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Rechercher : Ramon Gomez de la Serna

  • De cela simplement qui est

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

     

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

      

    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne… 

     

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

      

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

     

    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

     

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

     

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

  • De la soumission

     

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos de l'avant-dernier roman de Michel Houellebecq. Sur l’essai de Bernard Maris, Houellebecq économiste, et sur le premier tome du Journal intime de Philippe Muray, Ultima necat (1978-1985)

     

    Moi l’autre : - Alors compère, on se la joue rebelle ?

     

    Moi l’un : - Tu dis encore une obscénité du genre et je sors ma kalache. Non mais sans blague : tous indignés, tous CHARLIE, tous plus libres d’esprit et d’expression les uns que les autres, tous rebelles et pour faire bon poids : tous assumant leur différence consistant à être différents comme tous. Au secours Philippe Muray ! 

     

    Moi l’autre : - Ce réac ? comme ILS disent.   

     

    Moi l’un : - Exactement, ce réac, vu qu’ILS ne l’ont pas lu, comme Houellebecq est un réac vu qu’il ne se positionne pas clairement par rapport à la droite. Mais baste avec cette phraséologie binaire genre BONUS et MALUS, comme l’avait excellemment gorillée ce réac ( ?) de Godard dans sa carte d’identité filmée. 

     

    Moi l’autre : - On reviendra sur Ultima necat, le journal intime de Muray entre 1978 (il a alors 33 ans) et 1985, mais parlons de Soumission. Finalement c’est quoi d’après toi ?

     

    Unknown-5.jpegMoi l’un : - C’est une variation de plus sur le thème du vieillissement, déjà présent dans La possibilité d’une île. Je crois qu’on se trompe en y voyant, comme Jacques Julliard, une charge « dévastatrice » contre l’intelligentsia « collabo », pas plus que ce n’est un roman islamophobe comme l’a prétendu un Edwy Plenel. En titre, L’Obs a balancé entre « génial » et« pervers », conformément à la même rhétorique binaire qui dédouane un peu tout le monde...  

     

    Moi l’autre : - Il doit être forcément « génial » pour intéresser autant de médias responsables, mais quand même« pervers » pour s’intéresser à Huysmans et à Youporn en même temps  

     

    Moi l’un : - Mais c’est le protagoniste de Soumission qui surfe sur le site de cul et disserte sur Huysmans, et pas Houellebecq. Enfin on est censé faire la différence, quoique l’Houellebecq joue là-dessus à plaisir comme il joue au paumé dingo dans son film assez rigolo tiré de La Possibilité d’une île (que les critiques ont trouvé nul, ce qu’il est en effet et se veut tel comme les Deschiens se veulent nuls) ou dans ses numéros de duettistes avec BHL ou Jean-Louis Aubert…

     

    Moi l’autre : - Son côté singe ?

     

    Moi l’un : - Exactement : regarde-le chanter avec Jean-Louis Aubert sur Youtube :c’est un numéro de grimace simiesque irrésistible. Michel Houellebecq est le grimacier génial, nullement pervers, de la singerie mondialisée...

     

    Moi l’autre : - Quant à dire que Soumission est génial…

     

    images-17.jpegMoi l’un : - Il l’est pour qui le prend avec humour, même si ce n’est pas « évident ». Si tu le prends comme un roman « politique », tu te dis, en te rappelant Orwell ou Karel Capek, que c’est assez faiblard, à tout le moins ambigu. Mais là encore le vrai sujet est ailleurs : François se fait chier à l’université, n’a pas d’amis, pas de meuf durable non plus (je parle comme les jeunes lecteurs d’Houellebecq), ne s’intéresse quasiment plus à rien à part la petite secousse sexuelle ou le supplément d’âme gastro, et le Grand Remplacement de sa culture fatiguée par une autre qu’on lui impose ne lui fait pas trop problème quand on lui explique qu’avec l’islam il va avoir son petit harem et des fins de mois assurées. Il faut alors constater qu’en vieillissant Houellebecq a passé de Schopenhauer à un écrivain plus cool en la personne de Joris-Karl Huysmans le converti dont Léon Bloy fustigeait la religion de bric et de broc après lui avoir montré la porte étroite de la seule vraie foi…      

     

    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on ne croit pas plus à la « conversion » de François à l’islam que Bloy ne croyait à celle d’Huysmans au catholicisme. Mais Bloy était un foldingue, non ? Un véritable pur allumé, dont Philippe Muray parle d’ailleurs à propos d’Ernest Hello, sur la fin du monde. Ces deux-là étaient de vrais mystique timbrés… 

     

    Moi l’un : - Je vois que tu lis par-dessus mon épaule. Mais c’est vrai qu’on sent moins le « professeur de désespoir », comme disait Nancy Huston, chez l’auteur de La carte et le territoire et de Soumission, qu’à l’époque des Particules. Tu auras noté au passage que le protagoniste François apprécie particulièrement la « générosité » de Huysmans et son goût pour les maîtres flamands.

     

    Moi l’autre : - Donc tu verrais plutôt Houellebecq-François « âme sensible » que réac.

     

    Moi l’un : -  Je le vois essentiellement écrivain, et comme le dit Sollers au début de Littérature et politique, un écrivain peut parler de politique comme personne sans avoir de comptes à prendre à qui que ce soit. Notre ami  JLK souscrirait d’ailleurs…

     

    Moi l’autre : - « Encore votre Sollers ! » vont s’exclamer certaines dames sur Facebook…

     

    Moi l’un : - Transmets-leur mes cordialités et voici la citation : « En réalité c’est toute la bibliothèque qui trouve son plein emploi pour comprendre et juger l’actualité. La politique fait semblant de maîtriser un monde qui lui échappe, elle va toujours dans le même sens (gauche effondrée, droite en miettes), alors que la littérature, elle, est sans arrêt partout et nulle part. La politique ne lit rien, la littérature est une frénésie de lecture. Il était fatal que le pays qui a été le plus« littéraire » du monde souffre particulièrement de la mondialisation ».

     

    Moi l’autre : - Oui, c’est intéressant…

     

    Moi l’un : - Donc je continue : « Du coup, la politique moralisante s’insinue partout et juge la littérature, alors que, sans efforts, c’est à la littérature de juger la politique. Ouvrez un livre digne de ce nom : la vraie morale est là, avec l’acide ou l’ironie qui conviennent à chaque situation. Sin intervention est un acte d’interruption, d’éveil, et, malgré le tragique, une anticipation d’identité heureuse. La politique favorise beaucoup l’identité malheureuse, c’est-à-dire le contraire de la liberté et de la singularité poétique ».

     

    Moi l’autre : - Tu me rappelles les coordonnées du livre afin que je puisse le conseiller à ma coiffeuse camerounaise lettrée ?

     

    Moi l’un : - Flammarion 2014, 806 pages, 25euros. Une vraie mine d’observations et de réactions sur l’époque. Je m’attendais à du réchauffé complaisant, et c’est du vif et du pénétrant !

     

    Unknown-7 2.jpegMoi l’autre : - Quant à feu Bernard Maris, il aura décrypté un Houellebecq économiste. Et là aussi la lecture décape…

     

    Moi l’un : - J’en suis resté baba vu qu’on m’a expliqué clairement ce que j’avais effectivement observé, mais plus confusément. L’oncle Bernard de Charlie-Hebdo a lu tout Houellebecq après avoir découvert La carte et le territoire, donc en 2010 seulement, mais sa lecture me fait penser à celle des essayistes ou des écrivains anglo-saxons à la Orwell, une fois encore, ou à la Martin Amis, Hanif Kureishi ou V.S. Naipaul, ou encore à la Lucien Goldmann, le critique marxiste, ou à  la Simenon. J’entends par là qu’il aborde les thèmes de Houellebecq en économiste dissident, aussi critique par rapport à  la « secte » des théoriciens de l’économie que lucide dans son approche des personnages du romancier et de leurs jeux de rôles du point de vue social ou économique, sans oublier les dimensions fondamentales de l'affect personnel, du sexe et de l'angoisse.

     

    Moi l’autre : - Le fait est que Bernard Maris prend très, très au sérieux le travail de Houellebecq, même qu’il en fait le « plus grand écrivain français vivant »…

     

    Moi l’un : - Alors là ça se discute, paix à l’âme de l’oncle Bernard, mais disons qu’Houellebecq est, dans sa catégorie d’une espèce d’hyperréalisme social sur fond de psychose d’époque, le plus révélateur des médiums littéraires, avec un art mimétique qui lui permet de rendre à merveille la langue de coton de l’idéologie consumériste dominante. 

     

    images-19.jpegMoi l’autre : - Et Philippe Muray, que dit-il de Michel Houellebecq dans son journal ?

     

    Moi l’un : - Pas un mot évidemment, vu que la publication d’Extension du domaine de la lutte ne date que de 1994…En revanche,l’on y trouve une sorte de chronique de ses relations avec Philippe Sollers, à l’époque de Tel Quel, qui se compliquent et se dégradent à proportion d’une rivalité toujours problématique sur un territoire exigu… 

     

    Moi l’autre : - Tu auras relevé les pages magnifiques qu’il consacre à René Girard…

     

    Moi l’un : - Et ce n’est qu’un début. Ce qu’on voit surtout, c’est sa difficulté à écrire un roman et sa rage de voir son travail personnel si mal reconnu. Mais le  meilleur Muray n’est pas encore là, qui comptera beaucoup dans la cristallisation des romans de Houellebecq. 

     

    Moi l’autre : - Qui lui a rendu hommage maintes fois. Et pas qu’un peu. Ce qui leur à valu d’être classés ensemble « nouveaux réactionnaire » par Daniel Lindenberg… 

     

    Moi l’un : - Les accusations en l’air passent, et les écrits restent. Le sous-titre de l’essai de Lindenberg était Le rappel à l’ordre. On a vu en l’occurrence qui était le chien de garde de l’idéologiquement correct

     

    Moi l’autre : -  Un « rebelle » contre les « réacs » qui faisait très « mutin de Panurge », comme l’aurait dit Philippe Muray.

     

    Moi l’un : - Qui a aussi parlé des « matons de Panurge »…

     

  • De la remémoration

     

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    Pour tout dire (4)

     

    À propos de la modulation des sensations premières et des premiers sentiments amoureux de l'enfant et de l'adolescent en milieu pseudo-libéré. Ce qui a changé de Proust à Knausgaard, hypersensitifs comparables, et ce qui perdure...

     

    Le TOUT DIRE en matière d'intimité, en cette époque d'exhibition exponentielle, licite et consommable à grande échelle, commercialisable et donc industrialisée, est paradoxalement plus délicat, voire difficile, pour un écrivain d'aujourd'hui, et notamment pour ce qui touche aux sensations et aux sentiments réels éprouvés par un enfant ou un adolescent confronté à l'éveil de la sensualité ou à une première passion, au premier sperme ou au premier sang. Je note ce qui précède en marge des pages de La mort d'un père consacrées au premier sperme, dont il remarque l’odeur de mer, et au premier délire amoureux du jeune Karl Ove, suscité par une certaine Hanne, officiellement petite amie d'un autre gars de leur âge, par conséquent plus ou moins inatteignable, mais dont l'intensité folle, plus fantasmatique que réellement incarnée, rappelle les sentiments non moins extrêmes éprouvés par le Narrateur de la Recherche à l'égard de la petite Gilberte Swann qui le chambre, le snobe, l'attire et le repousse comme il le fait lui-même pour attiser et désamorcer puis relancer sa jalousie, etc. 

    La jalousie est le motif central de la folie amoureuse qui fait l'objet de centaines de pages de la Recherche du temps perdu. Qui n'a pas été une grande jalouse ou un grand jaloux peut-il se sentir concerné par les extravagantes souffrances ressenties successivement par Swann, lors de la maladie d'amour qu'il vit avec sa maîtresse Odette de Crécy, et par Marcel lui-même à l'égard de Gilberte et bien plus encore du vivant d'Albertine ?
    En vérité, la jalousie est une plaie de la passion qu'on gratte avec volupté, c’est une donnée humaine et rien de ce qui est humain ne devrait m’être étranger, de sorte que moi qui n’a jamais été un grand jaloux me suis bel et bien surpris à m’intéresser à ces tribulations tordues de la passion amoureuse, dont la fameuse dernière phrase de la partie intitulée Un amour de Swann dit assez la vérité paradoxale : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ».

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    Avec La mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, on change de siècle, de société et de culture, mais l’auteur exprime sa première exaltation amoureuse, aussi débridée que l’arrivée subite du printemps en Norvège, avec un enthousiasme candide propre à toutes les générations depuis qu’Adam, ou Roméo, ont « grave kiffé » Eve ou Juliette; et la première jalousie se pointe avec cette première passion.

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    On sait que le snobisme social, lié aux strates des derniers feux de l’aristocratie française, caractérise la Recherche proustienne, jusqu’au Temps retrouvé où il vole en éclats, de même que les notions de classe se sont diluées dans la social-démocratie nordique des années 70-80. Mais l’observation de la société reste légitime pour l’auteur norvégien se rappelant ses flottements entre petites « tribus juvéniles », autant que pour le Narrateur proustien comparant les particularités propres aux bourgeois (ses parents ou les Verdurin) et celles des grandes familles titrées de France ou d’Europe.
    Ce qui apparente en outre les deux auteurs, c’est leur extrême sensibilité affective, qui donne à leur entourage proche (pères et mères, oncles et grands-parents) autant de relief, comme vu sous une loupe, qu’aux milieux qu’ils fréquentent, aux castes et aux clans.
    Du point de vue formel, et sans qu’il y ait de filiation directe ou de mimétisme imitatif chez Knausgaard, il est également passionnant de voir comment l’autobiographie « frontale » de celui-ci devient, dans l’alternance du récit diachronique et de remarquables digressions sur toute sorte de sujets, avec des parties dialoguées tenant quasiment du théâtre, un véritable roman déployé dans le temps (dont les trois volumes traduits en français comptent plus de 1700 pages) et dont tous les personnages ont gardé leur nom réel alors que les personnages de Proust tirent leur substance de deux ou trois modèles voire plus.
    Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune transposition dans la représentation de la réalité à quoi s’affaire Knausgaard ? Evidemment pas, pas plus qu’un journal intime quotidien (du genre de celui d’Amiel) ne se borne à la platitude d’un copié/collé quotidien.

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    Comme il en va du formidable diariste genevois, dont seuls les sots ou ceux qui ne l’ont pas lu réduisent l’immense journal (16.000 pages quand même !) à une activité masturbatoire, Knausgaard n’en finit pas de procéder à des choix significatifs dans sa remémoration et de nous toucher par son ton, sa voix, son regard, ses variations d’éclairage et son humour singulier.
    À la première personne du singulier, en son nom propre, Karl Ove Knausgaard, ne parlant que de lui et des siens, nous renvoie à nous et aux nôtres avec un pouvoir déclencheur, du point de vue de nos propres remémorations, sans pareil. Or je n’en suis qu’à la moitié de La mort d’un père, qui compte 538 pages dans l’édition de poche que m’a offerte la libraire France Rossier, auprès de laquelle je me suis procuré ce matin même (nous sommes le mercredi 23 août et il fait superbeau en région lémanique) les volumes suivants intitulé Un homme amoureux (727 pages en Folio) et Jeune homme (581 pages dans la première édition Denoël).

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    À préciser que l’ensemble est regroupé sous le titre provocateur (et naturellement controversé) de Mon combat, qui se traduit en allemand par Mein Kampf et en lequel je ne subodore pour l’instant qu’une façon de se moquer des bien-pensants et de rompre avec les conventions hypocrites puisque, aussi bien, le jeune Karl Ove, qualifié un peu hasardeusement d’ anarchiste par son amie Hanne qu’il emmène dans un réunion politique de jeunes travaillistes, où ils s’ennuient autant l'un que l’autre, se démarque à la fois de son père de la gauche-comme-il-faut de l’époque et de toutes les formes de violence, persuadé que les ennemis s’appelaient capitalisme et puissance de l’argent mais méprisant les lunettes rondes et les pantalons de velours et pull-overs tricotés des intellectuels du bon bord – « en d’autres termes, j’étais pour la profondeur et contre le superficiel, pour le bien et contre le mal, pour la douceur et contre la dureté, avec le Journal du voleur de Genet dans une poche et deux tickets de cinéma pour aller voir 37°, 2 le matin avec Hanne, et voici le résultat: « Le film commença. Un couple baisait. Oh non ! Non, non. Non ! Je n’osais pas la regarder mais je me doutais que c’était la même chose pour elle, qu’elle n’osait pas me regarder. Elle tenait fermement les accoudoirs en attendant que la scène se termine. Mais ça n’en finissait pas. Ils n’arrêtaient pas de baiser sur l’écran. Merde alors ! Merde, merde, merde »,…  

     

  • Miel de tout

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    À propos de la poésie d’Amarcord, d’un diagnostic-éclair de neurochirurgien et de la ressaisie d’une réalité complète échappant aux simplifications idéologiques…
     
    Ce lundi 24 janvier.- La neige de ce matin, sur la pelouse publique visible de nos fenêtres, où jouaient un jeune homme et son petit chien noir, entre les palmiers bien découpés sur fond blanc et les eaux gris vert étales du lac, m’a rappelé la fin du plus purement poétique des films de Federico Fellini, qui finit comme il commence avec les aigrettes du retour du printemps, après le plan silencieux et magique du paon faisant la roue et les derniers cris et chuchotements, joyeuses fanfares et folles vrilles d’accordéon narquoisement nostalgique saluant la départ de la Gradisca avec son carabiniere d’opérette..
     
    GÉNIE POPULAIRE. - Quel poète contemporain, ou plus précisément quel poète de cinéma a poussé, plus haut et loin sous le chapiteau céleste du cirque mondial, le méli-mélo cénesthésique à ce point de fusion et d’effusion lyrique ?
    Je revois ce film pour la 27e fois (25 fois au Colisée ou j’étais placeur a quinze seize ans et la 26e à Venise sur fond de rumeur de manifs dans les années 70), mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il me semble tout voir (ou presque) et tout entendre de ce prodigieux concert mnésique rebrassant souvenirs de jadis et naguère ou de tout à l’heure, sensations primaires et réfractions affectives secondaires, bribes de chroniques et confidences sur l’oreiller, ragots de coiffeuses et pics d’humour shakespearien comme quand la nonne naine vient débusquer le zio dingo sur l’arbre du haut duquel il n’en finit pas de s’exclamer « voglio una donna ! »
    Je me rappelle l’embarras d’un Freddy Buache, notre maître ès cinéphilie au dogmatisme frisant parfois le stalinisme intellectuel, quand il s'agissait de dégager le « message » de Fellini ou de reconnaître, malgré ses réticences idéologiques (est-il de gauche ou de droite ?) , le génie tout populaire du Maestro, montreur de marionnettes sociales évidemment plus débonnaire que l’esthète marxisant Luchino Visconti.
    Quant à moi je m’en foutais, appréciant Rocco et ses frères ou Senso avec la même candeur enthousiaste que je revoyais Amarcord ou les Vitelloni, regimbant en revanche devant l’intellectualisme psychanalisant de Juliette des esprits.
    Mais les tendres engueulades du père de Titto vitupérant Miranda et son sacripant de fils, l’humiliation du même Aurelio contraint ensuite par les fascistes d’avaler de l’huile de ricin au motif qu’il aurait tenu des propos séditieux – son beau-frère l’avait peut-être mouchardé -, la Gradisca dans les escaliers du casino où son père l’envoie séduire le prince pour arranger ses propres affaires, les garçons tourniquant autour de la Volpina, le passage du Rex, sublime paquebot figurant la fierté du Régime, devant le peuple flottant dans ses petites embarcations à l’attente en pleine nuit, tout ce bric et ce broc de brocante onirique déconstruit à partir du récit initial et recomposé à 24 images/seconde, échappe complètement à l’idéologie politique pour dire la vie de la cité et des gens, etc.
     
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    LA CRITIQUE EN BERNE. – Là-dessus c’est toujours avec tendresse que je me rappelle le vieux Freddy au premier rang des salles où nous avons vu tant de films ensemble en visions de presse, son dogmatisme n’étant que de surface et d’époque alors que sa compétence était d’un vrai connaisseur sensible et d’un pionnier militant de ciné-club dont nos même écoles ont profité des lumières.
    Lui-même assez piètre poète, sentait la poésie cinématographique d’un Daniel Schmid ou du dernier Godard (il avait conspué le premier…), d’un Bresson ou d’un John Ford, d’un Bergman ou d’un Polanski, de son ami Bunuel et de tant d’autres malgré les préjugés qui le faisaient rejeter un Melville ou tel réalisateur israélien (souvenir de Locarno) qui avait le tort de ne pas épouser la cause palestinienne, etc.
    Mais jamais Buache n’a donné dans ce qu’est devenu la critique cinématographique (ou littéraire) actuelle, à savoir la servante du succès de tendance et du lucre publicitaire aux formules creuses, de la mode et de la bien pensance de tous bords sous le verni de la pédanterie plus ou moins frottée de spécialisme. Plus une patte, plus un fou, plus un idiot inutile qui aime les belles et bonnes choses et le dise avec feu et finesse !
     
    DE LA COMPÉTENCE. – L’examen quotidien du désastre des expressions, notamment par l'Internet nous ouvrant d’innombrables fenêtre sur le vide (mon effarement candide à la vision des huit épisodes débiles de L’Empire du bling, en même temps que je découvrais hier le beau film intelligent et très documenté consacré à l’essayiste et romancière Joan Didion), n’entame pas du tout, chez moi, la reconnaissance du talent et des compétences.
     
    Je me le disais une fois de plus hier soir en poursuivant la lecture du remarquable Samedi de Ian McEwan, dont le récit, comme chez le meilleur Fellini d’Amarcord ou d’Otto e mezzo, fait tout avancer en même temps : l’affectif et le scientifique, la météo et le sexe, les humeurs conjugales ou familiales et la politique internationale, un neurochirurgien qui pense à la vie qu’il mène dans la Mercedes censée le conduire à sa partie de squash dans une rue interdite à la circulation pour cause de manifestation monstre, la soudaine flèche rouge d’une voiture percutant la sienne et le début de bagarre avec trois jeunes arrogants dont le plus agressif montre les signes hyper-nerveux (à l’oeil du spécialiste) d’une maladie dégénérative en voie d’aggravation, le basculement soudain de la relation entre ces quatre mecs et la vie qui continue - tout cela raconté dans la fluidité parfaite d’une ressaisie de la réalité la plus complexe ou plus exactement : la plus complète…

  • Dans la peau de tous

    littérature

    Après la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
    La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.

    L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
    Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
    Un grand dessein
    Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
    A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
    Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
    La souillure humaine
    Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.

    Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
    Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...

    Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp.

  • Ceux qui font de leur mieux

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    Celui qui fait la manche pour sa moitié unijambiste / Celle qui tire la langue aux méchants que son lupus fait jaser / Ceux qui sont malades de naissance et ne guériront pas après leur décès dont l’heure reste incertaine / Celui qui attend de sa pitié un retour sur investissement / Celle qui vous remercie d’exister comme si c’était de votre faute ou de plein gré / Ceux qui positivent et vous reprochent de ne pas ignorer ce qui la fout mal / Celui qui chiale un bon coup avant de se poiler comme un fou / Celle qui te fait remarquer qu’en Afrique ils s’occupent mieux de leurs vieux / Ceux qui en prennent leur parti pris / Celui qui s’attendait à tout sauf à reconnaître qu’il ne s’attendait pas à ça / Celle qui a la douleur joviale / Ceux qui survivent aux opérations bancaires / Celui qui prend tout du bon côté vu que de l’autre ça serait encore pire / Celle qui se pleure dans le gilet non sans délectation / Ceux qui compatissent par procuration / Celui qui fait de son mieux malgré le poids du cercueil / Celle dont le bon cœur a toujours eu l’élégance de la discrétion / Ceux qui n’affichent aucun mérite et seront respectés à proportion ou plus souvent ignorés ce qui n’y change rien au fond / Celui qui répète après le père Grandet que qui ne peut ne peut : autant dire pas beaucoup plus que peu / Celle qui fait valoir à l’impotent que seul celui qui veut peut se regonfler le pneu / Ceux qui n’y peuvent à peu près rien et s’en tirent plutôt bien, etc.
    Dessin: Joseph Czapski, Maria Czapska.

  • De la Qualité

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    Fugues helvètes, IV. De la magie persistante, en Engadine, d’une nature inspirant la culture comme nulle part ailleurs. Éloge de l’élitisme en art comme en sport, en cuisine et en broderie fine, inaccessible au médiocre ou à l’envieux.

    Il n’est pas de lieu, me semble-t-il, s’agissant de la sensibilité européenne de ces cent à cent cinquante dernières années, où la perception et l’expression des instances de la nature et de la culture se rencontrent, s’accordent en harmonie et se fécondent mieux qu’en ces hautes terres de l’Engadine marquant le passage du Nord germanique au Sud latin et dont un seul titre de roman , ne désignant aucune cime particulière mais résumant une atmosphère, La montagne magique, cristallise le composé d’esprit et d’émotivité, de rêverie solitaire et de débats ardents qui a fait se rencontrer tant d’âmes sensibles, lesquelles étaient aussi des corps et des cœurs et autant d’esprits de qualité variées et parfois avariée comme était mêlée la personne toute pure et comiquement impure de Thomas Mann, etc.

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    Monsieur Mann a-t-il abusé de la confiance de Madame Mann en reluquant assez obsessionnellement les jolis grooms des palaces grisons, comme il le détaille dans son journal intime ? C’est peut-être ce que penseront les vertueux de notre époque moralisante ou le discrédit mesquin est préféré à l’admiration, surtout quand il s’agit de rabaisser un génie trop éclatant ou envahissant, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de l’auteur de Tonio Kröger ou de La mort à Venise, mais encore ?

    Toute vénération aveugle m’a toujours paru relever de la jobardise, mais la rage visant ce qu’on appelle l’élitisme, en matière de culture (au contraire de ce qui se passe en sport ou en cuisine) me semble bien plus significative d’une sorte de jalousie pseudo-démocratique, sur fond d’égalitarisme nivelant toute hiérarchie qualitative, que du souci légitime de ne pas appliquer aux arts et à la littérature les préjugés sociaux « de classe », comme on dit.

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    La Qualité, sa recherche, la discipline qu’exige sa réalisation et l’exigence que supposent sa reconnaissance et sa défense, signalent bel et bien un effort d'excellence commun aux artisans et aux artistes, qu’il s’agisse de dentelières ou de cracks de la raquette, de charpentiers ou de sculpteurs sur granit, de cuisiniers ou de poètes très délicats , avec toutes les nuances requises qui fassent la distinction entre la construction d’un rustico de bois et de pierre utile à la préservation du foin nourrissant ou d’un monumental palais de style renaissance comme on en trouve au milieu des chalets de Soglio, rappelant la contiguïté point forcément conflictuelle de la paysannerie et des familles à particules . Mais une particule suffit-elle à définir une élite ? Évidemment pas !

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    Reste alors à repérer la Qualité où elle est, la beauté de l’objet alliée à sa valeur d’usage, indépendamment des critères liés au snobisme momentané ou aux valeurs souvent faussées du marché de l’art.

    Le village de Soglio, qu’on pourrait dire au bout du monde sur sa terrasse surélevée du val Bregaglia, réalise assez idéalement la fusion d’une nature splendide et d’une culture de haute qualité, celle-ci fût-elle has been puisque la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Pierre Jean Jouve, d'un Hermann Hesse ou d’un Daniel Schmid n'y est plus qu’un souvenir entretenu par les zélateurs d’un tourisme culturel combinant vénération rétrospective et randonnées vaillantes à semelles solides.IMG_7372.jpg

    IMG_7351.jpgSi Lady L. se montre plutôt agacée par ces relents de cultes culturellement corrects, je reste pour ma part affectivement attaché à ce lieu à cause de la beauté souvent insurpassable de la poésie de Rilke, celle d’une nouvelle de Jouve qui a capté merveilleusement le mélange de rudesse et de finesse, de rêverie nordique et de sensualité à l’italienne du lieu, ou encore du film Violanta qui rappelle l’histoire de ce seuil frontalier hautement significatif à certaines époques où les hommes se dépeçaient vivants, brûlaient les femmes stigmatisées pour leur pauvreté ou leur savoir naturaliste, sur fond de chasses à l’ours et de veillées embaumées par l’odeur des châtaignes rôties, etc.

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    Admirer tel portrait de jeune femme de Giovanni Segantini (au musée Console de Poschiavo) ou tel buste de son frère Diego par Albert Giacometti (à Stampa) n’est pas souscrire à un élitisme culturel plus douteux que d’apprécier telle performance d’un Federer ou tel pain de poire orné d’un chamois de sucre : c’est aussi naturel (ou parfois quasi surnaturel) que de trouver magnifique (mais pourquoi donc ?) le cirque glaciaire de la Bernina, la sérénité quasi mystique (ce mot !) du val Fex en fin de journée automnale au milieu de l’or des mélèzes sous le ciel d’un intense bleu nippon, ou la découpe lyrique (a mon goût de grimpeur rangé des mousquetons) des pics de la Disgrazia ou du Piz Badile qui, comme un soleil couchant sur le lac de Silvaplana, feront un carton sur Instagram, etc.

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  • De ces matins

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    Unknown-9.jpeg(Le Temps accordé. Lectures du monde 2023)
     
    PAGES DE L'AUBE. – La Grand Rue déserte était ce matin belle noire de pluie nocturne récente, sur l’asphalte de laquelle j’imaginais tracer les fines lettres italiques de mes carnets de l’aube à l’insu de personne - il n’y a personne le dimanche matin sur la Grand Rue bordée de vitrines de luxe (le joaillier Christ jouxtant les boutiques de fringues et de pompes de femmes de cadres moyens à supérieurs), sur quoi, mon frère le chien ayant lâché sa bonde dans le buisson de cactées, je suis remonté dans notre cage à livres où j’ai repris la lecture alternée des cochoncetés lyriques et lubriques de Verlaine dans le volume de ses Œuvres libres préfacé par le toujours excellent Etiemble (édition de 1961, l’année de la mort de Céline et d’Hemingway, pilotée par Pascal Pia), la bio de Rimbaud et Les Heures heuresuses de Pascal Quignard qui me ramène à tous nos bonnes heures partagées à lire depuis Cavafis et Spinoza, Plutarque et Bob Morane, le Zibaldone de Leopardi (à la forme duquel ses séries font penser), et voilà qu’à neuf heures mon ami l’abbé V. me relance au téléphone pour un tour d’horizon qui nous conduit de l’arrière-pays vaudois à Gaza, puis en Ukraine et partout où la Force écrase l’humain au nom d’une idée de Dieu qu’il faudrait interdire dans les églises et les écoles, les familles et tous les vecteurs de propagande de la religiosité soumise aux pouvoirs établis – l’abbé n’a pas été pour rien l’ami et le disciple d’un Maurice Zundel suspect au yeux de la hiérarchie catholique dont le souci misérable est actuellement de se disculper, auprès des médias, de ses errances pédophiles…
     
    Cependant je suis impressionné, à tout coup, par l’attention que porte notre abbé nonagénaire, proche ami et confident de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, de Georges Haldas et de Jean Vuilleumier, de Jacques Mercanton ou de Crisinel, au monde actuel auquel il prétend ne plus rien comprendre et dont il parle avec plus de bon sens naturel que quiconque, invoquant la sagesse de nos aïeules et l'esprit de ses pères paysans. Haldas me l’avait dit : regardez les mains de l’abbé, sous-entendu : ses paluches de terreux !
     
    Non moins rigolo, l’abbé me raconte que, dans une ferme des hauts de Lausanne où il a passé son enfance de fils de fermier, un jeune garçon de 10 ans ans lui a expliqué, récemment, comment il gérait la traite et les déplacements de quelque 150 ruminants de l’exploitation familiale, tous munis de dispositifs numériques sophistiqués reliés au central du gamin. L’AB nest pas un geek du tout. Il parle des « machines magiques », dont je fais usage, avec certaine ironie, mais il n’exclut rien : il inclut.
     
    Une heure après notre téléphone-fleuve avec l’abbé V., je me retrouve chez nos vieux amis B. dans le village vigneron de Chardonne (dont un grand styliste français a fait son pseudonyme, aujourd'hui sujet à controverse de pleutres), où la conversation de tout à l’heure se poursuit dans une tonalité différente, les générations succesives n’abordant pas les mêmes thèmes de la même façon. Avec L’AB, les horreurs nationalistes ou théologiques aboutissant aux tueries d’Israël et de Gaza, étaient liées à leur source biblique ou coranique, tandis qu’avec nos amis le Réel affreux s’impose dans sa brutalité, et tous nous restons démunis devant l'innommable aux barbes interchangeables...
    Ce soir je regarde, sur Netflix, un film évoquant les menées d’un pétrolier du tournant du XXe siècle, intitulé There will be blood et qui fait penser à la fois au Géant d’Elia Kazan et au Malin de John Huston, avec une souffle réel mais des failles, dans la psychologie des personnages et un dénouement mélodramatique auquel on a autant de peine à croire qu’à s’attacher aux deux protagonistes, le pionnier victime de son hybris et le jeune prêtre fanatique, finalement caricaturés. (Ce dimanche 19 novembre)
     
    AU FOND DES MOTS. – Mon amie Marie-Laure me disait, à propos de mes récits et autres proses poétiques du Sablier des étoiles, que j’allais au fond des mots, et c’est ce que je me dis à chaque page des Heures heureuses de Pascal Quignard, qui non seulement va au fond des mots mais, à partir de leur noyau, souvent étymologique, en fait rayonner le sens et les virtualités multiples par ses évocations et mise en rapport, lesquelles me rappellent celles d’un Cingria.
    Je ne vois guère d’auteur contemporain de langue française, sauf un Pierre Michon ou un Christian Bobin parfois, qui concentre autant de poésie latente dans les développments patents d’une pensée à la fois hyper-érudite et nourrie par la vie quotidienne et ses rencontres – notamment d'Emmanuèle Bernheim dont il fait irradier la figure.
     
    Mais parler de ce livre sans en citer les phrases (un écrivain est quelqu’un qui aime les phrases, disait Annie Dillard) est insuffisant, donc je cite : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapportd directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux quil l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis ».
     
    C'est exactement ce que nous avons vécu huit mois durant après la mort annoncée de Lady L. : « Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait respendir, Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre ».
     
    Et puis après la mort ceci de si beau et si précis, si juste et si dépassé par la vie, à propos d’Emmanuèle précisément : «Debout, cambrée, arquée, dans la longue cuisine de l’ancien presbytère, totalement silencieuse, extraordinairement concentrée, chaque matin, avec un sérieux de pape – le pape Innocent VI dans sa capella de Villeneuve – avec la gravité d'un chat qui va à sa gamelle - Boubi le chartreux devenu blondinet avec l’âge -, elle consulte le fascicule horaire des marées qui vont affecter les anses autour de l’Ile aux Moines. Je regarde la brume qui s’échevelle, elle quitte les branches du figuier du jardin. Les paons courent. Les lapins s’enterrent tandis que s’organisent en elle, au fond du corps vigoureux de mon amie, en silence, spontanément, les heures et les lieux. Les marches forcées dans la durée du jour jusqu'aux criques, jusqu’aux rampes de bateaux, jusqu’aux plages. Tout se lisait sur son visage grave – comme dans les nuages d’un ciel de l’Eure toute la jourmée se découvre et se déçoit ».
     
    Et comme ça à jet continu, avec une chamane ouïgoure ou La Rochefaucauld (cité par Lacan : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n'avaient jamais entendu parler de l’amour », ce qui renvoie à Girard), ou Jacques Esprit ou Thomas Ferenczi (entre autres pages super-supérieures), etc.
     
    Bref, j’ai dit à l’AB qie j’allais lui acheter ce livre écrit pour lui autant que pour moi, il a protesté (« Je ne sais plus où me mettre » - « Eh bien mettez-vous sur écoute ! »), et là je me dis qu’il faudra que j’envoie mon propre opuscule à Alain Cavalier qui lui aussi avait fait ami-amie avec Emmanuèle Bernheim – comme tout se tient, hein ? (À la Maison bleue, ce mardi 21 novembre)
     
     

  • Sourcier de parole

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    Une belle rencontre en 1992, à Vevey. Yves Bonnefoy y était venu pour évoquer son ami le peintre et sculpteur Raoul Ubac. Entretien.

    Il est beau d'entendre un grand poète d'aujourd'hui s'expliquer loyalement, donc avec autant de simplicité que de minutieuses nuances, sur la quête d'une existence et d'une œuvre. Tel préjugé voudrait que la poésie fût réservée à quelques lettrés évanescents, ou ne constitue qu'une sorte de jeu cérébral ou d'évasion esthétique. Mais c'est à l'opposé de ces contrefaçons que se déploie l'œuvre poétique d'Yves Bonnefoy, dont la première vertu est de nous restituer, plus que réelle, la présence du monde, tout en ressaisissant notre propre présence au monde.

     

    —      Comment définiriez-vous aujourd'hui, pour le lecteur le moins initié, votre petit-fils ou votre grand-père berger, la poésie et ce qu'elle peut ou veut dire par rapport au discours ordinaire? 

    —      Votre question a plus de sens pour moi que vous ne l'avez imaginé. La mère de mon grand-père fut bergère, en effet, bergère toute sa vie sur le Causse, et si je l'avais connue, et à l'âge où je vins à réfléchir à la poésie, je me serais certainement demandé s'il fallait que je lui explique ce qui d'évidence me retenait à ces publications si étranges, quitte, ensuite, à m'abstenir de rien dire. Pourquoi ne pas vouloir parler de la poésie à un être que l'on respecte, alors que le poème n'existe que sous le signe d'autrui, et par un désir d'échange enfin autre et plus essentiel que les stéréotypes de la parole ordinaire? Parce que ce que cette vieille femme percevait encore instinctivement, sur ses précaires chemins de pierres, dans les chapelles de son village, ou penchée sur l'âtre noirci, à savoir qu'il y a de l'absolu, et que cette sorte-là de présence du monde est comme donnée, à des moments, dans l'arbre, dans le rocher, dans le ciel, eh bien, c'est ce qui pour d'autres qu'elle, et de plus en plus aujourd'hui, est une expérience difficile, à demi éteinte par nos façons de penser, d'où suit qu'on ne pourra la revivre que par une lutte contre les mots, dans des poèmes qui en seront ainsi d'accès difficile pour ceux qui n'ont pas eu l'occasion de prendre conscience de ces événements qui ont lieu à l'intérieur du langage. J'aurais eu à expliquer beaucoup de faits de culture, j'aurais dû tenter de le faire avec des vocables de spécialiste, et n'aurais donc pu qu'attrister la vieille femme vêtue de noir, aux mains sans écriture: elle aurait même pu en venir à croire que c'était moi, celui qui savait! Le souci de la poésie est aussi de nos jours un souci quant à la façon d'en parler à ceux qui sont le mieux placés pourtant pour la vivre encore. Et parmi eux les enfants. 

    —      Avez-vous souvenir de votre premier étonnement poétique?

    —      Vous avez raison, c'est bien cette idée de l'étonnement qui permettrait sans doute le mieux de définir, disons peut-être plutôt de désigner, la poésie: et surtout si c'est un enfant, celui auquel on s'adresse. Car un certain étonnement, c'est l'enfance même, et c'est en lui que la poésie peut prendre. Mon premier étonnement? Un de mes premiers, en tout cas? Je me revois à la fenêtre ou sur la terrasse de la maison de mes grands-parents, regardant un gros arbre isolé des autres sur la colline d'en face. Je revenais sans cesse l'interroger du regard, en sa distance, en ce silence, pourquoi? D'abord, parce qu'à être ainsi tout seul, là-bas, sur l'arrière- fond indistinct des autres, il parlait du fait d'être un individu, une existence d'individu, ce qui me permettait de prendre conscience de moi- même, en retour, comme d'une personne au seuil de sa destinée. Mais l'idée de personne n'a rien qui conduise à la poésie, spécifiquement, et l'étonnement se portait au-delà, si je puis dire: c'était de voir l'arbre s'éployer, dans cette forme et ce lieu de hasard jusqu'au bout portant de ses branches, à tous les points extrêmes de son contour sur le ciel, ce qui transmutait ce hasard en évidence, cette part du tout en le tout lui- même. L'arbre un jour ne serait plus là ? Et pourtant, c'était lui la réalité, et de façon si profonde que la pensée des temps à venir, ou passés, la pensée du temps, celle aussi bien de l'espace, se dissipaient. Comment mieux dire cela? Et justement, peut-on même le dire? L'étonnement, n'est-ce pas aussi ce qui ne trouve pas de mots pour se dire? Voilà ce que je pourrais rappeler si mon interlocuteur était un enfant (car quel enfant ne vient pas d'avoir une expérience semblable?) en lui disant qu'un poème, c'est quand ce qu'on lit vous rend brusquement à propos de ce dont il parle cette impression que me faisait l'arbre. Je pourrais alors ajouter que pour que le poème existe il faut que celui qui l'écrit ait écouté le son des mots: car c'est d'opposer dans le vers l'exigence des sons à celle du sens qui permet de ne plus être le prisonnier de cet enchaînement des notions qui nous offre de tout dire de chaque chose, sauf sa présence. 

    —       Qu'avez-vous pensé du déploiement festif lié à la commémoration de Rimbaud? 

    —      Rimbaud avait été cet enfant. Il a préservé comme aucun autre poète l'étonnement de l'enfance. Il a évoqué cet étonnement de façon irrésistiblement communicative dans quelques «Illuminations», par exemple. Comment, du coup, être heureux de ces commémorations qui l'ont entraîné dans un flot de formulations, de stéréotypes si conventionnels, si faciles que tout s'éteint là où ils fluent et refluent? Peut-on parler de la poésie, nous demandions-nous tout à l'heure, et comment? Seulement, en tout cas, dans le rapport de personne à personne — conversation, livre qui donne le temps de descendre en ce que nous sommes — et non sur des tréteaux, avec haut-parleurs, et l'imposteur qui est en train de parler plus fort que tous les autres, bien entendu! Dire cela, ce n'est pas vouloir que Rimbaud ne soit pas connu. C'est savoir qu'il ne vaut d'être présent partout que préservé dans son exigence. On n'aura plus rien de Rimbaud si on ne distribue de lui que l'image qui permet à n'importe quel adolescent d'imaginer qu'il est l'auteur d'«Une saison en enfer» dès qu'il se met un baluchon sur l'épaule...

     

    Bonnefoy3.jpgLa ferveur et l’absolu

     

    Célébration de cela simplement qui est (nos «vrais lieux» et leurs bases élémentaires de pierre et de vent et d'eau et de feu, puis les présences vivantes qui y inscrivent leurs traces et leurs projets), l'œuvre d'Yves Bonnefoy est simultanément interrogation vibrante sur le sens de cette présence marquée du «chiffre de mort» et cernée de «fausse parole»; le musicien du verbe rejoignant alors le penseur. 

     

    Dans le sillage de Valéry (dont il poursuit les grandes leçons de poétique au Collège de France), mais en terrien aux figures plus incarnées et moins drapées, Yves Bonnefoy est sans doute, des poètes contemporains, celui qui a le plus magistralement associe les élans obscurs de l'imagination lyrique et les pondérations de la raison discursive. 

     

    Ainsi les recueils du poète (les Poèmes de la collection Poésie/Gallimard, préfacés par Jean Starobinski, en regroupent quatre majeurs, constituant la meilleureintroduction, avec la monographie de John E. Jackson dans «Poètes d'aujourd'hui», chez Seghers; et l'on ne saurait trop recommander aussi Début et fin de la neige, paru au Mercure de France en 1991, qui nous comble par sa simplicité souveraine) voisinent- ils avec une œuvre non moins importante d'essayiste, de prosateur et de traducteur de Shakespeare. Lecteur admirable (son introductionà Rimbaud reste un phare pour les jeunes lecteurs), le poète est enfin un interprète à la fois savant et inspiré des messages chiffrés de l'art, dont témoignent les lignes fraternelles et lumineuse consacrées à Raoul Ubac dans le catalogue de l'exposition. Avec ce sourcier de silence, l'on pourrait dire, enfin, qu'Yves Bonnefoy partage le goût des matières élémentaires et des formes transfigurées, porté par la même ardente ferveur et le même sens de l'absolu.

    (Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 13 août 1992)

  • Le coup de foudre de Jimmy

     Parramore4.jpgJimmy Parramore chante un coup de foudre qui a duré trente ans

    « Nous avons eu beaucoup de chance », aime à dire et répéter James Parramore, alias Jimmy, au soir de son (grand) âge qui fleure la  jeunesse à rallonge. Il y a, chez cet octogénaire à dégaine d’éternel  bohème, du viveur à la Henry Miller et, par mimétisme de navigateur, du Zorba méditerranéen, aussi à l’aise à Ibiza que dans tel petit port d’Anatolie  où il se fit un ami, un soir, du tenancier du troquet du coin, rien qu’à identifier tel morceau de Stéphane Grappelli et tel autre d’un jazzman aimé des deux compères. Cinq étés durant, il a fait le tour de la Grande Bleue à bord d’un voilier baptisé Robe de Chine, avec l’amour de sa vie, prénom Françoise. Et c’est pour Françoise, aujourd’hui, quatre ans après qu’elle lui a été arraché par la maladie, que Jimmy sort un CD au doux murmure mélodieux, pas loin de  Gainsbourg, entouré des meilleurs musiciens qu’on puisse trouver dans nos contrées, tels Antoine Auberson (saxo), Pierre-François Massy (contrebasse) ou Lee Maddeford (piano), notamment.

    Dans l’appartement sédunois où ils s’étaient retrouvés après maints périples, Françoise est partout, ici varappant aux Ecandies, là tous cheveux au vent sur le voilier, toute nue plus souvent qu’à son tour et même à son chevalet d’accro de peinture. « Une belle nature », a-t-on envie de dire rien qu’à la voir en photos ou à la retrouver dans la profusion de couleurs de ses rêves éveillés où la mer, les chats, les corps semblent danser entre la vie et la nuit. On en oublierait presque son absence, et d’autant plus que Jimmy la ressuscite à tout moment, fût-ce les larmes aux yeux et la gorge serrée, quand il évoque les lendemains de la vente du voilier, quand Françoise sanglota : « Ce bateau, c’était nous… » Ou, deux mois après sa mort, lorsque, terrassé par le blues, il jeta sur le papier les paroles et la musique de son Coup de cœur

    Quand il évoque la chance qui lui a souri, Jimmy Parramore ne parle pas que de son coup de cœur. Parce que la chance, il l’a connu dès ses premières années de petit Ricain fils de médecins, dont la profession l’a protégé des rigueurs de la Crise de 1929 avant de relancer sa seconde vocation, la première étant celle de pilote. Or la chance était, aussi, au rendez-vous du chasseur de la guerre de Corée accomplissant ses cent missions réglementaires sans être touché par la DCA. Ensuite, autre coup de pot : que la mère de James, rejoignant son aviateur de fils  stationné en France avec son unité, l’emmène un jour en Suisse pour voir de plus près le Cervin, lui offrant du même coup un autre coup de cœur de longue durée pour Lausanne.

    C’est en pensant, malin, à Paris et aux mythiques caves de Saint Germain-des-Prés, qu'il était parti pour la guerre de Corée, sachant que sa prochaine affectation serait la France. Mais en lieu et place du Tabou de Boris Vian, ce fut sur le Barbare lausannois qu’il tomba, immédiatement séduit par notre bonne ville autant que  par les filles du pays célébrées par Godard, au point de s’établir en nos murs pour y faire sa médecine. Anesthésiste en retraite, il remarque à présent que sa spécialité était proche de celle du pilote de chasse : « Tu dois faire bien gaffe, au départ et à l’arrivée !»…

    Le visage buriné de Jimmy Parramore, ses petits yeux clairs et vifs, sa douceur sans rien d’onctueux, ses gestes restés souplement décontractés malgré ses putains de genoux qui grincent, sont d’un homme qui « a vécu », comme on dit. Et ce n’est pas fini !

    Sa chance est, aussi, d’être resté proche de ses deux filles d’un premier mariage, Estelle et Wendy. Chance aussi d’avoir des tas d’amis « au rendez-vous des artistes », pour reprendre le titre d’une de ses chansons. Chance d’avoir plein de beaux souvenirs d’amour, autour du feu central de son coup de cœur, ou d’amitiés sous tous les soleils. Chance enfin de pouvoir chanter sa chance, avec les mots et les mélodies qu’il a lui-même arrangées avant de les confier à ses potes musiciens – chance de pouvoir dire si bien enfin : merci la vie !        

     

    Jimmy07.jpgJimmy Parramore, Un coup de foudre, Pour Françoise.CD. JP Productions.

    Site de Jimmy Parramore : http://www.jimmyparramore.com


    Photo de Jimmy Parramore: Sedrik Nemeth. Ici, avec un autoportrait de Françoise Parramore.

  • Vallotton de glace et de feu

    Vallotton13.jpgL’expo du 24e Salon du Livre de Genève honore un grand artiste d’origine vaudoise. À voir jusqu'à dimanche.
    Félix Vallotton (né à Lausanne en 1865 et mort à Paris en 1925) fut sûrement l’un des artistes du début du XXe siècle les plus originaux issus de notre pays, même s’il réalisa l’essentiel de son œuvre en France – dont il prit la nationalité en 1909 -, autant comme peintre que pour ses travaux de graveur extrêmement prisés, ses écrits critiques et ses ouvrages littéraires, dont le roman La vie meurtrière est à redécouvrir.
    Comme celle de Ferdinand Hodler, son quasi contemporain, l’œuvre très dense de Vallotton (son catalogue raisonné compte plus de 1700 titres) a déjà fait l’objet d’une redécouverte (via Paris, Zurich et Martigny), où les aspects les plus novateurs de sa peinture furent mis en exergue, notamment avec ses paysages proches des nordiques Munch et Nolde, de Cuno Amiet ou de Hodler précisément.
    Or, c’est précisément pour un bel ensemble de paysages – des plus sages aux plus fous – que l’exposition qui s’ouvre pour cinq jours à Genève, aux bons soins de Frédéric Künzi, se distingue. Quelques-uns des fameux nus (souvent controversés) de Vallotton, telle la Femme au perroquet reproduite sur l’affiche de l’expo dans sa version chaste (après une première version plus « osée », le peintre édulcora son motif…), sont également présents, de même qu’un choix de natures mortes et autres scènes de la comédie humaine scrutée par l’observateur aigu, voire acide que fut Vallotton.
    La peinture comme fin
    Cela étant, bien plus que ses « sujets », c’est le traitement pictural de ceux-ci qui prévaut. Très loin des « vaudoiseries » platement réalistes ou post-romantiques de la même époque, Vallotton fut un acteur significatif de l’art nouveau du début du XXe siècle. Arrivé à Paris à dix-sept ans, le jeune Lausannois se mêla bientôt à la vie artistique et littéraire parisienne, proche notamment des Nabis (terme signifiant « prophètes ») qui s’éloignaient de la représentation « fidèle » pour intensifier la couleur en aplats et privilégier la ligne et la synthèse des formes dans une transposition radicale de la nature. Surnommé le « Nabi étranger », Vallotton fut ainsi proche de Vuillard et de Maurice Denis, le théoricien du groupe. Pour autant, l’œuvre de Vallotton ne se borne pas à une «manière» d’école, se développant sans cesse et comme par à-coups, avec autant de « pannes » que d’avancées.
    On connaît évidemment l’implication du graveur dans son époque, illustrateur des mœurs intimes ou publiques, aux accents souvent incisifs, voire polémiques, mais on retrouve surtout, ici, le grand coloriste et l’inventeur d’espaces nouveaux.
    Au tournant du siècle, Les Blés (1900) marquent une stylisation radicale du paysage, mais l’art de Vallotton n’exclut ni la foison ni le lyrisme, ni non plus les sombres échos de ses dépressions et de la Grande Guerre, au lendemain de laquelle il peint l’expressionniste Paysage soleil couchant de 1919, sombre merveille. De la guerre même, où l’engagement volontaire lui a été refusé, il laisse en outre une évocation quasi abstraite de Verdun (1917) qui frise l’abstraction tout en suggérant la déshumanisation par de furieuses diagonales opposées où ne s’animent que feux et flammes.
    Si les nus de Félix Vallotton nous semblent le plus souvent « plombés » par une sorte de crispation puritaine, et si ses natures mortes et autres intérieurs s’ « éteignent » parfois en dépit de la tension qui les habite c’est dans ses paysage que le peintre nous semble donner sa pleine mesure libérée, même endiablée, pour notre jubilation.
    Genève, Palexpo, du 28 avril au 2 mai. Un catalogue de 206 pages, conçu par Frédéric Künzi (avec des commentaires avisés de Marina Ducrey), paraît à l’enseigne de la Fondation pour l’écrit, aux éditions Favre.

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    Ci-dessus: La grève blanche, Vasouy, 1913.

    Ci-contre: Verdun, 1917.

  • Femme de coeur et de mémoire

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    Veuve est honorée à la Jacqueline Veuve est honorée par la Cinémathèque suisse, à Lausanne, avec une rétrospective et la projection de son dernier film, « C’était hier ».

     

    On voit d’abord le beau château de Lucens, au second plan d’un magnifique champ de fleurs jaunes, tandis qu’une voix féminine égrène Le Temps des cerises. Puis arrivent une quinzaine de vieillards débonnaires, derniers représentants d’une classe de « primaire supérieure» photographiée il y a plus de septante ans de ça et qui se retrouvent, plus ou moins fringants. 

    Tel est le décor et tels seront les acteurs  d’une remémoration qui va faire alterner deux récits : d’une part, la vie à Lucens durant sept décennies, fortement marquée par le développement puis le déclin de l’industrie locale des pierres taillées pour l‘horlogerie et la joaillerie, et, d’autre part, le leitmotiv des passages du Tour de Suisse cycliste dans la bourgade vaudoise, dès 1937 où brillait le nom du fringant Léo Amberg, vainqueur de l’année en question. Or, mêlant documents d’archives (photos ou films) et témoignages filmés aujourd’hui, au fil d’un montage vif et jamais pesant, Jacqueline Veuve ajoute, à son palmarès déjà impressionnant, un film à la fois très personnel et très intéressant par son approche d’une communauté contrastée (riches et pauvres cohabitant parfois durement) et en butte à l’évolution économique et sociale.

    À l’écoute

    La double force de Jacqueline Veuve, entre autres qualités de grand artisanat cinématographique, a toujours été son objectivité, du point de vue social, et son empathie humaine. Issue de la bourgeoisie locale (son grand-père est capitaine d’industrie, qui dirige la fabrique Reymond et caracole fièrement à cheval), elle documente la vie des ouvriers dont le témoignage de certains n’est pas tendre. Dureté de conditions de travail, sévérité de la redoutable Mademoiselle Emma dont le mot d’ordre est « travail, travail, travail », salaires précaires, mobbing occasionnel : les faits sont là, sans donner lieu pour autant à un réquisitoire.

    Car Jules Reymond, comme le fameux industriel Louis-Edouard Junod  chez lequel il s’est formé, fait de son mieux à la tête d’une entreprise de type « familial ». Des logements sociaux, diverses associations d’intérêt public et l’attention occasionnelle de Madame Reymond (une bûche pour le Noël des plus pauvres) complètent un tableau nuancé. Telle dame  dira qu’elle a vécu « au paradis » chez les Reymond. D’autres durciront le trait. Résultat pour tout le monde aujourd’hui : de la taille de quatre  pierres à l’heure par ouvrier, on est passé à 10.000 pièces au laser. Et le « cimetière industriel » des Reymond est à vendre sur Internet…

    Et c’est demain… 

    Pas plus que dans ses autres films, Jacqueline Veuve ne distille de nostalgie sucrée. Le contraste de la couleur actuelle et du noir/blanc capte les charmes de chaque époque, ici avec une évocation de la bicyclette passant de l’objet de luxe au véhicule « popu », là en commentant l’évolution du Tour de suisse par la voix d’un vieux passionné de la petite reine. Et l’attention portée sur la désaffection progressive d’une grande fête de naguère, à l’Ascension, va de pair avec l’apparition finale, sur un balcon de la gare, d’une famille de jeunes Noirs. Nulle aigreur au demeurant, mais voilà, semble dire Jacqueline Veuve : c’est comme ça. Or c’est ce type de constats qu’on retrouve, en aval, chez plusieurs jeunes cinéastes romands, tel le Lionel Baier de Celui au pasteur ou tel le Jean-Stéphane Bron de Connu de nos services. Est-ce à dire que la doyenne du cinéma romand ait fait école ? Disons plutôt qu’elle a montré l’exemple d’un regard non partisan, laissant les faits parler par eux-mêmes…  

     À la Cinémathèque

    • C'était hier (2010)

     Avant-première romande: Mardi 3 octobre, 17h
    à la Cinémathèque suisse, Lausanne
    dans le cadre d'une Rétrospective Jacqueline Veuve
    (toutes les projections en présence de la cinéaste)

    La mort du grand-père (5 octobre 18h30 )
    Jour de marché (10 octobre, 18h30)
    La nébuleuse du cœur (12 octobre, 18h30)
    La petite dame du Capitole (en avant-programme:
    Irène Reymond, artiste peintre; 17 octobre, 18h30)
    Un petit coin de paradis (19 octobre, 18h30)

    Sortie en Suisse romande : 6 octobre 2010
    Sortie en Suisse allemande : 10 février 2011

     

  • Au miroir de la Princesse de Clèves


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    Belle découverte au Festival Visions du réel : le premier film de Régis Sauder, à fort potentiel de succès public.

    Une rumeur élogieuse précède l’arrivée d’un film effectivement passionnant, par son thème, et de très belle réalisation, signé Régis Sauder et intitulé Nous, Princesse de Clèves. Réalisé avec une dizaine de jeunes filles et garçons préparant leur bac dans un lycée de la banlieue de Marseille, ce premier « long » de Régis Sauder, présenté à Nyon dans la section « Etat d’esprit », impressionne par sa justesse de ton, son intelligence sans pédantisme et la sensibilité avec laquelle l’auteur film les lycéens, leurs profs et aussi les parents de certains d’entre eux.
    La lecture en classe de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, présenté aux lycéens comme le premier chef-d’œuvre du roman français (« bof », entend-on d’avance sur le même ton de benêt blasé qui a fait dire à Nicolas Sarkozy que ce livre l'a fait bâiller d'ennui) qui est aussi une histoire d’amour (« ah bon ? ») nous concernant tous (« tiens donc !»), constitue le motif central du film. Mais rien de fastidieux dans cette approche où les jeunes lecteurs deviennent eux-mêmes acteurs de scènes dont ils ont mémorisé des fragments en rapport plus ou moins direct avec leur vie personnelle. Aurore, ainsi, se dit proche de la Princesse de Clèves parce qu’elle aussi a un ami attitré et « des tas de petits Nemours » qui lui tournent autour. Ou c’est Albert, le jeune homo-qui-s’assume, découvrant dans le roman les nuances distinguant la discrétion de l’hypocrisie.
    Quoi de commun entre la vie galante à la cour du roi Henri II et la banlieue multiraciale où le film est tourné ? Une scène le suggère : celle où tel père musulman s’identifie à Madame de Chartres chaperonnant sa fille tentée par les plaisirs du monde… et la fille du moraliste de lever les yeux au ciel en avouant sa difficulté de parler de ce qu’elle vit réellement avec ses parents.
    Si l’idée de Régis Sauder s’inscrit dans le sillage de L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, sa réalisation se distingue de cette «fiction » d’un Marivaux joué en banlieue parisienne grâce à son aperçu plus pénétrant du milieu social ambiant, l’empathie de son regard, et du fait aussi d’un travail de cinéaste accompli sur la «mise en scène» et le montage.
    Dans la foulée, s’agissant de « cinéma du réel », un tel film est égalemnt l’occasion de se rappeler que la meilleure littérature, ou le grand art, sont aussi « réels », voire parfois plus, que notre réalité quotidienne. Cela montré sans peser, et avec beaucoup de tendresse.

    Nyon. Festival Visions du réel. Nous, Princesse de Clèves, de Régis Sauder : Mardi 12 avril, au Théâtre de Marens, à 17h, et mercredi 13 avril, à la Salle communale, à 20h

  • De la lumière sous la plume de Chebbi.

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    par Jalel El Gharbi

     

    Nour (Lumière). Il y a au commencement de la vie de ce poète lumineux, la lumière de Tozeur, si évidente, si épaisse qu’elle en est immatérielle. Et, il y a, tout au long de la vie de ce poète brillant, l’obscurité du réel, l’obscurantisme des siens et les ténèbres de la colonisation. Chebbi naît à une époque où l’histoire était décevante et où la géographie demandait à être refaite selon des canons associant réel, poésie, rêve et rêverie. Il en naîtra une géopoétique qui donne à voir des paysages oasiens, des étendues enneigées, des palmiers, des pins donnant lieu à une refonte totale du monde. Mais la diversité se décline ici en unité : une même lumière irrigue les divers paysages.Dans cette poésie que sous-tend aussi un référent occidental, la lumière est surdéterminée par des connotations coraniques. Dans le saint Livre, la seule forme sous laquelle se réalise la théophanie est l’éblouissante lumière qui apparut à Moïse ou ces métaphores donnant Dieu pour Lumière et même pour « Lumière sur Lumière ». La lumière relève du divin. Chebbi la dit « ombre de Dieu » dans une perspective qui ajointe la chose (la lumière) et son contraire (ombre). Le poète transcende de la sorte les dichotomies, atteint au sublime d’une vision du monde où les antagonismes sont pacifiés. Lumière.Sous la plume de Chebbi, l’évocation de la lumière a comme corollaire la mobilité. Que fait la lumière ? Que devrait faire la lumière ? Exhorter au mouvement : « A la lumière ! » tel est le cri du poète. C’est l’aube qui se lève, l’aube pour laquelle on se lève (littéralement et dans tous les sens, comme le veut l’injonction rimbaldienne).A la lumière ! comme on dit « au secours » ! ou « à l’assaut » ! Le mouvement ici induit est paradoxal : il porte le poète vers l’idéal d’un matin resplendissant qui relève aussi du passé, d’un naguère donné pour un jadis.

    Par quels mécanismes l’aspiration vers l’idéal se confond-elle avec une régression vers le paradis de l’enfance ? La réponse est à chercher dans « Prières au temple de l’amour » dont le premier vers compare la bien-aimée à l’enfance, au matin nouveau. Mystère de l’amour par quoi les lendemains qui chantent sont résurrection du paradis perdu, mystère de cette « fille de la lumière » que le poète chante, divinité qui, à la réflexion, vaut surtout par le chant qu’elle déclenche. Toute la douleur du poète vient de ce que l’aube rêvée est réalité antérieure. L’idéal relève du souvenir. Dans Le Paradis perdu, le poète brosse un tableau des sites du bonheur, une carte de la félicité qui s’achève sur d’amers constats. Le paradis est toujours paradis perdu. Et y aspirer, c’est tendre à combler un vide irréversible. L’entreprise qui vise à restituer les contrées du bonheur est vouée à l’échec. Seul le chant qui la célèbre est éternel. La réussite technique répare l’échec ; elle réussit tout au moins à métamorphoser la douleur lyrique en lyrique de la douleur, ou mieux encore, en lyrique du lyrique. Et c’est sans doute pourquoi la poésie de Chebbi ne pouvait être que lyrique, non pas de ce lyrisme lacrymal qui a besoin d’objet pour se dire, mais de ce que j’appellerai lyrisme intransitif…, lyrisme n’ayant d’autre objet que le chant lui-même. La poésie de Chebbi a quelque aspect narcissique non pas tant parce qu’elle se trouve belle mais parce qu’elle se regarde, s’interpelle. C’est sans doute pourquoi cette poésie échoue souvent à interpeller les éléments naturels, à apostropher l’altérité sous quelque forme qu’elle se présente.

    Ce texte a été publié dans Revoir El Jerid. Ouvrage collectif du laboratoire du patrimoine de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba Tunis.  Il sera repris dans le No 78 du Passe-Muraille, à paraître fin juin 2009.

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    Chebbi2.jpgChebbi5.gifAbou el Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي), également orthographié Aboul Kacem Chabbi ou Aboul-Qacem Echebbi, né probablement le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est un poète d’expression arabe considéré comme le poète national de la Tunisie, où le centenaire de sa naissance a été célébré ce printemps.

     

     

     

  • De la femme en temps de guerre

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    Lettres par-dessus les murs (73)

    Ramallah, dimanche 11 janvier 2009.

    Cher JLK,


    Tu fais bien de me parler des femmes. Assurément elles sont bien présentes dans les médias, à pleurnicher et geindre, mais tout de même, on ferait mieux d'en causer un peu plus ici. Dans notre correspondance, on parle beaucoup de Dieu, de guerre, de tonnes de laideur… et bien trop peu des femmes. Jls, tout de même, les femmes ! C'est sûr que le sujet est épineux, même pour des prosateurs sans peur et sans reproche. On hésite toujours un peu, même Freud ne les comprenait pas. Il faut donc commencer avec méthode, pas à pas. Je te propose l'avis de Moussa, restaurateur à Ramallah. Pas une fiote lui, un vrai connaisseur, 110 kilos et une tronche de boxeur : un spécialiste des femmes, qui les connaît au moins aussi bien que Freud. Et bien voici ce qu'il en dit, avant la fermeture, un verre de Glenfiddich à la main, il nous parle de sa relation avec son épouse, de sa fidélité (il insiste beaucoup sur sa fidélité, et quand sortent les trois jeunes clientes qui étaient attablées à côté de nous, son regard se détache un instant, pour suivre le bas de leurs dos jusqu'à ce que la porte se ferme, et il poursuit son discours), sa femme mérite tout son respect, parce que sa femme, tiens-toi bien, est un être humain. Il insiste là-dessus aussi, il vrille son regard dans le tien et dit « my wife is a human ».

    Ne ris pas : voilà une donnée à prendre en considération. La femme de Moussa est humaine. Est-ce vrai de toutes les femmes ? Ce serait une extrapolation hâtive, mais il ne faut pas écarter l'éventualité.
    Ramallah777.jpgTu vas me rétorquer que certes la femme est presque l'égale de l'homme, mais qu'il lui manque quand même le plus important. La maîtrise des arts militaires, comme le souligne ton commentateur. Niveau stratégie et mouvement de troupes, la femme ne touche pas une bille. Humaine, peut-être, mais dans le sens sensible, attentionnée, compréhensive, toutes ces qualités accessoires dans la vraie vie. Et bien tu te trompes. La porte-parole de l'armée israélienne, blonde comme les blés et belle comme le soleil, est absolument au courant de tous les mouvements de troupes, calibres de balles et portées d'obus. Humaine vraiment, mais au sens large : pas un gramme de sensiblerie chez cette femme-là, les cadavres d'enfants s'entassent, elle reste ferme, droite, professionnelle. Admirable.
    Autre exemple, dans Le Monde du 5 janvier, l'écrivain franco-libanaise Dominique Eddé. Elle aussi s'y connaît en opérations militaires. Moins sûre d'elle, trop féminine sans doute, elle se pose beaucoup de questions :
    « Quel est le bénéfice attendu par Israël, au terme de cette énième entreprise de bombardement, "Plomb durci" ? Sécuriser les citoyens israéliens. Anéantir le Hamas. Connaît-on un cas de figure ayant prouvé, par le passé, que la méthode pouvait marcher ?
    L'opération "Raisins de la colère", accompagnée du massacre de Cana, au Liban, en 1996 ? Elle a renforcé le Hezbollah et s'est soldée par le retrait des troupes israéliennes du Liban sud en 2000. L'opération "Rempart à Jénine", au printemps 2002 ? "Voie ferme", deux mois plus tard ? 2002 et 2003 ont été des années sanglantes pour les populations civiles en Israël : 293 morts. "Arc-en-ciel", en mai 2004 ? "Jour de pénitence", quatre mois plus tard, au nord de la bande de Gaza, avec les mêmes sinistres bilans ? Les assassinats de dirigeants politiques du Hamas exécutés et revendiqués sans complexe par le pouvoir israélien ? Les attentats-suicides ont culminé en 2005. Et, au début de l'année suivante, le Hamas obtenait la majorité absolue aux élections législatives. »


    Pour finir de répondre enfin à ton commentateur, un peu plus sérieusement, il faut redire ici que les seules informations sur le déroulement « tactique » de l'incursion proviennent de l'armée israélienne. Que les journalistes internationaux coincés aux abords de Gaza ne peuvent même pas nous dire combien de chars ils voient entrer chaque jour, sous peine de se retrouver illico en tôle (l'un deux y serait en ce moment, me dit-on). On leur fait donc visiter Sderot, pour tuer le temps... On ne répétera jamais assez que les médias ne peuvent nous donner qu'une petite idée de ce qui se passe réellement. Le black-out continue, le désarroi aussi, ici. Autant parler de la femme de Moussa.
    Pascal.

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    A La Désirade, ce 11 janvier, soir.

     

    Cher Pascal,

    Je ne me permettrai pas de rire de Moussa qui te dit, avec insistance, que sa femme « est un être humain ». Je n’ai pas envie, ce soir, d’écrire à propos de quoi que ce soit que je n’aie pas vécu moi-même. Rire de Moussa signifierait que, d’une manière ou de l’autre, je le juge. Que sa cause est «entendue». Que la cause d’un  homme qui dit, avec insistance, comme pour s’en persuader lui-même, que sa femme est «un être humain», est une cause entendue qui ne peut que faire rire un type supérieurement éduqué de mon acabit pour lequel il va de soi que toute femme est «un être humain», de même qu’un Indien ou qu’un Juif.

    Mais de quel droit jugerais-je Moussa ? Que sais-je de Moussa ? Que sais-je de la femme de Moussa ? Et que dirait Moussa si, devant lui, je lui demandais, à elle, si elle estime que Moussa lui-même est «un être humain» ?   

    Nous vivons, en Occident prétendument évolué, sous l’empire des causes entendues, ou tout au moins sous l’empire de la déclaration des causes entendues. On parle de droits de l’homme, ou de droits humains, et il est entendu que la femme est concernée par les droits de l’homme, qu’on trouve plus élégant d’appeler les droits humains, en supposant qu’elle est «un être humain». Mais ce dernier fait a-t-il été prouvé ? Et le fait que l’homme soit lui aussi «un être humain» a-t-il été prouvé ? En ce qui me concerne, je ne me suis jamais posé la question. Jamais je ne me suis demandé si ma mère ou mes sœurs étaient plus ou moins «un être humain» que mon frère ou mon père. Lorsque j’ai lu, à douze ou treize ans, que les nazis considéraient les juifs comme des «sous-hommes», je n’ai pas compris de quoi il s’agissait faute d’expérience.  

    Tu me dis que Freud ne comprenait pas les femmes, ce que j’ignorais. En revanche ce que je sais, d’expérience, c’est qu’Otto Weininger, homosexuel théoricien de la guerre des sexes, semble les comprendre comme s’il les avait faites, ou disons qu’il parle comme s’il les comprenait. Cette question de la guerre des sexes n’est pas négligeable, même si la nier paraît une «cause entendue». En ce qui me concerne, j’ai vérifié d’expérience le bien-fondé de certaines observations de Weininger sur ce qu’on appelle la guerre des sexes, sans comprendre beaucoup mieux ce qu’est essentiellement «l’être humain» de type féminin ou l’«être humain» de type masculin. En vivant ce que Weininger appelle la guerre des sexes, à savoir l’alternance de la domination physique de l’homme qui s’affaiblit à proportion de la domination psychique de la femme, pour simplifier grossièrement, j’ai appris tout au plus à mieux comprendre l’homme et la femme qui cohabitent en moi et en celles que j'ai aimées, et surtout j’ai appris que la montée aux extrêmes de cette guerre, selon l’expression de René Girard, peut être dépassée.

    Et Moussa là-dedans ? Et la femme de Moussa ? Et la blonde porte-parole de l’armée israélienne ? Et Dominique Eddé ? Qu’en est-il de la fidélité de Moussa ? Est-ce par amour ou par dépit qu’il a  besoin de l’affirmer ? Et la femme de Moussa fantasme-t-elle parfois à l’instar de la femme française moyenne dont nous parle la dernière édition du Courrier international ? Et la conversation éventuelle de la porte-parole de Tsahal et de Dominique Eddé aurait-elle quelque chose de typiquement féminin ?

    Ne crois pas, mon ami, que je cherche à noyer la sirène : je pense à la femme. Je pense à la femme qu’il y avait en mon père et à l’homme qu’il y avait en ma mère. Je pense à l’« être humain » de sexe féminin dont je partage la vie depuis 27 ans et qui a le front ces jours d’étudier les thèses de Francisco Varela et autres théories sur les neurosciences au lieu de me tricoter une cagoule de terroriste conjugal. Je pense surtout à toutes ces «causes entendues» qui ne le sont aucunement en dépit de nos cœurs brandis et de nos gesticulations. Le mot s’affiche quand la chose n’y est plus. Or je vais te faire bondir, peut-être avec un trait de sexisme caractérisé, en te disant que la femme, en moi, est plus près des choses et des sentiments incarnés que l'homme, tandis que celui-ci tend trop souvent à se payer de concepts et de mots – mais il y a tant de cela, aussi, chez tant de femmes qui la ramènent. Et si nous parlions plutôt de la femme de Moussa ?

    Kiss you both,

    Jls 

     

  • De Dieu le nom de Nom

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    A propos de Dieu, le Nom, aux oreilles de l’être-là.

    On me demande, non sans gravité pressante, de préciser qui est Dieu quand je dis que j’écris sous le regard de Dieu. Les lecteurs de ce blog savent qu’il n’est point dans ma nature de me dérober à la gravité pressante de répondre en toute sincérité, donc je réponds ce soir qui est Dieu pour moi qui me regarde Le regarder. J’eusse pu figurer une autre image du Nom. Mais nom de Nom: que non. Parbleu ce soir Dieu est Olympe. Non pas Zeus de l’Olympe mais Dieu paisible au jardin du monde et tout à l’écoute, sans masque ni visage, le Dieu qui est, à longues oreilles de feutre doux, le Dieu qui porte son fils au jour dit de la Pâque. L’être suprêmement, donc, frère âne, qui est Celui qui suis (dit-Il)...

    Image JLK: Olympe au pré.

  • Dame de coeur et de cran

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    La consécration littéraire suprême du Prix Nobel de littérature rend (enfin!) justice à Doris Lessing.

    C’est une figure majeure de la littérature romanesque anglo-saxonne du XXe siècle qui a été honorée hier avec l’attribution du Prix Nobel de littérature à Doris Lessing, âgée de 87 ans et «nobélisable» depuis des décennies. Le choix a surpris car le nom de Doris Lessing, souvent cité naguère, ne paraissait plus d’actualité alors qu’on donnait pour favoris des auteurs plus «jeunes» tels que l’Américain Philip Roth, le Mexicain Carlos Fuentes, le Péruvien Mario Vargas Llosa, l’Israélien Amos Oz ou le poète français Yves Bonnefoy, notamment. Doris Lessing s’est dite «ravie» autant que surprise «Ça fait 30 ans que ça dure», a-t-elle déclaré. «J’ai remporté tous les prix en Europe, tous ces foutus prix. Cette fois, c’est un flush royal», a-t-elle commenté en usant d’un terme de poker
    Ce franc-parler n’étonne guère dans la bouche de Doris Lessing qui, sous des airs de petite dame au regard doux et intense, dissimule l’énergie indomptable d’une femme qui en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman.
    Pétrie de chair et de sang, l’œuvre de Doris Lessing puise en effet sa substance dans une vie engagée à tous les sens du terme. Ainsi la romancière a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre (en 1919), en Rhodésie raciste où elle grandit au milieu des plantations de son père (un univers qu’elle décrit notamment dans ses Nouvelles africaines, en passant par Salisbury où elle fit ses premiers pas de jeune fille au pair et Londres où, en 1949, elle émigra avec son fils Peter après deux divorces et maintes tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et son chef-d’œuvre, Le carnet d’or.
    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions des militants de sa génération, rompant avec le PC en 1956 lors de l’écrasement de l’insurrection hongroise sans renoncer jamais à son combat contre l’injustice. Au début des années 90, ainsi, elle consacrait un livre-cri à la condition tragique du peuple afghan, dans Le vent emporte nos paroles. Dans La terroriste, en outre, datant de 1985, Doris Lessing avait analysé avec pénétration la dérive d’une jeune femme dans la violence politique sous l’effet d’un ressentiment personnel à caractère névrotique. Plus récemment, après le roman poignant consacré à un rejeton «monstrueux», intitulé Le cinquième enfant, la romancière s’est lancée dans un vaste cycle ressortissant à la science-fiction avec les cinq tomes de sa Canopus in Argos, dans la filiation visionnaire et critique d’un Orwell, où les relations entre hommes et femmes se trouvent réinvesties après les observations pénétrantes nourrissant maintes nouvelles mémorables, L’habitude d’aimer ou Notre amie Judith. La romancière s’est toujours défendue, au reste d’entretenir aucune haine sectaire «En ce qui me concerne, me confiait-elle ainsi en 1990, je suis incapable d’établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions, Ce qui m’importe est la qualité d’un individu, voilà tout!»

    Le Nobel de littérature consacre une Mère courage

    Le comité du Nobel de l’Académie de Stockholm a-t-il fait preuve de gâtisme en décernant son Prix de littérature 2007 à Doris Lessing, romancière anglaise de 87 ans, qui incarne la rébellion humaniste et féministe du XXe siècle alors que nous vivons aujourd’hui, à ce qu’il semble, une nouvelle ère d’expansion mondialisée? Et quel sens, d’ailleurs, peut bien avoir un prix de littérature, dans un univers neuf voué aux avancées de la technologie et de la performance tous azimuts ?

    La crédibilité du Nobel de littérature est-elle avérée du fait que le lauréat «touche» 10 millions de couronnes suédoises (environ 1 million de nos francs)? Absolument pas, et moins encore dans le cas de Doris Lessing, qui s'en bat l’œil (elle me l’a dit). Ce que signifie le prix Nobel de littérature est autrement important: il dit qu’une vieille femme aujourd’hui peut être reconnue pour le caractère vivifiant de ce qu’elle laisse à l’humanité du point de vue de ce qu’elle a vécu, observé, souffert, espéré et magnifiquement exprimé.

    La noblesse du Nobel n’a rien de spécialement suédois ou occidental: elle parie pour un idéal commun des habitants de la planète Terre, toutes traditions confondues. De 1901 à nos jours, les écrivains messieurs ont certes été privilégiés par rapport aux dames, et les pays riches par rapport aux pauvres. N’empêche: voici la Mère courage de partout, qui pourrait être aujourd’hui Birmane, alors même que ses livres sont purs de tout esprit partisan. Doris Lessing incarne l’éthique de la ressemblance humaine, avec autant de réalisme tragique que d’espoir réaffirmé. A celui-ci, puisse le Nobel donner de nouvelles ailes...

  • De belles flammes de retour

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    FESTIVAL DE LOCARNO Alida Valli et Lucia Bosè, dans la série « Signore e Signore » mais aussi Marco Bellocchio et Lou Castel, inaugurant le « Retour à Locarno »,  magnifient également le 7e art.

    Alida Valli avait vingt ans et des poussières lorsqu’elle tourna Piccolo mondo antico en 1941, sous la direction de Mario Soldati, et ce fut, après Saraband de Bergman donné en hommage sur la Piazza Grande, l’une des premières émotions « rétro » de cette 60e édition, à l’enseigne de la série « Signore e Signore », Dames et dames, célébrant les plus grandes stars disparues ou vivantes du cinéma italien.

    5de6c98a70e100d526bad2f2c6b032fe.jpgDans ce drame historico-politique sur fond de luttes de libération, en Lombardie du nord et au Piémont, entre 1880 et 1890, Alida Valli incarne une jeune roturière qu’épouse par amour le flamboyant petit-fils, adepte des nouvelles idées, d’une marquise bigote et réactionnaire. D’un réalisme lyrique correspondant au romantisme de la cause (le film est tiré d’un roman de Fogazzaro), Piccolo mondo antico, tourné dans le décor farouche et pittoresque à la fois du Lac Majeur italien, préfigure le néo-réalisme plus dépouillé et radical dans sa partie tragique, avec la noyade de la petite fille des époux, qui provoque le désespoir de la mère. Mélange de truculence (avec une frise de personnages impayables, dont l’inénarrable marquise à dégaine de vieille peau sortie d’un cauchemar de Goya), et d’intensité émotionnelle (où culmine Alida Valli dans tous les registres de la candeur et de la révolte ou de l’abattement hébété), ce film devenu introuvable fait partie de ces merveilles oubliées qu’on rugit de bonheur à redécouvrir…

    L’émotion n’a pas été moins forte, pour ne pas parler de choc, dans un tout autre climat évidemment, avec le retour de Marco Bellocchio à Locarno pour la projection, plus de quarante ans après, de son premier long métrage, I pugni in tasca (dont la meilleure traduction serait Le poing dans la poche)  réalisé à 26 ans et faisant pourtant montre d’une stupéfiante maturité psychologique, notamment dans la direction des acteurs, avec un Lou Castel déchirant de douce folie meurtrière.

    Un quart de siècle  après Mario Soldati, le langage de Bellocchio représente un « bond » dans le pur cinéma, nettoyé de toute littérature . En outre, ce tableau d’une famille en pleine déréliction, oscillant entre passion incestueuse et réalisme sordide, rend bien aussi la déglingue de toute une société atomisée. Ainsi que Marco Bellocchio l’a relevé lui-même après la projection, la première présentation de ce film à Locarno, en 1965, où il obtint une voile d’argent, a provoqué des réactions vives du public qui lui ont fait prendre conscience de la violence révélatrice de son propos, pas loin des éclats tissés d’angoisse et de révolte implosive  d’un Bergman.   

    Or cette allusion au grand disparu rebondit à propos de l’autre perte majeure de ces jours avec le film programmé de Michelangelo Antonioni, La donna senza camelie, choisi pour illustrer le début de carrière de Lucia Bosè, miss Italie 1947 et campant ici une jeune femme d’abord sans malice, petite vendeuse promue actrice d’un jour à l’autre et manipulée par des hommes de cinéma, mais qui s’émancipe ensuite avec son intelligence d’instinct.

    Bien avant L’Avventura, alors qu’on quitte à peine le néo-réalisme : le Maître est là,. Mise en abyme de la fabrique d’histoires, questionnement sur l’être et le paraître, critique de la manipulation de la femme-objet et du prolétaire de l’industrie cinématographique, architecture des plans et des séquences, graphisme impeccable de l’image : tout est tenu. On a souvent parlé d’un Antonioni cérébral. Or il est encore ici en phase avec la comédie italienne incessamment tragi-comique, accordée à une société que Soldati ou Bellocchio illustrent aussi bien que l’aristocrate Visconti ou le poète Fellini, tous amoureux par ailleurs de « mille et une femmes »…

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  • La mort de Dominique de Roux

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    Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?

    Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.

    C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
    Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »

    Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.

    Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.

    C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...

    Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)

  • Le chien de garde de la Vertu

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    En 2005, Marc Dugain campait John Edgar Hoover en moraliste vicelard. Flash back avant de 
    retrouver l'écrivain dans Ils vont tuer Robert Kennedy.

    Le 4 mai 1972 eurent lieu, à Washington DC, deux manifestations dont la collision symbolisait la fracture de l’Amérique de l’époque : d’une part, les funérailles nationales du directeur du FBI John Edgar Hoover, mort de crise cardiaque le 2 mai après avoir été prié, par Richard Nixon (auquel il devait beaucoup) de débarrasser le plancher ; d’autre part une manifestation monstre contre la guerre du Vietnam. « Au cours de tout le XXe siècle, aucun homme n’a signifié plus pour son pays que Hoover », déclara Ronald Reagan lors des funérailles de celui que l’essayiste Anthony Summers qualifiait pour sa part de « plus grand salaud d’Amérique ».

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    Durant 48 ans, l’homme qu’on inhumait comme un chef d’Etat avait fait figure de Commandeur occulte sous 8 présidents des Etats-Unis et 18 ministres de la Justice. De Roosevelt à Nixon, Hoover incarna le Big Brother policier de l’Amérique profonde, garant de la morale et du conservatisme politique, tenant les plus hautes autorités « par les couilles », selon l’élégant vocabulaire d’usage, au moyen de dossiers rassemblant sur chacun les informations les plus compromettantes.

    Figure-clé du maccarthysme, Hoover se flattait d’avoir fait bannir Charlie Chaplin des Etats-Unis pour sympathies pro-communistes et mœurs dissolues (« Hollywood pue le communisme ») après avoir harcelé Hemingway et Albert Einstein, entre tant d’autres écrivains et artistes, sans compter les milliers d’intellectuels privés de travail. Refusant longtemps de reconnaître l’existence du crime organisé, pour mieux contrôler les forces occultes en jeu, Hoover vit, après avoir assisté aux exploits mafieux de leur père Joe, les frères Kennedy courir à leur perte par bravade inconsciente autant que par idéalisme. Machiavel à l’américaine, ce puritain se défiait du jouisseur John Fitzgerald mais détestait plus encore la belle conscience de son frère Bob.

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    Ce tableau très incomplet se corse du fait que John Edgar Hoover, foudre de moralité, souffrait gravement de la « terrible faiblesse » de son homosexualité, qui lui faisait craindre plus que tout la diffusion de certaines photos le montrant, à torse nu sur un balcon, bécotant l’homme de sa vie, à savoir Clyde Tolson, son adjoint redouté. On ne saurait mieux résumer la contradiction fondamentale d’une vie humainement assez sinistre, dont le culte de soi-même et la passion du pouvoir furent les moteurs.

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    Pour « serrer » ce formidable personnage, Marc Dugain joue d’habileté, à égale distance du récit documenté et de l’évocation romanesque. Pas vraiment du genre à donner dans l’indignation vertueuse, l’auteur de La chambre des officiers donne la parole au probable unique vrai confident de John Edgar Hoover, qui vient comme lui du tréfonds de l’Amérique moyenne et partage son double culte d’une mère idéalisée et d’une patrie incomparable. Un peu comme deux soldats fidèles et butés, Edgar et « Junior » reproduisent en outre le couple du maître et du disciple, avec une intéressante prise de distance, de loin en loin, qui voit le narrateur s’attarder sur les aspects « trop humains » de son mentor.

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    Ainsi de l’épisode où les « problèmes » personnels de Hoover l’amènent à consulter un psychanalyste, lequel se fera mettre sous écoutes pour avoir osé lui suggérer de se regarder en face ; ou, sur la fin, de l’évolution des manies pédérastiques du présumé « gardien des valeurs », dont maints auteurs se sont déjà gaussé. L’originalité, en l’occurrence, tient plutôt à l’attachement presque canin de Clyde Tolson, dont la seule crainte sera précisément d’avoir été moins aimé, par le Directeur, que les chiens d’icelui…
    Pour l’essentiel, cependant, l’intérêt de La malédiction d’Edgar n’est pas dans ces composantes personnelles psychologique ou affectives, mais dans la constitution paranoïaque, vue de l’intérieur, d’un réseau policier très particulier, fondamentalement lié à la vie américaine. En outre, le livre nous replonge dans un demi-siècle d’histoire contemporaine dont les épisodes majeurs sont évidemment liés à l’ascension et à la chute de la Maison Kennedy.



    Recoupant de nombreux récits antérieurs, dont le fameux American Tabloid de James Ellroy, le roman de Marc Dugain propose, sous la plume de Clyde Tolson, une nouvelle version de la théorie du complot fatal à John Fitzgerald Kennedy, qui ne se pose pas pour autant en certitude absolue mais a le mérite de la clarté et de la vraisemblance. S’il « romance » lui aussi, comme le faisait Ellroy de façon parfois ambiguë, Marc Dugain se trouve naturellement bridé par son narrateur, dont la bonne conscience de « pro » contrôle tous les rouages de la Machine FBI, jusqu’à l’ultime récupération des dossiers classés «Affaires obscènes », dont celui du Président survivant. Or le grossier Nixon se montrera bien piètre élève de Hoover, comme en témoignera la capilotade du Watergate…

    c858a6b1db9cea8a672d426a56108585.jpgMarc Dugain. La malédiction d’Edgar. Gallimard, 331p.

  • Le coup de dé de Kleist

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    À propos de Michael Kohlhaas.
    par Ludwig Hohl
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    (Texte inédit en français, traduit de l'allemand par Antonin Moeri)
     
    Michael Kohlhaas: Un chef-d’oeuvre unique pour son époque et, peut-être, pour toutes les époques; une perfection sur tous les plans: sens du récit, fil conducteur, style, audacieuses trouvailles de détails. Des détails qui ne brisent ni n’affaiblissent à aucun moment la ligne narrative mais confèrent à telle ou telle partie un intense et flamboyant rayonnement. (Quel lecteur de cette histoire oublierait les deux chevaux noirs? Ils sont pourtant présentés en peu de mots. Et la scène dans laquelle Kohlhaas pousse le valet en le rossant du plat de son épée pour qu’il aille délivrer les chevaux du hangar en feu? Ou les deux pleines pages relatant l’attaque du château de Tronka; «l’ange du Jugement dernier fondit du ciel». Quel lecteur n’exploserait pas de colère et de dégoût face à ce qui se passe dans ce château et face au baron en personne, comme si on lui avait fait subir les ignominies à lui, le lecteur?) Une oeuvre d’un exceptionnel degré de dureté; elle pourrait nous faire penser à un morceau de granit gris: à cause de son incomparable dureté résistant à tout et parce que, tel le diamant, il scintille de tous côtés. On pourrait en même temps la comparer à Bach ou à des oeuvres de l’Antiquité; l’impassibilité, l’absence de sentimentalité et la rigueur de la voix font songer à Bach; ainsi que la construction sur le modèle de la fugue (quand Kohlhaas, à la fin, avale la lettre, reprenant à nouveau et en miniature l’idée de la totalité...); à des oeuvres de l’Antiquité, certes pas à celles de la splendeur et de la jubilation débordante, mais aux oeuvres héroïques mettant en scène la grandeur surhumaine d’une action humaine. Kohlhaas n’est-il pas un des plus grands personnages que nous connaissions? Son sens aigu de la justice peut le conduire à tout, à n’importe quelle extrémité: et il meurt en paix avec l’éternité et avec le temps; il a trouvé en lui-même un équilibre qui touche au divin.
    On raconte ici et là qu’avec son Robert Guiskard, dont nous ne possédons qu’un petit fragment, Kleist aurait voulu créer une oeuvre qui fusionnât grandeur antique et grandeur moderne; avec Michael Kohlhaas, il a réalisé son désir.
    Penthésilée, une oeuvre non moins puissante, qui n’a cependant pas la même perfection, la même unité. Je crois que Goethe ne fut pas le seul, devant la scène où Penthésilée s’avance avec des éléphants, un char de combat armé de faux et des chiens pour déchiqueter méticuleusement son bien-aimé, à ne pouvoir se départir d’un sentiment de malaise; si l’événement insoutenable est indubitablement à sa place dans la construction, il n’en reste pas moins, pour nous, l’impression d’une exagération confinant au manque de goût et même, d’une certaine manière, au manque de justesse (ces séquences sont trop systématiques, trop longues). Et à part ça, un autre passage donne la sensation d’une certaine lourdeur, de traîner en longueur. Ce que Kleist dit de Penthésilée n’en reste pas
    moins vrai: «J’y ai mis le plus profond de moi-même... à la fois toute la souffrance et le splendeur de mon âme». Les beautés, les moments tragiques dominent largement, et de façon incomparable.
    Aucun personnage n’a permis à Kleist de s’exprimer aussi sûrement. (On pourrait remarquer que cela devait se réaliser dans un personnage féminin). Les principaux traits de caractère sont communs aux deux: force indomptable, don de soi; et une impatience folle, foudroyante («Maudit soit le coeur qui ne peut se modérer!» Et porsque, après sa mort, on dit de Penthésilée: «C’est un bonheur pour elle! Car elle ne pouvait rester plus longtemps parmi nous», cela rappelle tellement la célèbre phrase que Kleist écrivit à sa soeur le matin avant sa mort: «La vérité est que je n’avais plus rien à gagner sur cette terre»).
    Que Kleist soit Penthésilée - dans la mesure où l’on pourrait prétendre qu’un personnage imaginé par un vrai poète fût l’auteur lui-même - , plus personne ne pourrait en douter; mais qui est, alors, Achille? J’ai cru sentir une étrange incertitude dans la mise en scène de ce personnage; aussi bien motivées que soient certaines de ses réactions, je ne parviens pas à le comprendre tout-à-fait. Ce n’est pas du tout incompréhensible: la transposition va trop loin. Car Achille n’était pas n’importe qui pour Kleist, il était le monde. C’est le monde avec lequel il ne voulait pas se réconcilier prématurément, qu’il ne voulait pas laisser venir à lui mais qu’il voulait vaincre dans un élan de fureur.
    On a souvent cité ces vers pour Kleist lui-même:
    Le plus haut que l’homme puisse atteindre,
    Je l’ai accompli - en tentant l’impossible - J’ai tout misé sur un coup;
    Le dé décide, il roule puis s’arrête:
    Je dois enfin comprendre - que j’ai échoué.
    Il voulait certainement dire qu’il avait perdu. Mais nous, pouvons-nous partager cet avis? Les oeuvres sont là; un homme capable de créer Michael Kohlhaas, à côté de tout le reste, n’a pas échoué. Qu’on lise Les Fiancés de Saint- Domingue. Qu’il soit jeune ou vieux, cultivé ou non, celui que cette histoire ne bouleverse pas, Dieu devrait le prendre en pitié. Mais celui qui possède une culture artistique, plus il l’analysera, plus il admirera l’implacable pouvoir d’une langue qui n’appartient qu’à Kleist, plus il admirera la fluidité d’une construction où rien, pas la moindre petite pierre, n’est de trop (car seule la justesse peut conférer la force - ce à quoi il aspire et ce qu’il érige a les justes proportions d’un temple grec dressé devant un ciel bleu - ), plus il admirera la pureté ivoirine des transitions. Toutes les nouvelles de Kleist sont parfaites sur le plan formel, les deux plus belles étant Michael Kohlhaas et Les Fiancés de Saint-Domingue; mais celle-là surpasse celle- ci grâce à l’immense richesse de son thème, la dimension spirituelle, qui la place au rang des plus grandes nouvelles de la littérature mondiale - je pense à La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, à La Fin de la Jalousie de Proust, ou même à L’Homme au cheval blanc de Storm. - Que l’auteur dramatique Kleist ait été, par bien des aspects, rapproché de Shakespeare comme aucun autre, on l’a parfois prétendu et cela ne me semble pas exagéré. «La Cruche cassée» est une très bonne comédie, impeccable et délectable sur le plan artistique, mais avec laquelle on ne sait vraiment pas quoi faire; l’autre comédie, Amphitryon, est grandiose - l’oeuvre dramatique de Kleist la plus réussie, à part Penthésilée et la merveilleuse Petite Catherine de Heilbronn.
    Qu’il ait fait naufrage ne nous semble pas important; ou alors important dans un sens tout différent; c’eût été tragique, et non pas lamentable ou triste, qu’il n’ait pas pu écrire ses oeuvres -. Quand le monde va-t-il enfin comprendre que la dimension tragique n’est pas un petit plus mais la bride insécable, la condition pour créer? Que l’aléatoire et l’inattendu ne caractérisent en rien la vie d’un Kleist, d’un Nietzsche, d’un Hölderlin ou d’un Michel-Ange - et de presque tous les autres - , mais plutôt la grandeur et la «joie» - une joie qui n’est d’ailleurs qu’apparente - . L’existence d’un Goethe? Hebbel s’est suffisamment moqué de la dimension tragique qui, dans la représentation de certains, ne devrait pas l’être; il aimerait enfin savoir ce que ces gens entendent par réconciliation tragique, écrivait-il en ricanant: Que tout aille bien? La réconciliation n’advient qu’après, à la suite du naufrage, peut- être même pendant le naufrage, mais pour l’artiste elle s’accomplit dans l’oeuvre.
    Les vers cités ne sont pas les derniers de Penthésilée. Ceux que prononce l’amie la plus fidèle au sujet de Penthésilée morte, pourquoi ne les a-t-on pas utilisés comme étant les plus à même de décrire Kleist:
    Elle a sombré parce qu’elle grandissait
    avec fierté et vigueur!
    Le chêne mort se dresse dans la tempête,
    Alors que le chêne prospère, elle le fait violemment tomber,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    Il s’en alla en grande paix, beaucoup plus à la manière des célèbres Romains qu’à la manière d’un désespéré ou d’un banni («Que le ciel t’accorde une mort qui ne fût qu’à moitié
    aussi joyeuse et ineffablement gaie que la mienne», lit-on dans la lettre déjà mentionnée). Il était, outre et malgré toute la monstruosité de sa vie, de son tempérament, beaucoup plus sage que n’ont bien voulu le croire tant de critiques littéraires qui, au lieu de lire et surtout de comprendre ses oeuvres, ont toujours préféré revenir obsessionnellement sur sa vie. On trouve déjà dans son premier drame une variante des vers que je viens de citer, mais avec un ajout lourd de sens:
     
    ... bien sûr Certains sombrent parce qu’ils sont forts:
    Car le chêne malade, mort se dresse
    Contre la tempête qui fait tomber le chêne florissant,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    - L’homme ne doit pas endurer tous les coups,
    Et celui que Dieu désigne, me dis-je, celui-là a le droit de
    sombrer,
    - et de soupirer. Car l’égalité d’humeur n’est la vertu
    Que des athlètes. Nous, nous les êtres humains ne tombons pas
    Pour de l’argent ni pour le spectacle.
    - Or Nous devrions constamment nous relever, Fiers du regard porté sur nous...
    Fier du regard porté sur lui, Kleist ne s’est-il pas relevé?
    (1941)

  • La poésie hyperréaliste de Maylis de Kerangal

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    Naissance d'un pont fut, en 2010, l'un des romans les plus étincelants et originaux de la saison littéraire française, couronné par le Prix Médicis. Flash back avant un imminent retour sur Réparer les vivants, autre merveille d'un impact émotionnel tout autre...

     

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.
    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.

  • Du point de vue de l'ange

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    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     

    Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

     

    On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

     

    Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.   

    Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

     

    Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi  le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

                                                                                                   (À La Désirade, ce 30 juin 2013)

     

     

    (Ce texte constitue la dernière page de Mémoire des anges, à paraître aux Editions L'Age d'Homme. La couverture n'est qu'un projet de l'auteur, sur une image de Jephan de Villiers...)

     

  • Ceux qui font de l’ingérence de fortune

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    Celui qui parle développement durable et roule 4x4 / Celle qui se dit maintenant gérante d’infortune / Ceux qui affirment que les lois du marché ne sont pas incompatibles avec l’intervention citoyenne de l’Etat en cas de crise systémique / Celui qui rappelle que le fait de polluer est la marque de notre appropriation légitime du matériel naturel / Celle qui recycle ses déchets dans la rivière la plus proche / Ceux qui prônent le retour à une économie de guerre / Celui qui s’est établi aux îles Caïmans dont on lui a recommandé le climat favorable en matière fiscale / Celle qui reproche à son fils Hervé-Gaëtan d’afficher une tête de perdant  alors que Dieu a sauvé  la banque familiale de toutes les séquelles de l’athéisme contemporain / Ceux qui font partie des 100 millions d’Européens gagnant moins de 700 euros par mois / Celui qui demande  à sa plus vieille et sa plus onéreuse maîtresse de renoncer à se faire lifter avant les prochaines nouvelles de la Bourse / Celle qui pallie le stress de l’Entreprise en s’inscrivant à un cours de relaxation érotique chez un gourou postbaba / Ceux qui estiment (sans le dire) que la Crise mondiale  est un superdéfi (top secret)  à relever pour ceux qui comme eux ont toujours pratiqué la stratégie du choc, etc.

    Image: Richard Aeschlimann, Occident. Encre de Chine, 1973.

  • Fils de pub au paddock de Gustave Roud

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    (Dialogue schizo)

    À propos d’une chronique signée Marcel (pseudo connu sur Facebook et à la rédaction de 24 Heures) prenant la défense de Joël Dicker le storyteller genevois et de Bastien Baker le crooner vaudois, contre leurs détracteurs, taxés de « cultureux ». Retour sur le chien Duke du Livre des Baltimore, double probable du Jimmy de Vengeance. Libres propos sur le reportage désopilant consacré par le courriériste mondain Poupette (nom connu sur Facebook et à la rédaction de L’Hebdo) à la présumée gay attitude du poète Gustave Roud.

    Moi l’autre : - Alors, que penses-tu de cette chronique de Marcel ?

    Moi l’un : - Je la trouve un peu démago, mais pas de quoi fouetter un journaleux.

    Moi l’autre : - Tu ne crois pas qu’il vise notre compère JLK en incriminant un critique qui s’en prend à Joël Dicker sur son blog littéraire et sur Facebook ?

    Moi l’un : - C’est possible mais JLK s’en fout. Ce n’est pas la première fois qu’on le traite de littérateur raté et l’appellation de cultureux lui va aussi bien que celle de cul-terreux. Tu sais qu’il est resté simple et cultive son jardin, tel Candide en ses Préalpes.

    Non : l’important est ce que Marcel dit, ou plus exactement ne dit pas, du Livre des Baltimore, qu’il n’a sûrement pas lu - ce qui n’est pas grave du tout. Plus exactement donc, il défend, non pas le talent de romancier de Joël Dicker, mais le succès de Dicker. Or le succès, c’est la vox populo : c’est la preuve par le nombre et le dinar. Joël Dicker fait pisser le dinar : donc c’est du sérieux pour Marcel & Co. Et tous ceux qui le critiquent, forcément jaloux à mort, ne sont que des cultureux rassis.

    Moi l’autre : - C’est pourtant vrai que JLK en a remis, question critique…

    Moi l’un : - Tu fais bien de soulever la question, vu qu’à notre connaissance, pas un papier sérieux, pas une critique élaborée et détaillée par des exemples n’a montré en quoi Le Livre des Baltimore, comme le prétend son éditeur (qui n’en croit pas un mot, c’est bien sûr) est « encore meilleur » que La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Donc JLK défendait le meilleur de Dicker, contre le moins bon. Tu trouves pas ça sympa ?

    Moi l’autre : - Si Marcel ne dit pas non plus un mot de précis sur les qualités du Livre des Baltimore, il se fait en revanche le défenseur de Joël Dicker gérant son image publicitaire en vantant les mérites de telle compagnie d’aviation ou de telle marque d’automobile.

    Moi l’un : - On le savait déjà : Joël aime écrire dans ses déplacements sur Easyjet (témoignage d’un ami Facebook) et les voitures l’inspirent. N’est-ce pas son droit ? Et n’est-ce pas son droit aussi de Battant batteur à ses heures (on sait qu’il aime accompagner son pote Baker à la batterie) de se la jouer Federer en matière de pub ? C’est assez nouveau pour un écrivain issu de Romandie puritaine, mais Grasset n’avait pas craché sur une pub du savon Bébé Cadum pour booster Radiguet.

    Moi l’autre : - Tu rigoles ?

    Moi l’un : - Non : je connais mes classiques.

    Moi l’autre : - Mais tu ne crois pas que, tout de même, pour un écrivain qui se respecte, jouer ce jeu-là peut-être risqué ?

    Moi l’un : - Bah, disons qu’il y a une certaine logique et plus tard, c’est vrai, un prix à payer, qui sait ? On verra. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir écrit un excellent thriller au succès aussi monstrueux qu'imprévu, le lascar s’est risqué à exploiter celui-ci en resuçant le passé édulcoré de son protagoniste, pour aligner stéréotypes et clichés.

    Moi l’autre : - Marcel invoque pourtant la qualité artisanale du travail de Joël et de Bastien, ces ouvriers du succès…

    11046778_10208068584819263_6678318326177199914_n.jpgMoi l’un : - Pour Bastien Baker, je me la coince, vu que j’en suis resté à Bryan Adams dans le domaine, et que j’écoute plutôt Stromae ces derniers temps. Et d’ailleurs, que Bastien se démène pour promotionner son dernier disque, comme Joël s’emploie à signer son livre, rien que de normal et de légitime !

    Moi l’autre : - Revenons-en alors à cette question de l’artisanat.

    Moi l’un : - Oui. Tu as relevé le fait que Joël Dicker aimerait qu’on lût Le Livre des Baltimore comme on regarde une série télé « en famille ».

    Eh bien , précisément si tu compares l’artisan pressé qui a ficelé Le Livre des Baltimore et le travail accompli sur le scénar ou les dialogues, sans parler de l’interprétation, d’une série comme Vengeance, qui a dû inspirer notre Joël à divers égards (la famille hyper-friquée, le chien Duke démarqué de Jimmy, et la dolce vita dans les Hamptons), y a pas photo ! Autant les personnages, même très typés, du genre Victoria Greyson la Lady Macbeth du feuilleton, Mason Treadwell l’écrivain retors ou la double Amanda, sont intéressants jusque dans leur perversité, autant ceux du Livre des Baltimore sont laminés et conventionnels. Et l’écriture ! Ces dialogues tellement débiles, alors que les dialogues de Revenge pétillent à tout moment de méchanceté suave et de malice ou d’humour noir.

    Moi l’autre : - Donc on peut faire du très bel artisanat dans un genre décriépar les « cultureux » !

    Moi l’un : - Mais cela va de soi ! Et Joël Dicker l’a prouvé…avant de prouver le contraire. Et Simenon !

    Moi l’autre : - Passons donc, pour nous désopiler de concert à la lecture du reportage de Poupette sur les jeunes faneurs et faucheurs chers à Gustave Roud, dont notre sémillant papoteur a retrouvé la trace pour L'Hebdo.

    Moi l’un : - Ah ça c’est le scoop ! Il fallait le faire. Mais ça ne m’étonne pas autrement. Il y a au moins vingt ans de ça, quand Poupette sortait à peine des langes de Maman et qu’il fréquentait (déjà !) la rédaction du Matin de Lausanne, n’en vint-il pas, comme me l’a raconté le médisant JLK, à l’époque chef de la culturelle du titre en question, à lui demander si Gustave Roud et Charles-Albert Cingria ne pouvaient pas être considérés comme les pionniers de la littérature « gay » en Suisse romande …

    Moi l’autre : - Prodigieux ! Quelle intelligence de la société et des mentalités !

    12241182_10208068585859289_5773287474849702810_n.jpgMoi l’un : - Tu imagines le cher Gustave cravaté, certes fasciné par les beaux corps des moissonneurs-batteurs du Jorat, se poser dans les salons de la Guilde, ou au Cercle littéraire de la place Saint-François, ne fût-ce qu’en laudateur du Corydon de Gide. Et Charles-Albert, certes pincé à vingt ans sur une plage romaine en train de peloter des ragazzi, et foutu au trou pour ça avant d’en être délivré – honte des hontes – par Gonzague de Reynold son ennemi giflé naguère – tu vois notre Charles-Albert prôner la gay attitude alors qu’il vitupérait quiconque le soupçonnait de pédérastie...

    Moi l’autre : - Pédales honteuses honteusement hypocrites ?

    Moi l’un : - Bien mieux que ça : poètes majeurs portés sur la beauté masculine comme le furent Michel-Ange et Léonard, et avant eux Socrate et Platon et nombre de califes et d'abbés, mais pas question d’en faire un conformisme de plus ! Et les oeuvres ont tellement peu à voir avec cette sociologie de bazar !

    12227094_10208068586499305_3234140718854870167_n.jpgMoi l’autre : - Tu auras remarqué que le vieux paysan interviewé par Poupette le lui balance carrément : foutez-lui donc la paix, au Gustave que, peut-être, nous n’avons même pas su apprécier pour ce qu’il était. D’ailleurs Poupette ne dit pas un mot sensé sur l’œuvre de Roud.

    Moi l’un : - Ce qu’on peut ajouter, à propos du sens commun et de la sagesse populaire, qui n’a pas besoin de tout normaliser, se rapporte à la réaction de la sœur de Gustave Roud.

    Moi l’autre : - Ah bon ? Tu en sais quelque chose ?

    Moi l’un : - Oui, et de source sûre : ainsi, quand le poète revenait de ses chasses photographiques, dont il ramenait ses merveilleux autochromes paysagers ou ses portraits de beaux paysans à moitié dénudés, elle disait à propos de ceux-ci : « Mais mais mais, comme c’est bien : encore un poulain dans son paddock ! »

    Moi l’autre : - Tu crois que Gustave Roud, aujourd’hui, à supposer qu’il eût toujours vingt ans, consentirait à poser en marcel devant un avion de la compagnie Swiss ?

    Cingria130001.JPGMoi l’un : - Je ne sais pas. Faut que je lui envoie un SMS posthume, ou que je voie sur l'application Facebook Six Feet Under si Charles-Albert est prêt à échanger...

  • La chronique, charme de paix, arme de guerre...

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    Le rêveur solidaire (3)
    Contre la fuite du temps et la perte du sens, trois chroniqueurs à pattes d'écrivains modulent, sur des tons très personnels et des styles non moins vifs, cet art combinant travail de mémoire et commentaire des temps qui courent, almanach fantaisiste ou fronde résistante. Dans Résumons-nous, voici l'irréfutable Alexandre Vialatte retrouvé en ses débuts juvéniles dans l'Allemagne de la montée du nazisme, entre autres émerveillements saisonniers; avec Mes indépendances, Kamel Daoud affronte les démons du terrorisme en Algérie et célèbre la belle et bonne vie; et Jean-Francois Duval se rit lui aussi des idéologies mortifères, tout en distillant un Bref aperçu des âges de la vie en épicurien doux-acide...
     
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    Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l'image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte.
    La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique ; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu'on dit éternelles ; elle a varié de forme selon les empires et les tribus ; elle ne s’est fixée dans notre langue qu'au XIXe siècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.
    Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que « c’est ainsi qu’Allah est grand » – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie « allemande » des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins.
    De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa « période rhénane », courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du « camp de repos et de convalescence » de Belsen dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…
    Le « Kolossal » au sombre avenir
    En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénane censée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu'il s'embête à voir « des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblable à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers ».
    Et cela ne va pas s'arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l'Allemagne, où tout n'est pas que bruit de bottes. Mais « n'importe quel grain peut germer », écrit-il, dans ce « chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes », et le fond d'inquiétude de ses chroniques s'accentuera jusqu'au moment où il deviendra témoin direct de l'atroce.
    Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est « politique » que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité !
     
    Le « vœu de parole » de Kamel
    Lucide et généreux : on pourrait en dire autant de Kamel Daoud, sorti de son « village de silence » pour faire « vœu de parole », selon les mots de Sid Ahmed Semiane, chroniqueur algérois saluant son compère d'Oran dans sa préface à Mes indépendances, dont le titre même marque l’écart d’une position personnelle .
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    Semiane rappelle le désastre de la guerre civile, dans les années 90, et la désespérance régnant dans ce chaos : « Il n'y avait plus rien pour faire un tout, et tout était réuni pour que rien ne soit. Chacun rendait responsable l'autre de ce qui n'était pas censé relever de sa responsabilité. Et comment dire ? Comment penser l'impensable ? Comment créer sa propre « musique » dans ce vacarme ? Kamel Daoud se jeta dans cette arène folle à ce moment précis où le seul « bien vacant » était le marché de la mort ».
    Mais en quoi cela nous concerne-t-il, et pourquoi les chroniques de Kamel Daoud nous touchent-elles ? Simplement, comme chez Vialatte, parce qu’une voix humaine s’y exprime. Parce que la parole fragmentée et avilie, émiettée en nébuleuses d'opinions vaseuses, marque aussi le monde atomisé dans lequel nous vivons, où tel président américain à la raison vacillante prétend que la vérité ne sera que ce qu'il décidera qu'elle soit !
    Ce que rappelle aussi Semiane à propos de son compère Kamel, de plus en plus vilipendé et même menacé de mort par un imam, c'est que le chroniqueur n'aura cessé vingt ans durant de « créer de la pensée quotidiennement » et de « créer du sens » dans un monde apparemment vidé de toute autre substance que celle de la pensée unique. Dans la foulée, Daoud lui-même relèvera le rôle vital de la chronique en ces années terribles, où un public nombreux et fervent trouvait un formidable exutoire.
    Diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, le « libéral » Kamel Daoud est devenu suspect numéro un dans son pays (et ailleurs) du fait de ses positions et de la renommée internationale que lui a valu son roman Meursault contre-enquête, mais le chroniqueur n’épargne pas pour autant les alliés occidentaux des fourriers du terrorisme. Ainsi vient-il de tonner contre l’aveuglement opportuniste de l’Occident après les attentats en Catalogne !
    Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes, pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors sol, les athées dogmatiques, les néoconservateurs ou les affairistes cyniques. On y découvre une clairvoyance rare et un aplomb d'un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, brassant notre langue avec un allant jouissif. Et puis il voyage, et puis il aime la vie !
    Mais sa colère n’est pas moins vivace. Dans sa chronique intitulée L'Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, parue en novembre 2016 dans le New York Times, Daoud décrit ainsi l'industrie de persuasion émanant de ce qu'il appelle la Fatwa Valley : « Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde ».
    Or, qu'avons-nous à opposer à la propagande théologico-politique de la Fatwa Valley ? Je me le demandais récemment, en Californie, en assistant au matraquage publicitaire des chaînes de télé américaines. Je me suis demandé aussi comment résister à la persuasion clandestine véhiculée par les big data de la Silicon Valley, ou aux vérités falsifiées des médias et de leur minable accusateur présidentiel, plus menteur qu'eux ? Kamel Daoud, pas plus qu’Alexandre Vialatte, ne nous donne de réponses « politiques » à ces questions, mais leurs chroniques sont autant d’actes libérateurs, bons pour les sens et la tête !
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    Le rêveur Duval a la sagesse folâtre
    Pareil en ce qui concerne Jean-Francois Duval, dans son Bref aperçu des âges de la vie, qui prouve qu'on peut être philosophe en méditant assis devant un couteau à pamplemousse ou en observant tendrement sa vieille mère peinant à nouer ses lacets...
    Journaliste avant d’être écrivain, Jean-Francois Duval, auteur d'une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu'est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands auteurs et autres clochards célestes dont il a documenté la vie quotidienne et recueilli les pensées ailées. C'est à ce titre sans doute qu'il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d'une préface affectueuse.
    Jolie anecdote à ce propos quand, en promenade au parc Mon-Repos lausannois dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges, Alexandre demande à Jean-François : « Plutôt oiseau ou poisson ? » Et Jean-François: « Plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel ». Mais Alexandre : « Plutôt poisson, pour échapper aux barreaux»…
    Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s'annuler, et c'est là que l'âge aussi joue sa partie.
    Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l'idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l'essentiel d'une vie se grave dans les premières années. Pour autant, Duval se garde d'idéaliser l'enfance ou l'âge de la retraite (ce seul mot d'ailleurs le fait rugir), pas plus que le commensal de Charles Bukowski n'exalte les années 60 en général ou Mai 68 en particulier.
    Philosophiquement, Jean-Francois Duval s'inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, le « philosophe dans les bois ». Le nez au ciel mais les pieds sur terre, il constate plaisamment l'augmentation de la presbytie liée à l'âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu.
    Rêvant de son père, le fils décline franchement l'offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie où le non-dit, voire le secret, gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos.
    Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Dans ses observations de vieil ado hors d’âge, Jean- François Duval constate que la marche distingue l'adulte pensif de l'enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit rêveuse - tout ça très Vialatte aussi…
    De fait, la fantaisie émane du plus ordinaire chez notre Genevois peu calviniste que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c'est ainsi qu'Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l'exclamation du poète Whitman: « Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique ! »
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  • Quand la chronique de cinéma devient partage de passion

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    Passionnant aperçu du meilleur et du pire de la production mondiale au tournant des années 1960, le recueil des Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois (1926-2018) qui fut éditeur, essayiste de haute volée et critique de cinéma sous le pseudo de René Cortade, nous fait «voir», « revoir » ou découvrir plus de 140 films avec un brio érudit pur de tout pédantisme, une intelligence éclatante et une qualité de cœur que module une langue merveilleuse de vivacité et d’élégance.

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    L’exercice de la critique - qui fut parfois un grand art sous les plumes de Baudelaire et de Sainte-Beuve, de Proust ou de Jean Starobinski, de Walter Benjamin ou de Mary McCarthy - se fait aujourd’hui rarissime et particulièrement dans le domaine de la chronique cinématographique ou l’érudit monomaniaque, le spécialiste jargonnant ou le porte-voix complaisant des modes et de la publicité se répartissent le «parts de marché» médiatiques alors même que tout un chacun s’improvise commentateur de tout et n’importe quoi via les réseaux sociaux .

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    Ce qui est sûr, à ma connaissance en tout cas, c’est qu’un recueil de critique tel que les Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois, alias René Cortade sous son pseudo momentané, est sans pareil aujourd’hui, qui se lit cependant comme si ses coups de cœur et ses coups de gueule dataient de ce matin.

    C’est que l’art des plus grands créateurs à la Chaplin, Hitchcock, Fellini, Becker, Bergman, De Sica, Tati, Dreyer, Ford, Welles et autres «élus» ne vieillit pas alors que tant de «films cultes» d’une saison ne résistent pas à l’épreuve du temps, lequel balaie aussi le tout-venant de la critique souvent conformiste - ou brillant d’anticonformisme de façade en ces années de la Nouvelle Vague où Bernard de Fallois exerça son talent de franc-tireur passé de l’enseignement de la littérature à la critique littéraire et cinématographique (notamment dans les hebdos Arts et Le Nouveau Candide, de 1959 à 1962) avec une puissance de synthèse et une verve exceptionnelles.

    De Charlot à Proust, Céline et Cabiria…

    Contre toute attente, de la part d’un grand proustien écrivant dans un hebdo dirigé par le très brillant et peu gauchisant Jacques Laurent, la critique de cinéma pratiquée par Bernard de Fallois n’est en rien confinée dans une idéologie «de droite», même si le successeur de François Truffaut dans les pages d’Arts se plaît à fustiger les «penseurs» de la Nouvelle Vague et plus généralement les réalisateurs «à messages» qui en restent aux bons sentiments «de gauche». Ses critères de jugement sont essentiellement artistiques mais pas du tout limités à l’art pour l’art. Le cinéma selon Fallois (amateur très avisé de cirque autant que de littérature) est fondamentalement ancré dans la réalité humaine de notre temps , dont le langage spécifique s’adresse à tous et se distingue de la littérature et des arts plastiques ou musicaux tout en s’y abreuvant naturellement. De fait, et à tout moment, René Cortade nourrit ses jugements de rapprochements entre le cinéma et la littérature ou la musique, et parfois d’une façon inattendue, comme à propos de Charlot.

    « L’artiste dont Chaplin est le plus proche », écrit-il ainsi, « aussi bien par la coloration affective de son comique que par ses procédés, ce n’est pas De Sica, ni Clair ni Tati, c’est Proust ». Et d’argumenter exemples à l’appui. « Marcel emprisonné dans le tambour d’une porte de restaurant dont il ne peut se dégager, Marcel riant sans comprendre que depuis dix minutes Albertine essaie de lui passer le furet sans être vue (…) sont exactement les situations privilégiées des films de Chaplin ».

    Celui-ci, comme Proust, détaille à tout moment une « psychologie de la gaffe », mais le rapprochement na va pas au-delà car « il reste trop de sagesse et de raison dans l’univers proustien pour que Charlot puisse vraiment s’y sentir à l’aise. » Sur quoi c’est en Bardamu de Louis-Ferdinand Céline, dans le Voyage au bout de la nuit, que le critique voit le frère de Charlot : « Une tragédie sans noblesse , une farce énorne et sanglante, telle est la vie dont Céline et Chaplin nous ont peint les soubresauts désordonnés (…) Par l’invective ou par le rire, ces deux œuvres dénoncent de manière aussi radicale la frime sociale et la duperie de la vie «seule et dernière maîtresse des hommes ».

    Ailleurs, Bernard de Fallois rapprochera Charlot de la Cabiria de Fellini «qui vit et souffre dans toutes les grandes villes du monde », et c’est aussi «à l’ombre de Fellini» qu’il situera Les Bonnes femmes de Claude Chabrol, selon lui le meilleur film de l’auteur du Beau Serge dont il éreinte en revanche À double tour en se demandant si ce film raté ne sonne pas le glas de la «nouvelle vague» ?

    À propos de celle-ci, Bernard de Fallois se montre d’ailleurs aussi disposé à reconnaître les talents réels et les réussites éventuelles (comme Jules et Jim de Truffaut) qu’à brocarder les enthousiasmes convenus par effet de mode ou de snobisme. Ainsi taxe-t-il À bout de souffle, qu’il est chic et quasi automatique d’estimer un chef-d’œuvre de « film assez inhumain, assez hargneux, assez vide », tout en lui reconnaissant la qualité d’expression « la plus franche, la plus complète, la plus réussie de la Nouvelle Vague », alors même qu’il voit bel et bien, en Godard le jobard, un artiste original en dépit de son « infantilisme prolongé »..

    Entre réel et chant du monde

    Les chroniques de Bernard de Fallois sont une mine foisonnante d’observations et de réflexions, à la fois sur les films et leurs sujets, les acteurs et l’époque, et plus largement sur la condition humaine dont le cinéma rend compte dans le langage le plus accessible à tous en participant à ce que le chroniqueur, après Jacques Audiberti, appelle «le chant du monde».

    « Il est bon de siffler et meilleur d’applaudir », écrit René Cortade, parfois cruel quand il persifle (« On n’a jamais réussi à faire de cette pintade dodue une grande actrice », note-t-il à propos de Sofia Loren, qu’il traitera plus gentiment ailleurs…) souvent très juste quand il se montre sévère avec les faiseurs médiocres ou les succès trompeurs, sans épargner les ratés des réalisateur les plus brillants ; mais c’est en somme quand il applaudit qu’il est le meilleur. À cet égard, c’est un vrai bonheur que de le lire, qui nous donne souvent l’envie de voir (ou de revoir) les films auxquels il consacre ses plus enthousiastes éloges, dûment détaillés.

    Le goût de Fallois/Cortade est très solidement centré, dont le noyau est à la fois dur et doux, qui lui permet de toucher à tous les points de la circonférence, du plus anodin en apparence (la beauté exquise de Brigitte Bardot et son intelligence instinctive parfois plus fine que celle des mecs qui la dirigent) au plus éminent en termes de génie artistique, dans Tonnerre sur le Mexique d’Eisenstein ou dans La Dolce Vita de Fellini qu’il analyse admirablement à chaud, juste avant la palme d’or de Cannes, mais après le scandale en Italie et le déferlement de pieuses condamnations. Contre ses collègues qui ne voient en ce film qu’un suite décousue de sketches, René Cortade célèbre le grand poème mélancolique des illusions perdues succédant aux Vitelloni, et c’est avec la même intelligence poreuse et pénétrante qu’il nous fait redécouvrir les tenants profonds de Viridiana, le noir chef-d’œuvre de Bunuel.

    Quand il parle de John Ford, on dirait que Cortade a vu tous les westerns et les policiers de l’époque, de même qu’il semble tout savoir du cinéma italien et tutti quanti , n’hésitant pas à talocher le gauchisme de salon d’un Visconti ou l’intellectualisme froid d’un Antonioni, comme il fustige les sublimités cérébrales d’un cinéma français aussi pédant que prétentieux, de Duras à Resnais et jusqu’au Sartre embarqué dans la réalisation de Sorcières de Salem de Raymond Rouleau, qui lui fait dire qu’ «on savait depuis longtemps que la présence de l’éminent philosophe suffit en général à transformer les meilleurs acteurs en une série de cornichons agrégatifs »…

    Mais il sera aussi féroce contre La Jument verte d’Autant-Lara, trahison vulgaire du charmant conte de Marcel Aymé, avant d’applaudir Léon Morin prêtre de Jean-PierreMelville, d’après le superbe roman de Béatrix Beck, ou Plein soleil de René Clément d’après Patricia Highsmith.

    D’une totale indépendance d’esprit, Fallois/Cortade ne craint pas de défendre le docu-choc Mondo cane de Jacopetti, conchié par tous , ou de porter aux nues la comédie musicale West side story pour ses acteurs-danseurs et sa splendeur «picturale» tout en égratignant la musique de Bernstein...
    Ainsi que le souligne Philippe d’Hugues dans sa préface, les jugement de Cortade sont clairement subjectifs, mais néanmoins étayés et nuancés, jusque dans le plus vif, et c’est encore un plaisir de les discuter ou même de les disputer.
    Dire enfin que le maître-mot de ces chronique me paraît la passion généreuse de leur auteur, immédiatement donnée en partage - et vite, alors, retournons à toutes voiles aux «toiles» !

    Bernard de Fallois , Chroniques cinématographiques. Préface de Philippe d’Hugues. Editions de Fallois, 458p.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Contre les maquereaux de la putain de guerre et les médiamensonges

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    Paix-Preying-for-Peace-800x580.jpegLe public américain a été escroqué, une fois de plus, pour déverser des milliards dans une autre guerre sans fin.

    par Chris Hedges

    Le scénario que les proxénètes de la guerre utilisent pour nous entraîner dans un fiasco militaire après l’autre, notamment au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et aujourd’hui en Ukraine, ne change pas. La liberté et la démocratie sont menacées. Le mal doit être vaincu. Les droits de l’homme doivent être protégés. Le sort de l’Europe et de l’OTAN, ainsi que celui d’un “ordre international fondé sur des règles”, est en jeu. La victoire est assurée.

    Les résultats sont les mêmes. Les justifications et les récits sont démasqués comme des mensonges. Les pronostics optimistes sont faux. Ceux au nom desquels nous sommes censés nous battre sont aussi vénaux que ceux que nous combattons.

    L’invasion russe de l’Ukraine a été un crime de guerre, même si elle a été provoquée par l’expansion de l’OTAN et par le soutien apporté par les États-Unis au coup d’État du “Maïdan” de 2014, qui a chassé le président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch.

    M. Ianoukovitch souhaitait une intégration économique avec l’Union européenne, mais pas au détriment des liens économiques et politiques avec la Russie. La guerre ne sera résolue que par des négociations permettant aux Russes ethniques d’Ukraine de bénéficier d’une autonomie et de la protection de Moscou, ainsi que de la neutralité de l’Ukraine, ce qui signifie que le pays ne peut pas adhérer à l’OTAN.

    Plus ces négociations seront retardées, plus les Ukrainiens souffriront et mourront. Leurs villes et leurs infrastructures continueront d’être réduites en ruines.

    Mais cette guerre par procuration en Ukraine est conçue pour servir les intérêts des États-Unis. Elle enrichit les fabricants d’armes, affaiblit l’armée russe et isole la Russie de l’Europe. Ce qui arrive à l’Ukraine n’a aucune importance.

    “Premièrement, équiper nos amis en première ligne pour qu’ils puissent se défendre est un moyen bien moins coûteux – en dollars et en vies américaines – de réduire la capacité de la Russie à menacer les États-Unis”, a admis le chef des Républicains du Sénat, Mitch McConnell.

    “Deuxièmement, la défense efficace du territoire ukrainien nous enseigne comment améliorer les défenses des partenaires menacés par la Chine. Il n’est pas surprenant que les hauts fonctionnaires taïwanais soutiennent autant les efforts déployés pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.

    Troisièmement, la plupart des fonds alloués à l’assistance à la sécurité de l’Ukraine ne vont pas à l’Ukraine. Il est investi dans l’industrie américaine de la défense. Il finance de nouvelles armes et munitions pour les forces armées américaines afin de remplacer le matériel plus ancien que nous avons fourni à l’Ukraine”.

    Soyons clairs : cette aide signifie plus d’emplois pour les travailleurs américains et des armes plus récentes pour les militaires américains”.

    Une fois que la vérité sur ces guerres sans fin pénètre dans la conscience publique, les médias, qui encouragent servilement ces conflits, réduisent considérablement leur couverture. Les débâcles militaires, comme en Irak et en Afghanistan, se poursuivent dans l’ombre. Lorsque les États-Unis concèdent la défaite, la plupart des gens se souviennent à peine que ces guerres sont menées.

    Les souteneurs de la guerre qui orchestrent ces fiascos militaires migrent d’une administration à l’autre. Entre deux postes, ils s’installent dans des groupes de réflexion – Project for the New American Century, American Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, Institute for the Study of War, The Atlantic Council et The Brookings Institution – financés par des entreprises et l’industrie de la guerre.

    Une fois que la guerre en Ukraine aura atteint sa conclusion inévitable, ces Dr. Strangeloves chercheront à déclencher une guerre avec la Chine. La marine et l’armée américaines menacent déjà la Chine et l’encerclent. Que Dieu nous vienne en aide si nous ne les arrêtons pas.

    La rhétorique d’un vieux livre de recettes

    Ces proxénètes de la guerre entraînent les Américains dans un conflit après l’autre avec des récits flatteurs qui présentent les États-Unis comme le sauveur du monde.

    Ils n’ont même pas besoin d’être innovants. La rhétorique est tirée de l’ancien manuel de jeu. Les Américains avalent naïvement l’appât et embrassent le drapeau – cette fois-ci bleu et jaune – pour devenir des agents involontaires de notre auto-immolation.

    La question de savoir si ces guerres sont rationnelles ou prudentes n’a plus d’importance, du moins pour les souteneurs de la guerre. L’industrie de la guerre se métastase dans les entrailles de l’empire américain pour le vider de l’intérieur. Les États-Unis sont vilipendés à l’étranger, croulent sous les dettes, ont une classe ouvrière appauvrie et sont accablés par des infrastructures délabrées et des services sociaux de piètre qualité.

    L’armée russe n’était-elle pas censée s’effondrer il y a plusieurs mois, en raison d’un moral en berne, d’un commandement médiocre, d’armes obsolètes, de désertions, d’un manque de munitions qui aurait contraint les soldats à se battre avec des pelles, et de graves pénuries d’approvisionnement ?

    Le président russe Vladimir Poutine n’était-il pas censé être chassé du pouvoir ? Les sanctions n’étaient-elles pas censées plonger le rouble dans une spirale mortelle ?

    La coupure du système bancaire russe de SWIFT, le système international de transfert de fonds, n’était-elle pas censée paralyser l’économie russe ? Comment se fait-il que les taux d’inflation en Europe et aux États-Unis soient plus élevés qu’en Russie malgré ces attaques contre l’économie russe ?

    Les quelque 150 milliards de dollars de matériel militaire sophistiqué et d’aide financière et humanitaire promis par les États-Unis, l’Union européenne et 11 autres pays n’étaient-ils pas censés inverser le cours de la guerre ?

    Comment se fait-il que près d’un tiers des chars fournis par l’Allemagne et les États-Unis aient été rapidement transformés en morceaux de métal carbonisés par les mines, l’artillerie, les armes antichars, les frappes aériennes et les missiles russes dès le début de la prétendue contre-offensive ?

    Cette dernière contre-offensive ukrainienne, connue à l’origine sous le nom d’ “offensive de printemps”, n’était-elle pas censée percer les lignes de front lourdement fortifiées de la Russie et reconquérir d’immenses pans de territoire ?

    Comment expliquer les dizaines de milliers de victimes militaires ukrainiennes et la conscription forcée de l’armée ukrainienne ? Même nos généraux à la retraite et nos anciens responsables de la C.I.A., du F.B.I., de la NSA et de la sécurité intérieure, qui servent d’analystes sur des chaînes telles que CNN et MSNBC, ne peuvent pas dire que l’offensive a réussi.

    Protéger la « démocratie »

    Qu’en est-il de la démocratie ukrainienne que nous nous efforçons de protéger ?

    Pourquoi le Parlement ukrainien a-t-il révoqué l’utilisation officielle des langues minoritaires, y compris le russe, trois jours après le coup d’État de 2014 ? Comment rationaliser les huit années de guerre contre les Russes ethniques dans la région du Donbass avant l’invasion russe de février 2022 ?

    Comment expliquer le meurtre de plus de 14 200 personnes et le déplacement de 1,5 million de personnes avant l’invasion russe de l’année dernière ?

    Comment défendre la décision du président Volodymyr Zelensky d’interdire 11 partis d’opposition, dont la Plate-forme d’opposition pour la vie, qui disposait de 10 % des sièges au Conseil suprême, le parlement monocaméral ukrainien, ainsi que le parti Shariy, Nashi, le bloc d’opposition, l’opposition de gauche, l’Union des forces de gauche, le parti d’État, le parti socialiste progressiste d’Ukraine, le parti socialiste d’Ukraine, le parti socialiste et le bloc Volodymyr Saldo ?

    Comment pouvons-nous accepter l’interdiction de ces partis d’opposition – dont beaucoup sont de gauche – alors que Zelensky permet aux fascistes des partis Svoboda et Secteur droit, ainsi qu’au Banderite Azov Battalion et à d’autres milices extrémistes, de prospérer ?

    Comment faire face aux purges anti-russes et aux arrestations de supposés “cinquièmes colonnes” qui balayent l’Ukraine, alors que 30 % des habitants de l’Ukraine sont russophones ?

    Comment répondre aux groupes néo-nazis soutenus par le gouvernement de Zelensky qui harcèlent et attaquent la communauté LGBT, la population rom, les manifestations antifascistes et menacent les membres du conseil municipal, les médias, les artistes et les étudiants étrangers ?

    Comment pouvons-nous approuver la décision des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de bloquer les négociations avec la Russie pour mettre fin à la guerre, alors que Kiev et Moscou sont apparemment sur le point de négocier un traité de paix ?

    En 1989, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, j’ai effectué un reportage en Europe centrale et orientale. Nous pensions que l’OTAN était devenue obsolète.

    Le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé des accords économiques et de sécurité avec Washington et l’Europe. Le secrétaire d’État James Baker de l’administration de Ronald Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont assuré à Gorbatchev que l’OTAN ne serait pas étendue au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée.

    Nous pensions naïvement que la fin de la guerre froide signifiait que la Russie, l’Europe et les États-Unis n’auraient plus à consacrer des ressources massives à leurs armées.

    Les soi-disant dividendes de la paix n’étaient toutefois qu’une chimère.

    Si la Russie ne voulait pas être l’ennemi, elle serait forcée de le devenir. Les souteneurs de la guerre ont recruté les anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN en présentant la Russie comme une menace.

    Les pays qui ont rejoint l’OTAN, à savoir la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont reconfiguré leurs armées, souvent grâce à des dizaines de millions de prêts occidentaux, pour les rendre compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN. Les fabricants d’armes ont ainsi réalisé des milliards de dollars de bénéfices.

     

    Après l’effondrement de l’Union soviétique, tout le monde a compris en Europe centrale et orientale que l’expansion de l’OTAN était inutile et constituait une dangereuse provocation. Elle n’avait aucun sens sur le plan géopolitique. Mais elle avait un sens commercial. La guerre est un business.

    Dans un câble diplomatique classifié – obtenu et publié par WikiLeaks – daté du 1er février 2008, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à la coopérative OTAN-Union européenne, au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement entendu que l’expansion de l’OTAN risque d’entraîner un conflit avec la Russie, en particulier au sujet de l’Ukraine.

    Non seulement la Russie perçoit un encerclement [par l’OTAN] et des efforts visant à saper l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité de la Russie“, peut-on lire dans le câble.

    Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe opposée à l’adhésion, ne conduisent à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, la guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. . . .”

    Dmitri Trenin, directeur adjoint du Centre Carnegie de Moscou, s’est dit préoccupé par le fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau d’émotion et de névralgie déclenché par sa quête d’adhésion à l’OTAN...”, peut-on lire dans le câble.

    “Le fait que l’appartenance à l’Union reste un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne a ouvert la voie à une intervention russe. M. Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments de l’establishment russe seraient encouragés à s’immiscer, ce qui stimulerait les États-Unis à encourager ouvertement les forces politiques opposées et laisserait les États-Unis et la Russie dans une position de confrontation classique“.

    L’invasion russe de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu si l’alliance occidentale avait honoré sa promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne et si l’Ukraine était restée neutre.

    Les souteneurs de la guerre connaissaient les conséquences potentielles de l’expansion de l’OTAN. La guerre, cependant, est leur unique vocation, même si elle conduit à un holocauste nucléaire avec la Russie ou la Chine.C’est l’industrie de la guerre, et non Poutine, qui est notre ennemi le plus dangereux...

     

  • Concert de voix

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    À propos de Trio pour violoncelle seul d’Hubert Auque.

    Un bel hommage romanesque à Pablo Casals.

     

    La figure doublement admirable de Pablo Casals, immense violoncelliste et résistant au fascisme doublé d’un pacifiste résolu, a déjà suscité maints ouvrages, d’ailleurs cités à la fin de celui-ci.

    Or le roman d’Hubert Auque, auteur français d’origine catalane qui publia son premier livre en Suisse romande (prix Georges Nicole 1991) a cela de particulier, d’intéressant et d’attachant, qu’il module les approches du musicien, et de la musique en général, en multipliant les point de vue de trois personnages qu’on pourrait dire le Vieux Maître, l’Amateur éclairé et la Jeune Soliste prodige.

    Casals03.jpgPlus précisément, les trois voix alternant dans le roman sont celles de Manuel (Manel en catalan, dont l’auteur souligne volontiers la nuance), prof de littérature dans la cinquantaine vénérant Pablo Casals en lequel il voit même, éthiquement parlant, une sorte de père de substitution ; Ana sa fille de quinze-seize ans, qui vit la musique de tout son être, au dam de sa sœur railleuse qui se croit la seule artiste de la famille, et en relation quasi fusionnelle avec Giogio - son violoncelle valant le prix de trois voitures du type de celle de ses parents – et se préparant à une probable grande carrière, non sans humilité travailleuse et avec une sorte de candeur qui lui fait dire, par exemple, qu’elle ne peut jouer bien que lorsqu’elle est amie avec elle-même ; enfin, hors d’âge et pourtrant très présent, Pau lui-même, dit Pablo, parlant du ciel avec un œil sur la jeunote, évoquant tantôt sa très longue vie (il est mort à 96 ans en 1973) et tantôt s’interrogeant sur la nature de la musique, nos relations avec celle-ci (Franco aimait-il lamusique ?) ou son sens profond.

    « J’ai voulu croire », dit ainsi le vieil ange, « croire en la part divine de la musique, cette part qui nous élève hors de l’emprise du quotidien. La musique n’est que peu si elle n’est que belle à écouter ; sa valeur essentielle est de nous transformer. Ce fut depuis mon plus jeune âge mon credo ».  

    Dans la foulée, nous apprenons, par Manuel l’érudit, qu’à douze  ans déjà Pau « cassa » certaines pratiques figées, dans la technique du violoncelle, pour en élaborer une nouvelle ensuite admise dans le monde entier. Or, près d’un siècle plus tard, Manuel constate que sa fille Ana cherche elle aussi de nouveaux doigtés sur son violoncelle, et développe une relation toute personnelle avec ledit instrument. Alors le père de comprendre que, quitte à contrarier le professeur, il a meilleur temps de la laisser faire à sa tête, qu’elle a aussi dure que sûre. Ainsi lui lance-t-elle crânement, quand il évoque sa future carrière de soliste, que jamais elle n’enregistrera ni ne se pavanera en « robe tralala ».

    Bien ancré dans les lieux où Casals a vécu lui-même, notamment à Prades en Catalogne, le roman entremêle plusieurs thèmes (la ferveur de l’amateur et ses limites, le don, le travail, la relation entre existence et vie artistique,etc.) dont celui de la filiation, plus spirituelle que biologique évidemment, est central.

    Georges Enesco dit quelque part que Jean-Sébastien Bach nous prouve que l’homme est« capable du ciel », et c’est aussi ce qu’on peut se dire en écoutant Pablo Casals jouer les Suites du même Bach. 

    Mais le mérite du roman d’Hubert Auque, bien arrimé à la trame biographique de Pablo Casals, sans encombrement documentaire pour autant, tient à rappeler aussi les composantes « militantes » de la vie de ce résistant antifasciste indigné par la complaisance des nations européennes à l’égard de la dictature franquiste après avoir refusé de jouer en Allemagne nazie.

    Enfin, sans tomber dans le fétichisme, Hubert Auque souligne l’importance cruciale de l’instrument lui-même (le « Matteo Goffriller »  dont Ana aura finalement l’autorisation de jouer par le truchement de Marta Casals), évoqué comme un véritable être vivant et vibrant – mais qui ne vit et vibre que sous certains doigts ! Ainsi Manuel, à jamais privé de « grâce », ne pourra-t-il « faire chanter » l’instrument en question, contrairement à sa fille.

     

    Cependant, l’amour de la musique, autant que l’amour de la vie ou des gens, ne se borne pas à une affaire de « don », même si celui-ci reste rare. De fait, un musicien surdoué peut n’être qu’un cœur sec. Or Manuel à sa façon désintéressée, autant que sa fille, Pablo le généreux ou l’auteur lui-même, semblent-ils également capables de ce qu’on appelle l’intelligence du cœur.

     

    9782970088356_w150.jpgHubert Auque, Trio pour violoncelle seul. Editions Pierre Philippe, 173p.

     

    (Hubert Auque sera présent au Salon du Livre de Genève, ce samedi 3 mai, pour dialoguer avec JLK sur le thème de l’Ailleurs en littérature. Scène suisse, à 18h.)   

     

  • Fan de Bofane

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    À lire absolument: Congo Inc. Le Testament de Bismarck, d’In Koli Jean Bofane. Lauréat du dernier Prix des Cinq-Continents.

     

    1.Congo Bololo

    L’ordre naturel préside à l’ouverture de ce roman dont l’incipit marque la première rupture verbale : « Putain de chenilles ! »

    La forêt vierge immémoriale figure en effet la Nature par excellence, entre basses branches et autres « fougères venues du pléistocène » ou « lianes tombant de nulle part » et, tout là-haut, les trouées de lumière de la canopée.

    Or le « putain de chenilles ! » a été proféré par un jeune lascar vêtu d’une seule culotte en écorce battue qui, des orchidées et du tatou, du porc-épic ou des fourmis, n’a plus rien à fiche. S’il se trouve encore là à ramasser des bestioles pour son oncle chef ekonda (du peuple mongo, apparié aux pygmées), c’est en pestant contre ce Vieux Lomama qui incarne à ses yeux tout un monde obsolète alors que lui ne rêve que technologie et prouesses guerrières ou financières auxquelles il s’exerce tous les jours au fil de ses sessions de jeux vidéo, sous le surnom de Congo Bololo, lanceur de redoutables missiles virtuels et parangon du Nouvel Homme mondialisé : « Dans cet univers virtuel, Isookanga incarnait Congo Bololo. Il convoitait tout : minerais, pétrole, eau, terres, tout était bon à prendre. C’était un raider, Isookanga, un vorace. Parce que le jeu l’exigeait : c’était manger ou se faire manger »…

    Le premier effet comique du roman tient à cette immédiate collision de deux cultures (et de deux langages) vécus par le jeune ekonda quittant bientôt sa culotte végétale pour enfiler son jean Superdry JPN et son t-shirt à l’effigie du rappeur Snoop Dogg, qui a vu d’un bon oeil la récente installation en ces lieux perdus, par la société China Network, d’une antenne-relais de télécommunications.

    Au naturel, Isookanga n’est donc qu’un Pygmée de vingt-cinq ans, ou plus précisément un demi-Pygmée puisqu’il est plus long de dix centimètres que les plus grands de ses compères de clan ; et le complexe que lui inspire son aspect physique de « trop-petit-trop-grand » s’aggrave du fait que sa mère a négligé de le faire circoncire, faisant de lui un double sujet de moquerie.  Mais « être grand, ne pas l’être, qui s’en soucie, quand seul le nombre de gigas est pris en compte ? »

    Côté comédie, le premier morceau d’anthologie suit avec le défilé inaugural marquant l’installation du pylône des télécoms, à l’occasion duquel Isookanga rencontre une première fois l’anthropologue africaniste Aude Martin, très curieuse des coutumes de son clan et tout de suite troublée par le jeune homme. Lequel profite d’un tumulte passager, provoqué par l’arrivée de l’hélico russe porteur de l’antenne, pour dérober en douce l’ordinateur de la dame, invoquant le « remboursement de la dette coloniale » afin de justifier son larcin – ainsi s’amorçant sa carrière de « mondialiste » dûment connecté. 

    2. Les enfants de Kin

    Si la Nature reprend ses droits avec l’évocation de l’immense Congo, sur lequel Isookanga s’embarque à destination de Kinshasa – ce qui va représenter des semaines de navigation -, c’est que, rappelle l’auteur, le fleuve a vu passer les siècles et autant de très fugaces « grands de ce monde », de deux ou trois Ramsès à Léopold II, Hitler ou Kabila père et fils. Du même coup, il est question de la richesse naturelle que représente l’eau du Congo pour le pays : « En 2025, il n’y aura plus que cinq mille mètres cubes par habitant. Tout le monde aura un problème, sauf le Congo ».

    Dans l’immédiat, cependant, on constate que le Congo n’a que des problèmes, qui vont se matérialiser sous les yeux de notre mondialiste dès son arrivée à Kinshasa. Lui qui espérait trouver un point de chute chez un oncle lointain de son meilleur ami, en se faisant passer pour celui-ci, est vite repéré comme un imposteur du fait de sa trop courte taille – où l’on voit que l’ostracisme physique se porte bien à Kin autant qu’ailleurs. Ainsi le loustic se retrouve-t-il à la rue, d’abord chahuté par les shégués (les fameux enfants des rues), puis admis par l’entremise de la fringante Shasha la Jactance, cheffe de bande de quinze ans au passé tragique et survivant du commerce de ses charmes – comme on dit…  

    Deuxième morceau d’anthologie : quand, à la suite de la mort du jeune shayeur (vendeur à la sauvette) Omari Double Lame, très aimé des shégués, ceux-ci affluent par milliers sur la place du Grand Marché où ils se mettent à tout casser. C’est alors que, flanqué de son ami chinois Zhang Xia, avec lequel il a monté entretemps un petit commerce d’eau pure (« Eau Pire Suisse »), Isookanga se voit propulsé porte-parole des enfants de la rue  et négociateur solennel auprès des forces de l’ordre, attirant l’attention respectueuse d’un ancien seigneur de la guerre au Kivu – tout cela tenant du conte épique ou du manga afro-chinois…

    On a vu, dans le film Kinshasa Kids du Belge Marc-Henri Wajnberg,  datant de 2012, ces enfants de Kin dont certains ont été chassés de leurs familles sous le prétexte de sorcellerie, et c’est précisément le cas, dans le roman de Jean Bofane, du petit Modogo que le pasteur de son village a stigmatisé après l’avoir exorcisé à sa façon.

    Du film, où la musique et le rap jouent un rôle notable, au roman, le chaos de Kinshasa se trouve ressaisi, chez l’écrivain, par un travail remarquable sur le langage multiforme où le choc des jargons et des codes, des expressions africaines ou des bribes de dialogues de films ou de raps, entre autres éclats verbaux, constituent un patchwork chatoyant à vraie valeur et saveur littéraires.

    Au congrès des écrivains francophones de Lubumbashi, en octobre 2012, une table ronde traitait du statut de l’écrivain des « périphéries »  de la langue française par rapport à la Centrale académique parisienne. La question du « voleur » et du « violeur » fut alors évoquée, relative à un certain complexe des auteurs francophones, souvent exacerbé par une condescendance non moins certaine de la métropole linguistique. À quoi Jean Bofane répond ici, sans même le chercher probablement, en voleur et en violeur avéré, sourcier d’expression métissée mais nullement folklorique ou régionaliste, mimant bel et bien la langue-geste du français vivant actuel. 

    3.Du pleurer-rire 

    Ce roman évoque à la fois le Candide de Voltaire et le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Côté comédie, la trajectoire de l’ekonda Isookanga , assimilant les discours de la technologie et de la globalisation, rappelle la satire de L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier gorillant la langue des médias et des marques,  ou celle du non moins mémorable Duluth de Gore Vidal jouant sur la confusion volontaire de la réalité et de la fiction - ainsi les personnages revisités d’un feuilleton genre  Dallas évoluaient-ils entre l’écran de la télé et la vie réelle.  D’une manière analogue, Jean Bofane obtient de vertigineux effets comiques en faisant zigzaguer son protagoniste entre jeux vidéo figurant explicitement la réalité africaine et faits avérés de celle-ci à l’état quasi brut.

    En lisant le roman de Jean Bofane, dont le nom complet est In Koli Jean Bofane (In Koli signifiant La Blessure), on se rappelle aussi le beau titre du beau livre d’Henri Lopes, Le Pleurer-rire.  Comme dans le Candide de Voltaire, où les notes tragiques ne manquent pas, comme chez Rabelais sur fond de pestes et d’étripées religieuses, comme chez Céline hanté par la guerre et la mort, le rire cohabite ici avec l’horreur à vous tirer parfois des larmes qui ne sont pas de crocodiles.

    Côté comédie, à l’instar de Nasredine, du brave soldat Schweyk ou du Makar de Platonov cherchant le « chemin de la révolution » entre sables et steppes, le Pygmée de Bofane, conteur-griot, est un vrai personnage à tournure populaire qui fera rire tout le monde. 

    On rit ainsi, sans trop de retenue politiquement correcte quand il « tringle » bonnement la malheureuse africaniste Aude Martin, laquelle l’a véritablement cherché en le suppliant de lui faire partager la « souffrance de l’Afrique », et qui se retrouve culbutée, martelée à coups de reins et battue comme plâtre au point de faire surgir les voisins à la rescousse, mais tellement heureuse en fin de compte. Et l’on rit pareillement en assistant aux cultes pompes-à-fric de l’ancien catcheur Monk devenu révérend Jonas Monkaya, mandaté par le Seigneur afin de faire fructifier les comptes de la société Paradizo S.A. 

    Quant au pleurer, ce seront les femmes et les enfants d’abord qui le susciteront, pour lesquels La Blessure demande incidemment réparation…C’est par exemple l’histoire, filée en flash back, de la jeune Shasha la Jactance, naguère enfuie avec ses petits frères du lieu où les siens ont été massacrés. Comme toutes les femmes du roman, le personnage fera front  en dépit de son jeune âge, quitte à prendre sa revanche quand tel abject officier balte de l’ONU, combinant trafics louches et pédophilie, en fait sa petite esclave sexuelle juste bonne à assouvir ses fantasmes. De façon semblable, cette autre rescapée des horreurs de la guerre du Kivu qu’incarne Adeïto, elle aussi esclavagisée mais par un chef de guerre tutsi recyclé dans l’Administration kinoise, se venge finalement en abandonnant son monstrueux conjoint à la foule déchaînée qui lui fait subir le fameux supplice du pneu enflammé. Ce que le lecteur ne pleurera point, se rappelant les supplices pires encore que ce Kiro Bizimungu, dit Commandant Cobra Zulu, a fait subir durant la contre-offensive du FPR. 

    4. L’algorithme « originel »  

    L’explication du titre de ce roman grave et grinçant, en sa face sombre, se trouve à la page 271 : « L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Equateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor à ce moment-là.Avec la sécheresse d’un rapport, l’auteur détaille ensuite les « contributions » de la Congo Inc. à la Grande Guerre et au second conflit mondial puis  à la destruction d’Hiroshima et Nagasaki (avec l’uranium de Shinkolobwe), à la guerre du Vietnam ou aux  applications plus récentes. « Les consommables humains pouvaient également prendre part à des basses besognes et à des coups d’Etat », précise l’auteur, avant d’enchaîner : « Fidèle au testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high tech ». 

    Ce passage explicitement géo-politique est inséré, avec un naturel étonnant,  dans le cours de la narration dramatique du chapitre intitulé Game over, consacré au génocide des tutsis et à la contre-offensive de ceux-ci vécue par Kiro Bizimungu, qui vient d’apprendre qu’il est en passe d’être livré à la justice internationale. Auparavant, des scènes d’une violence hallucinante, sinistre pendant inversé du premier génocide, auront illustré cet aspect collatéral des « consommables humains » sacrifiés à la cause de la Congo Inc. 

    5. Le Vieux

    Un vrai romancier se reconnaît à cela qu’il va partout, se mêle de tout, parle toutes les langues et endosse tous les âges : tel est In Koli Jean Bofane. Au nombre des plus beaux épisodes de son nouveau roman, il faut relever la scène magnifique du Vieux Lomama découvrant, dans la forêt surmontée par la maudite antenne, la dépouille du léopard Nkoi Mobali, seigneur incontesté de la jungle visiblement déchiqueté par de vulgaires phacochères, au mépris de tout ordre naturel.  Choqué dans ses fibres les plus profondes, le chef ekonda, qui s’ennuie par ailleurs de son écervelé de neveu, décide alors de rallier Kinshasa pour alerter les autorités, l’ONU et possiblement le monde entier, voyant en l’assassinat  du noble fauve par une « coalition de phacochère », le signe des « prémices d’un événement tel que la fin du monde ou quelque chose qui y ressemblerait quand même un peu »…

    Comme bien l’on pense, ce n’est pas dans une optique de sentimentalisme écolo convenu que Jean Bofane raconte le périple du Vieux Lomama, mais là encore sur le ton de la fable et sur un fond de vérité qui fait pièce au cynisme aveugle des prédateurs. L’arrivée de Vieux Lomama à Kinshasa, ses retrouvailles avec son neveu finalement content de le retrouver, et le retour de la belle paire sous la canopée ne constitueront pas, pour autant, un happy end lénifiant, loin s’en faut puisque le mal court, toujours, un peu partout… 

    Entre tendresse profonde et révolte combien légitime,    In Koli Jean Bofane nous offre, avec Congo Inc. Le Testament de Bismarck, une magistrale transposition romanesque de la réalité contemporaine, non seulement congolaise mais africaine et mondiale, relevant à la fois du conte tragi-comique et de la fable polémique, de la réflexion politique et du constat catastrophé, enfin de l’increvable pari humain que n’en finit pas de relancer la vraie littérature.

    In Koli Jean Bofane. Congo Inc. Le Testament de Bismarck.