, via son jeune « élu » de bande dessinée métaphysique.
    Après Philip K. Dick, avec une plus grande poésie de la vision, Maurice G. Dantec m’apparaît comme l’un des plus extraordinaires conteurs conjecturaux d’aujourd’hui. J’ai beau me répéter que cette vision providentialiste, ces histoires de secret et d’élus, de complot et de néo-croisade ne sont pas du tout ma coupe de tchaï : pas moyen de décrocher, et voilà que l’insomnie m’y ramène. Ainsi la question du temps de lire est-elle réglée dans la foulée : une bonne insomnie caniculaire et tu te fais cent pages de plus, entre deux chapitre de la Recherche du temps perdu que tu lis et relis aux chiottes depuis 7 ans…

  • Stigmates de Jean Moulin

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    En lisant Rosebud  de Pierre Assouline (5)
    Tout écrivain a des fétiches d’accompagnement, et notamment devant sa bibliothèque, ainsi des miens : une fiche de travail de Nabokov pour Feu pâle, les photos de Marcel Proust enfant et de Robert Walser le long d’une route, le croquis de Joseph Czapski d’un jeune homme à longs cheveux (peut-être jeune femme) écrivant une lettre dans un bar, une carte postale de Charles-Albert Cingria, j’en passe…
    Devant celle de Pierre Assouline que j’imagine moins bohème : les visages de Pessoa, de Proust aussi, d’Albert Londres, de Simenon, un Gide au fusain, Primo Levi et l’« icône » de Jean Moulin à l’écharpe, présumé « saint laïque » mais paradoxalement engoncé. Coquetterie ? Pourquoi cette écharpe ? Que cache-t-elle ?
    C’est ce qu’on apprend dans ce cinquième chapitre de Rosebud qui concentre, comme le suivant consacré au mariage de lady Diana Spencer, la rigueur fouineuse du biographe et l’art plus digressif ou parfois méditatif de l’essayiste. D’une belle écriture décantée et toujours élégante, sur un ton approprié à chaque objet, Rosebud associe la petite et la grande histoire avec une espèce de familiarité intime et jamais déboutonnée cependant, d’une naturel et d’une justesse constants.
    Voici donc Jean Moulin, symbole emblématique de la Résistance, dont est détaillée, sans pathos mais avec la minutie de l’enquêteur-biographe produisant ses documents (des carnets, entre autres), la terrible nuit qu’il a passée entre le 17 et le 18 juin 1940, marquant son premier acte de résistance alors qu’il est encore en uniforme de préfet. A la suite d’un massacre d’enfants et de femmes que les Allemands voudraient mettre sur le dos des tirailleurs sénégalais, un protocole lui est soumis qu’il devrait signer, ce à quoi il se refuse. Séquestré et battu, il est finalement jeté dans une pièce où se trouve déjà un Noir de la « coloniale », lequel s’endort tandis qu’il se retrouve, lui, confronté au dilemme : signer ou mourir. Il choisit alors de se taillader la gorge avec des bris de verre, afin que de celle-là « ne sortent pas les mots du déshonneur ».
    Les Boches, après avoir tenté d’incriminer le co-détenu de Jean Moulin, n’insisteront pas, et le préfet d’Eure-et-Loir (plus de vingt ans déjà au service de la République) restera en service plus de quatre mois durant après ce premier grand refus, dans la situation « épouvantable » de celui qui consent, pour défendre ses administrés, à des mesures (notamment antijuives) de plus en plus infâmes. Si Pierre Assouline se garde de lui jeter la pierre (Moulin ne se doute pas encore du sort qui attend les Juifs), il n’en évoque pas moins le caractère ambigu de cette période, aboutissant à la révocation du préfet en novembre 1940.
    Quant à l’écharpe de Jean Moulin, elle participe de la construction d’une image (une photo date en effet de 1939…), sujette à retouches. Celles de Pierre Assouline n’ont rien d’iconoclaste, qui rompent du moins avec la figure d’une « immaculée conception » de la Résistance…

  • Actualité de Cendrars

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    Dernières parutions

    L'actualité de Cendrars est relancée ces jours par la publication de quatre livres marquant, du même coup, la fin de la réédition des Oeuvres annotées par Claude Leroy, chez Denoël. Avec les volumes 13, 14 et 15 de cette série s'achève ainsi une édition assortie d'un appareil critique léger. Le dernier volume, reprenant les fameux entretiens de Cendrars avec Michel Manoll, Blaise Cendrars vous parle... illustre parfaitement le travail de mise en perspective de Claude Leroy, qui détaille par exemple les circonstances dans lesquelles ont été réalisés ces entretiens et l'énorme travail de refonte accompli par Cendrars pour le passage de l'oral à l'écrit.

    Autre transcription passionnante relevant du même genre: Celle de Qui êtes-vous ?, émission de radio qui rassemble ici, autour de Cendrars, divers interlocuteurs (dont les écrivains Emmanuel Berl et Maurice Clavel) qui s'affairent à pousser le poète dans ses derniers retranchements, d'où il échappe le plus souvent avec des prodiges de malice affabulatrice ou de mauvaise fois. Un certain Dr Martin, jouant les psychanalystes, parvient cependant à le transporter, soudain, sur le terrain de l'absolue sincérité, et tout l'entretien s'en trouve éclairé d'une autre lumière. La pauvre Berl ne semble pas bien comprendre à quelle sorte de vérité se réfère Cendrars, alors que les propos de celui-ci tissent une véritable profession de foi poétique sur fond, quelque peu inattendu, de pessimisme philosophique nourri de Schopenhauer.  

    Le continent Cendrars n'a cessé, ces dernières années, de se trouver cartographié par moult diligents chercheurs tous plus ou moins liés au Fonds Cendrars des Archives littéraires suissses. Ces travaux ont nourri, comme elle le révèle d'entrée de jeu, la nouvelle édition de la grande biographie de son père dont Miriam Cendrars avait publié une première mouture en 1984. Monumentale, cette biographie entremêle le récit d'une vie et les innombrables écrits procédant de celle-ci ou la réinventant, d'une manière incessamment créatrice. Fils d'un inventeur raté qui s'inventait déjà tout un monde dans ses palabres de bistrot, le jeune Sauser devenu Cendrars a passé par une multitude d'avatars souvent peu connus, parfois peu glorieux, mais dont l'ensemble constitue bel et bien une légende de la littérature du XXe siècle.   

     

    Deux affabulations du poète, rapportées par Claude Roy 

    "Blaise Cendrars, quand je le rencontrai, était un vieil homme. Manchot, boucané, la trogne d’un adjudant de la Coloniale qui aurait eu du génie dix minutes avant Apollinaire. La prose du Transsibérien, les Pâques à New-York : mon cœur bat toujours en lisant ces poèmes.

    Un grand malheur avait frappé Cendrars : la mort de son fils. Un peu de hargne aussi l’avait atteint, comme un peu de mal-mûri gâte une vieille pomme rouge : Cendrars était, tout compte fait, un célèbre méconnu. Il consolait sa grande peine, et ses petits ressentiments, en fabulant à sa machine à écrire. Un de ses livres d’alors s’intitule Histoires vraies. C’est hâbler dès le titre. Cendrars galopait au large du réel.

    Un jour, j’avais été lui rendre visite à Aix-en-Provence. Pendant tout le déjeuner il m’avait parlé du célèbre tableau du Maître de l’Annonciation d’Aix. Je n’avais pas de chance. La toile était justement en voyage. Elle avait quitté l’église de la Madeleine, envoyée il ne savait où pour une de ces expositions temporaires qui font voir du pays aux chefs-d’œuvre. Mais ça ne faisait rien : Cendrars avait exactement le tableau dans l’œil. Il le connaissait comme sa poche. Il l’avait étudié pendant des mois et des mois. Il avait même fait à son sujet des découvertes capitales. Il avait acquis la certitude que l’auteur de cette Annonciation était un de ces satanistes déguisés en peintres pieux qui abondaient au XVè siècle.

    Ils camouflaient sous une orthodoxie apparente leurs blasphèmes et leurs défis. La preuve, c’est que le bouquet qui, dans l’Annonciation d’Aix se trouve aux pieds de la Vierge est composé sournoisement de toutes les fleurs chères à Satan, et aux treize mille démons, Séddim, Schirim, Bélial, Belzébuth et leur cohorte sulfureuse.

    Le peintre avait rassemblé dans un pot de cuivre la flore de l’enfer : le chardon stérile, la racine de houx, la mandragore, l’iris noir, toutes les fleurs du jardin du mal. Cendrars était intarissable sur ses découvertes. Il les étayait d’une scintillante érudition où les traités de démonologie, les Pères de l’Eglise, les descriptions des théologiens de l’Eglise syriaque, l’Histoire de la Magie en France du bon Garchet et les traités persans d’astrologie venaient à la rescousse.
    Après le déjeuner, nous allâmes en flânant jusqu’au Musée, et dans la seconde salle, je tombai sur la toile de l’Annonciation d’Aix. Elle y était accrochée temporairement, parce qu’on faisait des travaux dans l’église de la Madeleine. Je me précipitai sur le bouquet dont Cendrars m’avait entretenu pendant une bonne partie du déjeuner. Pour découvrir que le peintre avait représenté avec autant d’amour que de minutie, non pas les végétaux vénéneux que m’avait décrits le poète, mais (plus innocemment) deux lys blancs, une campanule bleue et une rose rouge.
    « Regardez, Cendrars ! » M’écriai-je.
    Il se pencha, examina avec un œil stupéfait le bouquet que je lui désignai, se releva avec une expression souveraine d’indignation :
    « Ah les salauds !s’écria-t-il : ils ont fait des repeints ! »
    L’année suivante, après une journée à Aix en compagnie de Cendrars, il m’emmena boire à la fin de l’après-midi le verre des adieux dans un petit bar du cours Mirabeau. Il ne pouvait m’accompagner jusqu’à la gare, où j’allais prendre le train, mais avait décidé de faire un bout de chemin avec moi.
    « Vous avez vu, me dit-il, le patron de ce petit bar devant lequel nous venons de passer ? C’est Charlot, un vieil ami à moi. Ah si nous avions eu le temps, j’aurais aimé que vous bavardiez avec lui ! C’est un personnage étonnant. Il est bistrot, mais il a en même temps la passion de l’archéologie, des vieilles pierres, de l’histoire. Pendant l’occupation, c’est lui qui a organisé l’évasion des résistants de la prison d’Aix. »
    « Quelle évasion ? » demandai-je.
    « Oh ! tous les journaux en ont parlé. On a même décoré Charlot après la Libération . Il était peut-être le seul aixois à connaître l’existence du souterrain creusé au Moyen Age, un souterrain qui réunissait le Palais de Justice à la place où avaient lieu les exécutions capitales. Charlot a réussi de sa cellule à en trouver le tracé, à creuser au bon endroit pendant des nuits avec ses camarades, et finalement à y faire passer douze personnes avec lui, qui attendaient d’être fusillées par les Allemands. Une nuit, ils ont filé et les Allemands ne les ont jamais rattrapés. »

    Je quittai Cendrars, arrivai à la gare, pour m’apercevoir que j’avais raté mon train. Schéhérazade ne donne pas la vertu d’exactitude à ceux qui l’écoutent. J’avais deux heures à tuer en attendant le prochain départ, et je décidai de retourner bavarder avec le nommé Charlot.
    Il fut très aimable. Dommage : il n’avait jamais été en prison sous l’occupation. Il n’y avait malheureusement eu aucune évasion de la prison ni du Palais de Justice. Personne n’avait entendu parler du fameux souterrain qui réunissait la Conciergerie à la place des exécutions capitales.
    Mais quoi ? Quel mal y avait-il là ? Cendrars avait été heureux deux heures. Je l’avais été avec lui..."

    Propos rapportés par Claude Roy in Somme toute, anatomie du mensonge. Paris Gallimard.1976. Page 215-217.
    Photo de Robert Doisneau: Blaise Cendrars et les Gitans d'Aix-en-Provence.
    Cette citation de Claude Roy a été retrouvée par Bona Mangangu, citée sur son blog (cf liens ci-contre).

  • Rire jaune de la Chine

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     Une satire carabinée de l’absurdité, entre communisme et capitalisme sauvage

    De la Chine populaire actuelle, les affairistes et autres touristes occidentaux voudraient ne voir que ce qui les intéresse ou les fascine en passant, alors que le pays réel se débat entre les contraintes kafkaïennes de la fourmilière communiste et les soubresauts de plus en plus sauvages du capitalisme à tout-va. Or Ma Jian, exilé à Hong Kong en 1987, peu avant que ses livres soient interdits en Chine, et vivant aujourd’hui à Londres, est de ces observateurs cinglants qui, à partir des faits les plus ordinaires, parviennent à illustrer l’absurdité, le tragique et le comique d’une société à la fois paralysée et en pleine évolution. On pense d’ailleurs aux satires décapantes d’un Alexandre Zinoviev en suivant les tribulations des protagonistes de Nouilles chinoises, à commencer par la paire que forment l’écrivain et le donneur de sang. L’industrie que développe celui-ci, raté en puissance, qui va devenir millionnaire en se faisant pomper le sang, donne une première idée des situations extravagantes illustrées par Ma Jian. Lui-même a-t-il été tenté, comme son double ici présent, de  figurer dans le Grand Dictionnaire des écrivais chinois à la condition d’ériger une statue littéraire à un quelconque Héros Positif ? On peut en douter…    Dès les premières pages de Nouilles chinoises, le lecteur est en effet saisi par l’esprit sarcastique des séquences enchaînées à fond de train, dont l’apparente dérision (genre Reiser ou Deschiens, voire Bukowski le dégueu relooké style yeux bridés) va de pair avec la rage de l’exilé rêvant de son cher pays. De l’actrice « performant » son suicide sur la scène d’un cabaret, au patron de crématoire poussant à la consommation pour solutionner le problème de la surpopulation, il y a là-dedans de quoi rire… jaune à n’en plus pouvoir.

    Ma Jian. Nouilles chinoises. Traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont. Flammarion, 236p.

     

  • Passeurs de livres

    littératureL'Arche du critique littéraire

    Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.
    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?
    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?
    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnel. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

    Image: Claude Verlinde.

  • Le fluide de Tanguy Viel

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    En lisant Insoupçonnable, en 2006.
    Cela fait toujours du bien de se tremper dans une écriture neuve, surtout à ce moment où la nature se réveille et que tout repousse ; et c’est de fait dans le ruissellement de la fonte des neiges, faisant déborder les torrents des pentes alentour que jai lu le dernier roman de Tanguy Viel, le premier que je découvre pour ma part, dont la fraîcheur du style m’a régalé – jusqu’à ce que l’auteur dit, en fin de récit, de tout ce qui rouille : « Le port continuait de rouiller. Les entrepôts rouillaient. Les tôles rouillaient. Les bateaux rouillaient. La mer rouillait. Même les hommes, les quelques égarés qui continuaient de remuer la poussière des quais, on ne savait déjà plus si le soleil, le sel, l’iode, ou simplement le reflet de la rouille partout, on ne savait plus ce qui avait cramoisi leur peau ».
    Mais l’or ne rouille pas, me disais-je en lisant cette page d’Insoupçonnable, ni le noir ni la paille du chapeau panama qui joue là-dedans le rôle d’objet-pivot autour duquel tourne le deal fatal final : ta femme contre mon silence, deux cents balles pour le chapeau et tu coupes à perpète…
    C’est l’histoire de deux faux frère et sœur fauchés (Sam et Lise) et de deux vrai faux frères friqués (Henri et Edouard) qui se cherchent et se trouvent.
    Sam et Lise vivent dans l’insouciance qui rouille à la longue de la vie facile plus ou moins décheuse, à laquelle un million d’euros de plus (ou mieux : un million de dollars) ajouterait un lustre plus durable.
    Or tant qu’à se faire du cinéma, la story est vite filée (sur l’idée de Lise) au conditionnel des sales gosses : tu serais mon frère plutôt que mon mec, j’épouserais Henri pour son blé et je serais kidnappée, Henri cracherait le million par amour de moi et ensuite tous les deux on file aux îles ou à Fargo se la faire belle, le scénar de rêve.
    Cela tient évidemment par l’astuce filée de bout en bout, sans être vraiment un polar, disons plutôt roman noir mental, ou plus ouvert par l’écriture et la puissance d’évocation : suspense poétique.
    Il y a en effet une poésie très singulière dans la vision autant que dans l’écriture de Tanguy Viel, et c’est ce qui m’enchante bien plus encore que les trouvailles dont le livre regorge.
    Celles-ci n’ont rien de gratuit au demeurant : les variations sur le golf (« Il est toujours plus dur de putter en descente qu’en montée ») ou la « valse épuisée » de Chostakovitch, même les phrases plus ostensiblement trouvées (« Je peux vous dire, même sur cinq cents mètres, c’est quelque chose de conduire une Jaguar avec un commissaire-priseur dans le coffre » ou « Mais ce n’est pas ma faute si ce sont les vieux qui sont riches ») ne se ressentent pas d’une recherche d’effets mais se fondent dans la coulée du texte bien fluide et pourtant en étrange, hagard et souriant suspens, comme d’une rêve éveillé.

    Tanguy Viel. Insoupçonnable. Minuit, 2006.

     

  • A la Grâce de Dieu


    L’auteur démasqué (15)

    Ce texte est tiré de La belle lurette, roman autobiographique d'Henri Calet. La seule désignation du nom de celui-ci est considérée comme suffisante, ce soir de pluie, par le jury unanime du jeu papou.  

    « Défense de laisser les enfants jouer dans les cours. Défense de mettre des oiseaux et des fleurs aux fenêtres. Défense de laisser circuler les chiens librement. Défense de laver le linge aux fontaines. Sous peine de congé immédiat. »
    Chaque bâtiment de la Cour de la Grâce de Dieu – je trouve l’appellation amusante – avait son panneau mural. Maman habitait une chambre du sixième étage, le dernier. Escalier K.
    Nous étions là des centaines entassés, grands et petits, dans nos puanteurs et sans fleurs, avec nos tares et sans oiseaux.
    Dans les couloirs mi-obscurs la senteur lourde de la merde était partout, et celle – plus insinuante – aigrelette de l’urine. Le dégoût s’étalait sur les murs… Merde… Merde… en grandes lettres ou en arabesques, et surtout aux chiottes, écrit du bout du doigt… Merde… Merde…
    C’est vrai, on en était pleins jusqu’à la gorge. Un enlisement et un étouffement lents.
    L’entrée de la cour était barrée par le regard oblique et raide du concierge : un vieillard assis qui avait une voix couverte, étrange, lointaine. Dans ce concierge, c’était un va-et-vient glaireux et il n’avait qu’à secouer son ventre replié sur ses cuisses pour qu’aussitôt les glaviots lui montassent aux lèvres. Il les mâchonnait longtemps avant de les cracher par le vasistas ».

  • Le souk de la lecture

     

    Au 20e Salon du livre de Genève
     Le 20e Salon international du livre et de la presse de Genève a fermé hier ses portes sur un bilan qui conforte ses initiateurs, à commencer par Pierre-Marcel Favre, réjouissant également tous ceux qui sont attachés au livre, à l’écrit ou à l’échange sous ses multiples formes. Une fois de plus, des milliers de lecteurs de toute provenance sociale, de joyeux essaims de mômes piailleurs déboulant à l’enseigne de la  Bataille des livres (formidable incitation à la lecture qui se déploie sur toute l’année), des éditeurs et des auteurs ont afflué dans cette immense librairie-souk maintes fois critiquée par son agrégat baroque où bouquins et babioles, graves débats et animations bruyantes voisinent plus ou moins harmonieusement.
    Le Salon du livre de Genève n’a jamais été celui des « purs » lettrés, et d’ailleurs jamais il n’aurait survécu dans un concept aussi élitiste. En jouant sur la multiplicité des offres, toutes pourtant liées aux curiosités de la lecture et de la communication, de l’art et de la culture au sens le plus large, cette manifestation, qui a aussi su échapper au  style comices agricoles et touristiques de certains salons provinciaux de l’Hexagone, est parvenue à survivre vaille que vaille et même à s’améliorer, à certains égards, en attirant bon an mal an plus de 100.000 visiteurs.
    Cette vingtième édition s’inscrivait dans un contexte plutôt inquiétant pour les professionnels du livre, et notamment pour les libraires indépendants. Ceux-ci, faute de moyens, ont parfois considéré le Salon de Genève d’un œil défavorable, au point d’organiser certaine année un contre-salon en ville. Or voici que, signe des temps (40 librairies romandes ont disparu depuis 2001) le Cercle de la librairie et de l’édition genevois, rassemblant une quinzaine d’enseignes et soutenu par les instances officielles, a choisi de se présenter en force et de relancer, entre autres, le débat sur le prix réglementé du livre.
    Cette initiative ne devrait-elle pas inspirer une action plus concertée de l’ensemble des libraires romands ? C’est la question qu’on pouvait se poser aussi, intéressant alors les éditeurs et les auteurs de notre pays, en découvrant le travail remarquable qui se fait à l’enseigne du Centre régional du livre de Franche-Comté, hôte régional d’honneur.
    « Le salut est dans la culture », lit-on dans le dernier roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, dont une lettre ouverte plus récente à ses compatriotes (Poste restante : Alger, Gallimard 2006), vibrant plaidoyer anti-obscurantisme, serait interdit depuis peu par la censure algérienne. Ecrivain admirable, et d’un courage civique exemplaire, l’auteur de l’inoubliable Serment des barbares était à Genève avec quelques-uns de ses pairs, malgré l’opprobre officiel.
    Egalement de passage au Salon de Genève, la romancière iranienne Chahdortt Djavann rappelait que la lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres.
    On peut certes dauber sur la « décadence » de la culture actuelle, la littérature qui n’est plus « ça », les jeunes qui ne lisent plus ou la langue française qui f… le camp et autres litanies. Or l’agora que constitue le Salon du livre laisse entrevoir de multiples autres signes, à commencer par ceci : que le gout de lire, modeste curiosité ou passion vorace, a fait que des milliers de gens se sont déplacés, pour se rencontrer parfois, avant de repartir avec ce bien précieux qu’est un nouveau livre.


    « La lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres. »

  • Un vrai de vrai

    Rencontre de Boualem Sansal

    A La Désirade, ce lundi 1er mai. – C’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment mieux résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence probe et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai : voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, à propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera jamais pousser la barbe par opportunisme ni ne cautionnera jamais le mensonge ou l’injustice. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la Banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire ledit rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, qui nourrissent ses quatre romans, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de vraie conversation. Sur quoi je me réjouis de retranscrire notre long entretien, qui me semble substantiel, passionnant et non moins inquiétant pour l'avenir de l'Algérie, Boualem Sansal n'étant pas du genre à dorer la pilule.

  • Lectures de rentrée (2)

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    Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ?, trois nouvelles d’Annie Saumont

    Annie Saumont, nouvelliste remarquable dont l’œuvre (couronnée par l’Académie française en 2003) se constitue en fresque kaléidoscopique de la vie des gens ordinaires, n’a pas son pareil pour saisir, à fleur de mots et de formules toutes faites, la détresse et le désir de s’échapper de ses personnages, le plus souvent pris au piège.
    Le meilleur exemple en est l’homme résigné de la première nouvelle, éponyme, de ce triptyque, littéralement encagé par les petites phrases de sa femme, du genre « qu’est-ce que tu regardes ? », « tu as des pellicules j’en parlerai au pharmacien », « tu n’écoutes rien », « tu mangeras aussi une petite grillade c’est facile d’être raisonnable », et qui se rappelle de radieuses scènes de sa jeunesse en regardant par la fenêtre.
    Sans peser, avec des ellipses qui supposent l’attention vive et même la participation active du lecteur, l’écrivain s’attache à capter les divers réseaux de parole qui s’entrecroisent, ici de l’épouse au sens pratique écrasant, de l’homme qui aimerait tant décider quelque chose mais n’en a plus l’énergie, de ce qu’on pourrait dire le langage des choses et de la poésie suggérant une autre vie plus harmonieuse et plus claire.
    Ou c‘est, dans le métro (Ce serait un dimanche), Thérèse qui évoque in petto sa vie de paumée avec Ada, entre petits négoces de couture et petites fauches, sales mecs comme son père qui tentait de la forcer, échappées de tout ce qui pourrait advenir un dimanche au conditionnel des chimères et retour au foyer des sœurs de la Pitié. Enfin c’est (dans Méandres) le soliloque lancinant d’un homme que blesse la vulgarité du monde, et qui revient dans la ville de son enfance après un long séjour en prison.
    A chaque fois, l’art de la nouvelliste aboutit, à sa manière très particulière où tout semble vocalisé « mentalement » sans rien perdre de sa densité physique et de sa charge émotionnelle, à restituer trois univers plombés par le poids du monde, avec autant de douce attention que d’âpre lucidité.
    Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Editions Joëlle Losfeld, 77p. Ce recueil est déjà disponible en librairie.

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  • Gondole de rentrée

     

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    medium_Charras.JPGNotes avant parution

    La vague précédente n’est pas retombée que déjà la prochaine déferle avec, en point de mire, 683 nouveaux romans à paraître à l’automne. Des piles de livres ne cessant de s'amonceler, je tirerai sept titres après sept autres, d’abord en survol puis de manière plus détaillée. Or tel est mon premier choix :

    1. Christophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 115p. Révélé par Annam, un premier roman paru chez Arléa et aussitôt distingué (prix du Premier roman et prix des Deux Magots, 1994), l’auteur a de la patte et l’on est curieux de le voir évoquer ici la figure de Bernard Grasset sous le regard d’un certain Kobald, à la grande époque des Saints-Pères.

    2. Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Joëlle Losfeld, 77p. Par la nouvelliste la plus abondante et parfois la plus attachante « au niveau du quotidien », un nouveau petit recueil en forme de triptyque.

    3. Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p. L’auteur, directeur littéraire de Stock, est lui aussi un écrivain racé, qui dit bien les choses de la vie, comme on dit, avec la nonchalante complaisance des désabusés

    4. Alain Mabanckou. Mmedium_Mabanckou0001.JPGémoires de porc-épic. Seuil, 229p. Après Verre cassé , l’auteur congolais le plus en vue du moment à Paris poursuit une œuvre alternant la pleine pâte du roman et les pointes de la réflexion. Il réinvestit ici l’esprit du conte à la manière africaine.

    5. Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 115p. Dans un texte de pure sensibilité, voilé de pudeur, l’auteur de Comédien (prix Valery Larbaud 2000) rend ici un bel hommage à son père, du genre à ne jamais se mettre en avant.

    6. Ariel Kenig. La pause. Denoël, 145p. Son premier roman, Camping Atlantic, s’était distingué du tout-venant de l’an dernier par son écriture mordante et sa façon de moduler la révolte sensuelle d’un adolescent. Du camping, on passe ici à la cité HLM.

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    7. Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p. C’est le roman dont, pour ma part, j’attends le plus dans la nouvelle donne. Après son fameux Professeurs de désespoir, la romancière traverse un demi-siècle d’histoire contemporaine en entrecroisant les voix de quatre enfants (Sol, Randall, Sadie et Kristina) dont chacun est le parent du précédent.

     

  • Besoin de consolation

    L’auteur démasqué (21)
    Ce poème est extrait du recueil de Raymond Carver intitulé La vitesse foudroyante du passé, paru récemment aux édition de L'Olivier. Nul, finalement, de la tribu papou, n'a identifié l'auteur en dépit de multiples indices fournis par le jury international, sous l'expert contrôle du Dr Fellow. La suite du jeu se fera à proportions des ressources de perspicacité de la compagnie, visiblement amoindries par l'été venant 

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    La petite chambre

    Il y eut un grand règlement de comptes.
    Les mots volaient comme des pierres à travers les fenêtres.
    Elle hurlait, elle hurlait, comme l’Ange du Jugement.

    Puis le soleil jaillit et un sillage de fumée
    stria le ciel matinal.
    Dans le silence soudain, la petite chambre
    Se retrouva étrangement seule, tandis qu’il lui séchait ses larmes.
    Elle devint comme toutes les autres petites chambres sur terre
    que la lumière a de la peine à envahir.

    Des chambres où les gens hurlent et se blessent.
    Puis éprouvent douleur, ou solitude.
    Incertitude. Un besoin de consolation.

     

  • La rage du fils de personne

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    Avec Le fils du lendemain, paru sous pseudonyme, Jean-Bernard Vuillème donne le plus personnel ; existentiellement, le plus engagé et, littérairement, le plus accompli de ses livres.


    « Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, dans le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père », écrit Bernard Jean au début de ce récit lancé « à tombeau ouvert », puisque la destination du narrateur, fonçant sur la route, est le cimetière où repose son vrai père dont il a finalement découvert l’identité, obstinément camouflée par sa mère. Egalement occultée dans un premier temps, la véritable identité de l’auteur, écrivain romand au talent reconnu, ne pouvait à vrai dire le rester, son dévoilement faisant en quelque sorte partie du jeu de l’exorcisme et de la révélation dans ce qui est sans doute le meilleur livre de Jean-Bernard Vuillème.

    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - Je n’y ai pensé que lorsque que mon intuition a été confirmée dans les pipettes des analyses de sang alors que j’avais déjà plus de 45 ans. Dès ce moment, il m’a semblé que l’écrivain devait tenter de dire ce qu’il y a d’indicible dans une histoire de ce genre.

    - Son élaboration vous a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
    - La part autobiographique, évidemment importante, devait se limiter au thème de ce fils doutant dans sa chair de son origine biologique et bannir tout développement anecdotique. J’ai rencontré des problèmes de distanciation, beaucoup élagué, réécrit, restructuré. L’enjeu était avant tout littéraire, dans le « comment dire » et non dans le « que dire ».

    - Quelle place Le fils du lendemain tient-il dans l’ensemble de vos livres ?

    - Une place importante il me semble, parce que je crois que ma rage d’écrire, de devenir quelqu’un par l’écriture, trouve son origine dans cette histoire. J’ai voulu qu’il soit une sorte de synthèse entre l’intime et la fiction.

    - Pourquoi recourir à un pseudonyme, dont vous pouviez vous douter qu’il serait éventé ?

    - Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’est ingérable ! L’idée, c’était de protéger celui que j’appelle mon père des propos de café du Commerce, surtout dans la ville où il habite, et non de me cacher. Ensuite, ce pseudonyme fait partie du récit, il était pour ainsi dire naturel de le signer ainsi. Faire de son double prénom choisi par les parents son nom d’auteur en inversant les termes, signer autrement sans rien renier de ce qui vous constitue…

    - Ce livre vous a-t-il libéré?

    - Disons que je suis au clair quant à l’étranger que je sentais parfois s’agiter clandestinement dans ma chair et dans mon sang, sur la puissance des délires de ma mère et celle de ma propre intuition à débusquer le mensonge. Comment dire ? Je me sens aussi reconnaissant en tant qu’écrivain… Ecrire Le Fils du lendemain, c’était une épreuve, à la fois périlleuse et jouissive, dans une brèche de l’être, près du souffle, et il me semble que j’ai assez bien franchi ce cap…

    medium_Vuilleme3.JPGComme une seconde naissance

    Si la pilule du lendemain est censée « effacer » les traces indésirables de l’écart d’un soir, celui que Bernard Jean appelle « le fils du lendemain » pourrait être dit le fruit doublement illégitime d’un semblable repentir, puisque son père biologique, amant d’une femme mariée, a convaincu celle-ci de « couvrir » leur probable embryon par le truchement d’une seconde relation arrachée in extremis au mari avec lequel elle n’avait plus de rapports intimes depuis belle lurette.
    L’enfant Bernard Jean eût aimé, comme chacun, vivre en harmonie avec papa, maman et son grand frère Otto. Or non seulement il aura enduré, dès son plus jeune âge, les effets collatéraux de la guerre opposant ses parents, mais bientôt lui viendront l’intuition qu’« une phrase aussi rassurante que papa fume la pipe » ne fut qu’un leurre, et le soupçon d’abord confus, puis le doute lancinant et la découverte finale du secret de famille défendu par la mère avec une « sainte » véhémence dans le mensonge, longtemps encore après la mort du « vrai père ».
    Mais qui fut précisément le vrai père, du géniteur biologique lâchement disparu ou de celui qui l’a pour ainsi dire adopté ? En quoi cet Auguste Daniel Nebel (notez les initiales…) sur la tombe duquel le narrateur se rend en se repassant, non sans fureur légitime, le film de ses tribulations de mal-aimé, mérite-t-il le nom de père ? La question se pose évidemment, mais c’est bel et bien de ce nébuleux faux-jeton qu’il se sent le fils malgré la véritable amitié qu’il a développé avec son père Trellert (notez le palindrome…) contre lequel sa mère, jouant à tout coup les victimes et sombrant finalement dans la démence, n’aura cessé de le monter…
    Quête de la filiation, déniée et comme renouée par le jeu de l’aveu et de la fiction, ce livre de douleur et de rage compulsive s’élève, par delà le « récit de vie », au rang de la meilleure littérature, tant par son écriture cinglante et trépidante que par l’humour déjanté de l’auteur, notamment dans la seconde partie, avec la rencontre d’un illuminé raélien en veine de clonage - clown parmi d’autres sur cette Terre « où la vie peut être drôle, un moment »…
    Bernard Jean. Le fils du lendemain. Editions Zoé, 118p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 juin 2006.

  • Ceux qui vont et viennent le long de la grève

    Dunes3.JPGCelui dont la nudité octogénaire garde la rigidité de son costume de Junker prussien / Celle qui se dandine comme une oie / Ceux qui spéculent sur les chances de l’équipe de France à Berlin / Celui qui a gardé sa casquette de garagiste des Yvelines / Celle qui gît toute blanche sur un matelas pneumatique rouge fraise / Ceux qui lisent Dan Brown/ Celui qui arbore le plus beau tatouage des 17 kilomètres de plage et se dit fier (stolz auf) de ses quatre mômes purs Aryens / Celle qui a des seins comme des cornes d’abondance / Ceux qui jouent aux échecs dans le vent de sable / Celui qui n’a plus de bras gauche mais un anneau dans la narine droite / Celle qui envie une jeune négresse nue qui passe en grâce / Ceux qui, roses et flapis, les deux parents et les deux enfants, figurent un tableau de Lucian Freud sous leur parasol à fleurettes / Celui qui rhabille mentalement tous ceux qu’il croise / Celle qui surveille l’effet du papillon qu’elle s’est fait tatouer sur la fesse à Anvers en 2004 / Ceux qui pensent aux 3000 victimes du séisme de Java où ils ont passé des vacances du tonnerre / Celui qui affirme que bronzer est un job à plein temps  / Celle qui rêve d’une rencontre un peu romantique / Ceux qui se réjouissent de retourner au Grau d‘Agde où les moules frites se débitent à 7 euros / Celui qui prétend avoir rencontré Michel Houellebecq au bar L’Horizon / Celle qui sait que le travesti Lola est le fils d’un martyr du franquisme / Ceux qui lisent Heidegger derrière leurs stores / Celui qui prétend que Sollers déconne dans le JDD / Celle qui rédige son mémoire d’université en s’efforçant de faire abstraction de la perceuse des voisins du dessous en train d’aménager leur terrasse / Ceux qui regrettent l’époque de Derrick / Celui qui a rencontré Horst Tappert, alias Derrick, un blaireau  à l’en croire / Celle qui a bu un panaché avec Derrick, en 1986 à Longwy / Ceux qui savent comment curer les éviers / Celui qui se dit qu’un jour il écrira le roman du siècle / Celle qui est fatiguée de tout ce qui s’exhibe / Ceux qui rêvent d’un autre monde, etc. 

  • Poésie de Michel Butor


    Le monde vu de l’Ecart
    Le nom de Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.
    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête  ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…
    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique  de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…
    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être, ce qu’elle est pourtant, tandis que la poésie de Dominique de Villepin, qui fait tout pour en avoir l’air, n’en est pas l’ombre d’un semblant.
    Or on lit, dans Passe et repasse, ces vers très peu villepiniens :

     « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…

    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :

    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours…

    Michel Butor. Seize lustres. Gallimard, 273p. 2006.

  • Haine de la poésie



    L’Auteur démasqué (19)

    Ce texte est extrait d'une prose du poète Franck Venaille, intitulée Haine de la poésie et datant de 1979. Je l'ai tiré de la monographie, assortie d'une anthologie, que François Boodaert à consacrée à Venaille sous le titre de Je revendique tous les droits, parue à l'enseigne de Jeanmichelplace/poésie en 2005. Personne n'a identifié ce texte d'un poète trop souvent inaperçu quoique des plus remarquables, à (re)découvrir assurément.  

     

    « Comme arrachées d’un livre voici des feuilles, des pages, voici la part féminine des mots qui m’entourent. Qui parle ? D’où vient cette voix ? Et qui se cache derrière ce visage ? Je le sais à peine. Ne connais pas son nom. C’est une silhouette, un homme, quelqu’un que l’on rencontre, que l’on croise et sur lequel jamais on ne se retourne : des phrases, comme arrachées à un livre.
    On ne sait rien de lui. Simplement je peux vous dire que l’été dernier on le voyait au Café Armandie chaque fin d’après-midi venir s’asseoir à une table de la terrasse où il se reposait. Souvent il portait sa main droite à la hauteur de sa vésicule. Un tic. Peut-être autre chose. A ceux qui s’étonnaient de la fréquence de ce geste il répondait simplement « j’ai mal parce que j’écris ».
    Je ne connais pas son nom. Mais je sais qu’il travaille régulièrement à son bureau. Il s’entoure de livres. Il se protège avec des livres. Lorsqu’il va mal il ferme la porte de cette pièce, de ce lieu de fiction, et s’en va dans les rues maudissant l’écriture. Puis il revient. S’installe à sa place et demande pardon : comme arrachées d’un livre.
    Un livre. Tenez. Kierkegaard raconte qu’étant enfant il demandait parfois à son père l’autorisation de sortir. Le vieil homme refusait, lui offrait cependant de le prendre par la main et de faire une promenade en parcourant en tous sens le parquet de la pièce. Alors, tout en marchant, le père décrivait – passants, voitures, fruits des étalages – tout ce qu’ils voyaient et saluait ses connaissances. Il semblait à l’enfant qu’au cours de la promenade le monde sortait du néant, que son père était Dieu et lui-même son favori… »

  • Soleil de chair

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    Du sexe moite à l'insoutenable légèreté de nos corps...

     

     

    Au Cap d’Agde, Cité du soleil, ce samedi 20 mai 2006. – La publicité polychrome annonce un intense sentiment de liberté, et sans doute est-ce ce que les gens ressentent en ces lieux de nature naturiste, loin de leurs bureaux et de leurs travaux, en cette Cité du soleil à l’architecture à la fois futuriste et décatie dont l’hémicycle de béton alvéolaire s’ouvre sur la mer fluente, l’anse de sable des dunes de Sète à l'est et à l’ouest la marina.

    Heliopolis2.jpgPour ma part, cependant, je ne pense ici qu’à travailler un peu plus, ou plus précisément à ne faire que ce qui me chante, sur le manuscrit en chantier de mon roman et tout ce qui l’alimentera d’une manière ou de l’autre, de lectures en balades avec Lady L. ou de rencontres en séances d’aquarelle. Belle liberté aussi bien, et non moins intense, que celle de disposer de chaque seconde pour en faire quelque chose…

     

    Heliopolis.jpgHéliopolis, ce 26 avril 2011. -  Dix-sept ans après nous nous retrouvons comme tant de fois  en ces lieux avec Lady L., nos filles nous ont appelé ce matin de Phuket et de Bruxelles, j'ai publié dix livres après Le viol de l'ange sur lequel je travaillais à l'époque, et ma bonne amie se repose de travaux autrement sérieux et exténuants que les miens...

    À propos de bonne amie, je lisais l'autre jour, dans le livre récemment paru de Bernard Pivot, Les mots de ma vie, la page qu'il consacre gentiment à l'usage que je fais, dans mes Riches Heures,  de cette expression, (à la rubrique Amie, p.27), et j'ai beaucoup aimé aussi sa célébration de l'Admiration, trop peu pratiquée aujourd'hui et que j'éprouve au plus haut degré en me replongeant dans l'oeuvre de Milan Kundera.

    Kundera1.jpgJe viens ainsi d'achever coup sur coup la (re) lecture de Risibles amours et de La Plaisanterie, parus il y a plus de quarante ans de ça. Mais ça nous rajeunit, me dis-je en redécouvrant l'extraordinaire densité existentielle et la beauté de ces livres, dont le caractère politique s'est à la fois estompé (ils parurent au lendemain du printemps de Prague et furent bientôt interdits) et étendu à tout le phénomène qu'on désigne aujourd'hui sous l'appellation de politiquement correct, et à toute forme de conformisme social. Mais bien plus que de sociologie ou de politique, ces romans parlent de la vie tragique et risible, La Plaisanterie est une tragi-comédie aussi déchirante que drôle, et avec la distance sa beauté poétique, la tendresse jamais mielleuse qui se dégage du regard porté par l'auteur sur tous ses personnages se communique plus que jamais au lecteur, et c'est notre propre jeunesse que nous retrouvons aussi bien sans amertume, comme dans une lumière de pardon stoïque.

    Heliopolis3.jpgOr c'est le même regard que nous portons, Lady L. et moi, sur l'environnement de cette splendide et dérisoire Héliopolis où nous revenons depuis trente ans pour la seule mer, et les dunes, et la sensation de s'en foutre en vivant à poil ou sous le textile, comme on veut, mais que de nouvelles hordes bizarres ont investie et qui, avec leur fric fort apprécié on s'en doute, ont imposé un nouveau code de conduite sur les plages, au dam des naturistes de la vieille école plutôt pudique (sic), en pratiquant le sexe de groupe à vue,sur le sable ou dans les clubs plus fermés.

    Cette nouvelle population, genre classe moyenne entre 35 et 75 ans, se désigne elle-même par l'appellation de libertins et a fait se développer, au coeur de la cité solaire, de nouveaux hôtels à murs borgnes et boîtes chaudes, et tout un système de boutiques où se débitent les atours et colifichets dont ces braves gens se parent comme de coquets papous à breloques, piercings et résilles, falbalas et pacotille.

    Michel Houellebecq a commencé de décrire cette faune dans Les particules élémentaires, mais le phénomène a pris de l'ampleur et l'on est juste content de se trouver en ces lieux en avril et pas au plus moite de l'été où les corps bandochants et ballottants, tous pommadés d'huiles enrichies de carotène, se multiplient et se collent comme sardines en leur caque...

    Reiser.jpgBref, la lecture et l'écriture, ou la sensualité plus délicate et multiforme (ah les délices de l'anchois frais slurpé avec un doigt de Corbières !) nous tiennent heureusement à distance de ce grouillement qui nous semble à vrai dire plus grotesquement rigolo, à la longue, que réellement dégoûtant.

    Allons, un Reiser y trouverait un regain d'observations qui ramènerait la chose à sa dimension résumée par l'adage teuton: Jedem Tierchen sein Plaisirchen - à chaque bestiole sa babiole...  

  • Un effet de réel


      Du romancier et de ses personnages. À propos de L’homme ralenti de J. M. Coetzee et du Complot contre l’Amérique de Philip Roth.
    Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe de mystérieux et d’également incongru, que le lecteur n’ayant pas lu Elizabeth Costello, le précédent ouvrage du même auteur, peinera probablement à comprendre. Elizabeth Costello est en effet romancière, à la fois célèbre et vieillissante, que l’on a vu vivre et se débattre tout au long de ce roman qu’on pourrait dire par excellence le roman du romancier, et la voici qui se repointe tout à coup dans ce nouveau livre dont tout laisse à supposer qu’elle est elle-même en train de l’écrire, dans sa tête ou pour de bon…
    Marcel Aymé s’était bien amusé déjà, dans Le romancier Martin, l’une des nouvelles de Derrière chez Martin, à confronter un romancier et ses personnages venus lui présenter leurs doléances, mécontents qu’ils étaient du sort qu’il leur réservait.
    Avec J.M. Coetzee, on passe du registre de la malice à celui des reflets retors, voire vertigineux, du réel et de la fiction, avec cette sensation presque physique de voir s’incarner les personnages.
    Or qui est le plus réel, du romancier et de ses personnages ? La question paraît académique, mais elle signale pourtant la vraie réalité de l’art et de la littérature, laquelle est à mes yeux plus réelle que ce qu’on dit le réel. Ainsi, après avoir lu cet autre roman plus-que-réel que figure à mes yeux Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, je me dis que plusieurs de ses personnages (à commencer par le père et la mère de Philip, son frénétique cousin Alvin, l’écrabouilleur affairiste Steinheim, le journaliste anti-fasciste  Walter Winchell ou le rabbin « collabo » Bengelsdorf, entre beaucoup d’autres) me semblent plus réels que nombre de vivants que j’ai fréquentés « en réalité »… De la même façon, je ne regrette pas, en somme, de n'être pas ces jours en Suisse où Coetzee se trouve précisément de passage, convaincu que ses livres nous en disent bien plus que lui-même, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit et répété... 

  • Les voix de la nuit




    L’auteur démasqué (20)


    Ces poèmes sont très évidemment tirés de l'oeuvre magnifique du poète grec Constantin Cavafy, ou Cavafis selon les traducteurs... Fred a (enfin) identifié celui-ci pour sauver l'honneur gravement menacé de la tribu papou.

    VOIX

    Voix sublimes et bien-aimées
    De ceux qui sont morts, ou de ceux
    Qui sont perdus pour nous comme s’ils étaient morts.

    Parfois, elles nous parlent en rêve ;
    Parfois, dans la pensée, le cerveau les entend.

    Et avec elles résonnent, pour un instant,
    Les accents de la première poésie de notre vie –
    Comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.


    LA VILLE

    Tu as dit : « J’irai par une autre terre, j’irai par une autre mer.
    Il se trouvera bien une autre ville, meilleure que celle-ci.
    Chaque effort que je fais est condamné d’avance ;
    et mon cœur – tel un mort- y gît enseveli.
    Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme ?
    Où que mes yeux se tournent, où que se pose mon regard,
    Je vois se profiler ici les noirs décombres de ma vie
    dont après tant d’années je ne fais que ruines et gâchis. »

    Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers.
    La ville te suivra partout. Tu traîneras
    dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers ;
    C’est dans ces mêmes maisons que blanchiront tes cheveux.
    Toujours à cette ville tu aboutiras. Et pour ailleurs – n’y compte pas –
    il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire.
    Pas d’autre vie : en la ruinant ici,
    dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.

  • Les esclaves de Troie



    Une arnaque hollywoodienne

    Partis pour la gloire, les « balèzes » Bulgares ferraillant dans les batailles de Troie estiment avoir été exploités. Krassimir Terzev leur donne la parole…

    Dure dure est parfois la condition de figurant : c’est ce qu’auront découvert 300 jeunes Bulgares sélectionnés pour constituer le noyau dur des guerriers dans le film Troie de Wolfgang Petersen, budgeté à 185 millions de dollars. Un tournage au Mexique, la perspective de côtoyer Brad Pitt et l’éventualité d’être remarqué: l’aventure faisait rêver, qui allait tourner au cauchemar.
    C’est cette désillusion qu’illustre Krassimir Terziev avec Battles of Troy, production helvético-bulgare combinant des témoignages recueillis en 2005 à Sofia, trois ans après le tournage, et des fragments de vidéos ou de photos captées sur place par les intéressés. Premier contraste avec les flamboyantes scènes de Troie : le côté artisanal, faute de moyens, de ce making of « clandestin » mais combien édifiant, dont les « acteurs » colorent l’amère leçon de bon naturel et d’humour gouailleur. « Tant de peine pour rien », lance l’un en se cherchant en vain dans les mêlées du film, mais tel autre s’y sera vu mourir deux fois (astuce de montage), alors que la plupart se disent déçus voire floués.
    Si l’expérience est connue des figurants de cinéma, celle que vivent les Bulgares, choisis pour leur forme physique et leurs têtes de Méditerranéens, est particulièrement humiliante. D’abord reçus en « tombeurs » craquants, ils apprendront bientôt qu’ils coûtent moins cher à la production que les chevaux (12 dollars par jour, jusqu’à une grève qui leur fait obtenir 22 dollars) avant de tâter de l’enfer du tournage. Entraînés par des militaires, ils passeront plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb (seuls les chevaux ont des tentes pour s’abriter), les plus fragiles perdant connaissance, illico remplacés. Plus rudes encore : les fameuses batailles, durant lesquelles les membres brisés seront légion, sans compter les combats hors-tournage entre Bulgares et Mexicains…
    Bref, sans relever de l’acte d’accusation, Battles of Troy n’en a pas moins valeur de témoignage drôle-acide sur certaines pratiques de l’empire hollywoodien, qui a ses « esclaves » à l’antique façon…

    Nyon. Festival Visions du réel. Battles of Troy. Europlex-Capitole 1, le 28 avril à 16h.30. Reprise le 29 avril au Capitole 2. Programme complet sur le site : www.visionsdureel.ch
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 27 avril.

  • La vibration de lire


    L’Auteur démasqué (6)

    Ce texte est extrait du livre de Louis Calaferte intitulé Les fontaines silencieuses, paru à L'Arpenteur. Personne n'a trouvé la bonne réponse.

    « Cet incomparable émoi que de se baigner dans la lecture. Eau salvatrice – où reprendre force et conscience ; où retrouver ce qui est racine nous appartenant ; d’où surgir à neuf pour d’irrépressibles envolées. – Celui-ci, qui a donné son talent à ma voix secrète ; ses idées confortent les miennes ; sa sensibilité en tout m’identifie et, par surcroît, m’enseigne, me convie en m’aidant à devenir libre davantage, c’est-à-dire plus audacieux, plus fondé sur moi-même, mieux préparé aux essences de la Vie. – Lecture qui me fait Force. – Son souvenir, capable de métamorphoser les plus pénibles instants de misère morale. Tel livre, ce jour-là, accompagna notre détresse ; nous fit la surmonter, nous tirant vers ce réel absolu qu’est l’imaginaire, où réside toute capacité d’épanouissement. – Livre de jadis qui sait encore, a retenu qu’il faisait dehors, dans la rue, chaud ou froid,terreux ou ensoleillé ; de quel vert étaient les feuillages des arbres du jardin public ; quelle saveur troublante et enfantine imprégnait le regard entr’aperçu de la jeune fille aux jambes fines. – Livre de la vibration. Livre de la coloration. Livre de la révélation. Livre de la totalité d’être. Sans cesse je suis à ta recherche, moi, éternelle jeunesse de l’initiation. »

  • Une idée de roman

    Sur Le rapport Amar, de Jérôme Meizoz
    Le premier roman de Jérôme Meizoz, intitulé Le rapport Amar, n’est à vrai dire qu’une idée de roman. Bonne idée, au demeurant, tant par la construction que par la substance signifiée. Hélas les protagonistes ne sont que des idées de personnages, et le drame s’en tient lui aussi à la seule citation de faits, dont l’enchaînement se trouve à tout moment freiné par le discours savant, voire savantasse, signalant une folie académique qui pourrait elle aussi nous captiver si elle ne restait absolument désincarnée.
    Bruno Lesseul, passionné par le déclin des langues orales et l’hégémonie de la langue française au détriment des dialectes, est accusé d’avoir cannibalisé son amie brésilienne Juliana, spécialiste du fameux candomblé, après l’avoir entraînée dans une relation sado-masochiste entrecoupée de doctes échanges. Le bon docteur Tissot, qui ne fut pas que le contempteur du vice solitaire, avait mis en garde les gendelettres contre certaines maladies, mais l’obsession « ethnocidaire » de Bruno a de plus obscures racines qui eussent fait saliver la doctoresse Dolto, citée dans la foulée…
    Le « roman » est tissé par les diverses pièces du rapport où voisinent éléments d’expertise, carnets de Bruno, bribes de récits liées à un voyage au Brésil, lettre de Juliana ou témoignage d’une péripatéticienne, notamment. Tout cela, une fois encore, pourrait être passionnant, comme l’est Feu pâle, le chef-d’œuvre de Nabokov fondé sur un montage philologique. Or, autant Jérôme Meizoz « vit » sa recherche dans ses essais, autant le chroniqueur-prosateur de Morts ou vifs et des Désemparés peut toucher juste, autant lui échappe ici son objet faute d’énergie narrative et plus encore de toute empathie.
    Jérôme Meizoz. Le rapport Amar. Editions Zoé, 2006, 87p.