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Rechercher : Ramon Gomez de la Serna

  • Ceux qui reviennent de loin

     

     

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    Celui qui en a trop vu pour le dire et parle donc au silence / Celle à qui on en a fait voir avant de lui crever les yeux / Ceux qui sont encore hérissés mentalement de seringues / Celui qui retrouve sa nuit des temps / Celle qui n'en revient pas de n'y être jamais allé / Ceux qui rameutent les similitudes éclairantes / Celui qui n'a jamais renoncé à ce qui sauve / Celle qui sait maintenant que le mot salut est utilisé neuf fois sur dix à perte / Ceux qui font osciller les mots pour mieux comprendre / Celui qui n'a jamais oublié son noyau / Celle qui revient d'années de régression "progressiste" / Ceux qui pensent que l'écriture consiste à voler les mots qui ont des ailes / Celui qui révise ses associations nocturnes / Celle qui est rêveuse de jour et fileuse de nuit / Ceux qui ont vu se déchaîner la démence à machettes et bénédictions maudites / Celui qui a été maoïste et en parle comme d'une maladie intellectuellement transmissible / Celle qui a connu diverses formes de superstitions laïques genre darwinisme dogmatique ou mol hédonisme style Onfray / Ceux qui changent de coach spirituel pour se convaincre de l'évolution des choses en ville de Genève / Celui qui remet la couverture sur l'enfant endormi / Celle qui donnant ne se soucie pas de recevoir en retour / Ceux qui reviennent de l'antre du chagrin avec une lampe encore allumée / Celui qui était une machine à citations à dix-huit ans avant de rajeunir / Celle qui se cache sous le masque du troll pervers / Ceux qui ont invité la conférencière noire pour que ça se sache / Celui qui se fait jeter de la salle après avoir demandé à la conférencière noire si "ça aide" d'être de couleur / Celle qui observe attentivement le jeune auteur appliqué à se faire haïr pour montrer qu'il "en a" / Ceux qui estiment qu'une langue précise est toujours révolutionnaire et qu'à s'y tenir on est tranquille, etc.   

     

  • Ceux qui arrondissent leur fin de Moi

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    Celui que son Ego surdimensionné contraint à l’achat de cravates mythiques voire cultes / Celle qui taxe d’égocentrisme tous ceux qui évitent de lui tourner autour / Ceux qui disent leur Moi haïssable  et s’en félicitent en toute modestie non sans vous remercier de rester vous aussi tellement simple n’est-ce pas / Celui qui écrit « Moi-je est un autre » sans qu’on sache lequel et d’ailleurs on n’en a rien à souder / Celle qui fait le tour de son Moi et puis s’en va comme ça sur sa Lambretta / Ceux qui considèrent que leur Moi est une île à laquelle les Elles et les Ils peuvent accéder s’ils ont le ticket / Celui qui dérobe furtivement la vue de son Moi à son Surmoi / Celle qui échangerait Moi prenant l’eau contre Soi bien équipé donnant sur la garrigue / Celle qui ne commence jamais ses phrases par l’exécrable « Moi-Je » mais par l’adorable« Vois-tu » / Ceux dont le culte du Moi les occupe à la petite semaine / Celui qui parle volontiers de ses multiples Moi en attendant qu’on lui réclame la visite guidée /Celle qui ne parle jamais d’elle dans ses bas de soie / Ceux qui n’en ont rien à cirer du Moi-tu-vu d’à côté/ Celui qui compte se présenter Là-Haut avec son Journal d’un Moi genre Rousseau au temps de l’Être Suprême mais en plus socialement concerné / Celle qui se positionne au niveau d’un Moi ouvert à l’Autre et plus si affinités / Celui qui n’a jamais considéré que son être-au-monde puisse être circonvenu physiquement et moins encore métaphysiquement dans les limites de ce qu’on appelle un corps et moins encore dans l’illimité présumé de ce qu’on appelle une âme même si celle-ci lui pèse depuis quelque temps et que son corps  aussi ma foi / Celle qui te dit comme ça que l’homme a conçu la montre après que Dieu l'eut fait du Temps  - et ça mon cher Edgar ça ne s’invente pas, ajoute-t-elle crânement / Ceux qui remontent le fleuve du Temps avec des sagaies au lieu des classiques pagaies des bons Pères Blancs / Celui qui n’a ni Moi ni Loi mais te voue un amour qui va de soi / Celle qui ne voue pas à son Moi un intérêt particulier tout en prenant le meilleur soin de sa mythique paire de nibards / Ceux qui en reviennent fatalement aux clopes de leur jeunesse de marque Symphonie, etc.    

  • Ceux qui vont de colocs en colloques

     

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    Celui qui a rencontré  Liz Norton à la coloc de Salamanque l’année de la chasse aux étourneaux / Celle qui se rappelle le brouillard de Salamanque dont seules les têtes des passants émergeaient comme dans une toile de Magritte / Ceux qui se sont mis ensemble pour dire à Fabien le Français arrogant de mieux nettoyer la baignoire après ses bains interminables / Celui qui a partagé à Tübingen la chambre d’un futur serial killer alors passionné de poésie érotique japonaise / Celle qui a pleuré lorsque le Français arrogant lui a lancé qu’elle était juste bonne à se faire mettre en cloque par un des mecs de la coloc / Ceux qui ont fait connaissance à la coloc de Valladolid où ils ont approfondi une première fois la thématique de la fameuse Controverse dont certains sont devenus spécialistes plus tard et se sont retrouvés en divers congrès / Celui qui a fait pas mal de pays aux frais de la fac de lettres de Bologne /  Celle qui a fait voter un fonds spécial pour ses voyages en Chine où elle a fait mieux connaître les premiers poèmes de Gustave Roud l’esthète des sous-bois / Ceux qui ne vont plus qu’aux colloques offrant l’hébergement avec piscine / Celui qui connaît tous les spécialistes mondiaux du Canto XIII de la Commedia de Dante dont il a lui-même proposé une relecture au niveau des substructures latentes / Celle qui répète volontiers à ces dames du salon de coiffure Chez Rita que son professeur de mari ne lui dit rien de ses rencontres extras de conférencier souvent absent  mais lui rapporte à chaque fois son petit cadeau / Ceux qui se sont brouillés à Berkeley au symposium sur le Lien et ont renoué à Nantes au colloque sur la Séparation / Celui qui a beaucoup travaillé sur les écrits attribués à Kilgore Trout avant de rencontrer la veuve de Kurt Vonnegut qui lui a révélé la vérité dont il tirera un article sur le thème du refoulé mystifiant / images-4.jpegCelle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de  Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité /  Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public  / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel / roberto-bolano-blanes-2.jpgCelui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin  pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.  

     

    2666.jpg(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)

     

  • Un poème de cinéma

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    Left Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, a également décroché deux Quartz et un prix de l'Académie à l'enseigne du Prix du cinéma suisse. 

    En point de mire: Dimitri Stapfer, meilleur second rôle de l'année, Denis Jutzeler, chef de la photo graphie et Françoise Nicolet, costumière. Germinal Roaux fête, ce 8 août 2015, ses 40 balais. Bon vol aux sorcières !

     

    3368636374.jpgL'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

     

    2362796499.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers,plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    1251596295.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Ceux qui sont de bonne foi

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    Celui qui estime que toute foi est bonne si elle le prouve / Celle qui n’attend aucune preuve d’aucune foi sauf de bons pensers et de beaux gestes / Ceux qui considèrent avec Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) que la preuve de l’existence de Dieu est donnée par ceux qui y croient / Celui qui se figure qu’il est défendu par un lobby qui interviendrait en cas de de maladie à l’issue incertaine le frappant en toute injustice / Celle qui estime que seuls les gens fortunés ont droit à de grands chiens baptisés /  Ceux qui parlent fort en sorte de convertir les chaises droites de leur salon à la seule vraie foi/ Celui qui estime que mettre les pieds sur la table est un droit américain réservé aux classes aisées / Celle qui tient la basse-contre dans la série des Soprano / Ceux qui se feraient bien installer une cascade miniaturisée genre Twin Peaks dans leur jardin japonais / Celui qui estime que les relations entre grands-parents et petits-enfants comptent parmi les plus belles qui soient / Celle qui ébouillante la terrapène sous les yeux de son fils Bob qui en tirera vingt ans plus tard un roman à succès / Ceux qui sont restés trop Jean XXIII pour ne pas trouver suspecte la propension de Jean-Paul II à sanctifier des hurluberlus ou des réacs graves / Celui qui établit la liste des choses qu’il ne fera plus genre signer à un salon du livre / Celle qui prône l’établissement d’une Académie visant à consacrer les talents méconnus de son choix / Ceux qui estiment encore (résidu de temps en voie d’extinction) que c’est au lecteur de venir au livre et pas à l’auteur de gesticuler dans les médias et autres réseaux sociaux / Celui qui sait que tous deviendraient fous d’apprendre vraiment tout ce qui se passe au moment où ils lisent ces lignes / Celle qui se réclame de sa qualité de députée européenne pour exiger l’application des normes en matière de courbure des concombres aux membres masculins de l’Union /Ceux qui s’indignent à la pensée que nul en Corée du nord ne cillera à l’annonce de leur décès / Celui qui intrigue afin que son nom figure dans la prochaine Encyclopédie chinoise du XXIe siècle / Celui qui prend du bon temps en repoussant celui d’écrire ses Mémoires genre Confessions de Rousseau en plus olé olé / Celle qui pense que le drame de Rocco Siffredi et de n’avoir point lu les aphorismes de Friedrich Nietzsche (1844-1900) pondérant ses fantasmes ultérieurs sur la  volonté de puissance /Ceux qui sont assis à l’envers sur la fusée de l’Histoire heureusement désamorcée, etc.  

  • Visions de Robert Indermaur

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    1.

             Ce qui m’a frappé d’emblée chez Robert Indermaur est sa vision. Cela me semble l’essentiel chez lui, dont le regard touche à la fois au fantastique social le plus aigu et à une poésie plastique me rappelant à la fois Goya, Varlin et Fellini. Il y a chez lui, comme chez ce dernier, de l’illustrateur, au meilleur sens du terme.

    3119773102.jpgSa remarquable virtuosité pourrait ramener son expression, en surface, aux dimensions de la (meilleure) bande dessinée, mais un élément plus fondamental, une force plus ,sourde, l’émanation  d’un sentiment du monde cohérent et profond habitent ses visions et les irradient, pour ainsi dire, entre à-pics vertigineux et scènes de la vie ordinaire. Une espèce de panique hante les représentations de People’s Park, dont les foules hagardes se hâtent on ne sait vers quoi, semblant errer ou se rencontrant au bord de quels gouffres – très hautes falaises de très hauts buildings de la très grande ville-monde -, puis s’apaisent et s’humanisent dès lors que le regard de l’Artiste s’en rapproche et les détaille. De la masse se détachent alors des gens, qui ont autant de visages. 

     

             3076508426.jpgD’un autre point de vue, qu’on pourrait dire moral, ou même affectif, me frappe alors,  précisément  par le détail, l’humanité du regard de RobertI ndermaur, frotté de tendresse. Rien chez lui de morbide ou d’un parti catastrophiste poussant tout au noir, comme si souvent aujourd’hui à grand renfort d’images apocalyptiques. S’il y a de la catastrophe dans les visions de Robert Indermaur, c’est que la catastrophe est bel est bien une composante majeure du XXe siècle et des lendemains du 11 septembre 2001, mais l’Apocalypse est autre chose.1924081163.jpg

     

             Le parc humain de Robert Indermaur relève à la fois de l’inventaire et du Magic Circus, où son imagination visuelle proliférante le dispute à une sorte de remémoration réaliste, onirique et poétique qui appelle, de notre part, un montage personnel.

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             Le cadrage et le montage, autant que les accessoires, les masques et tout un décorum où les jeux de la couleur sont également décisifs, ajoutent ce qu’on pourrait dire le climat d’étrangeté, proche parfois de l’angoisse, et la tonalité tout à fait particulière, tour à tour lyrique et comique, des visions de Robert Indermaur, leur mélange d’effroi et de féerie ressaisissant le mélange d’horreur et de splendeur de notre drôle de monde.

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  • Les temps de la vie

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    À propos de L'Amour d'une honnête femme d'Alice Munro

      

    1. Riches à crever

    L'amour fou d'un enfant est chose plus fréquente qu'on ne croit, délicat à traiter  en littérature. La Lolita de Nabokov n'en est pas du tout un bon exemple, car la nymphette n'est plus un enfant et le roman module le seul point de vue du pervers Humbert Humbert. La vraie passion  muette d'une petite fille est autre chose, dont nous trouvons l'évocation lancinante, mais nuancée, dans la première nouvelle, magnifique, de ce recueil datant de 1998 qui en contient huit, dont trois au moins d'une qualité exceptionnelle.

    Débarquant à l'aéroport de Toronto après avoir passé une année scolaire avec son père, Karin, onze ans, s'est grimée comme une "putain adulte" pour son retour auprès de sa mère, que sûrement elle choquera, tout en espérant en "jeter" aux yeux de Derek, l'ami de celle-là qu'elle est secrètement mortifiée de ne pas trouver à l'accueil.

    Avec une extrême finesse, et comme en sourdine , Alice Munro détaille la passion de Karin pour cet homme à la fois charmant et assez narcissique (il essaie d'écrire un livre, avec l'aide de la mère), qui ne se doute à peu près de rien, jusqu'au moment où la flamme de l'ado se déclare au propre, si l'on peut dire. Tout cela revu par delà les années, auxquelles a survécu le sentiment fondamental de solitude éprouvé par Karin.    

     

    2. Avant le changement

    Il y a eu, pour les femmes du XXe siècle, un avant et un après. Avant et après la pilule. Avant et après la décriminalisation de l'avortement. L'histoire de la jeune narratrice de cette nouvelle, évoquant l'entre-deux de l'avant et de l'après, est significative. Fille d'un médecin dont elle découvrira qu'il pratique la chose en secret, elle est fiancée à un Robin, aspirant pasteur bien propre de sa personne,  qui lui fait un enfant mais ne désire pas qu'elle le garde, ce qu'elle fait pourtant (le baby sera immédiatement adopté) à l'insu des deux hommes.

    Au fil des lettres qu'elle écrit à Robin, comme autant de rapports, l'on découvre une jeune femme en train de prendre son sort en mains entre deux lâches. Le père essayera d'acheter son silence avec une grosse somme, avant de rejoindre les "anges" qu'il a contribué à faire, et Robin sera quitte de toute honte (et probable rejet de sa communauté religieuse) vu que sa fiancée l'a protégé. Ce qui vaudra, à celle-ci, le droit légitime de faire sa vie sans lui.  

     

    3. Les enfants restent

    Les nouvelles d'Alice Munro ne ne se bornent pas à une littérature de "reflet" social ou psychologique, mais elles n'en sont pas moins très imprégnées par l'évolution des mentalités et des moeurs accentuée dans la deuxième moitié du XXe siècle, en Ontario comme partout.

    Dans cette nouvelle marquée par l'abandon abrupt d'un ménage apparemment heureux dont une jeune femme se rend coupable (comme en jugent évidemment les siens), il est question du malaise que Pauline, qui s'entend pourtant bien avec son prof de conjoint,  éprouve dans un entourage familial où les beaux-parents pèsent autant que les soins aux enfants. Impatiente de vivre une vie plus "à elle", elle se laisse entraîner par un théâtreux qui voit en elle l'idéale Eurydice d'un spectacle d'amateurs. Le gâchis sera total, surtout pour elle mais, des années après, ses enfants lui diront qu'ils ne la détestent pas, sans lui pardonner pour autant. Or qui pourrait dire si elle eût été plus aimée en restant ? That'sthe very question... 

    4. Le rêve de ma mère

     "There is always a starting point in reality", déclare Alice Munro, dont toutes les nouvelles se nourrissent de ses expériences personnelles, sans être jamais autobiographiques au premier degré - la fiction lui permettant d'accéder à une dimension plus universelle, laissant aussi plus de liberté à sa fantaisie imaginative et à son jeu sur les formes narratives. En l'occurrence, le "pacte narratif" est limite invraisemblable, puisque c'est une baby qui tient le crachoir, racontant la tyrannie implacable qu'elle a fait subir à sa mère dans ses premiers mois , lui préférant une tante à moitié dingue qui en a fait sa chose.

    Mais rien n'est invraisemblable dans la vie, et l'on comprend d'ailleurs que tout ce que raconte la fille lui a été confié par sa mère. Or c'est là du très grand Munro, qu'on imagine difficilement sous la plume d'un mec qui ne serait pas du niveau d'un, disons, Henry James...   

    5. Sauvez le moissonneur

    Les observations d'Alice Munro traitant des changements de mentalités et de comportements, dans la société contemporaine en voie de mondialisation, sont d'autant plus lucides et méritantes que la nouvelliste , comme un William Trevor, est issue d'un autre monde et fait figure aujourd'hui de vieille dame. À cet égard, les persiflages éhontés d'un Bret Easton Ellis, au lendemain de l'attribution du prix Nobel,  font bien vilaine figure de la part d'un auteur qu'on a taxé d'"enfant terrible", et dont l'oeuvre, intéressante au demeurant, n'a jamais atteint la richesse de notations sociologiques ou psychologiques, ni la vigueur ou la qualité d'empathie de la Canadienne. Le plus vieux des deux n'est pas celui qu'on croit, et le niveau déclinant des romans de Bret, de Zombies à Glamourama,est aussi là pour le prouver !

    Ce que prouve en revanche Sauvez le moissonneur, c'est qu'Alice Munro est capable de parler de toutes les générations avec la même équanimité. Ici, il s'agit du petit despotisme d'un enfant de sept ans qui impose ses caprices à son entourage, qu'il implique notamment dans un jeu vidéo confondant virtuel et réel. Dans l'atmosphère disloquée d'une famille de la middle class typique de l'époque, cet aperçu d'un chaos social et affectif qui englobe tous les âges pourrait intéresser l'auteur de Less than Zero ou Lunar Park, à supposer qu'il lise un jour une ligne d'Alice Munro qu'il juge avec sa  morgue d'auteur "culte" déchu. 

    6. Cortes Island

    Le mal est aussi présent dans l'oeuvre d'Alice Munro, sans connotation théologique (comme chez Flannery O'Connor) ni moralisante pour autant. Mais le mal n'en est pas moins là en l'occurrence, caché, secret, verrouillé, que la narratrice, qu'on appelle "la petite mariée", découvre à son corps défendant.

    L'histoire se passe dans une maison dont la jeune femme et son conjoint occupent l'entresol, incessamment surveillés par une harpie jouant les bourgeoises, qui aimerait "éduquer" la jeune femme selon son goût et se décharge, à un moment donné, de la surveillance de son impotent de mari, vieux malcontent qui se fait comprendre de la jeune femme par grognements ronchons. Or du feu couve là-dessous, qui finit par éclairer cette scène de la vie des mesquins d'une lueur à la fois lointaine et fantastique. On est au bord de la nouvelle noire... 

    7.  Jakarta

    L'expression du désir et du plaisir sexuels, en littérature, ou plus généralement de tout ce qui se rapporte aux relations physiques imprégnées de sentiments ou de sensualité polymorphe, est un des aspects les plus surprenants des Nouvelles d'Alice Munro, à qui rien de ce qui est pulsionnel ne semble étranger, sans que rien chez elle ne relève de la compulsion ostentatoire et moins encore de la jobardise.

    Dans cette nouvelle où, à une soirée genre "libérée", des adultes consentants s'ébattent en bord de plage, une femme , le temps d'une danse un peu lascive durant laquelle un homme la "baise" littéralement du regard, entrevoit ce que son jules régulier, excellent amant au demeurant, ne lui a jamais fait connaître. Mais ce n'est qu'un flash durant une soirée et la vie va passer, les uns vont changer vingt fois de partenaires et les autres vieilliront fort bien ensemble, et parfois les premiers croiseront la route des seconds, peut-être à Bali ou aux Maldives, peut-être tout à l'heure au coin de la rue ou peut-être jamais, sait-on ?

     

    8. L'amour d'une honnête femme

    Il faudrait plutôt traduire le tire de cette merveilleuse nouvelle, The Love of a good woman,par l'amour d'une femme bonne. De fait il s'agit là, sous la forme d'un véritable petit roman d'une exceptionnelle ingéniosité narrative, du portrait d'une femme dont la vocation et le bonheur consistent simplement à se mettre au service d'autrui, plus précisément en tant qu'aide soignante ou infirmière des plus mal lotis.

    Or cette âme pure , nullement bégueule ou soumise au demeurant, va se trouver confrontée à ce qui a tout l'air d'un crime, certes camouflé et peut-être inventé par une sorte de folle, mais le fait et le doute n'en sont pas moins là, qui font entrer dans sa vie ce qu'elle n'avait jamais conçu que de loin: le mal, que signifie un meurtre, fût-il peut-être accidentel.

    Là aussi on est au bord du "noir", mais la nouvelliste nous entraîne au-delà des spéculations conventionnelles à partir d'un fait divers, pour nous plonger dans les incertitudes de l'existence humaine, avec toutes les nuances de la vie réelle et sous l'éclairage sans cesse modifié du temps qui nous travaille.

     

    Alice Munro. L'amour d'une honnête femme. Points poche, 326p. 

  • Ceux qui se prennent de bec

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    Celui qui entre deux claques pique un bec à Rebecca / Celle qui répond du tac au tacle / Ceux qui ont toujours de la vaisselle neuve / Celui qui dit à la diva qu'il lui voit les os sous son bronzage à claire-voie et la gifle part / Celle qui dompte les gigolos de ses seuls regards de fer barbelé / Ceux qui se lancent des anathèmes comme à la belle époque des prophètes et de leurs meufs / Celui qui a réponse à tout-à-l'égout / Celle qui persifle et signe / Ceux qui se séduisent en se griffant / Celui qui se fait une manucure de sommeil / Celle qui fait péniche à part depuis que le mariner Lulo a viré debord / Ceux qui se la jouent Zabou Taylor et Richie Burton /   Celui qui pète plus haut que son culte / Celle qui n'avouera même pas son âge au fossoyeur / Ceux qui ont la sérénité des vieux amants / Celui qui n’a plus de jambes mais qui joue au Scrabble comme pas deux / Celle dont la fille benjamine a l’air d’avoir du retard à l’allumage mais qui répète qu’il n’y a pas le feu en aidant son enfant à bûcher sur ses travaux de physique quantique et d’épistémologie transversale / Celui  a plusieurs pères de rechange et trouve ça moins stressant finalement / Celui qui trouverait du bon même chez les Belges / Celle qui a toujours trouvé ses seins trop menus et qui n’en a pas moins fait carrière dans la police montée / Ceux qui résistent à tout sauf à la tentation de se quereller pour le bonheur de se recoller et ainsi de suite / Celui qui travaille à temps perdu / Celle qui s’engage à arrêter de fumer à la place de son fils pompier / Ceux qui ont le réflexe de ne jamais réfléchir / Celui qui ne s’est jamais habitué aux animaux domestiques de sa prochaine ex / Celle qui ne se doute pas qu’elle cite Nietzsche (un Allemand souffreteux) lorsqu’elle affirme que le singe est trop bon pour que l’homme en descende / Ceux qui se tuent pour ne pas savoir ce qui les attend / Celui qui se résigne à la honte d’avoir un beau-fils social-démocrate à la tessinoise / Celle qui s’est faite à l’idée de partager la couche d’un richissime avocat d’affaires à l’haleine fétide et vue sur le Monte Generoso /  Ceux qui disent bien connaître l’œuvre de Marcel Proust quoique pas personnellement, etc.

     

    Image : Philip Seelen

  • Mon buzz de 2012

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    Le 30 juillet 2012, voici ce que j'écrivais, après lecture des épreuves du livre que m'avait envoyées Bernard de Fallois, à propos du formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, qui parut le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. Un an après, le livre  a été vendu à 650.000 exemplaires dans sa seule version française, et 33 traductions de l'ouvrage sont en cours. La version allemande a été vendue à 70.000 exemplaires en deux semaines et les versions espagnole et italienne font également un tabac. Pour ceux qui, jaloux ou snobs, pensent que ce succès est essentiellement une affaire de marketing, l'on peut  rappeler que ce roman, initialement plébiscité par le public et le libraires, a été couronné par le Grand Prix du roman de l'Académie française et par le Prix Goncourt des lycéens.

     

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Pour autant, la publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus.

     

     

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     

     

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  

     

    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrez un roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une telle maîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

    Dicker8.gifJoël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.   

     

     

  • Jouvence de Courbet

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    Un pur joyau sur le première liste du Goncourt: La claire fontaine de David Bosc.

     

    Le grand art est parfois le plus bref, et telle est la première qualité de ce formidable petit livre: en à peine plus de 100 pages, David Bosc, quadra né à Carcassonne et Lausannois d'adoption (collaborateur d'édition chez Noir sur Blanc), concentre l'essentiel d'une destinée rocambolesque  et d'une oeuvre profuse qui ont déjà suscité moult gloses contradictoires. Or David Bosc fait mieux que de rivaliser avec les spécialistes: il y va de son seul verbe aigu, précis, charnel, sensible et pénétrant. Ce qui ne l'empêche pas de connaître son sujet à fond. Qu'il focalise certes sur les dernières années, du début de l'exil au bord du Léman (1874) à la mort du peintre (1877), mais avec de multiples retours: sur l'enfance à Ornans, la bohème et la gloire parisienne, la tragédie de la Commune et les "emmerdements" qui collent au cul de l'artiste révolutionnaire avec le remboursement de la colonne Vendôme renversée que l'Etat exige de lui.

    Courbet04.gif"Dès qu'il eut du poil au menton, les couilles en place et un bâton de marche, Courbet s'est avancé au milieu des vivants sans reconnaître à quiconque de pouvoir le toiser", écrit David Bosc. Communard, ami de Proudhon, il n'est d'ailleurs pas tant de ceux qui demandent la liberté comme un dû gratuit, mais voient en elle un devoir personnel à remplir.   En Suisse, les agents et autres autorités qu'il taxe, ivre,  de "chenoilles", font rapport  parce qu'il se baigne à poil à minuit, mais l'exilé y trouvera généralement bon accueil (il fait partie de la chorale de Vevey et prise les fêtes de gymnastique) et se montrera plus que reconnaissant. Après sa mort rabelaisienne, son ventre "comme un évent de baleine" mis en perce, on découvrira le dénuement dans lequel vivait ce grand vivant généreux en diable dont les coups d'épate n'étaient que pour la galerie.     

     

    Courbet05.jpgCôté peinture, secondé par quelques compères, Courbet peint en ces années des paysages à tour de bras, et du meilleur au pire. Le public parisien vomissait les pieds sales de ses femmes peintes et son ex-ami Baudelaire a décrié son réalisme noir, mais David Bosc relève qu' "il touche au miracle quand il descend dans le labyrinthe, quand il accepte de se mettre au pouvoir de la chose, de prêter le flanc à son mystère: en de tels moments, Courbet se laissait peindre par le lac en couleurs d'eau, en reflets d'or, il se faisait cracher le portrait par la forêt, barbouiller par la bête, aquareller par le vagin rose".

     

    L'apport majeur de La claire fontaine, à cet égard, est de situer le réalisme poétique de Courbet par rapport à Rembrandt ou Millet, notamment, en désignant ce qu'on pourrait dire son noyau secret: " Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s'égarer, peut-être, au risque surtout d'être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grant Tout".     

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    David Bosc. La claire fontaine. Verdier, 155p.

     

    Ce texte est à paraitre le 25 septembre dans le quotidien 24Heures.

  • Un poème de cinéma

    Roaux06.jpgLeft Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, est à découvrir ces prochains jours sur les écrans romands.

    L'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

    Roaux10.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers, plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    Roaux09.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Ceux qui ont de qui tenir

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    Celui qui se réclame d'une lignée de mercenaires riches mais heureusement ruinés / Celle qui a hérité d'un stand de tir et dressé sept garçons dont le dernier lui a fait perdre ses dernières dents / Ceux qui ont l'orgueil des descendants de lansquenets jaloux de leur indépendance / Celui qui offre un ourson à la détenue / Celle qui fait perdre leurs couleurs aux fleurs du balcon de sa voisine bantoue / Ceux qui on le cafard invasif / Celui qui cultive le plaisir aristocratique de déplaire / Celle qui ne se laisse pas intoxiquer par les obsédés de l'hygiène / Ceux qui se la jouent prolétaires au dam des ouvriers du camping se la jouant nouveaux riches / Celui qui se prend pour Renato Zero dans le car des pucelles / Celle qui chante Ramona sans nostalgie particulière /Ceux qui se reconnaissent par affinités sélectives / Celui qui flaire la vulgarité des parvenus pas forcément russes / Celle dont le compagnon lit Un été avec Montaigne tandis qu'elle fricote avec le commissaire Montalban / Ceux qui se ressemblent par leur manque de classe et s'assemblent donc pour médire ensemble / Celui qui réinvente chaque jour sa vie sans surprise / Celle qui est restée Gitanes sans filtre dans l'âme / Ceux qui chantent dans toutes les langues en s'en tenant à la mélodie / Celui qui a lu tout Sacha Guitry à l'époque où son prof le poussait plutôt vers la lecture de Jean-Sol Partre / Celle qui reprend la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy dans sa capite de San Rocco /Ceux qui traitent de couillonnes celles qu'ils aiment mais seulement en public / Celui qui trouve que le style de Jean-Philippe Toussaint bonifie chaque année ce qui épate de la part d'un Belge pour ainsi dire chauve / Celle qui se laisse emporter dans la nue de la prose de Nue qu'elle lit nue dans son bain moussant / Ceux qui ont gardé le sens du sacrifice sans en avoir le goût voyez-vous, etc.  

  • Les passions de Mary

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    Thomas Imbach revisite l'Histoire. Avec Mary Queen of Scots, le réalisateur lucernois propose un film historique aigu d'esprit et de forme flamboyante.

    Une belle équipe, emmenée par le fringant quinqua Thomas Imbach, présentait jeudi le deuxième long métrage de ce réalisateur considéré, par Carlo Chatrian, comme l'un des plus intéressants de la nouvelle génération. Egalement présentes sur scène: Camille Rutherford, qui incarne la reine d'Ecosse avec beaucoup de finesse et de fougue mêlées, et la réalisatrice Andrea Staka (Léopard d'or en 2006 avec Das Fraulein ) et productrice du film à l'enseigne d'Okofilm qu'elle co-dirige avec Imbach. Autre trait d'originalité: que cette coproduction franco-suisse soit parlée alternativement en anglais et en français, sur fond de décors en partie lémaniques, des intérieurs du château de  Chillon aux roides pentes de l'ubac savoyard...

    La saga shakespearienne de Marie Stuart, reine d'Ecosse mais héritière légitime des deux couronnes, qui a vécu une partie de sa vie en France avant de rallier l'Ecosse où ses amours l'ont déchirée entre catholicisme et protestantisme, relève de l'imbroglio. Pour simplifier celui-ci, Thomas Imbach s'est inspiré d'un roman de Stefan Zweig et, avec beaucoup d'astuce, a imaginé un conteur-marionnettiste (Mehdi Dehbi) qui "mime" les péripéties du drame en faisant parler les deux figures de Mary et d'Elizabeth, reine d'Angleterre de fait quoique moins légitime que sa "cousine". D'un bout à l'autre du film, la correspondance des deux femmes module un récit plus intimiste. Et pour le reste: flamboyant cinéma "historique" aux scènes stylisée (la production n'est pas richissime...), morceaux de bravoure épiques, magnifique images mêlant  côtes écossaises et landes vaudoises, bande son et musique non moins dégagées des poncifs du genre.

    L'essentiel du drame  se joue enfin entre les murs et les personnages du premier plan: en cadrages serrés, marqués par les chocs entre passions personnelles et luttes politiques ou religieuses, alliances et trahisons. La force du film tient à la galerie de portraits qu'il dégage autour de Mary (la très remarquable Camille Rutherford), de Lord Darnley (Aneurin Barnard) au comte de Bothwell (Sean Biggerstaff), notamment.     

    Locarno56.jpgBref, après quatre premiers films prospectant les multiples aspects de la réalité humaine, de la passion romantique selon  Lenz (2006) à l'autofiction de Day is done, (2011), en passant par I was a swiss banker, (2007) Thomas Imbach poursuit une oeuvre se jouant des genres et des formes à l'enseigne d'un vrai cinéma d'auteur.

     

      

     

     

     

     

  • En mémoire de Mrozek

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    L’écrivain et dessinateur polonais Slawomir Mrozek s’est éteint le 15 août à Nice, à l’âge de 83 ans. Se sachant gravement malade, il avait choisi la Riviera française, il y a plus de dix ans de ça, pour y vivre ses dernières années, après un long exil en Europe occidentale puis au Mexique. De Laurent Terzieff, à Antoine Bourseiller ou Roger Blin, en France, et au Théâtre Kléber-Méleau de Lausanne, grâce à la fidèle passion de Philippe Mentha, son oeuvre de dramaturge-satiriste avait été bien défendue dans l'aire francophone. Ses Oeuvres complètes en français ont paru aux éditions Noir sur Blanc, à Lausanne et Paris. 

     

    Mrozek03.jpgNé le 29 juin 1930 à Borzecin, près de Cracovie, Slawomir Mrozek avait commencé par donner des dessins satiriques dans quelques journaux d’opposition dès l’âge de vingt ans. Il avait entrepris une série d’études, entre Beaux-Arts et Littératures ou Langues orientales, qu’il n’avait jamais menées à bien. Non qu'il fût un dilettante frivole. Mais à cette époque, dans ce pays, c’est le seul moyen d‘échapper à l’armée et à l’idéologie soviétique. Entrée en littérature avec de brèves nouvelles, le jeune Mrozek se fit connaître en Pologne par ses fables absurdes et caustiques,bien dans la tradition du cabaret polonais d'opposition - notamment à Cracovie. Il fut un temps, en Pologne où l’on disait : « C’est du Mrozek », comme nous disons : « C’est du Kafka ». Par la suite, il comprit ce que le théâtre lui offrait un  espace de résistance dans toute l’Europe de l’Est. Son oeuvre dramatique a été jouée dans le monde entier. 

     

     

    Une rencontre avec Slawomir Mrozek, en avril 2003.

    Slawomir Mrozek n'a rien à dire. Ce n'est pas moi qui ai la muflerie de le constater: c'est lui qui l'affirme avec un demi-sourire qui indique une éventuelle nuance. Trois quarts d'heure après un entretien qui eût fort bien pu se passer dans un agréable silence ponctué de chants d'oiseaux et de vrombissements d'avions...

    Le maître polonais du «théâtre de l'absurde et de l'humour sur fond de désespoir», comme l'étiquettent volontiers les dictionnaires, ne joue pas de coquetterie en s'excusant de ne pas se prêter plus complaisamment au jeu standardisé de l'interview: il demeure fidèle à une ligne constante de son cheminement humain et de son oeuvre, qui l'a fait refuser (puis subvertir, au théâtre et dans ses nouvelles) la fausse parole de l'idéologie ou des conventions vides de sens, entre autres jeux de marionnettes. De cet exilé au long cours revenu à Cracovie où il vit désormais, il me semblait intéressant de recueillir, en premier lieu, l'impression que lui fait actuellement son pays.

    Or sa première «esquive» dit à la fois son scrupule de ne pas donner dans les généralités et son souci de préciser sa position personnelle, liée à une expérience effectivement différente de celle de ses pairs restés au pays ou de ses concitoyens.«De l'état actuel de la Pologne, explique Slawomir Mrozek, je ne suis pas habilité à parler. J'ai vécu trente-trois ans en Italie, en France et au Mexique, et je suis rentré à demi-étranger. Pas plus que je ne suis tenté de revenir sur un passé qui m'a écoeuré et poussé à partir, je ne puis parler du présent ou des dernières décennies décisives pour la Pologne, de la fin des années 1970 à nos jours. En ce qui concerne ma situation personnelle, disons que je suis rentré chez moi à l'âge où il est bon d'y rester. J'ai eu la chance d'être très bien accueilli par mes compatriotes.»

    Cet accueil, il faut le préciser, n'est que la conséquence d'une relation forte nouée dès la première pièce de Mrozek, La police (1954), avec le public polonais. Faisant partie de ces auteurs qui ont résolu de s'exprimer parce qu'ils estiment leur patrie en danger, Slawomir Mrozek a lutté contre la dictature communiste en humoriste venu au théâtre par la satire (textes courts et dessins), avant de brasser plus large et plus profond, comme en témoignent au moins deux chefs-d'oeuvre du théâtre contemporain, Tango et Les émigrés. Complètement interdite entre 1968 et 1972, et souvent en butte à des tracasseries proportionnées à sa popularité (on autorisait par exemple ses pièces, tout en annonçant au public une carence de billets), l'oeuvre de Mrozek ne saurait être limitée à sa dimension politique.«Il n'y a que durant ce que les Occidentaux ont appelé l'«état de guerre» que j'ai publié, dans la revue Kultura (éditée à Paris mais constituant un phare de l'intelligentsia polonaise), des textes explicitement politiques. Même si je me sentais le devoir d'intervenir, cette forme de réaction ne me plaisait pas. Réagir contre la violence par des cris d'indignation ne m'a jamais paru suffisant ni intéressant.»De fait, tant les nouvelles que le théâtre de Slawomir Mrozek «travaillent» la substance du langage et des situations humaines avec une puissance révélatrice qui va bien au-delà du discours politicien ou journalistique.

    Son humour est celui d'un formidable médium de la comédie humaine, qui ne lutte pas pour un «isme» contre un autre. Issu de la génération Staline, dont il a magnifiquement incarné les affres dans Le portrait (notamment avec le personnage du stalinien délateur torturé par le remords), Slawomir Mrozek considère, aujourd'hui, que l'acte décisif de sa vie d'homme et d'écrivain a été celui de quitter son pays. «Cela m'a sauvé. Je suis sûr que si je n'avais pas émigré et que j'avais vécu ces trente-trois années sous la dictature, j'en serais sorti déformé...»

    Les OEuvres complètes de Slawomir Mrozek sont publiées aux Editions Noir sur Blanc. Certains recueils de nouvelles importants, comme L'Eléphant, Les Porte-plume ou La Vie est difficile, ont paru chez Albin Michel.

     

     

  • Tribu de la douceur

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    L'ÎLE AU TRESOR - Un jour Dimitri m'a parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges. Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

    NOTRE TRIBU. - Cette nouvelle année je serai de la tribu de mes femmes, de nos filles et de leurs jules, de ma bonne amie plus que jamais, de son frère et de nos anges gardiens. Cette année nous serons les gardiens de notre paix. Cette année nous nous battrons contre toute ingérence étrangère ou familière faisant obstacle à la douceur. Cette année nous trouvera sur tous les fronts de la guerre à la guerre. Cette année nous inspirera le mot d'ordre de destruction massive de toute forme de destruction.  Cette année nous verra plus que jamais faire pièce aux éteignoirs Cette année sera celle de l'éternelle renaissance de la Lumière. Cette année sera celle de l'enfance à venir...

                                                                                            (À La Désirade, ce 1er janvier 2013)

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui a connu ce qu'on peut dire toute la tendresse du monde en serrant l'enfant contre elle pour la première fois / Ceux qui à la naissance de l'enfant ont acquis une nouvelle douceur, etc. 

      

    Zap001.pngUNE JOIE PARTAGEE. - L'arrivée, il y a quelque temps, du roman de Maxou que j'ai été le premier à lire, l'an passé, à l'état de magma, et qui a été formidablement amélioré par ce garçon dont j'ai parfois douté de la détermination, le rudoyant à proportion de mon affection quasi filiale, a été l'une de mes grandes joies de ce tournant d'année, et je suis maintenant convaincu que tout ce que j'ai pressenti chez le lascar, également bien perçu par les dames de Zoé, lesquelles l'ont accueilli et coaché de la plus remarquable façon - à commencer par la très finement attentionnée Nadine Tremblay, puis avec le soutien sans faille de Caroline Coutau, et même de Marylse Pietri la retraitée acquise de longue date à la cause africaine et veillant au grain dans son coin - méritait absolument notre attention, d'autant que les qualités de coeur et de conteur que j'ai relevées chez le Bantou dès L'Enfant du miracle, ont préludé pour moi à la découverte, au fil des mois, d'un être de vif-argent sensible et d'une belle personne digne de sa mère. Je n'ai donc pas eu à me forcer pour écrire, dans  les colonnes de 24 Heures, ce que je crois un beau papier et qui dit juste ce qui est, comme c'est.      

                                                                (À La Désirade, ce 20 janvier)

     

     Maxou24.jpgL'AMOUR FOU DU BANTOU. - Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source sûre-sûre, émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise.

    Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous.

     

    De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère.

    Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

     

    ZieglerFils.jpgAUX CHEMINOTS. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"

    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...                  

     

    P1020937.JPGDE LA FILIATION. -  Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.  Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...

     

    Maxou22.jpgNÈGRES BLANCS. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages. Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, laquelle a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean, ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...

                                                                                                 ( À La Désirade, ce 26 janvier)

     

     

    Celui qui ne sait pas qu’il ne passera pas l’hiver nucléaire / Celle qui se désabonne de ses revues de déco en apprenant que la Fin du monde est proche / Ceux qui perdent la tête au point de se faire sauter la cervelle, etc. 

     

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Les mendiants de Samarcande

    Samarcande01.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore. Les nouveaux tenanciers sont une fille d'artiste au prénom de chasseresse, vive et rayonnante,  et le chef un géant Alsacien fils de forgeron d'art spécialisé dans les oiseaux de fer et les locomotives anciennes. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen - sans oublier les aquarelles et gravures de la même sûreté de choix aux murs de bois. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

    Or, non moins extraordinaire est ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées. Et là non plus je n'exagère pas: vraiment hors de l'ordinaire par le rythme sans faille de chaque phrase et les fenêtres qu'il ouvre à chaque page sur un peu tout. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

      

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple cette page: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     LIMONOV. - La première fois  que je l'avais abordé, j'avais passé à côté de ce livre non moins extraordinaire. J'en avais lu une vingtaine de pages et m'étais dit: à quoi bon s'intéresser à ce sale type ? Pourtant j'avais aimé Le poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté, bien avant qu'il ne se la pète à Sarajevo. Je n'étais pas dupe du mariole, dont les provocations me faisaient penser à Zinoviev. Je sentais que son extravagance cachait une révolte plus pure que la pureté des belles âmes occidentales, comme le montre généreusement Emanuel Carrère. Et je suis revenu à celui-ci à l'incitation de Jean-Michel Olivier, et cette fois j'ai croché pour découvrir le portrait composite, contradictoire et cohérent à la fois, de ce personnage de forcené aux tribulations de grand fauve humain. Et toute son époque, de Staline aux frappes friquées.

    À la fin du livre qui lui est consacré, Limonov dit à Emmanuel Carrère qu'il rêve, finalement, de cités asiatiques genre Samarcande dont les mendiants, à l'ombre des mosquées, sont des loques et des rois. Tout au long de sa chronique, Emanuel Carrère oppose, à la violence de son protagoniste, une attitude qu'il résume lui-même en un mot à la fois vague et précis: christianisme, qu'on prendra comme on voudra. Moi je le prends comme une forme de douceur et de fraternité, que je retrouve chez Philippe Rahmy face à la face sans face du communisme chinois ou de l'arrogance et de la fuite en avant des tours de Shangai, devant lesquelles on baissera simplement les yeux, comme les mendiants de Samarcande, pour voir vivre la vie...          

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table ronde. À paraître le 5 septembre.

    Emanuel Carrètre. Limonov. P.O.L.

  • La révérence de Cocteau

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    Variations cingriesques (4)

     

     En date du 4 août 1954, à Saint-Jean Cap Ferrat, Jean Cocteau écrivait ceci dans son Journal: "Ce matin j'avais un terrible malaise inexplicable. Une lettre de Jean Denoël m'annonce la mort de Charles-Albert Cingria". Et le même jour Cocteau écrivait à Jean Paulhan, ami et premier défenseur de Cingria à la N.R.F.: "J'étais en train d'écrire et je reçois sur la tête la mort de Colette et de Charles-Albert. Je ne peux continuer et je vous embrasse".

     

    L'émotion perceptible de Cocteau pourrait étonner qui se rappelle la férocité de Cingria à son égard, une trentaine d'années plus tôt, mais le temps avait passé, les deux écrivains avaient également évolué, s'étaient rencontrés et appréciés, notamment par le truchement de Max Jacob et Florence Gould, et Charles-Albert avait acquis chez Gallimard, en tout cas dans la baronnie de Jean Paulhan, un statut de grand écrivain dont témoigne l'éclatante Couronne de Charles-Albert Cingria publiée par la Nouvelle Revue Française en mars 1955, rassemblant les signatures prestigieuses de Claudel, Jouhandeau, Mandiargues, Stravinsky, etc.

    Cocteau04.jpgEt voici ce qu'y écrivait Jean Cocteau sous le titre d'  Un feu Saint-Elme: "Charles-Albert Cingria était un feu Saint-Elme, une phosphorescence qui court. Son admirable langue ne me représentait pas un style, mais une démarche. Je n'imagine rien de plus libre dans les promenades mystérieuses de l'esprit. Et le coeur ! Il l'avait grave et ne le prodiguait pas. S'il le donnait, il le donnait et ce don ne protégeait pas de sa malice qui était extrême et dont il visait sa victime en fermant un oeil.

    Max Jacob m'écrivait un jour: Charles-Albert joue de l'harmonium dans la chapelle et il pédale aux pentes. Je le voyais pédaler, se promener "en harmonium" à travers la musique, touriste infatigable des routes inconnues".

     

    À propos de Jean Cocteau, on peut découvrir ces jours un livre merveilleusement pertinent et pénétrant dans son approche de la littérature, des écrivains et des êtres, intitulé Proust contre Cocteau, signé Claude Arnaud et paru chez Grasset.

    À Claude Arnaud on devait déjà la bio référentielle de Jean Cocteau (Gallimard, 2003), et c'est donc en connaisseur parfait qu'il détaille, après deux portraits admirables, les relations entretenues à travers les années par les deux chers amis-rivaux: deux génies littéraires d'inégale ampleur certes, mais comparables à de multiples égards (les mères, le mimétisme social, le révélateur de la souffrance, notamment) et rejouant à leur façon la fable du lièvre et de la tortue, avec un Proust qui cannibalise littérairement son cadet après avoir piétiné dans son ombre étincelante, et un Cocteau longtemps victime de son brillant et de sa générosité, dont l'oeuvre a fini par rejoindre celle de Proust à la Pléiade...

     

     

  • Haute lice de Cingria

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    Le troisième volume  (Tome V) des nouvelles Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître, offrant plus de 1000 pages de Propos aux digressions étourdissantes

     

    C'est avec une joie féroce qu'on accueille ces jours la parution du troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert CIngria, représentant plus exactement le cinquième tome de l'ensemble, intitulé Propos 1, prêt à l'édition avant les deux qui précèdent.

     

    Cingria03.gifJoie, parce que joie tout simplement, découlant de l'allégresse propre au chant du monde que représente l'oeuvre de Charles-Albert. Et féroce, en consonance toute pareille avec la vivacité et parfois la virulence de ces textes souvent brefs, disséminés par l'écrivain, en quête perpétuelle de moyens de subsistance, dans une kyrielle de revues (à commencer par la Nouvelle Revue Française, grâce à son ami et fidèle défenseur Jean Paulhan), journaux de toutes tailles et tendances, jusqu'à ses fameuses Petites Feuilles ou au bulletin d'information de la firme de vente de vêtements par correspondance Charles Veillon, combinant joliment publicité et littérature, où Cingria se prononcera notamment sur la manière d'habiller l'enfant ("du marin, du marin, rien que du marin !")...

    Le présent volume, dont l'établissement des textes, leur présentation et les notes ont mobilisé les soins d'une douzaine de cingriologues plus ou moins ferrés, sous la responsabilité coordinatrice de Maryke de Courten , se trouve également introduit par les soins de la même diligente vestale, sous le titre annonçant judicieusement Une chronique totale.

     

    On passera comme chatte sous eau froide à la lecture de quelques phrases pesant leur poids de pédantisme professoral ("Le parti pris d'une distribution poétique ou thématique, aisément justifiable du point de vue de l'organisation des masses textuelles, reste certes discutable au regard de l'hybridité et de la perméabilité des formes que revêt l'écriture littéraire, en particulier celle de Cingria"...) pour relever d'excellentes observations sur le nouvel éclairage, par relation "de complémentarité", que propose cette nouvelle édition non chronologique réorganisée par thèmes et affinités, ou en éclairant plus précisément l'écriture même de Charles-Albert en son "principe de libre fantaisie, de foisonnement et d'exubérance".

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée, et rompant avec l'opinion de courte vue selon laquelle Cingria, contempteur d'un certain modernisme, serait une sorte de baroque réactionnaire, Daniel Maggetti, dans sa présentation de la première grande section intitulée Esthétique générale, développe une réflexion très pertinente sur les rapports entretenus par Charles-Albert avec le Temps en général et l'actualité en particulier. À l'opposé de ceux qui privilégient le temps linéaire ou le présent porteur de nouveauté et de progrès, Cingria, qui affirmera que le temps "n'existe pas", illustre une position à la fois "antique" et primesautière pour laquelle, précise Daniel Maggetti, la " valorisation du passé n'est ni immobilisme ni fétichisation. Elle repose plutôt sur le sentiment d'une réappropriation et d'une redécouverte constante de ce qui, de l'histoire, demeure utile et vivant dans la société et le contexte d'aujourd'hui".

     

    Les premiers textes de cette première partie exposent illico, d'ailleurs, l'idée que se fait Cingria de ce qui est réellement moderne à ses yeux et de ce qu'est la tendance à "vouloir être moderne", avec tous les pièges de la mode fugitive, d'une progressisme de façade ou de toutes les formes de snobisme et autres postures  "à la page". Un autre concept important, forgé et souvent repris par Charles-Albert et son frère Alexandre, est celui de "nordisme", englobant ce qu'on dirait aujourd'hui les façons New Age et qui se caractérisait, dans la première moitié du XXe siècle, par les affectations de spiritualité fumeuse (genre théosophie de tea-room ou langue espéranto) ou de modes plus ou moins artificielles ou frelatées selon lui.   

    Or comment situer Charles-Albert Cingria ? Comment se situe-t-il lui-même ? D'aucuns l'ont classé à l'extrême-droite parce que dans sa vingtaine, sous l'influence de son frère aîné Alexandre, il professait une sorte de maurrasisme esthétique ("Je suis Romain, je suis humain", ce genre de lubies d'époque), mais aucune étiquette politique ne lui convient à vrai dire, pas plus qu'à Max Jacob son ami ou  à Cendrars son ennemi. Question religion, il est évidement catholique, autant à la byzantine qu'à la manière accueillante d'un Chesterton, avec des affinités dans la Chine de Tchouang-tseu et dans l'islam mystique, mais  tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est un noyau à la fois ontologique et poétique qu'il a évoqué, merveilleusement, dans Le Canal exutoire, l'un de ses textes les plus inspirés et les plus explicites sur son être-au-monde. Pour l'essentiel, Charles-Albert est un poète, comme Jean Genet ou Jacques Audiberti sont des poètes- grandssourciers et sorciers de la langue et de l'intelligence du monde.

     

    "Cingria demeure libre de ne pas aborder de manière fondamentale des sujets lourds de sens, comme le nazisme, la collaboration, le régime de Vichy", écrit Maryke de Courten. Mais de quoi parle-t-il alors "de manière fondamentale" ? Je dirai qu'il parle d'un peu tout, mais comme personne. Jean Paulhan l'écrivait d'ailleurs: "Charles-Albert disait il pleut comme personne".

     

    Cingria13.JPGOr ces Propos,cela va sans dire, ne se bornent pas à l'évocation de la pluie. Ces Propos constituent une haute lice verbale que Jacques Chessex comparait à "une vaste tenture tissés de fils riches et colorés - travail interrompu, repris amoureusement, travail abandonné encore pour cent pérégrinations, mais l'artiste toujours revient à son ouvrage qui s'étend maintenant sous nos yeux, somptueux, frais, vigoureux, chef-d'oeuvre où domine la pourpre cardinalice, l'or byzantin, le vert des prairies burgondes, le jaune rosé saharien, le bleu des ciels rhénans, le gris argenté des roseaux du Rhône."

    Cette édition propose une nouvelle répartition des textes, que je propose à la fois de suivre, dans la mesure où certains thèmes regroupés facilitent en effet une meilleure synthèse, mais aussi de bousculer par une lecture en zigzags correspondant au coq-à-l'âne incessant de l'écriture cingriesque. On lit ainsi vingt pages sur le "Vouloir être moderne", puis on   saute à un portrait carabiné de Léautaud en tortue broutant sa salade, on assiste à la rencontre de Ramuz et Max Jacob puis on file lire Ubu cocu ou La vie des crapauds de Jean Rostand, on rencontre Marcel Jouhandeau, Jean Lurçat qui "peint avec des phares", on va voir Mickey Mouse au cinématographe ou Le voleur de Bagdad, ainsi de suite.

     

    On n'est pas toujours, ici, à la pointe du génie poétique de Cingria, qui fulgure dans ses proses le plus pures, quasi "sans sujets", du genre d'Enveloppes. Mais on est ici dans une prodigieuse incitation à la définition et à la discussion, voire à la dispute - au partage des opinions et des passions. On y grappillerait tous les jours. C'est d'ailleurs tous les jours que j'en ferai mon miel cet été...

     

    (À Suivre...)

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes. Propos 1. Tome cinquième. L'Age d'Homme, 1095p.     

  • Lumière de La petite moureuse

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    Il n'est pas vrai, ce que prétendent certains chagrins, que la Qualité n'est plus ce qu'elle était, pas vrai du tout que les gens de qualité soient en voie d'extinction. La preuve est là sous mes yeux bien imprimée sur papier Daunendruck, bien réalisée par le maître-artisanNicolas Chabloz à la Tour-de-Peilz - donc juste à l'aplomb de nos fenêtre, au bord du lac, un funiculaire plus bas -, bien éditée par la maison Samizdat dont le nom rappelle que l'interdiction de publier ou d'écrire ou de penser ou de respirer peut être - doit être enfreinte afin que se manifeste, précisément, la Qualité.

     

    Je parle de La petite moureuse, dont j'ai repris hier tard la lecture au retour d'une soirée de qualité avec mon filleul Léo, fils de mon ami de jeunesse Reynald qui s'est tué au Mont Dolent le 15 août 1985, quand le garçon avait huit ans, Vanessa sa jeune épouse et leur premier enfant Nata d'un mois, Hélène la veuve de Reynald et marraine de notre Sophie aînée, ces jours à Osaka, tandis que Julie affronte les émotions d'un camp de réfugiés à la frontière birmane, plus ma bonne amie qui a tout partagé, plus tous nos souvenirs communs reflués, de Mai 68 au récit par Léo de son ascension du Piz Badile ou de l'accouchement de Vanessa qu'elle compare à un marathon...  

    Or La petite moureuse est tissée de ces mêmes fils tout simples et bons, même quand ça fait mal, vu que la vie fait mal de naissance, comme c'est écrit là: "Je suis près d'adopter, j'adopte - de jour en jour - de plus en plus - la profondeur des champs et des chemins". C'est une vieille histoire que celle des champs et des chemins. Et la petite moureuse se demande alors, comme dans un haïku: ""Qu'ont de différent les champs et ceux de mon enfance - sinon que là-bas peut-être ils n'existent plus".

     

    Le titre complet de ce livre est La petite moureuse qui nous meurt lentement. Et c'est vrai que lentement et sûrement elle nous meurt non sans distiller de vives graines de vie essentielle dont nous faisons aussi notre bien. Par exemple elle écrit: "Le silence du matin n'est pas le silence du soir tiède", ou "Le silence en pleins champs n'est pas le silence dans le village", inscrivant ensuite ce sentiment du silence dans son temps propre: " Minutes de silence / Heures de minutes de silence".

    Pour Yves Berger et Alexandre Loye, qui signent l'introduction, ayant connu la prof de dessins aux Beaux-Arts de Genève, elle était Madame Grosclaude, Thérèse Houyoux de son nom d'artiste, né en Belgique en 1940. Or la petite moureuse a fini son job de vivre en juillet 2011, ses cahiers se trouvant déjà, fort heureusement, dans les mains accueillantes de Denise Mützenberg à laquelle elle avait écrit après leur rencontre et en début d'amitié: "Oserais-je le dire ? ma pudeur trouverait sa satisfaction dans une édition posthume !"

     

    Therese01.jpgComme on se l'imagine, la vie d'une petite moureuse  n'est pas tous les jours dimanche ou Byzance, mais elle fait crânement avec, et ses mots, s'ils laissent parfois filtrer le cri ou l'y en a marre ("Et je vois que je n'ai pas su jusqu'à ce jour ce que c'est que la fatigue du corps"), n'en subliment pas moins le côté dégueu de la maladie, tout en notant son côté fade et crade et l'effroi de l'hôpital quand tout soudain le silence se déchire sous les pales de l'hélico: "Sa charge de malheur, son fardeau de chair meurtrie et d'os broyés" puis, l'hosto après le départ: "Quelques chose de surdimensionné, de glacial. Automatisme - drame humain, sans aucun signe de présence humaine. Digne de Hopper".

    La petite moureuse écrit vers la fin: "Couchée, j'étais étreinte d'un tel poids de fatigue que j'ai cru la mort étendue sur moi, de tout son corps". Mais on est là très loin des gémissements de ressentiment d'un Fritz Zorn, tant la vie reste ici présente à tout instant, champs et chemins, gens et bouquins distillant non tant le gai mourir que le savoir vivre jusqu'à pouvoir dire: "Je n'ai plus de vie à perdre"...

     

    Ainsi est-ce finalement un récit des derniers jours, faisant pendant pointilliste à celui de Christiane Singer  (Derniers fragments d'un long voyage), que La petite moureuse qui nous meurt lentement rassemblant les notes de Thérèse Houyoux d'octobre 2007 à octobre 2009, suivie de Sommeil de la petite moureuse, d'octobre 2009 à 2011.

    En fin de volume, Denise Mützenberg raconte comment elle a reçu une première enveloppe, comment l'immédiat projet d'édition a été repoussé pour cause de programme en cours, comment Thérèse s'est impatientée avant de comprendre que le livre se ferait vraiment mais après sa mort, comme elle le souhaitait.  

     

    Therese03.jpgLa Qualité est partout dans ce livre, orné de quelques-uns - trop peu à mon goût -, des milliers de dessins de l'artiste: mains, fleurs, têtes évoquant les êtres limbaires de Zoran Music. "Tu ne mourras pas !" lui écrit son amie Geneviève, "tu ne mourras jamais, tu es déjà éternelle à l'intérieur de moi". Et c'est aussi, sans avoir connu dame Grosclaude, ce qu'on se dit en lisant ce livre dans les blancs duquel on peut écrire ce qu'on ressent au même moment.

    La petite moureuse écrit donc: "Et maintenant que faire de tout ce temps... si court !"  Alors je note: "Aujourd'hui faucher l'herbe de la prairie d'en bas et reporter les corrections de Patrick sur le fichier de Mémoire des anges". Ou la petite moureuse encore: "Je suis dès aujourd'hui attachée, comme une chèvre à son pieu, à un goutte-à-goutte". Et je note encore: trouver enfin une place à la chèvre gravée de Pietro Sarto. La petite moureuse encore: "Je désirais mourir et m'émerveillais de la douceur de ce désir". Et son amie Denise Mützenberg dans son final Récit d'une offrande: " Le journal d'une femme qui marche à travers la campagne, dessine et "berce la mort sur ses genoux". Une voix retenue, contenue. J'ai envie de dire: "lumineuse". Et d'emblée en moi le désir de dire oui"...  

     (À La Désirade, ce 27 juillet 2013)

     Thérèse Houyoux. La petite moureuse. Samizdat, 159p.

  • Le temps de la poésie

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     François Debluë reçoit, ce samedi 5 octobre à Ropraz, le Prix Edouard-Rod pour l'ensemble de son œuvre..

    En Suisse romande, le nom de François Debluë, autant que celui de son oncle Henri, est associé pour le grand public à la Fête des Vignerons. Henri Debluë, lettré vaudois à faconde,  signa le livret de l’édition quasi mythique de 1977. Son neveu François, plus discret et secret, lui fut pourtant un digne successeur en 1999. Mais l’auteur des Saisons d’Arlevin n’aime point trop être confiné dans ce seul rôle, pas plus qu’on ne l’imagine se «ranger» au lendemain de sa retraite de quelque trente-sept ans d’enseignement, alors qu’il vient de publier deux nouveaux livres et qu’il débarque d’un séjour en Chine où il était convié à la sortie de la traduction de sa Conversation avec Rembrandt.

     « Vertigineux ! », s’exclame-t-il. «Voilà le mot qui m’est venu à l’esprit et que je me suis gardé de dire tout haut, durant ce voyage trop bref mais si dense et intense, où il m’a semblé vivre deux temps à la fois : celui de la Chine immémoriale et celui du géant qui se réveille la tête couverte de grues… »

     

    Le Temps, le Temps qui nous traverse et nous relie à nos origines, tout en marquant la borne ultime de notre fin : tel est le thème majeur qui court à travers tous les livres de François Debluë, d’un premier recueil intitulé Travail du Temps à son dernier ouvrage, De la mort prochaine, tout pétri d’une méditation sur la fuite et les traces du Temps, sublimée par la musique des mots.

    La musique est d’ailleurs une des autres constantes de la vie et des œuvres de François Debluë, fils d’un musicien d’orchestre et pour ainsi dire « né dans un violon ». Tôt initié à l’instrument, ensuite  emmené aux répétitions de l’Orchestre de Chambre de Lausanne où son père jouait, l’enfant aura compensé certain manque affectif, lié à l’indifférence puis à l’absence de la mère, par la musique et la rêverie. De la même façon, la lecture palliera ce « peu d’enfance » qu’il évoque avec une ombre dans le regard. « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents », relève-t-il. Et dans les grandes largeurs puisque, à la prime adolescence, il se plonge dans La Guerre et la Paix de Tolstoï.

     « C’est tout un monde qui s’est alors ouvert à moi, avec cette terre russe qu’il me semblait fouler au milieu de personnages réels », se rappelle le prof de littérature, en précisant aussitôt : « Mais il y avait aussi Tintin et Mark Twain ! » Et sur les autres grandes figures qui l’ont accompagné en ses jeunes années : «Le Rousseau des Rêveries a beaucoup compté pour moi, et cela durant toute ma vie d’enseignant, de même que Dostoïevski, dont j’ai souvent parlé avec Georges Haldas des années plus tard».

     De Georges Haldas, mentor et ami sans pareil, rencontré en 1968 et resté le plus proche de ses pairs écrivains, avec Jean Vuilleumier, François Debluë apprit la mort à Vienne, à son retour de Chine où il dit avoir été réveillé, la veille, par un cauchemar prémonitoire. « C’est une page personnelle importante qui se tourne, et cette immense présence qu’il représentait laisse un grand vide, mais ses livres restent, sans compter tant et tant de souvenirs». 

    Or, s’il y a de la mélancolie chez François Debluë, comme en témoignent les pages magnifiques de De la mort prochaine, le poète d’Arlevin, sensible à la lumière du monde, voire dionysiaque dans sa poésie, très attentif à la vérité profonde des mythes constituant notre culture, est aussi un humoriste étrange et un peu fou, d’une originalité souvent inaperçue dans la tournure du personnage aimablement vaudois, homme de lettre patelin qu’on imagine en sages savates en son logis de Rivaz, ou devisant en quelque cercle littéraire.

    Enfin, un Debluë peut en cacher un autre, et nous ne parlons pas de son oncle Henri, autre mentor de sa jeunesse, mais de son double kafkaïen : du romancier singulier de Troubles fêtes, détournant une commémoration solennelle et creuse pour mieux sonder la mémoire collective, comme le bon génie d’Arlevin, avec l’aide des dieux lutins,  a défié le folklore éculé sur son propre terrain. Alors, méfiez-vous du sourire en coin de l’auteur de Fausses pistes, et tenez-le vous pour dit : « Ce que vous direz de lui sera toujours faux par cela même que c’est vous qui le direz »…

     

     François Debluë: « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents »

     

  • Anges de Facebook

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    De la réalité messagère.

    Je les tague et ils me répondent: j'aime. Telle est la nouvelle réalité messagère. Par exemple je tague Gilda tous les jours et elle me répond tous les jours: j'aime. Mais qui est Gilda ? Gilda est une jouvencelle octogénaire russophone et lettrée comptant au nombre de mes 3215 amis  de Facebook. Je la connais à peine mais je l'aime bien comme je crois qu'elle m'aime bien. J'aime bien aussi mes deux Anne-Marie, qui sont de plus anciennes complices: la gauchiste des rues de Lausanne et la rêveuse du bocage poitevin. Nous commençons à faire vieux couple à trois, mais jamais elles ne m'ont fait de scène. D'autres en revanche  m'ont lâché, ou fâché, ou ne lèvent plus le pouce. Nul n'y est évidemment obligé.

    François, par exemple, qui est un des plus anciens de mes amis sur Facebook, à qui même je dois de m'être logué (ce vocabulaire !) après qu'il me l'eut recommandé, lève rarement le pouce. Je le sais pourtant attentif: il lit en tout cas mes listes, qu'il a même publiées en recueil dans l'édition numérique qu'il dirige avec toute une équipe. Le fait est rare, mais nous nous sommes rencontrés une fois en 3D, à Lausanne, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. De la même façon, j'ai rencontré l'automne dernier mon cher compère Bona à Sheffield, que je connais depuis 2005 par nos blogs et qui, je m'en inquiète, ne lève guère le pouce ces jours. Mais il faut dire que je vais rarement sur son profil Facebook, de même que je ne suis les écrits de François que sur son site rabelaisien. Je dois n'avoir levé le pouce que deux ou trois fois sur son mur, mais j'en connais qui ne lèvent jamais le leur sur le mien, à commencer par ma bonne amie qui me dit tant et plus qu'elle m'aime, en 3D, sans me gratifier, ou presque jamais,  du moindre j'm virtuel. D'autres de mes proches, voire très proches, se manifestent par la même façon de ne pas se manifester: nous nous aimons quand même, sans lever le pouce...

     

    Angelo.jpgTout cela pourrait sembler "limite débile", pour user du volapück actuel, et je le pensais d'ailleurs avant de me loguer sur Facebook, mais l'exercice quotidien de la chose, qui n'est pour moi que la prolongation de carnets que je tiens depuis la nuit de mes temps (disons depuis mes seize ans ou dix-huit ans) m'a convaincu du fait que cette nouvelle réalité dite virtuelle n'est pas moins actuelle, à maints égards, que celle qu'on croit la seule réelle. Cela étant je ne me force pas: j'essaie de rester naturel. J'ai l'accueil si débonnaire, non sans préventions occasionnelles, que je compte maintenant plus de 3000 amis, dont une trentaine avec lesquels j'échange plus ou moins régulièrement.

     

    Ledit échange est tout à fait gratifiant avec une poignée d'amis partageant mes passions, à commencer par les anciens libraires Claude ou Jean-Pierre, une consoeur Ariane et d'autres prénommées Christine ou Isabelle, d'autres  compères écrivains tels Jean-Michel ou Sergio, ou encore Jacques et Alain, Philippe I et Philippe II, un autre François poète, à ceux-là s'ajoutant une Claudine veuve et joyeuse, une Aude et tous les prénoms courants, de Catherine à  Andonia ou de Michèle à Michelle, de Fabienne à Fabiola, de Diane à Joëlle, de Nathalie à Natacha,  j'en passe et j'abrège sans craindre de froisser aucune aile...

    Mes anges de Facebook  ne requièrent, en effet, aucune révérence sociale en dépit de la nature du réseau. Mes anges de Facebook sont à la fois irréels et plus que réels, autant que l'inspecteur Columbo dans Les ailes du désir de Wim Wenders, qui incarne son personnage avec une sorte de valeur ajoutée. Mes anges de Facebook sont également doubles, comme je le suis à mon propre égard lorsque j'écris, comme Philippe à Shangai devient l'ange qui s'accompagne lui-même et puis échange, comme j'échange avec deux Yvan, un William à Los Angeles, un Mauro chinois à Florence et mes frangines réelles ou quelque autre frère virtuel - ainsi passent les messagers...

  • De vieux amis

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    Après notre cappuccio de tous les matins, assortis de force dolci, la Professorella nous a emmenés ce matin à Bocca di Magra tout en nous faisant l’irrésistible récit du séjour de l'écrivain Georges Borgeaud en Toscane, qui non seulement est arrivé à se faire payer le voyage mais a renouvelé en outre sa garde-robe aux frais de ses hôtes. Or nous sourions et rions sans discontinuer, avec la Professorella qui est devenue, en quelque jours une véritable amie, autant que le Gentiluomo. Moi qui me suis toujours senti mal à l'aise en compagnie des universitaires du milieu littéraire romand, le plus souvent guindés et rabat-joie, je suis enchanté par le bon naturel et la gouaille de la Professorella, dont l'enfance et l'adolescence très difficiles, la jeunesse problématique et borderline, puis les études menées contre vents et marées, le départ en Italie et la carrière, participent d'une expérience humaine et d'un caractère hors du commun qui me rappellent  la trajectoire inverse, d'Italie en Suisse, d'une Anne Cuneo. Sacrées bonnes femmes ! Et combien je suis content, aussi, de voir ma bonne amie, qui a passé sa licence universitaire la cinquantaine passée, s'entendre si bien avec la Professorella tandis que je souris aux vitupérations mussoliniennes du Gentiluono ne cessant de conspuer la pourriture actuelle du "povero paese" avec des accents nostalgiques et des incantations au Duce que je récuse évidemment.

     

    Professorella77.JPGNos amis prisent, tous deux, les romans policiers qu'on appelle gialli, en Italie, et je les verrais bien en protagonistes de romans noirs subtilement retors à la Highsmith, non pas assassins l'un de l'autre mais peut-être complices dans la couverture d'un meurtre particulièrement esthétique ou à valeur politique purificatrice. Je sens plus de tendresse, chez la Professorella, à l'endroit de son étudiant quinqua de la prison de Pise, meurtrier par amour, que pour ses collègues de la Faculté des Lettres de Lausanne dont elle  persifle volontiers les intrigues et les ridicules. Au chapitre toujours réjouissant des racontars, je me suis régalé de l'entendre évoquer les séjours, à Pise, d'un Gilles Deleuze et de ses secrétaires-esclaves, ou d'un Michel Foucault plus débonnaire à son dire; et le feuilleton de ses relations avec Maître Jacques, auquel elle a consacré tout un livre, ne m'a pas moins enchanté tant elle y met de couleur et d'humour. Plus qu'un bas-bleu ordinaire, comme on en trouve tant dans la paroisse littéraire romande, notre amie était LA spécialiste de littérature, un peu canaille sur les bords, qui pouvait évoquer la place de la femme dans les romans de Jacques Chessex ou parler de Nicolas Bouvier sans forcément poser à la vestale vénérante du Temple.            

    Copie de DSCN7334.JPGIl n'y a guère que quelques jours que nous avons débarqué à Marina di Carrara et pourtant, étrangement, il me semble que nous avons déjà là de vieux amis, tant nos souvenirs respectifs s'entrecroisent, de nos plus belles années  de jeunesse (selon le mythe dont aucun de nous quatre ne semble être dupe) à celles que nous vivons aujourd'hui, en passant par divers personnages que nous avons connus dans  la bohème lausannoise de l'époque où la Professorella hantait  le Barbare, la librairie anar de Claude Frochaux ou les rives du lac où les plus belles filles du monde (selon Godard) draguaient les mecs - je pense évidemment à la Professorella en fleur d'une certaine photographie vintage soupirant au pied d'un macho à chemise ouverte et avenir assuré dans le Barreau...                                      (A Marina di Carrara, ce jeudi 27 mars 2008)

     

    (Cette évocation est extraite d'un livre en chantier)

  • Lumière de Matisse

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    ou la peinture du bonheur

    Jamais il n’a représenté la douleur, d’aucuns lui reprochent d’avoir été le peintre du luxe et de la volupté, mais Aragon préfère Matisse qui embellit à ceux-là qui enlaidissent le monde, et qui lui donnerait tort en suivant la ligne de ce crayon dansant « à tâtons » avec la sûreté du génie ?

    medium_Matisse15.JPGmedium_Matisse18.JPG« Le dessin dit l’infinie complexité du trait pur », écrit Aragon, il est « écriture à chaque point de sa course », et c’est dans cette complexité limpide, dans cette écriture merveilleuse que nous immergent à la fois le verbe de l’écrivain, par la voix de Jacques Weber, et les images de la peinture et des photographies de l’artiste, de Nice en 1941 jusqu’à la fin des années 40 à Vence, et de fenêtres en jardins, d’objets en visages à n’en plus finir.

    medium_Matisse11.JPGComme il l’a fait plus récemment de Kafka, avec la même sensibilité et le même point de vue personnel qui l’orienta dans son portrait de Rimbaud (si peu conforme au cliché du poète que son film est bonnement maudit en France), Richard Dindo a monté, à partir du « roman » d’Aragon consacré à Matisse, un double hommage qui nous fait aller et venir entre le livre et ses lieux, l'artiste et ses objets, les portraits d’Aragon par Matisse et l’évocation de leurs rencontres par l’écrivain.
    Surtout, avec le motif récurrent d’une mélodie cristalline et un peu mélancolique de César Franck, c’est dans la pure « musique » de deux styles, celui d’Aragon aux images et aux formules souvent magnifiques, et celui de Matisse qui se déploie sans autre commentaire sous nos yeux, dans l’art incomparable de sa ligne et de ses ellipses, ses inventions, son équilibre et sa folie, sa sensualité et ses efflorescences, son effusion de couleur enfin – son bonheur sans mélange.

    Aragon, le roman de Matisse. Un film de Richard Dindo.
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  • Le souffle de la vie

    medium_Vitus9.JPGVoir et revoir Vitus de Fredi M. Murer

    On est parfois tenté de désespérer, accablé par le poids du monde, et notamment devant les images affreuses de celui-ci que diffusent les médias, et voici qu’un beau geste ou qu’un bon regard, ou la seule lumière du jour, un arbre, la mer, un square, un air de musique, un tableau, un beau livre nous irradient et nous traversent comme d’un souffle vital et régénérateur – or tel est l’effet vitalisant de Vitus, les mots disent ce qu’ils ont à dire : tel est le bienfait de ce film de Fredi M. Murer qu’il faut voir et revoir.
    Vitus est une sorte de conte heureux, dont l’esprit d’enfance est le fil rouge incandescent.

    medium_Vitus7.JPGC’est l’histoire d’un garçon surdoué, dont la monstruosité du talent artistique et de l’intelligence font un être d’exception. Ses parents, la mère surtout, se mettent en quatre pour favoriser l’épanouissement de ces extraordinaires dispositions, qui ne tardent pas cependant à isoler le gosse, rêvant bientôt de redevenir normal et rusant, jusqu’à jouer, à la suite d’un accident, celui qui a perdu son don de pianiste prodige et de super-cerveau. Ce refus instinctif de la gloriole, ce besoin surtout d’être aimé pour autre chose que son QI, Vitus en trouve l’écho et le soutien chez son grand-père, veuf non conformiste avec lequel le garçon va manigancer divers bons plans.
    Vitus pourrait se réduire, avec tous ses ingrédients propres à séduire le grand public, à une jolie fable flatteuse au happy end sirupeux, mais à cela Fredi M. Murer échappe avec la grâce de son art. Sans être idéalisés, tous ses personnages ont en eux un potentiel de bonté et de beauté, que les acteurs réunis modulent avec un égal bonheur. Le jeu des deux garçons (Fabrizio Borsani et Teo Gheorghiu), de six et douze ans, qui incarnent Vitus, est d’une justesse absolument sans faille, mélange de candeur et de gravité rebelle, d’ingénuité pure et de sensibilité à vif. Fredi M. Murer a beaucoup attendu avant de trouver le Vitus ideal, qu’il a finalement rencontré en la personne d’un jeune pianiste prodige. Dans le rôle du grand-père, Bruno Ganz est merveilleux de drôlerie bougonne et de tendresse, complice parfait du môme mais sans trace de mièvrerie. La parents aussi, la mère (Julika Jenkins) ambivalente (tentée de pousser la carrière de son petit génie mais non sans en voir les pièges) et le père (Urs Jucker), inventeur embarqué dans l’exploitation industrielle d’un appareil pour mal entendants, sont également impressionnants d’authenticité.medium_Vitus16.JPG
    Voilà d’ailleurs ce qui fait, de ce grand film (à budget modeste, il faut le préciser) d’une substance émotionnelle richissime, et qui aborde de nombreux thèmes importants, une œuvre si belle et bonne : l’authenticité. Vitus parle de la passion de la musique, de l’amour vécu ou rêvé, du besoin de se dépasser, de la complicité tendre entre tout jeunes et tout vieux, du sens de la vie enfin, avec autant de légèreté que de malice, de sagesse souriante. Sa beauté formelle, jamais ennuyeuse, jamais ostentatoire, et la bonté du regard de Fredi M. Murer, font de ce film un poème de cinéma sans trace d’effets spéciaux, sauf celui de l’éternel bon génie humain.
    Fredi M.Murer. Vitus. Ours de bronze à la Berlinale 2006. Prix du meilleur film suisse de fiction 2007. Prix du public aux Journées de Soleure. DVD Frenetic.
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    Sortie de Vitus dans les salles de Suisse romande et de France: le 28 février 2007.

  • Mille pages de trop ?

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    Microfictions de Régis Jauffret.

    L’idée du dernier livre de Régis Jauffret est intéressante, consistant à déployer une sorte de chronique kaléidoscopique qui modulerait tous les états de l’humanité sous forme de bref récits sans liens apparents mais tenus ensemble par le pari fou de l’auteur de parler au nom de tout un chacun : « Je suis tout le monde ».
    Dès la première centaine de pages de Microfictions, qui en compte plus de mille, l’intérêt vif et la curiosité ne tardent pourtant à s’émousser, tant le sentiment que chacun des personnages que Jauffret fait parler n’est en somme qu’une projection fantasmatique de l’auteur en telle ou telle figure, sans voix personnelle, sans épaisseur, sans nuances, sans aura en un mot. A tel point que l’impression dominante se réduit, à quelques exceptions près où la voix de l’auteur lui-même filtre plus simplement, à cet autre constat plus morne : « Je ne suis personne ».
    Régis Jauffret passe, depuis ses premiers livres, pour un écrivain à l’écoute des vies ordinaires, mais je vois de plus en plus, pour ma part, dans sa vision de la réalité, la seule projection systématique d’une maussaderie dépressive qui réduit ses personnages à des schémas, voire à des clichés. C’était déjà bien pénible dans Asile de fous, où la haine des familles perdait toute vraisemblance faute de nuances et de détails, et ce l’est plus encore dans ces Microfictions qui manquent également de nuances et de détails, mais aussi de vraie compassion et de vraie curiosité pour la vie des gens. Ceux-ci sont systématiquement moches, violents, souvent abjects, ou au contraire victimisés par toutes les formes de pouvoir, mais jamais surprenants, jamais émouvants, jamais une chose et son contraire, jamais sentis réellement de l’intérieur, jamais vraiment libres ni vraiment vibrants de leur voix propre. Cela donne donc un livre surabondant en apparence et d’une étonnante pauvreté de réelles observations et de réelles émotions, pauvre en outre en sensations physique – un livre écrit avec la tête qui ne pulse ni ne bande ni ne pue ni ne diffuse aucun parfum. Mille pages de trop ?
    Régis Jauffret. Microfictions. Gallimard, 1027p.

  • Fugues de la trentaine

    medium_Frederic_Choffat.jpgFrédéric Choffat signe son premier "long", La vraie vie est ailleurs

    Dès le splendide générique de La vraie vie est ailleurs, en long plan-séquence d'un ample mouvement tournoyant sans coupe, tourné dans les couloirs de la gare de Genève, Frédéric Choffat et sa camérawoman Séverine Barde nous coulent dans la foulée des trentenaires de ce premier long métrage, avec empathie et vigueur. Il y a là un jeune type mal rasé style bohème (Dorian Rossel) qui va rejoindre à Berlin son amie venant d'accoucher de leur petit Lucas; une femme du genre «qui assure» (Sandra Amodio) en route pour un colloque scientifique à Marseille; et cette femme-enfant (Antonella Vitali) mutine et râleuse, fille d'Italiens (30 ans en Suisse et pas encore le droit de voter !) qui rejoint Naples avec son chat et un caquelon à fondue que lui ont offert ses amies. Chacun de ces personnages, suivis en alternance, va faire, le temps d'un voyage nocturne, l'expérience d'une rencontre qui aura valeur, à chaque fois, de retour sur soi. A partir d'un scénario apparemment ténu, La vraie vie est ailleurs se développe comme une triple fugue émotionnellement riche, où le réalisateur et sa co-scénariste, Julie Gilbert, brossent six portraits de jeunes gens d'aujourd'hui en forme d'interrogation existentielle.

    «Ce que nous voulions dès le départ avec nos regards croisés, explique Frédéric Choffat, c'est aborder la relation féminin-masculin. Plus précisément, dans la première de ces histoires, nous avons abordé la condition de ces femmes de la trentaine finissante qui ont énormément investi dans leur affirmation professionnelle, quitte à sacrifier leur vie affective ou leur part féminine. En l'occurrence, le personnage masculin rencontré est un de ces garçons qui, au contraire, ont plutôt développé leur part féminine et que la demande de l'autre incite à se réaffirmer. Ce qui nous a intéressés ensuite, était de développer ce thème en privilégiant le non-dit et en impliquant les acteurs dans la construction des personnages.»

    medium_6_-_Rossel_kohoutova.jpgLa vraie vie est ailleurs tient en effet, beaucoup, au jeu très engagé des comédiens, tous très convaincants. «Si les personnages étaient typés à l'avance, aucun dialogue n'a été écrit. C'est sur le tournage même que tout s'est fixé à mesure». Certaines séquences «flottent» parfois, mais l'intensité émotionnelle et la spontanéité des comédiens pallient ce défaut. Ainsi de la relation joyeusement conflictuelle de l'Italienne et du couchettiste incarné par Roberto Molo, ponctuée de saillies verbales (improvisées) irrésistibles. Egalement étonnants malgré leurs rôles «taiseux»: Vincent Bonillo en doux paumé «sauvant» à sa façon la superwoman fatiguée; ou la sauvage Jasna Kohoutova, belle figure de Balkanique endiablée qui fouette le sang du jeune père.

    A 33 ans, Frédéric Choffat, Lausannois par sa mère et formé à l'ECAL, réussit un premier «long» qui confirme les promesses de son début de carrière, marquée par divers prix.

    Avec un petit budget (un peu plus de 500 000 francs, soit la moitié de la norme en matière de fiction), une équipe hyperlégère et beaucoup de talent (dont celui du musicien Pierre Audétat), La vraie vie est ailleurs honore le cinéma d'ici.

    La vraie vie est ailleurs. Dans les salles romandes. Aux Journées de Soleure, Reithalle, le 25 janvier.

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  • Les désarrois de la relève

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    JOURNEES DE SOLEURE La nouvelle génération en quête de « vraie vie »...
    Une nouvelle génération marque un tournant de sensibilité et de pratique dans le cinéma suisse, relevait Fredi M. Murer mercredi soir, après sa consécration. Or l’auteur de Vitus est bien placé pour en parler puisqu’il s’est allié à des producteurs et un scénariste qui pourraient être ses fils. Mais que dire de cette relève sans tomber dans les généralités creuses ?
    Jeudi soir, la première suisse d’un nouveau film attendu en Suisse alémanique, du Zurichois trentenaire Alain Gsponer, intitulé Das wahre Leben et entièrement réalisé en Allemagne, aura saisi à la fois par sa haute qualité de mise en scène et de direction d’acteurs et par son regard sur la société et la famille, proche de ceux des jeunes Romands Bron, Baier ou Choffat. D’une facture plutôt classique (au contraire du très « flashy » Breakout de Mike Eschmann, présenté le même soir), Das wahre Leben, pas loin du ton et de la manière d’American beauty, raconte l’explosion littérale de deux familles voisines, dans un quartier de gens arrivés non moins que déboussolés. Tout se passe sous le regard de Linus, ado de quinze ans amateur de bombes, frustré de la présence paternelle et de l’attention affective de sa mère, qui vit l’éveil de sa sexualité avec Florina, fille révoltée des voisins dont sa mère découvrira le « génie » artistique. Passons sur l’anecdote, pour relever la qualité d’observation et d’expression de ce film ambitieux, qu’une coïncidence fait découvrir en même temps que La vraie vie est ailleurs du Genevois Frédéric Choffat. A remarquer alors que, de même que leurs titres, ces films s’apparentent par le mal de vivre qu’ils ressaisissent, autant qu’ils illustrent la dislocation du lien social ou familial dont parlent aussi Mon frère se marie ou Comme des voleurs. Ce qui frappe, en outre, dans ces films, tient à l’absence de tout référentiel politique ou idéologique, même si le rejet des conventions et aliénations reste manifeste.

    Un aperçu de la création helvétique, en matière de courts métrages et de films d’animation, a pu faire apprécier jeudi, à la Reithalle, l’écart considérable entre de nombreux courts métrages gratuits ou complaisants (dont le pauvre Feierabend d’Alex E. Kleinberger, primé la veille…) et quelques petites merveilles, comme Nachtflattern de Carmen Stadler, évocation d’une crise de couple d’une tenue esthétique rare et d’un humour percutant, justement gratifié du prix de la relève Suissimage/SSA. Dans un genre où s’épanouissent de grands talents, Dennis Furrer a été lui aussi récompensé à juste titre pour son film d’animation Birdy, superbe de rythme (l’auteur est connu sur la scène hip hop) et de stylisation plastique, d’un humour exquis. Ledit humour est d’ailleurs une autre composante commune aux films de la nouvelle génération. En affreux-jojo, avec Carlos Leal dans le rôle principal, Hugo Veludo (né en 1981) a poussé jusqu’au noir grinçant son mini-polar parodique Coupé court, présenté avant Das wahre Leben. Le public n’a pas apprécié cette splendide horreur : sifflets et huées l’ont accueillie. Affaire de génération ?

  • Serial killer de la critique (?)

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    Cette peste de Martin Amis

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

  • Les Bienveillantes de A à Z

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    LITTELL Jonathan Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.


    Toccata
    - Première invocation au début de cette Toccata : « Frères humains ! Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. »
    - Un personnage qui cherche aussitôt à s’inscrire sous le signe de la banalité. Du nom de Max Aue. Double nationalité. Bilingue.
    - Il dit écrire pour lui-même.
    - Pas pour se justifier, mais pour clarifier le chaos de ses pensées et de ses souvenirs.
    - Pour s’occuper aussi. Pour passer le temps.
    - Alors même que c’est un homme occupé. Patron d’usine.
    - Il se dit une « usine à souvenirs ».
    - Se dit constipé chronique.
    - Sa raison d’être : manger, boire, déféquer et chercher la vérité.
    - Il se défie cependant de trop de pensée.
    - N’éprouve aucune culpabilité, dit-il à ce point.
    - Il va vomir de temps en temps.
    - Ecrit dans le bureau de son usine de dentelles.
    - Description précise des machines et du travail, de ses rapports avec les ouvriers. Qui ne l’aiment pas. Et que lui n’aime pas non plus.
    - Il est docteur en droit.
    - Mais aurait préféré étudier la littérature ou la philo.
    - D’éducation française.
    - Mais il a fait son droit en Allemagne, avant de s’engager dans la SS.
    - Est revenu d’Allemagne, en 1945, sous un uniforme volé à un ouvrier français du STO.
    - Se dit « tombé en bourgeoisie » en se refaisant une vie honorable, marié avec une femme qu’il n’aime pas.
    - Dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart », mais le dit froidement, avant d’ajouter que les gens s’y font.
    - Commence à parler chiffres, très importants à ses yeux.
    - Commente les chiffres comparatifs des pertes humaines pendant la 2e Guerre mondiale.
    - Met en parallèle les pertes allemandes, les pertes russes, les pertes juives et les pertes françaises en Algérie…
    - La pensée de la mort le hante tous les jours.
    - Lance à son interlocuteur (le lecteur) : « Si jamais vous arriviez à me plaire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    - Cite Sophocle : « Ce que tu dois préférer à tout,c’est de n’être pas né ».
    - Un nihiliste, mais refusant le suicide.
    - Persuadé de vivre dans le pire des mondes possibles.
    - Dans lequel tout peut se répéter.
    - Ne prétend pas avoir agi par soumission aveugle aux ordres, mais par sens du devoir.
    - « Le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses ».
    - Un processus « segmenté par les exigences des méthodes industrielles ».
    - Prétend que ce qu’il a fait, tout homme l’aurait fait.
    - Pensent que les brutes et les psychopathes, les sadiques et les fous ne sont pas les plus dangereux dans un système totalitaire.
    - « Le vrai danger, our l’homme, c’est moi, c’est vous ».
    - Il n’a pas demandé à devenir un assassin.
    - Il rêvait d’être pianiste.
    - Mais le talent lui a manqué.
    - Et sa mère ne l’aimait pas.
    - Aurait peut-être préféré être une femme.
    - N’en a vraiment aimé qu’une sa vie durant : sa sœur jumelle Una.
    - Il dit avoir été « au cœur de choses affreuses ».
    - La guerre n’a pas été pour lui une solution mais une question. Cependant elle a contribué à la révéler à lui-même.
    - Se prétend une fois encore un homme comme les autres.

    Allemandes I et II

    - On le retrouve sur le front de l’Est, en pleine confusion.
    - Les SS sont envoyés en appui de la Wehrmacht pour le « nettoyage ».
    - Se trouve au milieu d’une mêlée de gradés qui attendent un nouveau chef, après qu’un certain Blobel a pété les plombs.
    - Un ancien flic de Düsseldorf à tête de vautour, brutal et grossier, que Max n’aime pas.
    - Dans le château de Lutsk, on retrouve 1000 cadavres de Polonais et d’Ukrainiens exécutés par le NKVD. Les nazis disent : et les Juifs.
    - Le Sonderkommando commence à agir.
    - Problèmes pratiques. Les chefs n’aiment pas la méthide russe, consistant à viser la tête à bout portant. Trop éprouvant pour les hommes.
    - Blobel affirme qu’il faut « labourer les Juifs ».
    - Ordre est donné de liquider 1000 Juifs.
    - Mais l’ordre provoque des remous chez les officiers.
    - Pour trouver les Juifs, on les convoque en prétextant le travail obligatoire.
    - Max Aue trouve ça une « belle saloperie ».
    - Se refuse, à ce point, d’agir en automate.
    - Le récit est rapide et tendu, très vivant, saturé de dialogues enchâssés dans les paragraphes.
    - Max évoque ensuite les humiliations infligées aux Juifs.
    - Traversée de Lamberg.
    - Visite le musée des religions d’une église uniate, où la tradition juive reste très présente.
    - Raconte ensuite comment son ami Thomas l’a aidé à s’engager sur le front de l’Est, après une mission en France dont il est revenu avec un rapport jugé « trop honnête »…
    - Il est allé étudier le degré de combattivité des pro-nazis français et a rencontré les idéologues fascistes Brasillach et Rebatet.
    - A conclu que le doute français n’était pas favorable à la guerre sur le front Est. On n’apprécie pas ses conclusions.
    - C’était un mois avant l’invasion de la Pologne, en août 1939.
    - Evoque l’opportunisme cynique de Thomas.
    - Qui le persuade de le suivre en Pologne où on « va s’amuser »…
    - Il rit en constatant que c’est « ainsi que le diable élargit son domaine ».
    - « Quel homme sain d’esprit aurait jamais pu s’imaginer qu’on sélectionnerait des juristes pour assassiner des gens sans procès ? »
    - Thomas est l’homme fort, le mentor, le jouisseur sans scrupule, l’arriviste de toutes les entreprises.
    - Max est plus statique, observateur, curieux.
    - Il a postulé à la SS pendant ses études pour économiser les frais d’inscription à l’Université…
    - A Berlin, Max a partagé sa passion entre Kant et les jeunes prolétaires.
    - Un soir, il est appréhendé dans un parc de Berlin, lieu de rencontre pour homosexuels.
    - Scène de l’arrestation (p.71)
    - Thomas lui sauve la mise, une première fois.
    - Il entre au SD « le cul encore plein de sperme ».
    - Puis il se retrouve avec l’armée du front de l’Est.
    - On arrive dans les plaines ukrainiennes.
    - Les peuples sont tiraillés entre Russes, Magyars et Allemands.
    - Les prisonniers juifs croient encore que les Allemands vont les libérer.
    - On lui propose d’assister à une Action.
    - « Fermer les yeux, ce n’est jamais une réponse ».
    - Mais il a encore des doutes, comme beaucoup.
    - Il observe les Ukrainiens, contraint de tirer sur les Juifs.
    - Se demande comment ils en sont arrivés là.
    - Scène de boucherie- pagaille épouvantable.
    - Cela le dégoûte, mais il souffre surtout de s’être planté une écharde.
    - Déplore l’amateurisme de ces exécutions.
    - Mais celui-ci sera corrigé.
    - Il assiste à une exécution. On appelle ça Exekution-Turismus.
    - Il note : « Depuis mon enfance, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant, cette passion m’avait amené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    - Toujours se rappeler que le récit de Max Aue se passe des années après les faits et que c’est une reconstruction, adressée à un auditeur sans visage.
    - Pour Max, le nazisme doit être une Loi vivante.
    - Il refuse de considérer les Russes comme des sous-hommes.
    - Il ressent « comme une haine triste ».
    - On l’informe à propos du Führervernichtungsbefehl. L’ordre du Führer portant sur l’élimination.
    - On lui propose d’être muté ailleurs.
    - Mais il refuse.
    - Il rencontre Yakov, petit pianiste juif virtuose. Avec lequel il parle de Bach, Couperin et Rameau.
    - L’ambiance du Kommando se dégrade. Les hommes craquent.
    - On développe la méthode du Sardinenpackung pour l’entassement des cadavres dans les fosses.
    - Il classe ses collègues en « voluptueux », « dégoûtés » et « obéissants ».
    - Il ne cesse de les observer et de s’observer lui-même, « avec effroi ».
    - Observe ce jeune père soldat qu’un Juif supplie de fusiller ses enfants « proprement ».
    - Lui-même ressent de la colère contre une petite fille qu’on va tuer. Cette réaction est typique : l’horreur ressentie pousse à la précipiter et l’amplifier.
    - Il fait de plus en plus de cachemars.
    - Le récit clinique, évoquant un rapport objectif, alterne avec des plongées dans les rêves de Max ou dans les épisodes de son passé proche ou lointain.
    - On approche de Kiev.
    - Son travail est de pure bureaucratie. Des chiffres.
    - Kiev abrite environ 150.000 Juifs.
    - Un officier supérieur propose d’en fusiller 50.000.
    - On aménage les Grands Ravins.
    - La Grande Action va se dérouler, dont Max ne sait pas qui l’a ordonnée.
    - Lorsqu’il va y assister, il se reproche d’avoir oublié son pull-over. Il le regrettera ( !)
    - Il se rappelle « une grande transgression qu’il a commise » et un horrible pensionnat dans lequel on l’a casé pour le punir, où il a été humilié.
    - Il participe à la Grande Action. D’effrayantes pages (p.124-125).
    - Il en est dégoûté. Se rappelle les latrines et les cafards.
    - Retourne sa pitié en férocité sauvage en achevant une belle jeune fille (126).
    - Porte alors un jugement sur ce que le nazisme a inventé.
    - Page importante à cet égard (p.127)
    - Max constate qu’on peut tuer ou ne pas tuer, au nom de l’Etat nazi, sans encourir forcément de blâme. Chacun sa place.
    - L’Etat utilise chacun selon ses compétences, sachant que le réservoir des tueurs est sans fond.
    - L’utopie d’Himmler, première version.
    - Le soldat-cultivateur allemand et ses esclaves. Une vision futuriste proche des visions d’E.R. Burroughs.
    - Le kitsch de tout ça.
    - Max pourrait donc quitter le Sonderkommando.
    - Mais il reste.
    - Cite Chesterton à propos de mauvaises fées.
    - « C’était donc cela, la guerre, un pays de fées perverti, le terrain de jeus d’un enfant dément qui casse ses jouets en hurlant de rire »
    - Après la Grande Action, Max prépare un Album rassemblant les photos de massacre.
    - Blobel s’extasie. Le voit comme un trophée.
    - Tandis que Max le considère comme un « rappel solennel »…
    - Il rencontre l’ingénieur-officier Osnabrugge, bâtisseur de ponts et imbu de la mission « culturelle » de ceux-ci.
    - On rebaptise les rues de Kiev.
    - Max va être promu à un grade supérieur pour son album, qui a plu à Himmler.
    - Il fête son anniversaire avec Thomas.
    - Thomas sur la Grande Action, qui a coûté la vie à 100.000 Juifs : « C’était vraiment très dur, très désagréable, mais c’était nécessaire. »
    - Mac évoque sa sœur jumelle, qu’il n’a plus revue depuis sept ans.
    - Thomas est optimiste sur la conquête : se voit bientôt à Moscou.
    - Max est plus sceptique.
    - Pense que les soldats n’ont pas assez de vêtements d’hiver…
    - Il est entrain de lire une chronique da la campagne napoléonienne en Russie.
    - Affirme par ailleurs (p.137) que « le meurtre des Juifs ne sert à rien », que c’est « du gaspillage ».
    - Pense que ce « sacrifice définitif » oblige le Reich à gagner…
    - Sur quoi le besoin de vomir le reprend.
    - Thomas lui recommande de ne pas afficher ses opinions, puis le sonde sur ses rapports avec les femmes.
    - Max évoque son amour d’Una à mots couverts.
    - Fait toujours petit garçon à côté de Thomas le mec cynique.
    - La Grande Action a provoqué des remous dans la Wehrmacht. Nombre de soldats sont perturbés.
    - Himmler répond par un sévère rappel à l’ordre, invoquant le danger bolchévique et juif.
    - Max rencontre Eichmann qu’il a connu à Berlin (p.139)
    - Pour la première fois, Max entend parler de l’évacuation totale des Juifs d’Allemagne.
    - Eichmann parle déjà « d’autres méthodes ».
    - Eichmann, mélomane, lui a transmis un paquet de partitions de Couperin et Rameau, que Max veut donner au jeune Juif Yakov, pianiste prodige, et qui sera bientôt tué.
    - Revient aux sentiments qu’il a observés chez les bourreaux de la Grande Action, dont la conscience des souffrances qu’ils infligent retourne soudain la pitié en fureur meurtrière (p.142)
    - On commence à utiliser les camions Saurer.
    - Le gaz est jugé moyen « plus élégant ».
    - Grand rêve de Max, qui se voit en Dieu-calmar.
    - Inspecte ensuite les commandos SS pour évaluer leurs besoins.
    - Les partisans pullulent.
    - Scène atroce de la jeune fille enceinte qu’un SS massacre avant qu’un autre sauve l’enfant, fracassé par un troisième… (149-150)
    - Max est gratifié du jeune Hanika, comme ordonnance.
    - Les pendus de Kharkov lui remémorent le suicide d’un de ses condisciples, abusé dans l’horrible internat où on l’a casé en son adolescence.
    - Blobel débarque à Kharkov, fou de rage qu’on ne fasse pas plus de « chiffre » dans les exécutions.
    - Cette obsession de la rentabilité sera déterminante.
    - Une nouvelle Grande Action est mise sur pied pour Noël.
    - Max y assiste pour étudier les hommes qui tirent.
    - Constate qu’il s’habitue à ces horreurs.
    - Episode de la jeune fille pendue à Kharkov (170-171), où l’on glisse du réalisme le plus noir à une sorte de fantasmagorie baroque, où Max se sent prendre feu
    - Cette scène renvoie à la photo de la jeune martyre soviétique qui a servi de déclencheur aux Bienveillantes.
    - Rage folle de Blobel, soudard de 14-18, à qui l’on demande de ménager les officiers en les tenant loin des massacres. Son ressentiments envers les Junkers. Met toute la faute sur Himmler et le Führer.
    - Hanika, l’ordonnance de Max, est tué dans la rue.
    - On envoie Max se reposer en Crimée.
    - Les Boches ont perdu 12 divisions à cause du froid et des maladies.
    - Max rencontre le médecin-officier Hohenegg, qu’on retrouvera souvent.
    - Type de toubib philosophe très intéressant.
    - Max se retrouve à Yalta où il lit Tchekhov en allemand.
    - Rencontre le jeune lieutenant Willi Partenau, avec lequel il se lie.
    - Lui raconte un peu de son enfance de mal aimé.
    - En pince visiblement pour Willi.
    - Pense qu’on est homo par occasion plus que par nature (c’est son cas) et que Partenau lui cédera.
    - A La SS, le Führer a ordonné l’exécution des coupables de  tout fait d’homosexualité.
    - Mais le décret et peu connu.
    - Max fait la morale aux jeunes officiers qui se compromettent avec des filles des races inférieures de la région.
    - Son discours vise à impressionner Willi.
    - Célèbre l’amour fraternel et le caractère pré-fasciste de Platon (p.187) dont il évoque Le Banquet.
    - Ils vont nager.
    - Willi remarque que Max est circoncis. Affaire d’hygiène, lui répond Max.
    - Qui décrit précisément son érotisme particulier après que Willi a « fait le pas ».
    - Ensuite se rappelle son amour d’Una.
    - Dont sa mère l’a séparé après les avoir surpris, le traitant de cochon et de dégénéré.
    - Il a connu, avec Una, « l’amour, doux-amer, jusqu’à la mort ».
    - A l’internat, il a été battu et soumis par un plus grand.
    - Depuis lors l’habitude est prise.
    - Il aspire au sexe pur, à la baise dure, sans amour ni affect.
    - Willi sera tué l’année suivante.
    - A Yalta, il visite la maison de Tchekhov.
    - Retrouve Ohlendorf, nazi intelligent qui partage sa Weltanschaung.
    - Ohlendorf le veut à ses côtés.
    - Max rejoint donc Simferopol.
    - Sa mission est de recueillir des informations sur les minorités ethniques du Caucase.
    - Rencontre le jeune linguiste Voss, spécialiste des langues caucasiques (p.199)
    - Beau personnage d’érudit passionné.
    - Lui explique que le Caucase est la « montagne des langues ».
    - Exposé intéressant, où il est question de Dumézil.
    - Aborde les divers systèmes de conquêtes, par rapport à la langue.
    - La soviétique lui semble la meilleure : une nationalité, égale un territoire plus une langue.
    - Voss vante aussi les campagnes d’alphabétisation soviétiques.
    - Max est fasciné par le savoir vivant de Voss (p.205)
    - Ils multiplient balades et discussions.
    - Max interroge Ohlendorf à propos de la destruction des Juifs. On lui répond que c’est une erreur « nécessaire »
    - L’ordre d’extermination du Führer est comparé, par Ohlendorf, à une prescription biblique.
    - « Maintenant va, frappe Amalek, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons ! » (Livre de Samuel)
    - En tant que commandant, Ohlendorf proscrit la cruauté gratuite, tout en exécutant les ordres.
    - Arrive un nouveau chef. Bierkamp.
    - Le Vorkommando gaze un asile d’aliénés (p.217)
    - Max rencontre le lieutenant belge Lippert, de la Légion Wallonie.
    - Raconte la piètre conduite de Léon Degrelle.
    - Max observe les nouveaux opportunistes, prêts à exterminer sans états d’âme.
    - Lui fait figure d’ « intellectuel un peu compliqué ».
    - Débarque à Piatigorsk.
    - On continue à liquider partisans, tsiganes et reprise de justice.
    - Lors d’une Action, un professeur juif, tenant un petit enfant à la main, lance à Max : « J’espère que vous serez incapable de regarder vos enfants sans voir les autres que vous avez assassinés » (228).
    - Max intervient contre Turek, en train d’achever un Juif à coups de pelle.
    - Retrouve ensuite Voss.
    - On approche des régions caucasiennes des Bergjuden (Juifs des montagnes)
    - Voss prétend que ce ne sont pas de vrais Juifs.
    - Certains officiers sont pour les épargner afin d’éviter des rebellions dans les montagnes.
    - L’Ostpolitik devrait accueillir les victimes de Staline.
    - Mais la tradition coloniale allemande est inexistante.
    - Discussion sur l’origine des langues.
    - Pendant qu’on envahit et massacre, Max fait ses rapports sur les langues du Caucase. Plus tard, au milieu de l’enfer d’Auschwitz, il fera ses rapports sur les rations insuffisantes des Juifs envoyés dans les usines d’armement, alors que l’Allemagne s’écroule. C’est cela Max Aue : un faiseur de rapports.
    - On amène un vieux Juif tchétchène à Max. Qui lui dit qu’il sait où on doit l’enterrer. Un soldat les escorte sur une colline.
    - Episode insoutenable, le plus fort du roman (261-265)
    - Ensuite Max va se laver aux bains et retrouve Hohenegg au casino : « J’ai eu une journée curieuse ».
    - Philosophent à propos des attitudes de chacun devant la mort.
    - Turek a insulté Max, évoquant ses mœurs (à cause de Voss).
    - Max le provoque en duel.
    - Qui n’aura pas lieu.
    - Une réunion de spécialistes se prépare, où sera débattu le sort des Bergjuden (6000 à 7000 individus).
    - Max a une grande discussion avec Voss, qui met en pièces les arguments « scientifiques » du racisme. (p.281)
    - Voss attaque les bases mêmes de l’extermination (p.283).
    - Max le met en garde contre ces déclarations, mais il pense lui aussi que le racisme et le nazisme sont affaire de foi plus que de science.
    - Les Soviétiques lancent une contre-offensive à Stalingrad,
    - Rommel a été battu par les Alliés.
    - Une spécialiste, type de l’idéologue pseudo-scientifique, débarque de Berlin. Portrait carabiné (p.293).
    - Des Bergjuden présentent leur folklore, leurs musiques et leurs chants.
    - La Frau Doktor conclut à la « ruse de Juifs ».
    - Coup de théâtre : Voss, qui a séduit une jeune indigène, se fait tirer dessus par le père de celle-ci.
    - Max assiste à l’agonie de son ami. (p.295)
    - Puis c’est la grande assemblée, durant laquelle les thèses de Voss défendues par Max, concluant à la protection des Bergjuden, prévalent. En réalité, c’est la rivalité entre la SS et la Wehrmacht qui fait la décision.
    - Le supérieur de Max, Bierkamp, qui se réjouissait de « faire du chiffre » avec un nouveau massacre, se venge en envoyant Max Aue à Stalingrad, dans le chaudron du Diable. (302)
    - « Finita la commedia »

  • La blanche de sa vie

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    La pêche à rôder, de Jacques-Etienne Bovard
    C’est toujours un bonheur que de voir un écrivain gagner en liberté dans le développement de ses thèmes et de son expression, comme il en va des quatre récits de La pêche à rôder de Jacques-Etienne Bovard, après les avancées déjà très remarquables du Pays de Carole et de Ne pousse pas la rivière, ses deux derniers romans. D’aucunes et d’aucuns, sans même y aller voir de plus près, auront fait cette petite moue des gens sérieux pour qui la Littérature ne saurait se complaire dans l’anecdote, en avisant cet album assorti de photographies « maison », genre cadeau de fin d’année, où l’on voit la fille de l’auteur, un ami à lui pêchant de dos, son matériel exposé, un long poisson dans la rivière, que sais-je encore de plus inspirant pour les belles âmes de la paroisse littéraire romande ?
    Quant à moi, déjà ferré par l’enthousiasme véhément de notre compère l’éditeur, mais demandant pourtant à y voir, j’ai bel et bien culbuté dans ce livre à l’unisson de l’auteur, puisque c’est par une chute dans la nuit matinale, suivie d’un empêtrement ponctué de jurons, que Bovard marque son ouverture, au double sens du terme tant il est vrai que la première des quatre séquences du livre, intitulée La grande blanche, coïncide avec le première jour légal de la pêche, non loi de l’embouchure de la Venoge.
    Or tout de suite on y est : on y est physiquement, comme aux petites aubes les conquérants de l’inutile sortant de la cabane d’altitude, tout de suite on flaire la rivière après en avoir perçu la rumeur entre les feuilles, tout de suite on est comme happé par cette Attente dans laquelle va se dérouler tout un combat compliqué dont l’enjeu est une fuyante merveille, mi chair-mi fantasme, vivant défi qui ne peut qu’être dans l’absolu du pêcheur, aujourd’hui où c’est la mort, la « blanche de sa vie »…
    La quête de l’absolu, chez Jacques-Etienne Bovard, ne va pas sans patauger, s’embrouiller le fil et le matos, surtout risquer de faire mayaule, l’expression vaudoise signifiant tout louper et rentrer bredouille. A cette sainte salope de poisse, l’écrivain consacre de formidables pages, dignes d’un grand écrivain. Deux passages, déjà, de Ne pousse pas la rivière avaient atteint cette intensité de fusion d’une perception très physique et d’une aspiration quasi métaphysique à vivre sa passion jusqu’aux confins de l’extase et de la mort, dont l’inatteignable blanche était déjà le symbole. Dans La pêche à rôder, où il gagne encore en liberté narrative et en puissance d’évocation - salut Hemingway, salut Jim Harrison -, Bovard touche à toutes les gammes de sensations et de sentiments, de la tendresse filiale (la belle initiation de Retrouvailles) à l’amitié scellée par l’Aventure, en passant par la relation profonde avec la nature ou la reconnaissance manifestée à ceux qui l’ont initié, le ressouvenir personnel d’épisodes familiaux révélateurs, enfin tous ces petits côtés et tous ces beaux moments constituant les facettes de son Grand Jeu.

    medium_Bovard5.JPGJacques-Etienne Bovard. La pêche à rôder ; un art de l’impatience. Bernard Campiche, 130p.