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Visions de Jack

FéeValse23.jpg

par Maxime Maillard

 

I

  

Sa tête bourdonnait comme une lavande

Et les fruits succédaient aux fleurs

Quand elle se laissa partir

Bien décidée à ne pas revenir

 Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre

Entre détresse et soulagement

 

II

 

Ces deux-là ne faisaient qu’un

La vie les avait rendus doux comme des galets

On les voyait côte à côte à Noël sur le divan

Lui, donnant le la

Elle, les lèvres en coeur

Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez

 Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg

Une vieille histoire d’adolescents

Inséparables au guichet de la poste

A la piscine municipale les jours de pluie

Leurs deux bonnets de silicone bleu

Progressant lentement parmi les vaguelettes

 Puis une nuit

Comme une plante pousse

Le forgeron est parti

Sans saluer personne

S’est faufilé dans un coin de sa Françoise

  

III

Sa vie durant le boucher s’était tu

Acceptant tout et bien plus

Amen - pauvre boucher

Qui devint même banquier pour lui plaire

 Des bonshommes en costume et gousset

Passaient derrière la vitre opaque

Puis s’installaient autour d’un vermouth

Pendant qu’il déglaçait son filet  

Amen – pauvre boucher

Qui fut trop tendre pour vivre vieux

 Tout blanc dans son cancer

Il veilla la nuit entière

Pour la voir dans ses beaux habits

Avant que le jour ne chasse l’ombre

Pour la voir comme au sortir de la forêt

Coquette avec son béret rouge

Et qu’elle lui tende

Enveloppé dans une lavallière

Le vieux livre au scotch brun

Où ils s’étaient rencontrés

Du temps qu’il était guignol

Sur la scène d’un théâtre amateur

 

IV 

Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi

Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc

saluant les bêtes de ses paumes charnues

Avant de disparaître dans le vent


V

 

Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être  

vieux

Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison

 Adieu les livres d’images

Adieu la farandole

Le grenier merveilleux

Adieu mes frères

 

VI 

Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir

Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir

 

VII

 

Ils ont beau traverser l’existence

Tels ces pèlerins de Compostelle

Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux

Où il était bon de s’asseoir pour écouter

Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux

Et l’on se relèvera comme on s’est allongé

 Quand le père s’en ira

Cette place qu’il laissera

Il faudra à mon tour que je la laisse

Car on ne voudra plus de moi

Dans ce quatre pièces plein sud

Où les murs schlinguent les livres

 

Qu’il claque et je pleurerai

Comme un môme enfin libre

De monter dans un train

Et de marcher à l’envers

 

VIII

Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi

Enfouir ma tête dans ses plis

Et me laisser porté dans le courant

Mais au matin mon réveil a sonné

J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti

A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley

Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux

Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée

Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement

 J’ai fleuri son urne matins midis et soirs

Une fois j’ai repris le bus sans y penser

Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona

En rempotant un camélia

Chaque semaine je disposais dans l’alcôve

Une fleur que je piquais dans les serres

Puis un jour à côté de sa photo

J’ai installé un petit pin en pot

Et une bougie dont la flamme dure

m’a dit le vendeur

Aussi long qu’un paquebot pour les Indes

 

IX

Mon genou fait crac dans les escaliers

Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte

Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc

La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre

Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air

 quand je me hisserai sur les platanes pour la taille

On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils

  restent eux-mêmes

J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes

à leurs gros moignons

Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la

  garniture blanche de leurs crânes

Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes

Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz

 

X

Allongé sur mon reposoir concave

Le dos bien calé avec trois oreillers

Mes pieds en chaussons à dix heures dix

Une brise légère me caresse les cuisses

J’entends le vieux qui gratte un zwieback

Le ciel est un champ de laine en fuite

Je suis en slip, parfaitement à l’aise

Sans rien devant ni derrière


(Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)

 

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