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Rechercher : Ramon Gomez de la Serna

  • Ceux qui ont de la peine

    Celui qui nomme les choses / Celle que la laideur fait souffrir / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui rayonne en dormant assis très droit dans le train de Saint-Gall / Celle qui sourit aux aveugles / Ceux qui n’écrivent plus de lettres / Celui qui propose à la fleuriste de lui montrer la mer / Celle qui ne supporte pas leur regard vainqueur / Ceux qui sanglotent sans savoir pourquoi / Celui qui se sent vieillir en toute sérénité / Celle qui accompagne ceux qui ont choisi d’en finir / Ceux qui font face / Celui qui rêve de présider l’Association du Trèfle à trois Feuilles / Celle qui intrigue à la buvette parlementaire du Palais Fédéral / Ceux qui militent pour l’instauration d’un Avocat de l’animal / Celui qui prétend lire dans les pensées de son compagnon de vie Rodolphe Clapier / Celle qui prétend que Dominique de Villepin est le nouveau Saint-John Perse / Ceux qui pensent que l’internet est une machination de Satan que prouve l’inscription www / Celui qui élit les Nobles Esprits digne de l’escorter sur la Voie / Celle qui prend un billet pour l’île d’Ischia dès après avoir lu Villa Amalia de Pascal Quignard / Ceux qui se réunissent chez Gontran de Sépibus pour causer chasse à la palombe / Celui qui disjoncte à la réu des Ressources humaines de la firme Fullfill / Ceux que leur incontinence rend plus indulgents / Celui qui déballe ses exploits sexuels au bar Le Bubble du Bowling de Bormes-les-Bains / Celle qui se remonte le moral en se bourrant de marshmallow qu’elle dit elle-même une immonde saloperie / Ceux qui disent au revoir à leur piano à chaque départ en villégiature, etc.

  • Le cousin de Fragonard


    Sapience et saveurs de Patrick Roegiers. Que Charles Sigel reçoit aujourd'hui àl'enseigne de Comme il vous plaira, sur Radio Suisse romande Espace 2, de 13h.30 à 16h. À ne pas manquer...

    Les mots sont à la fête dans le dernier roman de Patrick Roegiers, écrivain des plus singuliers dont la folle érudition pourrait nous assommer d’ennui si, débarqué de Belgique surréaliste au passé flamand plein de génies biscornus, de Jérôme Bosch à James Ensor, il n’alliait à sa curiosité amoureuse des saveurs et des savoirs de maîtres anciens, un humour profond souvent mâtiné d’imperturbable délire, enfin une façon de puiser au trésor des mots, des étymologies et de toutes les ressources de notre bonne langue française, qui ferait les délices d’un certain Alcofribas Nasier, toubib à Chinon sous le nom de Rabelais. Or voici que, dix ans après Hémisphère nord, mémorable évocation du romantisme allemand et du métier de peintre (le protagoniste évoquait le visionnaire Caspar David Friedrich), c’est le siècle de Diderot et de Rousseau que Roegiers (prononcez Roudgirs) revisite avec Le cousin de Fragonard, en lequel cohabitent un aperçu de ce que le siècle des Lumières avait d’obsessions exploratrices, une métaphore éloquente de la fonction résurrectionnelle de l’artiste et le constat de sa fréquente non-reconnaissance sociale. De fait, tout semblait vouer l’existence d’Honoré Fragonard à l’obscurité, et ses œuvres à l’oubli. Cousin pataud d’un peintre adulé, né à Grasse dans la famille d’un gantier-parfumeur qui espérait en faire son successeur avant que la passion des batraciens ne l’amène aux « dissections exquises » et celles-ci à l’anatomie sous la férule du chirurgien Lemoignon, lequel se réjouit de le voir « penser avec les mains » avant un grand Européen du XXe siècle, Honoré le taiseux solitaire grimpa bel et bien dans une hiérarchie, mais sans lustre, ralliant l’école vétérinaire d’Alfort où sévissait celui qui deviendrait son ennemi intime : le cancrelat humain portant le nom de Bougrelat. Or on serait dans l’erreur de déduire de sa passion un goût morbide : « C’est de l’horreur du trépas que naissait la beauté de ses travaux de recherche menés dans un but artistique, qui visaient à l’union du pinceau et du scalpel, de l’art et de l’anatomie ».
    La danse des vifs
    Le paradoxe revigorant du Cousin de Fragonard tient aussi bien à magnifier, à l’époque où prolifèrent les « cabinets de curiosités », la quête à la fois scientifique, artisanale et artiste de Fragonard l’obscur dont l’idéal, dans l’art de l’écorché artistique, se réaliserait avec un chef-d’œuvre.
    Il faut rappeler alors l’événement essentiel de sa vie : la rencontre, unique, en sa jeunesse, d’une jeune fille que son seul regard a foudroyée sur place. Enterrée au lieu de l’extraordinaire péripétie, elle y est restée intacte, conservée par la chimie souterraine, lorsque, des années plus tard, Honoré vient l’y déterrer pour la naturaliser dans une posture fleurant le romantisme débutant…
    A ce propos, un autre paradoxe de l’art de Patrick Roegiers tient à la combinaison d’une espèce de matérialisme naturaliste, bien de l’époque, avec ses entichements pour l’illuminisme et l’électricité testée par cerfs-volants, l’influence des manufacture de colle forte sur l’environnement et l’onanisme (le docteur Tissot de Lausanne a passé par là), la purification des diamants et la crépitomanie, mais aussi de fantaisie hugolienne avant la lettre, à la fois artiste et sentimentale...
    Tout cela n’empêchant pas un Diderot, magnifiquement campé, de poursuivre honnêtement son œuvre d’éclaireur génial, ni Jean-Honoré de peindre ses escarpolettes paradisiaques. C’est d’ailleurs au ciel qu’Honoré rencontre son charmant cousin défunt, pour un dialogue final plein de grâce, laquelle enveloppe tout le livre de son mélange de douce folie et de sagesse.
    Patrick Roegiers. Le cousin de Fragonard. Editions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 217p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24heures du 14 février 2006.

  • Dans la foulée de Master Will

    Objets  de splendeur d'Anne Cuneo


           C’est par une voix assez détournée, et tout tranquillement, qu’on approche Master Will dans ce roman d’Anne Cuneo, mais une fois qu’on y est, on y est plus que bien et tout s’y passe dans une sorte de familiarité établie sans artifice, comme par successives recommandations amicales, qui humanisent le mythe sans rien ôter à Shakespeare de sa stature et de sa complexité d’homme et d’artiste. Dans une période où vont de pair l’idolâtrie médiocre et le nivellement, qui confond lucidité et dérision, croit devoir tout «démythifier» et craint l’admiration spontanée, les jeunes gens à qui l’auteur d’  a dévolu le rôle de nous raconter Shakespeare ont quelque chose de spontanément rafraîchissant, et nous «marchons» d’emblée avec ces compères passionnés.     Le premier narrateur est un jeune Genevois, apprenti orfèvre de mère anglaise qui s’est arrêté sur le chemin de Londres à Brentford, à l’auberge des Trois-Pigeons où le reçoit un formidable personnage du nom John Lowin, naguère acteur aux Comédiens du Roi et qui a eu pour ami un certain Thomas Vincent, lequel fut apprenti charpentier et comédien tout proche de Master Will. Or ce Tom a laissé plusieurs cahiers de mémoires avant de mourir, lesquels cahiers, donnés en lecture à Baptiste par son falstaffien aubergiste, vont constituer le flux central du roman, ramenant alors le lecteur en 1601, sous le règne d’Elisabeth. Précisons là-dessus que, vu de 1654, le récit de Tom a déjà quelque chose de légendaire et d’exaltant en cela que, désormais, toute activité théâtrale est interdite (la révolution puritaine de Cromwell, dès 1642, a abouti à la fermeture et à la démolition de tous les théâtres, et les spectacles seront interdits jusqu’à la Restauration de 1660) tandis que Master Will se trouve relégué aux oubliettes pour beaucoup...

         C’est cependant comme de plain-pied qu’on entre, avec Tom, dans le cercle du Théâtre de Shoreditch où il commence son apprentissage de charpentier, sous la direction de Burbage père et fils, et fait la connaissance de Master Will, d’abord clerc de notaire le jour et écrivain de thétâre la nuit, puis acteur et auteur de plus en plus actif.
         Sous la plume de Thomas Vincent revit alors le monde des théâtres londoniens de l’époque. Comme elle s’y employa pour Le Trajet d’une rivière, Anne Cuneo a rassemblé une documentation considérable, qu’elle se garde cependant d’assener au lecteur. C’est par le récit de Tom que le tableau s’élabore assez naturellement, et l’on apprend volontiers comment se passaient les représentations en plein air et en plein jour, quel rôle déterminant jouèrent les apprentis londoniens dans la vie du théâtre considéré lui-même (et notamment par Master Will) comme un lieu d’apprentissage populaire, ou comment s’affrontaient Beaux Esprits bardés de titres universitaires et théâtreux mal famés.
         A cette visée «instructive», Objets de splendeur  ajoute, dès ses premières pages, une ligne de fond plus spécifiquement romanesque, correspondant d’ailleurs à la genèse de l’ouvrage, amplement commentée par l’écrivain dans sa postface. En deux mots: Anne Cuneo choisit d’identifier et d’incarner la fameuse Dark Lady des Sonnets . Un historien anglais, A.L. Rowse, grand connaisseur de l’époque élisabéthaine, et qui l’aida pour son livre précédent, lui a bonnement confié la mission de transcrire en roman sa découverte (controversée par certains shakespearologues distingués) de l’identité de la mystérieuse maîtresse de Shakespeare, en la personne d’Emila Bassano Lanier, maîtresse du Lord Chambellan Henry Carey, qui laissa elle-même des vers d’une grande originalité de pensée et pour laquelle Anne Cuneo s’est prises d’amitié, sensible à ses vues peu conformistes et à ses protestations féministes avant la lettre.
         Pour autant, Objets de splendeur ne se lit pas comme une thèse historico-littéraire, mais bel et bien comme un roman où ce qui compte n’est pas tant le caractère avéré de la version choisie que ce que l’auteur en fait en l’occurence. Or, même traité avec retenue (on imagine ce qu’un auteur plus porté sur l’érotisme littéraire eût pu tirer de cette liaison, «scènes à faire» à l’appui), le thème de cette aventure sentimentale permet à la romancière de moduler les vues de Shakespeare sur les degrés de l’amour et de la passion. De la même façon, l’identité attibuée par Anne Cuneo au dédicataire masculin des Sonnets, à savoir le jeune Lord Southampton (assez souvent admise celle-là), lui donne l’occasion de mettre en pièces l’argument selon lequel les poèmes relèveraient d’une passion homosexuelle. A l’opposé d’un Butler (et de tous ceux qui lui emboîtèrent le pas) entrevoyant une «sordide histoire» derrière les sonnets les plus ambigus, Anne Cuneo penche pour la vision plus «confiante d’autres analystes, et le discours qu’elle prête à Master Will sur ce qui distingue l’amour d’une femme et l’éventuelle passion liant deux hommes , lors d’un voyage en Italie qu’il accomplit avec le jeune lord, ne paraît pas relever de la sollicitation excessive et se fond en tout cas parfaitement dans son portrait.


         D’aucuns, dont un Tolstoï, voyaient en Shakespeare une sorte d’impie aux antipodes du christianisme, comme Voltaire en faisait le parangon du monstrueux. Or c’est une tout autre image que nous en offre Objets de splendeur, rompant complètement, aussi, avec la figure du génie halluciné à la manière de l’Amadeus cinématographique jetant son Requiem  sur la partition dans une sorte de transe psychédélique...
         Le Master Will d’Anne Cuneo est un honnête homme: non pas du tout le monsre qu’imagine le philistin sous prétexte qu’il a sondé les virtualités démoniaques de l’homme, mais le poète au sens le plus ample qui «unifie» tout le phénomène humain et tous ses langages. De même qu’elle rappelle la «musique unique» de ses pièces, Anne Cuneo le fait apparaître sous les traits d’un homme vertueux (dans l’acception romaine du terme, qui n’exéclut ni la passion véhémente ni la violence défensive, de mise à l’époque), plus proche de la nature et du peuple que des Beaux Esprits, lesquels le conchient d’ailleurs, tel Robert Greene le conspuant même post mortem. Perpétuel apprenti lui-même, incessamment à l’écoute de tous les parlers oraux, comme le fut Master Joyce, ne dédaignant ni de «penser avec les mains» ni de se montrer avisé en affaires, ponctuel et courtois, sans cesse en mouvement, le personnage conserve cependant sa part de secret et de mystère. Un sentiment de respect et de reconnaissance, mais sans rien de gourmé, se dégage enfin d’Objets de splendeur, d’une écriture limpide et d’une lecture passionnante.


    Anne Cuneo, Objets de splendeur, Bernard Campiche.
    Vient de paraître en outre: Rencontres avec Hamlet, recueil de textes dont l'un d'eux évoque la collaboration de l'auteur avec Benno Besson. Théâtre en Campoche, 432p.

  • Le regard de Bonnard

    Dans le TGV, ce dimanche 19 mars. – La nuit tombe sur la Bourgogne tandis que nous rentrons de Paris, où nous avons fait quelques bonnes rencontres et découvertes, L. et moi. Vendredi soir, ç’a été, pour  commencer en beauté, un entretien avec Tzvetan Todorov, à propos de son dernier livre, Les aventuriers des l’absolu. En une heure et demie, nous avons évoqué sa trajectoire personnelle et ses positions, par rapport au culte de l’art, à l’antinomie romantique  opposant création et vie quotidienne, et aux séquelles de l’esthétisme d’un Mallarmé dans la littérature française contemporaine, qui m’ont beaucoup intéressé. Tzvetan est un honnête homme, dans la meilleure acception du terme, et j’y ai repensé le lendemain en visitant la superbe exposition consacrée aux Lumières, à la Bibliothèque nationale, dont il est le commissaire.
    Ensuite il y a eu ce moment hors du temps que nous avons passé chez Monsieur Bonnard, dont la grande exposition actuelle du Musée d’art moderne n’est pourtant    pas du genre que je préfère, s’agissant de ce peintre qui m’est si cher. De fait, il y a là quantité d’immense tableaux alors que je n’en voudrais qu’un à la fois et loin de la foule.
    Or c’est à cela justement que nous convie Alain Cavalier dans le film qu’il a consacré au seul Nu dans la baignoire où Marthe semble reposer dans un sarcophage de lumière violine et mordorée. Nous en avons regardé la vidéo sur grand écran, assis par terre dans la salle bondée, tandis qu’un vieil infirme en chaise roulante maugréait que ce cinéaste, bougeant sans cesse avec sa caméra, ne savait pas filmer; et c’était amusant d’entendre l'impotent ronchon vitupérer pendant qu’Alain Cavalier continuait de caresser du regard le corps de la jeune fille et de détailler, de sa voix toute douce, la pluie d’or se répandant sur le visage à peine visible ou l’échappée qu’ouvre le rectangle tout bleu de la partie gauche du carrelage, au-dessus de la baignoire débordant des ses limites comme une mer en allée.
    Il va de soi que le filmage, pas plus que la reproduction sur papier, ne rendent l’essentiel de la peinture, et surtout chez Bonnard, qui veut qu’on la hume de tout près et qu’on détaille de l’œil, d’encore plus près, le brasillement de couleurs et sa matière si fine et si dense, si légère aussi, comme de l’écume de salive d’ange...
    Après cet enchantement radieux et mélancolique à la fois, se tasser la cloche chez Francis et finir la soirée au Tennessee en compagnie de Johnny Cash, dans le film Walk the line, ne marquait pas une rupture mais une suite ponctuée de visages et de musiques nous ramenant à cette bonne vie quotidienne que nous aimons nous aussi avec L…
    Jusqu'a ce midi, dans l’affreuse cafétéria du Salon du Livre où j’avais à rencontrer encore le Djiboutien Abdourahman Wabéri, nous restions sous le charme de Bonnard en nous demandant ce qu’il aurait rendu de cet entassement de gens fatigués autour de ces tables hideuses, dans la lumière crue et les couleurs criardes…

    Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, 1936-1938. Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

  • De la cellule psychologique

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    Quand le drame est sous contrôle... 

    Un drame alpin a coûté la vie de six jeunes militaires suisses, la semaine dernière, sur l’arête sommitale de la Jungfrau de laquelle deux cordées se sont abîmées dans la face de quelque mille mètres. Or, dès l’annonce de l’accident à la télévision, la digne présentatrice à l’air catastrophé de circonstance a cru rassurer la multitude en annonçant qu’une cellule psychologique avait aussitôt été mise sur pied pour soutenir le moral des survivants.
    Dieu sait que je ne suis pas insensible aux traumatismes divers et autres chocs subis par mes semblables, mais cette histoire de cellule psychologique me dérange et me fâche de plus en plus. Que cela signifie-t-il ? Pourquoi cette annonce systématique ? Quel simulacre de compassion et d’apaisement, pour évacuer quoi ?
    J’ai vécu moi-même un tel drame : j’ai appris, un splendide matin d’août 1985, que mon meilleur ami s’était fracassé dans une face nord au terme d’une course que nous étions supposés faire ensemble et à laquelle je n’avais pu participer, j’ai vécu la douleur insensée de sa moitié et de ses enfants, et voici vingt ans que j’évalue les conséquences catastrophiques d’un probable infime geste inapproprié (comme on dit aussi dans la novlangue des médias) sur une pente de glace à près de quatre mille mètres, et je m’interroge sur ce qu’aurait représenté, ce matin-là, le concours d’une cellule psychologique…
    On me dira que cette nouvelle institution marque un progrès dans l’assistance aux victimes. Tant mieux. Mais en ce qui me concerne, je n’en reste pas moins sceptique sur l’utilité et l’opportunité du Geste du Spécialiste à ce moment-là, surtout je me demande si cette utilité n’est pas essentiellement de garantir à la Société que le drame est « sous contrôle » du Spécialiste, en d’autres termes : qu’on peut continuer de s’en foutre du moment que la cellule psychologique « assure », comme on dit…

  • ISSUE DE SECOURS

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    Dans le TGV, ce 26 septembre. – En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano, aussitôt je suis touché de retrouver une voix, à la fois une respiration et comme un murmure, une musique qui me ramène certaine matinée de printemps du coté de la rue Legendre, dans ce que Modiano appelle l’« arrière-pays » de Paris, ou rue Pascal une après-midi d’automne, où je rejoignais mon hôtel miteux à rideaux de velours de théâtre pour y poursuivre la lecture des Palmiers sauvages de Faulkner, rue Fontaine que je descendais à point d’heures après une soirée chez Alain Gerber ou de l’autre côté de la Butte où le roman se perd aussi, enfin partout où, loin des lieux « à visiter », l’on se trouve dans ces zones neutres, comme les appelle aussi Modiano, qui diffusent cette espèce de musique, sous un ciel blanc, que jamais je n’ai entendue telle chez aucun autre auteur.
    Une fois de plus je suis entré dans un livre de ce romancier avec le sentiment de me retrouver dans un univers intime et vaguement inquiétant, comme un refuge cerné d’ombre aux personnages un peu tremblés, ou floutés comme on dit aujourd’hui, quelque part entre les somnambules hyperréels de Simenon et les rêveurs apparement plus chics encanaillés de Sagan.
    Modiano entre Simenon et Sagan : je n’y avais jamais songé, mais cela me vient à l’instant de déchiffrer ici, sur la vitre du TGV Lyria de Lausanne à Paris, l’inscription : ISSUE DE SECOURS, et du coup je songe à Monsieur Monde, à des figures pressées s’en allant sous de merveilleux nuages comme il n’y en a qu’à Paris, ou à la même façon de fuir de Louki, dans ce dernier livre de Modiano, qui fleure elle aussi Paris avec son mélange de délicatesse et d’équivoque, son côté peuple et son aristocratie naturelle.
    Le monde de Modiano, comme celui de Simenon ou celui de Sagan, est tellement typé, par l’atmosphère qu’il diffuse et vaporise (le mot est de l’écrivain lui-même), qu’on pourrait conclure au cliché en lisant mal : Modiano « fait du Modiano », comme d’aucuns disent que « du Tchékhov » se réduit à une mélancolie décadente de villes d’eaux, ce qui est non seulement un cliché mais tout faux, car le vrai Tchékhov est à la fois plus noir et plus tonique, plus foisonnant et plus virulent que maints auteurs apparemment plus « réalistes », et de même les romans de Modiano sont-ils plus vivants et vibrants qu’il n’y paraît de prime abord, non réductibles en tout cas au cliché de la nostalgie, et pire: de la nostalgie rétro.
    En quoi cette vitre est-elle une ISSUE DE SECOURS ? Je me le demande. Est-elle la seule cassable de la rame ? Je l’ignore. En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue, que Modiao situe dans le quartier de l’Odéon, je me rappelle un matin de soleil, en mai 68, au café Condé qui n’existe pas mais dont je me souviens néanmoins très bien. Il y avait là Jean Babilée le danseur et Arthur Adamov, une jeune femme qui se tenait à l’écart et un étudiant qui était peut-être Modiano, d’autres encore et la tenancière française au nom algérien - surtout je me rappelle ce rayon de soleil gris dans lequel nous avions l’air d’avoir tous le même âge des anges des bars du ciel, et je me dis alors que si j’écris un papier sur ce tendre et beau livre je l’intitulerai Au Café des années bohèmes
    Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p.

  • Le grain de Millet

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    Deux livres nouveaux, entre aigreur et saveur.

    Romancier reconnu mais posant à l’incompris, styliste impeccable jusqu’à l’affectation, essayiste ombrageux aux prises de position de plus en radicales dans leur catastrophisme, éditeur enfin qui accompagna (notamment) Jonathan Littell et ses Bienveillantes, Richard Millet vient de publier deux ouvrages illustrant à la fois ses hautes qualités d’écrivain et sa discutable dérive dans un négativisme teigneux dont lui seul, estime-t-il, ressort blanc comme le chevalier de l’immaculée lessive.

    S’il y a du bon à prendre dans les observations de son Désenchantement de la littérature, à propos de la dégradation de la langue en général, sous l’effet du « langage mortifère de la communication », et du déclin de la littérature actuelle en particulier, force est de s’inscrire en faux contre son manque total de nuances (cela même qui fait le sel de toute littérature vivante) et de générosité.

    Egaré dans ses vaticinations idéologiques de pseudo-prophète, Richard Millet nous revient en beauté avec L’Orient désert, récit de voyage spirituel non moins qu’érotique d’un homme blessé, aux sources chrétiennes du Liban meurtri de son enfance, et jusqu’en Cilicie où le poigne la nostalgie de son baptême «dans une petite église de granit à clocher-mur, au plus haut d’un village de Corrèze », pays de ses romans, et qui écrit enfin: « On ne peut que se taire, dans une manière d’innocence »…   

     

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    Richard Millet. Désenchantement de la littérature. Gallimard, 66p. L’Orient désert. Mercure de France, 223p.          

     

  • Un amour de livre

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    Lyonel Trouillot côté coeur

    Prosateur brassant la vie à pleines mains, écrivain notoirement engagé contre les avatars successifs de la dictature haïtienne, Lyonel Trouillot ne s’est jamais épanché en matière de sentiments, sauf ici et là, et qu’on ne s’attende pas non plus à une confession donjuanesque dans ce nouveau livre.

    Rien en effet de « conquérant » dans l’histoire émouvante et sans fioritures de l’écrivain repérant, à un colloque littéraire, une jeune fille qui va devenir, sans d’ailleurs s’en rendre compte, sa muse de quelques jours. « Sur les chemins étranges de l’amour », il remonte alors trente ans plus tôt à Port-au-Prince, entre tel bordel et telle pension qu’il hantait, lui l’Ecrivain, avec trois personnages  revivant ici sous les traits de Raoul, l’Etranger et l’Historien. Entre la déglingue alcoolique de celui-ci, l’Etranger ne rêvant que de partance et Raoul le militant solidaire, l’Ecrivain retrouve un creuset d’apprentissage de l’amour et du malheur, où apparaît également une Marguerite d’une inoubliable présence, libre et sensuelle en dépit de tout ce qu’elle a subi.

    L’amour ressuscité est ainsi mêlé de désir, toujours incandescent, mais aussi de chaleur et de partage amical entre quelques destins ressaisis avec autant de vigueur que de pénétrante sensibilité.

    af026f373a48e86efb14bc573792d49c.jpgLyonel Trouillot. L’amour avant que j’oublie. Actes Sud, 182p.

  • De radieuses condoléances

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    Entretien avec Frank Oz, à propos de Joyeuses funérailles

    Promis-juré : nous ne poserions aucune question à Frank Oz sur le Muppet Show, ni sur La Guerre des étoiles. Telle était en tout cas son désir avant notre entrevue. Celle-ci ne devait pas pour autant nous confronter à un despote capricieux, bien au contraire : sous le traits d’un grand barbu poivre et sel au flegme très british et à la simplicité cordiale, le réalisateur de Joyeuses funérailles n’aura formulé cette requête que par souci de mieux se concentrer sur l’objet de la rencontre : son joyau noir. Or chacun le sait : rien de plus sérieux que l’humour…
    - Quelle est l’origine de Joyeuses funérailles ?
    - Le script m’en a été proposé par une amie engagée dans la production, et tout de suite j’ai ri comme rarement à la seule lecture. L’auteur, Dean Craig, est un observateur redoutable sous ses airs de garçon timide, et cette petite histoire à la fois drôle, percutante et pleine d’humanité correspondait parfaitement à mon désir de réaliser un film intimiste à « petit » budget, disons 10 millions de dollars plutôt que 100 millions, où je pourrais faire ce que je voulais sans trop de pression. Pas un instant je n’ai pensé en termes de thèmes « actuels » à traiter, à savoir la déglingue d’une famille de grande bourgeoisie, la mort ou la transgression sexuelle : je voyais d’abord une charmante histoire vécue par une série de personnages hauts en couleurs, où les acteurs joueraient un rôle essentiel.
    - Comment avez-vous choisi ceux-ci, et comment avez-vous travaillé avec eux ?
    - J’ai consacré un mois à des auditions personnelles à Londres, qui m’ont permis de rencontrer une quantité de comédiens de grand talent, puis j’ai eu la chance de trouver ceux qui convenaient précisément aux personnages de l’histoire. Comme il ne s’agit pas d’une comédie à l’américaine mais d’une farce, un genre assez peu pratiqué de nos jours et qui exige beaucoup plus de tact qu’on ne croirait, je leur ai recommandé de ne pas chercher à faire rire mais de jouer leur personnage en toute honnêteté. En principe, notre budget nous interdisait les stars à 20 millions pièce, mais vous savez ce qu’est le cinéma : il lui faut malgré tout des « noms ». C’est pourquoi j’ai proposé un rôle à Peter Dinklage, alors même qu’il n’y avait pas de rôle de nain dans le script. Faire de l’amant du défunt un nain ne signifiait pas pour moi « charger » le personnage, au contraire : je savais que Peter, que j’ai toujours admiré, donnerait au personnage cette aura de dignité et de tendresse qui crève l’écran.
    - Etes-vous resté fidèle au script ?
    7c987244e4eca2a5cc97c85203476084.jpg- Certainement pas : nous avons beaucoup improvisé avec les acteurs, mais toujours en complicité avec l’auteur. Si je reste le patron, car il faut une transposition des mots en termes de cinéma, je crois que chacun, de l’écrivain aux acteurs, a beaucoup à m’apporter. Dans son rôle si délicat, toujours au bord du burlesque, Alan Tudyk m’a ainsi fait des quantités de propositions improvisées dont j’ai beaucoup retenu. En revanche, certaines improvisations ont tourné court parce qu’elles ne me semblaient pas « honnêtes » par rapport à l’histoire.
    - Celle-ci est-elle propre à l’Angleterre, et y a-t-il selon vous un humour typiquement anglais ?
    - Je ne le sens pas. Il y a un « accent » dans les façons de rire, et l’humour des peuples dépend évidemment de leur histoire et de leur psychologie particulières, mais je crois que l’humour, comme l’émotion, est un phénomène universel. Cette histoire ne me semble pas propre à l’Angleterre mais plutôt à la meilleure société bourgeoise. Les convenances se verrouillent dans la mesure où l’on a quelque chose à perdre, et c’est dans la « haute » que le théâtre social est le plus masqué. D’où le caractère explosif du secret lié aux mœurs du père. Pensez : un pater familas qui se travestit et se fait sauter par un nain. (Rires)
    51f3931d1aeb89e52243c5de18ca3b26.jpg- N’est-ce pas délicat de rire de la mort ?
    - C’est moins délicat que d’en parler, dans une société qui tend de plus en plus à évacuer la chose, comme si les progrès de la technologie nous avaient d’ores et déjà rendus immortels. De fait, il y a une certaine inconvenance à mourir dans ce monde-là (Rires). Mais ce que j’aime beaucoup dans cette histoire, c’est que le rire ne se borne jamais à une moquerie. On ne se moque pas plus du nain que de l’hypocondriaque, du gay ou du prêtre obsédé par l’horaire. On ne quitte pas l’humanité. Et le plaidoyer final du fils, qui devient alors aussi bon écrivain que son brillant frangin romancier à succès, dans l’ombre duquel il rongeait son frein, est une magnifique leçon d’humanité. Ou du moins c’est ce que j’aimerais faire passer…

    La bonté sous l’extravagance
    Le conformisme social très étroitement corseté à l’anglaise a toujours disposé de soupapes de décompression, dont celle de l’humour.
    Un premier éclat de rire ponctue la première séquence de Joyeuses funérailles, après l’arrivée du corbillard dans la somptueuse demeure du défunt, lorsque son fils découvre que les employés se sont trompés de macchabée. Ensuite, c’est la prise malencontreuse d’une drogue hallucinogène, gardée dans un flacon de Valium, qui va transformer l’un des convives de l’enterrement en hurluberlu délirant. Enfin, l’arrivée d’un nain maître-chanteur qui vient réclamer son dû à la famille sous peine de révéler la nature de ses relations avec le très respectable gentleman, achève de transformer la cérémonie en folle sarabande menée à fond de train sur une aigrelette musiquette.
    La farce frôle souvent le grotesque, mais c’est avec maestria que Frank Oz la conduit jusqu’à sa conclusion aussi inattendue qu’émouvante : lorsque le fils, par delà le scandale, évoque la bonté de son père et en appelle à la compréhension de tous. Mon père était peut-être gay à ses heures, mais quel chic papa ce fut ! Plus moral tu meurs…
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    Frank Oz en dates

    1944
    Naissance à Hereford, Angleterre, le 25 mai. Il a cinq ans lorsque ses parents déménagent en Californie.
    1969 Dès cette date, participe à 75 films en qualité de marionnetiste-acteur avec Jim Hanson, sur les séries du Muppet Show et de 1 Rue Sesame. Prête sa voix à Miss Piggy, entre beaucoup d’autres, et au Yoda de La guerre des étoiles. Egalement acteur dans plusieurs films de John Landis.
    1982 Se lance dans la réalisation avec le film fantastique Dark Crystal. Grand Prix à Avoriaz.
    1986 Réalise la comédie musicale La petite boutique des horreurs.
    2001 Signe The Score avec Robert de Niro et Marlon Brando, après In and Out (1997) et Bowfinger, roi d’Hollywood (1999)

    Cet entretien est paru dans le supplément Week-End de l'édition de 24Heures du 13 septembre 2007. 

  • Chineur de beauté

    Les Bâtons de randonnées d’Yves Leclair

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    Passant d’une saison à l’autre au rythme des lunaisons, ce petit livre, à tenir près de soi ou à emporter, offre, au promeneur « autour de sa chambre » ou à l’arpenteur des sentes buissonnières, un viatique substantiel où savoir et saveur se combinent à tout moment. Douze chapitres modulent autant de « ragas », dans la tradition musicale indienne dont chaque séquence correspond à un sentiment ou un moment particuliers, amorcés ici par tel haïku de Taigi  au premier jour de l’an : « On les balaie/puis on les laisse/les feuilles mortes »…

    Yves Leclair, dont on a déjà compulsé le mémorable Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2005), est à la fois poète vagabond et grappilleur de pensées, merveilleusement présent au fil de son « inagenda » qui revendique « un bon emploi du temps perdu » en quête de tout l’extra-ordinaire que recèle l’ « ordinaire » des jours. 

    « En guise d’expérience intérieure, je hume, en passant des relents de soupe à la porte d’une maison : vapeurs de poireaux, de pommes de terre. L’esprit chaud des légumes, leurs senteurs, leurs sentiments m’émeuvent, sont mes bâtons d’encens ». Telle est sa « Chine pyrénéenne » à laquelle rien de ce qui est divinement humain n’est étranger.   

    Yves Leclair. Bâtons de randonnées. La Table Ronde, 158p.

  • Le Cheveu de Vénus

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    Le Cheveu de Vénus, lecture annotée

    - Cela commence par cette phrase : « Darius et Parysatis avaient deux fils. L’aîné s’appelait Artaxerxès et le cadet Cyrus. »
    - Puis cela bifurque aussitôt dans un centre de tri de requérants d’asile, à Zurich, où le narrateur est interprète – drogman.
    - Un premier requérant se pointe.
    - Qui dit avoir seize ans et avoir été violé.
    - Le drogman lit l’Anabase de Xénophon..
    - Apparaît Peter Fischer, dit « le maître des destinées »
    - Puis c’est un autre requérant. Qui a tout perdu dans le feu et sous les balles des Tchétchènes.
    - On lui demande pourquoi il est là.
    - Peter est passionné de pêche.
    - Le drogman écrit à un certain Nabuchodonosaure.
    - On présume que c’est un enfant qu’il appelle l’empereur.
    - Le drogman décrit son propre empire, « au nord des Hellènes ».
    - Evoque son travail au bureau des réfugiés du ministère de la Défense du Paradis.
    - Evoque ensuite la personnalité de Peter, qui ne croit aucun témoignage.
    - Evoque un Daphnis réfugié.
    - Qui raconte sa vie terrible.
    - Mais qu’on a déjà pisté dans son parcours d’affabulateur.
    - Avant Peter, Sabine était la responsable du bureau. Qui avait plutôt tendance à croire tous les requérants.
    - Un requérant raconte son parcours du Kazakhstan, où il s’est opposé à un trafic avant de se trouver menacé de mort. D’o ?u sa fuite.
    - Celui qui a contracté le sida au cours d’une perfusion.
    - Celui qui raconte l’histoire de Dracula.
    - Le prince qui, pour sauver ses sujets de la misère, les fait brûler vifs.
    - Nouvelle lettre à Nabucho. Le drogman lui raconte comment il ramène chez lui toute la misère du monde.
    - Plutôt que de discerner la vérité, il se borne à repérer le mensonge.
    - Comme il arrondit ses fins de mois à la police, il retrouve souvent ses « clients » admis au poste.
    - « Oui, biens sûr, les gens ne sont pas ce qu’ils disent, mais leurs histoires, leurs histoires elle sont vraies ».
    - On sent sa lassitude et son désarroi.
    - Il retrouve le récit de Cyrus pour se détendre.
    - La narration est d’une remarquable densité poétique et humoristique, du côté de Nabokov.
    - Le drogman, le matin, se réveille en nage : il a rêvé de Galpetra, sa prof de lycée Galina Petrovna.
    - Se rappelle une excursion à Ostankino.
    - Sa terreur enfantine à ce souvenir de la dame.
    - Dont lui dit alors qu’elle, la vieille fille revêche, était enceinte.
    - Visitent le Musées d’art des serfs.
    - Evoque son studio dans un immeuble plein de vieux.
    - Il loge au rez, où des objets tombent du ciel.
    - Se pointe chez une vieille et malodorante Frau Eggli, pour lui rendre un paquet de bulletins de vote. Elle le rembarre.
    - La femme du drogman est partie avec un autre et vit avec son fils, dont on conclut que c’est Nabuchodonosaure.
    - Suit une question en forme de réponse, de 13 pages, qui décrit la trajectoire du garde du corps d’un journaliste de la télévision dont la voiture a explosé avec lui et son amie.
    - Le journaliste avait mis la main sur une mallette contenant « le mal ».
    - Les soupçons se portent sur le garde du corps.
    - Qui se fait un devoir d’enquêter lui-même et de récupérer la mallette.
    - Le drogman devient le « romancier » de cette story policière.
    - C’est lui raconte en « vous ».
    - Les histoires abracadabrantes s’imbriquent les unes dans les autres, avec celle de l’ex-femme consultant une voyante et d’une chasse à l’homme finissant dans une thurne semblable à celle de la logeuse de Crime et châtiment…
    - Dans la foulée apparaît M. Vent de Chesterton et les Sadducéens, le Roudin de Tourgueniev et les derniers flashes de l’actualité.
    - De l’importance de la comptine et de la tradition russe du « skaz ».
    - Or relançant le récit du garde du corps, le drogman remonte au passé de celui-ci soldat en Afghanistan.
    - La génération des « gars de plomb ».
    - Le requérant raconte « son » premier mort, un garçon de 12 ans qui avait déjà tué 9 Russes.
    - Raconte ensuite sa reconversion en milicien.
    - Histoire de Lena. Histoire du paternel, son boss.
    - Raconte combien « là-bas », dans le camp où il a croupi, la parole, les mots ont compté pour lui.
    - La comptine comme fil conducteur de la vie même.
    - Histoire des petits nègres.
    - Raconte comment on a voulu faire de lui un mouchard.
    - Et comment il a refusé ; comment il en a été puni. Mais ce récit horrible, c’est le drogman qui le donne à sa place.
    - Raconte ses deux tentatives de suicide (73-75)
    - Au retour du camp, il aimerait offrir un voyage en Egypte à sa mère. Qui refuse.
    - Evoque « sa Tania ».
    - La femme de sa vie. Qui a déjà un môme d’un autre, suite à un viol.
    - C’est le drogman encore qui raconte le calvaire de Tania.
    - Evoque le deuxième enfant de Tania, mort dans son ventre.
    - Et la vie qui continue.
    - Le drogman revient à Cyrus.
    - Puis évoque sa vie de jeune écrivain, prof auquel on propose une biographie d’une chanteuse célèbre.
    - Il touche un pactole : 300 dollars. Mais la vieille meurt. Et la maison d’édition capote.
    - Puis c’est une vieille dame qui parle.
    - Fille de médecin au début du XXe siècle.
    - Raconte son enfance dans la Russie proche, là encore, de celle de Nabokov.
    - Rumeurs de révolution et premiers pogroms.
    - Très belles pages.
    - Puis on en revient au monde actuel.
    - Introduction du thème du Mlyvo, le « monde d’en bas » qu’on présume un monde parallèle, probablement des morts ou des ombres immortelles, dans la mythologie sibérienne (cf. Le Rameau d’or de Frazer).
    - On retrouve le personnage de Daphnis, actualisé.
    - Le drogman : « Nous devons aller de l’autre côté du temps ».
    - Histoire (sordide) de Tatiana et du directeur adjoint. (120).
    - Le drogman revient à Cyrus. Sur le cham de bataille.
    - Et son interlocuteur poursuit avec le récit de Daphnis, employé dans une boucherie industrielle.
    - Histoire de Lycenion la femme-chèvre.
    - Thème récurrent des Orotches et des Toungouses.
    - Maintenant Chloé est coiffeuse.
    - Mais quand Daphnis rejoint enfin Chloé, elle est déjà « en mains ».
    - Les récits se ramifient à n’en plus finir, parfois au risque de perdre le lecteur. Mais la narration est magistralement tenue, et l’on comprend qu’on comprendra plus tard ce qui nous échappe…
    - A la profusion de la vie s’oppose la mise en ordre du récit, sous ses multiples formes.
    - L’histoire de Daphnis et Chloé recyclée nous a emmenés très loin dans l’hier-aujourd’hui, alors que la mort de Cyrus nous ramène au jadis-actuel de l’écrit.
    - Le drogman raconte la mort de Cyrus et la punition de Mithridate.
    - Puis reprend le récit de l’adolescente lumineuse de Rostov.
    - Histoire de la lettre d’amour de la vilaine surveillante. Histoires de lycée. Souvenirs lumineux.
    - Le prof de dessin et la prof de français très aimée.
    - Amours de jeunes filles. (140)
    - Elles en pincent pour l’aviateur Kouznetsov.
    - Son frère Sacha se moque de leurs amours de jouvencelles.
    - On idolâtre la chanteuse d’opérette Anastasia Vialtseva.
    - Une tante évoque la communauté du Monte Verità, à Locarno.
    - On lit le journal de Marie Bashkirtseff.
    - Tante Olia décrie le puritanisme chrétien.
    - La petite est fascinée par cette extravagante fauteuse d’idées nouvelles. (p.150)
    - Nouvelle lettre à Nabucho.
    - Lui parle de Galpetra.
    - Que personne n’aimait.
    - Une admiratrice de Janusz Korczak.
    - Qui peste quand on lui déclare qu’il était Juif.
    - Le drogman écrit de Rome.
    - Loge à l’Institut suisse de la Via Ludovisi.
    - Se rappelle son premier séjour avec Iseult.
    - Belle évocation de la « Rome des corps ».
    - On devine qu’il lit Plutarque.
    - Les papillons de nuit romains.
    - De la cruauté respective des Romains et des Daces.
    - Le drogman se rappelle Tristan.
    - Le premier compagnon d’Iseult, mort accidentellement.
    - Il a lu le journal intime d’Iseult, qui s’adresse à Tristan…
    - La jalousie le gagne.
    - A Rome où tout est copie d’antique, il se sent copie.
    - Va s’efforcer d’arracher Iseult à Tristan. En vain.
    - Voudrait lui révéler du neuf sur Rome.
    - Mais elle a mal aux pieds.
    - Sur quoi l’on revient à Rostov, en 1914,
    - La jeune fille est en quête du « véritable amour ».
    - Se reproche d’être vilaine, et d’avoir de vilaines mains.
    - Mais elle fond dès qu’un garçon la remarque.
    - Elle en pince pour Genia.
    - Qui l’embrasse.
    - Ses parents ne se parlent plus.
    - Elle s’identifie à Marie Bashkirtsev.
    - Le temps se déploie.
    - Le drogman reprend son récit.
    - Il continue de violer le secret d’Iseult.
    - Nouvelle lettre à Nabucho.
    - « Ce gens de lettre met du temps, surtout si on ne l’envoie pas »…
    - Iseult fête chaque année la mort de Tristan avec des amis.
    - Lors de l’invitation, un type provoque le drogman.
    - Lui demande ce que ça fait d’être Russe au lieu d’être Tchétchène ou Suisse.
    - Le drogman parle d’une vidéo tchétchène qu’il ne peut pas montrer.
    - Le type le presse de la montrer. Et les autres aussi.
    - Il la montre. Iseult quitte la pièce. Et les autres la suivent, sauf le type.
    - La vidéo est une suite de scènes atroces, dont les Russes sont les victimes.
    - Après le départ des invités Iseult lui dit : « Je te hais »…
    - Reprise du journal de la jeune fille.
    - Qui n’est plus amoureuse de Genia, mais d’Alexeï.
    - Puis d’Aliocha. Qui l’entraine dans une troupe de théâtre.
    - Elle rêve plutôt d’être cantatrice.
    - Mais elle accepte de jouer.
    - En septembre 1915, ils montent le Revizor de Gogol.
    - Travaillent avec Kostrov, qui a travaillé au Théâtre d’Art.
    - Dit sa mère qu’elle veut devenir actrice.
    - Sa mère l’humilie en invoquant son physique.
    - Novembre 1915, Aliocha va partir au front.
    - Le portable du drogman sonne au milieu d’une phrase de la lycéenne…
    - C’est un Herr Baumann qui l’appelle depuis Zurich.
    - Qui requiert ses services d’interprète.
    - Pour annoncer à un jeune Russe que son frère est mort.
    - Le drogman traduit.
    - Et le type dit : merci, comme si de rien n’était. Rend bien l’insensibilité du fonctionnaire suisse typique…
    - La fin de la phrase de la lycéenne vient alors.
    - On comprend que c’est le drogman qui en écrit la story.
    - La veille du départ d’Aliocha, la jeune fille s’offre à lui.
    - Mais « ça » ne marche pas.
    - Elle est tout angoissée.
    - Aliocha lui raconte le front et lui dit son amour.
    - La guerre « pas si terrible » (p.212)
    - Le journal alterne les lettres d’Aliocha (récits de guerre) et les notes de la jeune fille.
    - Reprise des interrogatoires.
    - Un récit qui pastiche la légende de saint Macaire.
    - La parole « biblique » répond au formalisme helvétique.
    - Le requérant évoque l’armée en Tchétchénie.
    - Le bleu confronté aux durs à cuire, dirigés par Le Gris.
    - La création du monde selon le Gris (p.228-229)
    - De l’univers contenu dans un crachat.
    - Entre Question et Réponse, les rôles varient.
    - Ce qui reste de chaque témoignage : cela qui compte.
    - Que l’homme est fait d’aussi peu de fer que 5 petits clous.
    - Suite des souvenirs d’Anatoli le soldat.
    - Comment le Gris a été tué.
    - Question interroge Réponse sur ses crimes de guerre.
    - Question prétexte le fait que le pardon ne se fera pas sans parole.
    - Réponse raconte la fuite du déserteur.
    - Son récit recoupe celui d’Enoch.
    - Comment Dieu a fait le monde pour être aimé.
    - Le déserteur va-t-il devenir un nouveau Jonas.
    - Niet : on est déjà tous dans la baleine.
    - Mais Réponse raconte encore Ninive.
    - Puis on retrouve la lycéenne de Rostov.
    - Un mois après la mort d’Aliocha.
    - On apprend qu’elle s’appelle Bella.
    - C’est donc la Bella Dimitrievna dont le drogman était censé écrire la bio : tout se remet en place.
    - Elle est félicite par un vieil acteur moscovite célèbre de passage.
    - Il lui donne ce qu’Aliocha n’a pas su.
    - Elle s’en veut et s’en félicite.
    - La chronique de Xénophon recoupe celle des Tchétchènes.
    - Déploie la liste des victimes du massacre de Khaïbak.
    - Le journal de Bella reprend en 1919.
    - Elle joue pour le service de propagande des Blancs.
    - Se mêle au milieu théâtral et littéraire.
    - Son ami Pavel fait des reportages photo sur la guerre civile.
    - Pavel est très amoureux mais elle ne l’est pas.
    - Horreurs de la guerre civile.
    - Août 1919. Belle retrouve son père.
    - Se rappelle la mort de son frère Sacha.
    - Le malentendu avec Pavel persiste.
    - Son père affirme que la Russie est juste bonne pour être une colonie de l’Allemagne, et que les Russes s’entre-égorgeront entre eux.
    - Elle assiste à la pendaison d’un jeune Rouge.
    - Retour au drogman.
    - Qui lit des vies de saints…
    - Se trouve en vacances avec Iseult et son fils à Massa Lubrense, du côté de Capri.
    - Se sont donné une dernière chance.
    - Et décident de se quitter.
    - Le drogman erre la nuit en se demandant comment les gens font pour vivre ensemble.
    - Bella reprend son journal en 1924.
    - Ecrit pour un certain Serioja.
    - Se trouve à Pétersbourg.
    - L’année 24 est supposée être l’année de Vénus.
    - Cette année-là, les journaux russes ne parlent que de vols et de meurtres… (p.300)
    - Se demande ce qu’elle fait sur scène.
    - Elle aime rendre les gens heureux « pour un soir ».
    - Craint pour sa voix. Son médecin lui prescrit le silence.
    - Souffre d’être séparée de Sérioja.
    - Adulée et seule.
    - Raconte comment on sort des « années terribles ».
    - Evoque les pieds des mendiants dans la rue. Une femme sensible et malheureuse.
    - Dont le journal n’est plus daté.
    - Son administrateur Iossip Epstein la demande en mariage.
    - JAMAIS lui répond-elle par écrit.
    - Elle se rappelle les pantoufles de la femme de Sérioja.
    - Comme un reproche muet à l’Artiste…
    - L’histoire de Bella recoupe celle du drogman, par contraste.
    - Car Sérioja reste avec sa femme à cause de son fils.
    - Alors que le drogman quitte la sienne malgré son fils.
    - On retrouve le drogman dans une prison, avec une avocate.
    - Celle-ci rêve de traverser la Sibérie.
    - Le type de l’oie blanche suisse.
    - Le détenu la provoque.
    - La traduction ajoute du sel à la scène (p.320-323)
    - Le détenu se montre grossier : dit qu’il n’aspire qu’à baiser l’avocate.
    - Laquelle appelle le gardien.
    - Après la sortie de la prison, il essaie de la rassurer.
    - Sur quoi le jeu entre Question et Réponse reprend.
    - Un homme et une femme.
    - Elle raconte les amants de sa mère.
    - Affreuse histoire de la petite Sacha (327).
    - Histoire du pull qu’on enfile à l’envers pour revenir à de bonnes dispositions.
    - Question rappelle l’épisode des noyaux de cerises qu’ils ont craché ensemble à lafigure du soldat de plâtre. Episode « mémorable » d’une liaison.
    - Réponse évoque l’effroi que lui inspirait son corps avant qu’elle ne rencontre Question.
    - Question évoque le jeune père langeant son petit garçon sur un piano.
    - Réponse évoque le « poids des âme » et ce qui fait la substance « dernière » de la vie, pollen ou « Dieu ».
    - Comme un dialogue entre Animus et Anima sur l’amour.
    - Réponse : « Nous aussi, nous ne sommes que l’ombre de quelqu’un que nous ne pouvons ni voir, ni entendre, ni concevoir. Notre corps n’est que l’ombre de notre autre vraie existence, tiens, touche mon genou ¨ »
    - « L’amour, c’est un mille-pattes spécial, grand comme Dieu, las comme un voyageur en quête d’un refuge et omniprésent comme le pollen».
    - La princesse-grenouille travaille au vivarium de l’université, au milieu des souris et des odeurs et des chiens.
    - « Et c’était cela la vraie beauté : l’odeur du foin qui piquait, les aboiements jusqu’au ciel, toi pour la première fois en moi et la douleur, le sang et la joie ».
    - Parfums entêtants d’un premier amour.
    - Scène du nombril masqué (p.330).
    - L’amour qui serait à la fois le premier et le dernier.
    - Du premier amour qui survit à travers les suivants.
    - L’homme qui se retrouve un instant dans la peau de son père.
    - La merveilleuse liberté de revenir sur les lieux où l’on a été heureux.
    - On revient à Bella en janvier 1926.
    - A Paris, avec Iossip. Où tout est palais, jusqu’aux grands magasins.
    - « Les vitrines de cravates sont de vrais jardins ».
    - Songe à son « petit pois ». La vie en elle.
    - Décrits les mondaines soviétiques de Paris.
    - L’Artiste et les potiches.
    - Compare la chanson française (Mistinguett, Maurice Chevalier, Joséphine Baker) et la romance russe si grave.
    - S’ennuie au Louvre. Rêve de Moscou.
    - Son « petit papa » lire penseur qui prie en cachette pour son enfant.
    - Se rappelle le temps de la révolution. Sinistre vision.
    - Le train de Noël 1919 au sapin de fortune.
    - L’imprésario qui l’adule pour la sauter.
    - On switche sur la Fuite en Egypte.
    - Et Samuel Morse l’inventeur de l’alphabet pour « nommer l’indicible »…
    - Dévie sur l’histoire de l’âne. Comment « les oreilles remuent l’âne »…
    - Délire lyrique contrôlé tout à fait magnifique (pp. 372-385)
    - Comme un rêve fou. Superbe traduction itou.
    - Quelque part entre Boulgakov et Lobo Antunes.
    - « L’homme sourit dans son sommeil ».
    - Puis on retrouve Bella.
    - Qui roule maintenant en Chrysler dorée comme les huiles du Gouvernement.
    - On devine qu’elle a perdu son enfant.
    - Rêve de son père.
    - Souffre toujours et encore malgré la gloire. « On ne peut jouir véritablement de la vie que si on a connu la souffrance ».
    - Quelque chose de balzacien dans le personnage. La femme-saga sentimentale et indestructible.
    - Se rappelle le visage de l’ado dans le wagon-prison tandis qu’elle faisait bombance.
    - Episode de Nicolas le mouillé.
    - Elle a voulu adopter un orphelin.
    - Enfin on retrouve Galpétra à Rome.
    - Comme dans un rêve.
    - Un autre type de femme. L’instite universelle version russe soviétique.
    - Le drogman se demande pourquoi les enfants la haïssaient tant alors qu’elle les aimait tant « au fond »,
    - Elle plaide pour qu’on aime malgré tout ce « monde filouté ».
    - « La vie est partout ».
    - Evoque la résurrection des choses.
    - Superbe détour par les fresques de Luca Signorelli dans le Dôme d’Orvieto, non loin des putes noires.
    - Magnifique pages lyriques et délirantes sur les bords (pp.418-421)
    - « Il faut aussi ressusciter le rire à l’usine de caoutchouc quand il fallait arrêter la chaîne »…
    - Le premier amour de la petite fille pour le chien de porcelaine.
    - De la magie et de son évanouissement.
    - L’ultime secret : de l’herbe drue.
    - Le cheveu de Vénus.
    - Le dieu de la vie.
    - Elle évoque le « temple des temples » de Rome.
    - On oscille entre Galpétra et Bella dans une grande rêverie-pensée-délire cosmologico-poétique.
    - L’herbe me rappelle celle qui repousse sur la tombe d’Oblomov.
    - Merveille finale de ce grand livre sans pareil aujourd’hui par sa richesse et sa profondeur, sa tendresse et sa mélancolie, sa traversée du Temps à tous les temps de l’humanité multiple, son intelligence et sa beauté.
     Mikaïl Chichkine. Le Cheveu de Vénus. Traduit du russe par Laure Troubetzkoy. Fayard, 444p. 

  • La douleur fonds de commerce ?

     aece03ed639c453c814abe0380bb6794.jpgSuite à la polémique sur Tom est mort

    La polémique assez moche, mais significative,  que vient de susciter en France la parution du dernier roman de Marie Darrieussecq, traitant de la mort d’un enfant, pose au moins trois questions : un écrivain peut-il parler d’un drame qu’il n’a pas vécu ? Et dans ce cas, plagie-t-il en rapportant les observations de ceux qui en ont  été frappés ? Enfin, la douleur ne risque-t-elle pas de devenir un fonds de commerce ?

    Pour mémoire, rappelons que l’écrivaine Camille Laurens, qui a perdu un enfant en très bas âge  (il vécut quelques heures à peine) et en a tiré un récit-exorcisme intitulé Philippe et publié chez P.O.L. en 1995, n’a pas supporté que Marie Darrieussecq, romancière à succès publiant chez le même éditeur, traite « son » thème sans avoir vécu le drame. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation ; de la décrire sous les traits d’un coucou littéraire violant son nid : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…

    Est-ce par opportunisme cynique, comme le déclare Camille Laurens en termes assassins, que Marie Darrieussecq a abordé le thème présumé « porteur » de la mort de Tom ? Et ce roman ne fait-il qu’exploiter ce filon ? Tel n’est pas notre sentiment après lecture. C’est peut-être cruel à constater, mais la romancière « à succès » parvient, dans Tom est mort, mieux que dans Philippe, à nous faire ressentir, sans aucun pathos, tout ce qu’une mère et son conjoint peuvent vivre au lendemain d’un tel drame, ici accidentel et lesté de culpabilité. Si certaines observations, et quelques images, montrent qu’en effet Marie Darrieussecq s’est imprégnée de Philippe, les deux ouvrages sont peu comparables. Ainsi le réquisitoire « criseux » de Camille Laurens retentit-il comme un appel solennel à l’honnêteté qui sent un peu trop la jalousie littéraire.

    Camille Laurens a certes raison en s’inquiétant de ce que la mort d’un enfant devienne aujourd’hui un « thème porteur », comme l’ont été le cancer de Pierre ou le sida de Paul, entre autres drames privés devenus « sujets vendeurs ». Notre société médiatique porte à cette dérive « marketing », mais le contenu d’un livre est à distinguer de son usage commercial momentané, et le péché reproché en l’occurrence à Marie est celui de tout romancier. Tout romancier tend en effet, naturellement, à se couler dans la peau d’autrui. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Et qui s’indignerait du fait que Dostoïevski n’ait pas tué sa logeuse avant d’écrire Crime et châtiment ? Comment ne pas voir aussi que les écrivains se sont toujours abreuvés à mille sources, et que les «greffes» font partie du jardinage littéraire ?

    Quant au droit d’exclusivité sur la douleur revendiqué par Camille Laurens, il ne semble guère plus défendable, qui fait de celui qui souffre un être unique doté d’une sorte de crédit spécial. Dans son dernier roman, Philippe Forest, dont quatre livres reprennent le même thème de la mort de sa fille, lâche cet aveu terrible : « Quand ma fille est morte, j’ai eu le sentiment stupide d’être soudainement devenu invulnérable (…) Je mentirais si je taisais l’ivresse que j’ai tirée de ce néant »…    

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du  11 septembre 2007     

     

  • Avis de tsunami en librairie


    7738ed737391cb821b9345cf567650bc.jpg56b90819df6ce94ff9dfd94cfa41c0dd.jpg59877beb602705ca24f46c91d64360a9.jpgRentrée littéraire française 2007

    ou comment sy' retrouver sous la déferlante...

    Une fois de plus, la rentrée littéraire française touche à la pléthore : 727 nouveaux livres, dont 493 romans francophones. Faut-ils s’en réjouir comme d’un signe de vitalité ? C’est ce que prétendent toujours certains éditeurs bien installés à la tête de leur empire, mais ce ne sont pas leurs livres « stars» qui seront noyés dans la masse. L’an dernier, ainsi, le seul succès public des Bienveillantes, de Jonathan Littell, également consacré par deux grands prix (Académie française et Goncourt) a permis à Gallimard d’assurer sa saison. La course aux prix littéraires d’automne, qui peuvent centupler la vente d’un livre, est d’ailleurs le point de mire de cette concentration des publications sur quelques mois, inconnue dans les autres pays d’Europe.
    Et la qualité là-dedans ? Et le lecteur ?
    Dans l’emballement médiatique qui préside au lancement de certains livres, comme ceux de Mazarine Pingeot ou de Yasmina Reza, après le phénomène Houellebecq de l’an dernier, la qualité compte évidemment moins que le battage. Mais il serait faux de l’exclure. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nombre de bons livres sont noyés dans la masse. Or il arrive, et plus souvent qu’on ne croit, que lesdits bons livres soient sauvés par le bouche à oreille des libraires et des lecteurs. Le meilleur exemple en est L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery, qui a passé le cap des 200.000 exemplaires après avoir été inaperçu lors de la rentrée de 2006.
    D’aucuns prétendent que les livres « stars » aident les autres à survivre. C’est plus que douteux, dans la mesure où les « produits d’appel » bénéficient seuls de prix réduits et monopolisent l’attention. Autant dire que le rôle des « passeurs » est plus important que jamais, qui aident le lecteur à ne pas se noyer à son tour…


    Ainsi, la production éditoriale française donne dans le tir groupé, avec 493 romans francophones sur un total de 727. A défaut d’une révélation comparable à celle des Bienveillantes de Jonathan Littell, l’an dernier, divers « coups » éditoriaux ont déjà été annoncés, à commencer par L’aube le soir ou la nuit, chez Flammarion, où la dramaturge-star Yasmina Reza raconte « son » Sarkozy. Déjà pimenté par une polémique sous prétexte de « plagiat psychique», Tom est mort de Marie Darrieussecq, publié par P.O.L., devrait lui aussi « cartonner » vite fait, de même que le nouveau récit japonisant d’  Amélie Nothomb paru chez Albin Michel sous le titre de Ni d’Eve ni d’Adam. Au rayon messieurs de la célébrité, Philippe Sollers nous revient avec ses mémoires sous le titre d’Un vrai roman, chez Plon, alors que sont annoncés, pour un peu plus tard, de nouveaux livres de Daniel Pennac (Chagrin d’école, chez Gallimard) , Pascal Quignard (La nuit sexuelle, chez Verdier) et Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue, chez Gallimard).
    Dans le peloton des auteurs plus ou moins chevronnés, quatre dames qui n’ont rien de bas-bleus se (re)pointent au portillon : Lydie Salvayre avec Portrait de l’écrivain en animal domestique, au Seuil, où l’on assiste à un jeu entre littérature et pouvoir qui rappelle celui de Reza ; Alina Reyes, au Rocher, dont la Forêt profonde exhale la confession lyrique et virulente d’une amoureuse désespérée errant dans un monde en ruines; Linda Lê, elle aussi très incisive dans In Memoriam, chez Bourgois, où le portrait d’une femme suicidée se trouve retracé post mortem par l’un des deux frères qu’elle a aimés, et la Mauricienne « genevoise » Ananda Devi, accueillie dans la « blanche » de Gallimard avec Indian Tango, beau roman évoquant les tribulations d’une quinquagénaire bousculée entre passé et présent à l’unisson de la ville de Delhi.
    Autre retour en lice d’un « renaudoté » peut-être « goncourtisable », à savoir Philippe Claudel avec Le Rapport de Brodeck, chez Stock, où l’auteur des Ames grises passe de la Première à la Deuxième Guerre mondiale. L’histoire est également revisitée par Antoine Volodine, mais de façon plus follement imaginative, dans les Songes de Mevlido, au Seuil, où le romancier poursuit sa construction d’un univers parallèle poético-politique dans un vrai pavé (461p.). Comme le précédent, Eric Reinhardt, se déploie largement (près de 600 pages) avec Cendrillon, autofiction ambitieuse d’un quidam à transformations.
    bac3f24ad61f8c01f95c994ae587099f.jpgEntre tant d’autres ( !), signalons enfin cinq « outsiders » à recommander : Canapé rouge de Michèle Lesbre, roman intimiste de deux bonnes dames complices, publié par Sabine Wespieser et déjà encensé par les très attentifs libraires français (ceux-là même qui ont consacré L’élégance du hérisson de Muriel Barbery), et le premier roman d’ Alizé Meurisse, Pâle sang bleu, chez Allia, qui nous plonge dans l’univers « djeune »; ou encore, nos propres coups de cœur inconditionnels : La Symphonie du loup, chez Corti, du Roumain lausannois Marius Daniel Popescu, superbe récit autobiographique sur lequel nous reviendrons sous peu ; la chronique fraternelle et très savoureuse de la Résistance française des maquis du Sud-Est, dans le libertaire Insurgés d’ Alain Dugrand, chez Fayard ; et l’admirable roman choral de l’écrivain wallon François Emmanuel, paru au Seuil sous le titre de Regarde la vague et représentant, à nos yeux, l’honneur de la littérature survivante d’émotion et de style dans le bruit du monde…


    Des étrangers frères de « patries imaginaires »
    Les livres qui nous semblent réellement importants, en cette rentrée, nous arrivent le plus souvent des quatre coins du monde, et le premier à nous replonger immédiatement dans le grand souffle de la littérature est un très impressionnant roman du Russe Mikhaïl Chichkine, Le Cheveu de Vénus, dont le narrateur est traducteur au service d’accueil des requérants d’asile, à Zurich, les confessions et autres affabulations qu’il recueille se mêlant à la rumeur du monde et des siècles au gré d’une fiction magistrale.
    a967304594825bbce23d96406377e86f.jpgUn souffle impérieux se dégage aussi de la lecture de Zoli, où l’Américain Colum McCann, auteur des Saisons de la nuit et du Chant du coyote, notamment, se lance dans la chronique épique et émouvante d’une vie de femme recoupant la tragédie européenne, entre les années 30 et nos jours. Trois autres revenants des States se pressent dans la foulée : Jonathan Franzen avec La Zone d’inconfort, à L’Olivier, constituant un autoportrait d’un rejeton de la classe moyenne américaine en apprentissage existentiel dans les seventies ; William T. Vollman, toujours aussi prolixe, dans Central Europe, chez Actes Sud, qui traverse le XXe siècle européen au fil d’une trentaine de récits entremêlés ; et Mark Z. Danielewski, dont on se rappelle l’expérimentale Maison des feuilles, qui remet « ça » dans O Révolutions, chez Denoël.
    Au chapitre des retrouvailles, nous ne ferons que signaler en passant de nouveaux romans de l’Anglaise Doris Lessing (Un enfant de l’amour, chez Flammarion), de l’Américain Norman Mailer (Un château en forêt, biographie romancée d’Hitler, chez Plon), du Canadien Michael Ondaatje (Divisadero, à L’Olivier), de l’Irlandais Joseph O’Connor (Redemption Falls, chez Phébus) , de l’Italien Alessandro Baricco (Cette Histoire-là, chez Gallimard) ainsi que le récit autobiographique attendu de Günter Grass, Pelures d’oignon, au Seuil.
    Nouvelle venue en revanche : voici Marisha Pessl et La Physique des catastrophes, chez Gallimard, évoquant la société de consommation américaine vue par une lycéenne endiablée non moins qu’entichée de son paternel…
    La cour est loin d’être pleine, mais achevons sur l’annonce du vingtième roman traduit de John le Carré (Le chant de la mission, au Seuil) et, en attendant la prochaine déferlante de mars 2008, du déjà fameux Un Homme de Philip Roth, en novembre chez Gallimard…

    Trois Suisses sur Seine

    1461782787aa3cebeadb687b189e5541.jpgJean-François Haas, Dans la gueule de la baleine guerre. Seuil, 374p.
    Le premier roman du Fribourgeois Jean-François Haas a été envoyé aux éditions du Seuil par la poste, selon l’expression consacrée, dont il constitue l’un des titres les plus singuliers de la rentrée, par ailleurs substantielle. Remarquable par son travail de malaxage de la langue, qui ne va pas toujours sans difficulté de lecture, Dans la gueule de la baleine guerre est une impressionnante traversée de la Deuxième Guerre mondiale, dans la mêlée germano-russe où sont impliqués trois braves jeunes gens civilisés. L’un des deux rescapés raconte…

    Metin Arditi, La fille des Louganis. Actes Sud, 245p.
    Metin Arditi se sent bien en Grèce, et plus précisément dans la petite île de Spetses où il a situé l’intrigue de son nouveau roman, qui s’ouvre sur ce qui semble un accident et cache à la fois un crime et un suicide, fatal aux deux frères Spiros et Nikos Louganis. Cette tragédie initiale pèse sur la destinée de Pavlina, autant que le legs d’une faute commise par sa mère. A cela s’ajoute un autre coup du sort, qui aura pour elle de plus lourdes conséquences, et que le lecteur découvrira lui-même dans ce roman de la filiation et de l’arrachement.

    6bbb6efb733a62daef7715aa65ce3b19.jpgDaniel de Roulet, Kamikaze Mozart. Buchet-Chastel,
    Quel fil rouge peut-il bien conduire de Californie, en 1939, à Lucens dans le canton de Vaud, en 1968, en passant par le Japon des kamikazes ? C’est ce que découvrira le lecteur du nouveau roman de Daniel de Roulet, qui nous emmène assez loin des sentiers battus par la littérature romande ordinaire. Documenté, à commencer par son aperçu du sort des Japonais aux States, et militant en filigrane, ce « reportage » romanesque intéresse essentiellement par ses thèmes et ses aperçus historiques.


    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 28 août 2007

  • La bonne foi de Guillebaud

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      Selon Jean-Claude Guillebaud, se dire chrétien serait aujourd’hui plus gênant, en France, et plus particulièrement dans le milieu intellectuel et médiatique, que se déclarer homosexuel ou échangiste. Cette nouvelle forme d’intolérance, faisant l’impasse sur l’acquis inestimable de vingt siècles de judéo-christianisme pour lui substituer l’équation chrétien=ringard,  lui a inspiré une colère qui ne reposait même pas sur une conviction personnelle inébranlable :    « Je ne suis pas sûr d’avoir intimement la foi », écrit Guillebaud dans Comment je suis redevenu chrétien, « mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour les hommes de ce temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Ce qui m’attire vers lui, ce n’est pas une émotivité vague, c’est la conscience d’une fondamentale pertinence ».

    Dans cette perspective, le témoignage et la recherche approfondie qui s’entremêlent dans son livre vont bien au-delà du « coming out » confessionnel : c’est d’un retour à nos sources qu’il s’agit. Le philosophe René Girard le relevait: « C’est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d’exploser ». Or ce que rappelle Guillebaud, c’est que les valeurs que nous attribuons aux Lumières (à commencer par la conception de la liberté, de l’égalité et de la fraternité) remontent à la Bible et à l’Evangile. Qu’il s’agisse de l’autonomie de la personne (toute différente dans l’islam, le bouddhisme ou le confucianisme), de l’égalité entre les hommes (en rupture avec la conception grecque), des notions d’universalité et d’espérance, de fraternité et de solidarité, le christianisme a marqué une suite d’avancées à valeur universelle, parfois combattues au sein même de l’église : de la fameuse controverse de Valladolid sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, à l’encyclique de Pie IX contre les idées modernes, ce qu’il y a de subversif dans le christianisme a souvent buté contre l’Ordre clérical.

    Par ailleurs, Guillebaud ne se borne pas à cette approche périphérique : « Le christianisme, c’est autre chose qu’une simple collection de valeurs humanistes. Avoir la foi, ce n’est pas adhérer simplement à un catalogue de principes normatifs, qui serait comparable au programme d’un parti politique. Oublier cela, ce serait confondre la « religiosité » avec la croyance ».

    La trajectoire personnelle de Jean-Claude Guillebaud, grand reporter au Vietnam et au Liban, via le Biafra, qui a décidé un jour de remplacer l’observation « horizontale » du journalisme par une investigation « verticale », au fil de grands essais interrogeant notre « époque d’inquiétude », est exemplaire par sa façon de lier le besoin de savoir à l’expérience vécue, la recherche de la vérité et le « saut » de la foi. Au demeurant, plus chrétien que catholique, disciple du protestant Jacques Ellul mais aussi d’un Jean XXIII (« Nos textes ne sont pas des dépôts sacrés mais une fontaine de village »), Guillebaud nous intéresse moins par sa position que par les questions qu’il pose à chacun, croyant, agnostique ou athée. 

    cf5a9d5a5756b848b681f3f24780443d.jpgJean-Claude Guillebaud, Comment je suis redevenu chrétien. Albin Michel, 182p.

  • Ceux qui ont de la peine

    Panopticon8897.jpg

    Celui qui compatit en silence / Celle qui a beaucoup enduré / Ceux qui ne suivent pas le mouvement / Celui que le bruit du dancing insupporte / Celle qui pallie l'abrutissement général par la contemplation sereine / Ceux qui ne voient même plus les gros titres / Celui qui répare la poupée de la petite aveugle / Celle qui se demande comment survivre sans "lui" / Ceux qui se méfient de la pitié qui s'affiche / Celui qui n'en finit pas de perdre sa mère et de la sentir plus présente en lui c'est paradoxal mais c'est comme ça vois-tu / Celle qui laisse le cher disparu lui parler / Ceux qui s'accrochent à des incertitudes / Celui qui en revient aux rites anciens / Celle qui assure la permanence de La Main Tendue en sifflant son Cuba Libre / Ceux qui formatent les modalités d'un deuil adapté aux demandes de l'Entreprise / Celui qui peint aux larmes / Celle qui attend que ça passe en se répétant que ça va passer malgré que ça passe pas / Ceux qui se cachent pour souffrir / Celui qui de les voir en baver grave s'est rapproché des hommes / Celle qui n'a jamais brillé en arithmétique / Ceux qui s'exclament Gentlemen first avant de faire le grand saut / Celui qui flaire la mauvaise haleine de la dame en noir / Celle qui fume sa dernière cigarette déclarée mortelle par la pub / Ceux qui se font une dernière ligne / Celui qui souffre le martyre dit-il au pasteur Duflan qui lui dit que c'est pour son bien / Celle qui accompagne la veuve Chauderon jusqu'au feu rouge / Ceux qui gémissent derrière l'huis clos / Celui qui sait que les larmes purifient mais qui préférerait chier des clous rouillés / Celle que la seule pensée du "petit troupeau" rassérène / Ceux qui croient que Dieu seul ne meurt pas et quelques-uns dont il leur semble qu'ils "en sont" /Celui qui se demande si Dieu a jamais souffert / Celle qui dit à Kevin que s'il se touche encore Jésus aura de la peine et Marie j'te dis pas / Ceux qui sont toujours là quand ça va pas, etc. 

    Image: Philip Seelen      

     

    Image: Philip Seelen

  • Le retour de Kilgore

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    Un nouveau roman-culte. Le Buzz de Mai 2013 ! Dans la lignée du grand Harry Quebert ! Après Yes we can !: I come !

    Les chroniqueurs se ruent, les columnistes se précipitent, les émules médiatiques de Beigbeder et de Ruquier foncent comme des drones sur les supergondoles : le dernier Kilgore Trout est arrivé, qu’on se le dise ! Avant même que l’éditeur n’en verse le premier à-valoir on le savait : le nouveau roman post-new-clash de Kilgore Trout, digne pair de Thomas Pynchon, en mieux, sobrememt intitulé I come et représentant, sous forme de contrainte littéraire paraflegmatique et futurible, la rétrospection du Quichotte et d’Under the Volcano en version compactée, sera le Top des Tops à venir, relançant soudain la fascination d’une génération perdue et demie pour l’un des maîtres du mouvement de l’Enigmatique Existentielle incarné par les Salinger, Ducharme et autres Harry Quebert ! Comme se le rappellent les experts absolus du genre, tels Aube Lancemin du Nouvel Obs’ et Germinal Lemeur des Inrocks, Kilgore Trout, compagnon de Kurt Vonnegut au Vietnam (Our Bloody ‘Nam fut un hit du warrior-gonzo, chacun s’en souvient), a complètement renouvelé l’approche dite du Trou noir existentiel en instaurant sa pratique créative de la narration aléatoire à points de vue séquencés. Il n’est que de rappeler les succès californiens puis mondiaux de Fuck the Buck, paru en pulp à L.A. et encore proche du réalisme poétique d’un Charles Bukowski, et surtout l’apothéose de Back to the Mother’s Spidernest, dont Jim Harrison a pu dire qu’il marquait la conjonction de l’esprit des Grands Lacs et du souffle des Cités de la Nuit, pour imaginer l’événement multimondial que va représenter la parution simultanée, en 66 langues, d’ I Come, dont le seul titre fait d’ores et déjà figure de manifeste.

    Portrait de Kilgore Trout, par R. LoBello.

  • Destination Terre de feu

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    Matteo, alias Matthieu Ruf, et Daniel Vuataz, dit le Kid, se font la malle. Première destination du duo: le Pays basque. Ensuite solo pour Matteo: la Terre de Feu. Bon vent les lascars !

     

    16 octobre 2012, 6h42, gare de Lausanne, Suisse. L’heure de partir en voyage.

    Une (vague) destination, de celles qui font rêver, malgré toutes les tentatives de les déromantiser: la Terre de Feu. Un itinéraire: le Pays basque, Madrid, le port d’Algeciras (Gibraltar), la traversée de l’Atlantique à bord du cargo Hanjin San Diego, New York, peut-être Montréal, peut-être Boston, puis la Colombie, l’Equateur, le Pérou, le Chili, et enfin l’Argentine…

    Au cours de ces six mois de voyage, écrire à l’encre de Patagonie ce qu’on traverse, ceux qu’on rencontre, ce qu’on lit et ce qu’on voit. Ecrire des reportages et prendre des photos. Partager un bout de chemin avec des amis d’ici (Daniel Vuataz) et de là-bas (?). Se prendre des coups de vent dans la figure et, comme disait García Marquez, vivir para contarla.

    Récit de voyage à suivre sur le blog de Matthieu: http://Matthieuruf.wordpress.com

     

     

  • Fin de partie

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    Notre ami le coupeur de tresses a le meilleur jeu ce soir, et sans doute va-t-il nous plumer une fois de plus. Le jeune révérend lesbien relève en souriant qu’il y en a qui naissent coiffés, ce qui nous fait rire en vertu de notre vieille complicité, eh, eh.

    Notre convention stipule qu’à celui qui gagne on paie sur la cagnotte ce qui lui fait plaisir, et là ce ne sera pas compliqué vu le goût simple de Ferdi ; et vous savez que les filles tressées ne manquent pas dans cette partie de Vienne.

    Cependant Vienne, précisément, nous inquiète.

    Nous parlions ce soir de la situation générale dans le pays. Tout ouverts que nous soyons aux penchants spéciaux, nous nous inquiétons depuis quelque temps de voir s'affirmer en nombre les vociférateurs aux bras levés, et d'autant plus qu'ils nous vilipendent dans les journaux et les assemblées. En réalité, la marge de liberté s’amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre les bras levés comme des membres.

    Mais que deviendrait la société vienoise séculaire sans nous autres innocents coupeurs de tresses, renifleurs d'aisselles et autres buveurs de larmes à l'ancienne, sans parler de nos amis poètes également menacés ?

    C'est de cela que nous parlons ce soir en brassant nos cartes, au fond du café que vous savez, dont nous ne savons pas, nous, quel sort l'attend avant longtemps, que nous partagerons.

    Image: Poupées de Bellmer.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Lumière de Grignan

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    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Montélimar, ce 14 janvier 2001. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

    Jaccottet18.jpgEn entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    (Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, paru récemment chez Olivier Morattel).

  • Entrée de jeu

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    Ce ne serait pas un livre de cul mais une féerie. L'érotisme y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité. Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour l'enfant que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.

    Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.

    J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.

    Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?

    L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle se branle.

    La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des miasmes de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.

     

    La Désirade, ce 23 octobre 2012.

     (Ce texte constitue le préambule de La Fée Valse, recueil à paraître)

  • Buzz de rentrée

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    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, est à paraître le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. 650 pages à vous couper le souffle !

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme. 

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il fDicker07.jpgaudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  


    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans uneexpérience assez longue d'éditeur,oncroit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, ve certainement étonnenr tout le monde".

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p. en librairie le 19 septembre.   

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  • Ceux qui se paient de mots


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    Celui qui s’écoute parler à la radio et s’en agace au point de switcher sur France Culture où il est question de l’oralité assumée chez l’auteur bantou Maxime Lomé et du coup ça le calme /Celle qui se fait un collier de vocables genre dents de requins /Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui parle comme un livre et se referme moins bien / Celle qui a mis le grappin sur le jeune romancier à potentiel qu’elle espère à tous les niveaux / Ceux qui écrivent comme ils parlent et ça sent donc de la bouche même imprimé / Celui qui écrit un best-seller pour voir si ça se vend / Celle qui n’achète que des têtes de gondoles / Ceux qui estiment que seuls sont bons leurs livres qui ne se vendent pas ça c’est sûr / Celui qui s’est fait un nom avec ses manuscrits refusés / Celle qui finance une résidence d’écrivains méconnus en espérant faire parler d’elle àla Grande Librairie / Ceux qui pensent comme Henri Michaux (le poète) que vendre autant que Jean d’Ormesson (le romancier) relève de l’indignité nationale mais ça se discute entre snobs / Celui qui ne lit aucun écrivain vivant pour ne pas faire de jaloux /Celle qui renonce à écrire et en tire une jouissance spéciale qu’elle partage avec son psy poète à ses heures genre Baudelaire belge / Ceux qui ont relu L’Invitation au voyage avant de s’embarquer pour Cythère dont l’aéroport a été restauré par les Chinois / Celle qui couche avec son nègre pour lui faire éprouver le frisson de la création /Ceux qui écrivent toujours le même livre pour un public qui ne s’en aperçoit pas plus qu'eux, etc.

    Image : Claude Verlinde  

  • Horizon de paille

    Inédit

    DounaNB.jpgLes Lignes de ta paume

    Par Douna Loup

     

    Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

    La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

    La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

     

    Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

    La géographie a fait de vous ses prisonnières.

    Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

    Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

    Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

    Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

    Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

     

    ... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer. 

    Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

    Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

    Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

    Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer. 

    Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

    Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

    Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

    Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

    Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

    La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

    D.L.

     

    (Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)

      

     

     

     

  • Visions de Jack

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    par Maxime Maillard

     

    I

      

    Sa tête bourdonnait comme une lavande

    Et les fruits succédaient aux fleurs

    Quand elle se laissa partir

    Bien décidée à ne pas revenir

     Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre

    Entre détresse et soulagement

     

    II

     

    Ces deux-là ne faisaient qu’un

    La vie les avait rendus doux comme des galets

    On les voyait côte à côte à Noël sur le divan

    Lui, donnant le la

    Elle, les lèvres en coeur

    Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez

     Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg

    Une vieille histoire d’adolescents

    Inséparables au guichet de la poste

    A la piscine municipale les jours de pluie

    Leurs deux bonnets de silicone bleu

    Progressant lentement parmi les vaguelettes

     Puis une nuit

    Comme une plante pousse

    Le forgeron est parti

    Sans saluer personne

    S’est faufilé dans un coin de sa Françoise

      

    III

    Sa vie durant le boucher s’était tu

    Acceptant tout et bien plus

    Amen - pauvre boucher

    Qui devint même banquier pour lui plaire

     Des bonshommes en costume et gousset

    Passaient derrière la vitre opaque

    Puis s’installaient autour d’un vermouth

    Pendant qu’il déglaçait son filet  

    Amen – pauvre boucher

    Qui fut trop tendre pour vivre vieux

     Tout blanc dans son cancer

    Il veilla la nuit entière

    Pour la voir dans ses beaux habits

    Avant que le jour ne chasse l’ombre

    Pour la voir comme au sortir de la forêt

    Coquette avec son béret rouge

    Et qu’elle lui tende

    Enveloppé dans une lavallière

    Le vieux livre au scotch brun

    Où ils s’étaient rencontrés

    Du temps qu’il était guignol

    Sur la scène d’un théâtre amateur

     

    IV 

    Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi

    Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc

    saluant les bêtes de ses paumes charnues

    Avant de disparaître dans le vent


    V

     

    Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être  

    vieux

    Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison

     Adieu les livres d’images

    Adieu la farandole

    Le grenier merveilleux

    Adieu mes frères

     

    VI 

    Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir

    Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir

     

    VII

     

    Ils ont beau traverser l’existence

    Tels ces pèlerins de Compostelle

    Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux

    Où il était bon de s’asseoir pour écouter

    Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux

    Et l’on se relèvera comme on s’est allongé

     Quand le père s’en ira

    Cette place qu’il laissera

    Il faudra à mon tour que je la laisse

    Car on ne voudra plus de moi

    Dans ce quatre pièces plein sud

    Où les murs schlinguent les livres

     

    Qu’il claque et je pleurerai

    Comme un môme enfin libre

    De monter dans un train

    Et de marcher à l’envers

     

    VIII

    Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi

    Enfouir ma tête dans ses plis

    Et me laisser porté dans le courant

    Mais au matin mon réveil a sonné

    J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti

    A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley

    Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux

    Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée

    Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement

     J’ai fleuri son urne matins midis et soirs

    Une fois j’ai repris le bus sans y penser

    Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona

    En rempotant un camélia

    Chaque semaine je disposais dans l’alcôve

    Une fleur que je piquais dans les serres

    Puis un jour à côté de sa photo

    J’ai installé un petit pin en pot

    Et une bougie dont la flamme dure

    m’a dit le vendeur

    Aussi long qu’un paquebot pour les Indes

     

    IX

    Mon genou fait crac dans les escaliers

    Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte

    Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc

    La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre

    Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air

     quand je me hisserai sur les platanes pour la taille

    On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils

      restent eux-mêmes

    J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes

    à leurs gros moignons

    Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la

      garniture blanche de leurs crânes

    Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes

    Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz

     

    X

    Allongé sur mon reposoir concave

    Le dos bien calé avec trois oreillers

    Mes pieds en chaussons à dix heures dix

    Une brise légère me caresse les cuisses

    J’entends le vieux qui gratte un zwieback

    Le ciel est un champ de laine en fuite

    Je suis en slip, parfaitement à l’aise

    Sans rien devant ni derrière


    (Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)

     

  • Notes en front de mer

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    D’une séquence finale à 24Heures. Départ à Cap d’Agde. D’un recueil de papiers littéraires de Michel Cournot. Du créationnisme combattu par Richard Dawkins. Clin d’œil aux Particules élémentaires, à Port Nature. De L’Urgence et la patience de Jean-Philippe Toussant. Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Des « blocs de vie » de Flannery O’Connor, retrouvée chez Quentin Mouron. De l’art de la citation, etc.

     Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai. – Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis vingt ans et plus. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soire de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti un livre pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible. De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance  d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz genre vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues (film attachant mais sans plus) se montre le plus fin des lecteurs et des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle. Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer de quelques mètres et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins que je tâcherai, tantôt, d’évoquer à ma douce façon…  

    Au Cap d’Agde, ce mardi 15 mai. -  Cinq heures du matin. Des tas de pensées originales au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie. 

    Godard1.jpgGodard panoramique. - Comme il fait un peu gris ce matin et que la marche le long de la mer est un peu pénible contre le vent, je regarde la première partie des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, dont je ne retiens pas grand’chose de bien substantiel à vrai dire, à part une quantité de citations visuelles ou textuelles. Dans une forme à la fois éclatée, contrapuntique et tissée de répétitions parfois sentencieuses, c’est cependant un très somptueux  panorama kaléodoscopique en mouvement, qui évoque d’abord les fondateurs – notamment Irving Thalberg – et l’usine à rêve hollywoodienne, avant d’achopper à l’histoire du XXe siècle et plus précisément aux deux guerres mondiales. La question de la fonction politique du cinéma est bien présente, et sa valeur illustrative du présent, mais les histoires sont à reconstruire par le spectateur-lecteur supposé suivre le discours hyper-référentiel du chroniqueur. Pour le cinéphile avisé, ce collage est assurément jouissif, dont les citations sont autant d’incitations à rebondir, avec un choix d’images et de fragments de séquences cousus ensemble avec un art qui se prolonge par les musiques, chansons, dialogues et autres bribes de paroles formant une sorte de polyphonie cinématographique, mais cela ne reste-t-il pas une déconstruction pour initiés ? Je vais voir encore la deuxième partie de la chose pour en juger…

    L’urgence selon Toussaint. - En commençant de lire L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint, petit recueil de petits textes où l’écrivain belge parle des à-côtés de l’écriture, je me disais d’abord : la barbe, avec un net préjugé nourri par maints agacements antérieurs, dont les écrits d’un Paul Nizon, le Suisse de Paris, sur ses approches de l’écriture, genre Aller à l’écriture ; et puis le Belge a dépassé le Suisse et je lui ai emboîté la roue, si j’ose dire. Cela se passe pages 40 à 42, quant Toussaint décrit l’urgence. L’urgence est en somme la récompense  de la patience. Ce n’est pas l’illumination tombée toute crue du ciel comme la romantique inspiration, mais la plongée en immersion qui nous fait entrer soudain dans la quatrième dimension de la vaie littérature, incessamment surprenante et vivifiante.

    Jean-Philippe Toussaint parle très bien ainsi de cet « instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis, après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid, et n’ont éé rendues possibles que par la rigueur et la ténacité  de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments-là, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, toit nous réussit, on effleure le filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre »… 

    °°°

    Flannery28.jpgCité du soleil, ce 16 mai. – Il est des auteurs autour desquels je n’aurais cessé de tourner  à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Grupari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ». Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impénétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux. Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’  Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu Francis Marion, quatorze ans et farouche autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre ; et du coup je pense au jeune Quentin Mouron et à son deuxième roman non encore paru, Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », étonnant trio de paumés à la Deschiens taillés en ronde-bosse, et présents, si présents et émouvants dans leur humanité - présents comme si rarement dans la littérature contemporaine – comme chez personne à ma connaissance dans la génération de Quentin…

     Cité du soleil, ce 17 mai. Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir…

    Cingria13.JPGDe citations en incitations. – C’est Charles-Albert Cingria qui disait, si j’ai bonne mémoire, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation. Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande). Alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la terrifiante indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemple qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…  

  • Le Temps de la peinture

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    C’est en repassant par les bases physiques de la figuration  qu’on pourra retrouver, je crois, la liberté d’une peinture-peinture dépassant la tautologie réaliste. Thierry Vernet y est parvenu parfois, comme dans la toile bleue qu’il a brossée après sa visite à notre Impasse des Philosophes, en 1986, évoquant le paysage qui se découvre de la route de Villars Sainte-Croix, côté Jura, mais le transit du réalisme à l’abstraction est particulièrement lisible et visible, par étapes, dans l’évolution de Ferdinand Hodler.

    Hodler77.jpgNous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, les notions d'avant-garde et de progrès sont des foutaises dépassées, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur.

    DeStaël45.JPGDe là mon sentiment qu’un Simone Martini ou un Uccello, un Caravage ou un Signorelli sont nos contemporains au même titre qu’un Bacon, un Morandi  ou un Nicolas de Staël…

    Images: Thierry Vernet, La route à Vufflens-la-Ville, 1987; Ferdinand Hodler, Lever de soleil sur le lac Léman; Nicolas de Staël, de la série Agrigente.

  • Chemins de JLK

     

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    À propos du dernier livre de JLK, vu par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps.

     

    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

     

    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

     

    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

     

    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

     

    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

     Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

    Ce texte a été publié onitialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie rêveuse http://lasciereveuse.hautetfort.com/

     

  • Raccourcis de la fiction

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    Sur une nouvelle noire en chantier. De la difficulté de dire le crime en littérature. D’un roman américain terrifiant de Donald Ray Pollock. Des effets de réel via le nuage numérique et Facebook.

    Au Cap d’Agde, Studio Glamour, ce mercredi 23 mai. – Mon ami le Gitan  m’ayant réclamé hier la nouvelle que je lui ai promise il y a quelque temps pour un recueil collectif intitulé Léman noir, je me suis attelé ce matin à cette histoire que je mijote depuis des mois et où il sera question de jalousie, d’âge et de criminalité littéraire. En bref, c’est la story d’un critique littéraire vieillissant ferré en matière de roman noir, qui fait par hasard la connaissance d’un jeune Black écrivain impatient de se faire un nom dans le genre et qui, après diverses rencontres, lui soumet son premier manuscrit, captivant à maints égards mais manquant de crédibilité dans l’évocation d’un meurtre par jalousie et dans le récit des années de taule du protagoniste. J’avais amorcé la réflexion sur le sujet du meurtre en littérature lors d’un voyage en train, entre Salzbourg et  Vienne où, lisant La force de tuer de Lars Noren dans le wagon-bar, la conversation s’était engagée avec un jeune type qui, assis en face de moi et intrigué par le titre du livre, s’était risqué à interrompre ma lecture en dépit de mon air revêche… Ensuite le dialogue avait été assez carabiné car j’avais poussé mon interlocuteur sur un terrain qui ne lui était pas familier en lui suggérant, sans cesser de lui poser des questions de plus en plus personnelles, de se représenter toutes les situations qui pourraient le faire sortir de sa vie ordinaire de fonctionnaire et le pousser à l’acte criminel.

    Ce qui m’intéresse plus particulièrement, en l’occurrence, c’est la grande différence d’âge entre le vieux briscard lecteur et l’auteur dans la vingtaine, le fait que le premier soit très cultivé à l’ancienne et de race blanche, tandis que l’autre est un jeune Africain  ambitieux, à la fois intelligent et très instinctif, incarnant la vie même aux yeux du vieux hibou. Ce sont donc deux sphères mimétiques  qui se superposent dans la même brève histoire noire, qui finit par le meurtre (fictif) du jeune Noir étranglé par le narrateur de manière littérairement crédible.  

    Cela s’intitulera Black is Blacky et tel est l’incipit : « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme, avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre »…

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    Prendre la vie : c’est un leitmotiv omniprésent dans la fiction noire actuelle, où la figure du serial killer s’est développée de manière exponentielle et significative, que Jean-Patrick Manchette expliquait par la tendance à diluer toute responsabilité personnelle dans la sauce des explications psycho-socio-historiques – de crimes en série en crimes de masse. Or on se retrouve dans une sorte d’atmosphère primitive, à coloration biblique, dans la suite de morts atroces relatées dans Le Diable, tout le temps, roman américain récent (2011 en v.o.) précédé d’une rumeur médiatique et publicitaire assimilant l’auteur, Donald Ray Pollock,  à Flannery O’Connor ou Cormac Mc Carthy. 

    Je n’ai lu jusque-là que les 100 premières pages de ce roman effectivement terrifiant, qui mériterait parfaitement la formule de « fantastique social » inventée pour le Voyage de Céline par Guido Ceronetti, mais j’attends d’avoir lu les 369 pages de ce roman pour confirmer son apparentement avec Flannery O’Connor, qui ne me semble justifié qu’en surface.

    De fait, la folie « mystique » de Willard Rusell, qui revient en 1945 dans son Ohio natal après avoir dû achever un marine crucifié par les Japonais, et qui va entraîner son fils Arvin dans un délire d’incantations et de sacrifices afin de sauver sa femme Charlotte du cancer, s’apparente bel et bien aux conduites des personnages de Flannery O’Connor, sans le fonds théologique et poétique de celle-ci. Pollock, en revanche, est plus explicitement violent, notamment dans la description hallucinante des deux pseudo-prophètes massacrant la femme d’un des deux en vue de la ressusciter. Cela m’a l’air du sérieux et du lourd, mais je réserve ma conclusion...  

    Maxou1.jpgCap d’Agde, au Studio Glamour, ce jeudi 24 mai. – J’ai bouclé ce matin le premier tiers de ma nouvelle noire Black is Blacky. J’en ai averti le dédicataire, Max Lobe, que j’ai en somme pris en otage dans ma fiction. Il me répond par SMS qu’il est un peu déprimé ces jours tant il peine à retrouver un nouveau job, en dépit de ses diplômes universitaires. Cela ne laisse de me révolter. Notre système générateur de chômage est une calamité. Mais je réponds à Maxou de faire la pige au chômecam (toutes les réalités vécus par des Camerounais finissent en cam) et de se consacrer sérieusement à son prochain livre, pour lequel il a la chance d’avoir un contrat ouvert chez Zoé. Je lui répète en outre qu’il pourrait nous composer un délectable Journal d’un Bantou au vu de ce qu’il m’a raconté jusque-là de son pays et du nôtre, sur son ton teinté d’humour acide. Mais comme la plupart des écervelés de son âge, Max pense surtout à courater et  à danser la zumba au lieu de prendre au sérieux la Littérature qui le fera entrer, tout vivant, dans la gloire des baobabs…

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    Le soleil étant revenu sur le front de mer du  Village naturiste, en régime normalisé par un président tellement  normal qu’il nous semble le croiser un peu partout, nous allons nous balader à poil le long des dunes normalement dévolues à cet exercice en revanche poursuivi, en d’autres lieux (en Syrie les femmes se baignaient naguère en longs manteaux lugubres, et ces jours elles ont d’autres soucis…), mais la vraie liberté est ailleurs et c’est à elle que nous pensons plus que jamais, avec toute la reconnaissance de nos peaux au vent et à la mer …     

     

    Image: Philip Seelen

  • Poète de la mémoire

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    L’Argentin de Paris a tiré sa révérence. Hector Bianciotti, passeur de littérature et auteur de magnifiques autofictions, est mort à l'âge de 82 ans. 

    C’est un écrivain majeur et un critique littéraire de haut vol qui vient de disparaître en la personne d’Hector Bianciotti, mort à Paris à l’âge de 82 ans. Comme le Roumain Cioran, le Tchèque Kundera ou l’Espagnol Semprun, Bianciotti l’Argentin faisait partie de l’espèce singulière des écrivains « étrangers » qui ont vécu comme une seconde naissance en adoptant la langue française. Plus même : Hector Bianciotti fut accueilli à l’Académie française en 1996, où le rejoignit son compagnon Angelo Rinaldi. Mais l’écrivain se disait particulièrement touché d’avoir été fait citoyen d’honeur de la bourgade piémontaise de Cumiana où sonpère avait vu le jour à la fin du XIXe siècle…  

    Né dans la pampa d’Argentine où avaient émigré ses parents, qui interdirent à leurs enfants de parler leur dialecte italien d’origine, le jeune Bianciotti, né en 1930. passa par le séminaire catholique et connut « le climat de peur, de délation et d’infamie » de la dictature de Peron. Ses premier romans, autofictions d’une lancinante poésie, traitent avec mélancolie et tendresse un passé souvent âpre, entre la fuite de la plaine argentine et un premier exil (dès 1955) en Italie, où il creva de faim. À ce propos, il écrivait que « si tous les hommes en avaient fait l’expérience, la face du monde, les rapports entre les gens, les nations, seraient autres »…

      Après un séjour de quatre ans en Espagne, Hector Bianciotti débarqua à Paris en 1961, où il ne tarda pas à s’intégrer dans le milieu littéraire (au titre de lecteur chez Gallimard), bientôt publié et reconnu à la fois comme prosateur et critique. Le grand découvreur Maurice Nadeau publia son premier roman (Les déserts dorés, en 1967), et La Quinzaine littéraire, Le Nouvel Observateur et Le Monde accueillirent ses chroniques de grand connaisseur des littératures européenne et mondiale. Passeur de littérature, Hector Bianciotti avait l’art de partager ses enthousiasmes à l‘écart des modes et des jargons. Quant à l’auteur du Traité des saisons (1977, Prix Médicis étranger) ou des magnifiques nouvelles de L’Amour n’est pas aimé (Prix du meilleur livre étranger en 1983), il laisse une œuvre marquée au sceau des  douleurs du monde, à la fois collectives et intimes, filtrées par la musique d’une langue – la découverte de la musique fut par ailleurs l’une des expériences marquantes de son enfance – et portées par un mélange d’inquiétude et d’émerveillement devant le monde.

  • De JMO sur JLK

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    Pour saluer JLK

    Par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ca sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis  Kuffer, journaliste et écrivain. Mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur  de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du papillon (2000), des Passions partagées (2004) et de Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005. C’est un livre extraordinaire et passionnant.

    JLK est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz.Il a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du mode, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, autre vampire, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa «bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), JLK remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    Son journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse – images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage – qui trouvent leur unité dans l’écriture. Ecrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai prochain, Jean-Louis Kuffer quittera son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après quarante années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment.  Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

    Traverse1.jpg(Cet article a paru ce samedi 12 mai dans Le Nouvelliste, quotidien principal du Valais)